Ce monde est nôtre parut en 1960, au paroxysme de la guerre d’Algérie. Compte tenu du sujet, il était tentant pour les commentateurs et critiques d’alors de voir dans ce conflit la source d’inspiration de l’auteur, ce qui ne manqua pas d’être fait. Francis Carsac eut beau affirmer à plusieurs reprises en public, et très souvent dans des discussions privées, que ce n’était pas le cas, rien n’y fit. La légende, car s’en est une, a perduré. Dans l’« Hommage à Francis Carsac » publié par Fiction peu après son décès{Claude Cheinisse : À la mémoire d’un ami, Fiction, n°320, Juillet-Août 1981}, Claude Cheinisse écrivait : « Il me reste à parler de tes pudeurs, qui te conduisirent à prétendre que « Ce monde est notre » n’avait rien à voir avec le drame algérien… » Et dans la rubrique « La vie littéraire » du journal Le Monde{Le Monde, 8 Mai 1981, p. 22} Philippe Curval estimait que « l’un de ses récits les plus achevés est sans doute Ce monde est nôtre, parabole douloureuse sur la guerre d’Algérie »…
Qu’en est-il en fait ?
D’abord, à moins de doter Francis Carsac du pouvoir de « projeter son esprit dans l’avenir », comme Sian-Thom le Voyant, le prophète Hiss, la guerre d’Algérie ne peut pas « matériellement » avoir inspiré « Ce monde est nôtre » pour la simple raison que le plan du roman existait déjà en 1952 (dates probable : octobre ou novembre) et que les 82 premières pages{Les pages indiquées sont celle du manuscrit originel (avant révision pour publication), qui en compte 190.} ont été écrites entre Décembre 1953 et Février 1954. De façon plus précise, « Ce monde est nôtre » a été écrit en quatre périodes :
Décembre 1952-Mai 1953 : prologue et pages 1 à 14 ; et surtout, établissement d’un premier plan de l’ouvrage qui était (je recopie ce que mon père avait écrit alors…) :
Prologue : rapport d’éclaireur sur planète isolée
Première partie : La planète perdue
I) Arrivée du coordinateur
II) La « citée médiévale »
III) Le château
Deuxième partie : Les montagnards
I) Un village dans les cimes
II) Le premier jour de Mai
III) Les terres dans le ciel…
Troisième partie : Ce monde est nôtre
I) Les autres
II) La trace de nos os
III) La loi d’acier
Epilogue
Décembre 1953-Février 1954 : pages 15 à 80 (p. 80 : Akki Kler arrive chez les Vasks. La dernière phrase écrite, le 25 Février 1954 vers 23 h 10, est : « Il s’exclut lui-même, et nul ne lui parle plus jusqu’à ce qu’il ait obéi »).
Mars 1959 — Juillet 1959 : pages 80 à 190 (Le texte reprend le 3 Mars 1959 par : Ils mangèrent un moment en silence).
Fin 1959 : Réécriture du manuscrit pour envoi à l’éditeur (avec corrections portant essentiellement sur la forme).
Or la guerre d’Algérie a commencé à la Toussaint 1954, date à laquelle le roman était déjà en quelque sorte « écrit » dans la tête de l’auteur qui a suivi, au détail des péripéties près, jusqu’à la fin le plan qu’il avait établi en 1952.
En Juillet 1954 se terminait la première guerre d’Indochine. En 1936, à l’âge de dix-sept ans, François Bordes avait passé plusieurs mois dans ce qui était alors l’Indochine française, parcourant le pays, ou plutôt les pays puisqu’il est allé aussi au Cambodge, où il a visité les temples d’Angkor, et au Laos, où il avait rencontré des gens des peuples montagnards qu’on appelait les Mois. L’Algérie, où il n’est jamais allé{II est allé, en 1938-39, une fois au Maroc et une fois en Tunisie, en camping avec des copains des Auberges de Jeunesses. Mais il s’agissait surtout de s’amuser, faire du camping, et de visiter les ruines de Volubilis et de Carthage, et il n’a eu que des contacts superficiels avec les populations…}, n’appartenait pas au vécu de Francis Carsac, mais l’Indochine oui.
À Villeneuve, chez lui, bien que son père ait eut été négociant à Dakar, il n’y avait pas vraiment de racisme. Certes, pour parler des sénégalais, le terme « nègre » était utilisé. Mais c’était sans connotations péjoratives : c’était le terme usuel, et de plus, dans le parler du Périgord et de l’Agenais, « nègre », negro, signifie tout simplement « noir ». Dans ce qu’il lisait, les récits de voyage de l’époque, les romans d’aventure, avaient assez souvent une coloration que nous qualifierions certainement de « raciste », mais c’était le plus souvent un racisme paternaliste, en quelque sorte bienveillant : le blanc venant apporter la civilisation. Il ne s’agissait pas, la plupart du temps, de haine ou de vrai mépris.
Arrivant en Indochine à la fin de 1936, il vit très vite ce qu’étaient racisme, colonialisme et xénophobie, et la multiplicité des formes qu’ils peuvent prendre, des plus évidentes aux plus subtiles.
Peu après son arrivée, une scène l’a marqué profondément. Il me l’a racontée plusieurs fois{La première fois, j’avais 7 ou 8 ans, et j’étais en train de lire Le Lotus bleu d’Hergé. Les tintinophiles comprendront pourquoi.}. Il allait à la poste (à Saïgon ?). Au guichet, une courte file d’attente. Un vieil homme effectuait une opération (envoi de mandat ? de colis ? de lettre recommandée ? je ne sais). À part mon père, tout le monde était « indochinois ». Entra une femme française d’une quarantaine d’années qui, négligeant la file d’attente, se dirigea vers le guichet, bouscula le vieil homme qui manqua de tomber, qui serait tombé si quelqu’un ne l’avait retenu, et dit au préposé : « Je suis pressée, tu t’occupes de moi » ou quelque chose approchant… Le préposé protestant, elle l’injuria et exigea de nouveau qu’il le serve immédiatement. Ce qu’il fit dans un silence de mort. Mon père était horrifié, d’autant plus que la femme était l’épouse d’un fonctionnaire de la République française, qui venait apporter en Extrême Orient la civilisation européenne, et que l’homme bousculé était un vieillard et un lettré, ce qui le rendait doublement respectable…
Mais à côté de ce racisme individuel, et disons-le « stupide », il y existait surtout, à l’époque, une situation explosive et complexe, pour ne pas dire inextricable{Dans ce qui suit, je vais être, par nécessité, très — trop, beaucoup trop — superficiel. Mais sauf à écrire au moins 20 pages sur le sujet, je ne vois pas comment je pourrais faire autrement.}.
En un sens, la « Guerre d’Indochine » n’a pas commencé en 1946, mais au moins 20 ans avant. Au début des années 30, l’armée française a bombardé des villages, procédé à des déportations et à des exécutions sommaires, en représailles contre des grèves. Le « Parti colonial » (le baron Nétal…) – aussi bien à Paris qu’en Indochine – voyait dans le pays une mine d’or qu’il s’agissait de ne pas laisser échapper. Si certains gouvernements de la 3ème République avaient essayé d’introduire des réformes favorables aux « indigènes », elles furent pour la plupart sans portée réelle, étouffées sur le terrain. Certes il existait parmi les colons ceux qui étaient favorables à un développement « indigène », que ce soit pour des raisons humaines (le comte de Roan…), ou par simple bon sens. Mais ils étaient semble-t-il une minorité et de toute façon « la mèche de la bombe était déjà allumée », si je peux m’exprimer ainsi.
Mais il y avait une seconde chose que l’on oublie trop souvent : c’est que les colonisés d’alors avaient été eux-même des colonisateurs qui s’étaient emparés, par la force souvent, des terres, des « mondes », d’autres populations. Et ces colonisations, ces conquêtes, sont parfois relativement récentes. Pour ne prendre qu’un seul exemple, il y a 10 siècles, il n’y avait pas de « vietnamiens » dans l’actuel Viêt-Nam (qui en 1936 était formé du Tonkin, de l’Annam et de la Cochinchine). Et jusqu’au 15ème siècle il n’y en avait pas dans ce qui fut un moment le Sud-Viet Nam où existait alors le royaume du Champa, de population malaisienne de langue, qui fut définitivement conquis par les « vietnamiens », venus du sud de la Chine, au 18ème siècle. Les Cham (habitants du Champa) furent tués ou s’exilèrent, principalement au Cambodge. Mais les Cham eux-même avaient probablement chassé ou détruit d’autres populations pour s’emparer des riches régions côtières et du delta du Mékong… Et de toute façon, c’est encore plus compliqué que çà…
Habitant chez sa sœur et son beau-frère (qui était alors administrateur civil en Cochinchine), voilà ce dont François Bordes entendait parler quotidiennement quand il avait 16 ans, et ce qu’il a alors en partie vu. Il a vu aussi le mépris réciproque entre les différentes ethnies, mépris des vietnamiens envers les chinois de Cholon, et des chinois envers les vietnamiens, des vietnamiens envers la minorité khmer de Cochinchine, et des khmers envers les vietnamiens, de presque tout le monde envers les minorités des montagnes (les « moï » comme ils étaient alors appelés), des français envers les « indigènes » et des « indigènes » envers les français. Et j’ajouterai : etc.
Enfin, s’il en est besoin, le cadre de « Ce monde est nôtre », là où se trouvent les trois populations des Bérandiens, de Brins et des Vasks, est une péninsule orientée Nord-Sud, où dans les basses-terres dominent les forêts denses et les marais… et où il y a une rivière qui s’appelle la rivière Claire…
En 1978, Francis Carsac écrivait à un de ses correspondants : « … En réalité, comme je l’ai dit, le squelette de ce roman était déjà debout avant que la guerre d’Algérie ne commence, et j’avais en tête la guerre du Vietnam (première phase). Je ne connais pas l’Algérie, mais je connais le Vietnam, le Cambodge et le Laos, pays que j’aime beaucoup, et que j’ai vu avec tristesse déchirés par des guerres inutiles. De même la « brousse » dont je parle dans divers livres n’est point la brousse africaine, que j’ignore, mais celle de l’Indochine, assez différente. Je sais que les français n’ont pas la « tête asiatique » et sont plutôt tournés vers l’Afrique, c’est sans doute ce qui explique ce point de vue (que « Ce Monde est nôtre » a été inspiré par l’Algérie. G.B.). Pour moi, l’Asie m’attire davantage. »
Mais est-ce dire que « Ce monde est nôtre » a été uniquement inspiré par la situation indochinoise ?
L’Indochine de 1936 a fournit à François Bordes une expérience directe, vécue, de la réalité de la colonisation et l’a inspiré quant au cadre géographique. Mais si on y regarde bien, le schéma de base de « Ce monde est nôtre » n’est pas vraiment celui de la guerre d’Indochine{Pas plus, d’ailleurs, que ne l’est celui de la guerre d’Algérie.}.
Résumons ce schéma. Sur la planète Nérat se trouvent trois populations :
— les Brins, des « indigènes » qui en définitive n’en sont pas ;
— les Vasks, des colons issus d’un petit groupe initial, ayant un mode de vie agro-pastoral et une idéologie « primitiviste » qui fonde une civilisation traditionnaliste ;
— les Bérandiens, colons venus plus nombreux, ayant une civilisation de la ville et des visées expansionnistes, qui déclenchent une guerre en vue de se rendre maître de la planète ;
— et enfin, pour mémoire, les « vrais indigènes » qui ont disparu.
Or à la fin du 19ème siècle on trouvait en Afrique du Sud :
— Les Bantous (Xhosas, Zoulous, Sothos, Swazis), « indigènes » qui ne le sont pas vraiment car il s’agit de populations venues de l’Afrique centrale et qui sont descendues vers le sud au cours d’une migration qui a duré des siècles. C’est vers le 17ème siècle que cette migration a commencé à franchir le fleuve Limpopo, qui marque la limite nord de l’actuelle Afrique du Sud.
— Les Boers, descendant des premiers colons hollandais, et d’un certain nombre de protestants français qui s’étaient exilés à la suite de la révocation de l’Édit de Nantes. La colonisation hollandaise a commencé au milieu du 17ème siècle, et à la fin du 18ème siècle la colonie s’étend au nord jusqu’au fleuve Orange. Dans les années 1820-1830, pour se soustraire à la domination anglaise et pour conserver leur identité culturelle et leur mode de vie traditionnel, les Boers émigrent massivement vers le nord en dépassant les limites de la colonie et fondent deux républiques Boers, l’État libre d’Orange et la République Sud-Africaine (qui correspond au Transvaal). Cette migration dans de lourds charriots tirés par des bœuf, où les familles avaient embarqué tous leurs biens, est connue comme « le Grand Trek », et est mythique chez les Boers.
— Les Anglais, qui avaient pris le contrôle politique de la colonie hollandaise du Cap à la fin du 18ème siècle (officiellement en 1814, par la Convention de Londres). À partir de 1820, ils pratiquent une politique d’immigration massive à partir de la Grande-Bretagne, ce qui sera une des causes du Grand Trek des Boers, qu’ils remplacent comme colons dans la colonie du Cap.
— Pour mémoire, les « vrais indigènes » d’Afrique du Sud (Hotentots, Boshiman, « côtiers »,…) qui se sont trouvé submergés…
À cela, il faut ajouter les indiens, venus comme « travailleurs immigrés » au 19ème siècle pour fournir de la main d’œuvre aux plantations de canne à sucre, et les métis.
Le 19° siècle ne fut qu’une succession de guerres et de batailles entre les différents groupes humains : bantous entre eux (guerres tribales), boers contre bantous, anglais contre bantous (les « guerres cafres »), et anglais contre boers enfin, qui culminèrent en 1899-1901 avec la Guerre des Boers qui vit la victoire « définitive » des britanniques{Là encore, je simplifie abusivement l’Histoire.}. Et derrière ces combats se trouvait la question : « À qui appartient l’Afrique du Sud ? », question posée d’ailleurs en oubliant que l’Afrique du Sud pourrait appartenir à ses seuls « vrais indigènes », à savoir les Boschimans et les Hotentots.
Nérat peut donc être considéré comme une schématisation de la situation sud-africaine au siècle dernier : on y retrouve les « indigènes qui ne sont pas vraiment des indigènes » (les Brins-Bantous), des « colons mystiques et primitivistes » (les Vasks-Boers), des « colons expansionnistes et porteurs de la civilisation des villes » (les Bérandiens-Anglais).
Et la situation sud-africaine faisait partie de la culture de François Bordes. Jusqu’à ce que les frontières coloniales et les zones d’influences se stabilisent un peu avant la Première Guerre Mondiale, France et Angleterre avaient été les principaux rivaux en Afrique. Et si au moment de la Guerre des Boers la France était neutre, l’opinion publique française se rangeait massivement du côté des Boers. Il en résultat entr’autre que plusieurs romans d’aventure écrits entre la fin de cette guerre et 1930 eurent pour cadre l’Afrique du Sud, et que ces romans se trouvaient dans la bibliothèque de François Bordes quand il était adolescent. À cela, il faut ajouter que Ridder Haggard (King Solomon’s Mines, Allan Quatermain, She…) était un de ses auteurs favoris.
Et si on considère les dates, il faut se souvenir que c’est aux élections de 1948 qu’une majorité favorable à l’apartheid est arrivée au pouvoir, et que c’est de 1948 à 1952 que les mesures les plus contraignantes de l’apartheid ont été mises en place, ce que n’ignorait pas François Bordes.
Alors, Nérat = Afrique du Sud ?
La réalité est, comme toujours, complexe. D’abord il ne faut pas oublier que Nérat, et la situation sur Nérat, sont une œuvre d’imagination. Mais, et c’est vrai, l’imagination se nourrit de ce qu’a vécu l’auteur, ou de ce qu’il connaît par ses lectures. Même quand un auteur de science-fiction pense créer un monde ex nihilo, il ne peut empêcher que son expérience passé l’influence.
Pour « Ce monde est nôtre », Indochine et Afrique du Sud ont joué un rôle majeur dans la construction de la situation sur Nérat. Mais ce ne sont pas les seuls événements de l’Histoire du Monde qui sont intervenus dans cette création. Actuellement, sur la planète Terre, il y a peu de peuples qui vivent sur un territoire dont ils peuvent dire qu’ils ont été « vraiment » les premiers occupants, dont leurs ancêtres lointains ou proches n’ont pas chassé, réduit en esclavage, exterminé ou assimilé une population qui les y avait précédé. Et les situations où plusieurs peuples revendiquent une même portion de la Terre, chacun clamant : « Cette terre est nôtre » en ayant des arguments non-méprisables à faire valoir, ne sont pas si rares que ça dans l’Histoire.
Francis Carsac n’a jamais nié que son roman a, en un sens, un rapport avec ces situations, toutes ces situation, passées, présentes et futures ; et donc qu’il a un rapport, « a à voir », en ce sens avec le drame algérien. Mais il « a à voir » avec ce que le drame algérien avait d’universel, et non de spécifique. Par contre, ce que Francis Carsac a toujours nié, parce que c’était faux et qu’il s’estimait bien placé pour savoir que c’était faux, c’est que le drame algérien ait inspiré « Ce monde est nôtre ». Ce refus, que certains ont pris pour une coquetterie, d’« admettre » que l’Algérie était à la source de « Ce monde est nôtre », c’était celui du scientifique qui ne peut pas admettre quelque chose qu’il sait faux ! Quand il a conçu le roman, quand il a commencé à l’écrire, il n’a pas une seconde pensé à l’Algérie. Bien sûr, quand en 1959 il écrivait la deuxième moitié, il a certainement pensé aux événements qui se déroulaient à ces moments mêmes de l’autre côté de la Méditerranée. Il lui eut été difficile de faire autrement ! Mais ces événements – ou plutôt la connaissance qu’il eût de ces événements – n’eurent aucune influence sur la transcription qu’il faisait du récit qu’il avait « en tête » depuis sa gestation, depuis 1952. Ils n’ont pas changé le cours de l’histoire qu’il écrivait, ni influé sur la conclusion.