6

Allongé sur mon lit d’hôtel, hypnotisé par les paresseuses rotations du ventilateur pendu au plafond, j’ai réfléchi à la possibilité que je sois cinglé.

Cela arrivait, même dans la Société Bitchun, et, s’il existait des remèdes, ils n’avaient rien de plaisant.

J’ai été marié à une folle, autrefois. Elle et moi avions dans les soixante-dix ans, et je ne vivais que pour le plaisir. Elle s’appelait Zoya, mais je l’avais surnommée Zed.

Nous nous étions rencontrés en orbite, où j’étais monté découvrir les célèbres sybarites de basse gravité. Se saouler à ne plus très bien tenir debout n’est pas spécialement rigolo à 1 g, mais à 10-8 g, c’est génial. On ne titube pas, on bondit. Et quand on bondit à l’intérieur d’une sphère en compagnie d’autres personnes turbulentes, éméchées et nues, les choses deviennent vraiment marrantes.

Je bondissais dans une sphère transparente d’un kilomètre et demi de diamètre pleine de sphères plus modestes dans lesquelles on pouvait se procurer des flacons de dangereuses mixtures fruitées.

Des instruments de musique en jonchaient le sol et, si on savait s’en servir, on en prenait un, on se l’attachait au corps et on se mettait à jouer. D’autres prendraient eux-mêmes des guitares pour taper le bœuf avec vous. Les mélodies allaient de l’affreux au sublime, mais étaient toujours vives.

Je travaillais plus ou moins régulièrement sur ma troisième symphonie et, chaque fois que je pensais en avoir mis au point un passage valable, je le jouais un certain temps dans la sphère. Les inconnus qui se mettaient à improviser sur ma musique me fournissaient parfois de nouvelles pistes, ce qui était bien. Sinon, jouer d’un instrument était le meilleur moyen de susciter la curiosité d’une étrangère dénudée.

C’est comme ça qu’on a fait connaissance. Elle s’est emparée d’un piano et a martelé des airs de bastringue à un tempo excentrique pendant que je déroulais au violoncelle le fil principal du mouvement. Ça m’a d’abord irrité, mais petit à petit je me suis rendu compte de ce qu’elle faisait à ma musique : quelque chose de vraiment super. Je raffole des musiciennes.

Nous sommes bruyamment allés jusqu’au bout de notre duo, moi m’inclinant comme un forcené tandis que des sphères de sueur perlaient sur mon corps avant de dériver avec grâce jusque dans les recycleurs hydrotropiques, elle tapant sur les touches comme si elles venaient d’assassiner son amant.

Je me suis théâtralement effondré quand la dernière note a traversé la bulle. Les gens seuls, les couples et les groupes ont interrompu leurs coïts en apesanteur pour applaudir. Elle a salué, s’est détachée du Steinway et dirigée vers le sas.

J’ai pris appui sur mes jambes pour me propulser à toute vitesse, tenant absolument à atteindre le sas avant elle. Je l’ai rattrapée au moment où elle le franchissait.

« Hé ! me suis-je écrié. C’était génial ! Je m’appelle Julius ! Ravi de vous connaître. »

Elle a tendu les deux mains et a pressé à la fois mon nez et mon unité… pas fort, vous voyez, juste pour jouer. « Pouet ! » a-t-elle dit avant de se glisser à l’extérieur du sas tandis que, bouche bée, je regardais s’épanouir Popaul.

Je l’ai poursuivie. « Attendez ! » ai-je lancé alors qu’elle dégringolait le rayon de la station en direction de la gravité.

Elle avait un corps de pianiste : des bras et des mains remodelés s’étirant à des longueurs impossibles, dont elle se servait avec la grâce d’un vieux routier de l’espace pour se jeter rapidement en avant. Je l’ai suivie tant bien que mal sur mes jambes de bizut spatial, mais le temps que j’atteigne le pourtour à 0,5 g de la station, elle avait disparu.

Je ne l’ai revue qu’une fois le mouvement suivant terminé, quand je suis allé dans la bulle le tester au hautbois. Je commençais juste à m’échauffer quand elle a franchi le sas et s’est sanglée au piano.

Cette fois, j’ai coincé le hautbois sous mon bras pour me précipiter vers elle, puis j’ai humidifié l’anche et me suis mis à souffler. J’ai flotté au-dessus du piano, la regardant dans les yeux pendant que nous jouions. Ce jour-là, son humeur la portait à des mesures à quatre temps et à des progressions I-IV-V, dans une sensibilité qui passait du blues au rock puis au folk, brodant en marge de mes propres mélodies. Elle s’est lancée dans des pseudo-improvisations pour moi, je lui ai rendu la pareille, et ses paupières se sont plissées de manière charmante chaque fois que je parvenais à produire un semblant de trait d’esprit mélodique.

Elle était quasi dépourvue de poitrine et couverte d’une jolie fourrure rousse duveteuse, comme un de ces petits écureuils rayés qu’on trouve en Amérique du Nord. Avec un style vadrouilleur, adapté à la vie climatisée et émoussée de l’espace. Cinquante ans plus tard, je sortais avec Lil, une autre rousse, mais Zed a été ma première.

J’ai joué longtemps, transporté par la fluidité de ses mouvements sur le clavier, ses amusantes moues de concentration lorsqu’elle se lançait dans un petit riff particulièrement grisant. Lorsque je fatiguais, je nous orientais vers un pont lent ou la laissais prendre un solo. Je voulais faire durer le plus longtemps possible. Pendant ce temps-là, je manœuvrais pour me placer entre elle et le sas.

Quand j’ai soufflé la dernière note, bien que lessivé comme une vieille serpillière, j’ai rassemblé l’énergie nécessaire pour filer bloquer le sas. Elle s’est calmement détachée de son instrument et a flotté jusqu’à moi.

Je l’ai regardée dans les yeux, des yeux de chat bridés et argentés dans lesquels j’avais plongé les miens tout l’après-midi, et vu le sourire allant des coins de ceux-ci jusqu’aux longs orteils élégants. Elle m’a rendu mon regard puis, longuement, m’a une nouvelle fois agrippé l’entrejambe.

« Tu feras l’affaire », a-t-elle dit avant de me conduire dans ses quartiers, à l’autre bout de la station.

Et ce n’était pas pour y dormir.


Zoya était un des premiers ingénieurs réseau engagés par les constellations de satellites géosynchrones à large bande mises en place aux débuts de l’ascension du monde dans la Société Bitchun. Largement exposée à des rads dures et à la faible grav, elle était devenue à peu près totalement transhumaine avec le temps, s’ornant d’une diversité déconcertante d’améliorations tierces : une queue vestigielle, des yeux capables de voir dans la majeure partie du spectre radio, ses bras, sa fourrure, ses articulations réversibles du genou et une colonne vertébrale entièrement mécanique qui lui épargnait ces saloperies emmerdant la plupart d’entre nous : lombalgies, douleurs interscapulaires, sciatiques, hernies discales et autres.

Moi qui pensais vivre pour le plaisir, je n’arrivais pas à la cheville de Zed en ce domaine. Elle ne parlait que lorsque faire pouet-pouet, siffler, attraper et embrasser ne suffisaient pas, et s’octroyait systématiquement les mises à jour adaptées au caprice qui lui passait par la tête, comme la fois où elle a résolu d’aller marcher sans équipement dans l’espace et passé l’après-midi à se faire plaquer de fer et équiper de poumons d’acier. Je tombais amoureux d’elle cent fois par jour, et mourais d’envie de l’étrangler deux fois plus souvent. Elle a consacré deux jours à sa promenade dans l’espace, flottant autour de la bulle, s’admirant en train de faire des grimaces dans sa surface extérieure réfléchissante. Elle n’avait aucun moyen de savoir que je me trouvais juste de l’autre côté, mais elle supposait que je l’observais. Ou peut-être pas, après tout, peut-être grimaçait-elle juste pour elle.

Mais elle est ensuite revenue par le sas, bizarre, muette, le regard plein des étoiles vues à l’extérieur, sa peau métallique froide de l’haleine de l’espace, et m’a entraîné dans un joyeux jeu de chat d’un bout à l’autre de la station, passant par le mess où nous avons traversé en dérapage peu contrôlé une masse ovoïde et flageolante de riz au lait, puis par les serres où elle a creusé comme une marmotte et grimpé comme un singe, enfin par les quartiers d’habitation et les bulles où nous avons interrompu mille accouplements.

On aurait pu croire que le nôtre aurait suivi, et, pour dire la vérité, c’était bel et bien mon espoir au début de ce jeu que j’en étais venu à considérer comme une course d’obstacles, mais non. Au milieu de notre cirque, mes besoins charnels ont disparu et je me suis retrouvé dans un état d’innocence puérile, ne vivant que pour le frisson de la poursuite et l’envie de glousser qui me prenait chaque fois que Zed trouvait à franchir une nouvelle borne, toujours plus extravagante que la précédente. Nous sommes sans doute devenus une légende de la station : le couple cinglé qui déboulait pour repartir tout aussi vite, comme si deux Marx Brothers, un de chaque sexe, débarquaient nus dans votre fête sans carton d’invitation.

Lorsque je lui ai demandé de m’épouser, de revenir sur Terre avec moi, de partager ma vie jusqu’à ce que le ressort principal de l’univers se détende, elle a ri, m’a fait pouet-pouet sur le nez et le zizi avant de crier : « tu feras l’affaire ! »

Je l’ai ramenée à Toronto, où nous nous sommes installés à dix étages sous terre dans une résidence de réserve de l’Université. Notre whuffie n’était pas terrible sur Terre, et les interminables couloirs institutionnels donnaient à Zed, outre la sensation de se trouver chez elle, des occasions de faire des bêtises.

Mais, peu à peu, les bêtises se sont raréfiées et elle a commencé à parler davantage. Je reconnais avoir tout d’abord été soulagé, ravi de voir mon étrange épouse muette se comporter enfin normalement et se montrer sympa avec les voisins au lieu de leur jouer sans cesse des tours avec des pouet-pouet, des coups de pied dans l’entrejambe et des pistolets à eau. Nous avons abandonné les courses d’obstacles, elle s’est fait enlever sa fourrure et ses articulations du genou réversibles, puis désargenter les yeux en une jolie couleur noisette aussi profonde que l’argent avait été impénétrable.

Nous avons porté des vêtements. Nous avons reçu à dîner. J’ai essayé de répéter ma symphonie dans des salles et des parcs à faible whuffie avec les musiciens que j’arrivais à réunir, et Zed est venue sans jouer, restant juste assise à l’écart sans se départir une seconde d’un sourire qui ne dépassait jamais ses lèvres. Elle a perdu la tête.

Elle s’est chié dessus. Elle s’est arraché les cheveux. Elle s’est coupée avec des couteaux. Elle m’a accusé de vouloir l’assassiner. Elle a mis le feu aux appartements des voisins, s’est enveloppée de feuilles de plastique, s’est frottée de manière lascive au mobilier.

Elle a perdu la tête. Elle l’a fait à grands traits, peignant de son sang les murs de notre chambre, s’agitant toute la nuit en divagations. J’ai souri, hoché la tête et supporté le tout aussi longtemps que possible, puis je l’ai attrapée pour la conduire, qui ruait comme une mule, chez le médecin du premier étage. Elle était sur la planète depuis un an et cinglée depuis un mois, mais il m’avait fallu tout ce temps pour l’admettre.

Le docteur a diagnostiqué un dysfonctionnement non chimique, manière de dire que le problème se situait dans son esprit, et non dans son cerveau. En d’autres termes, je l’avais rendue folle.

Pour un dysfonctionnement non chimique, on peut demander un soutien psychologique, qui, globalement, consiste à en discuter, à apprendre à se sentir mieux dans sa peau. Elle n’en a pas voulu.

Elle était malheureuse, suicidaire, infernale. Durant l’un des courts moments de lucidité que lui laissaient les sédatifs, elle a consenti qu’on lui restaure une sauvegarde effectuée avant notre arrivée à Toronto.

J’étais à son chevet lorsqu’elle s’est réveillée à l’hôpital. Je lui avais préparé un résumé écrit des événements survenus depuis sa sauvegarde, résumé qu’elle a lu au cours des deux jours suivants.

« Julius », a-t-elle appelé pendant que je préparais le petit déjeuner dans notre appartement souterrain. Son ton, très sérieux et très grave, m’a aussitôt fait comprendre que les nouvelles seraient mauvaises.

« Oui ? ai-je demandé en servant œufs au bacon et café fumant.

— Je retourne dans l’espace pour revenir à une version plus ancienne. »

Elle avait préparé un sac à bandoulière et revêtu une tenue de voyage.

Et merde. « Super », ai-je dit avec un enthousiasme forcé tout en dressant un inventaire mental de mes responsabilités sur Terre. « Donne-moi une minute ou deux, que je fasse mes bagages. L’espace me manque aussi. »

Elle a secoué la tête, la colère luisant dans son regard noisette tout le contraire d’impénétrable. « Non. Je retourne à qui j’étais avant de te connaître. »

Ça m’a blessé, et méchamment. J’avais aimé l’ancienne Zed, celle des courses d’obstacles, j’avais aimé son humour et ses bêtises. Elle était devenue après notre mariage une Zed aussi épouvantable que terrifiante, avec laquelle j’étais toutefois resté par respect pour sa précédente personnalité.

Et voilà qu’elle partait restaurer une sauvegarde effectuée avant de me rencontrer. Elle allait élaguer dix-huit mois de sa vie, recommencer, retourner à une version de réserve.

Je disais que ça m’avait blessé ? Ça m’a fait un mal de chien, oui.

En retournant à la station un mois plus tard, j’ai vu Zed improviser dans la sphère avec un type pourvu de trois paires de bras supplémentaires sur les hanches. Il s’est promené dans toute la sphère pendant qu’elle jouait une gigue au piano, et, quand les yeux argentés de Zed se sont posés sur moi, je n’y ai pas détecté la moindre lueur de reconnaissance. Elle ne m’avait jamais rencontré.

Je suis un peu mort moi aussi, me sortant l’incident de la tête en séjournant à Disney World, où je me suis réinventé avec un nouveau groupe d’amis, une nouvelle carrière, une nouvelle vie. Je n’ai jamais reparlé de Zed… Et surtout pas à Lil, qui n’avait vraiment pas besoin que je l’encombre de souvenirs de mes ex cinglées.


Si j’étais timbré, ce n’était pas du même genre de démence spectaculaire que Zed. Mais d’une folie lente, tourmentée, horrible qui me faisait m’aliéner mes amis, saboter mes ennemis et pousser ma compagne dans les bras de mon meilleur copain.

J’ai décidé d’aller consulter un médecin dès la fin de l’assemblée générale des adhocs consacrée à la rénovation. Il fallait que je mette de l’ordre dans mes priorités.

J’ai renfilé mes vêtements de la veille, puis gagné la gare du monorail, dans le hall principal. Le quai était bondé de visiteurs heureux, radieux, gais et prêts pour une journée d’amusement tranquille par hypermédiation. J’ai essayé de les considérer comme des individus mais, malgré tous mes efforts, ils ne cessaient de se transformer en foule, et il m’a fallu me camper fermement sur le quai pour m’empêcher de me glisser entre eux jusqu’au bord, le meilleur emplacement pour s’emparer d’une place assise.

L’AG se tenait au restaurant Sunshine Tree Terrace dans Adventureland, à quelques pas seulement de l’endroit où un assassin toujours non identifié m’avait transformé en débris ensanglantés. Les adhocs d’Adventureland étaient redevables à ceux de Liberty Square depuis mon assassinat chez eux, aussi nous avaient-ils prêté leur superbe salle de réunion, dans laquelle le soleil de Floride se déversait entre les lamelles des volets, projetant dans la pièce un mélange confus de bandes lumineuses dans lesquelles dansait la poussière. Le bruit lointain des tambours Tiki et le baratin des guides du Jungle Cruise s’insinuait dans la pièce, bourdonnement discret en provenance de deux des plus anciennes attractions du Parc.

Liberty Square comptait presque cent adhocs, pour l’essentiel des castmembers de deuxième génération aux grands sourires amicaux. Ils remplissaient entièrement la salle et ont échangé nombre de poignées de main et d’embrassades avant que la réunion puisse commencer. Je me suis félicité que la taille de la salle ne permette pas de disposer les chaises en cercle comme c’était de rigueur chez les adhocs : Lil a dû se tenir à un pupitre, imposant ainsi une once de respect.

« Salut tout le monde ! » a-t-elle lancé d’un ton enjoué. Elle avait toujours les yeux un peu bouffis d’avoir pleuré, quand on savait où regarder, mais elle excellait à faire bonne figure quelle que soit sa peine.

Les adhocs ont répondu en chœur d’un bruyant « Salut Lil ! » avant de rire de la lourdeur de leur tradition. Ah ça, on savait rigoler au Royaume Enchanté.

« Tout le monde sait pourquoi nous sommes réunis, pas vrai ? » a demandé Lil avec un sourire d’autodérision. Après tout, elle exerçait une forte pression sur eux depuis plusieurs semaines. « Quelqu’un a-t-il des questions sur les plans ? On aimerait les mettre tout de suite en application. »

Un type aux traits délibérément enfantins et sains a levé la main. Lil lui a accordé la parole d’un hochement de tête. « Quand tu dis " tout de suite ", tu veux dire… »

Je l’ai interrompu. « Ce soir. Après cette AG. Nous avons un planning de production de huit semaines, et plus vite on s’y met, plus vite on aura terminé. »

Des murmures troublés se sont élevés dans la foule. Lil m’a foudroyé du regard. J’ai haussé les épaules. La politique, ce n’était pas mon truc.

« Don, a expliqué Lil, on essaye quelque chose de nouveau, en l’occurrence, un processus vraiment léger. L’avantage, c’est qu’il prend très peu de temps. Dans deux mois, on saura si ça fonctionne pour nous. Si ce n’est pas le cas, eh bien, ça prendra deux autres mois pour faire machine arrière. Voilà pourquoi on ne prend pas autant de temps que d’habitude en planification. Il ne faudra pas cinq ans pour mettre l’idée à l’épreuve, ce qui minimise les risques. »

Une autre castmember, à l’allure franche et maternelle de quadragénaire, est intervenue : « Je suis tout à fait d’accord pour qu’on fasse vite… Dieu sait qu’on n’a pas toujours été aussi rapides. C’est le recrutement de tous ces nouveaux qui m’inquiète… Être plus nombreux ne va-t-il pas nous ralentir au moment de prendre d’autres décisions ? »

Non, ai-je pensé avec aigreur, parce que les gens que je vais faire venir ne sont pas accros aux réunions.

Lil a hoché la tête. « Bonne remarque, Lisa. Nous ferons aux téléacteurs une proposition à l’essai : ils n’obtiendront le droit de vote que si nous décidons que la rénov est un succès. »

Un autre castmember s’est levé. Je l’ai reconnu : Dave, un con corpulent et imbu de lui-même qui adorait travailler à la porte d’entrée, même s’il se plantait une fois sur deux dans son baratin. « Lillian, lui a-t-il dit en lui adressant un sourire triste, je pense que là tu fais vraiment une énorme erreur. On adore tous la Mansion et les visiteurs aussi. C’est un morceau d’histoire dont nous sommes les gardiens et non les maîtres. La changer comme ça, eh bien… » Il a secoué la tête. « Ce n’est pas la bonne manière. Si les visiteurs voulaient d’une attraction où des types sortent d’un coup de l’ombre en criant " houga-bouga ", ils iraient dans une de ces maisons des horreurs de fête foraine. La Mansion vaut mieux que ça. Je ne peux pas prendre part à un projet de ce genre. »

J’ai eu envie d’effacer à coups de poing ce sourire suffisant de son visage. J’avais soulevé mille fois une objection similaire – au sujet du travail de Debra –, et l’entendre dans la bouche de ce connard à propos du mien me faisait voir rouge et bouillir le sang.

« Écoute, ai-je dit, si on ne le fait pas, si on ne change pas les choses, quelqu’un les changera pour nous. Quelqu’un d’autre. Le problème, Dave, est de savoir si un gardien responsable se laisse déposséder de l’objet qu’il protège, ou s’il fait tout ce qu’il peut pour arriver à le protéger correctement. Un bon gardien ne se cache pas la tête dans le sable comme une autruche. »

Je voyais bien que je ne n’arrangeais rien. L’humeur générale s’assombrissait, les visages se marquaient. J’ai résolu de ne plus prendre la parole avant la fin de l’AG, quelle que soit la provocation.

Lil a adouci mes remarques et répondu à une dizaine d’autres. Ça m’a donné l’impression que les objections allaient durer tout l’après-midi, toute la nuit et toute la journée du lendemain, si bien que je me suis senti à la fois nauséeux, malheureux et sur les nerfs, à regarder Lil, son sourire tracassé et sa manière nerveuse de se lisser les cheveux sur les oreilles.

Elle a enfin mis la question au vote. La tradition voulait que les votes soient recueillis en secret et récapitulés publiquement sur les canaux de données. Tous les adhocs ont semblé regarder dans le vague en affichant des VTH pour assister à l’évolution des résultats au fil du vote. Étant hors ligne, je n’ai pu ni voter ni suivre celte évolution.

Lil a fini par lâcher un soupir de soulagement et a souri en se mettant les mains dans le dos.

« Entendu ! a-t-elle lancé par-dessus le brouhaha de la foule. Au travail. »

En me levant, j’ai remarqué que Dan et Lil se regardaient dans les yeux, d’un regard significatif entre nouveaux amants, et j’ai vu rouge. Littéralement. Ma vision s’est teintée de rose et un stroboscope s’est déclenché aux limites de mon champ de vision. J’ai lourdement avancé de deux pas dans leur direction et ouvert la bouche pour leur lancer une horreur, mais il n’en est sorti que « Ouaaagh ». Mon flanc droit s’est engourdi, ma jambe s’est dérobée sous moi et je me suis écroulé par terre.

Les rais de lumière venus des volets se sont frayés un chemin jusque sur ma poitrine tandis que j’essayais de me redresser sur le bras gauche, puis tout a sombré dans l’obscurité.


Je n’étais pas cinglé, finalement.

Le bureau du docteur, dans l’infirmerie sur Main Street, était propre, blanc et décoré de posters de Jiminy Cricket en blouse de docteur, un stéthoscope trop grand autour du cou. Je suis revenu à moi sur une couchette dure, avec sur le mur au-dessus de ma tête une affiche me rappelant de faire vérifier ma dentition deux fois par an, nom d’une canine ! En voulant lever les mains pour masquer la lumière trop forte et cette affiche trop guillerette, je me suis aperçu ne pas pouvoir bouger les bras. Une enquête complémentaire a révélé que j’étais sanglé par un système à quatre points d’attache.

« Ouaaagh », ai-je répété.

Le visage inquiet de Dan est entré dans mon champ de vision, ainsi qu’un médecin à l’air grave de soixante-dix ans d’âge apparent, avec un visage rassurant plein de pattes-d’oie et de rides, dans le plus pur style Norman Rockwell.

« Content de te revoir, Julius, a-t-il dit d’une voix aussi amicale que son visage. Je suis le Dr Pete. » Malgré mes récentes désillusions avec les conneries castmembers, son numéro m’a paru réconfortant.

Je me suis laissé retomber sur la couchette pendant que le docteur me projetait de la lumière dans les yeux et consultait divers appareils de diagnostic. J’ai supporté tout ça dans un silence stoïque, trop déconcerté par mes horribles « Ouaaagh » pour oser parler à nouveau. Le docteur m’informerait du problème quand il y serait disposé.

« Faut-il encore le garder attaché ? » a demandé Dan, et j’ai secoué la tête avec force. Je connaissais de meilleures distractions que de rester ligoté.

Le médecin a eu un sourire affable. « Je pense qu’il vaut mieux, pour le moment. Ne t’inquiète pas, Julius, on va vite te remettre sur pied. »

Dan a protesté, mais seulement jusqu’à ce que le docteur menace de le faire sortir. Il m’a ensuite pris la main.

Mon nez me démangeait. J’ai essayé de ne pas y penser, mais ç’a empiré au point que je n’ai plus pu penser qu’à cette démangeaison brûlante me chatouillant le bout du museau. J’ai désespérément plissé le visage et tiré sur mes sangles. Remarquant du coin de l’œil mes gesticulations, le docteur Pete m’a délicatement gratté le nez de son doigt ganté. Ce qui m’a procuré un formidable soulagement. J’ai espéré que mes roubignoles ne me démangeraient pas de sitôt.

Le médecin a fini par approcher une chaise et faire en sorte de soulever la tête du lit à un niveau me permettant de le regarder en face.

« Eh bien, a-t-il dit en se frottant le menton, Julius, tu as un problème. Ton ami ici présent m’informe que tes systèmes sont hors ligne depuis plus d’un mois. Je ne t’apprendrais rien en te disant qu’il aurait mieux valu pour toi venir me voir tout de suite.

« Mais comme tu ne l’as pas fait, la situation s’est dégradée. » Il a désigné du menton les admonestations de Jiminy Cricket : Allez donc voir votre médecin ! « C’est un bon conseil, fiston, mais bref, ce qui est fait est fait. Je vois que tu as restauré une sauvegarde il y a environ huit semaines. Je ne peux en être certain sans tests complémentaires, mais je pense qu’on t’a installé à ce moment-là une interface cerveau/machine défectueuse qui n’a cessé de se détériorer depuis, avec des ratés et des réinitialisations incessantes. Les arrêts constituent un mécanisme de protection conçu pour éviter le genre de crise dont tu as souffert cet après-midi. Quand l’interface détecte un dysfonctionnement, elle s’éteint et lance un diagnostic pour essayer de se réparer avant de revenir en ligne.

« C’est parfait pour les petits soucis, mais dans un cas comme le tien ça ne convient pas du tout. L’interface s’est progressivement détériorée et finira tôt ou tard par provoquer de sérieux dégâts.

— Ouaaagh ? » ai-je demandé… Je voulais dire : Très bien, mais qu’est-ce qui ne va pas avec ma bouche ?

Le médecin a mis son doigt sur mes lèvres. « N’essaye pas. L’interface s’est bloquée, et elle a bloqué avec elle une partie de tes processus nerveux volontaires. Avec le temps, elle finira sans doute par s’éteindre, mais pour l’instant inutile de se fatiguer. Si on t’a attaché, c’est parce que tu t’agitais assez violemment quand on t’a amené ici et qu’on craignait que tu te blesses. »

Elle finira sans doute par s’éteindre ? Mon Dieu. Je pourrais bien me retrouver coincé ainsi pour toujours. Je me suis mis à trembler.

Le docteur m’a calmé en me caressant la main et en a profité pour me plaquer un transdermique sur le poignet. La panique a reflué dès que le calmant du transdermique s’est infiltré dans mon système sanguin.

« Allons, allons, a-t-il dit. Il n’y a là rien de permanent. Nous pouvons te faire pousser un nouveau clone et te rafraîchir à partir de ta dernière sauvegarde. Qui remonte malheureusement à plusieurs mois. Si nous avions détecté le problème plus tôt, nous aurions peut-être pu pratiquer une nouvelle sauvegarde, mais étant donné la dégradation dont tu as fait preuve jusqu’à ce jour… Eh bien, ça ne servirait à rien. »

Mon cœur a battu très fort. J’allais perdre deux mois… les perdre complètement, comme s’ils n’avaient jamais existé pour moi. Mon assassinat, le nouveau Hall Of Presidents, mon indigne attentat contre ce dernier, les disputes avec Lil, Lil et Dan, l’assemblée générale. Mes plans pour la rénovation ! Je serai débarrassé du tout jusqu’au dernier moment, bon ou mauvais.

Je ne pouvais pas. J’avais une rénovation à mener à bien, et moi seul comprenais de quelle manière il fallait s’y prendre. Si je cessais un seul instant de les harceler, les adhocs reviendraient certainement à leurs vieilles habitudes sans risque. Ils pourraient même abandonner la rénovation à mi-parcours, interrompre le processus pour un audit interminable, présenter leur gorge à couper à Debra.

Je refusais qu’on me restaure d’une sauvegarde.


J’ai subi deux autres attaques avant que l’interface finisse par abandonner et s’éteindre. Je me souviens de la première, mélange confus de flashes aveuglants, de convulsions incontrôlables et de goût de cuivre dans la bouche, mais la seconde s’est produite sans me tirer d’une profonde inconscience.

Lorsque je suis revenu à moi, à nouveau dans l’infirmerie, Dan était encore là, avec une barbe d’un jour et de nouvelles rides d’inquiétude aux coins de ses yeux récemment rajeunis. Le docteur est entré en secouant la tête.

« Eh bien, il semble que le plus gros soit passé. J’ai préparé les formulaires pour le rafraîchissement et le nouveau clone sera prêt dans une heure ou deux. Je pense qu’un puissant calmant s’impose en attendant. Une fois la restauration complète, nous retirerons ce corps de la circulation et tout ne sera plus que de l’histoire ancienne. »

Retirer ce corps de la circulation ? Me tuer, oui, voulait-il dire.

« Non », ai-je dit. J’ai frissonné dans mes sangles : j’avais retrouvé l’usage de ma voix !

« Oh, allons, enfin. » Le docteur a abandonné son comportement aimable usuel pour laisser transparaître son exaspération. « Il n’y a pas d’autres solutions. Si tu étais venu me voir tout de suite, eh bien, nous aurions eu d’autres possibilités. Tu ne peux l’en prendre qu’à toi.

— Non, ai-je répété. Pas maintenant. Je ne signerai pas. »

Dan a posé sa main sur la mienne. J’ai essayé de me dérober, mais les sangles et sa poigne m’immobilisaient. « Il faut que tu le fasses, Julius. C’est la meilleure solution.

— Je ne vais pas vous laisser me tuer », ai-je dit, les dents serrées.

Il avait des cals au bout des doigts, rendus rugueux par des efforts bien supérieurs à ce qu’exigeait son devoir.

« Personne ne va te tuer, fiston », a dit le docteur. Fiston, fiston, fiston. Qui savait son âge réel ? Il pouvait avoir dix-huit ans, pour ce que j’en savais. « Bien au contraire : nous te sauvons. Si tu continues comme ça, ça ne fera qu’empirer. Les attaques, l’effondrement mental, tout le ciboulot qui ramollit. Ne me dis pas que c’est ce que tu veux. »

J’ai repensé à la spectaculaire transformation de Zed en cinglée. Non, bien sûr que non. « Je me fous de l’interface. Il n’y a qu’à me l’enlever. Je ne peux pas faire ça maintenant. » J’ai avalé ma salive. « Plus tard. Après la rénov. Dans huit semaines. »


Quelle ironie ! Une fois que le docteur a compris que je ne plaisantais pas, il a fait sortir Dan et révulsé les yeux le temps de passer un appel. J’ai vu sa gorge se contracter au fil de ses subvocalisations. Il m’a abandonné toujours sanglé à la couchette.

Il n’y avait pas de pendule dans l’infirmerie et j’étais privé de mon horloge interne, aussi cela a-t-il pu durer dix minutes ou cinq heures. On m’avait posé un cathéter, mais je ne m’en suis pas aperçu avant d’être saisi d’une envie pressante.

À son retour, le docteur tenait un petit appareil que j’ai reconnu tout de suite : un pistolet ORHE.

Oh, il n’était pas du même modèle que celui m’ayant servi au Hall Of Presidents, mais plus petit, mieux fait, d’une conception précise caractéristique d’un outil chirurgical. Le docteur m’a regardé, les sourcils levés. « Tu connais », a-t-il déclaré d’un ton impassible. Il sait, il sait, pour le Hall Of Presidents, ai-je bafouillé dans un recoin obscur de mon cerveau. Mais il ne savait rien. Cet épisode était verrouillé dans mon esprit, invulnérable à la sauvegarde.

« Je connais, ai-je confirmé.

— Celui-ci est extrêmement puissant. Il va pénétrer le blindage de l’interface et la faire fondre. A priori sans te transformer en légume. Je ne peux rien de mieux. En cas d’échec, nous restaurerons ta dernière sauvegarde. Il faut que tu signes le formulaire de consentement avant que je m’en serve. » Il avait abandonné tout simulacre d’affabilité et ne se donnait pas la peine de déguiser son dégoût. Je me débarrassais du miracle de la Société Bitchun, de ce qui avait rendu quasi obsolète la profession médicale : pourquoi s’embêter avec de la chirurgie quand on pouvait faire pousser un clone et restaurer une sauvegarde dans ce nouveau corps ? Certaines personnes changeaient de corps juste pour se débarrasser d’un rhume.

J’ai signé. Le docteur a poussé mon brancard roulant dans le fracas et le ronronnement des utilidors avant de le placer sur un wagonnet à marchandises qui allait au bâtiment d’Imagineering et, de là, à une grosse cage de Faraday à découvert. J’aurais dû m’en douter : utiliser des ORHE sur moi mettrait hors service tous les appareils électroniques du voisinage. Il fallait me mettre sous protection avant de presser la détente.

Le docteur a posé le pistolet sur ma poitrine puis desserré mes sangles. Il a refermé la cage et reculé jusqu’à la porte du labo, près de laquelle il a décroché un lourd tablier et un casque à visière de protection.

« Quand je serai dehors, braque-le sur ton crâne et presse la détente. Je reviens dans cinq minutes. Dès mon entrée, pose le pistolet par terre et n’y touche plus. Il est à usage unique, mais je n’ai aucune envie de découvrir que je me trompe. »

Il a refermé la porte. J’ai pris le pistolet à la main. Il était lourd, dense d’énergie stockée, avec une extrémité en creux parabolique pour mieux concentrer son cône.

J’ai levé le pistolet jusqu’à ma tempe, contre laquelle je l’ai appuyé. Mon pouce a trouvé la protubérance servant de détente.

J’ai marqué un temps d’arrêt. Ça n’allait pas me tuer, mais pourrait bloquer l’interface à jamais, me paralysant, me transformant en un cinglé convulsif. J’ai compris que je n’aurais jamais le cran de presser la détente. Le docteur devait le savoir aussi… c’était sa manière de me convaincre de procéder à cette restauration.

J’ai ouvert la bouche pour l’appeler, et il en est sorti « Ouaaagh ! ».

La crise a commencé. Mon bras a tressauté et mon pouce a enfoncé la détente. Il y a eu un goût d’ozone. La crise a cessé.

Je n’avais plus d’interface.


Le docteur avait l’air revêche et tendu quand il m’a vu m’asseoir sur le brancard roulant en me frottant les biceps. Il a sorti un outil de diagnostic portable qu’il m’a pointé sur le crâne avant de déclarer morte la moindre parcelle de microcircuit numérique qu’il contenait. Pour la première fois depuis mes vingt ans, je n’étais, sur le plan technologique, pas plus avancé que la nature m’avait créé.

Les convulsions m’avaient laissé des contusions violettes aux poignets et aux chevilles à l’emplacement des sangles. Je me suis traîné sans aide hors de la cage de Faraday puis du labo, mais j’ai à peine eu la force d’aller plus loin : mes muscles se plaignaient des exercices isométriques que mes crises leur avaient imposés contre ma volonté.

Dan attendait dans l’utilidor, somnolant accroupi contre le mur. Le docteur l’a secoué et Dan a relevé la tête d’un coup, tandis que d’un réflexe rapide comme l’éclair sa main venait saisir celle du médecin. Dans notre Royaume Enchanté, on oubliait facilement l’ancien travail de Dan, mais quand il s’est ainsi emparé d’un geste précis du bras du docteur tout en bondissant sur ses pieds, le regard dur et alerte, je m’en suis souvenu. Mon vieux pote, le héros d’aventures.

Dan a aussitôt lâché le médecin en s’excusant. Il a évalué mon état physique et glissé sans un mot son épaule sous mon aisselle pour me soutenir. Je n’ai pas eu la force de l’en empêcher. J’avais besoin de sommeil.

« Je te raccompagne chez toi, a-t-il dit. On repoussera les assauts de Debra demain.

— D’accord », ai-je dit avant de monter à bord du wagonnet en attente.

Mais on n’est pas allés chez moi. Dan m’a reconduit à mon hôtel, le Contemporary, et est monté jusqu’à ma porte. Il a ouvert celle-ci avec la carte-clé et attendu d’un air gauche tandis que j’entrais en traînant la jambe dans la pièce vide qui me servait désormais de foyer, puis que je m’écroulais sur le lit devenu le mien.

Il s’est ensuite éclipsé avec un regard d’excuse, partant retrouver Lil dans la maison que nous avions partagée.

Je me suis appliqué le transdermique sédatif donné par le docteur, y ajoutant un régulateur d’humeur qu’il avait recommandé pour contrôler mes « sautes de personnalité ». Je me suis endormi en quelques secondes.

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