Jeudi 16 avril

Quand le règne du National-Socialisme sera établi depuis suffisamment longtemps, il sera impossible même de concevoir un autre genre de vie que le nôtre.

Adolf Hitler, 11 juillet 1941

1

La BMW grise descendait la Saarlandstrasse, vers les hôtels endormis et les magasins déserts du centre de Berlin. Devant la masse sombre du Muséum fur Völkerkunde, elle prit à gauche, la Prinz-Albrecht-Strasse, où était le quartier général de la Gestapo.

Il existait une hiérarchie des voitures, comme du reste. L’Orpo pouvait se contenter des petites Opel minables. La Kripo roulait en Volkswagen — une version quatre portières de la KdF-wagen originale, la Coccinelle des travailleurs produite par millions dans l’usine de Fallersleben. La Gestapo avait droit à plus chic. Ses hommes se déplaçaient en BMW 1800 — de sinistres caisses au moteur gonflé, carrossées de gris.

Tassé à l’arrière, à côté de Max Jaeger, March ne quittait pas des yeux l’homme qui les avait arrêtés, le maître d’œuvre du raid sur l’immeuble de Stuckart. Quand on les avait ramenés dans le hall d’entrée, il les avait salués à l’hitlérienne, impeccable :

« Sturmbannführer Karl Krebs, Gestapo ! »

Sur le moment, il n’avait pas réagi. À présent, dans la BMW, de profil, il le situait : Krebs était l’un des deux officiers qui accompagnaient Globus, à la villa de Bühler.

L’homme avait environ trente ans. Un visage anguleux, intelligent — sans l’uniforme, celui d’à peu près n’importe qui : avocat, banquier, eugéniste, bourreau… C’était ça, les jeunes de son âge. Tous produits à la même chaîne : les Pimpfe, la Jeunesse hitlérienne, le Service national, la Force par la Joie. Ils avaient tous vibré aux mêmes discours, digéré les mêmes slogans, avalé les mêmes plats uniques pour le Secours d’Hiver. Les battants du régime ! Ils ne connaissaient d’autre autorité que celle du Parti, aussi fiables et standards que les Volkswagen de la Kripo.

La voiture freina ; Krebs, dans le mouvement, fut sur le trottoir, leur ouvrant la portière.

« Par ici, messieurs, s’il vous plaît. »

March sortit et jeta un coup d’œil à l’arrière. Krebs avait pour eux des attentions de chef scout, mais à dix mètres, une autre BMW s’arrêtait, toutes portes déjà ouvertes ; des hommes armés en civil se précipitaient. Scénario identique depuis leur interception, Fritz-Todt-Platz. Ni coups de crosse dans le ventre, ni insultes, ni menottes. Un coup de téléphone au QG, suivi d’une invitation polie à venir « discuter plus avant de l’affaire ». Krebs leur avait simplement demandé de remettre leur arme. Poli, mais sous la correction, toujours, la menace.

Le siège de la Gestapo était un imposant édifice de l’époque wilhelmienne — cinq étages, une façade plein nord ne recevant jamais le soleil. Une allure de musée. Des années plus tôt, sous la république de Weimar, l’endroit avait abrité l’École d’Art de Berlin. La police secrète, lors de son installation, avait forcé les étudiants à brûler dans la cour leurs travaux jugés trop modernes. Pour l’instant, les hautes fenêtres étaient protégées par d’épais filets : précaution indispensable contre les attentats terroristes. Derrière ces voiles, des lustres scintillaient comme dans un brouillard.

March s’était fait une règle de ne jamais franchir ce seuil ; jusqu’à cette nuit, il y était parvenu. Trois marches menaient à un premier vestibule. Quelques marches encore, et on découvrait le grand hall, sa voûte immense, le tapis rouge sur les dalles de pierre, sa résonance un peu creuse de cathédrale. L’animation était impressionnante : les heures de nuit étaient toujours chaudes pour la Gestapo. Des profondeurs du bâtiment montaient l’écho étouffé de sonneries, de bruits de bottes, un cri. Un préposé adipeux en uniforme d’Obersturmführer leva le nez et les regarda sans marquer d’intérêt.

Ils s’engagèrent dans un corridor où s’alignaient des svastikas et des bustes des chefs du Parti — Goering, Goebbels, Bormann, Frank, Ley et les autres. March entendait le pas des hommes en civil qui le suivaient. Il regarda en biais pour voir Jaeger, mais Max fixait le vide devant lui, mâchoires serrées.

D’autres escaliers, un autre corridor. Le linoléum avait remplacé la moquette. Les murs étaient crasseux. March devina qu’ils étaient quelque part à l’arrière du bâtiment, au deuxième étage.

« Si vous voulez bien patienter ici. »

Krebs ouvrit une porte de bois massif. Le néon s’y reprit à plusieurs fois avant de prodiguer un jour blafard. Krebs s’effaça pour les laisser passer, Max puis Jaeger.

« Du café ?

— Volontiers. »

Il s’éclipsa. Au moment où la porte se referma, March vit l’un des hommes, bras croisés, prenant son poste dans le couloir. Il s’attendait plus ou moins à entendre une clé tourner dans la serrure, mais le pêne resta silencieux.

On les avait relégués dans une vague salle de réunion. Une table de bois occupait le milieu de la pièce ; un siège de part et d’autre, et une douzaine de chaises rangées le long des murs. Une seule fenêtre, étroite. Sur le mur opposé, une reproduction du portrait de Reinhard Heydrich par Josef Vietze, dans un cadre plastique bon marché. Au sol, de minuscules taches brunâtres — March ne put s’empêcher de penser à du sang séché.


La Prinz-Albrecht-Strasse était le cœur noir de l’Allemagne, aussi fameuse que l’avenue de la Victoire ou le Grand Dôme, mais sans les bus de touristes. Au numéro huit, la Gestapo. Au neuf, les services personnels de Heydrich. Passé le coin, dans l’ancien palais du prince Albrecht, le quartier général de la SD — le Service de Sécurité. Un réseau complexe de passages souterrains reliait les trois immeubles.

Jaeger marmonna en s’affalant sur une chaise. March ne trouva rien de bien adéquat à lui dire ; il alla se poster près de la fenêtre. On voyait les jardins du palais, derrière l’immeuble de la Gestapo — la masse sombre des buissons, la flaque d’encre de la pelouse, les branches squelettiques des tilleuls s’élançant comme des griffes vers le ciel. Plus loin vers la droite, éclairé derrière les arbres, le cube de béton et de verre de l’Europa Haus, de l’architecte juif Mendelssohn. Le Parti avait autorisé le maintien de l’édifice, comme une sorte de monument témoin d’une « imagination pygmée » : perdu parmi les monolithes granitiques de Speer, il n’était plus qu’un jouet. March se souvenait d’un goûter, un dimanche avec Pili, dans le restaurant terrasse sur le toit. Limonade et Obsttorte mit Sahne, et le petit orchestre qui jouait — quoi d’autre ? — un pot-pourri de La Veuve joyeuse, et les vieilles dames endimanchées avec leurs chapeaux alambiqués, le petit doigt en l’air sur la porcelaine.

La plupart s’arrangeaient pour ne pas regarder du côté des bâtiments noirs derrière les arbres. D’autres frissonnaient de plaisir à la proximité de la Prinz-Albrecht-Strasse — un supplément d’excitation, comme de pique-niquer à côté d’une prison. Dans les caves de la Gestapo, la pratique de ce que le ministère de la Justice appelait l’« interrogatoire renforcé » était permise. Il existait même des règles, mises au point par des hommes civilisés dans le confort de leurs bureaux ; elles stipulaient la présence d’un médecin. Dans une conversation à ce propos, au Werderscher Markt, quelques semaines auparavant, quelqu’un avait entendu parler de la dernière plaisanterie des tortionnaires : un fin cathéter de verre inséré dans le pénis du suspect, puis cassé net.

La caresse

La promesse

Du moment…

Il secoua la tête, pinça l’arête de son nez, essaya de s’éclaircir l’esprit.

Réfléchis !

Il avait laissé une kyrielle d’indices dans son sillage ; n’importe lequel suffisait à mener la Gestapo chez Stuckart. Il avait réclamé le dossier. Il avait discuté le cas avec Fiebes. Il avait téléphoné chez Luther. Il s’était mis en quête de Charlotte Maguire.

Il se tracassait pour l’Américaine. Même si elle s’en était tirée, à la Fritz-Todt-Platz, la Gestapo pouvait la coincer dès demain. « Interrogatoire de routine, Fräulein… Que signifie cette enveloppe, s’il vous plaît ?… Comment est-elle arrivée en votre possession ?… Décrivez l’homme qui a ouvert le coffre… » Elle avait du cran, un aplomb de comédienne, mais entre leurs mains, elle ne tiendrait pas cinq minutes.

March appuya son front contre la vitre froide. La fenêtre était verrouillée. Quinze mètres de vide jusqu’au niveau du sol.

Dans son dos, la porte s’ouvrit. Un homme basané en manches de chemise, sentant la sueur, vint déposer deux tasses de café sur la table.

Jaeger demanda :

« Encore longtemps ? »

L’homme haussa les épaules — une heure ? une nuit ? une semaine ? Il sortit. Jaeger goûta le café et fit la grimace.

« De la pisse de chat. »

Il alluma un de ses cigares, fit tourner la fumée dans sa bouche avant de l’envoyer en volutes à travers la pièce.

March et lui se regardèrent. Après un moment, Max dit :

« Tu sais, tu pouvais te tirer.

— Et te planter là ? Sympa. »

March essaya le café. Tiède. Le tube néon scintillait, grésillait, lui martelant l’intérieur du crâne. Voilà ce qui se préparait. On les laisserait mijoter jusqu’à deux ou trois heures du matin, jusqu’à ce que leurs corps soient au plus faible, leurs défenses plus vulnérables. Il connaissait l’entrée de jeu aussi bien qu’eux.

Il avala la mixture innommable et alluma une cigarette. N’importe quoi pour rester éveillé. Il se sentait en faute. Coupable, pour cette jeune femme. Coupable, pour son copain.

« Je suis débile, Max. J’aurais jamais dû t’impliquer. Désolé.

— Laisse tomber. »

Jaeger dispersa la fumée d’un grand geste. Il se pencha vers March et parla à voix basse.

« Tu dois me laisser endosser ma part de torts, Zavi. L’excellent camarade du Parti Jaeger ici présent. Chemise brune. Chemise noire. Toutes les foutues chemises. Vingt années dédiées à la cause sacrée : garder son cul propre. »

Il pressa les genoux de March.

« Ils me le doivent. Je suis créditeur. »

Il tendit davantage le cou, dans un murmure :

« Toi, ils t’ont dans le collimateur. Solitaire. Divorcé. Ils vont t’écorcher vif. Alors que moi ? Jaeger, le conformiste. Marié à une titulaire de la Croix de la Maternité allemande. Classe de bronze, s’il vous plaît. Certes, pas vraiment un phénix dans son boulot…

— Tais-toi.

— … mais sûr. Alors écoute : ce matin, je ne suis pas fichu de t’avertir que la Gestapo a repris l’affaire Bühler. Quand tu reviens, c’est moi qui propose d’aller creuser du côté de Stuckart… Ils épluchent mon dossier. Et si ça vient de moi, ils gobent tout.

— C’est chic de ta part…

— Merde, vieux, c’est rien.

— … mais ça ne marchera pas.

— Pourquoi ?

— Parce qu’on est au-delà des petites faveurs et des beaux dossiers nickel. Tu ne vois pas ? Bühler ? Stuckart ? Ils étaient au Parti avant même qu’on soit nés. Et qui leur a fait une fleur le moment venu ?

— Tu crois vraiment que la Gestapo les a liquidés ? »

Jaeger eut l’air effrayé.

March mit un doigt sur ses lèvres avec un mouvement en direction de la photo.

« Ne rien dire que Heydrich ne puisse entendre », fit-il dans un souffle.

La nuit se traîna en silence. Vers trois heures, Jaeger rassembla des chaises, s’étendit tant bien que mal et ferma les yeux. Quelques minutes plus tard, il ronflait. March retourna près de la fenêtre.

Il pouvait sentir dans sa nuque le regard fixe de Heydrich. Il tenta de penser à autre chose, sans résultat, fit volte-face pour affronter le portrait. Uniforme noir, visage blafard, émacié, cheveux argentés — rien de vraiment humain, le négatif photographique d’un crâne. Une radiographie. La seule trace de couleur, au milieu de ce masque mortuaire : deux petits yeux bleu pâle, comme des éclats de ciel d’hiver. March n’avait jamais rencontré Heydrich, ni même vu. Il connaissait les rumeurs. La presse le décrivait comme le surhomme incarné de Nietzsche. Heydrich dans son uniforme de pilote (il avait été en mission de combat aérien sur le front Est) ; Heydrich dans sa tenue d’escrime (il avait défendu les couleurs de l’Allemagne aux jeux Olympiques) ; Heydrich et son violon (il pouvait arracher des larmes à ses auditeurs par le pathos de son jeu). Quand l’avion qui transportait Heinrich Himmler avait explosé en vol, deux ans plus tôt, Heydrich l’avait remplacé comme Reichsführer-SS. On disait à présent qu’il était bien placé pour succéder au Führer. À la Kripo un murmure persistant voulait que le policier en chef du Reich prît plaisir à tabasser les prostituées.

March revint s’asseoir. Un lourd engourdissement s’insinuait en lui, une paralysie : d’abord les jambes, puis le tronc, la tête, l’esprit. Malgré lui, il glissa dans un mauvais sommeil. Un moment, au loin, il crut entendre un cri — humain, désespéré —, mais ce pouvait être un rêve. Des pas résonnèrent dans sa tête. Une clé qu’on tourne. Le bruit d’une porte de cellule.


Il fut réveillé sans ménagement par une main rude.

« Messieurs, bonjour. J’espère que vous avez pu prendre un peu de repos ? »

C’était Krebs.

March se sentait moche. Ses yeux piquaient dans le scintillement maladif du néon. Par la fenêtre, à l’approche du jour, le ciel devenait gris perle.

Jaeger grommela et ramena ses pieds sur le sol.

« Et qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

— On cause, dit Krebs. Venez.

— C’est qui ce gamin, pour nous bousculer ? » marmonna Jaeger à l’intention de March.

Il était assez réveillé pour parler à mi-voix.

Ils suivirent Krebs dans le corridor. March était sceptique. À quoi jouaient-ils ? L’interrogatoire est d’ordinaire un exercice de nuit. Pourquoi attendre le matin ? Pourquoi leur donner une chance de récupérer, de peaufiner l’une ou l’autre histoire bien édifiante ?

Krebs s’était rasé. Sa peau était tachetée de minuscules pointes de sang.

« La salle d’eau à droite. Vous désirez vous rafraîchir ? »

C’était plutôt un ordre qu’une question.

Dans le miroir, les yeux injectés, hirsute, March ressemblait davantage à un repris de justice qu’à un policier. Il remplit le lavabo, remonta ses manches, défit sa cravate, inonda son visage d’eau glacée, ses bras, sa nuque, laissa couler l’eau le long de son dos. La morsure du froid le ramenait à la vie. Jaeger était près de lui.

« N’oublie pas ce que je t’ai dit. »

March ouvrit précipitamment les robinets.

« Gaffe.

— Tu crois qu’ils connectent les toilettes ?

— Ils connectent tout. »

Krebs les fit descendre. Les gardes leur avaient emboîté le pas. La cave ? Leurs bottes résonnèrent dans le grand hall — plus calme qu’à leur arrivée — et ils furent dehors, dans la faible lumière du matin.

Pas la cave.

Le chauffeur qui les avait amenés attendait dans la BMW. Le convoi se reforma pour obliquer au nord, vers les premiers bouchons de l’heure de pointe autour de la Potsdamer Platz. Les étalages des grands magasins exposaient pieusement de grandes photographies encadrées du Führer — le portrait officiel, celui du milieu des années cinquante, par le photographe anglais Cecil Beaton. Des branches et des fleurs formaient des guirlandes autour des cadres, la décoration traditionnelle pour l’anniversaire du Führer. Encore quatre jours, avec chaque matin une nouvelle floraison de bannières à croix gammées. La ville serait bientôt une formidable forêt de rouge, blanc et noir.

Jaeger s’agrippait à l’accoudoir, l’air mal en point.

« Allons, Krebs, dit-il d’une voix conciliante. Nous avons tous le même rang. Dites-nous où l’on va. »

Krebs ne répondit pas. La coupole du Grand Dôme se dressait devant eux. Dix minutes plus tard, lorsque la BMW bifurqua à gauche, sur l’Axe Est-Ouest, March devina leur destination.


Il était près de huit heures quand ils arrivèrent. Les grilles de fer de la villa Bühler étaient largement ouvertes. La propriété était remplie de véhicules et constellée d’uniformes noirs. Un soldat SS balayait la pelouse avec un magnétomètre à protons. Derrière lui, fichés dans le sol, des fanions rouges. Trois soldats creusaient des trous. Garés sur le gravier, plusieurs BMW de la Gestapo, un camion et une camionnette de sécurité, du type utilisé pour les transports de lingots.

March sentit le coup de coude de Jaeger. Parquée dans l’ombre de la maison, son chauffeur appuyé contre la carrosserie, une limousine blindée, une Mercedes. Un fanion de métal était fixé sur la grille du radiateur : éclairs d’argent de la SS sur fond noir ; dans un angle, comme un symbole cabalistique, la lettre gothique K.

2

Le chef de la Kriminalpolizei du Reich était un homme âgé. Il s’appelait Artur Nebe. Il était une légende.

Nebe dirigeait la police judiciaire de Berlin bien avant l’arrivée du Parti au pouvoir. Il avait la tête menue et la peau triste et squameuse d’une tortue. En 1954, pour ses soixante ans, le Reichstag lui avait voté l’octroi d’une grande propriété dans l’Ostland, près de Minsk, incluant quatre villages ; il ne s’était jamais donné la peine d’aller voir jusque-là. Il vivait seul avec sa femme alitée, à Charlottenburg, dans une vaste maison marquée par l’odeur de désinfectant et le souffle de l’oxygène pur. Le bruit courait parfois que Heydrich rêvait de le mettre sur la touche, pour le remplacer par un homme à lui à la tête de la Kripo ; mais il n’osait pas. Onkel Artur, comme on l’appelait au Werderscher Markt, oncle Artur savait tout.

March l’avait déjà vu de loin, jamais de près. Là, il était assis au piano de Bühler, tapotant une touche aiguë, d’un doigt noueux et jaunâtre. L’instrument était désaccordé ; la note vibrait désagréablement dans l’air poussiéreux.

À la fenêtre, tournant le dos à la pièce, Odilo Globocnik.

Krebs claqua les talons et salua.

« Heil Hitler ! Les inspecteurs March et Jaeger. »

Nebe continua à frapper la touche.

« Ah ! »

Globus pivota.

« Les grands enquêteurs. »

De près, il ressemblait à un taureau en uniforme. Son cou tendait à l’extrême le col de sa chemise. Ses bras pendaient mais ses mains étaient crispées, deux poings rouges rageurs. Sur sa joue gauche, une masse de tissus cicatriciels, tachetée d’écarlate. La violence qui se dégageait de lui semblait crépiter dans l’air sec, comme de l’électricité statique. Chaque fois que Nebe jouait une note, son visage se crispait. Il aurait aimé boxer le vieil homme, pensa March. Il ne s’y risquait pas. Nebe était d’un rang plus élevé que le sien.

« Si le Herr Oberstgruppenführer a terminé son récital, dit-il en serrant les dents, nous pouvons commencer. »

La main de Nebe se figea au-dessus du clavier.

« Comment peut-on posséder un Bechstein et le laisser désaccordé ? (Il regarda en direction de March.) Vous expliquez cela ?

— C’est sa femme qui jouait, Herr Oberstgruppenführer. Elle est morte il y a onze ans.

— Et personne n’a joué depuis ce temps ? (Nebe referma l’abattant et passa son doigt dans la poussière.) Curieux. »

Globus intervint :

« Nous avons tous beaucoup à faire. Tôt ce matin, j’ai rapporté certains faits au Reichsführer. Comme vous le savez, Herr Oberstgruppenführer, la présente réunion se tient sur son ordre. Krebs précisera la position de la Gestapo. »

March échangea un regard avec Jaeger. L’affaire était remontée jusqu’à Heydrich…

Krebs avait préparé une note dactylographiée. D’une voix sans expression, il commença à lire.

« Notification de la mort du Dr Josef Bühler a été reçue par message télex au QG de la Gestapo, venant de l’officier de garde de la Kriminalpolizei de Berlin à deux-quinze hier matin, 14 avril. À huit-trente, étant donné le rang de SS-Brigadeführer honoraire du camarade du Parti Bühler, le Reichsführer a été informé personnellement de ce décès. »

March avait les mains crispées derrière son dos, les ongles enfoncés dans ses paumes. Sur la joue de Jaeger, un muscle tressaillait.

« Au moment de sa mort, la Gestapo terminait une enquête sur les activités du camarade du Parti Bühler. Vu cette circonstance, et vu l’ancienne position du défunt au Gouvernement général, le dossier a été classé Sécurité de l’État, et le contrôle opérationnel transféré à la Gestapo. Toutefois, à la suite d’une apparente interruption dans les procédures de télécommunication, cette réassignation n’a pas été notifiée à l’inspecteur de la Kripo Xavier March, qui a pénétré illégalement au domicile du défunt. »

La Gestapo enquêtait sur Bühler ? March s’efforçait de ne pas quitter Krebs des yeux, en restant impassible.

« Point deux : la mort du camarade du Parti Wilhelm Stuckart. Des investigations menées par la Gestapo indiquent que les affaires Stuckart et Bühler sont liées. À nouveau, le Reichsführer a été informé. À nouveau, l’enquête sur la question a été transférée à la Gestapo. Et à nouveau, l’inspecteur March, cette fois accompagné de l’inspecteur Max Jaeger, a poursuivi ses propres investigations au domicile du défunt. À minuit douze, le 15 avril, les inspecteurs March et Jaeger ont été appréhendés par moi-même dans l’immeuble du camarade du Parti Stuckart. Ils ont accepté de m’accompagner au QG de la Gestapo, dans l’attente d’une clarification de la question à un niveau plus élevé.

« Signé, Karl Krebs, SS-Sturmbannführer.

« Je l’ai daté, six heures ce matin. »

Krebs plia le mémorandum et le tendit au chef de la Kripo. Dehors, une bêche raclait sur le gravier. Nebe glissa le document dans sa poche intérieure.

« Voilà pour le rapport. Naturellement, nous présenterons une minute de nos conclusions. Cela dit, Globus : de quoi s’agit-il réellement ? Vous mourez d’envie de nous le raconter, je le sais.

— Heydrich voulait que vous vous rendiez compte en personne.

— De quoi donc ?

— De ce à côté de quoi est passé votre homme ici présent, lors de sa petite excursion en solitaire. Si vous voulez bien me suivre. »


Ça se passait dans la cave. Mais même s’il avait forcé la porte, March doutait qu’il l’aurait découvert. Derrière le bric-à-brac habituel — meubles cassés, outils hors d’usage, tapis enroulés et ficelés —, on remarquait une cloison de bois. Un des panneaux était factice.

« Nous savions ce que nous cherchions, figurez-vous. »

Globus se frottait les mains.

« Messieurs, je vous le garantis : vous n’avez jamais vu une chose pareille. »

Derrière la cloison, une pièce. Globus actionna un interrupteur ; l’effet était époustouflant. Une sacristie. Une boîte à bijoux. Des anges et des saints ; des nuages et des temples ; des aristocrates hautains en fourrure blanche et damas pourpre ; de la chair rose étalée sur de la soie jaune parfumée ; des bouquets et des levers de soleil sur des canaux vénitiens…

« Entrez, dit Globus. Le Reichsführer insiste pour que vous profitiez pleinement du spectacle. »

Le local était exigu — cinq mètres carrés, estima March, avec un rang de spots au plafond, dirigés sur les peintures accrochées aux parois. Au centre de la pièce, un vieux fauteuil pivotant, qui devait venir d’une officine comptable du XIXe siècle. Globus toucha l’accoudoir de la pointe d’une de ses bottes lustrées et poussa, le faisant tournoyer rapidement.

« Imaginez-le, installé là-dedans. Porte close. Comme un vieux saligaud dans un bordel. C’est notre découverte d’hier après-midi. Krebs ? »

Krebs prit le relais.

« Un expert du Führermuseum de Linz vient ce matin. Hier soir, nous avons déjà eu le professeur Braun du Kaiser-Friedrich, ici à Berlin, pour une première estimation. »

Il consulta des notes.

« Pour l’instant, nous sommes sûrs d’un Portrait d’une jeune femme, par Raphaël, du Portrait d’un jeune homme par Rembrandt, d’un Christ portant la croix de Rubens, d’un Palais vénitien de Guardi, des Faubourgs de Cracovie par Belotto, de huit Canaletto, d’au moins trente-cinq gravures de Durer et Kulmbach, d’un Gobelins. Le reste, il n’a pu que l’attribuer, sans certitude. »

Krebs avait lu la liste comme s’il s’était agi d’une carte de restaurant. Il posa un doigt pâle sur un retable aux couleurs magnifiques, posé sur un support au fond de la pièce.

« Vous avez ici le chef-d’œuvre d’un artiste de Nuremberg, Viet Stoss, commandé par le roi de Pologne en 1477. Il a fallu dix ans pour le réaliser. Au centre du triptyque, la Vierge endormie, entourée d’anges. Les panneaux latéraux illustrent des scènes de la vie de Jésus et de Marie. La prédelle — il désigna la base du retable — présente la généalogie du Christ.

— Le Sturmbannführer Krebs s’y connaît, dit Globus. C’est l’un de nos plus brillants officiers.

— J’en suis persuadé, fit Nebe. Très intéressant. Et d’où cela sort-il ? »

Krebs se lança :

« Le Viet Stoss vient de Notre-Dame de Cracovie, décroché en 1939… »

Globus l’interrompit :

« Tout vient du Gouvernement général. Essentiellement de Varsovie, d’après nous. Bühler a fait enregistrer ces pièces comme détruites ou perdues. Dieu sait quoi d’autre ce porc corrompu a pu subtiliser. Imaginez ce qu’il a dû vendre rien que pour se payer cette bicoque ! »

Nebe tendit la main et effleura une toile du bout des doigts : un saint Sébastien martyr, attaché à une colonne dorique, sa peau dorée hérissée de flèches. Le vernis était craquelé, comme le lit à sec d’une rivière, mais les couleurs, rouge, blanc, violet, bleu, étaient éclatantes. Le tableau dégageait une vague odeur de moisi et d’encens — le parfum de la Pologne d’avant-guerre, d’une nation à présent effacée de la carte. March remarqua, au bord de certains panneaux, les traces poudreuses de maçonnerie — le souvenir des murs du monastère dont on les avait arrachés.

Nebe était perdu dans la contemplation du saint.

« Quelque chose dans son expression me fait penser à vous, March. »

Son doigt s’attarda sur les contours du corps et il fit entendre un petit rire.

« Le martyr consentant. Qu’en dites-vous, Globus ? »

Globus grogna.

« Je ne crois pas aux saints. Ni aux martyrs. »

Il regarda March fixement.

« Incroyable, murmura Nebe. D’imaginer Bühler, surtout lui, avec…

— Vous le connaissiez ? » demanda March.

La question lui avait échappé.

« Vaguement, avant-guerre. Un national-socialiste convaincu et un juriste dévoué. Drôle de mélange. Un fanatique du détail. Notre collègue de la Gestapo, ici, me fait penser à lui. »

Krebs s’inclina légèrement.

« Le Herr Oberstgruppenführer est trop aimable.

— L’essentiel du problème, c’est ceci, coupa aigrement Globus. Nous étions au courant, pour le camarade du Parti Bühler. Depuis pas mal de temps. Nous savions, pour ses activités au Gouvernement général. Nous savions aussi pour ses associés. Malheureusement, la semaine dernière, le salopard a découvert qu’on était sur sa piste.

— Et il s’est tué ? demanda Nebe. Et Stuckart ?

— Même topo. Lui, c’était le dégénéré total. Il ne se contentait pas de sa part de beauté en peinture. Il aimait palper en vrai. Bühler, l’essentiel de ce qu’il désirait, il l’avait raflé à l’Est. Ces chiffres, Krebs, c’était quoi ?

— Un inventaire secret a été dressé en 1940 par les responsables des Musées polonais. Nous l’avons. Trésors artistiques pris rien qu’à Varsovie : deux mille sept cents peintures de l’École européenne ; dix mille sept cents tableaux d’artistes polonais ; quatorze cents sculptures. Nous déterrons pour l’instant certaines de ces sculptures dans le jardin. L’essentiel des réquisitions est arrivé à destination : le Führermuseum, le Musée du Reichsmarschall Goering à Karinhall, différentes galeries à Vienne, à Berlin. Mais un décalage conséquent existe entre les listes de saisies polonaises et les inventaires de ce que nous possédons. Voici comment ça se passait. En tant que secrétaire d’État, Bühler avait accès à tout. Il envoyait les objets sous escorte au ministère de l’Intérieur. Tout à fait officiellement. Stuckart mettait en réserve, ou alors organisait la sortie en fraude du Reich, contre paiement en espèces, bijoux, lingots — tout ce qui est anonyme et se transporte facilement. »

March voyait que Nebe était impressionné malgré lui. Ses petits yeux ne pouvaient se détacher de ce qu’il voyait.

« D’autres personnalités impliquées ?

— Vous connaissez l’ancien sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, Martin Luther ?

— Évidemment.

— C’est lui que nous recherchons.

— Recherchons ? Il a disparu ?

— Il n’est pas rentré d’un voyage d’affaires il y a trois jours.

— Je suppose que vous êtes certains de l’implication de Luther dans cette affaire ?

— Pendant la guerre, Luther était à la tête du département “Allemagne” des Affaires étrangères.

— Je me souviens. Il était responsable de la liaison du ministère avec la SS, et avec nous à la Kripo. »

Nebe se tourna vers Krebs :

« Autre national-socialiste grand teint. Vous auriez apprécié son — euh — enthousiasme. Un personnage plutôt carré au demeurant. À ce propos, pour la bonne forme, je voudrais que soit fait mention au compte rendu de mon grand étonnement quant à une prétendue participation de Luther à quoi que ce soit de criminel. »

Krebs prit son stylo. Globus poursuivit :

« Bühler volait les œuvres d’art ; Stuckart les réceptionnait. La position de Luther, aux Affaires étrangères, lui permettait de voyager librement à l’étranger. Nous pensons qu’il a fait sortir illégalement certaines pièces — pour les vendre.

— Où ?

— En Suisse principalement. En Espagne aussi. Peut-être en Hongrie.

— Et quand Bühler est revenu du Gouvernement général… quand était-ce ? »

Il s’était tourné vers March.

« 1951, dit March.

— En 1951, ceci est devenu leur caverne d’Ali Baba. »

Nebe s’assit dans le fauteuil pivotant et tourna lentement, détaillant l’un après l’autre chaque mur.

« Fabuleux. Nous avons devant nous sans doute l’une des meilleures collections particulières au monde.

— Une des meilleures collections détournées, coupa Globus.

— Ach. (Nebe ferma les yeux.) Tant de perfection dans si peu d’espace… ça vous matraque les sens. J’ai besoin d’air. Votre bras, March. »

Lorsqu’il se redressa, March entendit craquer les vénérables os du vieil homme. Mais la poigne sur son avant-bras était d’acier.


Nebe allait et venait sur la véranda, à l’arrière de la villa, en s’aidant d’une canne — tap, tap, tap.

« Bühler s’est noyé. Stuckart s’est tiré une balle dans la tête. Votre affaire semble se résoudre d’elle-même, Globus, de manière plutôt définitive, sans le recours à des formules gênantes — comme un procès. Statistiquement, je dirais que les chances de survie de Luther paraissent assez minces.

— Le fait est que Herr Luther a vraiment un problème cardiaque. Résultat d’une trop grande tension nerveuse pendant la guerre ; c’est ce que dit sa femme.

— Vous m’étonnez.

— D’après elle, toujours, il a besoin de repos, de médicaments, de tranquillité — toutes choses qui doivent lui manquer pour le moment, où qu’il soit.

— Ce voyage d’affaires…

— Il était censé rentrer de Munich lundi. Nous avons vérifié chez Lufthansa. Personne de ce nom sur les vols de Munich ce jour-là.

— Il s’est peut-être enfui à l’étranger.

— Possible. J’en doute. Et, de toute façon, nous le retrouverons. »

Tap, tap. March admirait l’agilité d’esprit de Nebe. Du temps où il était préfet de police de Berlin, dans les années vingt, il avait écrit un traité de criminologie. March se souvenait de l’avoir vu sur les étagères de Koth, mardi soir, à la section des empreintes digitales. Ce bouquin restait un classique.

« Et vous, March ? (Nebe s’arrêta net et pivota.) Votre sentiment sur la mort de Bühler ? »

Jaeger, qui n’avait pipé mot depuis leur arrivée, voulut intervenir, manifestement mal à l’aise :

« Si je puis me permettre, Herr Oberstgruppenführer, nous nous contentions de collecter des données… »

Nebe frappa les dalles du bout de sa canne.

« La question ne vous était pas destinée. »

March avait besoin d’une cigarette. Désespérément.

« Je ne dispose que d’informations préliminaires. »

Il se passa la main dans les cheveux. Il était loin de la bonne profondeur ici ; très très loin. Le problème n’était pas de savoir comment commencer, mais par où terminer. Globus avait croisé les bras et le fixait.

« Le camarade du Parti Bühler est mort quelque part entre dix-huit heures, lundi soir, et six heures le lendemain matin. Nous attendons le rapport d’autopsie, mais la cause de la mort est presque certainement la noyade — ses poumons sont remplis de liquide, ce qui indique qu’il respirait au contact de l’eau. Nous savons également, par la sentinelle sur la voie d’accès, que Bühler n’a reçu aucune visite pendant ces douze heures cruciales. »

Globus hocha la tête.

« Donc : suicide.

— Pas nécessairement, Herr Obergruppenführer. Bühler n’a pas eu de visiteurs par voie terrestre. Mais la charpente de la jetée a été récemment éraflée. Donc une embarcation a pu accoster.

— Le bateau de Bühler !

— Il n’a plus été utilisé depuis des mois. Des années… »

Maintenant qu’il mobilisait l’attention de son petit public, March sentait monter en lui un sentiment d’exaltation, de libération. Il devenait volubile. Doucement, se dit-il. Prudence.

« Quand j’ai inspecté la villa, hier matin, le chien de Bühler était enfermé dans l’office. Muselé. Tout un côté de son flanc portait des traces de sang. Je me pose la question : pourquoi un homme qui a l’intention de se suicider ferait-il ça à son chien ?

— Où est cet animal ? demanda Nebe.

— Mes hommes ont dû l’abattre, dit Globus. Cette créature était devenue folle.

— Ah ! Bien sûr. Continuez, March.

— Je crois que les agresseurs de Bühler ont débarqué tard dans la soirée, dans l’obscurité. Souvenez-vous : la tempête, la nuit de lundi. Le lac devait être passablement agité, d’où les dégâts au ponton. À mon sens, le chien a dû donner l’alerte ; ils l’auront battu jusqu’à ce qu’il perde connaissance, l’auront muselé, avant de prendre Bühler par surprise.

— Pour le balancer dans le lac ?

— Pas tout de suite. Malgré son handicap, selon sa sœur, Bühler était excellent nageur. Son aspect physique le confirme : ses épaules sont développées. Mais après la toilette du cadavre, à la morgue, je l’ai inspecté. Il avait des hématomes ici (March toucha ses joues) et sur les gencives, sur le devant de la bouche. Dans la cuisine, hier, sur la table, j’ai vu une bouteille de vodka presque vide. Je pense que le rapport d’autopsie indiquera de l’alcool dans le sang. J’imagine qu’ils l’ont forcé à boire, pour le déshabiller ensuite, l’embarquer et le jeter par-dessus bord.

— Des chieries intellectuelles, dit Globus. Bühler a sans doute picolé pour se donner le cran d’en finir.

— D’après sa sœur, le camarade du Parti Bühler ne touchait jamais à l’alcool. »

Il y eut un long silence. March entendait Jaeger respirer bruyamment. Nebe fixait l’horizon bien au-delà du lac. Globus finit par bougonner :

« Ce que cette jolie théorie n’explique pas, c’est pourquoi les mystérieux tueurs n’ont pas simplement collé une balle dans la tête de Bühler, vite fait bien fait.

— Je croyais que c’était évident, dit March. Ils voulaient faire croire à un suicide, mais ils ont cochonné le travail.

— Intéressant, fit doucement Nebe. Si le suicide de Bühler est truqué, on peut logiquement supposer que celui de Stuckart l’est aussi. »

Comme il regardait du côté de la Havel, March ne comprit pas immédiatement que la remarque était une question, et qu’elle lui était adressée.

« C’est ce que j’ai conclu. J’ai donc été enquêter de ce côté hier soir. L’exécution de Stuckart, je pense, est une opération menée par trois hommes : deux à l’étage, un dans l’entrée, pour une prétendue réparation d’ascenseur. Le bruit de la foreuse devait couvrir le vacarme des coups de feu, donc donner le temps aux tueurs de s’esquiver avant la découverte des corps.

— Et le mot expliquant le suicide ?

— Peut-être un faux. Ou écrit sous la menace. Ou… »

Il se tut, conscient de penser tout haut — une activité qui pouvait s’avérer fatale. Krebs le fixait.

« C’est tout ? demanda Globus. Fini pour aujourd’hui, les jolis contes de Grimm ? Parfait. On est quelques-uns, ici, à avoir du boulot. Luther est la clé du mystère, messieurs. Dès que nous l’aurons, tout sera clair. »

Nebe enchaîna :

« Si son problème cardiaque est aussi préoccupant que vous le dites, il faut agir rapidement. Je m’arrangerai avec la Propagande pour que la presse et la télévision diffusent un portrait de lui.

— Non, non. Surtout pas. (Globus eut soudain l’air inquiet.) Le Reichsführer a expressément interdit toute publicité. La dernière chose qu’on puisse se permettre, c’est un scandale éclaboussant la hiérarchie du Parti, surtout maintenant, avec Kennedy qui se pointe. Merde ! Vous voyez les gros titres dans la presse étrangère ? Non. Je vous le garantis, nous pouvons le coincer sans remuer les médias. Ce qu’il faut, c’est un flash confidentiel à toutes les unités Orpo ; avec surveillance des gares principales, des ports, aéroports et postes frontières… Krebs peut s’en occuper.

— Alors je suggère qu’il s’y mette.

— Tout de suite, Herr Oberstgruppenführer. »

Krebs s’inclina légèrement devant Nebe et traversa rapidement la véranda pour disparaître à l’intérieur de la maison.

« J’ai des affaires à traiter à Berlin, poursuivit Nebe. March ici présent servira d’officier de liaison Kripo jusqu’à l’arrestation de Luther. » Globus renifla. « Ce ne sera pas nécessaire.

— Oh si ! Utilisez-le au mieux, Globus. Il a de la jugeote. Tenez-le informé. Jaeger, vous pouvez reprendre vos occupations habituelles. »

Jaeger eut l’air soulagé. Globus semblait sur le point de dire quelque chose, mais il se ravisa.

« Accompagnez-moi jusqu’à la voiture, March. Bien le bonjour, Globus. »


Lorsqu’ils eurent tourné le coin, Nebe demanda : « Vous ne dites pas la vérité, n’est-ce pas ? En tout cas pas toute la vérité. C’est bien. Montez dans la voiture. Nous avons à parler. »

Le chauffeur salua et ouvrit la portière. Nebe se glissa avec difficulté sur la banquette arrière. March fit le tour.

« Ce matin à six heures, ceci est arrivé à mon domicile. Par porteur. »

Nebe ouvrit sa serviette et en extirpa un dossier de plusieurs centimètres d’épaisseur.

« Tout ceci, rien que sur vous, Sturmbannführer. Flatteur, non, tant d’attention ? »

Les vitres de la Mercedes avaient un reflet vert. Dans la faible lumière, Nebe avait l’air d’un lézard dans un vivarium à reptiles.

« Né, Hambourg, 1922 ; père décédé de ses blessures, 1929 ; mère tuée dans raid aérien britannique, 1942 ; rejoint la marine, 1939 ; transféré service U-Boot, 1940 ; décoré pour bravoure et promu, 1943 ; commandement d’un bâtiment, 1946 — l’un des plus jeunes commandants de sous-marin du Reich. Carrière brillante. Puis tout semble cafouiller. »

Nebe parcourait le dossier. March fixait la pelouse verte, le ciel vert.

« Aucune promotion dans la police pendant dix ans. Divorcé, 1957. Les rapports affluent. Blockleiter : refus persistant de contribuer au Secours d’Hiver. Fonctionnaires du Parti au Werderscher Markt : refus persistant de rejoindre le NSDAP. Entendu à la cantine : commentaires désobligeants sur Himmler. Entendu dans les cafés, entendu dans les restaurants, entendu dans les couloirs… »

Nebe sortit de la liasse quelques feuillets.

« Noël 1963 : vous posez des questions sur des Juifs qui auraient vécu dans l’appartement que vous occupez. Des Juifs ! Vous êtes fou ? Et voici une déposition de votre ex-femme ; et même une de votre fils…

— Mon fils ? Mon fils a dix ans…

— C’est assez pour se forger une opinion, et pour qu’on s’y intéresse, comme vous le savez.

— Je peux vous demander ce que je suis censé lui avoir fait ?

— Manifesté trop peu d’enthousiasme pour ses activités de Parti. Le fait est, Sturmbannführer, que ce dossier couve depuis dix ans dans les services de la Gestapo, un peu de ceci, un zeste de cela, une année par-ci, une année par-là, s’enflant comme une tumeur, en secret. Aujourd’hui, vous vous êtes offert un ennemi puissant, et il entend s’en servir. »

Nebe remit le dossier dans sa serviette.

« Globus ?

— Globus, oui. Qui d’autre ? Cette nuit, il a demandé votre transfert à Columbia Haus, en attendant la cour martiale de la SS. »

Columbia Haus était la prison réservée aux SS, General-Pape-Strasse.

« Je dois vous avertir, March : il y a facilement là-dedans de quoi vous expédier dans un KZ. Et personne, ni moi ni quiconque, ne pourra vous aider.

— Qu’est-ce qui l’a arrêté ?

— Pour entamer une action en cour martiale contre un officier en service de la Kripo, il doit d’abord avoir le feu vert de Heydrich. Et Heydrich m’a soumis le cas. J’ai donc insinué ceci à notre Reichsführer bien-aimé : ce brave Globus, ai-je dit, est manifestement paniqué à l’idée que March puisse avoir quelque chose contre lui ; donc il cherche à s’en débarrasser. Je vois, me répond le Reichsführer. Que suggérez-vous ? Je lui fais : pourquoi ne pas donner jusqu’au Führertag à mon homme — qu’il puisse rassembler ses preuves contre Globus ? Cela fait quatre jours. D’accord, décide Heydrich. Mais s’il n’a rien à cette date, Globus peut l’avoir. »

Nebe sourit avec satisfaction.

« C’est ainsi que se règlent les affaires du Reich, entre complices de longue date.

— Je suppose que je dois remercier le Herr Oberstgruppenführer.

— Surtout pas ! (Nebe avait l’air enjoué.) Heydrich se demande sincèrement si vous avez un tuyau sur Globus. Il aimerait savoir. Moi aussi, d’ailleurs. Sans doute pas pour les mêmes raisons. »

Il saisit une nouvelle fois l’avant-bras de March — la même poigne puissante — et murmura dans un souffle :

« Ces salopards sont sur un coup, March. Ce que c’est ? Vous trouvez. Vous me rendez compte, personnellement. Ne vous fiez à personne — le secret de la longévité de l’oncle Artur ! Savez-vous pourquoi les vieux de la vieille appellent Globus “le sous-marin” ?

— Non.

— Parce qu’il avait branché un moteur de sous-marin sur une cave en Pologne, durant la guerre. Les gaz d’échappement servaient à asphyxier les gens. Globus aime ça, tuer les gens. Il aimerait vous liquider. Tâchez de ne pas l’oublier. (Nebe lâcha le bras de March.) À présent, nous devons nous quitter. »

Il effleura la séparation vitrée du pommeau de sa canne. Le chauffeur sortit et ouvrit la portière de March.

« Je pourrais vous offrir de vous déposer dans le centre, mais j’aime circuler seul. Tenez-moi au courant. Trouvez Luther, March. Mettez la main dessus avant Globus. »

La portière claqua. Le moteur ronronna doucement, les pneus crissèrent sur le gravier. March pouvait à peine distinguer la silhouette de Nebe — une ombre verte derrière le verre blindé.

Il se retourna, pour voir Globus qui l’observait.

Le général SS s’approcha, un Luger au bout du bras.

Il est fou, pensa March. Assez fou pour me descendre sur place, comme le chien de Bühler.

Globus lui tendit simplement l’arme.

« Votre pistolet, Sturmbannführer. Vous allez en avoir besoin. »

Et il s’avança encore, tout près, si près que March put sentir l’odeur de saucisson à l’ail de son haleine chaude.

« Vous n’avez pas de témoin, souffla-t-il. Vous n’avez plus de témoin. Vous n’en avez plus. »


March courait.

Il courait pour sortir de la propriété, il courait sur la route d’accès à l’île, et dans le bois et jusqu’à la voie rapide qui formait la limite orientale du Grunewald.

Là, sur la passerelle, il s’arrêta, cherchant son souffle, hoquetant, plié en deux, agrippant ses genoux, tandis que sous lui la circulation se précipitait en direction du centre.

Et il repartit, malgré la douleur qu’il ressentait au côté. Au petit trot maintenant. Le pont, la station Nikolassee du S-Bahn, la Spanische Allee, la caserne…

La carte de la Kripo lui permit de franchir le poste de garde. Son apparence — ses yeux rougis, son souffle court, sa barbe de plus d’un jour — suggérait d’ailleurs une urgence absolue, ne souffrant aucune discussion. Il trouva le bloc des dortoirs, le lit de Jost. L’oreiller avait disparu, les couvertures avaient été enlevées. Ne subsistaient que l’armature métallique et un matelas dur, de toile brune. Le casier était vide.

Un cadet solitaire cirait ses bottes quelques lits plus loin. Il expliqua ce qui s’était passé. On était venu chercher Jost au milieu de la nuit. Deux hommes. Muté à l’Est, avaient-ils dit, pour « entraînement spécial ». Lui était parti sans un mot — il avait l’air de s’y attendre. Le garçon secouait la tête, incrédule : Jost, un comble ! Il était jaloux. Ils étaient tous jaloux. Jost allait connaître les vrais combats.

3

La cabine téléphonique puait l’urine et la fumée de cigarette froide ; un préservatif usagé traînait sur le sol, à moitié enfoui dans la crasse.

« Allons, allons », murmura March.

Il tapotait la vitre embuée avec une pièce de monnaie, écoutant le grésillement électronique de la sonnerie à l’autre bout du fil. Pas de réponse. Il laissa sonner longtemps avant de raccrocher.

En face, une épicerie venait de s’ouvrir. Il traversa pour acheter une bouteille de lait et un petit pain encore chaud qu’il avala goulûment au bord de la rue, conscient pendant tout ce temps de l’attention du propriétaire du magasin, qui l’observait derrière sa vitrine. Il vivait déjà comme un fugitif, il s’en rendait soudain compte, ne s’arrêtant pour se nourrir qu’au hasard, quand l’occasion se présentait, dévorant en plein air, toujours en mouvement. Du lait coula sur son menton. Il l’essuya du revers de la main. Sa peau ! On eût dit du papier de verre.

Il vérifia une fois de plus si personne ne le filait. Sur le même trottoir que lui, une nurse en uniforme poussait un landau. De l’autre côté de la rue, une vieille femme venait d’entrer dans la cabine téléphonique. Un écolier se hâtait pour ne pas être en retard à l’école, en balançant son cartable. Normal, normal…

March, le citoyen modèle, déposa la bouteille vide dans une poubelle et s’éloigna.

Vous n’avez pas de témoin. Plus de témoin

Il maudissait Globus, et il se maudissait plus encore. La Gestapo devait avoir vu la déposition de Jost dans le dossier Bühler. Ils avaient dû vérifier au centre d’instruction, découvrir que March était revenu l’interroger hier après-midi. Branle-bas général à la Prinz-Albrecht-Strasse. Sa visite avait scellé l’arrêt de mort de Jost. Il avait cédé à la curiosité — et avait tué un homme.

Et à présent, la jeune Américaine ne répondait pas. Que risquait-elle ? Un camion militaire le dépassa ; il fut surpris par le déplacement d’air, et une vision de Charlotte Maguire gisant inanimée le long d’un caniveau lui traversa l’esprit. « Les autorités de Berlin regrettent profondément ce tragique accident… Le conducteur du véhicule en cause est activement recherché… » Il se sentit dans la peau d’un malade contagieux. Il ferait mieux de porter un écriteau : N’approchez pas ! Cet homme est dangereux.

Dans sa tête, sans cesse, des bribes de phrases revenaient. Artur Nebe : Trouvez Luther, March. Mettez la main dessus avant Globus… Rudi Halder : Deux mecs de la Sipo traînaient aux Archives la semaine dernière ; ils avaient l’air de s’intéresser à toi… Et Nebe encore : Et voici une plainte de votre ex-femme ; et même une de votre fils

Il marcha plus d’une demi-heure dans les rues bordées d’arbres en fleurs, le long des hautes haies et des sévères clôtures de la banlieue chic de Berlin. À Dahlem il arrêta un étudiant pour lui demander le chemin. À la vue de l’uniforme, le jeune homme s’était tassé. Dahlem était un quartier universitaire. Les jeunes, comme celui-ci, avaient les cheveux beaucoup trop longs, plusieurs centimètres au-dessus du col ; certaines filles portaient des jeans — Dieu seul savait d’où elles les tenaient. La Rose blanche, le mouvement de résistance étudiant qui avait brièvement fleuri dans les années quarante, jusqu’à l’exécution des meneurs, reprenait une certaine vigueur. « Ihr Geist lebt weiter » disaient les graffiti : leur esprit vit toujours. Les partisans de la Rose blanche militaient contre la conscription et la censure, écoutaient la musique interdite, distribuaient des magazines séditieux, et étaient harcelés par la Gestapo.

Le jeune homme fit un geste vague en réponse à la question de March, les bras chargés de livres, manifestement soulagé de ne pas être inquiété.


La maison de Luther était à deux pas du Botanischer Garten, à l’écart de la chaussée — une grosse maison de campagne du XIXe siècle, au bout d’une allée sinueuse de gravier blanc. Deux hommes stationnaient dans une BMW grise banalisée, en face de l’entrée. Le modèle du véhicule et sa couleur suffisaient à identifier les occupants. Deux autres surveillaient sans doute l’arrière, et un troisième au moins devait patrouiller dans le quartier. Il dépassa la voiture ; l’un des hommes de la Gestapo se tourna vers l’autre pour lui parler.

Quelque part, le moteur d’une tondeuse à gazon gémissait ; l’odeur d’herbe fraîchement coupée flottait dans l’allée. La maison et le jardin avaient dû coûter une fortune — peut-être pas autant que celle de Bühler, mais pas loin. La boîte rouge d’un tout nouveau système d’alarme faisait tache sous l’avant-toit.

Il sonna et se sentit inspecté à travers l’espion au milieu de la porte. Le lourd battant s’ouvrit après quelques secondes sur une bonne anglaise en tenue noir et blanc. Il exhiba sa carte ; la femme disparut pour informer sa maîtresse ; ses talons claquaient sur le parquet ciré. Elle revint pour introduire March dans un salon plongé dans la pénombre. Une odeur fade d’eau de Cologne flottait dans la pièce. Frau Marthe Luther était assise dans un canapé, un mouchoir froissé dans la main. Elle leva les yeux — bleus, brillants et rougis par les larmes.

« Des nouvelles ?

— Aucune, madame. Désolé. Mais soyez assurée qu’aucune peine n’est épargnée pour retrouver votre mari. »

Plus vrai que tu ne le penses.

Elle commençait à perdre du terrain dans l’âpre bataille de la séduction ; mais elle reculait dans l’ordre et résistait avec vaillance. Ses partis pris tactiques n’étaient sans doute pas toujours très probants : cheveux artificiellement blonds, jupe étroite, chemisier de soie déboutonné un cran trop loin sur la naissance grassouillette et laiteuse des seins. L’archétype de la troisième épouse, jusqu’au détail. Un roman à quatre sous était ouvert, couverture vers le haut, sur le coussin brodé à côté d’elle. Le bal de l’Empereur, de Barbara Cartland.

Elle lui rendit sa carte et se tamponna le nez.

« Vous désirez vous asseoir ? Vous avez l’air épuisé. Même pas le temps de se raser ! Du café ? Un sherry peut-être ? Non ? Rose, du café pour le Herr Sturmbannführer. Moi, tant qu’à faire, je prendrais volontiers un remontant, juste un petit doigt de sherry. »

En équilibre instable au bord d’un profond fauteuil recouvert de chintz, son calepin sur un genou, March écouta la désolante histoire de Frau Luther. Son mari ? Un homme foncièrement bon — soupe au lait, certes, mais que voulez-vous, le pauvre, ses nerfs. Pauvre, pauvre — il avait une faiblesse des yeux, March le savait-il ?

Elle lui montra une photo : Luther dans une station balnéaire, quelque part sur la Méditerranée, ridicule dans son short, renfrogné, les yeux bouffis derrière ses grosses lunettes.

Elle remettait ça : un homme de cet âge — il fêterait ses soixante-neuf ans en décembre, ils comptaient aller en Espagne pour l’occasion. Martin était un ami du général Franco, un petit homme charmant, March l’avait-il déjà rencontré ?

Non. Pas eu ce plaisir.

Ah ! bien. Elle ne pouvait pas supporter l’idée de ce qui avait pu se passer. Son mari ne manquait jamais de lui dire où il allait ; il n’avait jamais fait une chose pareille. C’était un tel réconfort de parler, tellement sympathique…

Il y eut un crissement de soie lorsqu’elle croisa les jambes ; sa jupe remonta de façon provocante sur un genou dodu. La bonne reparut et déposa le café, le pot de crème et le sucrier devant March. Pour sa maîtresse, un verre à sherry et une carafe de cristal, aux trois quarts vide.

« Avez-vous jamais entendu mentionner les noms de Josef Bühler ou de Wilhelm Stuckart ? »

Un minuscule pli de concentration apparut dans la couche de maquillage.

« Non, je ne crois pas… Non, certainement pas.

— Votre mari est-il sorti vendredi dernier ?

— Vendredi ? Je crois… oui. Tôt le matin. »

Elle sirota son sherry. March prenait des notes.

« Et quand vous a-t-il annoncé qu’il devait partir ?

— L’après-midi. Il est rentré vers quatorze heures. Un contretemps, disait-il ; il en aurait pour la journée, lundi, à Munich. Il a pris l’avion dimanche après-midi, pour passer la nuit sur place et démarrer tôt.

— Il ne vous a pas dit de quoi il s’agissait ?

— Il était vieux jeu pour ce genre de choses. Ses affaires étaient ses affaires, si vous voyez ce que je veux dire.

— Avant son départ, comment était-il ?

— Oh, irritable, comme d’habitude. (Elle gloussa — un petit rire de jeune fille.) Oui, en effet, peut-être un peu plus préoccupé qu’en temps normal. Les nouvelles à la télévision avaient le don de le déprimer. Le terrorisme, les combats à l’Est. Je lui disais de ne pas regarder — quel intérêt de se faire du mauvais sang ? — mais certaines choses… oui, il était incapable de ne pas y penser. (Elle baissa la voix.) Il a eu une dépression nerveuse pendant la guerre, le pauvre. Le stress… »

Elle était sur le point de se remettre à pleurer. March coupa.

« En quelle année, cette dépression ?

— En 1943, je crois. C’était avant que je ne le connaisse, bien entendu. »

March sourit en penchant la tête.

« Vous deviez être à l’école.

— Pas tout à fait à l’école… »

La jupe remonta un peu plus haut.

« Quand avez-vous commencé à vous faire du souci pour lui ?

— Lundi, quand il n’est pas rentré. Je suis restée éveillée toute la nuit.

— Et vous avez signalé sa disparition mardi matin ?

— J’allais… quand l’Obergruppenführer Globocnik est arrivé. »

March s’efforça de dissimuler sa surprise.

« Il est venu avant que vous n’appeliez la police ? Quand était-ce ?

— Peu après neuf heures… Il voulait parler à mon mari. Je lui ai expliqué la situation. L’Obergruppenführer a pris cela très au sérieux.

— Je n’en doute pas. Il vous a dit pourquoi il désirait parler à M. Luther ?

— Non. J’ai pensé qu’il s’agissait d’une question liée au Parti. Pourquoi ? (Sa voix était soudain plus dure.) Vous insinuez que mon mari a fait quelque chose de mal ?

— Non, non… »

Elle tira sur sa jupe, la lissa avec ses doigts chargés de bagues. Il y eut un silence, puis :

« Herr Sturmbannführer, quel est l’objet de cet entretien ?

— Votre mari s’est-il jamais rendu en Suisse ?

— Parfois, à l’occasion, il y a quelques années. Il avait des affaires là-bas. Pourquoi ?

— Où est son passeport ?

— Pas dans son bureau. Mais j’ai déjà raconté tout ça à l’Obergruppenführer. Martin portait toujours son passeport sur lui. Il disait qu’il ne savait jamais quand il pouvait en avoir besoin. Vous savez, depuis son poste aux Affaires étrangères… Vraiment, ce n’est pas inhabituel. Vraiment…

— Pardonnez-moi, madame. (Il se fit plus insistant.) Le système d’alarme : je l’ai remarqué en arrivant. Il a l’air neuf. »

Elle contempla ses genoux.

« Martin l’a fait installer l’année dernière. Nous avions eu des visiteurs…

— Deux hommes ? »

Elle leva les yeux avec surprise.

« Comment savez-vous ? »

La gaffe. Il se reprit :

« J’ai dû le lire dans le dossier.

— Impossible. »

L’étonnement se muait en soupçon.

« Il n’en a jamais parlé.

— Pourquoi ? »

Elle fut sur le point de répondre avec arrogance — « Est-ce vos oignons ? » ou quelque chose d’approchant —, mais elle vit l’expression dans le regard de March et elle se ravisa. Sa voix se fit résignée.

« J’ai insisté, Herr Sturmbannführer. C’est lui qui refusait. Il ne voulait pas dire pourquoi.

— Que s’est-il passé ?

— L’hiver dernier. Nous avions l’intention de rester à la maison pour dîner. Des amis ont appelé à la dernière minute et nous sommes sortis en ville, au Horcher. Quand nous sommes revenus, deux hommes étaient ici, dans cette pièce. » (Elle regarda autour d’elle comme s’ils se dissimulaient encore dans un coin.) Heureusement nos amis nous accompagnaient. Si nous avions été seuls… Voyant que nous étions quatre, ils ont filé par cette fenêtre. »

Elle pointait un doigt par-dessus l’épaule de March.

« Du coup il a installé un système d’alarme. D’autres précautions ?

— Il a engagé un garde du corps. En fait quatre. Ils se relayaient. Cela a duré jusqu’après Noël. Puis il a décidé qu’on ne pouvait plus se fier à eux. Il avait tellement peur, Herr Sturmbannführer.

— De quoi ?

— Il ne disait rien. »

Le mouchoir ressortit. La carafe fut délestée d’une autre dose de son remontant favori. Le rouge à lèvres avait laissé d’épaisses traînées roses sur le verre. Elle était à nouveau au bord des larmes. March l’avait trop sévèrement jugée. Elle avait peur pour son mari, sincèrement. Mais elle craignait encore plus, à présent, qu’il n’ait pu tromper sa confiance. Des nuages noirs se bousculaient dans sa tête, et dans ses yeux ils laissaient des traces. Une autre femme ? Un crime ? Un secret ? Avait-il quitté le pays ? Définitivement ? March avait pitié. Un moment, il pensa l’avertir de l’action que préparait la Gestapo contre son mari. Mais pourquoi ajouter à son malheur ? Elle saurait bien assez vite. Il espérait que la maison ne serait pas confisquée.

« Madame, j’ai déjà abusé de votre temps. »

Il referma son carnet et se mit debout. Elle s’accrocha à sa main, les yeux suppliants.

« Je ne le reverrai plus, n’est-ce pas ?

— Si », dit-il.

Non.


Il respira en quittant la pièce sombre et malsaine. Soulagé. Au grand air. Les hommes de la Gestapo n’avaient pas bougé. Ils le regardèrent s’éloigner. Il hésita une brève seconde, prit à droite, vers la station du Botanischer Garten.

Quatre gardes du corps !

Il commençait à voir clair. Une réunion à la villa de Schwanenwerder, vendredi matin : Bühler, Stuckart et Luther. L’affolement, trois vieillards suant de trouille — il y avait de quoi ! Chacun est peut-être chargé d’une tâche précise. En tout cas, Luther, dimanche, s’envole pour Zurich. March était sûr que c’était lui qui avait envoyé les chocolats de l’aéroport de Zurich, lundi après-midi ; sans doute au moment de reprendre l’avion. Que signifiait le colis ? Un signal, évidemment, pas un cadeau. Pour annoncer quoi ? Le succès de la mission ? Son échec ?

March jeta un coup d’œil derrière lui. Oui, on le filait, il en était quasi certain. Ils avaient eu le loisir de s’organiser pendant sa visite chez Luther. Qui ? La femme au manteau vert ? L’étudiant à vélo ? Inutile de chercher. Trop forte, la Gestapo, pour qu’on puisse espérer en repérer un. Et ils devaient au moins être trois ou quatre. Il allongea le pas. La station n’était plus loin.

Question : Luther était-il rentré sur Berlin, lundi ? Était-il resté à l’étranger ? Dans le doute, March penchait plutôt pour le retour. Cet appel chez Bühler, hier matin — « Bühler ? Répondez. Qui est à l’appareil ? » —, ne pouvait venir que de Luther, il en était sûr. Donc, hypothèse : Luther poste les paquets juste avant de reprendre l’avion, disons vers dix-sept heures. Il atterrit à Berlin vers dix-neuf heures le soir même. Et il se volatilise.

Botanischer Garten était sur la ligne électrifiée de banlieue. March prit un ticket d’un mark et resta traîner autour du portillon jusqu’à l’approche du train. Il embarqua, puis sauta sur le quai, à la fermeture des portes, et se précipita sur la passerelle de métal vers l’autre quai. Il monta dans le train qui descendait la ligne vers le sud, sortit à Lichterfelde, revint sur l’autre quai. La station était déserte. Il laissa passer un premier train, monta dans le second et se tassa sur son siège. Le seul autre passager était une femme enceinte. Il lui sourit ; elle détourna les yeux. Parfait.

Luther. Luther. Luther. March alluma une cigarette. Presque soixante-dix ans, un cœur fébrile, des yeux chassieux. Trop parano pour te fier même à ta femme. Ils viennent te cueillir, il y a six mois, et coup de bol ! tu en réchappes. Pourquoi as-tu tenté ta chance à l’aéroport de Berlin ? As-tu passé la douane et décidé d’appeler tes complices ? Chez Stuckart, le téléphone a dû sonner sans réponse, à deux pas de la chambre silencieuse et ensanglantée. Sur Schwanenwerder, si l’estimation d’Eisler est correcte, pour l’heure de la mort, Bühler a déjà été surpris par ses ravisseurs. Ont-ils laissé sonner ? Quelqu’un a-t-il décroché pendant que les autres immobilisaient Bühler ?

Luther, Luther : quelque chose d’important a dû se passer pour que tu cavales ainsi — dehors, lundi soir, sous cette pluie glacée.

Il descendit à Gotenland. Une autre pièce montée architecturale — sols de mosaïques, pierre polie, fenêtres à vitraux de trente mètres de haut. Le régime fermait les églises et compensait en inaugurant des gares terminales pareilles à des cathédrales.

En voyant les milliers de voyageurs se presser, du haut de la passerelle surplombant les voies, March faillit désespérer. Une myriade de vies, chacune avec ses plans et ses rêves secrets, se croisant et se recroisant, là-bas, sans se toucher, toutes séparées et distinctes. Penser qu’il pourrait seul retrouver la trace d’un vieil homme dans cette multitude… Pour la première fois, l’idée lui parut à l’évidence absurde, invraisemblable.

Globus, lui, pourrait. Déjà, March le constatait, les patrouilles de police avaient été renforcées. Sans doute depuis à peu près une demi-heure. L’Orpo s’intéressait à tout ce qui semblait avoir plus de soixante ans. Un clochard sans papiers se faisait embarquer en protestant.

Globus ! March s’écarta de la rampe et posa le pied sur l’escalier mécanique descendant, à la recherche de la seule personne à Berlin qui pourrait lui sauver la vie.

4

Emprunter l’axe central de l’U-Bahn, c’est, à entendre le ministère du Reich pour la Propagande et la Promotion culturelle, s’offrir un voyage au cœur de l’histoire allemande. Berlin-Gotenland, Bülowstrasse, Nollendorfplatz, Wittenbergplatz, Nüremberger Platz, Hohenzollernplatz… les stations se suivaient comme des perles sur un fil.

Le matériel en exploitation sur la ligne datait d’avant-guerre. Voitures rouges pour les fumeurs, jaunes pour les non-fumeurs. Inconfortables banquettes en bois, rendues lisses par trois décennies d’utilisation. La plupart des voyageurs restaient debouts, agrippés aux poignées de cuir usé, balancés au rythme du wagon. Des panneaux invitaient à la délation. « Un profit pour le resquilleur, une perte pour le Berlinois ! Signalez les fraudes aux autorités ! » « Il n’a pas cédé sa place à une dame ou à un ancien combattant ? Amende : 25 Reichsmark ! »

March avait acheté un exemplaire du Berliner Tageblatt dans le kiosque sur le quai ; adossé près d’une porte, il le parcourait. Kennedy et le Führer. Le Führer et Kennedy — il n’était question que de cela. Le régime misait manifestement un maximum sur le succès des entretiens. Ce qui signifiait une seule chose : la situation était encore plus mauvaise à l’Est que la plupart le croyaient. « Un état de guerre permanent sur le front Est contribuera à forger une race d’hommes solides, avait un jour dit le führer, et nous gardera de retomber dans la mollesse d’une Europe repliée sur elle-même. » Mais les gens étaient devenus mous. Le seul vrai résultat de la victoire ! Ils avaient des Polonais pour biner leurs jardins et des Ukrainiens pour nettoyer leurs rues, des chefs français pour cuisiner leur bouffe et des bonnes anglaises pour la servir. Goûter au confort de la paix avait fait perdre l’appétit pour la guerre.

En bas de page intérieure, en caractères si petits qu’on pouvait à peine les lire, il finit par repérer la nécrologie de Bühler. Mort d’un « accident de baignade ».

March fourra le journal dans sa poche et descendit à Bülowstrasse. Du quai aérien, on pouvait voir l’appartement de Charlotte Maguire. Une silhouette se profila derrière un rideau. Elle était chez elle. Ou plutôt : quelqu’un était chez elle.

La concierge n’était pas sur sa chaise. Quand il frappa à la porte de l’appartement, il n’obtint aucune réponse. Il recommença, plus fort.

Rien.

Il s’éloigna, descendit bruyamment la première volée de marches, puis remonta doucement, longeant le mur — une marche, pause ; un autre pas, pause —, grimaçant à chaque craquement, jusqu’à ce qu’il soit de nouveau devant la porte. Il dégaina son pistolet.

Des minutes s’écoulèrent. Des chiens aboyèrent, des voitures, des trains et des avions passèrent, des bébés pleurèrent, des oiseaux chantèrent : la cacophonie du silence. Et à un moment, enfin, dans l’appartement, plus bruyant que tout, le grincement d’une lame de parquet.

La porte s’entrouvrit d’un millimètre.

March pivota et enfonça le battant d’un coup d’épaule. Celui qui se tenait derrière culbuta sous le choc. March était sur lui, le repoussant dans l’étroit vestibule, jusque dans le séjour. Une lampe se renversa, il voulut pointer son arme, mais l’individu s’était emparé de son bras. À présent, c’est lui qui reculait. Ses mollets heurtèrent une table basse, il perdit l’équilibre, se cogna la tête quelque part. Le Luger glissa sur le sol.

Bon. Tout cela était plutôt drôle et en d’autres circonstances, il aurait bien ri. Il n’avait jamais brillé dans ce genre d’exercice et là — avec pour lui l’avantage de la surprise —, il se retrouvait sur le dos, désarmé, la tête contre la cheminée, les jambes toujours sur la table basse, dans la position d’une femme enceinte se faisant examiner.

Son assaillant était sur lui, l’immobilisait. Une main gantée s’écrasait sur son visage, une autre lui serrait la gorge. March ne pouvait ni voir ni respirer. Il secoua la tête, mordit la main de cuir, lança ses poings au visage de l’homme sans parvenir à mettre de la force dans ses coups. Ce qui était sur lui n’était pas humain. Cela avait la puissance implacable d’une machine. Cela l’écrabouillait. Les doigts d’acier avaient trouvé cette artère… celle dont March ne se souvenait jamais, qu’il pouvait encore moins localiser, et il se sentit mollir. Le voile qui obscurcissait ses yeux effaçait progressivement la douleur. Nous y voilà. J’aurai bourlingué ici-bas jusqu’à ce point.

Un grand bruit. Les mains relâchèrent leur étreinte. March revint vaguement dans la mêlée, au moins comme spectateur. L’homme avait été déséquilibré, frappé à la tête par une chaise en acier tubulaire. Du sang voilait son visage, jaillissant d’une coupure à l’arcade sourcilière. Crac. Un nouveau coup de la chaise. D’un bras, l’homme tentait de parer le choc ; de l’autre, il se frottait frénétiquement les yeux, aveuglé. Il entreprit de se traîner vers la porte, à quatre pattes, un diable pendu à ses basques, une furie crachant, soufflant, dont les griffes s’acharnaient, cherchant les yeux. Lentement, comme s’il soulevait un poids immense, il put se dresser sur une jambe, puis sur l’autre. Il ne cherchait qu’une chose, il ne voulait plus qu’une seule chose : se sauver. Il trébucha jusqu’à l’entrée, se dégagea, projeta son bourreau contre le chambranle — une fois, deux fois.

Alors seulement, Charlotte Maguire le laissa filer.


Des grappes de douleur, explosant comme des feux d’artifice : son crâne, ses mollets, ses côtes, son cou.

« Où avez-vous appris à vous battre ? »

Il était dans le coin cuisine, penché sur l’évier. Elle épongeait la plaie à l’arrière de sa tête.

« Essayez de grandir, seule fille au milieu de trois frères. On ne craint plus la bagarre. Cessez de bouger !

— Je plains vos frères. Aïe ! »

Le plus douloureux était la tête. L’eau mêlée de sang qui ruisselait sur les assiettes sales, à quelques centimètres de son nez, lui soulevait le cœur.

« À Hollywood, il me semble, c’est plutôt l’homme qui sauve la demoiselle.

— Hollywood n’est qu’une vaste merde. »

Elle appliqua une serviette fraîche.

« C’est assez profond. Sûr que vous ne préférez pas passer à l’hôpital ?

— Pas le temps.

— Le type va revenir ?

— Non. Pas dans l’immédiat. En principe, l’opération est encore clandestine. Merci. »

Il pressa la serviette contre la blessure et se redressa. Aussitôt il découvrit un nouvel élancement, à la base de sa colonne.

« Opération clandestine ? Vous ne croyez pas que ce pourrait être un simple voleur ?

— Non. Un professionnel. Un vrai. Entraînement de la Gestapo.

— Et je l’ai esquinté ! »

L’adrénaline donnait de l’éclat à sa peau ; ses yeux brillaient. Elle n’avait encaissé qu’un coup à l’épaule. Elle était plus attirante que dans son souvenir. Des pommettes délicates, un nez bien dessiné, des lèvres charnues, de grands yeux noisette. Des cheveux bruns, courts dans la nuque, qu’elle coiffait en dégageant ses oreilles.

« Si ses ordres avaient été de vous tuer, ce serait fait.

— Vraiment ? Alors pourquoi je suis là ? »

Elle avait l’air furieux soudain.

« Vous êtes américaine : Une espèce protégée, surtout en ce moment. »

Il inspecta la serviette. Le flux de sang avait cessé.

« Ne sous-estimez pas l’adversaire, Fräulein.

— Ne me sous-estimez pas, Sturmbannführer. Si je n’étais pas arrivée, il vous bousillait. »

Il décida de ne pas répondre. Manifestement elle était du genre à tirer sur tout ce qui bouge.

L’appartement était complètement chamboulé. Des vêtements s’échappaient des tiroirs, des papiers éparpillés partout sur le bureau et sur le sol, des valises sens dessus dessous. Non pas, se dit-il, que Charlie fût un modèle de rangement : la vaisselle dans l’évier, la profusion de bouteilles (la plupart vides) dans la salle de bain, les tas de journaux empilés au hasard le long des murs, exemplaires jaunis du New York Times et du Time, pages zébrées par la censure allemande… Fouiller cet endroit avait dû être un cauchemar. Une lumière parcimonieuse filtrait des voiles crasseux et toutes les minutes, les murs tremblaient au passage des trains.

« C’est à vous, je suppose ? »

Elle récupéra le Luger sous une chaise et le lui tendit, entre le pouce et l’index.

« Oui. Merci. »

Elle avait le don de le ridiculiser.

« Il vous manque quelque chose ?

— Je ne crois pas. (Elle regarda autour d’elle.) Je ne suis pas certaine de m’en apercevoir tout de suite, si c’est le cas.

— Ce que je vous ai donné hier soir…

— Oh, ça ? Ici, sur la cheminée. (Elle tendit la main.) C’était là… »

Il ferma les yeux. Quand il les rouvrit, elle souriait.

« Pas de panique, Sturmbannführer. Je l’ai gardée tout contre mon cœur. Comme une lettre d’amour. »

Elle se tourna pour déboutonner son chemisier. Elle se tourna de nouveau et lui tendit l’enveloppe. Il la récupéra et s’approcha de la fenêtre. Elle était tiède sous ses doigts.

Un format long et étroit, papier lourd — la meilleure qualité —, bleu, finement piqueté de brun, comme des taches de vieillesse. C’était luxueux, fait main, d’un autre âge. Ni nom ni adresse.

À l’intérieur, une petite clé de laiton et une lettre, sur papier bleu assorti, épais comme du carton. Gravé dans le coin supérieur droit, en caractères alambiqués, on lisait : Zaugg et Cie, banquiers, Bahnhofstrasse 44, Zurich. Une seule phrase dactylographiée en allemand identifiait le porteur comme titulaire associé du compte numéro 2402. La lettre était datée du 8 juillet 1942. Elle était signée Hermann Zaugg, directeur.

March la relut posément. Il comprenait que Stuckart l’ait bouclée dans son coffre : la loi interdisait à tout citoyen allemand de posséder un compte à l’étranger, sauf autorisation de la Reichsbank. Le contrevenant encourait la peine capitale.

« Je me faisais du souci à votre sujet, dit March. J’ai essayé de vous appeler il y a deux heures environ. Sans résultat.

— J’étais sortie. Une petite recherche.

— Recherche ? »

Elle lui sourit pour la seconde fois.


Sur la proposition de March, ils allèrent se promener au Tiergarten, le rendez-vous traditionnel des Berlinois qui ont des secrets à échanger. Même la Gestapo devait encore inventer le système qui mettrait le parc sur écoute. Les jonquilles commençaient à percer l’herbe drue au pied des arbres. Des enfants nourrissaient les canards au bord de la Neuer See.

Sortir du bloc d’habitations de Stuckart avait été facile. Le conduit donnait dans l’allée latérale, presque au niveau du sol. Aucun SS en vue. Elle n’avait eu qu’à longer le mur jusqu’à la ruelle arrière, et elle avait pris un taxi pour rentrer chez elle. Une partie de la nuit, elle n’avait pas dormi, attendant son appel, lisant et relisant la lettre. À neuf heures, toujours sans nouvelles, elle avait décidé d’agir.

Elle voulut savoir ce qui leur était arrivé, à lui et à Jaeger. Il raconta qu’on les avait emmenés au siège de la Gestapo, qu’on les avait relâchés ce matin.

« Des problèmes ?

— Oui. À présent, dites-moi ce que vous avez trouvé. »

Elle était d’abord allée à la bibliothèque publique de la Nollendorfplatz. Quoi d’autre, privée de sa carte de presse ? Elle avait déniché un répertoire des banques européennes. Zaugg et Cie existait toujours. Les locaux étaient à la même adresse, Bahnhofstrasse. Puis elle s’était rendue à l’ambassade US, trouver Henry Nightingale.

« Nightingale ?

— Vous l’avez vu hier soir. »

March se souvenait : le jeune homme en veston de sport et chemise à col boutonné ; la main sur le bras de Charlotte.

« Vous ne lui avez rien dit ?

— Évidemment non. De toute façon, il est discret. On peut avoir confiance.

— Je préfère en décider moi-même. (Il se sentait vaguement déçu.) C’est votre amant ? »

Elle s’arrêta net.

« Ça signifie quoi, cette question ?

— J’ai plus à perdre que vous, Fräulein. Beaucoup plus. J’ai le droit de savoir.

— Vous n’avez absolument aucun droit. »

Elle était folle de rage.

« D’accord. (Il leva les mains. Cette fille était impossible.) C’est vos affaires. »

Ils se remirent à marcher.

Nightingale, expliqua Charlotte, était expert commercial et financier. La Suisse, il connaissait. Il avait eu à traiter des intérêts de plusieurs réfugiés allemands aux États-Unis, qui voulaient récupérer des fonds confiés aux banques de Zurich et de Genève.

Une entreprise à peu près impossible.

En 1934, un agent de la Gestapo, Georg Hannes Thomae, avait été envoyé en Suisse par Reinhard Heydrich pour découvrir les noms d’un maximum de déposants allemands. Thomae s’installa à Zurich, noua des liaisons avec plusieurs employées célibataires, se lia d’amitié avec de petits cadres. Dès que la Gestapo soupçonnait quelqu’un d’avoir un compte, Thomae se rendait à la banque, se faisait passer pour intermédiaire et demandait à déposer des fonds. Si l’argent était accepté, Heydrich avait la confirmation qu’il attendait. Le détenteur était arrêté, torturé jusqu’à ce qu’il parle, et la banque recevait bientôt un câble détaillé réclamant, dans les formes, le rapatriement des biens.

La lutte menée par la Gestapo contre les banques gagna rapidement en ampleur et en finesse. Les appels téléphoniques, les câbles, les lettres entre la Suisse et l’Allemagne furent systématiquement interceptés. Les clients, exécutés ou envoyés dans des camps. En Suisse, la protestation devenait générale. Le Conseil fédéral finit par voter un nouveau Code bancaire interdisant aux banques de divulguer quoi que ce fût sur leurs clients ou leurs biens, sous peine d’emprisonnement. Georg Thomae fut découvert et expulsé.

Les banques de la Confédération commencèrent à considérer les affaires avec les citoyens allemands comme trop dangereuses et trop dévoreuses de temps pour être vraiment rentables. Communiquer avec les clients était devenu pratiquement impossible. Des centaines de comptes furent « oubliés » par leurs propriétaires terrifiés. Et les respectables banquiers ne désiraient plus trop se trouver mêlés à ces transactions de vie et de mort. Une publicité regrettable. Vers 1939, la pratique autrefois si lucrative des comptes numérotés avec l’Allemagne s’était éteinte.

« Puis ce fut la guerre », dit Charlotte.

Ils avaient atteint la Neuer See et revenaient sur leurs pas. On entendait, au-delà des arbres, la rumeur du trafic sur l’axe Est-Ouest. La coupole du Grand Dôme pointait au-dessus des frondaisons. La plaisanterie classique, à Berlin, voulait que la seule façon de l’éviter était d’y habiter.

« La demande pour les comptes numérotés est repartie en flèche, pour des raisons évidentes. Les gens cherchaient désespérément à sortir ce qu’ils avaient d’Allemagne. Des banques comme Zaugg se sont lancées dans un nouveau type d’opérations. Pour un loyer de deux cents francs, le client disposait d’un coffre numéroté, d’une clé et d’une lettre d’accès.

— Comme Stuckart.

— Exactement. Il suffit de se présenter avec la lettre et la clé, et tout est pour vous. Aucune question. Chaque numéro peut disposer, contre paiement, d’autant de clés et d’autorisations que le propriétaire le désire. La beauté du système est que les banques ne sont plus directement impliquées. Tel jour, à condition d’avoir son visa de sortie, une petite vieille débarque avec ses économies ; et tel autre jour, ou dix ans plus tard, qu’importe, le fils peut se pointer avec une lettre et une clé et repartir avec l’héritage.

— Ou alors la Gestapo débarque…

— … s’ils ont la lettre et la clé, la banque leur remet tout. Pas de tracasseries. Pas de publicité. Pas d’infraction au Code bancaire.

— Ces comptes… ils existent toujours ?

— Le gouvernement suisse les a interdits à la fin de la guerre, à cause des pressions de Berlin. Il ne s’en est plus ouvert. Mais les anciens numéros existent toujours : les termes de l’accord initial doivent être respectés. Ils ont acquis une valeur intrinsèque. Les gens se les vendent entre eux. D’après Henry, Zaugg s’en était fait une quasi-spécialité. Dieu sait ce qui dort dans ses caves.

— Vous avez mentionné le nom de Stuckart à ce M. Nightingale ?

— Non, bien sûr. Je lui ai dit que je préparais un papier pour Fortune, un texte sur “les héritages perdus de la guerre”.

— De la même façon que vous m’avez dit préparer une interview de Stuckart pour un article sur les jeunes années du Führer ? »

Elle hésita avant de demander calmement :

« Ça veut dire quoi exactement ? »

Sa tête cognait, ses côtes continuaient à le faire souffrir. Ce que ça voulait dire ? Il alluma une cigarette pour se donner le temps de penser.

« Quand les gens se trouvent confrontés à une mort violente… ils ne pensent qu’à oublier, ils prennent le large. Pas vous. Cette nuit : votre empressement à retourner là-bas, la manière dont vous avez ouvert son courrier. Ce matin : ces informations sur les banques suisses… »

Il se tut. Un couple d’âge mûr les croisa en les regardant curieusement. Il s’aperçut qu’ils formaient un tandem étrange : un SS-Sturmbannführer non rasé et légèrement perclus, une jeune femme, à l’évidence une étrangère. Son accent avait beau être parfait, quelque chose en elle, son expression, sa mise, son maintien… quelque chose trahissait le fait qu’elle n’était pas allemande.

« Passons par là. »

Il la mena à l’écart du chemin, vers les arbres.

« Je peux ? »

Quand il lui alluma sa cigarette, elle posa ses mains en coupe autour du briquet. Les reflets de la flamme dansèrent dans ses yeux.

« O.K. »

Elle recula d’un pas, se serrant les côtes comme si elle avait froid.

« C’est vrai que mes parents ont connu Stuckart avant la guerre. Vrai aussi que j’ai été le voir avant Noël. Mais ce n’est pas moi qui l’ai rappelé. Il a téléphoné.

— Quand ?

— Samedi. Très tard.

— Qu’a-t-il dit ? »

Elle rit.

« Non, non, Herr Sturmbannfiïhrer. Dans mon métier, l’information est une marchandise. Négociable sur le marché libre. Mais je suis disposée à traiter.

— Que voulez-vous savoir ?

— Tout. Pourquoi vous avez dû pénétrer par effraction dans cet appartement. Pourquoi vous dissimulez des éléments à votre hiérarchie. Pourquoi la Gestapo vous a presque étendu il y a moins d’une heure.

— Oh ça… »

Il sourit. La fatigue le marquait. Il s’appuya doucement contre l’écorce rude d’un arbre et contempla le parc. Qu’avait-il à perdre ?

« Il y a deux jours, commença-t-il, j’ai repêché un cadavre dans la Havel. »

Il lui raconta tout. La mort de Bühler et la disparition de Luther. Ce que Jost avait vu et ce qui lui était arrivé. Et Nebe. Et Globus. Les trésors artistiques. Son dossier à la Gestapo. Et même la déposition de Pili. Et… il avait remarqué le phénomène chez les criminels qui passaient aux aveux, même chez ceux qui savaient que cette confession les ferait pendre… quand tout fut dit, il se sentit mieux.

Elle resta silencieuse un long moment.

« Très bien, dit-elle. Je ne sais pas si ça va vous aider, mais voici ce qui m’est arrivé. »


Elle s’était couchée tôt, samedi soir. Le temps était épouvantable — le début de cette zone de pluie qui devait déferler sur la ville les trois jours suivants. Et elle ne se sentait pas d’humeur sociable, en fait, déjà depuis plusieurs semaines. Assez classique à Berlin. Cette ville vous marque ainsi, par moments. On se sent petit et désespéré à l’ombre des grandes constructions grises ; les uniformes sans fin ; les fonctionnaires maussades.

Le téléphone avait sonné vers onze heures et demie, au moment où elle sombrait dans le sommeil. Une voix masculine. Sèche. Précise.

« Il y a une cabine téléphonique en face de chez vous. Allez-y. Je vous rappelle dans cinq minutes. Si la cabine est occupée, s’il vous plaît, attendez. »

Elle ne l’avait pas reconnue, mais quelque chose dans la voix de cet homme lui avait fait comprendre qu’il ne s’agissait pas d’une blague. Elle s’était habillée, avait passé un manteau, avait dégringolé les escaliers tout en essayant de mettre ses chaussures. La pluie l’avait cueillie au visage comme une gifle. En face, à l’entrée de la station, un vieux kiosque en bois — désert. Dieu merci !

C’est à ce moment, avant qu’il ne rappelle, qu’elle avait resitué la voix.

« Remontez plus en arrière, demanda March. Votre première rencontre avec Stuckart. Décrivez. »

C’était avant Noël. Elle l’avait appelé de but en blanc. Expliqué qui elle était. Il paraissait réticent, mais elle avait insisté et il l’avait invitée pour le thé. Il avait une épaisse chevelure blanche et un de ces bronzages orangés, comme s’il avait passé de longues heures au soleil, ou plutôt sous une lampe à ultraviolet. La femme, une certaine Maria, était présente, mais elle se comportait comme une bonne. Elle avait servi le thé et s’était éclipsée. Brin de causette classique : comment se porte votre mère ? Très bien, je vous remercie.

Ah, encore un gag !

Elle fit tomber la cendre du bout de sa cigarette.

« La carrière de ma mère a tourné court quand elle a quitté Berlin. Ma venue n’a rien arrangé. Comme vous l’imaginez, à Hollywood pendant la guerre, la demande pour les actrices allemandes, c’était pas la gloire. »

Puis il avait demandé des nouvelles de son père, du bout des lèvres. Et elle avait eu l’ineffable plaisir de le rassurer : très bien, merci. Il s’était retiré quand Kennedy était arrivé à la Maison-Blanche. Le sous-secrétaire d’État adjoint Michael Maguire. Dieu bénisse les États-Unis d’Amérique ! Stuckart l’avait rencontré grâce à maman ; il était en poste à l’ambassade, ici.

« Quand était-ce ?

— De 1937 à 1939.

— Allez-y. »

Eh bien, il l’avait alors interrogée sur son boulot. Elle lui avait expliqué. World European Features. Il n’en avait jamais entendu parler. Pas étonnant, avait-elle dit. Personne ne connaissait. Ce genre de banalités. Intérêt poli, et cetera. Donc, quand elle lui avait tendu sa carte, il s’était incliné pour lui baiser la main, s’était attardé, en avait fait tout un plat ; elle avait envie de vomir. Il lui avait même peloté les fesses sur le seuil. Fin de l’épisode ; elle n’en était pas fâchée. Cinq mois : rien.

« Jusqu’à samedi soir ? »

Samedi soir, oui. Elle était depuis moins d’une minute dans le kiosque quand la sonnerie se déclencha. Il avait perdu toute sa superbe.

« Charlotte ? (Il avait lourdement appuyé sur la fin du mot. Schar-lotte.) Excusez cette mise en scène. Votre poste est sur écoute.

— On le dit des lignes de tous les étrangers…

— C’est la vérité. Quand j’étais au ministère, je recevais régulièrement les transcriptions. Mais les postes publics sont sûrs. Moi-même, j’appelle d’une cabine. Jeudi, je suis passé et j’ai relevé le numéro de celle où vous vous trouvez. Cela est très sérieux, vous le voyez. Je dois absolument contacter les autorités de votre pays.

— Pourquoi pas l’ambassade ?

— L’ambassade n’est pas sûre. »

Il avait l’air terrorisé. Et ivre. Certainement, il avait bu.

« Vous voulez dire que vous cherchez à fuir ? »

Un long silence. Puis un bruit derrière elle. Un choc métallique contre la vitre. Elle s’était retournée. Dans la pluie et l’obscurité, quelqu’un, les mains en visière autour des yeux, cherchait à voir à l’intérieur de la cabine. On aurait dit un homme en plongée. Elle avait dû laisser échapper un petit cri ou quelque chose, car Stuckart paraissait encore plus affolé.

« Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui se passe ?

— Rien. Un impatient désireux de téléphoner.

— Nous devons agir vite. Je ne veux traiter qu’avec votre père, pas avec l’ambassade.

— Que faut-il que je fasse ?

— Venez me voir demain. Je vous dirai tout. Schar-lotte, je ferai de vous la journaliste la plus célèbre du monde.

— Où ? Quand ?

— Mon appartement. Midi.

— Il est sûr ?

— Aucun endroit n’est sûr. »

Et il avait raccroché. Ce furent les derniers mots qu’elle entendit de lui.

Elle était au bout de sa cigarette. Elle écrasa le mégot sous sa semelle.

Le reste, il savait. Plus ou moins. Elle avait découvert les corps, appelé la police. Ils l’avaient embarquée au commissariat central, Alexanderplatz, où elle avait poireauté plus de trois heures dans une pièce aux murs blancs. À devenir dingue. Puis on l’avait transférée ailleurs, pour signer une déposition devant un SS à vous donner la chair de poule, avec une moumoute bon marché, dans un local qui ressemblait plus à un bureau de pathologiste qu’à celui d’un inspecteur.

March sourit à la description de Fiebes.

D’emblée, elle avait décidé de ne rien dire à la police du coup de fil de Stuckart. Pour une raison évidente : laisser entendre qu’elle était disposée à favoriser la défection de Stuckart, c’était le risque d’être accusée d’« activités incompatibles avec le statut de journaliste », et la certitude d’être arrêtée. Finalement, ils avaient tout de même décidé de l’expulser. Voilà.


Les autorités avaient prévu un grand feu d’artifice dans le Tiergarten — l’anniversaire du Führer, toujours. Une partie du parc avait été clôturée et des pyrotechniciens en salopette bleue disposaient leurs surprises sous le regard d’une petite foule de curieux. Tubes de mortier, redoutes entourées de sacs de sable, tranchées, kilomètres de câbles : cela ressemblait plus à des préparatifs pour un tir d’artillerie qu’à une fête. Personne ne prêta attention au SS-Sturmbannführer et à la femme en imper de plastique bleu.

March écrivait sur une page de son calepin.

« Voici mes coordonnées : téléphones bureau et privé. Et celles d’un ami, Max Jaeger. Si vous ne pouvez m’atteindre, appelez-le. »

Il arracha le feuillet et le lui tendit.

« Le moindre événement suspect, une chose qui vous préoccupe… n’hésitez pas, appelez, peu importe l’heure.

— Et vous ? Qu’allez-vous faire ?

— Essayer d’être à Zurich ce soir. Jeter un coup d’œil sur ce dépôt à la banque, demain matin, première heure. »

Il sut ce qu’elle allait dire avant qu’elle n’ouvre la bouche.

« Je vous accompagne.

— Vous êtes plus en sécurité ici.

— Mais c’est aussi mon reportage. »

Un ton d’enfant gâté.

« C’est pas un reportage, bon sang… (Il se contrôla.) Bon, écoutez. Un marché. Tout ce que je trouve, juré ! c’est pour vous. Vous aurez tout.

— C’est pas comme d’y être.

— C’est mieux qu’être mort.

— Ils n’oseraient pas, à l’étranger.

— Au contraire, c’est précisément là qu’ils passeraient à l’action. Ici, ils sont responsables de ce qui se trame. Hors des frontières… (Il haussa les épaules.) Allez prouver… »


Ils se séparèrent au milieu du parc. Il coupa par la pelouse, à grands pas, en direction de la ville bourdonnante. Sans ralentir, il prit l’enveloppe dans sa poche, la palpa pour vérifier la présence de la clé et — sans y réfléchir — la porta à ses narines. Son parfum. Il regarda par-dessus son épaule. Elle marchait sous les arbres, s’éloignant dans la direction opposée. Elle disparut quelques secondes puis réapparut, disparut encore, réapparut — sa silhouette menue dans le sous-bois désolé, un oiseau de paradis, au plumage d’un bleu éclatant.

5

La porte de son appartement pendait de guingois sur ses gonds, comme une mâchoire fracturée. March s’immobilisa sur le palier, l’oreille aux aguets, pistolet dégainé. Tout était silencieux, désert.

Comme chez Charlotte Maguire : on avait fouillé de fond en comble, mais par des mains infiniment plus malveillantes. Les visiteurs avaient tout vidé, renversé, jeté au milieu du salon — les vêtements et les livres, les chaussures, les vieilles lettres, les photos, les ustensiles de cuisine, le mobilier… en un grand tas, les décombres d’une vie. Comme si quelqu’un s’était mis en tête de faire un beau feu de joie, puis avait été interrompu à la dernière seconde, au moment de l’allumer.

Calée en évidence au sommet du bûcher, une photo encadrée ; March à vingt ans, serrant la main du commandant en chef de la U-Boot Waffe, l’amiral Dönitz. Pourquoi l’avait-on exposée ainsi ? Qu’avait-on voulu suggérer ? Il la prit, s’approcha de la fenêtre, souffla sur la poussière. Il l’avait presque oubliée. Dönitz aimait monter à bord des unités avant qu’elles ne quittent Wilhelmshaven ; un chef imposant, raide, avec une poigne d’acier, brusque. « Bonne chasse ! » avait-il aboyé dans sa direction. Il grognait la même chose à tout le monde. Alignés devant la tourelle, incroyablement jeunes, on découvrait cinq membres de l’équipage. Halder était à sa gauche ; les autres étaient morts la même année, coincés dans la coque de l’U-175.

Bonne chasse !

Il rejeta la photo sur la pile.

Il avait fallu du temps pour arriver à un tel capharnaüm. Une solide dose de rancune aussi. Et la certitude de ne pas être dérangé. Il était sans doute retenu à la Prinz-Albrecht-Strasse. Ce ne pouvait être que la Gestapo. Il pensa à ce graffiti gribouillé par la Rose blanche sur un mur non loin du Werderscher Markt : « Un État policier est un État géré par des criminels. »

Ils avaient ouvert son courrier. Deux factures impayées depuis un bail — au moins elles feraient leur bonheur — et une lettre de son ex-femme, datée de mardi. Il la parcourut. Elle avait décidé qu’il ne verrait plus Pili. Les visites déstabilisaient trop l’enfant. Elle espérait qu’il reconnaîtrait que c’était la meilleure solution. S’il le fallait, elle exposerait ses raisons devant la Cour familiale du Reich. Sous serment. Elle supposait qu’ils n’en arriveraient pas là, pour son bien comme pour celui de son fils. Signé « Klara Eckart ». Elle avait même repris son nom de jeune fille. Il froissa la feuille pour la lancer sur le tas, à côté de la photo.

La salle de bains, au moins, était à peu près intacte. Il se doucha, se rasa, fit l’inventaire de ses plaies et bosses dans le miroir. En définitive, c’était plus douloureux que réellement grave. Un énorme bleu s’étalait assez joliment sur sa poitrine ; le reste était moins esthétique, sur ses mollets et au bas de sa colonne ; une marque livide au cou. Rien de sérieux. Son père : que disait-il encore ? Sa formule pour les bobos. « Tu survivras, bonhomme. » Eh oui ! « Tu survivras ! »

Pour s’habiller, il revint dans le salon et farfouilla dans le grand tas, récupérant des vêtements propres, une paire de chaussures, une valise, un fourre-tout de cuir. Il craignait qu’ils n’aient emmené son passeport, mais il était là, tout en dessous. Délivré en 1961, quand il avait dû se rendre en Italie pour ramener un truand épinglé à Milan. Son visage plus jeune le fixait, joues plus rondes, demi-sourire. Mon Dieu. J’ai pris dix années en trois ans.

Il brossa son uniforme, l’enfila sur une chemise propre. Puis il boucla sa valise. En se penchant pour s’assurer de la fermeture, il remarqua quelque chose par terre, près de la cheminée vide. Le portrait de la famille Weiss. Il hésita, le ramassa, le plia soigneusement, en carré, tel qu’il était cinq ans plus tôt, quand il l’avait trouvé, et le glissa dans son portefeuille. S’il était fouillé, il dirait que c’était sa famille.

Un dernier coup d’œil circulaire ; il partit en fermant la porte du mieux qu’il put.


À l’agence centrale de la Deutschebank, Wittenberg-platz, il s’informa de l’état de son compte.

« Quatre mille deux cent soixante-dix-sept Reichsmark et trente-huit pfennigs.

— Je retire.

— Tout, Herr Sturmbannführer ? »

L’employé cligna des yeux derrière ses lunettes à monture d’acier.

« Vous clôturez le compte ?

— Tout. »

March le regarda compter quarante-deux billets de cent marks, puis les fourra dans son portefeuille, à côté de la photographie. Pas époustouflant. Les économies de toute une vie.

Aucune promotion et sept ans de pension alimentaire…

L’employé le regardait.

« Le Herr Sturmbannführer disait ? »

Il pensait tout haut. Il devenait dingue.

« Non. Excusez-moi. Merci. »

March reprit sa valise, sortit sur la place, héla un taxi pour le Werderscher Markt.

Seul dans son bureau, il commença par appeler le siège de la Lufthansa et demanda Friedinan, le chef de la sécurité, un ancien de la Kripo qu’il connaissait. Pouvait-il vérifier si la compagnie avait eu un certain Martin Luther sur l’un des vols Berlin-Zurich, dimanche ou lundi ?

« Martin Luther, hein ? (Friedman se marrait franchement.) Et personne d’autre, March ? L’empereur Charlemagne ? Herr von Goethe ?

— C’est important.

— C’est toujours important. Bien sûr. Je sais. »

Friedman promit l’information dans l’heure.

« À propos. Quand t’en auras marre de cavaler derrière les ambulances, j’ai toujours du boulot pour toi ici. Quand tu veux.

— Merci. Ce n’est pas exclu. »

Il raccrocha et avisa la plante morte au-dessus du classeur. Il souleva les racines atrophiées, posa la clé de laiton au fond du pot, remit la plante en place, rectifia la position du pot.

Cinq minutes plus tard, Friedman rappelait.


Les bureaux d’Artur Nebe occupent le quatrième étage — moquette couleur crème, papier peint assorti, éclairage encastré et canapés de cuir noir. Sur les murs, des reproductions photos de quelques sculptures de Thorak. Des figures herculéennes au torse gargantuesque poussant des rochers vers des sommets — célébration de la construction des Autobahnen ; des Walkyries luttant contre les trois démons de l’Ignorance, du Bolchevisme et du Slavisme. Le gigantisme de la statuaire de Thorak était un intarissable — mais néanmoins prudent — sujet de plaisanterie. « Thorax », comme on l’appelait : « Le Herr Professor ne reçoit pas aujourd’hui : il travaille dans l’oreille gauche du cheval. »

L’adjoint de Nebe, Otto Beck, un jeune loup diplômé de Heidelberg et d’Oxford, leva les yeux lorsque March fit irruption dans le bureau.

« Je dois parler à l’Oberstgruppenführer, dit March.

— Il ne reçoit personne.

— Il me recevra.

— Je ne pense pas. »

March se pencha vers Beck, jusque sous son nez, poing sur la table.

« Demandez. »

Dans son dos, la secrétaire de Nebe risqua :

« J’appelle la sécurité ?

— Un moment, Ingrid. »

Les diplômés de l’académie SS d’Oxford affectaient volontiers le flegme britannique. Beck chassa un invisible grain de poussière sur la manche de sa tunique.

« Et qui devrais-je annoncer ?

— March.

— Ah ! Le fameux March. »

Beck s’empara du téléphone.

« Le Sturmbannführer March demande à être reçu, Herr Oberstgruppenführer. »

Il considéra March et fit un signe de la tête.

« Très bien. »

Beck pressa un bouton dissimulé sous le bureau, libérant un pêne électrique.

« Cinq minutes, March. Il a un rendez-vous avec le Reichsführer. »

Les portes du bureau étaient en chêne massif, d’au moins six centimètres d’épaisseur. À l’intérieur, les stores avaient soigneusement été tirés. Nebe était penché sur son bureau, sous un cône de lumière jaunâtre, examinant à la loupe une liste dactylographiée. Il tourna vers son visiteur un gros œil de poisson brouillé.

« Qui voilà ! (Il posa sa loupe.) Le Sturmbannführer March. Mains vides, je suppose ?

— Malheureusement. »

Nebe hocha la tête.

« J’apprends de la permanence que les postes de police du Reich débordent de traîne-savates sur le retour, de vieux poivrots sans papiers, de fugueurs du troisième âge… De quoi occuper Globus jusqu’à Noël. (Il se renversa dans son fauteuil.) Comme je connais Luther, il est trop malin pour se découvrir maintenant. Il attendra quelques jours. C’est votre meilleur espoir.

— J’ai une faveur à vous demander.

— Allez-y.

— Je voudrais sortir du pays. »

Nebe vociféra de joie. Il frappa son bureau des deux mains.

« Votre dossier est fourni, March, mais nulle part on n’y mentionne votre sens de l’humour. Excellent ! Qui sait ? Vous survivrez peut-être. Un commandant de KZ peut vous adopter comme bouffon.

— Je veux me rendre en Suisse.

— Évidemment. Les paysages sont formidables.

— Je viens d’avoir un coup de fil de la Lufthansa. Luther s’est envolé pour Zurich dimanche après-midi ; il est revenu à Berlin par le dernier vol, lundi soir. Je crois qu’il a eu accès à un compte numéroté. »

Le rire de Nebe avait fait place à un reniflement méditatif.

« Vos preuves ? »

March posa l’enveloppe sur le bureau.

« Hier soir, j’ai pris ceci dans l’appartement de Stuckart. »

Nebe l’ouvrit et étudia la lettre à l’aide de sa loupe. Il leva les yeux.

« Il ne devrait pas y avoir une clé avec ceci ? »

March fixait les toiles derrière Nebe — Fermière au retour des champs de Schmutzler, Le Führer parle de Padua —, de sinistres croûtes, dans la plus pure ligne officielle.

« Ah, je vois. »

Nebe se renfonça dans son siège, frottant la lentille contre sa joue.

« Si je ne vous laisse pas sortir, je n’ai pas la clé. Je peux évidemment vous confier à la Gestapo, qui saurait vous persuader de coopérer — sans doute assez vite. Mais alors c’est Globus et Heydrich qui auront le contenu du coffre, pas moi. »

Il se tut un moment, puis se leva avec difficulté et claudiqua jusqu’au store. Il écarta une lamelle de quelques millimètres et jeta un coup d’œil à l’extérieur. March remarqua la mobilité de ses yeux qui allaient d’un côté à l’autre.

« L’offre est correcte. Mais pourquoi ai-je cette vision de moi agitant mon mouchoir sur le tarmac de l’aéroport Hermann Goering pour vous souhaiter bon voyage, et de vous jouant les filles de l’air ?

— Je suppose que vous donner ma parole serait inutile…

— Le suggérer serait une offense à notre intelligence. »

Nebe revint à son bureau et relut la lettre. Il pressa un bouton.

« Beck. »

L’adjoint apparut.

« March, donnez-lui votre passeport. Bien. Beck, allez à l’Intérieur et faites délivrer un visa de sortie. Vingt-quatre heures, à partir de dix-huit heures ce soir jusque demain. »

Beck jeta un coup d’œil à March et se glissa hors du bureau.

« Voici mon offre, dit Nebe. Le chef de la police criminelle helvétique, Herr Streuli, est un grand ami. De votre descente de l’avion à votre réembarquement, ses hommes seront sur vos talons. N’essayez pas de leur fausser compagnie. Si vous ne rentrez pas demain, ils vous arrêtent et vous extradent. Si vous tentez de filer à Berne pour vous réfugier dans une ambassade, on vous en empêchera. De toute manière, vous ne pourriez rester nulle part. Depuis l’heureuse nouvelle, hier, les Américains vous livreraient, sans faire de difficultés, franco à la frontière. Les Britanniques, les Français et les Italiens agiront comme nous le voudrons. L’Australie et le Canada sont aux ordres des Américains. Il reste les Chinois, d’accord ; mais je serais vous, je tenterais plutôt ma chance dans un KZ. D’autre part, dès votre retour à Berlin, vous me faites immédiatement savoir ce que vous avez découvert. Vu ? »

March fit signe que oui.

« Très bien. Le Führer dit que la Suisse est “une nation d’hôteliers”. Je vous recommande le Baur au Lac, sur la Tal Strasse, en surplomb du lac. Le grand luxe. Bel endroit pour la dernière nuit du condamné. »


De retour dans son bureau, comme un vrai petit touriste, March s’occupa de réserver sa chambre et sa place dans l’avion. Dans l’heure, on lui apporta son passeport. Le visa avait été tamponné : l’aigle omniprésente et le svastika entouré de guirlandes ; les espaces blancs réservés aux dates consciencieusement remplis de pattes de mouches bureaucratiques.

La durée des visas de sortie était en proportion directe du degré de fiabilité politique du demandeur. Les pontes du Parti avaient droit à dix ans ; cinq pour les membres du Parti ; les citoyens sans casier ni dossier, un an ; la lie des camps, rien, évidemment. Il venait de décrocher vingt-quatre heures. Il se retrouvait parmi les intouchables de la société, les rouspéteurs, les parasites, les spéculateurs, les crypto-criminels.

Il appela la division économique de la Kripo et se mit en contact avec l’expert en affaires suisses. Quand il mentionna la Zaugg, en demandant si la division avait des informations, l’homme au bout du fil se mit à rire.

« Vous disposez de combien de temps ?

— Commencez par le début.

— Ne quittez pas. »

L’homme déposa le combiné et alla chercher le dossier.

Zaugg et Cie avait été fondée en 1877 par un financier franco-allemand, Louis Zaugg. Hermann Zaugg, le signataire de la lettre, était le petit-fils du fondateur. Actuellement toujours directeur principal de la banque, Berlin avait ses activités à l’œil depuis plus de deux décennies. Dans les années quarante, Zaugg avait pas mal trafiqué avec des ressortissants plutôt douteux. On le soupçonnait, pour l’heure, d’avoir en dépôt plusieurs millions de Reichsmark — en espèces, œuvres d’art, lingots, bijoux, pierres précieuses…, le tout revenant de plein droit au Reich, mais les Finances ne parvenaient pas à obtenir l’accès. Ils essayaient depuis des années.

« Qu’est-ce qu’on a sur Zaugg personnellement ?

— Seulement des bricoles. Cinquante-quatre ans, marié, un fils. Une grande propriété sur le lac de Zurich. Très respectable. Très secret. Très bien introduit au gouvernement fédéral. »

March alluma une cigarette et prit un bout de papier. « Répétez-moi l’adresse. »


Max Jaeger fit irruption au moment où March lui rédigeait une note. Il avait poussé la porte avec son dos, les bras encombrés de dossiers, l’air poisseux, suant. Sa barbe de presque deux jours lui donnait une allure menaçante.

« Zavi, Dieu merci ! »

Il jeta un coup d’œil par-dessus ses paperasses.

« J’ai essayé de te joindre toute la journée. Où tu traînais ?

— Ici et là. C’est quoi ? Tes Mémoires ?

— La fusillade de Spandau. T’as entendu l’oncle Artur ce matin. (Il imita la voix nasillarde de Nebe.) Jaeger, vous pouvez retourner à vos occupations habituelles. »

Il laissa tomber les dossiers sur sa table. Le carreau de la fenêtre vibra. Une fine poussière se répandit dans le bureau.

« Dépositions des témoins et des invités à la noce. Rapports d’autopsie — ils ont extrait quinze balles de ce pauvre connard. »

Il s’étira, se frotta les yeux.

« Je pourrais roupiller une semaine d’affilée. Je te le dis : j’ai passé l’âge pour des trouilles comme celle de la nuit dernière. Mon cœur n’encaisse plus. (Il s’interrompit.) Bon Dieu ! Zavi, qu’est-ce que tu fous ? »

March soulevait la plante morte dans son pot. Il récupéra la clé.

« J’ai un avion à prendre dans deux heures. »

Jaeger regarda la valise.

« Ne dis rien… un congé ! Balalaïka sur les bords de la mer Noire. »

Il plia les bras et tendit les jambes dans une parodie de danse russe.

March secoua la tête en souriant.

« Que dis-tu d’une petite bière ?

— Ce que je dis d’une bière ? »

Jaeger, sans cesser de danser, était dans le couloir avant que March ait pu se retourner.


Le petit café de l’Oberwallstrasse était tenu par un inspecteur à la retraite de la Kripo, un certain Fischer. La salle, enfumée, puait la transpiration, la bière éventée et l’oignon frit. La plupart des clients étaient de la police. Les uniformes verts et noirs s’agglutinaient autour du comptoir ou se confondaient dans la pénombre des boxes lambrissés.

L’ours et le renard furent chaleureusement salués.

« On se paie des vacances, March ?

— Hé, Jaeger ! La prochaine fois, rapproche-toi un fifrelin du rasoir ! »

Jaeger insista pour payer. March choisit un compartiment de coin, cala sa valise sous la table et alluma une cigarette. Il en connaissait certains, ici, depuis dix ans. Les chauffeurs de Rahnsdorf avec leurs parties de poker et leurs blagues salaces. Les gros buveurs de la crime à Worth Strasse. Ceux-là, pas moyen de les rater. Walter Fiebes, seul au bout du bar, broyait du noir devant un verre de schnaps.

Jaeger se glissa sur la banquette et leva sa chope.

« Prost !

— Prost ! »

Max essuya la mousse sur ses lèvres.

« Bonnes saucisses, bons moteurs, bonne bière… les trois cadeaux de l’Allemagne au monde. »

Jaeger la sortait chaque fois qu’ils prenaient un verre ; March n’avait jamais eu le courage de le reprendre.

« Alors, c’est quoi, cette histoire d’avion ? »

Le mot, dans la bouche de Jaeger, semblait évoquer tout ce que le monde pouvait offrir d’exotisme. Le plus loin où il était allé, c’était la mer Noire l’été dernier — un camping de la Force par la Joie, près de Gotenburg, vacances familiales.

March tourna légèrement la tête, un regard furtif de chaque côté. Le coup d’œil à l’allemande. Personne dans les boxes voisins. Au zinc, ça criait et riait ferme.

« Je vais en Suisse. Nebe m’a accordé un visa de vingt-quatre heures. La clé que tu viens de voir au bureau, je l’ai piquée dans le coffre de Stuckart. Elle ouvre un coffre à Zurich. »

Jaeger écarquilla les yeux.

« C’est là qu’ils doivent planquer leurs trésors. Rappelle-toi Globus, ce matin : ils ont passé la camelote en fraude pour la fourguer en Suisse.

— Il y a autre chose. J’ai parlé à l’Américaine, Stuckart l’aurait appelée samedi dans la nuit. Pour une défection. »

Défection. L’acte innommable. Le mot resta suspendu dans l’air.

« Mais la Gestapo doit déjà savoir, Zavi. Sa ligne était sûrement sur écoute. »

March secoua la tête.

« Stuckart était trop fin. Il a utilisé la cabine en face de chez elle. (Il sirota sa bière.) Tu vois comment ça se goupille ? Je me sens dans la peau du mec qui descend un escalier dans le noir. D’abord, le cadavre dans la Havel s’avère être celui d’un alte Kämpfer. Puis, sa mort est liée à celle de Stuckart. Ensuite, la nuit dernière, mon seul témoin des agissements de Globus — le cadet Jost — se fait mettre sur la touche par deux SS sur ordre de l’Obergruppenführer. À présent, j’apprends que Stuckart voulait changer de camp. C’est quoi la prochaine ?

— Tu dégringoles dans l’escalier et tu te casses le cou. Voilà la prochaine.

— Pas mal vu. Et tu ne sais pas le pire. »

March parla du dossier sur lui à la Gestapo. Jaeger eut l’air pétrifié.

« Bon Dieu, merde. Tu comptes faire quoi ?

— J’ai envisagé de me tailler. J’ai même sorti tout mon fric de la banque. Mais Nebe a raison : personne ne m’accueillerait. (Il vida son verre.) Tu peux me rendre un service ?

— J’écoute.

— L’appartement de l’Américaine a été visité ce matin. Demande à l’Orpo de Schöneberg de jeter un coup d’œil à l’occasion. J’ai laissé l’adresse sur mon bureau. J’ai aussi filé ton numéro à la fille, en cas de pépin.

— Pas de problème.

— Et ceci : tu peux le donner à Pili ? »

Il tendit une enveloppe avec la moitié de la somme récupérée à la banque.

« Ce n’est pas énorme, mais je peux avoir besoin du reste. Ne le lâche pas avant qu’il ait l’âge de savoir qu’en faire.

— Merde, Zavi ! »

Max se pencha et le prit par l’épaule.

« T’en es pas là ? Si ? Vraiment ? »

March le fixa en silence. Jaeger grommela et regarda ailleurs.

« Oui. Eh bien… (Il fourra l’enveloppe dans une poche.) Si un de mes gosses me dénonçait à la Gestapo, c’est sûrement pas du pognon que je lui balancerais.

— C’est pas sa faute, Max. »

Faute, pensa March. Comment était-ce possible ? Un enfant de dix ans. Le petit avait besoin d’une image du père. Le Parti la fournissait. Stabilité, camaraderie, foi en un idéal… tout ce que March aurait dû, mais n’avait pu donner. La Pimpf attendait d’ailleurs des gosses qu’ils opèrent ce transfert au bénéfice de l’État. Non, il ne voulait ni ne pouvait blâmer son fils.

Jaeger versait dans la mélancolie.

« Une autre bière ?

— Désolé. »

March se leva.

« Il faut que je file. Je te dois une tournée. »

Jaeger suivit le mouvement.

« Quand tu reviens, Zavi, viens chez nous quelques jours. Les gamines passent la semaine à un camp de la Bund deutscher Mädel — tu prendras leur chambre. On pourra mettre quelque chose au point pour la cour martiale.

— Héberger un asocial… Dur à avaler pour la cellule du Parti.

— J’emmerde la cellule du Parti. »

C’était dit avec conviction. Jaeger tendit la main et March la secoua. Une grosse patte calleuse.

« Gaffe à toi, Zavi.

— Gaffe à toi, Max. »

6

Alignée le long des pistes du Flughafen Hermann Goering, étincelante dans le halo de kérosène, la toute dernière génération de jets commerciaux se laissait admirer : les Boeing bleu et blanc de la Pan-Am, les Junkers rouge, blanc et noir à croix gammée de la Lufthansa.

Berlin a deux aéroports. Le vieil aérodrome de Tempelhof, près du centre, pour les lignes intérieures. Le Hermann Goering pour le trafic international. Les nouveaux terminaux, longs et bas, de marbre et de verre, sont — évidemment — de Speer. Devant le hall des arrivées, une statue de Hanna Reitsch, l’aviatrice la plus célèbre d’Allemagne, fondue à partir de débris de Spitfire et de Lancaster. Elle semble scruter le ciel à la recherche d’éventuels intrus. Derrière la statue, un panneau annonce BIENVENUE À BERLIN, CAPITALE DU GRAND REICH ALLEMAND, en cinq langues.

March paya le chauffeur, le gratifia d’un pourboire, et remonta la rampe vers les portes automatiques. L’air était froid, presque artificiel, saturé de fuel, déchiré par la plainte incessante des tuyères. Les portes coulissèrent à son approche, se refermèrent dans son dos. Il fut soudain dans la bulle insonorisée du bâtiment des départs.

« Vol Lufthansa 401 à destination de New York. Les passagers sont priés de se rendre porte numéro huit pour embarquement… »

« Dernier appel pour le vol Lufthansa 014 à destination de Theoderichshafen. Les passagers… »

Il commença par aller au bureau de la Lufthansa ; son billet l’attendait. À l’enregistrement, son passeport fut soigneusement épluché par une blonde avec « Gina » épinglé sur son sein gauche et un insigne à svastika sur le revers.

« Le Herr Sturmbannführer souhaite confier ses bagages ?

— Non, merci. Je n’ai que ceci. »

Il tapota la petite valise.

La préposée lui rendit son passeport avec la carte d’embarquement glissée à l’intérieur. Son sourire était aussi éclatant et aussi dépourvu de joie qu’un éclairage au néon.

« Embarquement dans trente minutes. Bon voyage, Herr Sturmbannführer.

— Merci, Gina.

— Je vous en prie.

— Merci. »

Ils se saluaient comme deux hommes d’affaires japonais. L’aviation était un monde à découvrir, pour lui ; un univers étrange, avec ses rituels impénétrables.

Il suivit les indications vers les toilettes, choisit le compartiment le plus éloigné des lavabos, verrouilla la porte, ouvrit la valise, sortit le fourre-tout de cuir. Puis il s’assit et ôta ses bottes. La lumière blafarde ricochait sur les chromes et le carrelage.

Lorsqu’il fut déshabillé, il mit les bottes et l’uniforme dans le sac, enfonça le luger au milieu du tout, actionna et verrouilla la fermeture Éclair.

Cinq minutes plus tard, il réapparut, métamorphosé. Costume gris clair, chemise blanche, cravate bleu pâle et chaussures brunes ; le surhomme aryen était redevenu un citoyen normal. Il pouvait mesurer le changement dans la prunelle des gens. Finis les regards effrayés. À la consigne, où il déposa le fourre-tout, le préposé fut même franchement désagréable en lui tendant son reçu.

« Le perdez pas. Si vous le paumez, pas la peine de vous repointer ici. »

Il eut un geste désinvolte en direction du panneau, derrière lui :

« Avertissement. Les objets ne sont rendus que sur présentation du talon. »

Au contrôle des passeports, March s’attarda, notant mentalement le dispositif de sécurité. Obstacle Un : vérification des cartes d’enregistrement, impossibles à obtenir sans un visa en règle. Obstacle Deux : nouvel épluchage des visas. Trois membres de la Zollgrenzschutz, la police des frontières, stationnaient à la porte d’accès, armés de pistolets-mitrailleurs. L’homme âgé qui précédait March fut dévisagé avec une attention particulière ; le fonctionnaire parla à quelqu’un au téléphone avant de le laisser passer. Ils recherchaient toujours Luther.

Quand vint son tour, March vit à quel point son passeport intrigua le policier. Un SS-Sturmbannführer avec seulement un visa de vingt-quatre heures ? Les signes distinctifs normaux du rang et du privilège, d’ordinaire si clairs, étaient trop confus, indéchiffrables. La curiosité et la servilité se bousculaient sur le visage de l’homme. La servilité, comme toujours, l’emporta.

« Bon voyage, Herr Sturmbannführer. »

Passé l’obstacle, March put récapituler ses connaissances en matière de sécurité dans les aérogares. Les bagages passaient aux rayons-X. Fouille corporelle, ouverture du bagage. Inspection de chaque objet, trousse de toilette inventoriée, mousse à raser décapsulée et reniflée. Chaque fonctionnaire œuvrait avec le soin de celui qui sait qu’un avion détourné ou l’explosion d’une bombe terroriste lui vaudrait de passer les cinq années à venir dans un KZ. Finalement libéré des contrôles, il tapota sa poche intérieure pour, s’assurer que la lettre de Stuckart y était toujours, joua avec la petite clé de laiton au fond de sa poche. Au bar, il commanda un double whisky et alluma une cigarette.


Il embarqua dans le Junkers dix minutes avant le décollage.

C’était le dernier vol de la journée pour Zurich ; la cabine était pleine d’hommes d’affaires et de banquiers — costumes trois pièces sombres, tous plongés dans des feuilles financières roses. March avait un siège près d’un hublot. Le siège voisin était inoccupé. Il rangea sa valise dans le compartiment au-dessus de sa tête, s’installa et ferma les yeux. La sono diffusait en sourdine une cantate de Bach. À l’extérieur, les réacteurs s’enclenchèrent l’un après l’autre, remontant toute la gamme, en canon, du bourdonnement sourd au hurlement strident L’appareil tressauta légèrement et se mit à rouler.

March avait à peine fermé l’œil, ces dernières trente-six heures. La musique l’enveloppait, les vibrations le berçaient. Il s’endormit.

Il manqua la démonstration des procédures de sécurité. Le décollage perturba à peine ses rêves. Il ne remarqua pas davantage la personne qui se glissa dans le siège à côté du sien.

Quand il ouvrit les yeux, ils volaient à dix mille mètres, le pilote annonçait qu’ils passaient au-dessus de Leipzig. L’hôtesse se penchait vers lui ; désirait-il une boisson ? Il voulut répondre : « Un whisky », mais ne put articuler une syllabe. À côté de lui, apparemment plongée dans un magazine, il venait d’apercevoir Charlotte Maguire.


Le Rhin glissait sous eux ; une large boucle de métal en fusion dans le soleil couchant. March ne l’avait jamais vu d’en haut. « Patrie chérie, nul danger pour toi / Ta garde tient ferme le long du Rhin. » Les couplets de son enfance, tapotés sur le piano désaccordé de l’école, dans le gymnase plein de courants d’air. Qui les avait écrits ? Il ne s’en souvenait pas.

Le survol du fleuve était le signal : ils venaient de quitter le Reich, de passer en Suisse. Au loin, dans la brume, les montagnes gris-bleu ; en bas, les champs soigneusement délimités, les taches sombres des forêts de pins, le rouge des toits en pente, la blancheur des petites églises.

Quand il s’était réveillé, elle s’était moquée de son air égaré.

« Vous vous débrouillez peut-être avec les criminels endurcis, avec la Gestapo ou la SS, avait-elle plaisanté ; mais vous n’avez pas la moindre idée de ce que c’est, la bonne vieille presse américaine. »

Il s’était mis à pester ; elle avait répondu en écarquillant les yeux, l’air à la fois innocent et moqueur, comme les gamines de Max Jaeger. Un jeu naturellement forcé, donc très efficace. March était ferré, pris au piège de sa mauvaise humeur.

Puis elle avait insisté. Elle voulait tout expliquer, qu’il veuille ou non l’entendre, plaidait-elle en agitant dangereusement son gobelet de whisky. C’était simple, finalement. Il avait dit qu’il comptait être à Zurich ce soir. C’était le seul vol. Elle avait expliqué à l’aéroport qu’elle était l’assistante du Sturmbannführer March. Elle était en retard : était-ce possible d’avoir un siège voisin du sien ? Confirmation donc qu’il était à bord.

« Vous y étiez, conclut-elle. Endormi comme un bébé.

— Et s’ils vous avaient dit qu’aucun passager du nom de March n’était à bord ?

— J’y serais allée de toute façon. »

Le ton excédé du policier l’énervait.

« Écoutez. J’ai pratiquement toute l’histoire. Un trafic d’œuvres d’art. Deux dignitaires morts. Un troisième en fuite. Une tentative de défection. Un compte numéroté en Suisse. Au pire, seule, j’aurais pris un peu de couleurs à Zurich. Au mieux, j’aurais fait le coup du charme à M. Zaugg pour lui arracher une interview.

— Je vous fais confiance.

— Cessez de vous tracasser, Sturmbannführer. Je ne citerai pas votre nom. »

Zurich n’est qu’à une vingtaine de kilomètres au sud du Rhin. Ils perdaient de l’altitude. March termina son scotch et tendit son gobelet vers le chariot de l’hôtesse.

Charlotte Maguire vida le sien et le déposa près de celui de March.

« Nous avons le whisky en commun, Herr March. Au moins cela. »

Elle sourit.

Il se tourna vers le hublot. Elle avait le don de le tourner en bourrique, pensait-il. Le gros plouc teuton. D’abord, elle avait négligé de lui parler de l’appel de Stuckart. Puis elle l’avait manœuvré et était retournée avec lui à l’appartement. Ce matin, au lieu de l’attendre, elle avait été s’entretenir de banques suisses avec ce diplomate américain, Nightingale. Maintenant ceci. L’impression d’avoir en permanence une sale gamine sur les talons, collante, futée, casse-pieds, arnaqueuse, dangereuse. En douce, il tapota ses poches pour vérifier si la lettre et la clé y étaient toujours. Elle était fichue de les lui avoir piquées pendant qu’il dormait.

Le Junkers descendait rapidement. Comme dans un film accéléré, la campagne suisse défilait de plus en plus près. Un tracteur dans un champ, une route et quelques phares allumés dans la brume du crépuscule, puis — un bond, deux —, ils touchèrent le sol.

L’aéroport n’était pas comme il l’avait imaginé. Au-delà des ailes et des hangars, on ne distinguait que des collines boisées, aucun signe de ville. Un moment, il se demanda si Globus n’avait pas découvert sa mission, s’il n’avait pas dérouté l’avion. Ils venaient peut-être d’atterrir sur un terrain du sud de l’Allemagne. Puis il lut ZÜRICH sur le bâtiment principal.

À l’instant où l’avion s’immobilisait, les passagers — qui avaient fait la navette pour la plupart — s’étaient levés comme un seul homme. Elle aussi était déjà debout, récupérant son sac et ce ridicule imper bleu. Il en profita pour passer derrière elle.

« Excusez-moi. »

Elle parut oublier l’imper.

« Quel est le programme ?

— Je vais à mon hôtel, Fräulein. Ce que vous faites vous regarde. »

Il se glissa devant un gros Suisse qui fourrait des documents dans un attaché-case en cuir. La rapidité de la manœuvre laissa la jeune femme sur place. Il ne jeta pas un regard en arrière, se faufilant dans le couloir central, puis hors de l’avion.

Il marcha rapidement jusqu’au contrôle des passeports, dépassant la plupart des autres passagers, et se posta en tête de file. Dans son dos, il entendit le remue-ménage : elle essayait de le rattraper.

Le fonctionnaire suisse, un jeune homme sinistre avec une moustache tombante, parcourut son passeport.

« Affaires ou loisirs, Herr March ?

— Affaires. »

Assurément, affaires.

« Un moment. »

Le jeune homme décrocha le combiné devant lui, forma trois chiffres, pivota sur sa chaise et murmura quelque chose.

« Oui. Oui. Bien entendu. »

Il raccrocha et rendit son passeport à March.


Ils étaient deux, près du carrousel à bagages. Repérables à cent mètres : silhouettes trapues et cheveux coupés court, solides brodequins noirs, trench-coats beiges à ceinture. Des flics — les mêmes partout. Il les dépassa rapidement, sans un regard, sentit qu’ils lui emboîtaient le pas.

Il passa la douane sans s’arrêter, par le couloir « vert », et se retrouva dans le grand hall. Un taxi. Où étaient les taxis ?

Clip-clop, clip-clop. Elle arrivait.

L’air au dehors était de quelques degrés plus froid qu’à Berlin. Clip-clop, clip-clop. Il se retourna. Elle était là, avec son imper, agrippée à son sac, tanguant sur ses hauts talons.

« Allez-vous-en, Fräulein. Vous me comprenez ? Je dois vous faire un dessin ? Retournez en Amérique, allez publier votre histoire stupide. J’ai du boulot, ici. »

Sans attendre la réponse, il ouvrit la portière arrière du taxi, jeta sa valise et s’y engouffra.

« Baur au Lac ! »

Le chauffeur sortit de l’aérogare et prit l’autoroute, direction sud, vers la ville. Le jour était presque entièrement tombé. Tendant le cou pour voir par la lunette arrière, March repéra le taxi à dix mètres, suivi d’une Mercedes blanche banalisée. Seigneur ! Ça tournait au burlesque. Globus sur les traces de Luther, lui sur celles de Globus, Charlie Maguire sur les siennes, et la flicaille suisse derrière tout le monde. Il alluma une cigarette.

« Savez pas lire ? » bougonna le chauffeur.

Il désignait un panonceau : MERCI DE NE PAS FUMER.

« Bonjour la Suisse », soupira March.

Il baissa la vitre de quelques centimètres et le nuage bleu de fumée s’effilocha dans l’air glacé.

La ville était plus belle que prévu. Le centre lui rappela Hambourg. Les vieilles constructions regroupées à la pointe du lac. Les trams en livrée vert et blanc bringuebalant en bordure, devant les vitrines et les cafés éclairés. Le chauffeur écoutait la Voix de l’Amérique. À Berlin, ce n’était qu’un parasite ; ici, la réception était claire. « I wanna hold your hand, chantait une voix juvénile made in Liverpool. I wanna hold your ha-a-and ! » Un millier d’adolescentes hurlèrent.

Le Baur au Lac n’était séparé de la berge que par la largeur de la promenade. March paya la course en Reichsmark — on les acceptait partout sur le continent, c’était la monnaie commune européenne. La réception était aussi luxueuse que Nebe l’avait laissé entendre.

La chambre lui coûta un demi-mois de salaire. Bel endroit pour la dernière nuit d’un condamné. En se penchant pour signer le registre, il aperçut un éclair de plastique bleu à la porte, immédiatement suivi par deux imperméables beiges. Je suis comme une star, songea March en prenant l’ascenseur. Partout, dans mon sillage, deux gorilles et une jolie brune.


Il étala un plan de la ville sur le lit et s’assit sur le bord, s’enfonçant dans le matelas moelleux. Il avait tellement peu de temps. Comme une lame bleue, le lac de Zurich s’enfonçait à vif dans le lacis des rues. Selon le dossier de la Kripo, Hermann Zaugg possédait une propriété sur la Seestrasse. March trouva. La route ondulait le long de l’eau, à peu près à quatre kilomètres au sud de l’hôtel.

Quelqu’un frappa doucement à la porte. Une voix d’homme l’appela par son nom.

Quoi encore ? Il traversa la chambre et ouvrit vivement la porte. Un serveur attendait dans le couloir, avec un plateau. March le regarda bouche bée.

« Pardon, monsieur. Avec les compliments de la dame du 277.

— Ah, oui. Bien sûr. »

March s’écarta, l’homme entra avec hésitation, comme s’il s’attendait à un coup. Il déposa le plateau sur une table, traîna quelques secondes dans l’espoir d’un pourboire, puis — comme rien ne venait — s’éclipsa. March verrouilla la porte.

Sur la table, une bouteille de Glenfiddich, avec un carton et un seul mot, en français. « Détente ? »


Il s’était campé devant la fenêtre, cravate défaite, buvant à petits coups le whisky pur malt, le regard perdu sur l’étendue du lac. Des rubans de lumières jaunes suivaient les contours capricieux de l’eau noire ; sur la surface, de minuscules points rouges, verts et blancs rebondissaient et clignotaient. Il alluma une cigarette, la énième de la semaine.

Des gens riaient sur la promenade sous sa fenêtre. Une lumière glissait à vive allure sur le lac. Pas de Grand Dôme, pas de fanfares, pas d’uniformes. Pour la première fois depuis — combien ? un an au moins — il échappait à l’acier et au granit de Berlin. Oui. Il leva son verre et étudia le liquide pâle. D’autres vies existaient, d’autres villes.

Il remarqua qu’avec la bouteille, elle avait commandé deux verres.

Il revint s’asseoir au bord du lit et considéra le téléphone. Ses doigts tambourinèrent sur la console.

Folie pure.

Elle avait l’habitude de fourrer ses mains dans ses poches et elle restait ainsi, la tête légèrement penchée, avec un petit sourire. Dans l’avion, se souvenait-il, elle portait une robe de laine rouge avec une ceinture de cuir. Des bas noirs — ses jambes étaient belles. Et quand elle était furieuse ou amusée — elle était le plus souvent les deux en même temps —, elle ramenait ses cheveux derrière son oreille.

Les rires, dehors, s’étaient tus.

Vous étiez où, depuis vingt ans ? Cette question méprisante, dans l’appartement de Stuckart.

Elle savait tant de choses. Elle papillonnait autour de lui.

Les millions de Juifs qui ont disparu pendant la guerre

Le carton était dans sa main ; il se versa un autre verre, s’allongea sur le lit. Dix minutes plus tard, il souleva le combiné et parla à la téléphoniste.

« Chambre 277. »

De la folie. Folie.


Ils se retrouvèrent dans le hall, sous les frondaisons d’un palmier luxuriant. Dans un coin, un quatuor à cordes évoluait allègrement dans des morceaux choisis de La Chauve-souris.

« Le scotch est superbe.

— Une offre de paix.

— Acceptée. Merci. »

Il jeta un coup d’œil à la plus âgée des violoncellistes. Ses grosses jambes étaient vigoureusement écartées, comme si elle devait traire une vache.

« Dieu seul sait pourquoi je vous fais confiance.

— Et Lui seul sait pourquoi, moi, je me fie à vous.

— Règles de base, dit fermement March. Un : fini les mensonges. Deux : c’est moi qui décide, que ça vous plaise ou non. Trois : vous me soumettez ce que vous avez l’intention de publier, et si je vous demande de sucrer, exécution. D’accord ?

— Marché conclu. »

Elle sourit et tendit la main. Il la serra. La paume était fraîche, ferme. Pour la première fois, il remarqua la montre d’homme à son poignet.

« Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ? » demanda-t-elle.

Il lâcha sa main.

« Prête à sortir ? »

Elle portait toujours la robe rouge.

« Oui.

— Papier, crayon ? »

Elle tapota la poche de son imper.

« Jamais sans !

— Comme moi. Parfait. En avant. »


La Suisse était un minuscule pôle de lumière au cœur d’une immensité obscure. Des ennemis tout autour : Italie au sud, France à l’ouest, Allemagne au nord et à l’est. Sa survie tenait du prodige : le « miracle suisse », comme on l’appelait.

Le Luxembourg était devenu le Moselland, l’Alsace-Lorraine la Westmark ; l’Autriche, l’Ostmark. Même scénario pour la Tchécoslovaquie — le petit bâtard de Versailles n’était plus que le protectorat de Bohême et de Moravie. La Pologne, la Lettonie, la Lituanie, l’Estonie : gommées de la carte. À l’est, l’Empire allemand s’était taillé quatre Reichskommissariats, Ostland, Ukraine, Caucase et Moscovie.

À l’ouest, douze nations — Portugal, Espagne, France, Irlande, Grande-Bretagne, Belgique, Pays-Bas, Italie, Danemark, Norvège, Suède et Finlande — avaient lié leur sort à celui de l’Allemagne, par le Traité de Rome, et formaient l’espace économique européen. L’allemand était la deuxième langue officielle dans toutes les écoles. Les gens rêvaient de voitures allemandes, écoutaient des stations radio allemandes, regardaient des chaînes télé allemandes, travaillaient pour des firmes devenues allemandes, se plaignaient du comportement des touristes allemands sur les lieux de vacances… et les équipes sportives allemandes l’emportaient dans toutes les disciplines et les rencontres internationales, sauf au cricket, que seuls les Britanniques peuvent comprendre.

Dans cet environnement, la Suisse restait neutre. Le Führer n’avait pas réellement voulu cette situation. Mais le temps, pour les états-majors de la Wehrmacht, de peaufiner leur plan de conquête, et le gel de la guerre froide avait tout figé. La Confédération subsista, miette de no man’s land, incroyablement utile et de plus en plus profitable aux deux camps — on pouvait à loisir s’y rencontrer et traiter en secret.

« Tu ne croiseras que trois catégories de bipèdes en Suisse, lui avait expliqué le spécialiste de la Kripo. Les espions américains, les espions allemands, et les banquiers helvètes qui s’arrangent pour pomper le fric. »

Au siècle précédent, les banquiers s’étaient établis sur la rive nord du lac de Zurich — y formant comme une riche croûte, un épais dépôt abandonné par des marées d’argent. Comme à Schwanenwerder, leurs villas n’offraient au regard que l’apparence vide et nette de clôtures élevées et de portes infranchissables, derrière des écrans d’arbres touffus.

March se pencha pour parler au chauffeur :

« Ralentissez ici. »

La procession s’était étoffée. En tête, le taxi avec March et Charlotte, puis les deux policiers, chacun dans une voiture. Bellerive donnait dans Seestrasse. March comptait les numéros.

« Arrêtez ! »

Le taxi monta sur le trottoir. Les voitures banalisées les dépassèrent. Cent mètres plus loin, l’éclat des feux arrière signala leurs coups de frein.

Charlie regardait autour d’elle.

« Et maintenant ?

— Maintenant, on jette un coup d’œil sur la propriété du Dr Hermann Zaugg. »

March paya le chauffeur, qui exécuta un rapide demi-tour et disparut en direction du centre de la ville. La route était déserte.

Toutes les villas étaient solidement protégées, mais celle de Zaugg, la troisième sur la route, était une forteresse. Des portes métalliques massives, hautes de trois mètres, flanquées de murs de pierre. Une caméra de sécurité couvrait l’entrée. March prit Charlotte par le bras et ils passèrent devant, comme des amoureux en balade. Ils traversèrent la route et se postèrent en face, dans une allée. March regarda sa montre. Vingt et une heures et des poussières. Cinq minutes s’écoulèrent. Il allait proposer de s’en aller quand, avec un claquement sec puis un vrombissement de machinerie, les battants commencèrent à s’écarter.

« Quelqu’un sort…

— Non. (March fit un mouvement de menton en direction de la route.) Quelqu’un arrive. »

La limousine était aussi imposante que puissante : une voiture anglaise, une Bentley noire. Elle venait du centre, à vive allure, freina et bifurqua pour s’engager dans l’entrée. Un chauffeur et un autre homme à l’avant ; à l’arrière, un éclair de cheveux argentés — Zaugg probablement. March n’eut que le temps de noter la faible hauteur du châssis de la voiture. L’un après l’autre, les pneus avaient absorbé le choc au contact du trottoir — whump, whwnp, whump, whump. La Bentley s’éloignait.

Les portes se mirent à se refermer, puis se bloquèrent. Deux hommes apparurent, marchant rapidement.

« Vous ! cria l’un d’eux. Restez où vous êtes ! »

Il atteignait la chaussée. March agrippa Charlie par le coude. Au même moment, l’une des voitures de police arriva en marche arrière, boîte de vitesses hurlante. L’homme regarda sur sa droite, hésita et recula.

La voiture achevait sa course. La vitre était baissée. Une voix anxieuse lança :

« Merde, bordel. Montez ! »

March ouvrit la portière arrière, poussa la fille et se glissa à sa suite. Le policier suisse tourna sur les chapeaux de roues et accéléra vers la ville. Le gorille de Zaugg avait déjà disparu ; les portes achevèrent de se fermer bruyamment.

March tourna la tête pour regarder.

« Vos banquiers sont tous aussi bien protégés ?

— Dépend de qui ils fréquentent. »

Le policier ajusta le rétroviseur pour les voir. Un homme dans la quarantaine — bien sonnée —, les yeux injectés.

« Vous prévoyez d’autres épisodes de cet ordre, Herr March ? Une petite castagne quelque part ? Ça nous aiderait d’être un peu prévenus.

— Je croyais que vous étiez là pour me filer, pas pour me chouchouter.

— Suivre et protéger si nécessaire, voilà les ordres. Mon coéquipier est dans l’autre bagnole. Pour nous, la journée a été foutrement longue — excusez l’expression, Fräulein. À propos, personne n’a parlé d’une femme dans cette affaire.

— Vous pouvez nous déposer à l’hôtel ? » demanda March.

Le flic grommela.

« J’ajoute donc chauffeur à la liste de mes obligations ? »

Il brancha sa radio et rassura son équipier : « Panique terminée. On rentre sur le Baur au Lac. »

Charlotte Maguire avait son bloc-notes ouvert sur ses genoux.

« Qui sont ces gens ? »

March hésita. Après tout, quelle importance ?

« L’inspecteur et son collègue sont membres de la police helvétique ; ils sont ici pour s’assurer que je ne tente pas de faire défection à l’occasion de ce séjour hors frontières. Et aussi pour veiller à ce que je rentre entier.

— Toujours un plaisir d’assister nos collègues allemands.

— Le risque est réel ? demanda Charlotte.

— Apparemment.

— Mon Dieu. »

Elle écrivit quelque chose. March regarda ailleurs. Sur leur gauche, à un ou deux kilomètres, de l’autre côté du lac, les lumières de Zurich formaient un ruban jaune sur le noir de l’eau. Son haleine se condensait sur la vitre.

Zaugg revenait sans doute de son bureau. Tard, mais les fiers citoyens de Zurich bossaient dur pour gagner leur fric — douze ou quatorze heures par jour, ce n’était pas rare. La villa du banquier ne pouvait être atteinte que par la route — un seul chemin, ce qui contredisait la plus efficace des précautions en matière de sécurité : changer en permanence d’itinéraire. Et la Seestrasse, limitée d’un côté par le lac et ouverte de l’autre à plusieurs douzaines de rues, était un véritable cauchemar pour un responsable de la sécurité. Cela expliquait au moins un détail.

« Vous avez remarqué la voiture ? dit-il à Charlotte. Son poids, le bruit des pneus ? On en voit souvent à Berlin. Cette Bentley était blindée, (Il agita la main.) Deux gorilles, une porte de prison, des caméras dissimulées et une voiture à l’épreuve des balles. Quelle sorte de banquier est-ce ? »

Il ne distinguait pas vraiment ses traits, dans l’ombre, mais il sentait son excitation à ses côtés. Elle dit :

« Nous avons la lettre d’autorisation, n’oubliez pas. Cette sorte de banquier, comme vous dites, est notre banquier. »

7

Ils dînèrent dans un restaurant de la vieille ville ; un endroit avec linge de table pur lin et argenterie massive, où les serveurs se postaient derrière les convives et soulevaient avec ensemble les cloches d’argent des plats, comme des conjurés exécutant un tour de passe-passe. L’hôtel lui avait coûté la moitié d’un mois de salaire ; le repas épongerait l’autre moitié, mais March s’en fichait.

Elle ne ressemblait à aucune des autres femmes qu’il avait pu rencontrer. Rien de comparable avec les ménagères de la Ligue des Femmes du Parti, toutes parfaitement Kinder, Kirche und Küche — dîner prêt sur la table pour le mari, uniforme fraîchement repassé, cinq enfants endormis à l’étage. Et si une vraie jeune fille national-socialiste se gardait des cosmétiques, du tabac et de l’alcool, Charlie Maguire, elle, abusait sans complexe des trois. La lumière des bougies avait adouci ses yeux sombres ; elle parlait avec animation de New York, des reportages à l’étranger, du séjour de son père à Berlin, de la veulerie de Joseph Kennedy, de politique, d’argent, des hommes, d’elle-même.

Elle était née à Washington DC au printemps 1939. (« Le dernier printemps de paix, dans tous les sens », comme disent mes parents.) Son père, rentré de Berlin, avait réintégré le département d’État. Sa mère s’essayait à une nouvelle carrière, mais après 1941, elle était déjà bien heureuse de ne pas être l’objet de mesures d’internement. Après la guerre, dans les années cinquante, Michael Maguire avait été ambassadeur à Omsk, la capitale de ce qui restait de la Russie. Un endroit trop dangereux pour emmener quatre enfants. Charlotte avait été confiée à des institutions huppées de Virginie ; Charlie avait laissé tomber l’école à dix-sept ans, en révolte contre tout ce qui pouvait exister.

« Je suis montée à New York. Tenter ma chance comme actrice. Le bide. J’ai tâté du journalisme ; ça marchait mieux. Inscription à Columbia — au grand soulagement de papa. Là-dessus — faudrait pas croire ! — , une liaison avec M. Prof. (Elle secoua la tête.) Ce qu’on peut être conne. (Elle souffla la fumée de sa cigarette.) Il reste du vin là-dedans ? »

March lui versa le fond de la bouteille et en commanda une autre. Il semblait que ce fût à lui de dire quelque chose.

« Pourquoi Berlin ?

— Une occasion de quitter New York. L’origine allemande de ma mère facilitait les démarches pour le visa. Il faut l’admettre : World European Features n’a pas vraiment la surface que suppose le nom. Deux mecs dans un bureau avec un télétype, dans la partie merdique de la ville. Pour être honnête, toujours, ils étaient bien contents d’avoir trouvé quelqu’un avec un visa pour Berlin. Même moi. »

Elle le regarda ; ses yeux brillaient.

« Je ne savais pas qu’il était marié, vous voyez, M. Prof. (Elle claqua les doigts.) Grave négligence dans l’investigation, non ?

— Ça s’est terminé quand ?

— L’année dernière. Je suis venue en Europe pour leur montrer à tous que je pouvais y arriver. Surtout à lui. Voilà pourquoi ça m’a rendue malade, l’idée de l’expulsion. Bon sang, la perspective de les revoir… (Elle avala une gorgée de vin.) Peut-être une fixation sur l’image du père. Quel âge avez-vous ?

— Quarante-deux.

— Pan ! mon créneau. »

Elle lui sourit par-dessus son verre.

« Auriez intérêt à vous méfier. Vous êtes marié ?

— Divorcé.

— Divorcé ! Prometteur. Dites-moi tout sur elle. »

Sa franchise le prenait chaque fois de court, garde baissée.

« Elle était… (Il se reprit.) Elle est… »

Il se tut. Comment résumait-on quelqu’un à qui l’on a été marié neuf ans, dont on est divorcé depuis sept ans, et qui vient de vous balancer aux autorités ?

« Elle n’est pas comme vous. »

C’est tout ce qu’il trouva à dire.

« Ce qui signifie ?

— Elle n’a pas d’idées à elle. Elle se préoccupe de ce que pensent les gens. Elle est aigrie.

— À cause de vous ?

— Évidemment.

— Elle voit quelqu’un d’autre ?

— Oui. Un bureaucrate du Parti. Bien plus convenable que moi.

— Et vous ? Quelqu’un ? »

Un avertisseur se déclencha dans sa tête. Plongée, plongée, plongée. Deux liaisons depuis le divorce. Une institutrice qui louait l’appartement en dessous du sien et une jeune veuve qui enseignait l’histoire à l’université — une autre relation de Rudi Halder. Il soupçonnait parfois Rudi de penser que son unique mission sur terre était de lui dénicher quelqu’un. Chaque aventure avait duré quelques mois, le temps pour l’une comme pour l’autre de se fatiguer des appels de dernière minute, depuis le Werderscher Markt : « Un truc qui nous tombe dessus. Je suis désolé… »

Au lieu de répondre, March ironisa :

« Toutes ces questions ! Vous auriez dû être flic. »

Elle fit la moue.

« Si peu de réponses. Vous auriez dû être journaliste. »


Le serveur remplit leurs verres. Quand il se fut éloigné, elle reprit :

« Vous savez, la première fois que je vous ai vu, je vous ai détesté sur-le-champ.

— Oui. L’uniforme. Ça vous dépare un homme.

— Cet uniforme-. Dans l’avion, cet après-midi, je vous ai à peine reconnu. »

March découvrit une autre raison à sa bonne humeur. Il n’avait à aucun moment aperçu le reflet noir de sa propre silhouette, ni vu personne se recroqueviller à son approche.

« Dites-moi. Comment voit-on les SS en Amérique ? »

Elle roula les yeux.

« Oh, merde, March ! S’il vous plaît. Ne fichons pas en l’air une bonne soirée.

— Je m’interroge vraiment. Je voudrais savoir. »

Il devait l’amadouer, la contraindre à parler.

« Eh bien. Comme des criminels. Des sadiques. L’incarnation du mal. Ce genre de commentaires. C’est vous qui insistiez. Je ne vous vise pas, O.K. ? D’autres questions ?

— Un million. Faudrait une vie.

— Une vie ! Bon, allez-y ! J’avais rien prévu de particulier. »

Il resta un moment comme sonné, paralysé par le choix. Par où commencer ?

« La guerre à l’Est. À Berlin, on n’entend parler que de victoires. Mais la Wehrmacht doit rapatrier ses cercueils de nuit, par trains spéciaux ; personne ne peut chiffrer les pertes.

— J’ai lu quelque part une estimation du Pentagone : cent mille Allemands tués depuis 1960. La Luftwaffe écrase les villes russes sous les bombes, jour après jour, mais d’autres hommes prennent aussitôt le relais. Vous ne pouvez vaincre car ils n’ont plus de repli possible. Et vous ne pouvez utiliser la bombe par crainte d’une riposte — la nôtre, et c’est la planète qui explose.

« Quoi d’autre ? »

Il essayait de penser aux gros titres.

« Goebbels prétend que notre technologie spatiale ridiculise la vôtre.

— À l’heure actuelle, je crois que c’est vrai. Peenemünde a mis ses satellites sur orbite des années avant nous.

— Winston Churchill vit encore ?

— Oui. C’est un très vieux monsieur, maintenant. Au Canada. Il s’est installé là. La reine aussi. (Elle nota sa perplexité.) Élisabeth prétend au trône de son oncle.

— Et les Juifs ? Que disent les Américains ? Qu’avons-nous fait ? »

Elle secoua la tête.

« Pourquoi insistez-vous ?

— S’il vous plaît. La vérité.

— La vérité ? Comment la saurais-je ? »

Elle avait haussé le ton ; elle criait presque. Le couple à la table voisine tourna la tête.

« Nous en venons à percevoir l’Allemagne comme un monde extra-terrestre. La vérité n’y a plus de pertinence.

— Parfait. Alors que dit la propagande ? »

Elle regarda ailleurs, exaspérée, puis le fixa à nouveau, avec tant d’intensité qu’il eut du mal à soutenir son regard.

« Très bien. On raconte que vous avez nettoyé l’Europe de toute créature juive vivante — hommes, femmes, enfants. On dit que vous les avez expédiés dans des ghettos à l’Est, où des milliers sont morts de malnutrition et de maladie. Puis vous avez repoussé les survivants encore plus à l’est. La suite, personne ne la sait. Quelques rescapés ont pu se réfugier en Russie, par l’Oural. J’en ai vu à la télé. Des vieux types plutôt curieux dans l’ensemble ; un peu dingues. Ils parlent de fosses d’exécution, d’expériences médicales, de camps où l’on entre mais dont personne ne sort. Ils évoquent des millions de morts. Là-dessus, interview de l’ambassadeur d’Allemagne, avec son beau costard, et il assure que tout cela n’est que pure propagande communiste. Personne n’a donc la moindre idée de ce qui est vrai et de ce qui ne l’est pas. Et je vous dirai autre chose : la plupart des gens s’en tamponnent. (Elle se rejeta en arrière.) Satisfait ?

— Je suis désolé.

— Moi aussi. »

Elle tendit la main vers sa cigarette, mais s’immobilisa, le fixant à nouveau droit dans les yeux.

« C’est ça, votre revirement à l’hôtel, n’est-ce pas ? Rien à voir avec le whisky. Vous vouliez me pomper des infos. (Elle se mit à rire.) Et moi qui croyais que je vous manipulais. »


Après, l’atmosphère fut plus détendue. Ce qui flottait de délétère entre eux s’était dissipé. Il parla de son père, la façon dont il avait reproduit son itinéraire, jusqu’à la marine ; de quelle manière il s’était retrouvé dans la police et comment, y prenant goût, elle était devenue pour lui presque une vocation.

Elle dit :

« Je continue à ne pas comprendre.

— Quoi ?

— Cet uniforme. »

Il reprit du vin.

« Oh, la réponse est simple. En 1936, la Kriminalpolizei a été fusionnée à la SS ; les officiers devaient accepter un grade SS honoraire. J’avais donc le choix : inspecteur avec cet uniforme, et essayer de travailler un peu proprement ; ou autre chose sans l’uniforme, et ne servir strictement à rien. »

Et comme c’est parti, même ce choix, je ne l’aurai bientôt plus.

Elle inclina la tête, à sa façon, et fit signe qu’elle saisissait.

« En un sens, ça se tient. »

Il se sentit soudain fébrile. Il se dégoûtait.

« Non, ça ne tient pas. C’est des conneries, Charlie. »

C’était la première fois qu’il l’appelait ainsi — elle le lui avait demandé au début du repas. Cela sonnait presque comme une déclaration. Il s’empressa de poursuivre :

« C’est ce que je raconte à tout le monde, surtout à moi, depuis dix ans. Malheureusement, même moi j’ai cessé d’y croire.

— Mais ce qui s’est passé — le pire de ce qui s’est passé — date de la guerre. Vous n’y étiez pas. Vous venez de me le raconter : vous étiez en mer. »

Il considéra son assiette en silence. Elle continuait :

« Et de toute façon, la guerre, c’est différent. Tous les pays commettent des atrocités. Le mien a lâché une bombe atomique sur des civils japonais — un quart de millions de morts en quelques secondes. Et les Américains sont les alliés des Russes depuis vingt ans. Vous vous souvenez de ce que les Russes ont fait ? »

Il y avait du vrai dans ce qu’elle disait. À mesure qu’ils progressaient vers l’est, et à commencer par les milliers de corps de la forêt de Katyn, les Allemands avaient découvert les fosses communes des victimes de Staline. Des millions de morts, dans les famines, les purges, les déportations des années trente. Personne ne savait le nombre exact. Les tranchées d’exécution, les chambres de torture, les goulags au-delà du cercle polaire — tous soigneusement conservés à présent, comme monument aux victimes, comme musées du mal bolchevique. On y emmenait les enfants des écoles ; d’anciens prisonniers guidaient les visiteurs. Un important courant historique se consacrait à l’étude des crimes du communisme. La télévision programmait des documentaires sur l’holocauste stalinien — des crânes blanchis et des squelettes ambulants, des cadavres remués au bulldozer et des restes de femmes et d’enfants couverts de terre, ligotés par du fil de fer et abattus d’une balle dans la nuque.

Elle posa sa main sur la sienne.

« Le monde est ce qu’il est. Même moi, je peux m’en rendre compte. »

Il parla sans la regarder.

« Oui. Très bien. Mais tout ce que vous me dites, on me l’a déjà servi. “C’était il y a longtemps” ; “C’était la guerre” ; “Les Ruskoffs ont fait pire” ; “Que peut-on espérer faire seul ?”, Dix ans que tout le monde me chuchote ça. Personne ne va plus loin dans le risque d’ailleurs : chuchoter. »

Elle retira sa main et alluma une autre cigarette, tournant et retournant le petit briquet en or entre ses doigts.

« Quand j’ai débarqué à Berlin, mes parents m’avaient donné cette liste de gens qu’ils avaient connus. Beaucoup dans le milieu du théâtre, des artistes — des amis de ma mère. Je suppose — en toute logique — que plusieurs étaient juifs, ou homosexuels. Et je les ai cherchés. Ils étaient partis, évidemment. Ça ne m’a qu’à moitié surprise. Mais ils n’avaient pas seulement disparu. C’était comme s’ils n’avaient jamais existé. »

Elle tapota doucement le bord du briquet sur la nappe. Il remarqua ses doigts, minces, non manucurés, sans bijoux.

« Bien sûr, des gens vivaient là où ils avaient vécu. Souvent des vieux. Ils devaient savoir, non ? Ils demeuraient là, sans expression, rien. Regardant la télé, buvant des tisanes, écoutant de la musique. Rien, absolument rien ne restait.

— Regardez ceci. »

March prit la photo dans son portefeuille. Elle avait quelque chose d’incongru dans l’apparat de la salle — une vieillerie récupérée dans un grenier miteux, sur un éventaire aux puces.

Il la lui tendit. Elle étudia le cliché. Une mèche de cheveux glissa sur son visage, elle l’écarta d’un geste.

« Qui est-ce ?

— Quand j’ai emménagé dans mon appartement, après notre séparation, à Klara et à moi, il fallait le remettre à neuf — rien n’avait été fait depuis des années. J’ai trouvé ça sous le papier peint de la chambre. Pour tout vous avouer, j’ai littéralement démantelé cette pièce, mais il n’y avait rien d’autre. Ils s’appelaient Weiss. Mais qui sont-ils ? Où sont-ils ? Que leur est-il arrivé ? »

Il récupéra la photo, la replia, la rangea dans son portefeuille.

« Imaginez, une vie consacrée à démasquer des criminels, et insensiblement vous découvrez que les vrais assassins sont ceux pour qui vous travaillez. Vous faites quoi ? Surtout quand tout le monde vous répète de ne pas vous tracasser, que vous ne pouvez rien y changer, que c’était il y a bien longtemps ? »

Elle le regarda différemment.

« Je suppose qu’on devient fou.

— Ou pire. Sain d’esprit. »


Elle insista, malgré ses protestations, pour payer la moitié de la note. Il était presque minuit quand ils quittèrent le restaurant. Ils marchèrent en silence vers l’hôtel. Les étoiles se déployaient dans le ciel ; au bas de la ruelle en pente, le lac attendait.

Elle prit son bras.

« Vous vouliez savoir, ce matin… Ce garçon de l’ambassade, Nightingale… s’il était mon amant.

— C’était grossier de ma part. Je suis désolé.

— Je vous aurais déçu si j’avais répondu oui ? »

Il hésita.

Elle poursuivit :

« Eh bien, non ! Il aimerait bien… Pardon, ça paraît présomptueux.

— Absolument pas. Je suis certain que beaucoup le souhaiteraient.

— Je n’avais rencontré personne… »

N’avais.

Elle hésita.

« J’ai vingt-cinq ans. Je vais où je veux, je fais ce que bon me semble, je choisis qui j’aime. »

Elle se tourna vers lui, effleura sa joue. Sa main était tiède.

« Mon Dieu, je déteste sortir ce genre de… Pas vous ? »

Elle attira son visage contre le sien.


C’est curieux, pensa March après coup. Vivre sa vie dans l’ignorance du passé, du monde, de soi-même. Et comme c’est facile ! On se contente de cheminer, jour après jour, dans les sentiers que d’autres ont tracés pour vous, sans jamais lever la tête, enveloppé de leur logique, des langes au linceul. C’était une sorte de peur et de respect.

Bien, adieu donc à tout cela. Et quel soulagement d’en être sorti — peu importent, à présent, les conséquences.

Il ne tenait plus en place. Il passa son bras autour d’elle. Il avait tant de questions à lui poser.

« Holà ! holà ! (Elle riait, cramponnée à lui.) Assez. Stop. Je commence à craindre que tu ne me désires que pour ce que j’ai dans la tête ! »


Dans la chambre de Xavier, elle dénoua sa cravate et l’attira contre elle, une fois encore, ses lèvres douces contre les siennes. Sans cesser de l’embrasser, elle fit tomber le veston de ses épaules, déboutonna sa chemise. Ses mains parcoururent son torse, son dos, son ventre.

Elle s’agenouilla et tira sur sa ceinture.

Il ferma les yeux, resserra les doigts sur sa chevelure.

Puis il s’écarta doucement, s’accroupit pour lui faire face, souleva sa robe, la lui ôta. Déshabillée, elle rejeta la tête en arrière, secoua ses cheveux. Il voulait la connaître toute, embrassait son cou, ses seins, son ventre, humait son parfum, ébloui par la fermeté et la douceur de sa chair sous ses caresses, par le velouté de sa peau sous ses lèvres.

Elle le guida vers le lit, s’installa sur lui. La seule lumière venait du lac ; les ombres ondulaient autour d’eux. Quand il entrouvrit la bouche pour dire quelque chose, elle posa un doigt sur ses lèvres.

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