Sous l’avion défilaient les vallées, les cimes déchiquetées, voilées de nuages. Loin, vers l’avant, un glacier serpentait entre des rochers abrupts, étincelant sous le soleil levant. L’avion le survola, passa une haute sierra, descendit en spirale vers un plateau.
« Pas un signe de vie !
— Ah ! Te voilà, Hassil. Comment va Roan ?
— Bien, maintenant, mais il était temps. Il a fallu utiliser les rayons biogéniques. C’est l’affaire de quelques jours de repos.
— Tant mieux. C’est un des rares humains sur cette planète qui vaillent quelque chose. J’aurais été navré qu’il mourût.
— Et la duchesse, Akki ?
— Nous ne pouvons rien pour elle actuellement. Ils doivent se trouver dans les bois, et les repérer serait impossible. Nous les rejoindrons plus tard. J’ai confiance en Boucherand. Nul ne semblait les poursuivre, et ils ont maintenant assez d’avance pour ne plus être rejoints. J’ai d’ailleurs dans l’idée que Nétal se vantait, quand il affirmait que toute la Bérandie était sienne. Nous devons maintenant accomplir la deuxième partie de notre mission, mais les Vasks sont du même type que les Bérandiens, je sais bien quelle sera ma décision !
— Eh là ! Sur cette pente, des animaux ! Et un homme, je crois.
— Vu ! Nous descendons. »
L’avion piqua silencieusement, glissa sur une prairie en faible pente, s’immobilisa. Akki sauta à terre.
« Hassil, tu restes ici avec Roan. Je vais en reconnaissance. »
Il se faufila entre de gros éboulis parsemant la pente. L’herbe était verte et souple sous ses pieds, familière, à peine différente de celle de Novaterra ou d’Arbor. Une fois de plus, il s’émerveilla du manque d’imagination de la nature. Il avait beau savoir que c’était là le résultat nécessaire de l’identité des lois physico-chimiques dans tout l’Univers, cette constatation l’étonnait toujours. Bien sûr, il existait des mondes différents, où, dans une atmosphère de chlore, de méthane ou d’ammoniac avaient évolué des êtres très distants de lui-même, les Xénobies. Mais sur les planètes de type terrestre, les formes supérieures de vie étaient toujours assez voisines. Certes, les k’tall avaient six membres et six yeux, mais leur métabolisme se comparait fort bien à celui des humains, et leur sang était rouge. Les hiss avaient le sang vert, mais étaient complètement anthropomorphes, malgré leurs sept doigts. Les hommes-insectes avaient leurs homologues moins évolués sur Terre I, ou sur Arbor. Les misliks… Évidemment, les misliks… Mais venaient-ils de cet Univers ?
Une voix joyeuse, appelant quelqu’un ou quelque animal, le tira de ses pensées. Il se glissa derrière un bloc, observa. C’était un tout jeune homme, presque un enfant, de haute stature, mais encore grêle. Il était habillé de vêtements de cuir, laissant à découvert des bras et des jambes minces, aux longs muscles. Une chevelure ébouriffée, très brune, surmontait un visage triangulaire, aux pommettes larges, au nez long et arqué, au menton proéminent. Il jouait avec un chien, et l’animal sautait, essayant d’atteindre un bâton que le jeune homme tenait très haut.
« Apporte, Lamina, apporte ! »
Le bâton décrivit une parabole, passa au-dessus d’Akki, roula sur le sol. Le chien courut, freina des quatre pattes, ouvrit la gueule pour saisir le bâton, puis levant la tête, prit le vent. Un jappement bref, et il était près d’Akki, babines retroussées montrant les crocs.
« Eh bien, Lamina, tu l’apportes ? »
Le chien gronda. Le jeune homme sauta derrière un rocher, reparut, arc à la main. Flèche prête, il avança.
Akki sortit de sa cachette, mains levées en signe de paix. Une expression de méfiance passa sur le visage du jeune homme, il tendit à moitié son arc, et, d’une voix sèche, il demanda en une langue sonore que le coordinateur ne reconnut pas :
« Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? Que voulez-vous ?
— Je suis Akki Kler, je viens en paix d’une planète lointaine. Je veux prendre contact avec votre nation.
— Nous aussi sommes venus, il y a bien longtemps, d’une planète lointaine. Les Bérandiens également, et nous ne désirons rien de ce qu’ils représentent, ni probablement de ce que vous représentez ! Nous avons quitté ce monde ancien pour rompre à jamais tous liens avec les autres hommes, ces hommes qui ont pris le chemin de mort ! Nous ne désirons aucun contact avec des étrangers, sauf s’ils sont prêts à prendre la Voie de Vie. Quelle voie suivez-vous, étranger ? »
Amusé, Akki sourit, baissa les bras.
« Les mains en l’air. Vite, ou je tire ! »
L’arc était tendu, la flèche prête. Ennuyé, Akki se souvint qu’il avait omis d’activer le champ de force qui l’eût rendu invulnérable. La détermination du jeune homme était évidente, et il n’hésiterait pas à tuer. Silencieusement, il lança un appel à Hassil. La distance était assez faible pour qu’il pût espérer, avec son bandeau amplificateur, être entendu.
« Ne lâchez pas votre flèche, jeune homme. Je le répète, je viens en paix. Mais j’ai une mission de la plus haute importance à remplir auprès de votre peuple, une mission qui peut changer ou affermir à jamais votre mode de vie.
— Notre mode de vie a été fixé une fois pour toutes par l’Ancêtre. Qui croyez-vous être, pour parler de changer la vie du Peuple libre ?
— Même les peuples libres…, commença Akki. Attention ! » Cria-t-il.
Derrière le jeune homme se profilait une forme monstrueuse. Haute de deux mètres, velue, noire, c’était une sorte de boule aplatie, portée par deux rangées de pattes courtes, à peine visibles. Trois petits yeux étincelaient dans la fourrure rase, au-dessus d’une bouche énorme, rouge, où luisaient des dents jaunes et pointues.
Le Vask se retourna, cria : « Un tarek ! » lâcha sa flèche. Elle s’enfonça jusqu’à l’empennage dans la masse velue. Hâtivement il en saisit une autre dans son carquois, hurlant : « Fuyez ! Fuyez ! »
Et, comme un éclair, la bête ne fut plus une boule, mais une longue chenille noire bandée comme un ressort, qui bondit. Sous cette masse, le jeune homme s’écroula. Akki tâta désespérément sa ceinture, à la recherche de son fulgurateur absent. Le chien, qui jusqu’alors rampait sur l’herbe, frissonnant et hurlant, se jeta au secours de son maître. Avec horreur, Akki vit l’énorme gueule s’ouvrir, se refermer, et le chien disparut.
Ondulant lentement, la chenille se retira de sur le corps humain qu’elle recouvrait, le saisit avec deux courtes pattes préhensiles. Lançant vers Hassil un appel sans espoir, Akki dégaina son poignard et avança.
La bête suspendit ses préparatifs, se ramassa. Il ne lui laissa pas le temps de bondir, glissa de côté et, de toutes ses forces, frappa. Le tégument élastique céda sous la pointe, et un jet de sang vert gicla dans ses yeux. Il retira la lame, frappa, frappa, avec l’énergie du désespoir, traçant de longs sillons dans la viande du monstre. Il reçut un choc violent, roula sur le sol. Un de ses flancs en lambeaux, mais semblant n’avoir rien perdu de sa force, la bête sauta. Akki para à demi l’attaque d’une détente des jambes, sentit quelque chose d’aigu déchirer son épaule, se redressa, couteau prêt, chancelant encore. Près de son oreille passa un mince rai bleu, et il entendit, comme une musique céleste, le bourdonnement d’un fulgurateur. Le tarek, sous le terrible faisceau, se contracta spasmodiquement, se roula en boule. Une odeur de chair brûlée emplit l’air, mais Hassil ne cessa le feu que quand le monstre ne fut plus qu’une masse carbonisée. Akki sentit un lancement sourd dans l’épaule, vit le ciel chavirer sur les montagnes, et sombra dans l’inconscience.
Il se réveilla, étendu sous le familier projecteur de rayons biogéniques. Il tourna la tête : son épaule était enflée, bleue, mais la douleur avait disparu. À côté de lui était étendu le Vask. Hassil manœuvrait les commandes, intensifiant le rayonnement. Une grande paix l’envahit, et il se laissa glisser dans le sommeil.
Quand il reprit conscience, le projecteur était éteint, et Hassil était assis à côté de la table d’opération.
« J’ai fait de mon mieux, mais ce fut long ! Tu es resté évanoui douze heures, et j’ai été obligé de dépasser le degré six pour toi !
— Le degré six ! Mais alors…
— Alors, il faudra que tu passes quelque temps au centre de cure de Réssan, quand nous serons revenus, pour qu’on y mate les quelques cellules anarchiques qui ont pu se développer. Je ne sais quelle sorte de venin cet horrible animal secrète, mais si, heureusement, son effet est lent, il est très difficile à combattre pour l’organisme. J’ai eu peur d’être obligé de te mettre en état de vie latente, et de rentrer tout de suite…
— Et le jeune homme ?
— Il dort encore, mais pour lui, ce fut simple. Il n’avait que quelques os brisés, et le degré deux a suffi.
— Roan ?
— Je suis là, cher ami. Votre science est vraiment merveilleuse. Jamais personne n’a survécu à la morsure d’un aspis ou d’un sugegorri, comme l’appellent parfois les Vasks, tarek étant le nom brinn. Ils sont heureusement rares, et vivent d’habitude bien plus au sud. »
Akki se leva.
« Où sommes-nous, Hassil ?
— À quatre mille mètres de haut, pour employer vos mesures novaterriennes. À huit brunns, dirions-nous sur Ella. Exactement au-dessus du théâtre de ton héroïque combat. J’y suis resté pour voir si quelqu’un se soucierait du sort de notre jeune ami. Jusqu’à présent, nul n’a paru. Tiens, il s’éveille ! »
Le Vasks se frottait les yeux, regardait autour de lui.
« Suis-je mort, demanda-t-il brièvement. Suis-je auprès de l’Ancêtre ? Mais non, il y a des machines ici, et il n’y a pas de machines, là ! »
Il regarda un moment Hassil, puis Roan, enfin Akki.
« Vous avez échappé, étranger ? Mais moi… j’ai été touché ! Je dois donc être mort !
— Vous êtes vivant. Mon ami Hassil est arrivé à temps et a tué le tarek.
— Je serais arrivé trop tard, dit le hiss, si Akki n’avait combattu la bête au couteau, perdant ainsi presque sa vie pour vous secourir. »
Il envoya une pensée à Akki.
« Pas de modestie ! C’est vrai, et il est bon, pour nos futurs rapports avec son peuple, qu’il le sache ! »
« Au couteau ! Vous l’avez tué ainsi !
— Non, blessé simplement. Hassil l’a achevé avec un fulgurateur.
— Si vous l’avez blessé, vous l’avez tué. Il n’aurait pas survécu.
— Dans ce cas, c’est vous avec votre flèche ! »
Le Vask eut un mouvement agacé des épaules.
« D’où venez-vous donc ! Une flèche ne peut tuer un tarek que si l’on touche le cœur. Sinon, la blessure est trop petite, le sang ne coule pas, et elle guérit. Il faut le couteau, mais bien rares sont ceux qui ont pu blesser un tarek à mort, et survivre ! »
D’un geste plein de noblesse, il tendit ses mains.
« Vous avez sauvé ma vie, et si vous n’êtes pas un Bérandien, je suis votre obligé, jusqu’à ce que je puisse vous payer de retour, et votre ami pour la vie.
— Et si j’étais un Bérandien ?
— Dans ce cas, je ne vous devrais que le prix : cinq barres d’or. »
Il se tourna vers Roan.
« Celui-ci est un Bérandien. Que vient-il faire ici ?
— Il fut obligé de fuir sa patrie.
— Clame-t-il refuge ?
— Au nom de la Terre, je clame refuge, dit lentement Roan.
— Allez en paix, alors.
— Que signifie cela ? demanda Akki.
— Cela signifie, mon cher ami, répondit le Bérandien, que pour vous éviter tout ennui, et aussi parce que je ne partage pas les préjugés de mon peuple contre les Vasks, j’ai demandé leur hospitalité, m’engageant ainsi à ne plus jamais porter les armes contre eux. Ce qui fait de moi, en ce qui concerne l’ancienne Bérandie, un proscrit perpétuel.
— Il existait quelque chose de ce genre chez les Krenns, avant l’unification de leur monde, dit Hassil. Tous les peuples primitifs, ou presque, accordent asile à l’ennemi qui le demande. »
Le jeune homme réfléchissait.
« Comment se fait-il que vous, qui n’êtes pas un Bérandien, et celui-ci, qui ressemble à un brinn sans en être un, parliez si bien le vask ? Pour lui (il désignait Roan), rien d’étonnant. Quelques Bérandiens connaissent notre langue.
— Nous ne parlons pas votre langue, répliqua Akki », et il expliqua comment il pouvait émettre et recevoir des pensées. Le jeune homme écouta, étonné.
« Et vous avez une mission à accomplir auprès de nous ? Laissez-moi aller, et j’en préviendrai le Conseil des Vallées.
— Nous irons plus vite avec notre avion. »
Ils passèrent dans le poste de pilotage, et Hassil activa l’écran inférieur. Loin en dessous, la prairie se dessina, tachée de formes mouvantes.
« Mes moutons ! cria le Vask. Mais nous volons, comme des aigles !
— Des aigles ? S’enquit le coordinateur. Est-ce l’oiseau terrestre, ou bien avez-vous donné ce nom à une forme volante de cette planète ?
— Ce sont des oiseaux terrestres, dit le Vask, orgueilleusement. Là où vivent les Vasks vivent les aigles. L’Ancêtre en a rapporté avec lui. Nous les avons nourris jusqu’à ce que les animaux sauvages terrestres se soient assez multipliés pour que les aigles pussent vivre libres ! D’ailleurs, maintenant, ils peuvent aussi manger les animaux de cette planète, certains en tout cas, tout comme nous. Déposez-moi à terre, je dois ramener mon troupeau, et le jour baisse.
— Pouvez-vous nous conduire à votre peuple ?
— Je dois ramener mon troupeau. Le village se trouve dans la haute vallée, derrière ce mont. Vous y serez les bienvenus… si j’arrive avant vous.
— Soit. Nous vous suivrons de haut. »
Dans le crépuscule, le village formait une tache plus sombre au flanc de la montagne, sur un replat, à cheval sur un torrent. Hassil activa l’écran de vision nocturne, et les maisons apparurent nettement, avec leurs toits larges, l’auvent de la façade, les poutres apparentes peintes en brun rouge. Au centre du village, sur une grande place, se dressait un mur blanc au sommet arrondi, duquel partait un autre mur perpendiculaire, plus bas. D’un peu toutes les directions convergeaient des troupeaux, moutons, bœufs, ou animaux inconnus spéciaux à la planète.
Ils attendirent que tous fussent rentrés, ne voulant pas effrayer le bétail, puis l’avion atterrit à la verticale sur la place. Un groupe d’homme s’avança, conduits par le jeune berger. Ils étaient de haute taille, minces mais larges d’épaules, et leurs visages reproduisaient les traits caractéristiques de celui du jeune Vask. Un vieillard, maigre et droit, tenant à la main un long bâton de bois sculpté, s’avança vers l’appareil.
« Étrangers, puisque vous venez en paix, les terres des Vasks vous seront hospitalières. Mais, n’étant pas Vasks vous-mêmes, vous ne pourrez vous y fixer, à moins de clamer asile, dit-il d’une voix solennelle.
— Je n’ai nulle intention de m’y fixer », répondit Akki.
Le vieillard sourit.
« Cela, ce sont les paroles que, en tant que Mainteneur des Coutumes, j’avais le devoir de dire. Maintenant, laissez-moi vous remercier d’avoir sauvé mon petit-fils Iker. Et vous dire aussi que, dans nos chroniques, on ne connaît que trois tareks tués au couteau. Les deux premiers le furent par l’Ancêtre !
— J’ai eu de la chance, et mon ami Hassil est arrivé assez tôt pour achever la bête avant qu’elle ne me tue.
— Iker me dit que vous avez une mission à remplir près de nous. Quelle qu’elle soit, elle est du ressort du Conseil des Vallées. En attendant qu’il se réunisse, vous serez mes hôtes. »
La maison dominait le torrent que traversait un pont de pierre. La nuit, complètement tombée, vivait de rumeurs étranges, grondement du torrent, cris d’animaux domestiques, appels lointains d’une bête inconnue chassant dans la montagne, voix d’hommes, rires d’enfants. Tout cela, sous la lumière rougeâtre de Loona, formait un tableau nouveau pour Akki, bien différent de ce qu’il avait connu ailleurs. Ce n’était ni la paix sereine d’Ella, où jamais trois maisons ne voisinent, ni le calme pétri de force des cités sinzues sur Arbor, ni l’insouciance orgueilleuse des villes de Novaterra. Ce n’était pas non plus le silence craintif de Vertmont, la capitale bérandienne, que seuls troublaient les appels des sentinelles, ni l’écrasante sensation d’immensité que lui avait donnée la steppe de Dzei, quand le vent nocturne murmurait dans les herbes, et que le feu rougeoyait à l’entrée des cavernes paléolithiques. C’était simplement la tombée de la nuit sur une civilisation pastorale, la paix du soir, quand, troupeaux rentrés et travaux terminés, les hommes jouissent du loisir qui précède le sommeil. Confusément d’abord, consciemment ensuite, il souhaita pouvoir goûter quelque temps cette paix.
La maison était vaste, garnie de meubles passifs de bois sculpté. Ils s’assirent autour d’une lourde table, sur des bancs. Le vieil homme appela, et deux femmes parurent.
Une d’elles était d’âge moyen, grande, maigre, avec plus de majesté que de grâce. Elle avait dû être très belle. L’autre, toute jeune, mince, flexible, avait les cheveux noirs comme la nuit, des yeux sombres, des traits qui, sans être absolument réguliers, avaient cette étrange beauté que donne la vie secrète de l’âme.
« Ma sœur. Ma petite-fille Argui. Tout ce qui reste de la famille Irigaray, avec Iker et moi-même. Les autres… »
Il se tourna vers Roan.
« Les autres, tués par les vôtres ! Oh ! Je ne vous reproche pas mes trois fils, ils sont tombés au combat. Mais ma femme, et la mère de ceux-ci… Une de vos expéditions les a assassinées, alors que nous vivions plus bas, vers la frontière. Je sais que ce ne sont pas vos hommes, comte Roan, je vous connais, et je sais que vous n’avez jamais toléré de meurtres de femmes et d’enfants par votre compagnies. Mais d’autres… Votre baron de Nétal, par exemple.
— J’aurai moi-même un compte à régler avec lui, une fois ma mission terminée, dit Akki. Savez-vous que ce Nétal a fait assassiner le duc de Bérandie et a pris sa place ?
— Non. Cela est grave et signifie la guerre d’ici peu. Qu’est devenue la jeune duchesse ?
— Elle a réussi à s’enfuir, grâce à l’aide du capitaine des archers…
— Et à la vôtre, seigneur, interrompit Roan.
— Peu importe. Elle doit chercher refuge chez les proscrits.
— Hum ! dit le Vask. Il y a des hommes rudes chez les proscrits, et elle ferait mieux de clamer asile chez nous.
— Croyez bien qu’elle ne le fera qu’en dernière ressource. Nous devons essayer de la retrouver dans quelques jours. »
Les femmes avaient servi un hydromel couleur d’or.
« À la réussite de votre mission, étrangers, si elle ne nous est pas hostile ! dit le vieil Irigaray. À la guerre, aussi. Puisse-t-elle être victorieuse. Et à l’avenir de la Bérandie. Puisse-t-elle être un jour gouvernée par des hommes justes ! »
Sur la table, dans un long plat, fumait un quartier de venaison. Les assiettes de poterie étaient assez grossières, mais élégantes de forme.
« Votre ami qui ressemble à un brinn peut-il partager notre nourriture ? S’enquit le Vask. Les brinns ne peuvent pas manger de tout ce que nous consommons.
— Hassil peut digérer cette viande. Aucun des aliments qui nous conviennent n’est toxique pour lui. Dans le cas inverse, il nous faudrait éviter certains de leurs mets. »
Akki remarqua avec surprise que la femme d’âge moyen occupait la place d’honneur et dirigeait le repas. Pourtant, ce qu’il avait pu entrevoir du village n’indiquait nullement un matriarcat.
« Nous ferez-vous l’honneur de dormir sous notre toit, étrangers ? S’enquit-elle. La place ne nous manque pas, malheureusement.
— Volontiers », répondit Akki.
Étant donné la révolution de palais à Vertmont, le temps pressait, et tout ce qui pourrait le rapprocher des Vasks était bienvenu. Il sentit un frôlement contre sa jambe, se pencha, saisit un petit animal.
« Un missdol ! Non, un chat terrestre. »
Le félin protestait, moustaches en arrière, canines découvertes.
« Ne lui faites pas de mal, étranger, cria la jeune fille. C’est mon chat !
— Je n’en ai pas l’intention ! Tenez, regardez. »
Rassuré, le matou se roulait en boule sur ses genoux.
« Nous avons aussi des chats sur notre planète.
— Et où est votre planète ? dit le vieillard.
— Loin, très loin. Je l’expliquerai devant votre Conseil des Vallées, puisque tel est le nom de votre gouvernement.
— Point notre gouvernement ! Nous n’avons pas de gouvernement ! Les Vasks sont un peuple libre !
— Et comment réglez-vous les différends entre villages, ou entre hommes ?
— Le Conseil fait comparaître les parties adverses, et prend la décision.
— Et elle est respectée ?
— Oui et non. Si non, tant pis pour celui qui désobéit. Il s’exclut lui-même, et nul ne lui parle plus jusqu’à ce qu’il ait obéi. »
Ils mangèrent un moment en silence. Akki se sentait gagné par l’atmosphère de force tranquille qui émanait de cette maisonnée. Hassil le sentit aussi, et transmit :
« Ceux-là font honneur à ta race, Akki.
— Ne jugeons pas témérairement. Il y a aussi de braves gens en Bérandie. »
Le repas fini, ils s’installèrent près de la grande cheminée, où craquait un feu de bois. On était au printemps, et l’altitude rendait la nuit froide. La porte s’ouvrit, et un jeune homme entra. De haute taille lui aussi, il présentait au maximum le type ethnique particulier de leurs hôtes. Irigaray le présenta.
« Otso Iratzabal, qui sera bientôt mon petit-fils. »
Il s’assit à côté de la jeune fille, et une vive conversation s’engagea immédiatement. Otso rentrait d’une reconnaissance dans les basses terres, près de la frontière bérandienne, et il avait pu voir des armées se concentrer en Bérandie, vers l’entrée de la vallée qui menait au village.
« Ne craignez-vous pas d’être attaqués cette nuit même ? demanda Akki.
— Non. Il faudrait d’abord qu’ils forcent les passes d’Arritzamendi, qui sont toujours gardées. Ou alors, ils devront faire le détour par le col d’Urchilo et le plateau d’Ordoki. Plus au nord, il y aurait le passage par l’Ezuretakolepoa, mais les brinns y sont en force, c’est un lieu sacré pour eux, bien qu’il soit situé chez nous. Avec notre accord, ils y entretiennent une forte garde. Non, il faudra bien quinze jours aux Bérandiens avant qu’ils deviennent dangereux. D’ici là, le Conseil se sera réuni, et nous les battrons une fois de plus.
— Je me le demande », dit tranquillement Hassil.
Une onde de colère passa sur le petit groupe des Vasks. Akki, surpris, interrogea le hiss du regard.
« Les armes des ancêtres, Akki. Maintenant que Nétal est duc, il a les clefs de l’arsenal. Ce fut sans doute la première chose dont il s’assura. »
Akki fit une grimace.
« En effet, Irigaray, nous n’avions pas pensé à cela. Il leur reste, à ce que m’a dit le Duc, quelques armes apportées de la Terre, bien que j’ignore ce qu’elles sont.
— Ils ne les ont jamais employées contre nous, et les brinns qui en ont subi les effets ne sont jamais revenus dire ce qu’elles étaient, dit le vieux Vask, soucieux.
— Je le sais, moi, intervint Roan. J’ai pénétré dans l’arsenal du temps du vieux Duc, le grand-père d’Anne. Il y a là des armes analogues à vos fulgurateurs, Akki, mais il est possible qu’elles soient hors d’usage, bien que la rumeur publique de Bérandie prétende le contraire, bien entendu ! Mais il y a aussi des fusils, des mitrailleuses, des canons, et pour ceux-là, les munitions ne manqueront pas !
— Mais vous serez de notre côté n’est-ce pas ? » Dit Iratzabal, se tournant vers Akki.
Gêné, celui-ci essaya de gagner du temps.
« Dans cette guerre, vous avez, pour le présent, toute notre sympathie. Mais nous devons d’abord mettre votre Conseil au courant de notre mission, et entendre sa version de l’histoire. Les Bérandiens vous accusent de ne pas les avoir secourus quand ils firent naufrage sur ce monde…
— C’est un mensonge ! Nous leur avons proposé notre aide, sous condition, bien entendu, qu’ils reconnaissent notre souveraineté sur cette terre, qu’ils abandonnent leurs machines, et qu’ils suivent la Voie de la Vie !
— Et aussi qu’ils ne massacrent pas nos alliés brinns, comme ils avaient commencé à le faire, ajouta la jeune Argui.
— Est-ce exact, Roan ?
— Partiellement. Il y eut en effet des négociations entre nos ancêtres et les leurs, négociations qui échouèrent. Les conditions que mettaient les Vasks étaient dures, comme vous avez pu vous en rendre compte. Nos ancêtres étaient fiers, ils refusèrent.
— Ils furent stupides », intervint Iker.
Le vieux Vask se dressa de toute sa hauteur.
« Paix, Iker ! On n’insulte pas un proscrit qui a clamé refuge, et qui plus est, un ancien ! »
Le jeune homme s’inclina, très digne.
« Pardonnez à ma jeunesse, seigneur Roan.
— Vous avez pourtant raison. Ils furent stupides, non point de ne vouloir accepter vos lois, mais de vouloir vous imposer les leurs, et surtout de maltraiter les brinns.
— Le passé est mort ! Il est tard, et nos hôtes sont fatigués. Demain, la lumière brillera sur les cimes. Allons dormir », coupa le vieux Vask.
Akki se réveilla lentement, examina avec curiosité les poutres brunes du plafond, les murs blanchis à la chaux, les meubles massifs. Il avait bien dormi, dans un lit aux draps de rude toile, très propres. Dans un autre lit de la même pièce, Hassil sifflotait doucement un air hiss, agaçant par sa complexité. La lumière était déjà forte, et le village semblait debout depuis longtemps. Ils s’habillèrent rapidement, passèrent dans la salle commune. Irigaray les y attendait.
« Le Conseil aura lieu dès que possible, ici, en votre honneur. Cette nuit les feux d’appel ont brillé, et les membres du Conseil sont avertis.
— Combien de temps mettront-ils pour arriver ?
— Relativement peu de temps pour ceux des vallées. Les Sept Vallées sont disposées en étoile, et les villages sont tous dans la partie haute. Les passes, à cette époque de l’année, sont faciles. Mais ceux du port de Biarritz mettront bien une dizaine de jours. Mangez-vous le matin ? Argui ! »
La jeune fille entra, et Akki put la voir pour la première fois à la lumière du jour, et non plus des lampes à huile. D’une manière très différente, elle était aussi belle que la duchesse Anne ; à peu près du même âge, elle donnait la même impression de force sûre d’elle-même, mais avec plus de sérénité. Elle disposa devant eux venaison et pain noir, avec une carafe de la boisson que les Vasks tiraient des fruits d’une liane à feuilles rouges.
Une ombre se découpa dans la porte, et Otso parut. Il s’adressa respectueusement au vieil Irigaray.
« Père, voulez-vous demander aux étrangers s’ils pourraient déplacer leur oiseau de métal qui est devant le fronton ? »
Le vieillard expliqua : la place où ils avaient atterri était réservée à un jeu de balle et, comme c’était jour de repos, à part les veilleurs dans leurs nids d’aigle et les forgerons préparant les armes, nul ne travaillerait parmi les hommes.
« Bien volontiers. Où pouvons-nous le poser sans qu’il soit une gêne ?
— Sur le pré.
— J’y vais », dit Hassil.
L’avion décolla à la verticale. Quatre jeunes hommes s’avancèrent alors, et se mirent à jouer. Akki admira leur souplesse et leur adresse. C’étaient vraiment de beaux types d’hommes que ces Vasks, et, bien qu’il n’eût aucun goût pour les philosophies primitivistes, il préférait la leur à celle des Bérandiens. Le plus vif, le plus rapide, le plus sûr était sans contredit Otso, le plus calme aussi. Il ne lui échappait ni geste de dépit ni juron, quand par hasard il manquait la balle.
La partie s’acheva, et Akki se leva.
« Puis-je essayer ? »
Surpris, ils se regardèrent, puis l’un d’eux, rieur, tendit la balle. Akki la soupesa, la tâta. Très dure, elle était enveloppée de cuir. Il la lança en l’air, la cueillit d’une volée sèche. Elle s’écrasa contre le fronton, rebondit. Il était où il fallait, pour la renvoyer. Un des jeunes gens entra dans le jeu, et pendant quelques minutes, ils échangèrent rapidement des pelotes.
Otso s’avança.
« Le jeu semble vous être familier.
— Il vient de la Terre, n’est-ce pas ?
— Oui, mais ce fut toujours notre jeu. D’autres Terriens l’avaient adopté, et le jouaient plus ou moins bien…
— Nous le connaissons aussi, sur ma planète.
— Voulez-vous faire une vraie partie ?
— Quelles sont vos règles ? »
Otso les exposa.
« Elles ne diffèrent pas beaucoup des nôtres. J’accepte. »
Bien que sur Novaterra Akki eût été champion de jeu de pelote, il s’aperçut vite qu’il avait affaire à forte partie. Il avait dans son équipe un très jeune homme, et affrontait Otso et un Vask plus âgé. Longtemps le jeu fut indécis. À la fin, il perdit mais de façon très honorable. En nage, il se dirigea vers un banc pour s’asseoir, et s’arrêta, stupéfait. Une bonne moitié du village était là, à le regarder. Otso vint à lui, souriant.
« Vous êtes très fort ! Vous mériteriez d’être Vask ! »
Et il partit rejoindre Argui dans la foule.
« Savez-vous que vous avez résisté au champion des Sept Vallées ? demanda le vieil Irigaray. Et si Arambitz, votre partenaire, n’avait pas été aussi jeune, peut-être auriez-vous gagné. Je ne sais quel est le but de votre mission près de nous, mais vous l’avez bien commencée. »
Akki sourit à part soi : « Instructions pour les jeunes coordinateurs. Chapitre II, paragraphe 6 : Un des plus sûrs moyens de gagner la confiance d’un peuple primitif est d’exceller dans un de ses jeux. Il convient cependant de ne point trop exceller, et de ne point battre le champion local, sauf si c’est une question de prestige nécessaire. » À vrai dire, il n’avait pas feint la défaite, Otso était réellement plus fort que lui. Mais il l’avait assez inquiété pour gagner sa considération, sans exciter sa jalousie.
D’autres les avaient remplacés au fronton quand Hassil revint.
« L’avion est posé, prêt au départ si cela est nécessaire. J’ai fait une petite reconnaissance au-dessus de la forêt. Impossible de rien voir, mais j’ai repéré quelques fumées de camp. Il y en a cinq importantes, au bas de cette vallée, du côté de la Bérandie, et une petite, très loin. Peut-être est-ce Boucherand et la duchesse ?
— Tu aurais dû descendre t’en assurer. La forêt en ces temps-ci, n’est pas un endroit pour une jeune fille, même si c’est un petit démon comme Anne, et si elle a avec elle deux ou trois hommes sûrs et dévoués.
— Impossible, il n’y avait pas de clairière, la fumée filtrait entre les branches. »
Quinze jours passèrent ainsi, pendant lesquels Akki se familiarisa avec la vie simple de ses hôtes. Bien que l’ombre de la guerre planât sur la communauté, rien ne semblait changé à sa vie. Chaque matin les petits bergers partaient vers la montagne toute proche, les travaux des champs continuaient. Seule la cheminée de la forge, fumant du matin au soir, et le clair tintement des marteaux mettaient une note d’activité un peu fébrile. Le soir, cependant, les hommes se réunissaient et s’entraînaient à l’arc ou à la fronde. Akki prit souvent part à ces exercices, et gagna encore une fois l’estime des Vasks en plaçant presque toutes ses flèches au but. De temps en temps des éclaireurs remontaient la vallée, et venaient porter les dernières nouvelles. En Bérandie, les troupes ennemies se concentraient. Plusieurs fois, un des coordinateurs prit l’avion dans l’espoir de repérer Anne et sa suite, mais le couvert végétal était trop dense, et ils ne trouvèrent rien.
Puis vint le jour du Conseil. Akki, ce matin-là, regardait quatre Vasks disputer une partie endiablée de pelote. Un son de trompe s’éleva dans la vallée, des hommes coururent.
« Les délégués du village de Sare, dit Irigaray. Ce sont nos plus proches voisins. »
Le jeu avait cessé, et les hommes étaient passés à des préparatifs plus sinistres. Assis devant leurs portes, ou sur des bancs, ils examinaient leurs armes : longs arcs, frondes de cuir, courts casse-tête, haches de combat, lourdes épées tranchantes. À la forge, le tintement des marteaux sembla s’accélérer.
Otso arriva, et posa sa main droite sur l’épaule d’Akki. De même taille, ils présentaient deux types bien différents, le Vask, mince bien que large d’épaules, avec sa face étroite malgré les pommettes saillantes, son nez busqué, ses yeux perçants et foncés ; Akki, blond pâle, les yeux gris, avec une obliquité qui trahissait son ascendance en partie sinzue, non humaine, sa face maigre au nez droit, mais à la mandibule large. Il devait peser vingt bons kilos de plus que l’autre.
— Étranger, c’est la guerre ! Nos guetteurs ont repéré l’armée bérandienne. Elle s’est divisée en deux, une partie monte vers nos vallées, le plus gros passera au nord et va attaquer les brins, puis revenir vers nous par les plateaux. Le Conseil va se réunir pour vous écouter mais, de toute façon, il aurait été obligé de s’assembler pour la guerre. Votre venue nous fait gagner du temps. »
Puis, brusquement, il le tutoya.
« Combattras-tu avec nous ? Tu as vécu en Bérandie, et tu as été obligé de fuir ces chiens. Tu sais ce qu’ils valent. S’ils triomphaient, ce serait, dans la libre terre des Vasks, l’esclavage pour nos femmes, la mort pour nos vieillards et nos enfants ! Oh ! Nous serions sûrs de vaincre, une fois de plus, s’ils n’employaient que des armes loyales. Mais s’ils emploient les armes d’enfer que leurs ancêtres maudits leur ont léguées, useras-tu des tiennes contre eux ? Je suppose que les leurs seraient comme les dents d’un chien, comparées à une épée ?
— Les dents d’une souris seraient une meilleure comparaison. Mais j’espère qu’il n’y aura pas de guerre. Je suis venu pour que les guerres cessent sur cette planète. »
Otso éclata de rire.
« Et tu as vécu en Bérandie ! Nous nous passerions volontiers de la guerre ! Mais eux ? Que feraient-ils sans leurs esclaves ; ces citadins amollis ?
— Amollis ? Pas tellement, Otso, et c’est là le danger.
— Oh ! Ils sont courageux à la bataille, c’est vrai. Mais en dehors du combat, ils ne font rien ! Ils ne chassent que par plaisir, point pour manger, et quand la chasse est mauvaise, ils rentrent ! Ils ne labourent pas la terre, ils ne gardent pas leurs troupeaux, ils ne tissent pas leur toile ! Tout cela, ce sont leurs esclaves qui le font pour eux !
— Pas seulement les esclaves, les hommes du peuple aussi. Ils ont de braves matelots, je crois.
— Oui, c’est exact. Les nôtres sont plus braves, cependant, qui pillent leurs vaisseaux à l’abordage.
— Ils ont aussi quelques sages, tels que Roan, qui cherchent les secrets de la nature… »
Otso hésita.
« Ont-ils raison ? L’Ancêtre disait que les secrets de la nature ne doivent pas lui être arrachés, que rien de bon n’en peut sortir pour l’homme.
— Nous essayons d’arracher à la nature le plus possible de ses secrets, et c’est fort heureux. Sinon, les misliks… Mais j’en parlerai à votre Conseil. Vous-même, ne sentez-vous pas en vous la curiosité de savoir pourquoi et comment les plantes poussent, par exemple ?
— Si, parfois. Mais l’Ancêtre disait que la connaissance rend l’homme avide et méchant.
— Je ne le crois pas. L’homme méchant le sera, qu’il soit savant ou ignorant. Évidemment, s’il est savant, il sera plus dangereux. Mais l’homme bon aura aussi plus de puissance pour le bien.
— Peut-être. Ce n’est pas à moi de décider. Combattras-tu avec nous ?
— Non, Otso. Je n’ai pas le droit de me mêler des querelles des planètes sur lesquelles je suis, sauf pour les faire cesser. Mais je puis vous promettre une chose : si les Bérandiens emploient contre vous des armes techniques, je m’arrangerai pour que ces armes leur deviennent inutiles. C’est tout ce que je peux faire, à moins d’être attaqué moi-même, auquel cas, bien entendu, je me défendrai. Mais je voulais, avant le Conseil, vous poser quelques questions. Quelles sont vos relations avec les brinns ? Est-il vrai qu’ils soient cannibales ? »
Le Vask réfléchit un moment.
« Nos relations ? Bonnes. À nous les montagnes et la mer, à eux la plaine et la forêt. L’Ancêtre fit alliance avec eux, au tout premier début. Depuis, cette alliance a tenu. J’ai chassé plusieurs fois avec eux. Certains des animaux qu’ils tuent peuvent être mangés par nous. Pas tous. Je les crois fidèles à leurs amitiés. Quant à être cannibales, c’est possible. Ils n’ont jamais mangé de Vask, en tout cas. Ils ont aussi des sacrifices humains, dit-on, mais je n’en ai jamais vu de traces.
— Ils vivent en village ?
— Parfois. Plus souvent dans des grottes, à côté des Trois Lacs. Leurs armes sont de pierre. »
D’autres trompes retentirent, les délégations arrivaient maintenant en nombre. Sur la place, une foule dense les attendait. De grandes tables avaient été sorties pour le repas en commun qui devait précéder le Conseil, sous l’ombrage d’un énorme arbre touffu.
« J’ai encore une chose à vous demander, Otso. Je vous ai expliqué comment je puis me faire comprendre de vous. Mais, pour parler à plusieurs personnes à la fois, il me serait plus commode de connaître votre langue. J’ai dans mon avion un appareil qui me permettra de l’apprendre en trente secondes, si vous coopérez. Il mettra nos cerveaux en communication, et si vous pensez à ce moment-là à la manière dont on dit ceci ou cela en vask, j’aurai accès à vos centres de langage, et saurai le vask immédiatement. Acceptez-vous ?
— Et moi, saurai-je votre langue ?
— Si vous le voulez, mais à quoi cela vous servira-t-il pour le moment ?
— Bon. J’accepte. »
Le repas finissait. Akki avait été surpris de sa frugalité : viande rôtie, eau claire. De toute évidence, les Vasks ne voulaient pas aborder un Conseil avec l’estomac lourd et la tête fumeuse. Les femmes avaient desservi les tables, et celles-ci étaient maintenant disposées en arc de cercle, avec leurs lourds bancs. Petit à petit, un vide se fit autour de l’ombre de l’arbre, jeunes filles, femmes et enfants se retirant. Akki se leva, ainsi que Hassil, et ils firent mine de partir. Un vieux Vask colossal les en empêcha.
« Toi, étranger aux cheveux dorés, tu as sauvé la vie d’un Vask au prix de ton sang. Toi qui ressembles à nos amis brinns, tu es son compagnon. De par notre loi, vous pouvez assister au Conseil. D’ailleurs, si j’en crois Irigaray, vous avez beaucoup à dire. »
Akki se rassit et se trouva à côté d’Otso.
« Pourquoi tenez-vous votre assemblée dehors ? N’avez-vous pas de salle assez grande ?
— Dans la maison, les femmes commandent. Dehors, ce sont les hommes, et c’est bien ainsi. L’Ancêtre l’a voulu, dans sa sagesse.
— Et s’il fait mauvais temps ?
— Alors il y a la grotte, là-haut. Mais tais-toi, le Mainteneur va parler. »
Irigaray occupait, en tant que Mainteneur du village invitant, la place d’honneur au milieu du fer à cheval. Il se leva :
« Frères, au commencement, sur la vieille planète était le peuple vask, fier et libre. Mais, tandis qu’il restait fidèle à la sagesse des Anciens, les autres peuples autour de lui firent alliance avec les démons, et, leur empruntant leur magie, construisirent des machines qui supprimaient le travail des hommes. Mais en même temps ces machines supprimaient leur dignité. Les hommes devenaient leurs esclaves, passant leurs jours à les nourrir, ou à la conduire, au lieu de vivre simplement, au grand air, comme doivent vivre les hommes. L’attrait de cette vie sans efforts se fit sentir jusque chez les Vasks, et, petit à petit, ils désertèrent eux aussi la Vérité.
« Alors, un homme se dressa parmi eux. Sur la vieille planète, la bataille était perdue. Il emprunta à son tour la sorcellerie des démons, construisit une grande machine capable de franchir les abîmes du ciel, et, choisissant avec soin ses compagnons et ses compagnes, il partit avec eux à la recherche d’une terre libre !
« Ils errèrent longtemps sans trouver, atterrissant çà et là, prenant parfois sur une autre planète des animaux beaux ou utiles (« voilà l’origine du cerf sauteur », pensa Akki), avant d’arriver à un monde qui leur convienne, celui-là même que nous habitons. Ils débarquèrent sur le plateau d’Ordoki, et construisirent le premier village. Alors l’Ancêtre lança la machine toute seule vers l’infini, afin que nul ne puisse revenir à l’ancienne Terre, et que nul ne sache où étaient allés les Vasks !
« Ils vécurent ainsi pendant une génération, libres, luttant contre une nature hostile. Sur le soir de sa vie, l’Ancêtre découvrit les brinns, et fis alliance avec eux, une alliance qui n’a jamais été rompue.
« Un jour, dans notre ciel, parurent cinq machines. Mal dirigées, elles s’abattirent sur la côte est, et l’une d’entre elles, tombée dans les marais Salés, explosa. Mais tous les étrangers ne furent pas tués, et ils commencèrent à construire des villages.
« Nous aurions pu les écraser quand ils étaient encore faibles, mais la Loi dit : « Tu ne verseras pas de sang humain ! » Nous ne les tuâmes donc pas, au contraire, nous leur offrîmes de nous rejoindre, de prendre avec nous le chemin de Vie. Ils refusèrent, nous proposèrent de nous unir à eux pour construire leurs cités. Bien entendu, nous n’acceptâmes pas, mais nous les laissâmes en paix, en leur demandant seulement de respecter nos hautes terres.
« Mais bientôt nous vîmes l’abomination de leurs buts. Les tribus brinns qui vivaient sur le domaine où ils étaient tombés furent détruites ou réduites en esclavage. Certains de leurs citoyens devinrent aussi des serfs, et leurs chefs, au lieu d’être nommés et acceptés par le peuple furent vite des tyrans héréditaires.
« Bientôt, sous des prétextes futiles, ils nous cherchèrent querelle. Le sang coula, le leur et le nôtre. Depuis, nous les surveillons, ayant de temps en temps besoin de leur apprendre que les Vasks sont un peuple libre !
« Tous ne sont pas pourris, cependant, et ces dernières années, nous commencions à espérer en une paix durable. Le duc de Bérandie, pour une fois, était un homme intelligent et bon, soutenu par son plus puissant vassal, le comte de Roan, et par un général habile, mais honnête, Boucherand, qui, une de ses grand-mères étant Vask, avait pris le titre de Boucherand des Monts. Malheureusement, nous avons appris par les étrangers qui assistent à notre Conseil que le vieux Duc a été assassiné, que le capitaine Boucherand est un fugitif, tandis que le comte de Roan a clamé refuge chez nous ! »
Un « ah ! » de stupeur s’éleva.
« Qui commande alors en Bérandie ? La duchesse Anne, pensez-vous. Eh bien, non, la duchesse est elle-même fugitive, au moment où, grâce à ces étrangers, elle avait pris conscience de l’horreur de toutes les guerres. Le nouveau Duc n’est autre qu’Onfrey de Nétal, le Boucher rouge ! Vous savez ce que cela signifie ! La guerre, et cette fois la guerre sans arrêt et sans pitié. Les troupes de Bérandie sont au pied de nos monts. Je déclare le Conseil ouvert. »
Le silence tomba. Toutes les faces étaient graves, faces d’hommes qui ont à décider de l’avenir de tout un peuple. Finalement, un des délégués parla.
« Et je suppose que cette fois, ils emploieront toutes leurs armes ?
— Très probablement.
— Cela signifie bien des deuils !
— Les étrangers m’ont promis de les neutraliser, dit Otso.
— Le peuvent-ils ?
— Ils viennent d’un autre monde, Jaureguy. Ils le peuvent. »
Tous les visages se tournèrent vers Akki.
« Je le ferai, dit-il lentement. Mais auparavant, j’ai autre chose à vous dire, si vous le permettez.
— Parlez ! »
Une fois de plus, Akki exposa sa mission. Il parla de toutes les humanités éparses sur leurs nombreuses planètes, de leur puissante Ligue, pareille à la confédération des Sept Vallées, en ce sens qu’elle était une union d’hommes libres, même si certains de ces hommes avaient la peau verte ou bleue. Il parla aussi de la menace cosmique des misliks, de la lutte sans merci que soutenaient les hommes contre ces démons élémentaires. Il exposa enfin son but, qui était de faire cesser toute guerre sur Nérat, aussi bien entre Vasks et Bérandiens qu’entre Bérandiens et brinns, et il parla aussi, franchement, brutalement, de la Loi d’Acier, qui veut qu’il n’y ait qu’une seule humanité par planète. Les visages se fermèrent.
« Pourquoi veux-tu que nous abandonnions ce monde ? lui cria Otso. Ce monde est nôtre ! Nous l’avons conquis, avec notre sueur et notre sang ! Ces vallées sont tout notre univers !
— Et les brinns, Otso ? Ce monde n’est-il pas encore plus le leur ?
— Mais nous ne cherchons pas à le leur prendre ! À eux la forêt et les plaines, à nous les monts et la mer !
— Aujourd’hui, Otso, aujourd’hui ! Et je ne doute pas de votre sincérité à tous. Mais demain ? Que feront vos descendants, dans cent générations, vos descendants… et ceux des brinns ! Que ferez-vous s’ils réclament alors en son entier le monde où leur race est née ?
— Jamais les Vasks…
— Que disait tout à l’heure le Mainteneur ? Sur la planète ancestrale, les Vasks eux-mêmes se sont corrompus ! Qui sait si, dans le futur, il n’en sera pas de même ici ? »
Un chœur puissant de « Jamais ! » l’interrompit. Le vieil Irigaray se leva.
« Ne dites jamais : « Jamais. » Il est vrai que les Vasks peuvent se corrompre, comme le dit l’étranger. Il est vrai aussi que ce monde est nôtre, par droit de travail et de souffrance. Il est vrai que nous avons quitté la Terre pour vivre une vie d’hommes libres, et que nous n’y renoncerons pas ! Et il est vrai enfin que nous ne savons pas ce que penseront les arrière-petits-enfants des brins qui vivent actuellement, ni les nôtres ! »
D’un geste bref, il coupa de nouvelles protestations, puis se tourna vers Akki.
« Vous nous proposez donc d’entrer dans votre Ligue, d’abandonner la vie que nous avons choisie, et de construire des machines pour vous aider dans votre lutte contre vos ennemis. Est-ce cela ?
— Pas exactement. Il y a deux choses différentes. La première est la lutte que la Ligue des Terres humaines poursuit contre les misliks, qui ne sont pas nos ennemis, mais les ennemis de tout ce qui vit d’une vie semblable à la nôtre, d’une vie qui a besoin de lumière et de chaleur. Vous pouvez ou non joindre notre Ligue, vous pouvez ou non poursuivre votre mode de vie, il n’est pas question de vous forcer à quoi que ce soit. Le deuxième point est le suivant : sans le vouloir, vous créez sur cette planète, à un degré moindre que les Bérandiens, mais à un degré sérieux cependant, une situation qui est potentiellement dangereuse, et insupportable. Il n’y a aucune possibilité de métissage entre les brinns et vous. Dans cent ans, dans mille ans, peu importe, une des races gênera l’autre, et il y aura la guerre entre vous. Peut-être à ce moment-là vos coutumes auront-elles changé, peut-être construirez-vous des machines, ou bien ce sont les brinns qui le feront. Cela vous mènera sûrement à la conquête de l’espace, et l’expérience montre qu’une race guerrière emmène la guerre avec elle partout où elle va. Cela, nous ne le supporterons pas !
— Alors, que proposez-vous ? Notre anéantissement, afin que nos arrière-petits-enfants ne risquent pas d’exterminer les brinns ?
— Non, certes ! Il y a dans le cosmos bien des planètes habitables, aussi belles et plus belles que celle-ci, mais où aucune race intelligente ne s’est développée. Nous pouvons vous transporter sur une d’entre elles…
— Et pourquoi nous ? Ne sommes-nous pas de ce monde, nous qui y vivons depuis vingt générations ?
— Parce que les brinns y vivent depuis plus longtemps encore, parce que leur race y est née, parce que c’est leur monde ! Mais ne prenez pas mes paroles comme un ultimatum. Il n’est pas question de vous transporter demain ! Deux ou trois vies d’hommes peuvent se passer avant que ce transport se fasse, s’il se fait.
— S’il se fait ! Hurla une voix.
— Oui, s’il se fait. Nous n’avons pas encore vu les brinns, et il est possible, s’ils acceptent, que ce soient eux et non vous qui quittiez cette planète. Vous avez donc tout le temps de réfléchir. Je vous en prie, pas de jugements trop rapides, et ne me considérez pas comme un ennemi ! »
Kalaondo, le vieux géant, se leva :
« Il y a de la sagesse dans ce que dit l’étranger, et l’impératif moral de sa Ligue rejoint les paroles de l’Ancêtre : « Tu ne verseras point le sang « humain en vain ». Mais, pour le moment, nous sommes aux prises avec un problème plus immédiat. L’ennemi est là, à nos portes. Aucun doute sur ses intentions. Il peut nous envahir dans huit ou dix jours. Nous devons prendre les devants si possible, le harceler avant qu’il ait pénétré dans nos vallées, avant qu’il ait commencé à brûler nos bergeries ou nos villages. Demain est le premier jour de mai, et, sauf attaque de sa part, nous ne devons pas faire la guerre. Mais je vote pour que, une minute après minuit, nous lancions notre propre offensive. Qui est de mon avis ? »
Tous se levèrent.
« Je considère donc que l’état de guerre existe entre la Bérandie et nous. Que les groupes de combat se forment. Que chaque village choisisse son chef de guerre ! Que les armes soient prêtes ! Désignons maintenant le chef suprême !
— Iratzabal ! Non, Errekalt ! Barandiaran ! »
Les cris s’entremêlèrent pendant dix minutes. Finalement Kalaondo réussit à obtenir un silence relatif.
« Vous avez acclamé trois noms, trois hommes de valeur égale, et il serait difficile de décider entre eux. Cependant, il y a un petit fait qui incline la balance vers l’un d’eux. Les étrangers ont promis leur aide à Otso. »
Tourné vers Akki, il cligna de l’œil.
« Il n’est pas sûr qu’ils feraient pour d’autres ce qu’ils ont promis de faire pour leur ami Otso Iratzabal. »
Silencieusement, Akki approuva de la tête. Le vieux Vask essayait de gagner du temps et d’éviter des querelles.
Le soir tombait. La discussion dura encore quelques minutes, puis l’accord se fit : chef suprême, Otso Iratzabal. Les délégués se levèrent, se préparant à rejoindre leurs villages à la lumière de Loona, mais le vieux Kalaondo, étant de Sare, tout proche, devait passer la nuit chez les Irigaray. Ils se retrouvèrent donc réunis autour de la table familiale.
« Je vous remercie, étranger, de ne pas m’avoir démenti, dit le vieux géant. Sans votre appui, nous aurions discuté jusqu’à l’aube des mérites de tel ou tel chef, et perdu ainsi un temps précieux. Je crois honnêtement que tu es le meilleur choix possible, acheva-t-il en se tournant vers Otso.
— C’est une grosse responsabilité, dit lentement ce dernier. Pour la première fois, les Bérandiens vont utiliser toutes leurs armes contre nous. Comment espères-tu les neutraliser, Akki ?
— Une vieille invention de nos amis hiss. Demande-le à Hassil.
— Oh ! C’est simple. Dès qu’ils tenteront de les utiliser, je balaierai leur emplacement de tir avec un rayonnement qui décomposera leurs explosifs chimiques. Peut-être même les fera-t-il éclater. Tout dépend de leur composition.
— Et vous n’avez pas besoin de les voir pour cela ?
— Non. Il suffit que je connaisse leur emplacement à quelques dizaines de mètres près, et il se dévoilera de lui-même, quand ils tireront.
— Et toutes leurs armes seront ainsi détruites ?
— Toutes les armes à base d’explosifs chimiques. S’ils ont encore en service des fulgurateurs, ce sera plus difficile. Mais l’utilisation de ceux-ci contre des peuples primitifs est considérée par la Ligue comme un crime, et nous interviendrons avec nos propres armes, juste ce qu’il faut.
— Nous connaissons à peu près l’emplacement de leurs camps. Pourquoi ne pas utiliser vos rayons maintenant ?
— Cela ferait de nous vos alliés, Otso, et nous n’avons pas le droit d’attaquer les premiers.
— Si vous vous mettiez complètement de notre côté, les Bérandiens seraient très vite vaincus, et il n’y aurait pas de guerre. N’est-ce pas cela que vous cherchez ? Des hommes vont mourir, par votre faute.
— Eh ! Je le sais ! dit Akki. Mais bien que je vous croie moralement très supérieurs aux Bérandiens, en moyenne, cela ne signifie pas que vous êtes parfaits ! Je ne vous connais pas encore assez pour pouvoir juger si, en vous favorisant, je ne remplace pas un mal par un autre. Pardonnez-moi d’être brutal et de me montrer, qui pis est, un hôte ingrat et grossier. Mais si nous, coordinateurs, commençons à prendre parti dans les batailles des planètes primitives, nous prendrons vite parti, aussi, sur celles qui le sont moins, et le résultat serait désastreux. Cependant, nous sommes des hommes, et souvent notre sympathie nous pousse d’un côté. Peut-être pourrons-nous vous aider, un petit peu, même si les Bérandiens n’utilisent pas leurs armes perfectionnées. Peut-être… Mais, dites-moi, plusieurs d’entre vous ont fait allusion au fait que demain est le premier jour de mai. Quelle signification particulière s’attache à ce jour ? Avez-vous gardé les noms des mois terrestres ?
— C’est notre grande fête, étranger, et demain, c’eût été une très grande fête, car c’est en plus une dixième année, si nous n’avions pas été en guerre. C’est en effet un 1er mai que nous avons atterri ici. C’est demain la fête de la Terre et des Eaux, la fête de la jeunesse du monde. Et bien qu’elle soit assombrie par les circonstances, j’espère qu’elle vous plaira.
— Je n’ai pas vu de préparatifs spéciaux.
— Ah ! Vous songez à des réjouissances comme en ont les Bérandiens, avec grands repas, fanfares et oriflammes ? Non, étranger, la fête est dans les cœurs des hommes ! »
Ce matin-là, Akki fut réveillé à l’aube par le tintement vibrant et prolongé d’un gong de bronze. Le bruit venait d’une construction habituellement fermée, placée au-dessus du village, sur la pente. Il passa dans la salle commune ; le petit déjeuner était servi sur la table, mais nul Vask, homme ou femme, ne s’y trouvait. Seul Roan attendait. Bientôt Hassil parut à son tour.
« Nous déjeunerons seuls ce matin, seigneur Kler, dit le Bérandien. Nos hôtes assistent à leurs cérémonies.
— Il y a si peu de temps que nous sommes là, et les événements se sont tellement précipités que j’ignore s’ils ont une religion.
— Oh ! Ils en ont certainement une ! Bien rares sont les peuples sans religion, comme vous, Novaterriens impies, dit le hiss. Et vous en avez une, bien que vous vous en défendiez !
— Ne recommençons pas notre vieille querelle, Hassil. Savez-vous, Roan, ce qu’il en est pour les Vasks ?
— Eh bien, puisque nous sommes seuls ce matin, je puis en parler. Je me suis toujours intéressé à ce curieux peuple. Il semble que le chef qui les a conduits sur Nérat, l’Ancêtre, comme ils l’appellent, ait été un homme assez extraordinaire. C’était un physicien remarquable, atteint d’ailleurs d’une curieuse maladie intellectuelle, le primitivisme. Sur Terre, les Vasks formaient une minorité qui, sans être le moins du monde opprimée, sauf à quelques moments de l’histoire peut-être, souffrait de se sentir se dissoudre lentement dans des communautés plus vastes. Ils parlaient une langue très ancienne qui, petit à petit, se perdait, remplacée par deux langues plus répandues, le français et l’espagnol. L’Ancêtre ne vit à cela qu’un remède possible, la colonisation d’une planète vierge, et il conduisit environ trois cents personnes sur Nérat ! Mais au moment où ils partirent, l’antique religion des Vasks était bien oubliée, peut-être depuis des millénaires. L’Ancêtre n’était nullement ethnologue ni historien, et il se passa la même chose qu’en Bérandie. Tandis que nos fondateurs modelaient leur société sur celle que décrivent les romans de Walter Scott, les Vasks construisaient la leur sur les idées d’un physicien primitiviste ! Cela a donné, des deux côtés, des résultats assez étranges, comme vous avez pu le voir, mais je dois reconnaître que, du point de vue social et moral, les Vasks ont eu la meilleure part.
« Leur religion ? Eh bien, ils adorent un grand principe créateur, qui s’incarne dans les symboles – ce ne sont que des symboles, au moins pour les plus intelligents d’entre eux – du feu, de l’air, de la terre et de l’eau. Les plus grands péchés sont la paresse, la traîtrise, l’avarice, le manque de parole. Ils y ajoutent la violence, en principe, mais ils ont le sang bouillant, et souvent pour des motifs parfois futiles. Ce sont de bons et fidèles amis, quand on peut gagner leur confiance, mais de terribles ennemis, vindicatifs et impitoyables. »
Le gong s’était tu.
« La cérémonie est finie. La fête va commencer. J’avoue que je serais très intéressé de la voir, si ce n’était l’anxiété qui me ronge pour Anne…
— Nous allons à sa recherche aujourd’hui même.
— J’irai seul, Akki, dit le hiss. Il vaut mieux que l’un de nous reste ici, en cas d’incident. J’essaierai en même temps de repérer les colonnes ennemies. Ce n’est pas jour de fête pour elles, et j’avoue que l’insouciance des Vasks m’inquiète.
— Soit. Mais laisse-moi un communicateur, je tiens à pouvoir garder le contact avec toi.
— Oh ! Je ne pars pas tout de suite. »
Les Vasks descendaient le sentier vers le village déserté. Otso leur fit un signe amical de la main. Akki s’avança à sa rencontre.
« Je m’excuse, Akki, mais tu ne pouvais assister à la cérémonie, n’étant pas Vask, bien que tu méritasses de l’être. Aussi vous a-t-on laissés dormir.
— C’est fort bien ainsi. Hassil va partir à la recherche de la duchesse Anne. S’il la trouve, l’accepterez-vous dans votre village ?
— Clamera-t-elle refuge ? »
Akki sourit.
« J’en doute !
— Tu l’aimes ? »
La question directe le surprit.
« Je ne sais pas. Je ne crois pas. Je la connais si peu !
— Mais tu as de l’amitié pour elle ?
— Oui.
— Alors, nous l’accepterons sans qu’elle clame refuge. Mais sa suite ?
— Sa suite se réduit à Boucherand et deux ou trois archers ! Boucherand ne clamera pas refuge, lui non plus !
— Cela devient plus difficile. Enfin, nous verrons. Que ton ami Hassil les ramène, s’il les trouve.
— Boucherand serait une bonne recrue.
— Il combattrait de notre côté ?
— Contre la Bérandie, non. Contre Nétal, oui. Il était hostile à la guerre.
— Il sait ce que c’est, et n’est pas une brute comme Nétal.
— Je vais rejoindre Hassil avant qu’il s’envole. À tout à l’heure.
— Ne manque pas la fête, ami ! »
Il trouva le hiss dans le poste de pilotage, vérifiant une série de connexions sous le tableau de bord.
« Je vais prendre quelques armes, Hassil. Les Vasks semblent sûrs de ne pas être attaqués aujourd’hui, mais, comme tu le dis, rien n’est moins certain !
— Et que feras-tu en cas d’attaque ? L’article 7, paragraphe 1…
— Interdit de prendre parti, je le sais. Eh bien, si les Bérandiens utilisent canons, ou mitrailleuses, ou fulgurateurs, j’enverrai au diable, ou au Grand Mislik, comme tu dis, l’article 7 et tous ses paragraphes. L’article 9, d’ailleurs, prévoit que les coordinateurs ne sont pas des machines, mais doivent juger et agir au mieux. »
Le hiss eut le mince sourire de sa race.
« Enfin, je retrouve ce bon vieux Akki. Tu as mis du temps, cette fois, pour arriver au but ! Que veux-tu comme armes ?
— Mes fulgurateurs. Quelques grenades Z.
— Prends aussi un lance-grenades, un gros fulgurateur lourd et son pied, et des réserves !
— Que crains-tu ?
— L’imprévu !
— Tu as sans doute raison. Je vais chercher du renfort pour m’aider à transporter tout cela.
— Inutile. Monte, et je te dépose devant la maison. »
L’avion se posa sur la place, et Akki héla un jeune homme, l’envoya chercher Otso.
« Je débarque quelques armes, très dangereuses pour qui ignore leur maniement. On pourrait faire sauter tout le village avec ces boules-là. Où puis-je les déposer ? Il me faut votre parole que nul n’y touchera.
— Tu l’as. Dépose-les dans ma propre maison, là-bas. Nous les mettrons sous la garde d’Otsouri. »
Dans une grange, couché sur un lit de paille, s’allongeait un étrange animal. Gros comme un ours, souple comme un félin, il avait une fourrure vert sombre, une grosse tête aux énormes canines, et Akki put voir, quand il se dressa sur les pattes de derrière, que ses membres antérieurs se terminaient en mains grossières aux longues griffes rétractiles. Le crâne était haut et bombé, les yeux petits et vifs.
« C’est un spriel. Otsouri, ça, personne toucher, sauf lui ou moi. Compris ? »
La bête grogna doucement.
Ils entassèrent les armes dans un coin, et Akki essaya de contacter télépathiquement l’animal. Il y réussit sans peine, et fut étonné de trouver une intelligence limitée, mais indéniable.
« Allons, ce n’était pas assez des brinns ! Il faut encore ceux-là ! Deux races indigènes intelligentes, ou presque, sur la même planète ! Encore le coup des sinzus et des telms ! Seigneur !
— Je verrai cela au retour », dit le hiss ; et il partit.
« Que sont-ils ? demanda Akki.
— Ils vivent dans la montagne, en petits groupes, et sont extrêmement dangereux quand ils sont attaqués. J’ai recueilli celui-là tout petit, près de sa mère morte, écrasée par une avalanche de rocs. Il comprend la parole, et c’est un gardien incorruptible. Tu peux être tranquille pour tes armes. »
Quand ils revinrent sur la place, l’avion avait décollé et tournait dans le ciel. Akki décrocha de sa ceinture le léger communicateur.
« Ello, Hassil, tu m’entends bien ? dit-il en hiss.
— Parfaitement. À tout à l’heure. »
L’engin monta très haut, oscilla longuement sur place, tel un faucon cherchant sa proie, piqua vers le nord-est. Alors Akki se mêla à la foule des Vasks.
Bien que, comme l’en avait prévenu Kalaondo, il n’y eût ni drapeaux ni fanfares, un air de gaieté régnait dans le village, et il se demanda même à quel point cette insouciance n’était pas folie. Sous l’arbre du Conseil, jeunes gens et jeunes filles dansaient d’anciennes danses de groupe, extrêmement rapides. Ailleurs, s’élevait un chœur de voix mâles. C’étaient d’antiques chants, qui avaient déjà été très vieux sur la planète mère, et qui racontaient des joies ou des douleurs oubliées. Une partie de balle avait repris devant le fronton, acharnée. Akki chercha Otso des yeux, mais celui-ci avait disparu. Il se promena donc seul, accueilli par des sourires, échangea quelques paroles çà et là. Nul ne semblait penser à la guerre toute proche, bien que, très bientôt, une partie des jeunes hommes qui dansaient, riaient ou buvaient à la gourde, entre deux parties, le vin aigrelet et savoureux, ne dussent plus voir jamais le ciel ni les montagnes bien-aimées.
Une main légère se posa sur son bras. Il se retourna. Argui se tenait à son côté, souriante.
« Otso, en tant que grand chef de guerre, est occupé et ne peut vous tenir compagnie aujourd’hui. Il m’envoie pour le faire à sa place, car nul ne doit être seul un jour de joie.
— Oh ! Je n’étais pas seul, au milieu de votre peuple accueillant, mais je suis cependant charmé. Que faisons-nous ? Je connais si peu de vos coutumes que je ne voudrais pas vous offenser sans le vouloir, en vous proposant de danser par exemple.
— Il n’y aurait nulle offense, mais je ne pense pas que vous connaissiez nos danses, et j’ignore celles de votre monde. Asseyons-nous plutôt à l’ombre, sur ce banc. J’ai tellement de questions à vous poser.
— Moi aussi. Vous êtes un curieux peuple. Parfois, je souhaiterais presque être un Vask. Mais vous représentez un anachronisme, quoique cet anachronisme puisse se perpétuer, avec de la chance, pendant encore bien longtemps. Ou plutôt eût pu se perpétuer… Je suis souvent un messager de malheur, Argui. Moi ou mes collègues. Au nom du bien général, nous avons déjà détruit ou bouleversé bien des rêves, et tous n’étaient pas mauvais.
— Allez-vous vraiment détruire le nôtre ?
— Avant de répondre, il faudrait que je le connaisse mieux. Je n’en vois que l’extérieur, votre vie de pasteurs montagnards.
— Notre rêve… Je ne sais comment vous le dire. Cependant… Vous voyez notre vie simple, de l’aube au crépuscule le travail, dans l’obéissance à la Loi de l’Ancêtre, dans la paix de l’âme. Être en accord avec soi-même, et avec le monde… Parfois, quand je marche sur la pente des monts dans la rosée du matin, ou dans le brouillard ou la pluie, quand j’atteins les cimes, face au vent, avec devant moi, à perte de vue, les montagnes et les vallées, il me semble que je m’unis à la terre ! Oh ! Il faudrait que je sois poète, comme Errekalt… La certitude que demain sera comme aujourd’hui, comme hier, comme toujours que ce qui fut bon le restera. La paix. Et pourtant l’aventure, la venue d’étrangers, les contes de nos matelots sur les îles lointaines, le danger, de temps en temps… L’unité avec la famille, le village, notre peuple. Je ne sais pas… La veillée au coin du feu, l’hiver, les légendes, les vieilles légendes auxquelles on ne croît plus qu’à demi, mais qu’on raconte, parce qu’elles sont le sang même de notre peuple, et que, sans elles, il disparaîtrait. Je ne sais, Akki. Il faudrait poser votre question à Errekalt, ou à Kalaondo. Et, au-dessus de tout, l’appartenance. L’appartenance à ma race, à ce monde si beau qui est nôtre, ou qui le fut, si vous nous l’enlevez. L’ivresse des gouttes de rosée qu’une fronde de fégal déverse le matin sur votre visage, ou la douceur des mousses violettes sous le pied nu…
— Une autre jeune fille de ce monde m’a déjà parlé ainsi, Argui, une Bérandienne, la duchesse Anne.
— Comment est-elle ? Belle, fière, cruelle ?
— Belle et fière, oui. Cruelle, je ne le crois pas. Vous vous comprendriez très bien, je pense, quoique vous soyez très différentes. Vous la verrez sans doute, si Hassil arrive à les retrouver.
— Et votre rêve, Akki. Quel est-il ?
— Je ne puis guère parler que du mien, Argui. Je ne puis parler pour Hassil, ou son peuple, ou les quelque cinquante mille humanités de la Ligue. Je ne puis même pas parler pour mes compatriotes novaterriens. Je ne suis que partiellement de leur race. Je suis un phénomène, j’appartiens à un type unique dans les galaxies, le produit du croisement de l’humanité terrienne avec l’humanité d’une autre nébuleuse. Le hasard seul a fait que Terriens et sinzus puissent avoir des descendants communs, et je ne crois pas qu’il puisse exister un autre cas semblable dans l’Univers. Notre rêve à nous, Novaterro-sinzus ? J’ai peur qu’il ne vous soit incompréhensible. Nous portons en nous la malédiction des deux races : l’insatiable curiosité des humains, et l’orgueil luciférien des sinzus. Mon rêve ? Plus loin, toujours plus loin, dans l’Univers matériel comme dans celui de la connaissance, en une poursuite vaine, car le Cosmos est trop grand, et la science sans limites… Au-delà des Galaxies, au-delà du Temps, si c’est un jour possible ! Et pourtant nous portons en nous le même désir de vie simple, de paix, qui vous a conduits dans ces tranquilles vallées sur un autre monde… Peut-être cherchons-nous, nous aussi, notre monde de paix, sans pouvoir le trouver, car la paix n’est pas en nous, et n’y sera jamais. En attendant, nous montons nos engins d’acier entre les étoiles, nous nous précipitons d’un bout à l’autre du cosmos, et quand nous sommes coordinateurs, comme moi, nous détruisons le rêve des autres, au nom d’un rêve plus grand, mais encore informulé, celui de l’Univers humain…
— Les… autres, dont vous descendez, comment sont-ils ? »
Il sourit.
« Ce ne sont pas des monstres, Argui. Ce sont des hommes, ou presque. La seule différence importante est qu’ils n’ont que quatre doigts aux mains. Vous voilà rassurée ? S’ils n’avaient pas été aussi proches de nous, jamais les deux espèces n’auraient pu se croiser. Et ils ont aussi les yeux obliques, comme moi, mais davantage, et… »
Une légère sonnerie lui coupa la parole. Il décrocha son communicateur.
« Ello, Hassil ?
— Akki, je viens de repérer les colonnes avancées des Bérandiens. Ils sont sortis de la forêt et ont commencé à remonter la vallée. Ils sont bien plus près que ne le croient les Vasks, et attaqueront sans doute demain dans l’après-midi. Nulle trace jusqu’à présent de Boucherand et de la duchesse, mais les bois fourmillent d’ennemis…
— Eh là ! Hassil ! De Bérandiens !
— Que le Grand Mislik t’emporte, Akki ! D’ici quelques heures, tu combattras contre eux, si je te connais bien. Il y a, à l’orée du bois, un groupe de… Bérandiens occupés à monter quelque chose de suspect. Je vais voir. Reste à l’écoute… Je ne sais ce que c’est… on dirait un grand fulgurateur, très gros… non, c’est autre chose, un tube… De quelles armes disposaient les Terriens quand les ancêtres des Bérandiens ont quitté la planète ?
— Oh ! De bien des choses : canons, fusées, bombes à fission et à fusion, fulgurateurs…
— Je vais passer très bas cette fois, et photographier. Dommage que tu n’aies pas d’écran de vision… Ah ! »
Le hiss se tut brusquement, tandis que se faisait entendre une sourde détonation.
« Hassil ! Hassil ! Qu’y a-t-il ?
— Je suis touché, Akki, ou plutôt l’avion. Je ne le contrôle presque plus. Il est probable que je vais aller m’écraser quelque part dans la forêt. Préviens les Vask, Akki, et souviens-toi : sauf quelques-uns, les Bérandiens ne valent guère mieux que les Théransi !
— Essaie d’amortir ta chute. Je vais aller à ta recherche !
— Je suis en train de franchir un col, pour essayer de tomber de l’autre côté des monts. C’est fait. Les arbres montent très vite maintenant. Bonne idée d’avoir sorti quelques armes, tu en auras besoin. Ça y est, je plonge ! »
Il y eut quelques minutes de silence, puis :
« J’ai atterri sans trop de casse. Je crois que le mieux est que je reste dans l’épave, pour la garder. Il y a trop de choses dangereuses, si elles tombaient entre des mains ennemies. J’ai des vivres, de l’eau et des armes. J’attendrai. Avertis les Vasks, Akki, et à bientôt. Ah ! Le grand commutateur est en miettes. Impossible d’appeler l’Ulna ! »
Akki se leva.
« Argui, où est Otso ? Je dois lui parler immédiatement !
— Votre ami est en danger ?
— Oui. Ah ! C’est vrai, j’ai parlé en hiss. Les Bérandiens ont, par surprise, à demi détruit notre avion. Hassil est sauf, mais reste pour garder l’appareil. Les Bérandiens sont déjà dans la basse vallée. Il faut faire vite ! »
Ils coururent vers une maison isolée. Dans la grande salle basse, Otso et quelques hommes discutaient. Akki les mit au courant des événements.
« C’est grave. Jaureguy, fais sonner la trompe d’alerte, et envoie un coureur vers le défilé avertir le poste. Ainsi, Akki, ton engin est détruit, et tu ne pourras nous aider ? Cela change bien des choses dans nos plans. Que ferons-nous si l’ennemi utilise ses armes d’enfer ?
— Cela change bien des choses, en effet, Otso. En abattant notre avion, les Bérandiens ont, sans le savoir, jeté un défi à la Ligue des Terres humaines tout entière. Je combattrai à ton côté, maintenant, dès le début. J’ai quelques armes. Crois-tu que nous pourrons tenir un mois ?
— Pourquoi un mois ? Et pourquoi ce changement ? Les Bérandiens avaient bien essayé de vous tuer, à Vertmont ?
— C’était personnel, alors. Et dans un mois, mon navire, le grand, l’Ulna, sera de retour. Il y a à son bord cinquante autres avions, huit cents hommes, et des armes capables de broyer cette planète au besoin. Mais nous ne pouvons le joindre actuellement. Le grand communicateur, qui eût pu l’atteindre, est détruit.
— Un mois ? Oui, nous tiendrons un mois, même si nous sommes obligés de nous replier chez les brinns. »
Au dehors monta un son de trompe, un son prolongé et lugubre. Il fut repris en un appel plus lointain, puis un autre encore, s’évanouissant dans la distance.
« Dans quelques minutes, tous les Vasks sauront que l’attaque est pour demain. Partons pour les défilés, Akki ! »
À dix kilomètres environ en aval du village, la vallée se rétrécissait en défilé, entre deux falaises basses creusées de cavernes. Au milieu des deux parois rocheuses se dressaient trois murs de blocs, hauts de deux mètres, avec d’étroites portes en chicane. Plus bas s’étendait une pente herbeuse, jusqu’à des bosquets d’arbres. Otso avait disposé ses hommes, la majorité derrière les murs, les autres sur les falaises.
« Aucune possibilité de mouvement tournant ? demanda Akki.
— Aucune. Il faudrait escalader des pentes que même les Vasks redoutent, et en haut de celles-ci il y a des guetteurs, et des blocs prêts à être poussés sur l’assaillant.
— Fais creuser des trous profonds et étroits dans la terre, là, à trente ou quarante pas en arrière du dernier mur.
— Pour quoi faire ?
— Pour abriter tes hommes, si l’ennemi emploie ses armes techniques. Dans ces trous, ils seront protégés contre les balles, les éclats d’obus et, dans une moindre mesure, contre les fulgurateurs. D’autre part, ils pourront cueillir l’ennemi, s’il tente de franchir les murs.
— Merci, Akki. Je vais le faire immédiatement.
— Combien as-tu d’hommes ?
— Ici, ceux de la vallée. Quatre cent quarante environ.
— Et combien en tout ?
— D’hommes en état de porter les armes ? Environ quinze mille.
— Vous êtes si peu que cela, vous, les Vasks ? Pourtant, vous avez colonisé ce monde trente ans avant les Bérandiens !
— Nous étions moins nombreux au départ, et surtout il y a eu la grande épidémie, qui a dépeuplé les vallées il y a soixante-dix ans !
— Les Bérandiens peuvent facilement mobiliser cent mille hommes, mais je ne crois pas qu’il y en ait plus de trente mille entraînés à la guerre. Cela fait deux contre un, cependant. Pour le premier assaut ! Car si la guerre dure… As-tu fait prévenir les brinns ?
— Oui, mais ils ne sortiront pas de leurs forêts et de leurs basses terres.
— Tant pis. L’ennemi nous battra donc en ordre dispersé. C’est commode… pour lui ! Où vas-tu placer ton poste de commandement ? Au village ? Et quels sont tes moyens de communications avec les autres groupes ?
— Les trompes. Les coureurs. Mais qu’entends-tu par poste de commandement ?
— Tu as bien été élu chef suprême ? »
Le Vask éclata de rire.
« Mais ça ne signifie pas que je commande à tout le monde ! Je commande les hommes de ma vallée. Simplement, si nous sommes victorieux, ou vaincus, c’est moi qui discuterai avec l’ennemi. Mais commander les hommes d’une autre vallée ! »
Akki haussa les épaules.
« Si j’avais vu cela ! Ce qui m’étonne, c’est que les Bérandiens ne vous aient pas écrasés depuis longtemps. Et je suppose que pour vos navires, c’est la même chose ?
— Bien sûr !
— Ce seront donc de petits combats chacun pour soi. Eh bien, je vous prédis, pour cette fois, un beau désastre ! Un détail : les Bérandiens connaissent-ils bien vos vallées ?
— Quelques-uns y sont venus, comme prisonniers, lors des autres guerres. Mais pas pour longtemps.
— Pas de marchands ?
— Non. Nous n’avons que faire des marchandises bérandiennes. Pourquoi ?
— Donc pas ou peu d’espions. C’est bon. Sans cartes précises, l’ennemi aura du mal à régler son artillerie, et ne pourra tirer qu’à vue, ou presque.
— Où doit-on disposer tes armes, Akki ?
— Je ne sais encore. Tout dépendra de l’emplacement de celles de l’ennemi. Une autre chose : quand je crierai : « Couchez-vous », tout le monde à terre ou dans un trou, sans discuter. Compris ? Fais circuler le mot d’ordre. Cela diminuera l’efficacité des armes ennemies.
— Des nôtres aussi. On tire mal à l’arc ou à la fronde, couché !
— Tes hommes apprendront vite quand on peut être debout, et quand il vaut mieux être couché. Envoie en avant des éclaireurs, qui devront se replier, sans être vus, et nous rapporter les mouvements de l’ennemi. »
Une heure plus tard, comme le soleil déclinait, Iker, parti en reconnaissance, revint.
« Ils arrivent, ils ont passé l’Urchilo.
— Quelle distance ?
— Cinq mille pas.
— Préparez-vous. Otso, aide-moi à disposer le lance-grenades sur cette plate-forme. Maintenant, tout le monde caché. Comme s’il n’y avait personne ici. »
Otso s’étendit à côté de lui.
« Tu espères les tromper ?
— Non, j’espère protéger nos hommes quand. »
Un sifflement aigu vint du bas de la vallée, mais, au lieu de se diriger vers eux, passa haut sur leurs têtes et continua vers l’amont.
« Les salauds ! Gronda Akki. Ils bombardent le village ou tout au moins ils essaient. »
Deux explosions sourdes se répercutèrent en échos. Derrière les murs, quelques hommes se levèrent.
« Couchés, nom d’un ancêtre ! »
Deux fois encore les projectiles les survolèrent pour aller exploser plus loin.
« Otso, envoie un homme là-haut voir s’il y a du dégât. En tirant ainsi à l’aveuglette, ils peuvent tomber juste aussi bien que passer à des kilomètres. Attention, c’est pour nous ! »
Les deux obus explosèrent trop haut dans le défilé, projetant vers le ciel des gerbes de terre et de rocaille. Akki avait tiré de sa poche une jumelle puissante, bien que minuscule, et scrutait le paysage en aval.
— Je les vois. Ils arrivent en longeant les falaises.
— Quand vas-tu user de tes armes ?
— Au dernier moment possible. L’effet de surprise sera plus grand, et je n’ai pas une réserve inépuisable de munitions. Penses-tu pouvoir repousser le premier assaut ?
— Oui, sans doute.
— Alors, je n’interviendrai qu’au second, à moins que les choses ne tournent trop mal. Attention ! »
Cette fois le tir fut plus précis, et une partie du premier mur monta vers le ciel pour retomber en pluie. Abrités dans les trous, les Vasks n’eurent qu’un blessé, légèrement atteint.
« Heureusement que tu as empêché de garnir les fortifications ! Mais ces armes sont terribles !
— Peu de chose ! Oh ! Combien je voudrais être sûr qu’ils n’ont pas de fulgurateurs ! Tiens, qu’est-ce que c’est ? »
Des explosions assourdies faisaient trembler la montagne.
« Ils attaquent aussi les autres vallées. Ton coureur est-il parti ? Pas encore ? Dis-lui de les prévenir de se tenir prêts à évacuer. Oui, à évacuer ! Qu’ils envoient quelques gamins garder les passages vers les autres villages. Au premier signe de l’ennemi, qu’ils se replient vers la forêt des brinns, et qu’ils nous préviennent.
— Tu crois vraiment nécessaire…
— Dans quelques jours, Otso, nous serons tous dans la forêt, ou prisonniers, ou morts ! Nétal est sans doute un boucher, mais ce n’est pas un crétin, et il a compris que pour vaincre, il faut une campagne de grande envergure. Aussi la fait-il. Eh là ! »
Les projectiles étaient tombés en plein sur les lignes de défense, et cette fois il y eut deux morts et des blessés. L’ennemi était maintenant visible, avançant prudemment. Il ne fut plus qu’à cinq cents mètres. Alors trois hommes se couchèrent à terre, et montèrent un tube de métal brillant sur un trépied.
« Une mitrailleuse ? »
Akki prit ses jumelles.
« Nous n’avons pas cette chance. Non, c’est un fulgurateur lourd d’un modèle ancien. Quelle est la portée extrême de vos arcs ?
— Quatre cents pas.
— Les leurs n’atteignent que trois cents ou trois cent cinquante, si je me souviens bien. Il va falloir que je fasse quelque chose. Otso, mon grand fulgurateur, vite ! »
Là-bas, l’homme visait maintenant le long du fut de son arme. Un mince rai bleu en jaillit, qui tâtonna, se fixa sur la muraille. Les pierres éclatèrent violemment, le mur s’effondra en partie. Puis le rayon balaya le sommet des falaises, et un Vask imprudent qui avait levé la tête fit un saut et retomba mort. Akki montait son engin.
« Je suis bon tireur, heureusement, et mon arme est bien meilleure que la leur. Je vais essayer de la toucher et de faire détoner le magasin. Une très brève décharge peut passer inaperçue, et ils penseront que leur arme a explosé, ce qui arrivait parfois, avec ces modèles primitifs. »
Il visa longuement, pressa le contact une fraction de seconde. Là-bas, dans la vallée, il y eut un aveuglant éclair.
« J’ai réussi. Cela doit nous donner quelque répit. »
Comme pour le démentir, trois obus tombèrent en plein sur les fortifications, puis, accompagnés du roulement d’armes automatiques, les Bérandiens foncèrent. Akki posa sa main sur le dos d’Otso.
« Attends qu’ils soient à cinquante mètres ! »
L’ennemi approchait, à l’abri d’un barrage de flèches décochées sans arrêt par les deuxième et troisième lignes d’assaut. Quand ils furent à bonne portée, Otso donna le signal. Les Vasks sortirent de leurs trous, et commencèrent à tirer. Les traits croisaient les traits, les pierres de fronde ronflaient, rebondissant avec fracas sur les boucliers, ou avec un terrible bruit mat sur les chairs. De part et d’autre, des hommes tombèrent. La vague bérandienne atteignit la base du premier mur, et, écrasée de blocs, reflua. Sans être venu au corps à corps, l’ennemi recula jusqu’au-delà de la prairie.
« Première attaque repoussée. Attendons la suite, dit Akki. Je suppose qu’ils ne vont pas tarder à recommencer. »
À la jumelle, il examina la vallée.
« Cela grouille d’hommes, là-bas, derrière les arbres. Ils sont au moins quatre à cinq mille. »
Une exclamation étouffée le fit se retourner. Otso regardait monter, derrière les monts, un lourd nuage de fumée, gris et rose sous les rayons obliques du soleil.
« Ils brûlent Sare !
— Ne risquons-nous pas d’être tournés ?
— Non. Le seul passage qui mène à Sare depuis mon village traverse un très étroit défilé. Les Sarois se sont certainement repliés par-là, et le défendront.
— J’ai bien peur que ce ne soit qu’une question de temps avant que nous soyons obligés de nous replier nous-mêmes. »
Le grand Vask haussa les épaules.
« Eh ! Je le sais bien !
— Ne crois-tu pas qu’il vaudrait mieux évacuer maintenant, en ordre, que plus tard, dans la panique ?
— Oui. Aramburu ! »
Un jeune homme accourut.
« File au village, et commande l’évacuation. Que les femmes et les enfants partent immédiatement vers la forêt des brinns, le long du plateau et de la vallée d’Erreka. Qu’on libère les bêtes et qu’on les chasse vers la montagne. Peut-être en retrouverons-nous quelques-unes plus tard. »
Pâle, Aramburu fit face à son chef.
« Alors, nous fuyons ?
— Regarde ! Sare brûle déjà. Nous sommes quatre cents contre plus de cinq mille ! Que pouvons-nous faire d’autre ? »
Le messager partit, de sa souple allure de montagnard.
« Les voici qui reviennent, Otso. »
L’ennemi attaquait en force. Il parvint au premier mur, le sauta, fut pris entre lui et le second. Encore une fois, les Vasks brisèrent l’attaque. Mais, les Bérandiens à peine partis, un déluge d’obus s’abattit. Les artilleurs ennemis avaient trouvé la bonne portée, et, les unes après les autres, les fortifications ne furent plus qu’un amas de pierres croulantes. Au son des trompettes déferla la troisième vague d’assaut.
« À moi de jouer », dit calmement Akki.
Il actionna le fulgurateur, faucha, de droite à gauche, carbonisant l’ennemi ligne après ligne. Les attaquants se plaquèrent sur le sol, se dissimulant comme ils pouvaient dans les moindres replis de terrain. Les Vasks hurlaient de joie.
Méthodiquement, Akki pilonna les abris naturels à coups de grenades. Lancées par le mortier, elles montaient haut, petites boules noirs sur le ciel pâle du soir. Une brève explosion sèche, une gerbe de terre, de pierres et de chairs lacérées marquait chaque fois la fin d’un ou de plusieurs ennemis.
Mais la riposte vint, rapide et terrible. Les obus se mirent à pleuvoir sur le promontoire rocheux, et Akki, Otso et leurs compagnons eurent tout juste le temps de sauter à l’abri dans une crevasse. Une violente explosion marqua la fin du petit stock de grenades. Quand la canonnade se tut, Akki jeta un coup d’œil.
Seul le fulgurateur semblait intact. Il l’attira à lui, essaya, à toute portée, de balayer l’orée du bois, là où les langues de feu qu’ils jetaient dans le crépuscule avaient trahi la présence des canons. À si grande distance, le rayon du fulgurateur perdait presque toute sa puissance, et c’est sans grand espoir qu’il visa. Deux terribles détonations, un jet de fumée et de flamme sur lequel semblaient se balancer en équilibre des arbres arrachés le surprirent agréablement.
« Voici la fin de l’artillerie bérandienne dans notre secteur, Otso ! Il ne leur reste plus qu’une ou deux mitrailleuses, et nous avons encore mon fulgurateur lourd, avec environ dix minutes de feu encore, en plus de mes armes légères. La partie n’est pas encore perdue.
— Que devons-nous faire, à ton avis ?
— Les retarder le plus longtemps possible, pour donner aux villages le temps de se replier vers le pays brinn. J’ai d’ailleurs l’impression que notre accueil les a quelque peu refroidis, et qu’il se passera du temps avant le prochain assaut, ajouta-t-il, regardant les cadavres épars en avant des retranchements. »
Le communicateur sonna à sa ceinture.
« Ello, Hassil. Ici, Akki. Qu’y a-t-il ?
— Rien de neuf. La forêt est toujours la forêt. L’avion est moins endommagé que je ne l’avais cru d’abord, et je vais essayer de le réparer suffisamment pour pouvoir vous rejoindre ; oh ! Dans dix ou quinze jours, si j’y réussis.
— Le grand communicateur ?
— Complètement détruit. Le projectile bérandien l’a traversé. Et de ton côté ?
— Mauvais. Très mauvais. Ils attaquent en force, avec des canons. J’en ai détruit deux, et un grand fulgurateur, mais j’ai l’impression que dans les autres vallées les choses tournent très mal. J’ai demandé l’évacuation des villages. Nous allons essayer de rejoindre les brinns. Là, si les conditions sont bien ce que je crois qu’elles sont, nous pourrons tenir jusqu’à ce que l’Ulna revienne. Je me demande ce que deviennent Anne, Boucherand et leur suite ?
— Je n’en ai vu aucune trace.
— Tiens-moi au courant du progrès de tes réparations. À bientôt. »
Le crépuscule tombait maintenant très vite, et le fond de la vallée était noyé d’ombre, sauf à l’endroit où les bois, incendiés par l’explosion des canons, brûlaient encore.
« Cette nuit même, Otso, nous allons nous replier sans bruit, laissant quelques hommes en arrière-garde, qui nous rejoindront dès l’aube, à un point de rendez-vous que tu vas leur fixer. Il est peu probable que l’ennemi attaque dans l’obscurité une position qu’il ignore. Il faut que demain, au lever du soleil, le village soit vide, et que les non-combattants soient déjà loin. Nous les suivrons en dressant des embuscades pour retarder l’avance bérandienne.
— Je vois de tristes jours en perspective pour les Vasks, Akki. Nous, les hommes… Mais les femmes et les enfants, dans la forêt des brinns, la Forêt Impitoyable ! Quand nous arriverons aux Trois Lacs, tout ira bien, mais d’ici là…
— Plus tôt nous nous replierons, plus nous pourrons le faire en ordre, et moins dure sera la retraite. Donne tes ordres, Otso. »
Dans l’obscurité totale, Loona n’étant pas encore levée, les Vasks se mirent en marche en silence. Akki et Otso formaient l’arrière-garde, portant le fulgurateur, démonté en deux parties rapidement remontables. Au bout d’une heure, la lune se leva, rendant la marche plus facile. Vers minuit, ils débouchèrent sur la place du village, signalés par les jeunes garçons, vigilants et excités, qui assuraient la garde.
Une activité fébrile y régnait. Des files de femmes et d’enfants montaient continuellement cacher dans les grottes les objets trop lourds ou encombrants à emporter. D’autres empaquetaient l’indispensable. Les étables étaient déjà vides, les animaux poussés hors du village. Certains, anxieux de tout ce remue-ménage, revenaient obstinément dans les rues, pourchassés à coups de pierres par les gamins. À peine arrivés, les hommes offrirent leur aide, tandis que d’autres occupaient les fortifications sur les pentes. Akki et Otso tinrent conseil avec Roan.
« J’ai détruit deux canons et un fulgurateur. Roan. Combien pensez-vous que les Bérandiens en possèdent encore ?
— Si mes souvenirs sont exacts, quand il y a bien longtemps, j’ai visité l’arsenal, il y avait onze canons, tous de calibre assez faible, environ cinquante ou soixante millimètres. Il en resterait donc neuf.
— Et les autres armes ?
— Il y avait aussi trois fulgurateurs au moins, que je croyais hors d’usage, six mitrailleuses, et une cinquantaine de fusils.
— Et les munitions ?
— Elles ne feront malheureusement pas défaut. C’était le rôle de l’arsenal d’en produire, et les machines nécessaires avaient été sauvées. Même du vivant du Duc, pourtant pacifique, elles ont fonctionné. Nous craignions toujours une attaque massive des brinns, très nombreux, bien plus que nous.
— Il reste donc de quoi nous écraser, nous et nos alliés. De notre côté, comme armes modernes, mon fulgurateur lourd, deux légers, quelques grenades restées ici. Il faut que j’arrive à détruire d’autres armes ennemies. Otso, y a-t-il quelqu’un qui puisse me guider vers Sare ?
— Les Sarois gardent le défilé d’Urdayte. Mais tu ne vas pas y aller maintenant, sans avoir dormi ?
— C’est maintenant ou jamais. La nuit est encore longue. L’ennemi occupe certainement le village. La victoire a pu le rendre moins vigilant. Quelle est la disposition des lieux ? Y a-t-il à proximité un roc surplombant ?
— Oui, mais il doit être gardé, ou alors ils sont fous. Il y en a un autre, moins loin de la place centrale.
— Excellent. Organise l’évacuation. Je pars tout de suite. »
Il fila dans la nuit, accompagné d’Iker et d’un autre jeune homme, porteurs du fulgurateur. Au défilé d’Urdayte, ils trouvèrent les Sarois, hommes, femmes et enfants, entassant blocs et troncs d’arbres en une informe et immense barricade. Akki se fit indiquer le chef.
« Je crois inutile d’essayer de résister sérieusement ici. Les Bérandiens feront sauter vos défenses sans grand mal, et à ce moment-là, il sera trop tard pour vous replier. Rejoignez plutôt Otso Iratzabal, et partez vers la terre des brinns…
— Tu ne connais pas la Forêt Impitoyable, étranger ! Les femmes et les enfants y mourront comme des mouches.
— Mourront-ils moins sûrement ici ? Dans un mois, au plus, un grand navire monté par ceux de ma race arrivera avec des armes, des vivres, des médicaments. Il faut tenir jusque-là. Ici, il n’y a plus d’espoir. Dans la forêt, avec l’aide des brinns…
— Eh ! je sais bien ! Mais il est dur d’abandonner son pays ! Tti sais qu’ils ont brûlé Sare ?
— Oui, nous avons vu la fumée cet après-midi. Était-ce loin d’ici ?
— Trois heures de marche. Pourquoi ?
— J’y vais pour essayer de détruire quelques-uns de leurs canons. Pouvez-vous me donner un guide ?
— Bien sûr ! Alors, tu crois ce travail inutile ? »
Il montrait la barricade.
« Non, au contraire. Laissez ici quelques hommes, qui se replieront après une défense symbolique. Toute notre tactique va consister à retarder l’avance ennemie en perdant le moins possible de combattants, pour que les faibles, femmes et enfants, puissent atteindre la forêt sans marches forcées.
— J’ai compris. Oyambide ! »
Un Vask d’âge mûr s’avança.
« Conduis l’étranger jusqu’à Sare. Je suppose que vous voulez y arriver sans être vus ? Passez par le torrent. »
Ils escaladèrent le barrage, filèrent le long de la passe, arrivèrent dans la vallée. À partir de ce moment, leur guide leur fît longer les rochers, glisser dans l’ombre des blocs ou des arbres, traverser en rampant les prairies baignées de lune. Au loin, la nuit était encore trouée d’un rougeoiement, et le vent frais apportait par moments l’odeur piquante de l’incendie. Ils se reposèrent un instant dans un creux.
« Beaucoup de pertes, chez vous ?
— Une cinquantaine d’hommes, lors de la bataille. À peu près autant de femmes et d’enfants quand ils ont bombardé le village.
— Et eux ?
— Nous devons en avoir tué une vingtaine avant que leurs armes d’enfer interviennent ! Que voulez-vous faire exactement ?
— Détruire leurs armes d’enfer, comme vous dites, avec une arme encore plus infernale. Y avait-il une place à Sare ?
— Oui, au bout du village, au nord.
— C’est là qu’ils ont dû disposer leur artillerie, très fortement gardée, sans doute. Peut-on en approcher à moins de cinq cents pas sans se faire voir ? »
Le Vask réfléchit un instant.
« Oui, par le rocher du haut.
— Allons-y ! »
Ils reprirent leur progression méfiante. Deux fois, le Vask partit en éclaireur, et la deuxième fois, il resta longtemps absent. Il revint comme une ombre.
« Il y avait une sentinelle sur notre chemin. Il faut faire vite, maintenant, avant qu’ils découvrent son cadavre. »
L’odeur de fumée était maintenant très forte, et un léger brouillard bleuté emplissait le fond de la vallée. Le Vask indiqua, sous la lumière lunaire, un replat.
« Là était Sare. Au-dessus, à gauche, le roc qu’il nous faut escalader. »
Ils y parvinrent en une demi-heure, non sans s’être aplatis plus d’une fois dans les hautes herbes. Oyambide passa le premier, puis Akki, suivi des deux porteurs. Au moment d’arriver au sommet, le guide s’arrêta net, redescendit, sans bruit.
« Encore des sentinelles, chuchota-t-il. Je vais essayer d’en tuer une à la fronde, mais l’autre donnera l’alarme. »
Akki tira de sa ceinture un des fulgurateurs légers.
« Je me charge du second. »
Les deux Bérandiens causaient à voix basse, regardant en bas vers le village, leur vigilance endormie.
« À vous », souffla Akki.
Le Vask se dressa, fit tournoyer son bras. Atteint en pleine tête, un des guetteurs s’écroula avec un bruit mat d’os broyés. Son compagnon, surpris, se tourna. Il reçut en pleine poitrine le jet bleu de l’arme d’Akki.
« Vite, en haut ! »
Il monta le grand fulgurateur, calmement, mais sans perdre une seconde. Sous lui, presque à la verticale, s’étendait Sare incendiée, les maisons marquées par des taches plus noires sur le sol sombre, ou par les ombres que jetaient les pans de murs restés debout. Deux habitations seulement, à l’écart, avaient été respectées. Sur la place, des formes allongées, bâchées, indiquaient les canons, au nombre de deux. Un cercle de tentes les entourait. Des feux de camp rougeoyaient encore, de-ci, de-là.
« Je vais essayer de faire sauter les canons d’abord, ensuite de causer le plus possible de dégâts. Dois-je brûler les maisons qui restent, Oyambide ?
— Leurs chefs dorment certainement à l’intérieur. Brûle-les !
— Bon ! Tenez-vous prêts à la retraite. »
Il s’allongea sur le rocher dur, visa longuement. La distance était d’environ deux cents mètres, nettement inférieure à la portée utile. Il régla l’arme à l’intensité maximale, contempla un moment la place, songea aux hommes tranquillement endormis dans les maisons et sous les tentes, pressa sur le contact.
Le rayon bleu parut tâtonner, erra, faucha les tentes qui s’enflammèrent violemment. Il y eut quelques cris, vite étouffés sous une terrifiante détonation quand le rayon atteignit les caissons d’artillerie. Pendant quelques secondes, les explosions continuèrent, à la lueur violente et brève des déflagrations successives. Dans le silence un moment retombé, percé du cri déchirant des blessés, claqua une porte. Alors Akki dirigea son arme vers les maisons.
Elles prirent feu plus lentement, puis les troncs d’arbre flambèrent, illuminant la place d’une lumière dansante. Affolés, les hommes couraient en tous sens, fauchés dès qu’aperçus. Akki lâcha le contact. Dans le reflet de l’incendie, il put voir la face hilare des jeunes Vasks, et le rictus de bête d’Oyambide, et il se demanda s’ils valaient mieux que les Bérandiens.
D’un coup sec, il démonta le fulgurateur.
« Hop ! En retraite, je ne les ai pas tous tués ! »
Ils se hâtèrent, profitant de l’ombre portée par les blocs. En bas, dans le village dévasté, une voix tonnante donnait des ordres, une voix que le coordinateur reconnut, celle de Nétal.
« Tiens, il était là, pensa-t-il. Dommage que je l’ai manqué. »
Il eut la tentation de revenir, de finir la guerre par un coup d’éclat. Mais déjà un bruit de pas pressés annonçait la poursuite, et il y renonça.
« Ce sera pour plus tard. Je me demande ce qu’il pense maintenant de l’incapacité des races civilisées dans la lutte pour la vie ! »
Ils escaladèrent le lit du torrent à sec. Deux fois des flèches sifflèrent à leurs oreilles, et une fois, il dut brûler d’un coup de fulgurateur léger un poursuivant trop proche. Bientôt les Bérandiens, ignorant le pays, perdirent leur trace, et ils purent ralentir le pas.
L’aube les trouva au sommet de la montagne. Derrière eux, Sare incendié tachait de noir le vert des prairies. À droite, au bout d’une pente vertigineuse, se trouvait le défilé coupé par la barricade. Rien ne bougeait, elle semblait déserte. Devant eux, loin, le village d’Otso se dressait, encore intact, mais abandonné, sans un seul filet de fumée montant des toits. À gauche, par-dessus l’épaule de montagnes plus basses, se dessinait une plaine couverte d’une masse verte ininterrompue, s’étendant jusqu’à l’horizon. Oyambide la montra du bras :
« La forêt des brinns, dit-il, la Forêt Impitoyable ! »
Ils marchèrent tout le jour, montant et descendant les pentes, avant de rejoindre, au point convenu, Otso et la trentaine d’hommes des deux villages qui formaient l’arrière-garde. Le grand Vask accueillit avec une joie sauvage les nouvelles apportées par le coordinateur. Il en donna lui-même :
« Selon ton conseil, j’ai envoyé des messagers à toutes les vallées, et la plupart sont rentrés. L’ennemi n’en a, jusqu’à présent, envahi que quatre. Le gros de ses forces a contourné les montagnes pour attaquer les brinns. Tout le monde se replie en bon ordre, avec comme but les Trois Lacs, où vivent les plus importantes tribus. Mais la traversée de la forêt…
— Peux-tu me dessiner une carte ?
— Grossièrement, oui. Tu vois, nous sommes ici, sur le bord nord-ouest de nos montagnes. Devant nous se trouve un grand plateau herbeux que nous traverserons en deux jours de marche, si les Bérandiens n’y sont pas déjà ! Après une pente très raide, c’est la forêt. En quinze jours, si nous sommes chanceux, nous pouvons trouver une rivière, et, construisant des radeaux, nous laisser descendre jusqu’aux Trois Lacs. Le tout est d’y parvenir avant l’ennemi. Mais ce que tu me dis, que Nétal était à Sare, me donne bon espoir. Il est plus facile aux Bérandiens, par le nord, d’arriver aux Trois Lacs, mais ils attendront certainement leur Duc !
— Où sont les tiens ?
— Ils ont environ dix heures d’avance sur nous, et traversent actuellement le plateau. Ils doivent camper ce soir près d’un petit lac.
— As-tu prévu des patrouilles, des flancs-gardes ? »
Le Vask le regarda d’un air de reproche.
« Je ne suis pas fou ! Bien entendu !
— Je vous quitterai demain matin, et essaierai d’atteindre la forêt, en avance aussi bien sur vous que sur les Bérandiens, pour rejoindre, si possible, l’avion et Hassil.
— Seul ? Tu ne connais pas le chemin !
— Je n’ai pas besoin d’un guide. Ceci me suffira. »
Il tira de sa ceinture le communicateur, le tendit à bout de bras, tourna lentement sur lui-même. À un moment, une petite lampe verte s’alluma.
— Tu vois, elle ne brille que quand je suis tourné vers l’avion.
— Parfait. Mais te dit-elle aussi où sont les pistes, où le fleuve est guéable, où les falaises peuvent être franchies ?
— Non, tu as raison.
— Alors, je viendrai avec toi.
— Et tes hommes ? Tu les abandonnes ?
— Il y a ici Errekalt qui peut me remplacer. Je crois sincèrement que si tu retrouves ton ami, nous avons de bien meilleures chances de nous en tirer. Avais-tu d’autres armes, dans ton avion ?
— Bien plus que je n’en avais pris.
— Je viens donc avec toi. Je suis le seul ici à avoir fréquenté la forêt, en dehors des pistes qui conduisent aux Trois Lacs et que connaît Errekalt. Nous partirons à l’aube. »
Une lumière blême traversait péniblement les nues, au levant, quand ils achevèrent leurs préparatifs. Akki portait un fulgurateur léger (il laissa l’autre, ainsi que le lourd, à Errekalt), un grand arc, un carquois de flèches, une hache de combat. Otso avait, outre son arc, une fronde, un sabre d’abattis et une courte pique.
Après de brefs adieux, ils prirent la direction de l’ouest, le Vask fort de son entraînement de montagnard, Akki de son entraînement de coordinateur. Le plateau descendait doucement, et, à mesure qu’ils approchaient de son bord, des bouquets d’arbres se mêlaient aux hautes herbes.
Ils ne virent que peu d’animaux, bien qu’ils aient croisé des pistes nombreuses qu’Otso reconnaissait. Plus d’une fois, Akki surprit son compagnon par la justesse de ses observations.
« As-tu beaucoup chassé, Akki ?
— Non, sauf à une période de ma vie, il y a quatre ans, quand j’ai vécu pendant plus de quinze de vos mois avec les Ir’his sauvages de la planète Dzei, dans une autre galaxie. Ils sont encore à l’âge de pierre, et j’étais frère de sang de Kéloï, un de leurs guerriers. J’ai beaucoup appris.
— Nous sommes frères de sang maintenant, Akki, et j’espère que tu apprendras aussi, avec moi. Ah ! Voici la pente. »
Le plateau s’interrompait net, et, à perte de vue, à droite comme à gauche, tombait presque à pic sur la forêt, à près de mille mètres plus bas. Vue de haut, la sylve apparaissait comme une énorme masse verte et rouge, compacte, à peine trouée de-ci, de-là de lignes sinueuses qui étaient les rivières.
« La piste est plus à gauche. Elle est assez difficile, et je passerai le premier pour te montrer les prises. »
La descente fut délicate, en effet, et plus d’une fois ils durent utiliser la longue corde de cuir qu’Otso portait enroulée à la ceinture. Comme la nuit tombait, ils campèrent sur un replat, à mi-hauteur. Le temps était frais, le ciel couvert de rares étoiles brillaient faiblement dans les trouées de nuages. Ils accommodèrent leur gîte tant bien que mal. Un faible surplomb les protégea de la fine bruine qui se mit à tomber, mais, même pour des hommes entraînés à la dure, la nuit fut pénible.
Dès que la lumière fut suffisante, ils continuèrent leur descente, et, un peu avant midi, arrivèrent au pied de la falaise. Au-delà de la pente d’éboulis, la forêt commençait, les premiers arbres ensevelis sous les rocailles jusqu’à mi-tronc.
L’orée était un enchevêtrement inextricable de lianes et d’arbustes, ils durent utiliser la hache et le sabre pour se frayer un passage et, au bout de quelques heures d’effort, parvenir à une clairière. Un animal de la taille d’une biche jaillit d’un fourré, et s’écroula, deux flèches au travers du corps.
« Une cerf sauteur ! Une jeune femelle. Excellent, dit joyeusement le Vask. Tellement excellent que, dans les forêts de Bérandie, ils sont réservés à la table des nobles. Tu vas voir, Akki. On n’en trouve pas dans nos montagnes. »
Pendant que son compagnon dépouillait l’animal, le coordinateur coupait des branches épineuses, les disposait en forme d’enclos autour de leur campement.
« Très bien, Akki. On voit que tu as vraiment connu la vie sauvage ! Il y a en effet des bêtes dangereuses dans cette forêt ! »
Le rôti fut délicieux. Ils s’étendirent ensuite sous un petit toit de larges feuilles plates, sur lequel la pluie se mit bientôt à crépiter.
« Il pleut presque chaque nuit, dans les terres basses », remarqua le Vask.
Akki ne répondit pas. Il avait sorti son communicateur et le réglait.
« Ello, Hassil ! Ello, Hassil !
— Ello, Akki. Je t’entends parfaitement. Où es-tu ? Quelle est la situation ? »
Rapidement, il le mit au courant des derniers événements.
« Et toi ?
— Je rebobine un groupe paragravitogène, si cela te dit quelque chose. »
Akki siffla : c’était considéré comme un travail délicat… quand il était effectué dans un atelier bien équipé.
« Et tu espères réussir ?
— Assez pour pouvoir m’envoler, et rejoindre, avec un peu de chance, l’endroit quelconque où tu te trouveras, si ce n’est pas trop loin. Ainsi, tu es déjà dans la forêt ? Méfie-toi, il y a ici quelques animaux assez remarquables, dont deux ou trois ont essayé de goûter du hiss !
— J’ai encore un fulgurateur. À bientôt, Hassil. Terminé. »
Ils ne prirent pas de tours de garde, la barrière d’épines empêchant toute attaque brusquée, mais dormirent cependant avec leurs armes à leurs côtés. Au matin, comme Otso rôtissait sur un feu sans fumée un des cuissots du cerf sauteur, il se releva brusquement, et tendit l’oreille.
« As-tu entendu ? »
Akki écouta à son tour. Loin, assourdie par la forêt, retentit une longue série de détonations.
« Les Bérandiens ! Ils attaquent ton peuple !
— Non, cela ne vient pas de ce côté. Peut-être Hassil ?
— Il est encore bien trop loin ! Nous n’entendrions pas !
— Alors ils ont rencontré un parti de brinns, ou…
— Ou Boucherand, ses hommes et Anne, acheva le coordinateur. Allons voir ! À quelle distance crois-tu qu’ils soient ?
— Difficile à dire, dans ces bois. Une heure, deux heures de marche ? Qui sait ? Soyons prudents, maintenant plus que jamais. »
Ils partirent dans la direction des coups de feu. La forêt les enveloppait, complice et ennemie à la fois. Ils se faufilèrent entre les troncs couverts d’épiphytes, Akki prenant le temps d’admirer de somptueuses fleurs naissant au creux des branches, et se promettant de revenir en chercher des échantillons pour le parc botanique du palais des Mondes, sur Réssan. Le Vask marchait en avant, arc prêt, flèche déjà encochée. Le sous-bois s’éclaircit, le sol monta, ils approchaient d’une éminence ensevelie sous la végétation. Otso s’arrêta net : un bruit saccadé brisait le silence relatif.
« Un chien, souffla-t-il. Il nous faut déguiser notre odeur. »
Il tira de son sac une petite boîte pleine d’un onguent vert pâle, très odorant, et ils s’en enduisirent les mains et le visage. Quelques minutes plus tard, dans un craquement de broussailles, un chien parut, hésitant, le museau prenant le vent. Une flèche lui traversa la gorge, et il tomba, dans un jappement que le sang étouffa.
« Viens ! »
Ils glissèrent entre les arbres comme des ombres, profitant du moindre abri, et butèrent presque sur un cadavre, maigre, en guenilles. À côté gisait un arc brisé.
« Un des hommes de Boucherand ! Tué par une balle en pleine tête ! »
Ils poursuivirent leur avance, le Vask tenant son arc à demi tendu, Akki serrant dans sa main la crosse du fulgurateur. Un bruit de voix se mêla aux murmures confus du sous-bois.
Les arbres s’espaçaient, et, au milieu d’une clairière, une douzaine d’hommes formaient un cercle autour d’un autre, étendue sur le sol, ligoté. C’était Boucherand. Akki chercha Anne des yeux, et l’aperçut, debout, attachée à un tronc, les bras au-dessus de la tête. À son côté, Clotil, également attachée, semblait épuisée, infiniment lasse et désespérée. La duchesse, au contraire, tenait haut la tête, la bouche méprisante.
Le plus grand des Bérandiens donna un violent coup de pied dans les côtes du captif.
« Eh bien, Boucherand ! Nous avons fini par t’avoir ! Le Duc va être content ! Alors, fier capitaine, on reste muet ? »
D’un sursaut, le captif s’assit, leva la face et cracha à la figure de celui qui venait de parler. Une volée de coups le fit retomber à terre.
« Alors, on joue au serpent cracheur ? Tu cracheras d’une autre manière, quand la justice du Duc s’exercera ! »
Otso attira doucement son compagnon en arrière.
« Combien peux-tu en tuer avec ton arme ?
— Tous, mais il faut que je change de place. D’ici, le rayon atteindrait aussi les jeunes filles.
— Bon, vas-y. Quand ma première flèche frappera, tire. Je vais compter jusqu’à deux cents pour te laisser le temps nécessaire. Si d’ici là ils bougent, nous ferons pour le mieux. »
Akki recula d’une dizaine de mètres, puis commença à contourner la clairière. Il était presque en position, quand un des hommes se détacha du groupe et appela :
« Ir-Hoï ! Ir-Hoï ! Où donc est passé ce sacré chien ?
— Il ne se perdra pas, lança le chef. Allons, ramassez-moi celui-là, et détachez ces dames ! Nous partons ! »
« Ir-Hoï ! »
Tout en appelant, le Bérandien s’approchait de la cachette d’Otso. Il eut un geste de surprise, posa sa main sur son épée. Un coup de sabre l’étendit à terre.
Akki bondit, traversant les branches pendantes. Il entendit une exclamation étouffée, se retourna. Anne l’avait vu. La seconde ainsi perdue faillit être fatale. Déjà les ennemis se dispersaient. Il faucha, et le rayon du fulgurateur carbonisa les torses et fit éclater les troncs des arbres. Trois ennemis tués, quatre, six, huit. Un autre tomba sous la flèche du Vask. Le rayon bleu cessa de jaillir.
Akki jura. Les fulgurateurs ne se déréglaient pour ainsi dire jamais, et il fallait que cela arrivât dans de telles circonstances ! Il le passa rageusement à la ceinture, leva les bras pour prendre son arc. Quelque chose le heurta avec violence, et il tomba dans les broussailles, une douleur sourde au côté.
« Touché, pensa-t-il. Une flèche ! »
Il rampa, se camoufla derrière un gros tronc. Le fût empenné semblait sortir de son flanc, et pourtant il ne sentait pas la tiédeur gluante du sang. Il explora délicatement des doigts, poussa un soupir soulagé. La pointe du trait avait heurté le communicateur, et un coin de ce dernier l’avait meurtri. Il arracha la frêle hampe de ses vêtements.
Il acheva de prendre son arc, rampa en avant. La clairière était vide, sauf les cadavres à demi carbonisés, Boucherand inanimé, et les jeunes filles toujours attachées à leurs arbres, saines et sauves semblait-il. Nulle trace des Bérandiens survivants, ni d’Otso. Le feu crépitait violemment, et gagnait les végétations basses. Il fallait faire vite. Tout en guettant il réfléchissait :
« Nous avons entendu des coups de feu, mais ceux qui sont ici n’avaient que des arcs. Probablement y a-t-il d’autres ennemis aux environs. »
Comme pour confirmer cette déduction, des détonations éclatèrent vers l’est. Au milieu des morts, Boucherand essaya de se lever.
Là où avait été caché le Vask, un fourré oscilla. Une flèche traversa la clairière et s’enfonça entre les branches. L’instant d’un éclair, Akki entr’aperçut une face humaine entre les frondaisons, et tira. Avec un long cri, l’archer s’affaissa dans les herbes, écrasant le rideau de feuillage qui l’avait masqué.
« Attention, Otso, il en reste un !
— On ne sait pas compter dans les étoiles ? Non, tous y sont. Félicitations, tu manies l’arc comme un Vask ! Allons libérer les prisonniers avant que les autres reviennent ! »
Ils se précipitèrent, le Vask vers Boucherand, Akki vers les jeunes filles. Anne le regardait venir, triomphante.
« Je t’avais dit, Clotil, qu’il ne fallait pas désespérer, qu’il viendrait ! »
Déjà le coordinateur coupait les cordes. Anne frotta ses poignets douloureux.
« Vite, partons ! Combien y avait-il de Bérandiens quand vous avez été surpris ?
— Environ quarante, dont sept avec des fusils. »
Boucherand s’approchait.
« Merci, Akki, pour moi, et surtout pour elles.
— Filons, coupa le Vask. Nous ne sommes pas encore sauvés. »
Ils partirent vers l’ouest, à l’opposé des coups de feu. Malgré la grande lassitude des jeunes filles et du capitaine, ils avancèrent assez vite. Le sous-bois était clair, presque sans buissons, et ils marchaient entre de grands fûts droits, élancés, qui explosaient en frondaisons à plus de vingt mètres de haut.
« Est-ce là cette Forêt Impitoyable, Otso ? Elle pâlit à côté de bien d’autres que je connais !
— Attends. Tu n’as rien vu. Nous sommes encore sur les terres hautes ! »
Au soir, ils pensèrent avoir distancé toute poursuite, si même poursuite il y avait eu. Ils campèrent à l’abri d’un arbre énorme, dont les grandes racines s’étalaient autour du tronc en cloisons radiales. Otso et Akki en profitèrent pour construire, avec de larges feuilles, une petite hutte qui permit d’attendre avec sérénité la pluie nocturne.
Ils dînèrent des restes du cerf sauteur, puis le coordinateur ouvrit son petit sac étanche et soigna Boucherand. Ce dernier souffrait terriblement des contusions reçues lors de sa capture. Une pilule le soulagea. Clotil avait, à la jambe gauche, une vilaine plaie, écorchure envenimée, qui fut nettoyée et désinfectée.
Akki prit la première garde. Assis à quelque distance de la cabane, sous un abri improvisé fait de feuilles de linglan, il laissa son attention errer, confiant en son ouïe pour l’avertir si quelque chose ou quelqu’un approchait. La nuit était absolument noire, bien que la pluie eût cessé, la forêt immobile et silencieuse. Un souvenir monta dans sa mémoire, celui d’une autre nuit, à des millions d’années-lumière, où il attendait avec Kéloï, le chasseur sauvage, l’arrivée de l’astronef froon débarquant illégalement des colons. La nuit avait été aussi noire, aussi silencieuse, jusqu’à l’aube, et à la féroce bataille…
La situation lui apparaissait mauvaise, presque désespérée. Tiendraient-ils jusqu’au retour de l’Ulna ? D’un côté, les hordes vasks, vaincues, malgré leur vaillance, par un armement et une organisation supérieurs, appuyées par des humanoïdes dont il ne savait rien, sinon qu’ils ressemblaient physiquement aux hiss. De l’autre, quelques millions de Bérandiens, avec une véritable armée, des armes plus modernes, et à leur tête un homme jeune, intelligent, impitoyable, et démesurément ambitieux. Et, essayant de renverser la balance, lui, Akki, perdu dans la forêt, avec deux hommes et deux jeunes filles, et Hassil, perdu lui aussi avec un avion désemparé. Entre eux deux, des lieues et des lieues de forêt.
L’issue finale de la lutte n’était pas douteuse. Quand l’Ulna reviendrait, si les coordinateurs ne reparaissaient pas, Elkhann, le commandant de l’astronef, prendrait les mesures nécessaires. Les Bérandiens seraient broyés. » Mais, songea Akki, ce n’est pas cela que je voudrais. Il y a parmi eux aussi des hommes de bonne volonté, même si pour l’instant ils ne peuvent rien contre leur Duc usurpateur. » Il se souvint des jeunes marins rencontrés dans la taverne, qui auraient pu être de merveilleux astronautes. Il y avait le vieux Roan, Boucherand, et Anne…
Anne ! Cette petite sauvageonne, fille d’une planète perdue, d’une civilisation tragiquement détraquée, le fascinait. Elle possédait une intelligence sortant tout à fait de l’ordinaire, et, chose plus rare encore, du caractère. Il l’imagina telle qu’elle aurait pu être, sortie d’une université de Novaterra ou de Réssan. Que serait-elle devenue ? Sans doute pas une scientifique, son esprit n’était pas dirigé dans cette voie, bien que, sur Nérat, et grâce aux leçons de son parrain, elle comptât certainement parmi les esprits les plus cultivés. Mais elle eût été probablement une grande administratrice, quelque part dans un des rouages du sommet de la Ligue, côte à côte avec le vieil Hasslem, Térankor le sinzu, ou Harbou Kler, le Novaterrien, son propre cousin…
Pendant la journée, ils avaient été entièrement occupés par leur fuite, et, sauf quelques brèves paroles, il ignorait encore tout de l’odyssée d’Anne et de ses compagnons. Durant les jours qui venaient, il aurait le temps de l’apprendre. Il fallait compter au moins quinze jours de marche pour rejoindre Hassil, ou, s’ils décidaient d’aller directement aux Trois Lacs, une bonne semaine.
Loin, derrière lui, monta un long hurlement modulé, qui trouait la nuit et, comme à son signal, la pluie croula de nouveau en cataracte, noyant les bruits dans le ronflement des gouttes d’eau sur le feuillage. Otso vint le rejoindre à tâtons.
« Un qlaïn en chasse. Attention !
— Qu’est-ce qu’un qlaïn ?
— Je n’en ai jamais vu, simplement entendu. D’après les brinns, c’est une énorme bête carnivore, qui y voit la nuit.
— Il était loin…
— Le qlaïn est chez lui dans la forêt, quoiqu’il s’avance rarement sur les terres hautes où nous sommes actuellement. Prenons garde, cependant.
— Bah ! J’ai réparé le fulgurateur.
— Cela nous fera une belle jambe que tu le tues, si un ou plusieurs d’entre nous sont déjà morts ! Les brinns le redoutent comme la peste ! Nul ne peut défier un chef en combat singulier pour disputer sa place s’il n’a déjà abattu un de ces fauves ! Généralement, les chefs brinns meurent vieux ! Je n’en dirais pas autant des candidats. Et, contrairement au spriel, qui n’est dangereux que si on l’attaque, le qlaïn est agressif !
— Soit. Retourne dormir. Mon tour de garde n’est pas fini.
— Non, je reste.
— À ton aise ! »
Ils veillèrent dos à dos, échangeant de temps en temps de brefs murmures. Puis, plus proche, bien plus proche, monta de nouveau le cri.
« Il suit notre piste. Réveillons les autres, et tenons-nous prêts à tout !
— Comment peut-il trouver notre piste, avec toute cette pluie qui est tombée ?
— Je ne sais, mais il la tient ! Écoute ! »
Le hurlement jaillit encore une fois, tout près. Sous la cabane, ils entendirent Boucherand se lever, puis la voix inquiète de Clotil.
« Qu’y a-t-il ?
— Rien. Un animal qui chasse, sans doute. Ne t’inquiète pas, Akki est là ! »
Cette fois, c’était la voix d’Anne.
Akki sourit dans l’obscurité. Un pas léger, et Boucherand se pencha vers eux.
« Attention ! C’est un qlaïn, le plus dangereux carnivore de Nérat !
— Je sais, dit Otso. Akki, donne ton arc à Boucherand. Et tiens ton arme prête. Attention, le voilà ! »
Une ombre plus dense se déplaçait dans le sous-bois, à quelques dizaines de mètres. Akki se leva doucement, vérifia du doigt la position du réglage de son fulgurateur : pleine force. Avec un faible bruit de frottement, les flèches sortirent des carquois.
« Que se passe-t-il ? » dit la voix claire d’Anne.
Comme un éclair noir, le fauve fut sur eux. Akki eut le temps d’entrevoir, silhouettée contre la trouée de ciel qui séparait deux arbres, une longue forme bondissant à plusieurs mètres du sol. Le mince rai de lumière tâtonna, se fixa sur cette ombre. Dans un hurlement, l’animal retomba avec fracas sur la cabane. Clotil cria, un cri d’indicible épouvante, puis ce fut le silence.
Fébrilement le coordinateur arracha de sa ceinture sa torche électrique ; le monstre gisait sur le côté, mort, assez semblable à un tigre qui eût été croisé d’ours. La grande gueule béante, aux crocs de dix centimètres, avait broyé le poteau central de la hutte. Sur le flanc, des pattes de devant à la croupe, se dessinait la longue ligne noire et boursouflée qu’avait tracée le fulgurateur.
« Anne ! Clotil !
— Je suis là ! Clotil est sauvée… je crois. »
La voix d’Anne était calme, à peine traversée d’un léger tremblement. Ils se précipitèrent vers elle. Boucherand s’agenouilla, souleva la tête de sa sœur.
« Évanouie seulement, j’espère. »
Effectivement elle se ranima peu après, se redressa lentement.
« Je suis sotte ! M’évanouir de peur ! Je suis une piètre sœur pour le capitaine des gardes, n’est-ce pas. Hugues ? Mais je suis si lasse ! »
Ils l’installèrent dans une nouvelle hutte, improvisée avec les débris de l’ancienne, puis revinrent contempler le qlaïn. Deux flèches sortaient de son poitrail.
« Joli coup, capitaine, dit le Vask. Votre flèche est juste au creux du col. Comment avez-vous pu viser si juste dans le noir, et si vite ?
— Ma foi, la vôtre n’est pas loin non plus d’un point vital ! Et vous étiez moins bien placé que moi. À vrai dire, je n’ai pas visé, j’ai tiré d’instinct.
— Moi aussi. »
Le Vask éclata de rire.
« Si l’on m’avait dit, il y a deux mois, que je combattrais épaule contre épaule avec le capitaine de la garde du Duc de Bérandie !
— Ex-capitaine, Otso. Et il y a de braves gens chez nous aussi.
— Je le crois, mais pourquoi nous faites-vous la guerre ?
— Nous ne l’aurions pas faite, si Nétal… Le vieux Duc y était opposé, et s’il avait vécu…
— La vieille histoire, intervint Akki, la même vieille et lamentable histoire que j’aie vue se répéter sur trente planètes ! L’étranger est différent, il n’a pas les mêmes coutumes, il est donc, très vite, l’ennemi. Mais qu’un péril commun survienne, et les différences s’effacent… pour un moment. Après, cela recommence, à moins qu’on n’accepte ces différences, qu’on ne les souhaite même, comme dans notre Ligue. Mais tout cela sera pour plus tard, s’il y a pour nous un plus tard. En attendant, il faut survivre ! »
Ils parvinrent à l’aube, reposés malgré la nuit agitée. La forêt devenait de plus en plus dense, le terrain descendait, et le sol se transformait, à mesure. Ils durent éviter des marécages où des monceaux de feuilles se décomposaient, sous l’action des bactéries, en boue noire et infecte. Des lianes jaillissaient de ces marigots, escaladaient les troncs, pendaient en rideaux qu’il fallait crever au sabre et à la hache.
« Tu vas voir maintenant la vraie Forêt Impitoyable, Akki, dit le Vask. Avant de nous y enfoncer, il faudrait chasser, fumer de la viande, car une fois que nous serons dans son cœur, le gibier sera rare.
— Soit. Je reprends mon arc. Que Boucherand et Clotil aillent avec toi, Anne restera avec moi, comme cela personne ne fera partie d’un groupe désarmé. Trouve-t-on ici du bois convenable pour faire un arc ?
— Une branche de glia, s’il y en a. C’est le meilleur bois d’arc de la planète, dit le capitaine.
— Je pars à droite, rendez-vous ici quand le soleil commencera à descendre. Au cas où les Bérandiens nous auraient suivis, filez vers les Trois Lacs. Nous vous y retrouverons. »
Ils partirent, Akki en avant, arc prêt, Anne le suivant, fulgurateur au poing. Il leur fallut un long temps pour trouver du gibier. Finalement ils débuchèrent une petite harde de cerfs sauteurs, de la variété qui hantait le bord des marais, avec un pelage plus clair. Akki en abattit deux. Ils mirent plus d’une heure pour découper les parties qu’ils désiraient garder, et pour en faire des paquets transportables. Et, Anne, l’arme prête, marchant cette fois en avant, ils revinrent vers le lieu du rendez-vous.
Ils en étaient encore assez loin quand éclatèrent les détonations. Akki jeta la viande à terre.
« Nos amis ! Attaqués !
Il plaça la viande sur une fourche, encocha l’arbre d’un coup de hache pour le reconnaître, reprit son fulgurateur et fonça. La fusillade s’était tue.
Le rendez-vous était désert. Ils progressèrent avec précaution. Bientôt ils trouvèrent le premier cadavre, un Bérandien, une flèche à plume rouge, une flèche d’Otso, plantée dans l’œil droit. Akki examina les traces de balles sur les troncs.
« Nos amis étaient ici. Ils ont vu venir l’ennemi, et ont tiré les premiers. Pas de trace de sang de leur côté, ils ont dû échapper, pour cette fois. Continuons. »
Ils arrivèrent vite sur les lieux de la bataille. Trois nouveaux corps jonchaient le sol. Le cœur battant, ils se penchèrent sur eux. C’étaient encore des Bérandiens, mais cette fois, bien que toutes les flèches aient un empennage rouge, elles semblaient avoir été tirées de deux côtés différents.
« Boucherand a un arc maintenant. Ah ! Ils ont dû prendre celui du premier soldat que nous avons trouvé. »
Du côté où les arbres étaient percés de balles, une longue trace pourpre tachait le sol.
« Un des nôtres a été touché ! Otso, Boucherand, ou Clotil ? Baissez-vous ! »
Les projectiles sifflèrent au-dessus de leurs têtes. Akki se jeta à plat ventre, ouvrit le feu. Dans la fumée des arbres carbonisés, il vit tomber des silhouettes.
« Vite, Anne, rampez en arrière jusqu’à deux cents mètres environ. Après, vous pourrez courir sans danger, les troncs vous protégeront. Je couvre votre retraite ! »
Il se glissa lui-même plus à gauche, en un point d’où il pouvait voir derrière le rideau de fumée. Rien. Puis quelque chose bougea derrière un buisson, et il vit un canon de fusil tâtonner dans sa direction. Il tira. Le buisson explosa en flammes. Un homme jaillit, qu’il faucha.
Se haussant sur ses coudes, il scruta la forêt. Autant qu’il pouvait voir, rien de vivant à portée. Il jeta un coup d’œil derrière lui, Anne avait disparu. Alors il se dressa d’un bond, courut en zigzaguant. Une balle siffla, il stoppa derrière un fût énorme, balaya au hasard, reprit sa course. Il rejoignit Anne peu après.
Ils fuirent longtemps, passèrent près de leur cache de viande, où Akki choisit hâtivement quelques morceaux. À la nuit tombante, ils arrivèrent à la berge indécise d’un marais.
Il ne fallait pas songer à s’y engager dans l’obscurité. Deux grands arbres s’élevaient juste à la limite, poussant au-dessus des eaux huileuses de longues branches enchevêtrées.
« Nous allons passer la nuit ici, dit Akki. C’est notre meilleure chance de salut. »
Il grimpa assez facilement, s’aidant des lianes. À plusieurs mètres du sol, une branche maîtresse se trifurquait, formant une sorte d’armature de plate-forme à laquelle il ne manquait qu’un tablier. Il tressa rapidement des lianes, en un hamac souple, redescendit, cueillit quelques feuilles de linglan.
« Pourrez-vous monter, Anne ? »
Elle se retourna, lui sourit.
« Toute petite, je passais ma vie dans les arbres, à Vertmont ! »
De fait, elle fut en haut plus vite qu’il n’eût pu le faire. Rapidement, il alluma un feu de broussailles.
« Vous ne montez pas, Akki ?
— Il faut fumer cette viande avant qu’elle se gâte.
— Alors, pourquoi m’avoir expédiée là-haut ?
— L’odeur peut attirer des fauves. Vous y êtes en sécurité. Restez-y ! » Commanda-t-il en la voyant faire mine de redescendre.
Il découpa la venaison en lanières, improvisa un boucan. Elle se laissa glisser le long du tronc, se percha à califourchon sur une branche basse.
« Puis-je rester là, seigneur ? demanda-t-elle d’un air faussement soumis.
— Si vous voulez. Puisque vous ne semblez pas avoir envie de dormir, racontez-moi votre odyssée.
— Oh ! Il n’y a pas grand-chose à dire. Quand vous nous avez quittés pour aller sauver parrain, nous sommes partis. Nous étions six en tout à ce moment-là. Nous avons entendu un bruit de bataille, puis vu votre avion s’élever. Nous avons galopé jusqu’à la fin de la nuit, et le matin nous a trouvés assez profondément enfoncés dans la forêt. Boucherand était d’avis d’aller clamer refuge chez les Vasks, pour me mettre en sécurité. Je m’y opposai, sachant qu’il lui en coûterait beaucoup de faire une telle démarche, et ne voulant pas non plus me donner en otage aux ennemis de la Bérandie.
— Vous auriez pourtant mieux fait ! Bien des choses auraient été changées.
— Peut-être. Quoi qu’il en soit, je m’y opposai, et nul ne discuta mes ordres. Je voulais essayer de rejoindre le comté de Roan, où nous aurions pu trouver de l’aide chez de loyaux vassaux de mon parrain, voire lever une armée contre celle de Nétal. Mais très vite, d’après les renseignements que nous reçûmes de proscrits vivant dans les bois, je compris que c’était impossible. Le premier soin de Nétal avait été de faire emprisonner tous ceux qu’il soupçonnait de pouvoir me rester fidèles. Nous apprîmes aussi que la guerre avait été décidée à la fois contre les Vasks et les brinns, et qu’une armée comme on n’en avait encore jamais vu en Bérandie se rassemblait. J’acceptai alors de me rendre chez les montagnards, où je savais pouvoir vous retrouver, mais c’était trop tard. Les avant-gardes bérandiennes cernaient déjà le débouché des vallées. Nous décidâmes alors de contourner les montagnes afin de rejoindre le pays vask par l’ouest. Pour cela, il fallait progresser par la forêt, les plaines côtières étant sous la coupe de l’usurpateur.
« Puis, un jour, nous rencontrâmes un détachement de soldats, et perdîmes deux hommes sur trois au cours du combat. Nous échappâmes de justesse, et, dès lors, notre vie fut une vie de fugitifs, perpétuellement poursuivis, sans jamais pouvoir prendre de repos. Nos chevaux avaient été abandonnés depuis longtemps, échangés à des proscrits contre des vêtements et des armes. Il fallait marcher, parfois courir, se cacher, avec toujours la peur en nous. Pour ma part, je savais que les ordres étaient de me prendre vivante, et sans mal. Pour Boucherand et l’archer, c’était la mort. Pour Clotil, pire !
« Je ne sais comment nous avons survécu. Une fois, nous sommes restés trois jours sans manger, tapis dans un buisson pendant que les sbires de Nétal battaient la forêt. Nous avons vécu d’un animal tué par-ci, par-là, sans presque oser dormir, autrement que par de brefs assoupissements dans les fourrés. Puis, un jour, nous avons vu passer votre avion, très haut, dans une trouée du toit végétal. Cela nous rendit courage : vous nous cherchiez.
— C’était Hassil, Anne. Mais à vrai dire, nous n’avons guère cherché. Les chances de vous trouver étaient si faibles !
— Cela nous redonna espoir. Nous traversâmes les contreforts nord des montagnes, et commençâmes à nous rapprocher des passes conduisant chez les Vasks. Puis nous entendîmes de sourdes détonations, et, plus tard, vîmes de hautes colonnes de fumée monter par-dessus les monts, et nous sûmes alors que la guerre nous avait dépassés ! Comme les brinns refusent de quitter leurs terres basses, nous pensâmes que les Vasks se replieraient vers eux, et nous allâmes vers le pays brinn. C’est alors qu’un groupe de Bérandiens nous trouva. Vous connaissez le reste. Et vous, Akki ?
— Eh bien, après vous avoir quittés, nous volâmes vers les monts. Je fus assez heureux pour tirer d’affaire un jeune Vask attaqué par un fauve, et nous fûmes très bien reçus. Puis la guerre se déclencha, Hassil fut abattu par malchance, et, après quelques batailles perdues et quelques coups de main réussis, je décidai d’essayer de rejoindre Hassil dans l’épave de l’avion, car là se trouvent d’autres armes. Chemin faisant, nos routes se croisèrent.
— Pensez-vous que Boucherand et Clotil s’en tireront ?
— Ils ont avec eux un homme de grand courage et de vastes ressources. Ces Vasks sont un vaillant petit peuple, malgré quelques idées bizarres. Oui, j’ai bon espoir pour eux. Et j’ai espoir aussi que ce sera la dernière guerre sur ce monde, au moins la dernière guerre interraciale.
— Vous y veillerez, n’est-ce pas ? dit-elle, ironique.
— Vous ne me comprenez pas, ou ne voulez pas me comprendre ! Otso et Boucherand sont faits pour s’entendre. Ils sont, ou seront tous deux des hommes influents dans leurs peuples respectifs. Et, comme vous dites, j’y veillerai. Allons, la viande est prête, autant que je puisse la préparer. J’arrive. »
Il grilla quelques morceaux de venaison, monta. Ils mangèrent en silence, burent à la gourde d’Akki, gourde ultra-perfectionnée qui purifiait l’eau qu’elle contenait.
« Dormez maintenant. Je vais prendre la garde pour un moment.
— Où allez-vous dormir ?
— J’ai fait le hamac assez large pour deux. Mais n’ayez…
— Oh ! Je ne crains rien. Je me demandais seulement si une chevalerie mal placée n’allait pas vous faire passer la nuit à cheval sur une branche ! Bonsoir, monsieur le coordinateur galactique !
— Bonsoir, duchesse de Bérandie. Sacré Grand Tso ! Qu’avez-vous fait de vos cheveux ?
— Coupés court ! On ne peut guère ramper ni courir dans les bois avec une longue chevelure. Mais c’est maintenant que vous vous en apercevez ? »
Elle s’étendit, ramena sur elle la couverture de feuilles de linglan, gardant la tête couverte. La lune de Nérat s’était levée, roussâtre, et sous sa lumière la face d’Anne paraissait pâle et tirée.
« Comme elle doit avoir souffert, pensa-t-il. Elle, élevée dans le luxe barbare, mais réel, de la cour de Bérandie, jetée brutalement sur les chemins de l’exil, souffrant de la faim, abrutie de manque de sommeil, et toujours indomptable ! »
« À quoi pensez-vous, demanda-t-elle. Aux mesures que vous prendrez ?
— Je pense que j’ai rarement rencontré quelqu’un d’aussi courageux que vous.
— Oh ! Le courage ! C’est une denrée de peu de valeur, dans les circonstances présentes. De quoi me sert le courage, contre vos astronefs ?
— Je croyais que vous aviez cessé de me considérer comme un ennemi depuis notre voyage sur Loona, Anne. Vous m’aviez même demandé mon alliance, le soir qui précéda le tragique banquet. L’avez-vous oublié ?
— Non, certes. Comment pourrais-je l’oublier, moi, qui, par deux fois, vous dois la liberté ? Mais pouvez-vous oublier que vous êtes coordinateur ? Régler cette situation de Bérandie avec le minimum de larmes ! Il me semble qu’il en a déjà coulé pas mal, mêlées de bien du sang !
— Ni votre faute ni la mienne !
— Votre faute et la mienne, Akki. La vôtre, car votre arrivée a tout précipité. La mienne, car j’ai tissé de mes propres mains le filet où je suis aujourd’hui prise ! Nétal ne fait qu’appliquer mes plans !
— Du moins aviez-vous su renoncer à vos idées de conquête. Je ne sais ce que nous réserve l’avenir, mais je vous promets que, si la décision finale vous force à quitter cette planète, je trouverai, pour vous et les vôtres, un monde encore plus beau, et qui sera à jamais le vôtre. La même loi qui vous exile vous protégera.
— Ce sera le monde de mes fils. Jamais le mien !
— Je n’ai pas non plus de monde. Je les ai tous, et aucun. Depuis que j’ai atteint l’âge de huit ans, j’ai peut-être passé en tout trois ans sur ma planète natale.
— Comment connaître le bonheur, si on vous déracine ?
— Le bonheur est-il si important ? Oh ! Je sais ! Vous croyez que j’en parle à mon aise. Vous pensez que je peux me retirer sur le monde qui m’a vu naître, quand je le voudrai. Peut-être. Mais Novaterra est-elle ma patrie, plus qu’Ella, où j’ai passé dix années, qu’Arbor, où j’ai vécu longtemps aussi, que Dzei, où je fus adopté, et où j’ai laissé un frère de sang, qui était devenu pour moi un vrai frère et que je ne reverrai sans doute jamais, que tant d’autres mondes où j’ai égrainé les jours de ma vie ? Vous n’avez jamais, et pour cause, assisté à une réunion du Grand Conseil de la Ligue. Autrefois, au temps de mon ancêtre terrien, il y avait un délégué par planète. Maintenant, elles sont trop nombreuses, et il n’y a plus qu’un délégué par confédération. Eh bien, il se réunit, dans l’immense palais, plus de six mille envoyés, représentant plus de cinquante mille civilisations. Passerais-je ma vie à voler d’un point à l’autre du cosmos que je n’arriverais jamais à les connaître toutes. Et pourtant, d’une certaine façon, tous ces mondes sont aussi ma patrie !
— Je comprends, Akki. Mais moi, moi, je n’ai jamais connu qu’une seule terre. Et je vais sans doute en être privée, pour des fautes qui ne sont pas les miennes !
— Qui sait ce que l’avenir réserve ? Dormez maintenant. La journée de demain sera rude. »
Elle fut infernale. Le marais miroitait à perte de vue à droite et à gauche, dans la lumière de l’aube. Leur sommeil avait été troublé par des myriades d’insectes piqueurs, et les cris lointains des fauves en chasse. Akki appela Hassil. La réparation de l’avion progressait lentement. L’indicateur de direction montrait que l’épave se trouvait de l’autre côté des marais, encore très loin.
Ils partirent vers la gauche, s’éloignant ainsi d’une possible poursuite. Même à assez grande distance des eaux, le sol était spongieux et mouvant, et, par deux fois, ils faillirent s’enliser. Vers le milieu du jour, ils dérangèrent un spriel tapi dans un fourré, et Akki le foudroya avant qu’il eût pu bondir. Il considéra alors son fulgurateur d’un air pensif. La charge s’épuisait, et il restait à peine trente secondes d’utilisation à pleine puissance. La marche était rendue pénible par le sol mou qui aspirait les pieds, par le harcèlement incessant des insectes, par les lianes qu’il fallait hacher pour se frayer un passage. Trois fois, ils durent contourner des langues d’eau que le marécage lançait en pleine terre.
Au soir, ils ne purent trouver un gîte sûr, et campèrent sur le sol humide, à peine protégés par quelques branches épineuses. Leur provision de viande, malgré le boucanage, prenait mauvaise odeur. Aucun animal comestible ne semblait fréquenter les abords du marais, et ils durent s’enfoncer à travers un sous-bois presque impénétrable pour trouver quelques rongeurs à chair coriace. Et les jours se succédèrent. Ils souffrirent de la faim, sinon de la soif, grâce à la gourde d’Akki. Têtes embrumées de sommeil ils avançaient comme dans un rêve. Puis Anne fut piquée par un insecte venimeux ; comme il sécrétait une salive anesthésiante, elle ne s’en aperçut pas tout de suite. Quand Akki put la soigner, sa cheville droite avait enflé, et bientôt elle fut incapable de marcher. Ils perdirent ainsi trois jours. Alors Akki appela le hiss.
« Nous ne pourrons sans doute pas te rejoindre. Nous allons essayer de trouver un cours d’eau. À ce que m’a dit Otso, tous ici descendent vers les Trois Lacs. Nous t’y attendrons, à moins que tu ne puisses pas réparer l’avion, auquel cas une expédition viendra à ton secours. »
Ils trouvèrent enfin une rivière, rapide et noire, qui traversait les marais en venant des monts. Akki passa quatre jours entiers à construire un radeau. Dans son état d’épuisement, ce travail de bûcheron fut presque au-dessus de ses forces. Enfin, l’embarcation flotta, et ils se laissèrent descendre au gré du courant, trop fatigués pour prendre des tours de garde ; mais, avant de couler dans le sommeil, Akki, au prix d’un dernier effort, attacha Anne, puis s’attacha lui-même.
Un choc violent le réveilla. Il se dressa, la tête encore embrumée. Une flèche était fichée dans un tronc, flèche à laquelle une corde était nouée, corde tendue qui les halait vers le rivage. Il saisit son arme. De la rive, un cri monta :
« Ne tire pas ! C’est moi, Otso ! »
Le grand Vask se montra. Le radeau toucha la berge. Anne ne s’était pas réveillée.
« Boucherand ? interrogea le coordinateur. Et Clotil ?
— Boucherand va bien. Sa sœur… »
Le Vask haussa ses puissantes épaules.
« Morte ?
— Pas encore. »
Akki détacha Anne, la souleva dans ses bras, la porta sur la terre ferme.
« Vite, conduis-moi ! »
Le capitaine était assis à l’entrée d’une cabane de branches. À l’intérieur, sur un lit de feuilles, Clotil était couchée, pâle.
« Qu’y a-t-il ?
— Une balle dans l’avant-bras droit. La blessure s’est envenimée. Nous n’avions pas de désinfectant et j’ai été obligé de l’amputer au couteau ! Mais l’infection gagne quand même, et bientôt… »
Il eut un sanglot réprimé.
« Et puis, elle se laisse mourir. C’était la plus jolie fille de la Bérandie après la duchesse, et maintenant… »
Akki se pencha vers la blessée.
« J’ai là de quoi arrêter l’infection. Quant à son bras…, Clotil ! Clotil ! Vous m’entendez ? »
Les paupières infiniment lasses se soulevèrent un peu.
« Ah ! C’est vous, Akki ? Et Anne ?
— Saine et sauve !
— Tant mieux. Pour moi, c’est fini !
— Mais non ! J’ai dans mon sac de quoi vous guérir. Ouvrez la bouche, prenez cette pilule. Là, ça y est !
— Mais mon bras ! Mon bras ! Il ne repoussera pas !
— Mais si, Clotil ! Quand cette guerre sera finie, je vous emmènerai sur Novaterra, ou Arbor, ou Ella ! Nous avons de merveilleux hôpitaux, où l’on régénérera votre avant-bras. Voyez ma main gauche. Une fois, elle fut complètement emportée par une explosion. Rien de plus facile pour nous, qui avons derrière nous la science de cinquante mille mondes !
— Est-ce vrai ? Vous ne me mentez pas pour me donner de l’espoir ?
— Je vous le jure ! Dormez, maintenant. Demain, vous irez mieux. »
Il sortit, laissant la jeune fille s’assoupir, un sourire aux lèvres. Otso l’attendait.
« Une chance que j’aie vu arriver le radeau. Quelques heures de plus, et c’était trop tard, sans doute.
— Que faisons-nous maintenant ? demanda Boucherand.
— D’ici deux jours, Clotil ira assez bien pour que nous puissions reprendre la descente de la rivière. Entre-temps, nous pourrions perfectionner un peu notre embarcation.
— Est-ce vrai, Akki, ce que vous avez dit à Clotil, que son bras repousserait ?
— Repousser n’est pas le mot. C’est plus compliqué que cela, mais le résultat sera le même. Théoriquement, nous pourrions reconstruire un homme entier à partir d’une seule de ces cellules vivantes. Pratiquement, ce ne serait pas le même homme, car il serait impossible de lui donner la même personnalité, faite non seulement de son hérédité, mais encore de tout ce qu’il a appris, senti, expérimenté. Mais dans les cas où le cerveau est intact, comme pour votre sœur, rien n’est plus facile que de susciter la régénération d’un membre. J’ai vu des cas bien plus extraordinaires.
— Vous êtes des dieux, Akki !
— De bien pauvres dieux ! Une balle dans la tête me tuerait aussi bien que le dernier archer bérandien, et hier, quand nous avons lancé le radeau – au fait, était-ce hier ? – je me suis écroulé de fatigue, comme tout le monde l’aurait fait ! Non, nous avons simplement derrière nous l’héritage de milliers de générations d’hommes, et par hommes j’entends aussi bien les hiss que nous ou toute autre race intelligente ! Qui sait quelle contribution apporteront ces brinns, que vous, Bérandiens, méprisez ?
— Et auxquels je vais, moi Anne, duchesse de Bérandie, demander asile, après avoir voulu les détruire, ou tout au moins les écraser ! Curieux retour des choses, et juste punition de mon orgueil !
— Il ne faut pas raisonner ainsi. J’ignore ce que sont les brinns, le seul qui ait quelques informations à leur sujet étant Otso, et il n’en a guère, à ce qu’il m’a dit. Je suppose que, comme toutes les races, ils ont leurs qualités et leurs défauts. Je vous demande de me laisser effectuer le contact. J’ai plus d’expérience que n’importe lequel d’entre vous à ce sujet. »