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Les médocs m’ont aidé à supporter les deux jours suivants, ceux du début de la rénov de la Mansion. Nous avons passé la nuit à ériger un échafaudage devant la façade, même si aucun travail véritable ne devait être effectué sur celle-ci… nous voulions juste donner l’impression de progrès rapides, et puis j’avais une idée.

J’ai travaillé aux côtés de Dan, qui me servait de secrétaire personnel : il gérait mes appels, cherchait les plans, surveillait l’apparition sur le Réseau des premières protestations du public Disney en apprenant la fermeture de la Mansion pour rénovation complète. Nous n’échangions pas la moindre parole superflue, restant côte à côte sans même nous regarder dans les yeux. De toute manière, je ne pouvais pas vraiment me sentir mal à l’aise en sa compagnie. Il ne m’en laissait jamais l’occasion, et puis nous étions très occupés à éloigner de la Mansion les visiteurs déçus. Nous avons d’ailleurs constaté avec consternation que ces derniers se rendaient en général droit au Hall Of Presidents.

La première réaction affolée concernant la mansion n’a guère tardé. Dan me l’a lue à voix haute sur sa VTH : « Hé ! Quelqu’un a entendu parler de travaux de maintenance à la HM ? En passant à côté pour aller visiter le nouveau H Of P, j’ai vu se préparer un grand chambardement : échafaudages, entrées et sorties de groupes de castmembers, vous voyez le topo. J’espère qu’ils ne sont pas en train de bousiller notre chère HM. Ne manquez pas le nouveau H Of P, à propos : très Bitchun.

— D’accord, ai-je dit. Qui a écrit ça, et est-ce qu’il figure sur notre liste ? »

Dan a réfléchi un instant. « Elle s’appelle Kim Wright, et elle est sur la liste. Bon whuffie, grosse fanactivité Mansion, lectorat important.

— Appelle-la. »

Telle était notre stratégie : recruter tout de suite les fans absolus pour les placer, en costume et munis d’outils démesurés ornés de chauves-souris, sur l’échafaudage où ils se livreraient à une pesante pantomime évoquant des zombies ouvriers en bâtiment. Suneep et son équipe finiraient par produire un lot de robots de téléprésence prêts à l’emploi, robots qu’on attribuerait à ces fans pour qu’ils se baladent dans les files d’attente et interagissent avec les visiteurs curieux. On rouvrirait la nouvelle Mansion au public dans quarante-huit heures, du moins en partie. L’échafaudage faisait une chouette publicité, un spectacle visuel qui susciterait la curiosité des hordes affluant au Hall Of Presidents de Debra. D’où du bouche à oreille.

Je suis un type plutôt futé.

Dan a expédié un message à cette Kim et a pu lui parler alors qu’elle débarquait des Pirates des Caraïbes. Je me suis demandé si c’était le genre de personne qu’il nous fallait : elle semblait terriblement éprise des rénovations effectuées par Debra et son équipe. Si j’avais eu davantage de temps, j’aurais lancé une vérification complète des antécédents pour chacun des noms figurant sur ma liste, mais il aurait fallu des mois.

Dan a échangé des banalités avec Kim, parlant à voix haute par égard à mon handicap, avant d’en venir à la raison de son appel. « Nous avons lu votre billet sur la rénov de la Mansion. Vous êtes la première à la remarquer, et nous nous demandions si ça vous intéresserait de venir en découvrir un peu plus sur nos projets. »

Son visage s’est crispé. « Elle s’est mise à hurler », m’a-t-il expliqué à voix basse.

Par réflexe, j’ai voulu afficher en VTH mes fichiers sur les fans de la Mansion que nous espérions embaucher. Bien entendu, ça n’a rien donné. J’avais eu ce réflexe à plus de dix reprises durant la matinée, et ce n’était pas près de changer. Mais ça ne m’énervait pas, rien ne semblait d’ailleurs pouvoir m’agacer, pas même le suçon tout juste visible sous le col de Dan. Le transdermique équilibreur d’humeur que je portais sur le biceps, conformément aux instructions du médecin, veillait à cette équanimité…

« Bien, bien. Nous sommes près du cimetière d’animaux, deux castmembers de sexe masculin en costume de la Mansion. Environ un mètre soixante-quinze et trente ans d’âge apparent. Vous ne pouvez pas nous manquer. »

Elle ne l’a pas fait. Elle est arrivée à petites foulées, hors d’haleine, tout excitée. Elle avait vingt ans d’âge apparent et s’habillait comme si c’était son âge réel, en pèlerine thermostatique branchée qui adhérait et se détachait de ses membres longs à double rotule. Très en vogue parmi les jeunes, dont la fille m’ayant tiré dessus.

Mais sa ressemblance avec mon assassin se limitait à la tenue et au corps. Elle n’avait pas de visage griffé : le sien présentait assez d’imperfections pour être celui de sa naissance, avec des yeux rapprochés, un nez large et un peu épaté.

J’ai admiré la manière dont elle évoluait dans la foule, une manière rapide et grossière, mais sans bousculer personne. « Kim, l’ai-je appelée lorsqu’elle est arrivée à proximité. Par ici. »

Elle a laissé échappé un cri de ravissement avant de filer en ligne droite dans notre direction. Même lancée à toute vapeur, elle naviguait assez bien dans la foule pour ne pas effleurer qui que ce soit. Une fois devant nous, elle s’est immobilisée d’un coup et a oscillé un peu. « Salut, Kim, enchantée ! » a-t-elle dit en me serrant la main avec l’étrange brusquerie des gens pourvus d’articulations supplémentaires. « Julius », me suis-je présenté avant d’attendre qu’elle répète le processus avec Dan.

« Bon, a-t-elle demandé, qu’est-ce qui se passe ? »

Je lui ai pris la main. « Kim, on a un boulot pour vous, si ça vous dit. »

Le regard brillant, elle m’a serré fort la main. « Je prends ! »

J’ai ri, Dan aussi. D’un rire poli de castmember, mais qui cachait notre soulagement. « Je devrais peut-être d’abord vous expliquer, ai-je suggéré.

— Allez-y, expliquez ! »

Elle m’a pressé à nouveau la main.

J’ai lâché la sienne avant de dresser un bref panorama de la rénovation prévue, sans évoquer Debra et ses adhocs. Kim a avalé le tout avec gourmandise. Elle m’a écouté les yeux écarquillés et la tête penchée vers moi. Déconcerté par son attitude, j’ai fini par demander : « Vous m’enregistrez ? »

Elle a rougi. « J’espère que ça ne vous gêne pas ! Je commence un nouvel album-souvenir sur la Mansion. J’en ai un pour chaque attraction du Parc, mais celui-ci va faire un carton ! »

Je n’avais pas pensé à ça. Rendre publique l’activité des adhocs était tabou à l’intérieur du Parc, aussi ne m’était-il pas venu à l’idée que les nouveaux castmembers recrutés par nos soins voudraient tout enregistrer dans le moindre détail avant de le mettre en ligne sur le Réseau, histoire de récupérer un paquet de whuffie.

« Je peux arrêter », a proposé Kim. Comme elle semblait ennuyée, j’ai vraiment commencé à comprendre l’importance de la Mansion pour ceux que nous recrutions et à quel point ce que nous leur proposions relevait du privilège.

« Inutile, ai-je décidé. Montrons au monde notre manière de travailler. »

Nous sommes descendus avec Kim par un utilidor pour nous rendre dans la salle des costumes. Elle y est arrivée à moitié nue, arrachant littéralement ses vêtements dans sa hâte de jouer un personnage. Sonya, une adhoc de Liberty Square que nous avions affectée aux costumes, lui en avait déjà préparé un, une tenue pourrissante de bonne avec une ceinture à outils démesurée.

Nous avons laissé Kim sur l’échafaudage, où elle appliquait d’une truelle énergique un substitut de ciment à base d’eau sur le mur, avant de l’enlever et de recommencer le processus à un autre endroit. La tâche me semblait ennuyeuse, mais il faudrait sans doute y arracher Kim le moment venu.

Nous avons repris notre exploration du Réseau, à la recherche du prochain candidat.


À l’heure du déjeuner, nous avions dix nouveaux castmembers en train de s’activer sur l’échafaudage avec une perceuse, un marteau ou une truelle, de pousser des brouettes noires, de chanter « Grim Grinning Ghosts » et, dans l’ensemble, de s’éclater comme des bêtes.

« Ça suffira », ai-je affirmé à Dan. J’étais épuisé et trempé de sueur, et le transdermique me démangeait sous mon costume. Malgré l’euphorisant qui circulait dans mon système sanguin, je ressentais un soupçon de mauvaise humeur peu convenable pour un castmember. J’avais besoin de passer hors scène.

Soutenu par Dan, je me suis éloigné en boitillant. « C’était une idée géniale, Julius. Vraiment », m’a-t-il murmuré à l’oreille au moment où nous atteignions l’utilidor.

Le cœur empli de fierté, j’ai pris un wagonnet avec lui jusqu’à l’Imagineering. Suneep avait affecté trois de ses assistants à la première génération de robots de téléprésence mobiles pour l’extérieur de l’attraction et promis un prototype dans l’après-midi. Les robots ne posaient guère de problèmes – il s’agissait en fait de matériel standard –, mais on ne pouvait en dire autant des costumes et de la cinématique. Penser à ce que Suneep allait inventer avec sa bande de super-génies hypercréatifs m’a un peu déridé, tout comme me trouver hors de vue du public.

On aurait dit qu’une tornade avait traversé le labo de Suneep. Des groupes d’Imagineers entraient ou sortaient avec des gadgets ésotériques, ou discutaient en petits comités dans les coins tout en criant ce qu’affichait leur VTH. Au milieu de ce maelstrôm, Suneep semblait refréner à grand-peine une envie de crier « Youpi ! ». De toute évidence, il était dans son élément.

Il a ouvert les bras en nous voyant, les a écartés pour englober tout ce chaos dément et bredouillant. « Quelle merveilleuse floumgouberie ! a-t-il crié pour se faire entendre dans le vacarme.

— En effet, lui ai-je accordé. Le prototype avance ? »

Suneep a eu un geste distrait, ses doigts trapus décrivant des banalités dans l’atmosphère. « Chaque chose en son temps, chaque chose en son temps. J’ai mis cette équipe au travail sur autre chose, une routine cinématique pour une catégorie de fantômes volants gardés en sustentation par des poches de gaz… silencieux et effrayants. C’est de la vieille technologie d’espionnage, et ça se met magnifiquement en place ! Regarde ! » Il a pointé le doigt vers moi en projetant des données dans ma direction, j’imagine.

« Je suis hors ligne », lui ai-je gentiment rappelé.

Il s’est frappé le front, a pris une seconde pour écarter les cheveux retombés sur son visage et m’a adressé un geste d’excuse. « Ah oui, bien sûr. Tiens ! » Il a déroulé un écran à cristaux liquides qu’il m’a tendu. Un vol de fantômes a dansé sur l’écran, avec la scène de la salle de bal comme décor. Plus amusants qu’effrayants, ils étaient thématiquement cohérents avec les fantômes actuels de la Mansion et leurs visages me disaient quelque chose. En regardant autour de moi dans le labo, j’ai réalisé qu’ils caricaturaient ceux de divers Imagineers.

« Ah ! Tu as remarqué, a dit Suneep en se frottant les mains. Excellente plaisanterie, non ?

— Super, ai-je pris soin de répondre. Mais il me faut vraiment quelques robots en service demain soir, Suneep. On en a discuté, tu te souviens ? »

L’absence de robots de téléprésence limiterait mon recrutement aux fans du genre de Kim, ceux habitant la région. J’avais des projets de plus grande envergure.

Suneep a eu l’air déçu. « Bien entendu. On en a discuté. Je n’aime pas interrompre mon équipe quand elle a de bonnes idées, mais il y a un temps pour tout. Je la mets immédiatement dessus. Tu peux compter sur moi. »

Dan s’est retourné pour accueillir quelqu’un, aussi l’ai-je imité pour voir de qui il s’agissait. Lil. Bien entendu. La fatigue lui faisait des yeux de raton laveur. Elle a tendu la main vers celle de Dan et s’est ravisée en m’apercevant.

« Salut les gars ! a-t-elle lancé avec une nonchalance étudiée.

— Oh, bonjour ! » a répondu Suneep.

Il a pointé et plié le doigt dans sa direction – pour les fantômes volants, me suis-je dit. Les yeux de Lil se sont révulsés un instant, puis elle lui a adressé un signe de tête épuisé.

« Très bon, a-t-elle estimé. Je viens d’avoir des nouvelles de Lisa : les équipes d’intérieur sont dans les temps. Ils ont démantelé la plus grande partie des Animatroniques et ils sont en train de descendre le verre de la salle de bal. » On faisait apparaître les fantômes de cette pièce grâce à une énorme plaque de verre poli la coupant latéralement. Comme la plaque était trop grande pour qu’on la déplace en un seul morceau, on avait construit la Mansion autour. « Ils disent qu’il leur faudra deux jours pour le découper et le préparer à l’enlèvement. »

Nous avons senti descendre un silence gêné que le vacarme des Imagineers a aussitôt envahi.

« Tu dois être vannée, a fini par dire Dan.

— Et pas qu’un peu », ai-je répondu au moment où Lil disait : « Je suppose, oui. »

Elle et moi avons eu un sourire triste. Suneep nous a serrés dans ses bras, Lil et moi. Il dégageait une odeur exotique, cocktail de lubrifiant industriel, d’ozone et de fatigue.

« Vous devriez rentrer vous faire un petit massage, tous les deux, nous a-t-il dit. Vous méritez un peu de repos. »

Dan a croisé mon regard et secoué la tête en signe d’excuses. Je me suis extrait de l’étreinte de Suneep en le remerciant tranquillement, avant de m’éclipser pour m’accorder un bain chaud et quelques heures de sommeil au Contemporary.


Je suis revenu à la Mansion au coucher du soleil. Il faisait assez frais pour que je passe par l’extérieur, le costume roulé dans un sac à bandoulière, au lieu d’utiliser le confort climatisé et cliquetant des utilidors.

Le corps rafraîchi par la brise, j’ai soudain ressenti une irrésistible envie d’un temps authentique, du genre de climat dans lequel j’avais grandi à Toronto. On était en octobre, pour l’amour du ciel, et toute une vie de conditionnement me disait qu’on était en mai. Je me suis arrêté le temps de m’appuyer quelques instants à un banc, les yeux fermés. Spontanément, et avec la même netteté que sur une VTH, j’ai vu High Park à Toronto, revêtu de ses couleurs d’automne, d’ardents rouges et oranges, de teintes de conifères et de marron terreux. J’avais vraiment besoin de vacances.

En ouvrant les yeux, je me suis rendu compte que je me trouvais devant le Hall Of Presidents, dont la file d’attente passait devant moi pour s’étirer loin, très loin. Un rapide calcul mental m’a conduit à siffler entre mes dents : le nombre de personnes dans la file remplirait cinq ou six fois l’attraction… ce qui représentait au moins une heure d’attente. Le Hall n’attirait jamais autant de monde. Vêtue de vichy, Debra travaillait au tourniquet. Elle a croisé mon regard et m’a adressé un signe de tête assez sec.

Je suis parti vers la Mansion. Un chœur de zombies à la démarche traînante – des nouvelles recrues – s’était formé devant l’entrée, où il interprétait « Grim Grinning Ghosts » avec une nouvelle structure de chant/contre-chant. Quelques visiteurs chantaient avec eux, cédant à l’insistance des recrues perchées sur l’échafaudage.

« Eh bien, au moins, de ce côté-là, tout va bien », ai-je grommelé in petto. Et tout allait bien, en effet, à ceci près que je voyais, un peu à l’écart, des membres de l’adhoc nous observer, et pas avec bienveillance. Les fans les plus monomaniaques, s’ils permettent de juger la popularité d’une attraction, sont aussi assez chiants. Ils fredonnent la bande-son en silence, piquent des souvenirs et cherchent à frimer en vous harcelant de questions obséquieuses. Avec le temps, même le plus jovial des castmembers en vient à perdre patience, à les détester automatiquement.

Les adhocs de Liberty Square qui travaillaient sur la Mansion, après avoir été conduits à approuver une rénov et obligés d’y participer, devaient maintenant subir ces mégafans crâneurs. Si j’avais été là quand ça avait commencé – et non dans les bras de Morphée –, peut-être aurais-je pu défroisser leurs ego, mais je me demandais maintenant s’il n’était pas trop tard.

Il ne me restait plus qu’à essayer. Je me suis glissé dans un utilidor où j’ai enfilé mon costume avant de revenir en scène. Je me suis joint avec enthousiasme aux chanteurs, en allant jusqu’aux adhocs pour les faire participer, de gré ou de force.

Le temps que le chœur se retire, suant et épuisé, un groupe d’adhocs se tenait prêt à le remplacer, et j’ai escorté mes recrues dans une salle de repos hors scène.


Suneep n’a pas livré les prototypes de robots avant la semaine suivante, en me prévenant de surcroît qu’il aurait besoin d’une semaine supplémentaire pour me fournir ne serait-ce que cinq exemplaires de production. Il ne l’a pas dit, mais j’ai eu l’impression que son équipe, ravie de pouvoir travailler sans supervision des adhocs, échappait à tout contrôle. Nerveux, agité, Suneep lui-même semblait presque à bout. Je n’ai pas insisté.

De toute manière, j’avais des problèmes de mon côté. Les nouvelles recrues se multipliaient. J’avais fait installer un terminal dans ma chambre d’hôtel pour continuer à surveiller la manière dont les fans réagissaient à la rénov. Kim et ses collègues des environs engrangeaient des millions de visites par jour, accumulant du whuffie de la part de fans envieux qui, un peu partout dans le monde, se connectaient pour suivre leurs activités sur l’échafaudage.

Ce qui était conforme au plan. Le plan n’avait par contre pas prévu que les nouvelles recrues procèdent à leur propre recrutement, invitant leurs e-potes à descendre en Floride et les hébergeant sur leurs canapés ou dans leurs chambres d’amis, et viennent me demander de les enrôler.

Lorsque c’est arrivé pour la dixième fois, je suis allé parler à Kim dans la salle de repos. Son gosier s’activait, ses yeux parcouraient des mots invisibles à mi-distance. Elle devait sûrement rédiger un autre billet haletant pour expliquer à quel point il était merveilleux de travailler à la Mansion. « Salut, ai-je lancé. Tu as une minute à me consacrer ? »

Elle a levé l’index puis, un instant plus tard, m’a décoché un sourire radieux.

« Salut Julius ! Bien sûr !

— Si tu te changeais, qu’on puisse discuter en se promenant dans le Parc ? »

Kim portait son costume aussi souvent et aussi longtemps que possible. J’avais dû insister assez fermement pour qu’elle le fasse laver le soir au lieu de le porter chez elle.

Elle est passée à contrecœur au vestiaire revêtir sa pèlerine. Nous avons emprunté l’utilidor conduisant à la sortie de Fantasyland, où nous avons louvoyé entre les enfants accompagnés d’adultes qui, en cette fin d’après-midi, se précipitaient afin de former de longues files d’attente pour Blanche-Neige, Dumbo et Peter Pan.

« Tu te plais, ici ? » ai-je demandé à Kim.

Elle a eu un petit sursaut. « Oh, Julius, je vis les meilleurs jours de ma vie, promis ! Un rêve devenu réalité. Je rencontre un tas de personnes intéressantes et je me sens vraiment créative. Et puis je meurs d’envie d’essayer les équipements de téléprésence.

— Eh bien, je suis vraiment content de ce que toi et tes amis faites ici. Vous travaillez dur, vous produisez un bon spectacle. Et les chansons que vous avez mises au point me plaisent. »

Un de ces passements de pied à double rotule qu’on voyait désormais dans presque toutes les vids d’action l’a soudain placée devant moi, la main sur mon épaule, à me regarder dans les yeux.

« Un problème, Julius ? m’a-t-elle demandé d’un air grave. Parce que dans ce cas je préférerais qu’on en discute, au lieu de papoter. »

J’ai souri et lui ai ôté la main de mon épaule. « Quel âge as-tu, Kim ?

— Dix-neuf ans. Quel est le problème ? » Dix-neuf ans ! Mon Dieu, pas étonnant qu’elle soit si versatile. Et moi, alors, quelle est mon excuse ?

« Il n’y en a pas, Kim, je voulais juste discuter d’un truc avec loi. Les personnes que toi et les autres avez fait venir travailler avec moi sont vraiment d’excellents castmembers.

— Mais ?

— Mais nos ressources sont limitées. Les journées sont trop courtes pour que j’arrive à superviser les nouveaux, la rénov et le reste. Sans compter que jusqu’à la réouverture de la Mansion on n’a guère besoin de figurants. Je ne voudrais pas qu’on mette quelqu’un sur scène sans formation convenable, ou qu’on se retrouve à court d’uniformes ; je ne voudrais pas non plus que des gens fassent tout le voyage jusqu’ici pour s’apercevoir qu’on n’a pas de travail pour eux. »

Elle a eu l’air soulagé. « C’est tout ? Ne t’inquiète pas. J’ai discuté avec Debra, au Hall Of Presidents, et elle m’a dit pouvoir occuper tous ceux qu’on ne pourrait pas prendre à la Mansion… On peut même alterner entre les deux ! » De toute évidence, elle se félicitait de sa prévoyance.

Mes oreilles ont bourdonné. Debra avait toujours une longueur d’avance sur moi. Elle devait même avoir suggéré à Kim de procéder à des recrutements supplémentaires. Elle accueillerait les gens venus travailler à la Mansion, les convaincrait que les adhocs de Liberty Square les avaient injustement traités et les enrôlerait dans sa petite usine à whuffie pour mieux s’emparer de la Mansion, du Parc, de tout Walt Disney World.

« Oh, je ne pense pas qu’on en arrivera là, ai-je pris soin de répondre. Je ne doute pas qu’on trouvera du boulot pour tout le monde à la Mansion. Plus on est de fous, plus on rit. »

Kim a penché la tête d’un air perplexe, mais n’a rien dit. Je me suis mordu la langue. La douleur m’a ramené à la réalité et je me suis mis à penser production de costumes, plannings de formation et répartition de couchettes. Mon Dieu, si seulement Suneep pouvait terminer les robots !

« Comment ça, non ? » me suis-je énervé ce soir-là.

Lil a croisé les bras en me considérant avec colère. « Non, Julius. Ça ne passera pas. Le groupe n’est déjà pas content que les nouveaux en retirent toute la gloire, il ne nous laissera jamais en faire venir d’autres. Il ne va pas non plus cesser de travailler à la rénov pour les former, les costumer, les nourrir et les materner. Et comme chaque jour de fermeture de la Mansion fait perdre du whuffie aux adhocs, ils ne veulent pas de retard supplémentaire. Dave est déjà parti rallier Debra, et je suis sûre qu’il ne sera pas le seul. »

Dave, le connard qui n’avait cessé de dénigrer la rénovation durant l’AG. Bien sûr qu’il avait changé de camp. Lil et Dan se tenaient côte à côte sur le porche de la maison dans laquelle j’avais vécu. J’étais venu convaincre Lil de persuader les adhocs d’augmenter le nombre de recrues, mais la conversation ne se déroulait pas comme prévu. Ils ne me laissaient même pas entrer.

« Qu’est-ce que je dis à Kim, alors ?

— Ce que tu veux, a répondu Lil. C’est toi qui l’as fait venir… à toi de la gérer. Assume, pour une fois dans ta vie, merde. »

La discussion n’allait pas en s’améliorant. Dan m’a adressé un regard d’excuse. Lil m’a foudroyé du regard encore un instant avant de rentrer dans la maison.

« Debra s’en sort vraiment bien, a dit Dan. Les gens n’arrêtent pas de parler d’elle sur le Réseau. Du jamais-vu. Le flashage marche du tonnerre dans les boîtes de nuit : on y balance aux clients des rafales contenant dance mix et sauvegarde du DJ.

— Mon Dieu, ai-je fait. J’ai merdé, Dan. J’ai complètement merdé. »

Il n’a pas répondu, ce qui revenait à approuver.

En rentrant à l’hôtel, j’ai décidé qu’il fallait que je parle à Kim. Elle me posait un problème dont je n’avais pas besoin, un problème que je pouvais peut-être résoudre. Après avoir fait demi-tour dans un crissement de pneus, j’ai conduit ma voiturette jusque chez elle, une petite copropriété d’un complexe délabré qui, autrefois, avant Bitchun, avait été un village clos réservé au troisième âge.

On repérait facilement son logement : toutes les lumières en étaient allumées et un vague bruit de conversations traversait la porte à moustiquaire. J’ai monté les marches deux à deux et m’apprêtais à frapper quand j’ai reconnu une voix.

Celle de Debra : « Ah oui, oui ! disait-elle. Excellente idée ! Je n’avais jamais vraiment pensé à utiliser des acteurs de streetmosphere{Mot formé à partir de street (rue) et atmosphère qui désigne les animations des rues par des orchestres ou de faux tournages de films.} pour animer la zone d’attente, mais c’est tout à fait sensé. Vous faites tous un travail vraiment excellent à la Mansion… Trouvez-m’en d’autres comme vous, je les prends quand ils veulent au Hall ! »

J’ai entendu Kim et ses jeunes amis bavarder avec fierté et excitation. Envahi par la colère et la peur, je me suis soudain senti léger, froid et prêt à commettre une horreur.

J’ai redescendu les marches en silence pour regagner ma voiturette.


Il y a des gens incorrigibles. Il faut croire que j’en fais partie.

Je gloussais presque en songeant à la simplicité imparable de mon plan, au moment où je me glissais par l’entrée des artistes à l’aide de la carte d’identité obtenue quand mes systèmes étaient passés hors ligne, puisque je ne pouvais plus projeter mon autorisation sur la porte.

Je me suis changé dans des toilettes sur Main Street, enfilant une pèlerine noire qui me brouillait complètement les traits, puis coulé dans les ombres s’étalant devant les boutiques jusqu’aux douves du Château de Cendrillon. Furtif, j’ai escaladé la clôture et me suis accroupi pour gagner le quai, puis je suis descendu dans l’eau, où j’ai pataugé jusqu’à Adventureland.

En longeant l’entrée de Liberty Square, je me suis caché dans l’encoignure des portes chaque fois que j’entendais passer au loin des équipes de maintenance, et j’ai fini par arriver au Hall Of Presidents. En un clin d’oeil, j’y ai pénétré.

Fredonnant le thème de « It’s A Small World », j’ai extrait un pied-de-biche de la poche à rabat de ma pèlerine et me suis mis à l’ouvrage.

Les unités de diffusion primaire étaient dissimulées derrière une toile peinte au-dessus de la scène et d’une construction étonnamment solide pour de la technique de première génération. J’ai sué sang et eau pour les fracasser, mais j’ai poursuivi mes efforts jusqu’à ce qu’il n’en reste rien de reconnaissable. ça été un travail long et bruyant dans le silence du Parc, mais qui m’a bercé et plongé dans une rêverie somnolente, un moment intemporel d’autohypnose provoqué par l’oscillation et les boums réguliers de mon outil. Pour mettre toutes les chances de mon côté, je me suis emparé des unités mémoire que j’ai glissées dans ma pèlerine.

Localiser leurs unités de sauvegarde m’a posé un peu plus de difficultés, par chance, j’avais traîné des années dans le Hall Of Presidents pendant que Lil bricolait les Animatroniques. J’ai inspecté méthodiquement chaque coin, recoin, fente et zone de stockage jusqu’à ce que je les déniche dans l’ancien placard d’une salle de repos. Ayant désormais trouvé mon rythme, je n’en ai fait qu’une bouchée.

J’ai effectué un passage supplémentaire, détruisant tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un prototype de la prochaine génération ou à des notes pouvant faciliter la reconstruction des unités réduites en miettes par mes soins.

Je ne me faisais pas d’illusions sur le degré de préparation de Debra : elle avait sûrement combiné hors du site quelque chose qu’elle pourrait mettre en route en quelques jours. Mon raid ne provoquerait aucun dommage permanent : il me donnait juste un ou deux jours de répit.

Je suis sorti du Parc sans me faire repérer et j’ai regagné ma voiturette, mes chaussures dégorgeant l’eau des douves.

Pour la première fois depuis des semaines, j’ai dormi comme un bébé.


Bien entendu, je me suis fait prendre. Les conspirations machiavéliques ne sont pas vraiment dans mon tempérament, et j’avais laissé une piste d’un kilomètre de large, depuis les empreintes de pieds boueuses dans l’entrée du Contemporary jusqu’au pied-de-biche bêtement oublié, avec ma pèlerine et les unités mémoire du Hall, sur la banquette arrière de ma voiturette.

Juste avant l’ouverture du Parc, sifflant ma version personnelle, jazzy et rapide, de « Grim Grinning Ghosts », je suis sorti de la salle des costumes et j’ai emprunté l’utilidor, dont je suis sorti à Liberty Square.

Je me suis retrouvé face à Lil et Debra. Debra tenait ma pèlerine et mon pied-de-biche, Lil les unités mémoire.

N’ayant pas pris mes transdermiques ce matin-là, j’ai ressenti une émotion brute, puissante et bruyante.

Je me suis enfui.

Je me suis enfui à toutes jambes en direction d’Adventureland, fuyant les deux femmes, passant devant la Tiki Room (où j’avais trouvé la mort) et l’entrée d’Adventureland (où j’avais barboté dans les douves) avant de descendre Main Street. J’ai couru sans m’arrêter, bousculant les tout premiers visiteurs, piétinant les fleurs, renversant un chariot de pommes devant la galerie des machines à sous.

J’ai couru jusqu’à l’entrée principale où je me suis retourné en pensant avoir distancé Lil, Debra et tous mes problèmes. Erreur. Rouges et essoufflées, elles se trouvaient toutes deux à un pas de moi. Debra, qui tenait mon pied-de-biche comme une arme, l’a brandi dans ma direction.

« T’es vraiment con, tu sais ? » a-t-elle lancé. Si nous avions été seuls, elle m’aurait sans doute frappé avec le pied-de-biche.

« Alors, Debra, ai-je ricané, on supporte mal que quelqu’un d’autre ne joue pas fair-play ? »

Lil a secoué la tête de dégoût. « Elle a raison, t’es con. Assemblée générale de l’adhoc à Adventureland. Tu viens.

— Pourquoi ? ai-je demandé avec l’envie d’en découdre. Vous allez me rendre hommage pour tout mon dur labeur ?

— On va parler de l’avenir, Julius, du moins de ce qu’il nous en reste.

— Pour l’amour du ciel, Lil, tu ne comprends donc pas ce qui se passe ? Ils m’ont tué ! Ils l’ont fait, et maintenant on se bat entre nous au lieu d’affronter Debra ! Pourquoi ne vois-tu pas que c’est complètement à côté de la plaque ?

— Prends garde aux accusations que tu portes, Julius », a dit Debra d’une voix tranquille et profonde, presque sifflante. « Je ne sais pas qui t’a tué ni pourquoi, mais c’est toi, le coupable, ici. Tu as besoin d’aide. »

J’ai aboyé un rire sans joie. Les visiteurs commençaient à se déverser dans le Parc désormais ouvert et plusieurs d’entre eux observaient avec attention les trois castmembers costumés s’engueuler. Je sentais mon whuffie baisser à vitesse hémorragique. « Debra, tu n’es vraiment qu’un tas de merde, et tu produis des trucs banals sans la moindre imagination. Tu es une putain de spoliatrice qui n’a même pas le cran de le reconnaître.

— Ça suffit, Julius. » Le visage dur, Lil peinait à contenir sa rage. « On y va. »

Lil m’a précédé d’un pas, Debra m’a suivi d’autant, pendant tout le temps qu’il nous a fallu pour traverser la foule jusqu’à Adventureland. J’ai eu dix occasions d’échapper à mes gardiennes en me glissant dans une brèche du flux humain, mais je n’ai pas tenté ma chance. Je voulais dire au monde entier ce que j’avais fait et pourquoi.

Debra a monté derrière nous les marches menant à la salle de réunion. Lil s’est retournée. « Je ne crois pas que tu devrais y assister, Debra », a-t-elle affirmé d’un ton mesuré.

Debra a secoué la tête. « Tu ne peux pas me tenir à l’écart, tu sais. Et tu n’en as aucune envie. On est dans le même camp. »

J’ai poussé un grognement moqueur et c’est sans doute ce qui a décidé Lil. « Viens, alors », a-t-elle dit.

Il n’y avait plus une seule place assise dans la salle, remplie à craquer par les adhocs au grand complet, à l’exception de mes nouvelles recrues. La rénov n’avançait donc pas et le Liberty Belle patientait à quai. Il y avait même les équipiers des restaurants. Liberty Square ne devait plus être qu’une ville fantôme. Ce qui donnait à la réunion un caractère d’urgence : nous avions conscience que des visiteurs erraient dans Liberty Square à la recherche de castmembers prêts à leur venir en aide. Bien entendu, l’équipe de Debra pouvait se trouver dans le coin.

Tous les adhocs avaient le visage fermé et amer, ce qui ne laissait aucun doute dans mon esprit : j’étais vraiment dans la merde. Dan lui-même, assis au premier rang, semblait en colère. J’ai failli fondre en larmes en le voyant ainsi. Dan… Oh, Dan. Mon pote, mon confident, mon pigeon, mon rival, ma némésis. Dan, Dan, Dan. J’ai eu envie tout à la fois de le battre à mort et de le serrer dans mes bras.

Lil s’est avancée vers le pupitre en rejetant une mèche folle derrière son oreille. « Bon, commençons », a-t-elle dit. Je me suis mis sur sa gauche, Debra sur sa droite.

« Merci d’être venus. J’aimerais que nous fassions vite. Nous avons tous un travail important à accomplir. Pour résumer les faits, la nuit dernière, un membre de notre adhoc a saccagé et mis hors service le Hall Of Presidents. On estime à une semaine la durée des réparations.

« Inutile de vous dire que ce n’est pas acceptable. Ce n’est jamais arrivé et n’arrivera jamais plus. Nous y veillerons.

« Je voudrais vous proposer de cesser toute activité sur la Mansion tant que le Hall Of Presidents n’aura pas retrouvé toutes ses capacités. Je me porte volontaire pour participer aux réparations. »

Il y a eu des hochements de tête dans l’assistance. Lil ne serait pas la seule à travailler sur le Hall durant la semaine. « Il n’y a pas de rivalité à Disney World, a affirmé Lil. Les diverses adhocs coopèrent dans le but de rendre le Parc aussi bon que possible. Malheureusement pour nous, nous avons perdu ce but de vue. »

J’ai failli m’étrangler de rage. « J’aimerais dire quelques mots », ai-je annoncé aussi calmement que possible.

Lil m’a jeté un coup d’œil. « D’accord, Julius. Tout membre de l’adhoc a le droit à la parole. »

J’ai inspiré à fond. « Je l’ai fait, d’accord ? » ai-je dit. Ma voix s’est fêlée. « Je l’ai fait et je n’ai aucune excuse. Ce n’est sans doute pas ce que j’ai fait de plus futé, mais je pense que vous devriez tous comprendre comment j’y ai été poussé.

« On n’est pas censés être rivaux les uns des autres, mais nous savons tous que ce n’est qu’un gentil bobard. En vérité, il y a une véritable concurrence dans le Parc et les concurrents les plus coriaces sont ceux qui ont réhabilité le Hall Of Presidents. Ils vous ont volé le Hall ! En profitant d’une distraction de votre part, et ils se sont servis de moi pour provoquer cette distraction, ils m’ont assassiné ! » J’avais conscience que ma voix dérapait dans les aigus, mais je ne pouvais rien y faire.

« Ce bobard selon lequel nous sommes tous dans le même camp est bénéfique, en général, puisqu’il nous permet de travailler tranquillement ensemble. Mais la situation a changé le jour où ils m’ont fait tirer dessus. Si vous continuez à croire ce bobard, vous allez perdre la Mansion, le Liberty Belle, Tom Sawyer Island… tout. Tout le passé que nous avons en commun avec cet endroit, nous et les millions de gens qui nous ont rendu visite, sera détruit et remplacé par la saloperie stérile et brutale qui a repris le Hall. Et quand ce se sera produit, cet endroit n’aura plus rien de particulier. N’importe qui pourra vivre la même expérience sans décoller les fesses de son canapé ! Et qu’arrivera-t-il alors, hein ? Combien de temps pensez-vous que cet endroit restera ouvert une fois qu’il n’y aura plus personne ici à part vous ? »

Debra a eu un sourire condescendant. « Tu as terminé ? a-t-elle gentiment demandé. Très bien. Je sais bien que je ne fais pas partie du groupe, mais comme c’est mon travail qu’on a détruit la nuit dernière, j’aimerais répondre à Julius, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. » Elle a marqué un temps d’arrêt, mais personne n’a rien dit.

« Pour commencer, je tiens à ce que vous sachiez tous que nous ne vous tenons pas pour responsables des événements de la nuit passée. Nous connaissons le responsable, nous savons qu’il a besoin d’aide. Je vous conseille vivement de veiller à ce qu’il l’obtienne.

« Ensuite, j’aimerais dire qu’en ce qui me concerne nous sommes dans le même camp… celui du Parc. C’est un endroit spécial qui ne pourrait exister sans tous nos efforts. Ce qui est arrivé à Julius est horrible et j’espère sincèrement qu’on arrêtera et jugera le responsable. Mais ce responsable, ce n’est ni moi ni personne de mon adhoc.

« Lil, je voudrais te remercier pour ta généreuse proposition de nous aider, nous te prendrons au mot. Ça vaut d’ailleurs pour vous tous : venez au Hall, nous vous mettrons au travail. Il ne va pas nous falloir longtemps pour reprendre du service.

« Maintenant, en ce qui concerne la Mansion, permettez-moi de vous le dire une bonne fois pour toutes : ni moi ni mon adhoc n’avons le moindre désir de la reprendre. C’est une attraction splendide, et qui s’améliore avec le travail que vous fournissez. Si vous vous inquiétiez là-dessus, soyez rassurés. Nous sommes tous dans le même camp.

« Merci de m’avoir écoutée. Il faut que j’aille retrouver mon équipe, maintenant. »

Elle a abandonné le pupitre et quitté la salle sous un tonnerre d’applaudissements.

Lil a attendu qu’il s’éteigne pour reprendre la parole : « Bon, nous avons du travail, nous aussi. J’aimerais tout d’abord vous demander une faveur. Je voudrais que nous gardions pour nous les détails de l’incident de la nuit dernière. Mettre les visiteurs et le monde entier au courant de cette sale petite affaire ne fera du bien à personne. Nous sommes tous d’accord sur ce point ? »

Il y a eu un instant de silence pendant que les résultats s’affichaient sur les VTH, puis Lil leur a adressé un sourire resplendissant. « Je savais que vous accepteriez. Merci à tous. Au boulot. »


J’ai passé la journée dans ma chambre d’hôtel à surfer mollement sur mon terminal. Lil m’avait fait comprendre de manière très claire, après l’AG, de ne pas me montrer dans le Parc avant d’avoir « reçu de l’aide », quoi que ça puisse vouloir dire.

À midi, la nouvelle avait filtré dans le grand public. Difficile de déterminer précisément l’origine de la fuite, mais elle semblait se situer du côté des nouvelles recrues. L’une d’elles avait raconté à ses e-potes le drame survenu à Liberty Square en mentionnant mon nom.

Deux sites disaient déjà du mal de moi et je m’attendais à ce que d’autres en fassent bientôt autant. J’avais clairement besoin d’aide.

J’ai alors pensé à partir, à tout abandonner, à quitter Walt Disney World pour recommencer une fois de plus ma vie, sans whuffie ni souci.

Ce qui n’aurait pas été si terrible. J’avais déjà souffert d’un déficit de réputation, il n’y avait pas si longtemps. Quand on était devenus copains, Dan et moi, à l’époque de l’université de Toronto, j’étais au centre de pas mal de sentiments ambivalents, et aussi pauvre en whuffie qu’on pouvait l’être.

Je dormais sur le campus dans un petit cercueil doté d’une climatisation irréprochable. C’était exigu et morne, mais j’avais un accès gratuit au réseau et largement de quoi m’occuper. Quand je ne pouvais pas obtenir une table au restaurant, rien ne m’empêchait de faire la queue à n’importe lequel des synthétiseurs de la ville pour obtenir ce que je voulais manger et boire au moment où je le voulais. Comparé aux 99,99999 % des humains ayant vécu depuis le début des temps, je jouissais d’un luxe sans égal.

Même selon les standards de la Société Bitchun, je n’étais pas vraiment une exception. Le nombre d’individus peu estimés en circulation était considérable, et ces gens-là s’en sortaient très bien, traînant dans les parcs, débattant, lisant, montant des pièces de théâtre, jouant de la musique.

Bien entendu, ce n’était pas la vie que je menais. J’avais Dan avec qui copiner, Dan, un individu exceptionnel à haut whuffie prêt à fraterniser avec un couillon comme moi. Il m’invitait à déjeuner à des cafés avec terrasse, m’offrait des concerts au SkyDome, descendait en flammes les morveux qui ricanaient du niveau de mon whuffie. La compagnie de Dan m’obligeait à réévaluer en permanence mes convictions en ce qui concernait la Société Bitchun, et je n’avais jamais vécu de moments plus touchants et plus stimulants sur le plan intellectuel.

J’aurais pu quitter le Parc, partir en temps mort dans n’importe quel coin du monde, recommencer de zéro. J’aurais pu tourner le dos à Dan, à Debra, à Lil et à tout ce gâchis.

Je ne l’ai pas fait.

J’ai appelé le médecin.

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