9

Les parents de Lil avaient intégré leurs vases sans trop de cérémonie. Je les ai vus juste avant, quand ils sont passés chez Lil et moi embrasser leur fille et lui souhaiter plein de bonnes choses.

Gênés, Tom et moi nous sommes tenus à l’écart des adieux douloureusement enjoués et polis qu’échangeaient Lil et sa mère.

« Le temps mort, donc », ai-je dit à Tom.

Il a haussé un sourcil. « Ouaip. On s’est sauvegardés ce matin. »

Ils s’étaient sauvegardés avant de venir voir leur fille. À leur réveil, cet événement, comme tout ce qui suivait leur sauvegarde, ne se serait jamais produit à leurs yeux.

Quels salauds, quand même.

« Vous revenez quand ? » ai-je demandé sans me départir de mon visage de castmember et en dissimulant avec soin mon dégoût.

« On échantillonnera tous les mois, juste pour télécharger un résumé. On reviendra quand la situation aura l’air assez intéressante. » Il m’a menacé de l’index. « Je garderai l’œil sur Lillian et sur toi… occupe-toi bien d’elle, compris ?

— Vous allez bien nous manquer, tous les deux, ai-je répliqué.

— Taratata ! Vous ne remarquerez même pas notre absence. C’est votre monde, maintenant… on se met juste en retrait quelque temps, en vous laissant à tous le soin de le faire tourner. On ne partirait pas si on n’avait pas confiance en vous deux. »

Lil et sa mère se sont embrassées une dernière fois. Je n’avais jamais vu Rita aussi affectueuse, elle a même versé quelques larmes. Sa conscience n’allant pas tarder à s’éteindre, elle pouvait se permettre d’être qui elle voulait : elle savait que ça n’aurait aucune importance à son réveil.

« Julius, a-t-elle dit en me prenant et me serrant les mains. Des moments merveilleux t’attendent… Entre Lil et le Parc, ce sera pour toi une période sensationnelle, j’en suis convaincue. » Elle manifestait une sérénité et une compassion infinies, et je savais que ça ne voulait rien dire.

Sans cesser de sourire, ils sont remontés dans leur voiturette et partis recevoir leur injection létale, devenir des consciences désincarnées, perdre leurs derniers moments avec leur fille chérie.


Revenir d’entre les morts ne leur plaisait guère. Ils avaient des corps insupportablement jeunes, pubères, bourrés d’hormones, tristes et équipés à la dernière mode. Kim, ses copains et eux formaient une masse compacte d’adolescents furieux.

« Que crois-tu faire au juste, bordel ? » a demandé Rita en me repoussant sans ménagement. J’ai reculé en trébuchant, ce qui a soulevé la poussière que je venais de répandre avec soin.

Rita m’a suivi, mais Tom l’a retenue. « Julius, va-t’en. Tes actions ne sont absolument pas justifiables. Ne dis rien et va-t’en. »

J’ai levé la main, essayé d’écarter ses paroles d’un geste, ouvert la bouche pour parler.

« Ne prononce pas un mot, a-t-il ordonné. Va-t’en. Maintenant.

Ne reste pas là, ne reviens pas. Ne reviens plus jamais, a lancé Kim avec une expression mauvaise.

— Non, me suis-je obstiné. Non, sacré nom de nom. Vous allez m’écouter, ensuite je vais aller chercher Lil et les autres qui vont me soutenir. Ce n’est pas négociable. »

Nous nous sommes affrontés du regard dans la pénombre du salon. Sur un petit geste de Debra, tout l’éclairage s’est allumé. Cette lumière crue a anéanti le demi-jour expertement mis au point et nous nous sommes retrouvés dans une pièce poussiéreuse dotée d’une fausse cheminée.

« Laissez-le parler », a dit Debra. Furibonde, Rita a croisé les bras.

« J’ai fait des trucs vraiment horribles, ai-je reconnu en gardant la tête haute et sans détourner le regard. Je ne peux pas les justifier et je ne vous demande pas de les pardonner. Ça ne change rien au fait qu’on s’est investis corps et âme dans cet endroit, et qu’il n’est pas juste de nous le prendre.

Ne peut-on avoir un coin du monde qui reste tel quel, un petit morceau figé dans le temps pour ceux qui l’aiment tel qu’il est ? Pourquoi votre succès signifie-t-il notre échec ?

« Ne voyez-vous pas que nous poursuivons votre œuvre ? Que nous nous occupons de l’héritage que vous nous avez laissé ?

— Tu as fini ? » a demandé Rita.

J’ai hoché la tête.

« On n’est pas dans une réserve historique, ici, Julius, mais dans une attraction. Si tu ne le comprends pas, tu n’as rien à faire ici. Bordel, ce n’est pas ma faute si tu as décidé de faire ces sottises en mon nom, et ça ne les rend pas moins stupides. Tu n’as fait que confirmer mes pires craintes. »

Le masque d’impartialité de Debra a disparu. « Espèce de connard délirant et sans cervelle, a-t-elle dit à voix basse. Tu traînes partout en râlant et en te plaignant de ton petit meurtre, de tes petits problèmes de santé – j’en ai entendu parler, oui –, avec ta fixette sur les choses à conserver comme elles sont. Tu as besoin de retrouver le sens des proportions, Julius. Il faut que tu partes d’ici : Disney World n’est pas ce qu’il te faut et, pour sûr, tu n’es pas ce qu’il faut à Disney World. »

Cela m’aurait moins blessé si je n’étais pas déjà parvenu moi-même à la même conclusion.


J’ai trouvé l’adhoc au camping Fort Wilderness, occupé à chanter, à rire et à se bécoter autour d’un feu. À fêter la victoire. Je me suis inséré dans le cercle et y ai cherché Lil.

Assise sur un tronc d’arbre, elle contemplait le feu, distante d’un million de kilomètres. Mon Dieu, comme elle était belle quand elle se rongeait les sangs. Je suis resté une minute entière debout juste devant elle sans qu’elle me voie, aussi lui ai-je tapé sur l’épaule. Elle a laissé échapper un glapissement qui l’a fait sourire.

« Lil », ai-je commencé avant de m’interrompre. Tes parents sont rentrés et se sont joints au camp adverse.

Pour la première fois depuis une éternité, elle m’a regardé sans acrimonie, m’a même souri. Elle m’a fait signe de prendre place à côté d’elle sur le tronc d’arbre et j’ai obtempéré, sentant la chaleur du feu sur mon visage et celle du corps de Lil contre le mien. Mon Dieu, comment avais-je pu bousiller ça ?

Sans prévenir, elle m’a pris dans ses bras et serré fort contre elle. Je l’ai serrée aussi, le nez dans ses cheveux, dans leur odeur de feu de bois, de shampooing et de sueur. « On l’a fait », a-t-elle murmuré d’un ton farouche. Je me suis accroché à elle. Non, on ne l’a pas fait.

« Lil, ai-je répété en m’écartant.

— Quoi ? »

Ses yeux brillaient. Je me suis enfin aperçu qu’elle était défoncée.

« Tes parents sont de retour. Ils sont venus à la Mansion. »

Troublée, elle a eu un mouvement de recul. J’ai continué :

« Ils sont avec Debra. »

Elle a chancelé comme si je l’avais giflée.

« Je leur ai dit que je ramènerais tout le monde pour qu’on en discute. »

Elle a baissé la tête et ses épaules ont tremblé, aussi ai-je voulu passer mon bras autour. Elle s’est dégagée et redressée, pleurant et riant en même temps. « Je vais faire venir un ferry », a-t-elle décidé.


Assis au fond du bateau avec Dan, loin des adhocs désorientés et furieux, j’ai répondu à ses questions par des paroles très laconiques, aussi a-t-il fini par renoncer à m’interroger. Nous avons effectué la traversée en silence, tandis que sur les berges du Seven Seas Lagoon la cime des arbres s’agitait en tous sens à l’approche d’une tempête.

L’adhoc a coupé par le parking ouest puis progressé avec inquiétude dans les rues silencieuses de Frontierland, cortège funèbre devant lequel l’équipe de surveillance nocturne s’arrêtait net.

En approchant de Liberty Square, j’ai vu que l’éclairage brillait et qu’une immense bande d’adhocs de Debra allait du Hall à la Mansion, annulant notre démolition de leur travail.

Tom et Rita, les parents de Lil, s’activaient à leurs côtés, manches relevées, avant-bras noueux de muscles nouveaux et toniques. Notre groupe s’est immobilisé sur place, laissant Lil s’avancer vers eux d’une démarche mal assurée sur le trottoir en bois.

Je m’attendais à des embrassades. Il n’y en a pas eu. Fille et parents ont préféré se tourner autour, changeant de pied d’appui et de position pour se suivre en maintenant entre eux une distance d’observation constante.

« Qu’est-ce que vous foutez ? » a fini par demander Lil. Elle ne s’est pas adressée à sa mère, ce qui m’a surpris. Cela n’a pas surpris Tom, par contre.

Il s’est penché en avant et le traînement de ses pieds s’est très nettement entendu dans la nuit calme. « On travaille, a-t-il répondu.

— Non, pas du tout, a répliqué sa fille. Vous détruisez. Arrêtez. »

La mère de Lil s’est précipitée aux côtés de son mari, sans rien dire, juste pour se tenir près de lui.

Sans un mot, Tom a soulevé le carton qu’il tenait et s’est dirigé vers la Mansion. Lil lui a secoué le bras pour lui faire lâcher prise.

« Tu n’écoutes pas. La Mansion est à nous. A-rrê-tez. »

La mère de Lil a détaché sans brutalité la main de Lil du bras de Tom avant de la tenir dans la sienne. « Je me réjouis que tu la défendes avec autant de passion, Lillian, a-t-elle dit. Je suis fière de ton engagement. »

Les dix mètres qui nous séparaient ne m’ont pas empêché d’entendre le sanglot étouffé de Lil et de la voir s’effondrer sur elle-même. Sa mère l’a prise dans ses bras, l’a bercée. Je me suis fait l’effet d’un voyeur, mais n’ai pu me résoudre à détourner les yeux.

« Chhhh », a soufflé sa mère, chuintement assorti au murmure des feuilles de l’Arbre de la Liberté. « Chhhh. On n’est pas obligés d’être du même bord, tu sais. »

Elles sont restées immobiles dans les bras l’une de l’autre. Lil s’est ensuite redressée avant de se pencher à nouveau pour ramasser le carton de son père et l’emporter dans la Mansion. Un par un, le reste de son adhoc s’est avancé pour l’imiter.


Voilà à quoi ressemble de toucher le fond : on se réveille dans la chambre d’hôtel de son ami, on allume son mobile, et il ne se connecte pas. On appelle l’ascenseur et le bouton d’appel se contente de vous adresser un bourdonnement hostile. On descend par les escaliers dans le hall de l’hôtel, et les gens vous croisent en vous bousculant mais sans vous regarder.

On devient une non-personne.

Ça fait peur. Je tremblais quand j’ai remonté les escaliers jusqu’à la chambre de Dan, à la porte de laquelle j’ai frappé plus fort et plus bruyamment que j’en avais l’intention, comme pris de panique.

Dan est venu m’ouvrir et j’ai vu son regard aller consulter sa VTH avant de revenir se poser sur moi. « Mon Dieu », a-t-il lâché.

Je me suis assis au bord de mon lit, la tête entre les mains.

« Quoi ? » ai-je dit. Qu’était-il arrivé, que m’était-il arrivé ?

« Tu ne fais plus partie de l’adhoc, a-t-il précisé. Tu n’as plus de whuffie. Tu es à zéro. »

Voilà à quoi ressemble de toucher le fond à Walt Disney World, dans un hôtel avec le chuintement du monorail et le soleil entrant par la fenêtre, avec au loin le sifflet des locomotives à vapeur et le hurlement enregistré des loups à la Haunted Mansion. Le monde vous échappe, recule jusqu’à vous réduire à une simple petite tache, un grain de poussière dans le noir.

J’hyperventilais, la tête me tournait. Je me suis forcé à respirer moins vite et à me mettre la tête entre les genoux jusqu’à la disparition du vertige.

« Emmène-moi voir Lil », ai-je demandé.

Dans la voiturette, fumant cigarette sur cigarette, je me suis souvenu de cette soirée où Dan était arrivé à Disney World et où je l’avais conduit chez moi – chez Lil —, je me suis souvenu du bonheur et de la sécurité dont je jouissais alors.

J’ai regardé Dan, qui m’a tapoté la main. « Drôle d’époque », a-t-il dit.

Ça a suffi. Nous avons retrouvé Lil dans une salle de repos souterraine, assoupie sur un canapé miteux, la tête sur les genoux de Tom et les pieds sur ceux de Rita. Tous trois ronflaient doucement. La nuit avait été longue, pour eux.

Dan a secoué Lil, qui s’est réveillée puis étirée avant d’ouvrir les yeux et de poser sur moi un regard endormi. Le sang a alors déserté son visage.

« Salut, Julius », a-t-elle prononcé d’un ton froid.

Tom et Rita se sont réveillés aussi. Lil s’est redressée.

« Tu comptais me prévenir ? ai-je demandé avec calme. Ou bien tu allais te contenter de me jeter dehors et de me laisser le découvrir par moi-même ?

— J’allais venir t’avertir, a-t-elle assuré.

— Alors je t’ai fait gagner du temps. » J’ai tiré une chaise. « Raconte-moi.

— Il n’y a rien à raconter, est intervenue Rita. Tu es viré. Tu devais bien te douter que ça allait arriver… tu étais en train de réduire Liberty Square en miettes, nom de Dieu !

— Comment pourrais-tu le savoir ? » ai-je demandé. Je me suis efforcé de garder mon calme. « Tu viens de passer des années en sommeil !

— Nous avons eu des mises à jour, a expliqué Rita. C’est pour ça qu’on est revenus, on ne pouvait pas laisser les choses continuer ainsi. On le devait à Debra.

— Et à Lillian, a complété Tom.

— Et à Lillian », a distraitement répété Rita. Dan a lui aussi tiré une chaise. « Vous n’êtes pas justes avec lui », a-t-il affirmé. Au moins, j’avais quelqu’un de mon côté.

« On a été plus que justes, a dit Lil. Et tu le sais mieux que personne, Dan. On a pardonné, pardonné et pardonné encore, on a tenu compte de tout. Il est malade et il ne veut pas se soigner. On ne peut rien faire de plus pour lui.

— Vous pourriez être ses amis », a répliqué Dan.

Comme le vertige me reprenait, je me suis affaissé sur ma chaise en essayant de contrôler ma respiration et les battements paniques de mon cœur.

« Vous pourriez essayer de comprendre, de l’aider. Vous pourriez lui rester fidèles comme il vous est resté fidèle. Vous n’êtes pas obligés de l’éjecter cul par-dessus tête. »

Lil a eu la bonne grâce de manifester une vague honte. « Je vais lui trouver une chambre, a-t-elle promis. Pour un mois. À Kissimmee. Un motel. Je rétablirai son accès au réseau. C’est honnête ?

— Plus qu’honnête », a estimé Rita. Pourquoi me détestait-elle autant ? J’avais été là pour sa fille pendant son absence… Ah. C’était peut-être bien pour ça. « Je ne pense pas que ce soit justifié. Si vous voulez prendre soin de lui, monsieur, faites donc. Ça ne regarde pas ma famille. »

Le regard de Lil a flamboyé. « Laisse-moi m’occuper de ça, d’accord ? » a-t-elle dit.

Rita s’est brusquement levée. « Fais comme tu veux », a-t-elle lancé en sortant comme un ouragan.

« Pourquoi êtes-vous venu chercher de l’aide ici ? » a demandé Tom, toujours la voix de la raison. « Vous semblez plutôt capable de l’aider vous-même.

— Je me fais administrer une injection létale à la fin de la semaine, a répondu Dan. Dans trois jours. C’est personnel, mais vous avez posé la question. »

Tom a secoué la tête. Tu as de drôles d’amis. Je voyais bien qu’il le pensait. « Si vite ? » s’est enquis Lil, la voix tremblante. Dan a hoché la tête.

Au milieu d’un bourdonnement irréel, je me suis levé et suis sorti dans l’utilidor avant de m’éloigner par le parking ouest des castmembers.

J’ai flâné le long de Walk Around the World, une attraction pavée et désaffectée où chaque dalle portait le nom d’une famille ayant visité le Parc un siècle auparavant. Les noms devant lesquels je suis passé me semblaient des épitaphes.

Le soleil a atteint son zénith au moment où j’atteignais la plage courbe et désertée située entre les hôtels Grand Floridian et Polynesian. Lil et moi y étions souvent venus observer le coucher de soleil, installés dans un hamac et dans les bras l’un de l’autre, le Parc étalé devant nous comme un village miniature illuminé.

Il n’y avait plus personne sur la plage et le silence régnait dans le pavillon des mariages. J’ai soudain eu froid, alors que je suais abondamment. Très froid.

Comme dans un rêve, je suis entré dans le lac, l’eau a envahi mes chaussures, infiltré mon pantalon, chaude comme du sang, chaude sur ma poitrine, sur mon menton, ma bouche et mes yeux.

J’ai ouvert les lèvres et inspiré à fond, l’eau m’a rempli les poumons, chaude, étouffante. J’ai d’abord toussé et craché, mais je me contrôlais, maintenant, et j’ai inspiré à nouveau. L’eau a miroité au-dessus de mes yeux, puis l’obscurité est venue.


Je me suis réveillé sur le lit de camp du docteur Pete, au Royaume Enchanté, chevilles et poignets immobilisés par des sangles, un tube dans le nez. J’ai fermé les yeux, croyant un instant avoir été restauré d’une sauvegarde, que mes problèmes étaient résolus, mes souvenirs derrière moi.

Le chagrin m’a transpercé quand j’ai réalisé que Dan devait être mort, maintenant, et que mes souvenirs de lui avaient disparu à jamais.

Petit à petit, j’ai compris que je raisonnais de travers. Le fait que je me souvienne de Dan signifiait qu’on ne m’avait pas restauré, que mon cerveau malade était toujours là, à mijoter dans un isolement dépourvu de médiateur.

J’ai toussé à nouveau. J’avais mal aux côtes, lancinement qui s’ajoutait à ma migraine. Dan m’a pris la main.

« T’es vraiment casse-couilles, tu sais ? a-t-il lancé avec un sourire.

— Désolé, ai-je répondu d’une voix étranglée.

— Non, vraiment. Heureusement pour toi que quelqu’un t’a trouvé… Une ou deux minutes de plus et je serais en train de t’enterrer. »

Non, ai-je confusément pensé : on me restaurerait une sauvegarde. Puis je me suis souvenu : j’avais signé un refus de restauration de sauvegarde recommandée par un professionnel de la médecine Personne ne m’aurait restauré après cela. J’aurais été vraiment et définitivement mort. Je me suis mis à trembler.

« Doucement, a conseillé Dan. Doucement. Tout va bien, maintenant. D’après le toubib, tu as quelques côtes fêlées à cause du massage cardiaque, mais pas le moindre dommage cérébral.

— Pas le moindre dommage cérébral supplémentaire », a précisé le docteur Pete en entrant dans mon champ de vision.

Son apparence de calme professionnel m’a rassuré malgré moi.

Il a chassé Dan et pris sa chaise. Une fois Dan sorti, il m’a projeté de la lumière dans les yeux avant de jeter un coup d’œil dans mes oreilles, puis de se reculer pour me regarder bien en face. « Eh bien, Julius, quel est le problème, au juste ? On peut te faire une injection létale, si c’est ce que tu veux, mais te buter dans le Seven Seas Lagoon, ce n’est vraiment pas un spectacle intéressant. En attendant, veux-tu qu’on en discute ? »

Une partie de moi a eu envie de lui cracher dans l’œil. Quand j’avais essayé d’en discuter avec lui, il m’avait envoyé paître, et voilà qu’il changeait d’avis ? Mais je voulais qu’on en discute.

« Je ne cherchais pas à mourir, ai-je commencé.

— Ah bon ? Il me semble que nous avons la preuve du contraire.

— Je n’essayais pas de mourir, ai-je protesté. J’essayais de… »

De quoi ? J’essayais de… de renoncer. De me faire restaurer sans l’avoir choisi, sans dire adieu à la dernière année de la vie de mon meilleur ami. De me sauver de la fosse puante dans laquelle je m’étais enfoncé sans jeter Dan aux toilettes par la même occasion. C’est tout, rien de plus.

« Je ne pensais pas… je faisais juste du cinéma. C’était une crise ou je ne sais quoi. Ça veut dire que je suis cinglé ?

— Oh, sans doute, a répondu avec désinvolture le docteur Pete. Mais laissons ça de côté pour le moment. Tu peux mourir si tu le souhaites, c’est ton droit. Je préférerais que tu vives, si tu veux mon avis, et je ne pense pas être le seul, nom d’un whuffie. Si tu veux vivre, j’aimerais t’enregistrer en train de le dire, juste au cas où. On a une sauvegarde de toi quelque part… je n’aimerais pas du tout avoir à la détruire.

— Oui, ai-je affirmé. Oui, j’aimerais être restauré si c’est la seule solution. »

Je disais la vérité : je ne voulais pas mourir.

« Très bien, a dit le docteur Pete. C’est enregistré et j’en suis heureux. Bon, maintenant, es-tu cinglé ? Sans doute. Un peu. Rien dont une assistance psychologique et du repos ne puissent venir à bout, à mon avis. Je peux te trouver un endroit, si tu veux.

— Pas tout de suite. Merci, mais j’ai quelque chose à faire d’abord. »


Dan m’a ramené dans sa chambre et mis au lit avec un transdermique somnifère qui m’a assommé pour le reste de la journée. À mon réveil, la lune brillait au-dessus du Seven Seas Lagoon et on n’entendait aucun bruit de monorail.

J’ai passé un moment sur le balcon à penser à tout ce que le Parc avait signifié pour moi pendant plus d’un siècle : le bonheur, la sécurité, l’efficacité, la fantaisie. Tout cela avait disparu. Il était temps que je m’en aille. Que je retourne dans l’espace, peut-être, retrouver Zed et voir si je pouvais à nouveau la rendre heureuse. N’importe où, mais ailleurs qu’ici. Une fois Dan mort – mon Dieu, je finissais par l’assimiler –, je pourrais descendre à Cap Canaveral trouver un lancement.

« À quoi tu penses ? » a demandé Dan dans mon dos, ce qui m’a fait sursauter. Il était en caleçon, mince, grand, élancé, poilu.

« À poursuivre mon chemin », ai-je répondu.

Il a gloussé. « J’y pense aussi. »

J’ai souri. « Pas de cette manière. Juste partir ailleurs, recommencer. M’éloigner de tout ça.

— Tu vas te faire restaurer ? » a-t-il demandé. J’ai détourné les yeux. « Non. Je ne crois pas.

— Ça ne me regarde peut-être pas, mais pourquoi, bordel ? Bon Dieu, Julius, de quoi as-tu donc peur ?

— Mieux vaut que tu n’en saches rien.

— Laisse-moi en juger.

— Buvons d’abord un coup », ai-je proposé. Dan a révulsé les yeux un instant, puis a annoncé : « D’accord, arrivée imminente de deux Corona. »

Après le départ du robot du service en chambre, nous avons ouvert les bières et tiré des chaises sur le balcon.

« Tu es sûr de vouloir le savoir ? » ai-je demandé.

Il a incliné sa canette dans ma direction. « Un peu, mon neveu.

— Je ne veux pas être restauré parce que ça me ferait perdre la dernière année. »

Il a hoché la tête. « Et tu veux dire par là " ma dernière année ". Pas vrai ? »

J’ai hoché la tête et bu une gorgée.

« Je m’attendais à une réponse de ce genre. Julius, tu es beaucoup de choses, mais pas difficile à cerner. Il faut que je te dise un truc qui pourrait t’aider à prendre ta décision. Si tu veux l’entendre, bien sûr. »

Que pouvait-il avoir à dire ? « Oui, ai-je répondu. Évidemment. » En esprit, je me trouvais loin de tout cela, à bord d’une navette montant en orbite.

« C’est moi qui t’ai fait tuer. Debra me l’a demandé, alors j’ai organisé ton assassinat. Tu avais raison depuis le début. »

La navette a explosé dans l’espace silencieux bougeant au ralenti, et je me suis éloigné d’elle en tournoyant. J’ai ouvert et refermé la bouche.

Dan a détourné les yeux à son tour. « L’idée est de Debra. On parlait des gens que j’avais rencontrés pendant mon boulot de missionnaire, des cinglés que j’avais dû éconduire après qu’ils avaient rejoint la Société Bitchun. L’un d’eux, une nana de Cheyenne Mountain, m’a suivi jusqu’ici, elle n’arrêtait pas de me laisser des messages. J’ai raconté cette histoire à Debra et ça lui a donné cette idée.

« Je me suis arrangé pour que la fille te tire dessus et disparaisse. Debra me donnerait du whuffie, des tonnes de whuffie, et son équipe suivrait le mouvement. Ça me ferait gagner des mois sur mon objectif. Je n’arrivais à penser à rien d’autre, à l’époque, tu te souviens ?

— Je me souviens. »

Le parfum de réjuv et de désespoir dans notre petite maison, et Dan qui complotait ma mort.

« Nous l’avons organisée, puis Debra s’est fait restaurer une sauvegarde : aucun souvenir de l’événement, juste le whuffie pour moi.

— Oui », ai-je convenu.

Ça fonctionnerait. Organiser un meurtre, se tuer, se faire restaurer une sauvegarde effectuée juste avant. À combien d’horreurs Debra s’est-elle livrée en effaçant ses souvenirs de cette manière ?

« Oui. On l’a fait, j’ai honte de l’avouer. Je peux aussi le prouver : non seulement j’ai ma sauvegarde, mais je peux demander à Jeanine de parler. » Il a terminé sa bière. « C’est ce que j’ai prévu. Demain. Je raconte tout à Lil, à ses parents, à Kim et ses amis, à toute l’adhoc. Un cadeau d’adieu de la part d’un ami dégueulasse. »

J’avais la gorge sèche et serrée. J’ai bu encore un peu de bière. « Tu savais depuis le début, ai-je dit. Tu aurais pu le prouver à n’importe quel moment. »

Il a hoché la tête. « Exact.

— Tu m’as laissé… » J’ai cherché mes mots. « Tu m’as laissé devenir… »

Ils ne voulaient pas venir.

« C’est vrai », a-t-il reconnu.

Tout ce temps. Lil et lui, debout devant ma maison, m’affirmant que j’avais besoin d’aide. Le docteur Pete, insistant pour que je me fasse restaurer, et moi qui répondais non, non, non, par peur de perdre ma dernière année avec Dan.

« J’ai fait des trucs assez crades dans ma vie, a-t-il avoué. Celui-là est le pire. Tu m’as aidé, et moi, je t’ai trahi. Je suis bien content de ne pas croire en Dieu… Ça rendrait encore plus effrayant ce que je vais faire. »

Dan allait se tuer dans deux jours. Mon ami et assassin. « Dan », ai-je croassé. Je ne savais plus où j’en étais. Dan, qui prenait soin de moi, m’aidait, prenait ma défense, avec cette honte affreuse tout ce temps. Prêt à mourir, voulant partir sans tache sur la conscience. « Tu es pardonné », ai-je dit. Sans la moindre hypocrisie.

Il s’est levé.

« Où vas-tu ? ai-je demandé.

— Chercher Jeanine, la fille qui a pressé la détente. Rendez-vous demain matin neuf heures au Hall Of Presidents. »


J’ai pénétré dans le Parc par l’entrée principale, non plus comme castmember mais comme visiteur, disposant juste d’assez de whuffie pour être admis, utiliser les fontaines à eau et faire la queue. Avec de la chance, un castmember m’accorderait peut-être une banane glacée au chocolat. Mais sans doute pas.

Je me suis placé dans la file d’attente du Hall Of Presidents. Les autres visiteurs détournaient les yeux après avoir consulté mon whuffie. Y compris les enfants. Un an plus tôt, ils engageaient la conversation pour m’interroger sur mon travail au Royaume Enchanté.

Je me suis installé sur mon siège à l’intérieur du Hall Of Presidents, où j’ai regardé le petit film avec les autres, restant patiemment assis pendant qu’ils se balançaient dans leurs fauteuils sous la décharge du flashage. Une castmember a pris un micro pour nous remercier de notre visite, les portes se sont ouvertes et tous les visiteurs sont sortis du Hall… tous sauf moi. La castmember a plissé les yeux pour me regarder et, lorsqu’elle m’a reconnu, elle a tourné les talons pour aller accueillir le groupe suivant.

Ce n’est pas le groupe suivant qui est entré, mais Dan et la fille que j’avais vue sur la reconstitution.

« On a fermé pour le reste de la matinée », m’a informé mon ami.

Je regardais la fille, revoyant son petit sourire au moment où elle pressait la détente, observais maintenant son expression contrite, effrayée. Elle avait une peur bleue de moi.

« Vous devez être Jeanine », ai-je dit. Je me suis levé pour lui serrer la main. « Julius. »

Sa main était froide, elle l’a retirée avant de l’essuyer sur son pantalon.

Mon instinct de castmember a pris le dessus. « Je vous en prie, asseyez-vous. Ne vous inquiétez pas, tout ira bien. Vraiment. Je ne vous en veux pas. » Je me suis arrêté avant de lui proposer d’aller lui chercher un verre d’eau.

Tranquillise-la, me chuchotait une méchante voix intérieure. Elle fera un meilleur témoin. Ou rends-la nerveuse, pitoyable… ça marchera aussi, ça fera paraître Debra encore pire.

J’ai dit à cette voix de la fermer et suis parti chercher un gobelet d’eau à Jeanine.

À mon retour, tout le monde était là, Debra, Lil, ses parents, Tim. Les équipes de Debra et de Lil, désormais unies. Et bientôt dispersées.

Dan est monté sur scène et s’est servi du micro afin que tout le monde entende sa voix. « Il y a onze mois, j’ai fait quelque chose d’horrible. J’ai conspiré l’assassinat de Julius avec Debra. Je me suis servi d’une amie un peu troublée à l’époque, je me suis servi d’elle pour presser la détente. C’est Debra qui a eu l’idée de faire tuer Julius afin de créer assez de confusion pour s’emparer du Hall Of Presidents. Ça a fonctionné. »

Un brouhaha s’est élevé. J’ai regardé Debra, j’ai vu qu’elle restait calmement assise, alors même que Dan venait de l’accuser d’avoir volé une autre part du gâteau. Assis à côté d’elle, les parents de Lil paraissaient moins confiants. Tom serrait les mâchoires, l’air furieux, tandis que Rita parlait avec colère à Debra. Dans l’ancien Hall, Hickory Jackson disait : je pendrai au premier arbre que je trouve le premier homme sur lequel je mets la main.

« Debra s’est fait restaurer après que nous avons organisé l’assassinat, a poursuivi Dan comme si personne ne disait rien. J’étais censé l’imiter, mais je ne l’ai pas fait. J’ai placé une sauvegarde dans mon répertoire public, ceux qui le désirent peuvent l’examiner. Pour le moment, je vais demander à Jeanine de me rejoindre : elle aimerait vous dire quelques mots. »

J’ai aidé Jeanine à monter sur scène. Elle tremblait toujours et les récriminations des adhocs généraient un tumulte insensé. Malgré moi, je m’en réjouissais.

« Bonjour », a doucement dit la jeune fille. Elle avait une voix et un visage ravissants. Je me suis demandé si nous pourrions êtres amis une fois toute cette histoire terminée. Elle ne se souciait sans doute pas beaucoup de whuffie.

La discussion s’est poursuivie. Dan a repris le micro à Jeanine : « S’il vous plaît ! Un peu de respect pour notre invitée, je vous en prie ! S’il vous plaît ! »

Le vacarme s’est calmé petit à petit. Dan a rendu le micro à Jeanine. « Bonjour », a-t-elle répété. Sa voix dans la sono du Hall l’a fait sursauter. « Je m’appelle Jeanine. C’est moi qui ai tué Julius, il y a un an. Parce que Dan me l’a demandé. Je n’ai pas demandé pourquoi. Je lui faisais… je lui fais confiance. Il m’a dit que Julius se serait sauvegardé quelques minutes avant que je lui tire dessus, et qu’il pouvait me faire sortir du Parc sans qu’on me voie. Je suis vraiment désolée. » Elle avait un je-ne-sais-quoi d’excentrique, une manière de parler et de se tenir qui montrait qu’elle n’était pas là tout entière. Grandir dans une montagne pouvait sans doute vous rendre ainsi. J’ai jeté un coup d’oeil à Lil, qui serrait les lèvres. Grandir dans un parc à thèmes pouvait sans doute vous rendre comme ça aussi.

« Merci, Jeanine, a dit Dan en reprenant le micro. Tu peux retourner t’asseoir. J’ai dit tout ce que j’avais à dire… Julius et moi en avions déjà discuté en privé. Si quelqu’un d’autre veut prendre la parole… »

Les mots avaient à peine quitté ses lèvres que la foule explosait en paroles et en mains qui s’agitaient. À côté de moi, Jeanine a tressailli. Je lui ai pris la main en criant dans son oreille : « Vous êtes déjà allée aux Pirates des Caraïbes ? »

Elle a secoué la tête.

Je me suis levé et l’ai aidée à en faire autant. « Vous allez adorer », ai-je affirmé avant de sortir du Hall avec elle.

Загрузка...