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Ma copine avait quinze pour cent de mon âge, et j’étais assez vieux jeu pour que ça m’embête. Elle s’appelait Lil, et c’était une Disney World de deuxième génération, ses parents appartenant à l’adhocratie originale qui avait repris la gestion de Liberty Square et de Tom Sawyer Island. Elle avait, au sens propre, grandi dans Walt Disney World, ce qui se voyait.

Ça se voyait car elle se montrait élégante et efficace dans ses moindres détails, de ses cheveux d’un roux éclatant jusqu’à sa rigoureuse comptabilité de chacun des engrenages des Animatroniques dont elle avait la responsabilité. Ses parents se trouvaient dans des vases canopes à Kissimmee{Petite ville proche d’Orlando, en Floride, et donc du Monde de Walt Disney alias Walt Disney World. (Toutes les notes sont du traducteur.)}, en temps mort pour quelques siècles.

En ce mercredi lourd et humide, nous laissions pendre nos jambes par-dessus la rambarde de l’embarcadère du bateau à aubes Liberty Belle tout en regardant le drapeau confédéré flotter mollement au clair de lune au sommet de Fort Langhorn, sur Tom Sawyer Island. Le Royaume Enchanté était complètement fermé, son dernier visiteur ayant été refoulé par la porte située au-dessous de la gare de Main Street, USA, aussi pouvions-nous pousser un gros soupir de soulagement, ôter une partie de nos costumes et nous détendre ensemble au chant des cigales.

J’avais plus d’un siècle, mais ça restait toujours un peu magique pour moi d’avoir le bras autour des fines et tièdes épaules d’une fille, à respirer l’air chaud et humide au clair de lune tandis que les tourniquets nous masquaient la bousculade des équipes de nettoyage. Lil a posé sa tête sur mon épaule avant de me faire un baiser de papillon sous le menton.

« Her name was McGill, me suis-je mis doucement à chanter.

But she called herself Lil », a-t-elle poursuivi, m’expédiant son haleine chaude sur les clavicules.

« And everyone knew her as Nancy»{Elle s’appelait McGill

Mais se présentait sous le nom de Lil

Et tout le monde la connaissait sous celui de Nancy. (Rocky Raccoon.)}, ai-je conclu.

J’avais été surpris qu’elle connaisse les Beatles : après tout, ce n’était déjà plus du neuf dans mon jeune temps. Mais ses parents l’avaient pourvue d’une éducation approfondie, quoique éclectique.

« Une tournée d’inspection, ça te dit ? » a-t-elle demandé. C’était une de ses tâches préférées : une fois les hordes de touristes parties, explorer, toutes lumières allumées, chaque centimètre carré des attractions placées sous sa garde. Elle et moi aimions voir les rouages de la magie. Peut-être était-ce la raison pour laquelle je ne cessais de critiquer notre relation.

« Je suis un peu flagada. Restons assis encore un moment, tu veux bien ? »

Elle a poussé un soupir théâtral. « Bon, d’accord, papy. » Elle a levé la main pour me pincer doucement le mamelon, et j’ai sursauté de manière satisfaisante. Je pense que la différence d’âge l’ennuyait aussi, même si elle me taquinait parce que je laissais celle-ci m’affecter.

« Je pense pouvoir arriver à me traîner jusqu’à la Haunted Mansion, si tu me donnes un instant pour reposer mon rhumatisme. » Je l’ai sentie sourire contre ma chemise. Elle adorait la Mansion, elle aimait essayer de faire baisser les yeux aux bustes en marbre qui suivaient votre passage du regard dans la bibliothèque et activer les fantômes de la salle de bal pour danser avec eux sur le sol poussiéreux.

J’aimais aussi, mais je préférais rester assis avec elle à regarder l’eau et les arbres. Je me préparais au départ quand un petit ding a retenti dans ma cochlée. « Zut. Un appel.

— Réponds que tu es occupé.

— J’en ai bien l’intention, ai-je promis avant de prendre l’appel en subvocal. Ici Julius.

— Salut Julius. C’est Dan. T’as une minute ? »

Je connaissais un millier de Dan, mais j’ai aussitôt reconnu la voix, même si notre dernière cuite au Troudu remontait à quatre ans. J’ai coupé le subvocal pour annoncer : « Lil, il faut que je le prenne. Ça ne t’embête pas ?

— Oh, non, pas du tout », a-t-elle répliqué d’un ton sarcastique.

Elle s’est redressée, a sorti sa pipe à crack et l’a allumée.

« Dan, ai-je subvocalisé. Ça fait un bail.

— Ouais, mon pote, c’est sûr. » Sa voix s’est fêlée sur un sanglot.

Je me suis tourné vers Lil à qui j’ai décoché un tel regard qu’elle en a lâché sa pipe. « Je peux aider ? » a-t-elle demandé doucement mais sans perdre un instant. Je lui ai fait signe que non avant de basculer le téléphone en mode vocal. Ma voix a résonné avec une puissance surnaturelle dans le silence que seuls troublaient les grillons.

« Où es-tu, Dan ? ai-je demandé.

— Ici à Orlando. Je suis coincé sur Pleasure Island.

— Très bien. Retrouve-moi à, euh, à l’Adventurer’s Club, à l’étage, sur le canapé près de la porte. J’y serai dans… » J’ai interrogé Lil du regard : elle connaissait mieux que moi les routes réservées aux castmembers. Elle m’a montré dix doigts, aussi ai-je conclu : « … dix minutes.

— D’accord, a-t-il répondu. Désolé. »

Il avait retrouvé le contrôle de sa voix. J’ai coupé la communication.

« Qu’est-ce qui se passe ? a demandé Lil.

— Je ne sais pas trop. Un vieil ami à moi est arrivé dans le coin. Il a l’air d’avoir des problèmes. »

Tendant l’index dans ma direction, Lil a mimé le geste de presser une détente. « Voilà, a-t-elle dit. Je viens de télécharger le meilleur itinéraire pour Pleasure Island dans ton répertoire public. Tiens-moi au courant, d’accord ? »

Je me suis dirigé vers l’utilidor situé près du Hall Of Presidents et en ai dévalé les escaliers baignant dans le bourdonnement du réseau de transport souterrain. J’ai emprunté le tapis roulant jusqu’au parking des castmembers, d’où j’ai lancé ma voiturette en direction de Pleasure Island.


J’ai retrouvé Dan sur le canapé en L placé sous des rangées de faux trophées dotés d’étiquettes humoristiques. Au rez-de-chaussée, des castmembers manipulaient les masques et idoles Animatroniques pour bavarder avec les visiteurs.

Dan avait plus de cinquante ans d’âge apparent, avec un peu de ventre et une barbe de plusieurs jours. Les cernes sous ses yeux lui donnaient un air de raton laveur et il restait mollement avachi sur le canapé. En approchant de lui, j’ai pingué son whuffie et constaté avec surprise qu’il approchait désormais de zéro.

« Mon Dieu, Dan, ai-je dit en m’asseyant à côté de lui, tu as vraiment une sale mine. »

Il a hoché la tête. « Les apparences peuvent être trompeuses. Mais, en l’occurrence, elles mettent dans le mille.

— Tu veux en parler ?

— Pas ici, hein ? J’ai entendu dire qu’ils annonçaient la nouvelle année à grands coups de cloche tous les soirs à minuit, et je ne suis pas sûr de pouvoir le supporter en ce moment. »

Je l’ai conduit à ma voiturette dans laquelle nous sommes revenus au logement que je partageais avec Lil, à Kissimmee. Il a fumé huit cigarettes pendant les vingt minutes du trajet, se les fichant dans la bouche l’une après l’autre, remplissant mon petit véhicule de nuages odorants. Je ne cessais de lui jeter des coups d’œil dans le rétroviseur. Il gardait les yeux fermés et, ainsi détendu, il semblait mort. J’avais du mal à croire qu’il s’agissait bien là du copain que j’avais jadis connu débordant de vie et de dynamisme.

J’ai contacté Lil en douce par téléphone. « Je le ramène à la maison, ai-je subvocalisé. Il a vraiment l’air mal en point. Je ne sais pas trop pourquoi.

— Je vais préparer le canapé, a-t-elle répondu. Et du café. Je t’aime.

— Pareil, petite. »

Il a ouvert les yeux alors que nous approchions de notre petite et vulgaire maison de style rustique. « T’es un pote, Jules. » J’ai esquissé un geste de dénégation. « Non, vraiment. Quand je me suis demandé qui appeler, tu es le seul qui m’est venu à l’esprit. Tu m’as manqué, mon gars.

— Lil me dit qu’elle va préparer du café. Tu as l’air d’en avoir besoin. »

Lil attendait sur le canapé, avec une couverture pliée et un oreiller posés sur la desserte à côté d’une cafetière et de mugs Disneyland Pékin. Elle s’est levée, la main tendue. « Lil, s’est-elle présentée.

— Dan. Ravi. »

J’ai compris qu’elle pinguait son whuffie et surpris son air de désapprobation étonnée. Nous autres anciens d’avant le whuffie savons son importance, mais pour les gamins, c’est le monde. Quelqu’un sans whuffie est automatiquement suspect. Je l’ai vue se ressaisir aussitôt, sourire et s’essuyer discrètement la main sur son jean. « Du café ? a-t-elle proposé.

— Oh, que oui », a dit Dan avant de s’affaler sur le canapé.

Elle lui a servi une tasse qu’elle a posée sur un dessous-de-verre sur la table basse. « Je vous laisse discuter entre hommes, a-t-elle lancé en se dirigeant vers la chambre.

— Non, attends, a dit Dan. Si tu permets. Je pense que ça pourrait m’aider de parler aussi à quelqu’un… de plus jeune. »

Se composant le masque de serviabilité enjouée que tous les castmembers de deuxième génération pouvaient afficher en un instant, elle s’est installée dans le fauteuil, a sorti sa pipe et allumé un caillou. J’étais passé par ma période crack avant sa naissance, juste après qu’on commence à en trouver du décaf, et je me sentais toujours vieux quand je les voyais fumer, ses copains et elle. Dan m’a surpris en tendant la main vers la pipe, qu’il a rendue après avoir fortement tiré dessus.

Il a refermé les yeux, puis s’est enfoncé les poings dedans et a bu un peu de café. De toute évidence, il essayait de déterminer par où attaquer.

« En fait, je n’en serais pas là si je ne m’étais pas cru plus courageux que je ne le suis en réalité, a-t-il annoncé.

— On est tous comme ça, ai-je dit.

— Je pensais vraiment pouvoir y arriver. Je savais qu’un jour je n’aurais plus rien à faire ou à voir. Je savais que j’en finirais un jour. Tu te souviens, on se disputait là-dessus. J’ai juré que j’arriverais au bout et que ce jour-là, ce serait la fin. Et voilà, j’y suis. Il ne reste plus un seul endroit surmonde qui ne fasse pas partie de la Société Bitchun. Il ne reste plus rien auquel je veuille participer.

— Prends quelques siècles de temps mort, alors. Repousse ta décision.

— Non ! » a-t-il crié, nous faisant sursauter. « Je suis fini. C’est terminé.

— Fais-le, dans ce cas, a dit Lil.

— Je ne peux pas. », a-t-il sangloté avant de s’enfouir le visage dans les mains.

Il a pleuré comme un bébé, à gros sanglots ronflants qui lui secouaient tout le corps. Lil est allée dans la cuisine chercher des mouchoirs en papier qu’elle m’a passés. Je me suis assis près de Dan pour lui tapoter maladroitement le dos.

« Mon Dieu, a-t-il dit dans ses mains. Mon Dieu.

— Dan ? » ai-je doucement appelé.

Il s’est redressé et a pris le mouchoir en papier, s’est essuyé le visage et les mains. « Merci. J’ai essayé, vraiment essayé. Je viens de passer trois ans à Istanbul à écrire des articles sur mes missions, sur les communautés. J’ai fait quelques études complémentaires et quelques interviews. Ça n’intéressait personne. Même pas moi. J’ai fumé beaucoup de hasch. Ça ne m’a avancé à rien. Et donc, un matin, en me levant, je suis allé au bazar dire adieu aux amis que je m’y étais fait. Puis je suis entré dans une pharmacie pour demander qu’on me prépare une injection létale. Le type m’a souhaité bonne chance et je suis rentré chez moi. Je suis resté assis tout l’après-midi avec la piqûre, puis j’ai décidé que la nuit portait conseil, et, quand je me suis levé le lendemain matin, ça a recommencé pareil. Alors j’ai fait un peu d’introspection et j’ai vu que je n’avais pas le cran. Je n’avais tout simplement pas le cran. On m’a cent fois menacé d’un fusil et mille fois pressé un couteau sur la gorge, mais je n’avais pas le cran de presser ce bouton.

— C’était trop tard », a dit Lil.

Dan et moi nous sommes tournés vers elle.

« C’était trop tard de dix ans. Regarde-toi. Tu es pitoyable. Si tu te tuais maintenant, tu ne serais qu’un loser qui est arrivé au bout du rouleau et qui craque. Il y a dix ans, tu serais parti au sommet, comme un champion qui prend définitivement sa retraite. » Elle a reposé son mug avec un bruit plus violent que nécessaire.

Parfois, Lil et moi nous trouvons exactement sur la même longueur d’onde. À d’autres moments, elle semble sur une autre planète. Alors que je n’arrivais qu’à rester figé d’horreur, elle se plaisait à discuter du moment adéquat pour le suicide de mon copain.

Mais elle avait raison. En voyant Dan hocher lourdement la tête, j’ai compris qu’il s’en était rendu compte aussi.

« Trop peu, trop tard, a-t-il soupiré.

— Eh bien, ne reste pas là comme ça, a-t-elle répliqué. Tu sais ce qu’il te reste à faire.

— Quoi ? » ai-je demandé, irrité malgré moi par son ton.

Elle m’a regardé comme si je me montrais délibérément stupide. « Il faut qu’il remonte au sommet. Qu’il se requinque, se désintoxique, se trouve un boulot productif. Qu’il fasse remonter son whuffie, aussi. Ensuite, il pourra se tuer dignement. »

Je n’avais jamais rien entendu d’aussi stupide. Mais Dan, le sourcil dressé, la regardait en réfléchissant de toutes ses forces. « Quel âge tu as, déjà ? a-t-il demandé.

— Vingt-trois ans.

— J’aurais aimé être aussi malin à cet âge. » Il a soupiré et s’est redressé. « Je peux loger ici en attendant d’y arriver ? »

J’ai regardé Lil d’un air interrogateur. Elle a réfléchi un instant avant de hocher la tête.

« Bien sûr, mon pote, bien sûr », ai-je dit en donnant à Dan une tape sur l’épaule. « Tu as l’air crevé.

— C’est rien de le dire.

— Bonne nuit, alors », ai-je conclu.

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