Doucement, le radeau quitta la rivière devenue paresseuse et flotta sur le lac. Il étalait sa grande masse d’eau plane entre de hautes collines boisées qu’escaladait par endroits la steppe. Au pied d’une falaise de roches grises montait une colonne de fumée.
« Es-tu déjà venu ici, Otso ?
— Oui, quand j’étais un tout jeune homme. C’est le lac Tisilki-Ora-Oros. Cette fumée doit s’élever du village sous abri de Tukul-Eran. Je connaissais le chef, mais vit-il encore ?
— Crois-tu que les tiens soient déjà arrivés ?
— J’en doute. Ils devaient construire des radeaux et descendre la rivière, mais elle les portera en aval de nous.
— Essayons de gagner la rive.
— Inutile. Les brinns vont venir à notre rencontre !
— Je ne les vois guère !
— Ils sont là, pourtant, cachés dans les hantes herbes. Tiens, regarde !
Une longue embarcation venait de surgir d’entre les hautes végétations palustres, montée par une dizaine d’humanoïdes, qu’Akki examina à la jumelle. De taille relativement petite, leur aspect général rappelait en effet étonnamment celui des hiss. Leur peau était vert pâle, leurs cheveux blanc d’argent, leur face haute et étroite. La pirogue approcha rapidement, et un des « hommes » se dressa à la proue, leva un bras. Ils entendirent vaguement, porté par le vent, un appel.
« Que dit-il ? demanda Boucherand.
— Trop loin. Et je ne connais pas leur langue, répliqua le Vask.
— Je puis vous le dire, intervint le coordinateur. Comme tous les chlorohémoglobiniens connus, les hommes à sang vert, il possède de très forts pouvoirs télépathiques, et j’ai parfaitement « reçu ». Il demande qui nous sommes. »
À haute voix, pour le compte de ses compagnons, il répondit :
« Des ennemis des Bérandiens, qui les fuyons. Avez-vous déjà accueilli des réfugiés vasks ? »
La pirogue décrivit une courbe élégante, et se rangea parallèlement au radeau. Les pagayeurs posèrent leurs rames aux manches sculptés de figures géométriques et saisirent de curieuses sagaies dont la pointe, transparente et très effilée, avait l’air de verre. Ils tinrent ces armes prêtes, mais non menaçantes. Celui qui semblait le chef sauta d’un bond léger sur le radeau, examina les fugitifs. Ses yeux gris clair, largement espacés, enfoncés sous des arcades sourcilières bien marquées, scrutèrent successivement Otso, Akki et Boucherand, et spécialement leurs armes.
« C’est bon, dit-il enfin. Ce ne sont point là les armes des ennemis. Non, personne n’est encore venu. Les Vasks quittent-ils donc leurs montagnes ? Les Trois Lacs appartiennent aux brinns, et ne pourraient longtemps nourrir à la fois les deux peuples. »
Il parlait une langue gutturale, très différente de la langue sibilante des hiss. Akki s’en voulut d’en être surpris. Il n’y avait aucune raison pour qu’il en fût autrement.
« Les Bérandiens ont attaqué les Vasks, dit-il, tout en transmettant. Les Vasks sont vaillants, mais peu nombreux, et leurs ennemis ont des armes supérieures. Ils vont venir se réfugier auprès de leurs alliés brinns, pour quelque temps, et, côte à côte, repousser et battre une fois de plus les Bérandiens. »
Le brinn resta un moment sans répondre.
« Les Vasks sont nos alliés. Ils nous ont aidés lors de la guerre des Six Lunes. Ils peuvent venir. Nous les aiderons à notre tour. Les guerriers brinns sont nombreux comme les grains de sable de la rivière et n’ont pas peur. Nous savions que la guerre était dans les hautes terres. Mais toi, tu n’es pas Vask. Ni lui, ni elle, ni elle qui n’a qu’un bras ! »
Akki regretta alors l’absence d’Hassil, et surtout celle de son avion. Il eut été infiniment plus facile de prendre contact avec ces primitifs en débarquant d’une étincelante machine volante, que porté par un radeau, en réfugié sale, hâve et déguenillé. Le moment difficile était venu.
« Parmi les Bérandiens, il y avait aussi ceux qui étaient opposés à cette guerre, et qui voulaient faire à leur tour alliance avec les brinns, comme l’ont fait les Vasks. »
Il lança un coup d’œil impératif aux Bérandiens.
« Hélas ! Continua-t-il, ils n’ont pas été les plus forts. Ils ont dû fuir pour ne pas être massacrés. Les brinns seront-ils généreux, et accueilleront-ils aussi leurs alliés inconnus ? Ceux qui ont pu se sauver, car beaucoup attendent maintenant la mort dans les prisons de Bérandie, ou errent désespérément dans les bois. »
Le brinn examina un moment les trois Bérandiens. Anne lui rendit regard pour regard, Boucherand resta immobile, Clotil baissa les yeux.
« Celle-là, qui lui a pris un bras ? Les Bérandiens ?
— Oui, répondit Otso en brinn.
— Alors, c’est bon. Il y a du sang entre eux et l’ennemi. »
Il se tourna de nouveau vers le coordinateur.
« Et toi ? Toi qui n’es ni Vask ni Bérandien ? »
« Cet animal ferait un remarquable anthropologue, songea Akki. Impossible de lui cacher les différences raciales. »
« Moi, je suis venu d’au-delà du ciel, où habite une immense confédération composée d’hommes comme moi, d’hommes comme toi, et de bien d’autres encore. Nous avons appris que sur cette terre il y avait des hommes mauvais qui opprimaient les brinns, et nous sommes venus, un homme comme moi et un homme comme toi, dans un canot volant. Mais par traîtrise les Bérandiens ont endommagé ce canot, et tandis que l’homme comme toi est en train de le réparer, afin que nous puissions faire pleuvoir le feu sur la tête de l’ennemi, je suis parti avec ce Vask pour secourir ceux-là.
— Quelle preuve peux-tu donner de ce que tu dis ?
— Mes compagnons pourraient en témoigner, ils m’ont vu descendre du ciel. Mais regarde plutôt. Aucun de tes guerriers n’est caché dans les herbes, là-bas ?
— Si.
— Fais-les sortir, et qu’ils s’éloignent de cent pas.
— Pourquoi ?
— Pour que je puisse donner cette preuve que tu demandes, sans tuer des amis. »
Le brinn réfléchit un instant, cria un ordre. Une douzaine de silhouettes surgirent des herbes. Akki tira son fulgurateur, examina l’indicateur de charge, régla à l’ouverture minimale et à la portée maximale, leva le bras. À plus de deux cents mètres, les herbes explosèrent en une flamme dévorante.
« Je ne sais si tu viens du ciel, mais tu as des pouvoirs que personne n’a sur cette terre. Le grand chef et les Hommes du Pouvoir décideront. Venez. »
Ils embarquèrent, et le canot fila rapidement sous la poussée des pagaies maniées par des bras vigoureux. Otso se pencha vers Akki.
« Puisque tu les comprends mieux que moi, demande donc si le grand chef des brinns est toujours Tehel-Io-Ehan ? Je l’ai connu, autrefois. »
Akki transmit la question.
« Oui, Tehel-Io-Ehan commande toujours.
— Cela facilitera sans doute le premier contact. »
Avec un bruissement, la proue divisa les hautes herbes aquatiques, et ils abordèrent dans une petite crique dissimulée où de nombreuses pirogues flottaient en eau calme, amarrées à de primitifs embarcadères. Par un sentier dissimulé, serpentant entre les buissons, ils arrivèrent au village. C’étaient, adossées à la paroi rocheuse, ou sous un grand abri, des centaines de huttes de rondins, de branchages et de peaux. Tout au bout de l’abri, une construction de briques était entourée de brinns d’une activité fébrile, et, de sa cheminée de poterie montait une épaisse fumée.
Leur arrivée, sans faire sensation, fut remarquée. On les fit entrer dans une des huttes, plus grande que les autres, et dont la porte était encadrée de hauts piliers de bois sculptés de dessins géométriques enchevêtrés. Elle donnait sur un long couloir sombre, qui, une fois une seconde porte franchie, les conduisit dans une immense grotte. Près de l’entrée, dans la lumière tombant d’une ouverture naturelle située presque à la voûte, se tenait un groupe de brinns, assis. Leur peau plus pâle, leur stature plus courbée indiquaient des vieillards. Ils portaient des vêtements de cuir, richement ornés.
Le guide prononça alors une série de phrases, dont Akki ne put saisir le sens. Cela ne le surprit pas. Ces phrases ne lui étaient pas adressées, et, selon le processus qui semblait habituel dans tous les univers, la communication télépathique ne pouvait être normalement perçue que par la personne à qui elle était destinée. Il regretta que son amplificateur fût resté dans l’avion. Un des vieux brinns se leva de son siège de bois et se dirigea vers Otso.
« Salut au fils de mon vieil allié, dit-il lentement en vask, comme quelqu’un qui cherche les mots d’une langue à demi oubliée. Qu’il soit le bienvenu au pays des brinns, comme son père le fut avant lui. Que ma nourriture soit sa nourriture, que mon gibier soit son gibier, que mes armes soient ses armes, et que sa guerre soit ma guerre ! »
Il se tourna alors vers Akki.
« Salut à toi aussi, lanceur de foudre, toi qui viens, dis-tu, d’au-delà du ciel pour nous porter aide. Que la malchance cesse de s’appesantir sur toi ; que tes armes te soient rendues, et que ton cœur connaisse la paix. Je crois en effet que tu n’es pas de cette terre, car ni Bérandiens ni Vasks ne peuvent comprendre notre langue sans l’avoir apprise ! »
Il se tourna vers Anne, et continua, en brinn, après avoir demandé à Akki de traduire.
« Salut à toi aussi, qui devrais être le chef de mes ennemis, si la trahison ne t’avait dépossédée de ton pouvoir… »
Anne sursauta. Comment le savait-il ?
« Tu te demandes comment je le sais ? Parmi les esclaves qui peinent sous le fouet, dans ta province, il y a des hommes de mon peuple, qui se sont volontairement mêlés aux hommes dégradés de la côte, afin que moi, Tehel-Io-Ehan, je sache le moindre mouvement de tes guerriers !
« Salut à toi, capitaine, qui fus souvent notre ennemi, mais qui n’as jamais massacré ni femmes ni enfants, ni achevé un guerrier blessé. Puisses-tu continuer longtemps à lancer droit ta flèche, surtout, ajouta-t-il, si elle continue à voler à côté de la mienne.
« Salut enfin, femme ennemie, qui, blessée, viens chercher asile dans mon peuple. Que la malédiction de tous les dieux retombe sur le lâche qui a blessé une femme ! Que son bras se dessèche et tombe, et qu’il meure sans descendance ! Moi, Tehel-Io-Ehan, je t’accorde ma protection. »
Il se rassit avec dignité, et indiqua d’un geste des sièges vides.
« Eh bien, Anne, que pensez-vous des « sauvages » que vous méprisiez tant ? Oh ! Je ne doute pas qu’ils aient aussi leurs défauts et même leurs vices, mais ce vieux chef me plaît.
— Je ne sais plus. Peut-être, en effet, avons-nous été injustes à leur égard. Peut-être aussi n’est-ce que dissimulation, et ces nobles paroles peuvent ne cacher que traîtrise.
— Je puis vous affirmer que non ! Nous avons été acceptés comme alliés, et maintenant tout est bien, coupa Otso. Un brinn ne reniera pas plus sa parole que ne le ferait un Vask ! »
Le vieux chef avait écouté cet échange de paroles sans mot dire.
« Le mal de la défiance est long à dissiper », dit-il alors en parfait bérandien.
Pour la seconde fois, Anne sursauta.
« Quand ton père était un jeune prince, il eut à son service un brinn. Je fus ce brinn. J’ai vécu huit ans en Bérandie, apprenant vos points forts et vos points faibles, continua-t-il en souriant. Puis je me suis évadé, j’ai tué un qlaïn, j’ai défié le chef, et, après le combat, j’ai pris le commandement de mon peuple. Chez vous, j’étais appelé chien vert. Ton père a dû me regretter, j’étais son meilleur valet d’écurie. »
Akki se pencha en avant.
« Puisque vous connaissez tout, vous devez savoir ce qui s’est passé chez les Vasks… »
Le brinn se redressa orgueilleusement.
« Je ne fais pas espionner mes alliés ! Tout ce que je sais est ce que, tout à l’heure, tu as dit à Iero-El-Tuon. Mais il faut de bien tristes événements pour qu’Otso Iratzabal soit ici en fugitif, et que tout son peuple se dirige vers nous pour chercher refuge. Explique-nous, à moi et aux Hommes du Pouvoir qui sont là.
— C’est une longue histoire, chef. Les jeunes filles sont épuisées, le capitaine aussi. Ne pourraient-elles se reposer pendant que nous parlons ? »
Le chef lança un appel. Une jeune brinn entra. Souple, élancée, ses longs cheveux d’argent tombant librement sur ses épaules, elle rappela à Akki les étudiantes hiss qu’il avait connues à l’université d’Ella.
« Ma fille Eée-Io-Ehan prendra soin d’elles. Mais peut-être es-tu aussi fatigué ?
— Le temps presse. L’ennemi approche, et, bientôt j’espère, les Vasks vont arriver. Je parlerai maintenant. Comme je l’ai dit, c’est une longue histoire, et qui pourra te paraître incroyable, chef. Là-haut, bien au-delà du ciel, il existe des mondes, en nombre immense. Sur ces mondes, éclairés par les étoiles, qui sont des soleils comme le tien, vivent des peuples. Une grande partie de ces peuples ont constitué une fédération pour lutter contre un ennemi commun qui éteint leurs soleils. Mais une des conditions pour que cette fédération soit efficace est qu’il n’y ait pas de guerres entre les peuples qui la constituent, et pour cela, nous avons trouvé sage de décréter qu’il ne pourra y avoir plus d’une race d’hommes par monde. Un jour, les grands chefs très avisés qui dirigent cette confédération ont appris que sur ton monde il y avait deux peuples différents, le tien et les Bérandiens, et que ceux-ci opprimaient ta race. Ils ont alors envoyé deux messagers, moi-même et un homme d’un autre monde, un homme qui est vert comme toi, de même que je ressemble aux Bérandiens, afin de rappeler la Loi, et de régler cette situation. Nous avons d’abord vu les Bérandiens, et là une partie a été amicale. Mais l’autre partie s’est révoltée, sous la conduite d’un jeune ambitieux, et a chassé ceux qui auraient pu être vos amis. Puis je suis allé chez les Vasks, et ai appris qu’il n’y avait pas de guerre entre eux et vous. Mais l’ennemi a attaqué… »
Il parla longtemps, expliquant du mieux qu’il le pouvait à cet être très intelligent, mais ignorant de toute science, le but de la Ligue des Terres humaines, et les difficultés qu’il avait rencontrées dans sa tâche. Le plus urgent était maintenant de repousser l’invasion ennemie.
« Tu dis qu’il ne peut y avoir qu’une seule race d’hommes sur le même monde ? Alors, nous serons cette race. Les Vasks et les Bérandiens ne sont arrivés qu’il y a peu de générations. Mais nous ne tenons pas à voir partir les Vasks. Ils ont toujours été des alliés fidèles.
— Tout cela, chef, sera réglé plus tard. Le premier problème est d’empêcher les Bérandiens d’anéantir les Vasks aussi bien que les brinns. De combien d’hommes peux-tu disposer ?
— Quand Tehel-Io-Ehan donne le signal de guerre, les trente confédérations se lèvent !
— Combien de guerriers par confédération ?
— Il y a dans chacune trente tribus, et environ trois fois cent hommes en âge de porter les armes par tribu. »
Akki fit un rapide calcul mental : cela représentait à peu près 270 000 hommes.
« Combien de temps faudra-t-il pour les mettre sur pied de guerre ?
— Ils le sont ! Je n’attendais pas une attaque directe contre les Vasks, mais je croyais depuis plusieurs lunes à une guerre contre nous. Dès que les Bérandiens ont rassemblé leurs forces, je l’ai su, et nos guerriers ont préparé leurs armes.
— Pourtant, Otso m’a dit que vous ne viendriez pas à leur aide ! »
Le vieux chef eut un très humain haussement d’épaules.
« Nous ne le pouvons pas. Sortis de la forêt, dès que nous montons les pentes, nous tombons malades. Nous ne pourrions pas vivre là où vivent les Vasks ! »
Akki le regarda, étonné. C’était la première fois que, sur une planète quelconque, il rencontrait une race intelligente dépendant à ce point de la pression atmosphérique ou du degré hygrométrique de l’air. Puis il haussa à son tour les épaules. Plus tard, il serait temps d’élucider ce mystère.
« Et de quelles armes se servent tes guerriers ? »
D’un geste le chef indiqua, contre le mur de la grotte, un grand arc de bois de glia et un carquois de longues flèches. Le coordinateur se leva, les examina. L’arc était très puissant. Il tira quelques flèches du carquois. La plupart, à empennage noir, portaient des pointes de silex ou d’obsidienne, analogues à celles qu’il connaissait de maintes autres planètes. D’autres, à empennage vert – couleur de sang – possédaient de longues pointes très effilées qui le firent sursauter : c’étaient indiscutablement des larmes de verre trempé. Le brinn se leva à son tour, saisit une de ces flèches, et, d’un geste vif, brisa la pointe extrême de l’armature. Immédiatement, il n’y eut plus qu’une poussière de fines aiguilles.
« Pointe pour la guerre, expliqua-t-il. Elle se casse dans le corps de l’ennemi, et la poussière entre dans son sang et perce son cœur. »
Akki le regarda, médusé. Des primitifs de l’âge de pierre qui connaissaient le verre trempé de manière spéciale, et la circulation du sang ! Mais peut-être les Vasks…
« Il y a longtemps que vous utilisez ce type de pointe ?
— Toujours. Elles furent données au peuple brinn par l’ancêtre-dieu, O-Ktébo-Qlaïn.
— Et vous les fabriquez ?
— Viens voir. »
Il entraîna Akki hors de la grotte, vers la construction de briques située au bout de l’abri. Tout en marchant, Akki réfléchissait. L’anthropologie comparée faisait l’objet de cours très poussés pour les élèves coordinateurs, et la longue amitié qui le liait à Hassil, passionné d’archéologie comme tous ceux de sa famille, lui avait donné une grande familiarité avec les formes tout à fait primitives de civilisation. De plus, il avait, partagé la vie d’une autre tribu de l’âge de pierre. Or les brinns possédaient des notions qui ne concordaient absolument pas avec le rythme normal du développement des civilisations, telles que la connaissance de la circulation sanguine, ou du verre, ou même de la brique. Car la construction devant laquelle il se tenait maintenant était un four à verre construit en briques.
Une vingtaine de brinns y travaillait. Le verre était saisi au bout de longues perches à pointes de métal, et les larmes qui en tombaient étaient trempées dans un bain huileux. Bien que nul ne semblât cacher ce qu’il faisait, Akki ne put comprendre le procédé employé. Il s’y résigna sans peine, sachant que s’il gagnait la confiance de ses hôtes, ceux-ci finiraient bien par dévoiler leurs secrets techniques. Mais il s’intéressa davantage aux pointes de métal. Il saisit une des perches qu’un ouvrier avait posée, l’examina : la pointe, tubulaire, semblait en tungstène !
Ils revinrent vers la grotte, et, au moment où ils y pénétraient, un messager survint, avec la nouvelle que les postes de surveillance avaient pris contact avec les radeaux vasks, et que ceux-ci arriveraient le lendemain, vers le milieu de la journée.
Le soir tombait. Une brume légère monta du lac, voilant la rive opposée. Akki se sentit subitement très las. Il prit congé du vieux chef, se fit indiquer la demeure qui leur avait été assignée. C’était une hutte neuve, faite d’un cadre de bois tendu de peaux. Assis devant la porte basse, Otso l’attendait.
« Je te croyais endormi.
— J’ai sommeillé un peu. Je suis inquiet pour mon peuple. Les premiers devraient déjà être là.
— Ils seront ici demain. Que font Anne et les autres ?
— Ils reposent. Tout à l’heure, on nous apportera de la nourriture. Heureusement, nous pouvons manger à peu près tout ce que mangent les brinns. »
Akki s’assit à son tour. Sous l’immense abri, les brinns semblaient mener la vie d’une tribu paléolithique. Des hommes rentraient de la chasse, d’autres taillaient le silex ou polissaient des futs de flèches. Entre les foyers qui s’allumaient un à un, des enfants couraient, nus et gracieux. Une jeune fille passa, jolie malgré sa peau verte et ses seins en pyramides triangulaires. Au loin, sur le lac, à demi perdue dans la brume, une pirogue emportait les guerriers allant relever les sentinelles de la journée.
« Quand on voit ce tableau, Otso, on se croirait à l’aurore d’un monde. Et cependant… Tu es déjà venu chez les brinns, et tu pourras peut-être me renseigner. Ici, cette tribu compte au moins mille personnes. Et il y a trente tribus par confédération, et trente confédérations. Comment tout ce peuple, environ neuf cent mille individus, peut-il vivre de la chasse et de la pêche ?
— Mais ils ne vivent pas uniquement de cela, Akki ! Certaines tribus élèvent des animaux, d’autres cultivent des céréales.
— En es-tu sûr ?
— Tu mangeras tout à l’heure de leur pain, ou plutôt des galettes qui en tiennent lieu.
— La planète des anomalies, Otso ! Des Terriens revenus à un Moyen Âge de fantaisie, et qui vous tirent dessus à coups de fulgurateur ; d’autres qui vivent comme d’anciens pasteurs montagnards ; des indigènes qui sont à un niveau général paléolithique, mais cultivent et élèvent, qui ne connaissent pas le métal, mais ont quelques outils de tungstène, un des métaux les plus difficiles à travailler, qui font des pointes de flèches en verre trempé spécial, ont des fours de brique, et n’ignorent pas la circulation sanguine ! De quoi rendre fou un anthropologue !
— De quoi parliez-vous ?
— Ah ! Vous êtes réveillée, Anne ? Vous n’avez pas dormi très longtemps. Nous parlions des brinns, ces « sauvages » qui ont des connaissances curieusement développées sur certains points ! Dites-moi, vos navigateurs ont-ils rencontré des brinns sur les autres continents ?
— Non. Mais nous n’avons exploré que les côtes, et si peu ! Cependant nous n’avons jamais trouvé trace d’activités… (Elle hésita un instant, puis acheva) humaines.
— Et les tiens, Otso ?
— Non plus. Il semble qu’il n’y ait d’hommes, Terriens ou autres, que sur la terre où nous nous trouvons. Nous entretenons un petit poste sur le continent équatorial, où se trouvent des fruits délicieux, mais on n’y a jamais signalé autre chose que des orons.
— Tout cela est bien étrange. Quand Hassil sera là avec l’avion, ou plutôt quand l’Ulna sera revenue, il faudra faire quelques raids d’exploration. Je parle de l’Ulna, car même si Hassil arrive à ramener l’avion ici, je doute qu’il puisse s’envoler de nouveau. Cela me fait penser qu’il est temps que je demande des nouvelles.
Il tira le communicateur de sa poche, lança un appel.
« Hassil ! Hassil ! Ici Akki. M’entends-tu ?
— … ci Hass… Tend mal… Essayé appel… plus… jours. Où es-tu ? »
Akki examina l’appareil. Un long sillon déprimait le métal sur un côté.
La flèche du Bérandien ! Pourtant, je m’en suis servi dans la forêt avec plein succès. Ello, Hassil ! Je suis aux Trois Lacs. Aux Trois Lacs. Aux Trois Lacs. Avec les brinns. Avec les brinns. Avec les brinns.
— Compr… ois lacs… brinns. Demain j’ess… joindre. Répar… finie, autant que possible. Pas vu de Bér… diens.
— Atterris près du lac central. Atterris près du lac central. Atterris près du lac central. Les brinns vivent dans la falaise. Les brinns vivent dans la falaise.
— Compris… tral… la fal… À demain. »
Akki essuya son front.
« J’ai eu peur que l’appareil ne finisse de se détraquer avant que nous ayons fini. J’espère que Hassil réussira. Les armes qui sont dans l’avion sont notre seul espoir de pouvoir tenir les Bérandiens en échec. Je ne doute pas du courage des brinns, ni des tiens, Otso. Mais même si ce que m’a dit Tehel-Io-Ehan est exact, même si près de trois cent mille brinns arrivent à se réunir – et comment les nourrira-t-on, à moins que l’intendance brinn ne soit elle aussi très en avance ? – il reste aux Bérandiens des canons, des mitrailleuses, et au moins un grand fulgurateur. »
Un groupe de jeunes filles approchait, portant de grands plats de bois.
« Voici notre dîner, dit Otso ; réveillons Boucherand et Clotil. »
Le matin suivant, Akki fut réveillé par le chef lui-même. Il se leva à regret de sa couche de peaux et d’herbes sèches. La fatigue accumulée pendant la traversée de la Forêt Impitoyable durcissait encore ses muscles.
« Le jour est déjà grand, et un guetteur a signalé dans le ciel un oiseau géant. Ne serait-ce point ta barque volante ? »
Akki se rua au-dehors. Très loin, au-dessus de la savane, mais bas, une tache noire se détachait.
« Tu vois, dit le brinn, on distingue deux ailes immobiles.
— Je n’ai pas ta puissance de vue ! »
Il prit ses jumelles. C’était bien là l’avion. Son vol semblait lourd et difficile. Il saisit le communicateur.
« Hassil ! Hassil ! Nous t’attendons.
— … tends mal. Merci… iche-moi la paix. Trop occupé… piloter. A… heure ! »
L’appareil grossissait maintenant très vite, et Akki put apercevoir, dans la coque, le trou béant fait par le projectile bérandien. Puis il fut au-dessus de leurs têtes, et commença sa descente vers la prairie en pente qui s’étendait devant le village. Mais, comme il n’était plus qu’à une centaine de mètres de haut, la descente se transforma en chute. Au dernier moment, il se rétablit, et, filant vers le lac, reprit de la hauteur.
« … à faire ! Le groupe paragravitogène… Vais essayer de lancer des armes… du lac… boue… ortira le choc.
— Au diable les armes ! Pose-toi sur le lac ! Tehel, des pirogues, vite ! »
Le chef lança un ordre, et une vingtaine de brinns coururent vers les embarcadères. L’avion décrivait maintenant des cercles, puis il piqua vers le rivage, perdant de la hauteur, et, au moment où il passa au-dessus des hautes herbes, un gros paquet tomba sur le sol fangeux avec un bruit mou.
« Très bien, Hassil. Pose-toi sur le lac maintenant ! Sur le lac ! »
L’avion tourna, reprit un peu d’altitude, puis subitement piqua du nez. Une gerbe d’eau jaillit, qui sembla s’immobiliser pendant des minutes, avant de s’abattre en pluie. Akki courait, et arriva à temps pour sauter dans une pirogue.
« Vite ! Plus vite ! »
La queue de l’avion dépassait encore quand une tête apparut à la surface. Akki poussa un soupir de soulagement. Mais l’inquiétude le reprit : ce n’était pas la nage aisée d’un hiss, les meilleurs nageurs de tous les univers ! Hassil semblait peiner, il disparut sous les eaux, reparut.
« Il est blessé ! Plus vite ! »
La pirogue semblait pourtant à peine effleurer l’eau. Akki plongea, happa le hiss par la chevelure. Des bras vigoureux les hissèrent à bord. Hassil resta un moment étendu sur le dos, au fond de l’embarcation, haletant. Puis le mince sourire de sa race tendit ses lèvres.
« Il était temps ! Pas facile de nager avec un bras et une jambe cassés !
— Et nous n’avons plus le biorégénerateur !
— Comment ont fait mes ancêtres, et les tiens ? Je guérirai quand même. Ce qui est plus ennuyeux, c’est le manque d’anesthésiques. J’ai horreur de la souffrance inutile. Le paquet d’armes a-t-il bien atterri ?
— Je ne sais. J’irai voir. Le plus urgent est de te soigner…
— Le plus urgent est de ramasser les armes ! »
La pirogue toucha terre, et les brinns improvisèrent un brancard avec les pagaies et de longues herbes tressées. Akki y allongea le hiss.
« Va aux armes, maintenant. Je puis attendre. »
Déjà Otso approchait.
— Qu’a-t-il ? demanda le Vask.
— Un bras et une jambe brisés.
— Leurs os sont-ils très différents des nôtres ?
— Non.
— Alors, laisse-moi m’en occuper. Je sais réduire les fractures. »
Akki réquisitionna une dizaine de brinns et se dirigea vers le point de chute du paquet. Il s’était enfoncé dans la boue, mais son enveloppe de plastique n’était pas déchirée. Ils l’arrachèrent à la fange, et le traînèrent sur le sol ferme. Le coordinateur l’ouvrit : il y avait là trois fiilgurateurs légers, plusieurs communicateurs individuels, quelques charges d’explosifs, et un gros fulgurateur lourd, malheureusement brisé. Il y avait aussi une dizaine de batteries chargées pour ces armes.
Un peu rassuré, Akki courut vers le village. Au moment où il y arriva, les brinns posaient la civière devant la hutte, et Otso se mit immédiatement au travail. Aidé du coordinateur, qui dessina rapidement un schéma de l’ossature hiss, peu différente de l’humaine, il réduisit les fractures, et bientôt Hassil reposa paisiblement sur un lit de fourrures.
« J’ai mis dans le paquet tout ce que j’ai pu atteindre, Akki. Il y a un fulgurateur lourd…
— Il est hors d’usage, mais les trois légers et les batteries arrivent à point. Le mien est presque déchargé.
— L’Ulna ne reviendra guère avant un mois. Et je suis là, cloué au lit, sans pouvoir t’aider ! Dis-moi, quelle est la situation ?
Akki la lui exposa.
« Tu as raison, ce n’est pas brillant ! Et ces brinns sont, pour le moins, curieux. Enfin, d’ici quelques jours, on pourra me porter au-dehors, et je verrai de mes yeux. Dis-moi, Akki, y a-t-il des orons aux environs des Trois Lacs ?
— Oui, je crois. Pourquoi ?
— Peux-tu en tuer un ou deux et faire préparer les os ? J’ai une idée.
— À quel sujet ?
— De tous les animaux de cette planète, ce sont les plus proches des brinns, n’est-ce pas ?
— Il y a sur le continent équatorial une sorte de gros oron qui marche sur le sol, dit Otso.
— Faute de mieux, je me contenterai des petits arboricoles d’ici. »
Anne attendait Akki sous l’auvent de l’abri, entourée d’une dizaine de jeunes filles brinns, jacassantes.
« Pouvez-vous me traduire ce qu’elles disent ? »
Le coordinateur sourit.
« Elles veulent savoir pourquoi, si vous êtes une jeune fille, vous avez le torse couvert, et si vous êtes mariée, pourquoi vous portez les cheveux dénoués.
— Dites-leur que nos coutumes sont différentes. »
Il y eut un rapide conciliabule parmi les brinns. Cette fois, Akki rit franchement.
— Qu’y a-t-il ?
— Je ne sais si je dois vous le traduire.
— Faites !
— Eh bien, elles disent que votre peuple doit être bien barbare pour ignorer les vrais usages ! »
Anne rit à son tour.
« Allons, je n’ai que ce que je mérite ! Depuis que je suis ici, depuis que ce vieux chef brinn, qui n’ignorait rien de ce qui se passait en Bérandie, m’a accueillie avec tant de noblesse – savez-vous, il me fait penser à parrain ! –, je commence à comprendre votre point de vue. Et, ce matin, Eée, la fille du chef, m’a donné ceci. »
Elle indiqua à son bras un bracelet d’ivoire finement ciselé de dessins géométriques.
« Et pourtant ils savent que je préparais la guerre contre eux, et leur réduction en esclavage, avant que vous veniez me montrer ma folie. Sont-ils donc meilleurs que nous ?
— N’allez pas d’un extrême à l’autre, Anne, vous risqueriez d’être déçue ! Il n’y a pas plus de bon sauvage, en soi, que de bon civilisé. Quand nous aurons vécu plus longtemps avec eux, sans doute découvrirons-nous leurs vices !
— Peut-être. En attendant, ils préparent tout pour recevoir les Vasks. Voyez ! »
À quelque distance du grand abri sous roche, sur la plaine, les brinns construisaient de grandes huttes longues de joncs tressés reposant sur une charpente de branches. Sur le lac, une longue file de pirogues remontait du lac inférieur.
« Elles portent des provisions, à ce que m’a dit Otso.
— Je dois aller voir le chef à ce sujet. Venez-vous ? »
Le vieux brinn les accueillit avec courtoisie, les traitant en égaux, donnant même à Anne un des sièges de bois sculpté réservés aux conseillers.
« Comment vas-tu faire pour nourrir les Vasks, demanda le coordinateur.
— Ne resteront ici que les hommes en état de combattre. Les femmes et les enfants partiront vers la côte, avec les nôtres.
— Où penses-tu essayer d’arrêter les Bérandiens ?
— Au grand défilé, à environ un jour de marche en amont du lac supérieur. Il y a là un passage resserré, que l’on doit franchir pour pénétrer dans notre terre.
— Et la rivière ?
— Comme tu l’as vu, elle traverse une gorge où les falaises surplombent le courant. Quelques hommes avec de gros blocs arrêteront tout radeau qui tenterait de passer.
— Sais-tu où est l’ennemi ? »
Le chef saisit, derrière son siège, un ballot de peau et l’ouvrit. Anne eut un cri d’horreur. Une tête coupée, sanglante, avait roulé à ses pieds, la tête d’un Bérandien.
« Mes éclaireurs ont surpris hier une petite troupe. Voici la tête du chef. L’ennemi doit marcher encore six jours avant d’atteindre le défilé.
— Et comment as-tu eu cette tête en un jour ?
— La rivière est rapide, l’homme marche lentement dans les bois. »
Le silence tomba. Anne le rompit enfin.
« Je dois te remercier, chef, de l’accueil fait à une ancienne ennemie.
— L’ennemi désarmé n’est plus un ennemi. Et, de toute façon, les tiens devront quitter ce monde !
— Le destin n’a pas encore parlé, chef.
— Celui-là qui vient de loin a dit : une seule race par monde.
— Il n’a pas dit quelle race restera !
— Nous étions là de tout temps quand tes ancêtres ont débarqué de leurs pirogues célestes.
— Au point où nous avons atterri, il n’y avait pas de brinns. Quel droit y avez-vous de plus que nous ?
— Celui du plus ancien sur un monde qui est nôtre !
— Il y avait probablement les orons avant vous, chef. Ce monde appartient-il aux orons ? Je reconnais que mes ancêtres se sont mal conduits envers les vôtres. Cela ne recommencera pas ! Mais nous aussi avons des droits sur cette terre. N’est-ce pas, Akki ? »
Elle se tourna vers lui, presque implorante.
« Je vous ai dit déjà que la décision n’est pas encore prise. Mais il y a peu de chances qu’elle vous soit favorable, si les brinns peuvent, et je crois qu’ils le feront aisément, prouver qu’ils étaient sur Nérat avant vous, puisqu’ils y ont évolué. Quelques fouilles dans les grottes, quelques datations par le radiocarbone…
— Et les Vasks, Akki ?
— Ils devront partir, eux aussi. Pour la même planète que vous, si vous vous entendez, sinon pour une autre.
— Mais pourquoi ? Pourquoi ? Je suis prête à reconnaître que nous nous sommes trompés sur les brinns, à leur donner droit de cité en Bérandie, à…
— On n’efface pas quelques siècles d’histoire si facilement, Anne. Je crois en effet que vous avez reconnu votre erreur. Je crois que Boucherand ou votre parrain, ou même Clotil, sont prêts à accepter les brinns comme des égaux. Mais la grande masse de votre peuple ne le reconnaîtra jamais, ou alors après tant de sang versé ! C’est mieux ainsi, croyez-moi. Ah ! Si des mariages étaient possibles entre vos deux races, la question se poserait tout autrement. Mais ce n’est pas le cas.
— Et si… si, après tout, les brinns n’étaient pas plus indigènes que nous ? Si eux aussi venaient d’ailleurs ? Vous m’avez dit que leur civilisation présente des traits anachroniques…
— Dans ce cas, peut-être, les choses pourraient-elles changer. Mais n’y croyez pas. D’où voulez-vous qu’ils viennent ? »
Le vieux brinn s’était levé.
« Demain, je vous conduirai à l’endroit où se trouve la preuve que ma race est liée à la Terre ! Et si je montre cette preuve, accepteras-tu, ô ancienne ennemie, la décision de celui-ci ? »
Anne resta un moment muette, puis, avec un geste de défi :
« Oui, dans ce cas, j’accepterai sa décision ! »
Les premiers réfugiés vasks arrivèrent vers la fin de la matinée. Ils avaient été signalés à l’aube sur le lac inférieur. Dix-sept radeaux, portant en tout cinq cents personnes. C’étaient ceux de Sare. Puis, à partir de midi, les radeaux se succédèrent sans interruption, et, vers le soir, Akki, debout sur les bords du lac avec Otso, vit celui-ci bondir dans une pirogue et pagayer à toute vitesse. Là-bas, sur le grossier amoncellement de bois flottant, une silhouette féminine agitait les bras. La pirogue revint peu après, portant outre le Vask, Argui et Roan.
« Anne ? S’enquit ce dernier, à peine à portée de voix.
— En bonne santé !
— Alors tout est bien. »
Il sauta à terre avec une légèreté remarquable pour un homme de son âge. Akki ne put retenir un sourire amusé : quelle différence entre le comte de Roan, noble érudit de Bérandie, et ce barbare loqueteux à la barbe hérissée !
« Ainsi, ce sont là les brinns sauvages, dit-il méditativement, contemplant la rangée d’enfants et de femmes, et les quelques guerriers qui entouraient leur groupe. Eh bien, je ne suis pas fâché de pouvoir les voir chez eux. Que pensez-vous d’eux, Akki ?
— Tout mon entraînement de coordinateur me met en garde contre les appréciations trop rapides. Ils sont, je crois, humains.
— Oui, oui, je comprends. Ah ! Voici Anne ! »
Elle se jeta dans ses bras, sanglotante.
« Oh ! Parrain, me pardonnes-tu d’avoir, par mon inconscience criminelle, causé la mort de mon père ?
— Et toi, me pardonnes-tu d’avoir douté de ta droiture ? Allons, allons, je crois que cette aventure terrible nous aura beaucoup appris, à tous. Je viens de vivre pour ma part, et malgré quelques moments épouvantables, les plus beaux jours de ma vie !
— Ce fut pénible ?
— Oui, et je suis honteux de me réjouir. Trop sont tombés, hélas ! Dans la Forêt Impitoyable, avant que nous trouvions la rivière. Mais toi, Anne ?
— Ce fut dur, aussi. Et sans Boucherand, puis Akki, j’aurais certainement succombé.
— Tes compagnons ?
— Morts, sauf Clotil et son frère. Elle a perdu un avant-bras, mais Akki prétend qu’on pourra le faire repousser sur une de ses planètes.
— Pauvre Clotil, si fière de sa beauté ! Nous ne sommes pas à la fin de nos soucis, hélas ! Et j’ai bien peur…
— Bah ! L’avenir est peut-être moins sombre que tu ne le crains. »
Ils parlèrent longtemps, debout près du rivage. Les Vasks débarquaient maintenant par centaines, et, guidés par les premiers arrivés ou par des brinns, se dirigeaient vers les longues huttes provisoires où les attendaient un repas substantiel et le repos. Le couchant s’illuminait de rouge, et le soleil plongeait déjà derrière les collines.
À la fin du dîner, un messager de Tehel-Io-Ehan vint avertir Anne et Akki que le chef les attendait. Se rendant à cette invitation, ils purent voir que, sur la pente qui descendait vers le lac, de grands bûchers avaient été préparés. La plaine, au-delà, avait été débarrassée de ses hautes herbes. Le chef était assis devant sa hutte, entouré des conseillers, en grand costume de plumes et de peaux bariolées.
« Ce soir, quand la Lune se lèvera, aura lieu la grande danse de la Guerre. Otso y participe, comme notre allié. J’aimerais que vous y preniez part aussi, toi comme notre allié d’au-delà du ciel, et toi, femme, comme le vrai chef des Bérandiens, afin de prouver à mes hommes que tu as dit vrai, que ton peuple a enfin compris la vérité et l’horreur de sa conduite envers nous. Acceptez-vous ?
— Oui, dit le coordinateur.
— Et toi ? »
Anne réfléchit un moment.
« C’est mon peuple que nous allons combattre !
— N’y a-t-il pas en lui des personnes que tu hais ?
— Oh, si !
— Alors danse contre celles-là uniquement. Et celles-là seules seront frappées par ta danse.
— Soit ! J’accepte.
— Il est rare chez nous qu’une femme soit chef, mais cela arrive cependant. Eée va t’aider à revêtir le costume. Viens, allié d’au-delà du ciel. »
Les feux flambaient quand Akki ressortit de la hutte, costumé en guerrier brinn. Sa peau, verdie par le suc d’une herbe, était couverte de dessins blancs soulignant la puissance de ses muscles, et ses courtes culottes de peau de qlaïn, comme il convient à un grand chef, était ornée de dents d’animaux cousues en lignes ondulées, et, soupçonna-t-il, de dents « humaines » aussi bien. Dans ses cheveux étaient plantées trois plumes vertes, et il tenait à la main une longue sagaie à pointe triangulaire d’obsidienne. Ce déguisement ne lui causait nul embarras, habitué comme il l’était aux mœurs les plus étranges de diverses planètes.
« Vous êtes magnifique ! Un véritable homme des bois ! Et moi, comment me trouvez-vous ? »
Il se retourna. Anne se tenait devant lui, souriante, la peau verdie, le torse nu tellement couvert de lignes et de signes qu’elle semblait habillée. Ses courts cheveux roux avaient été laqués et disposés en casque, et, plantée au sommet, une plume verte ondulait au vent.
« Étrange et séduisante », dit-il enfin.
Le chef brinn les rejoignit.
« Venez, la danse va commencer ; notre ami vask est déjà là-bas.
— Que devons-nous faire, Akki ?
— L’imiter, en le suivant à trois pas. Nous sommes ses alliés, ses soutiens, mais il conserve le premier rôle. Et surtout, ajouta-t-il à voix plus basse, quoi qu’il arrive, ne riez pas ! Souvenez-vous que ce que nous allons voir n’est pas plus risible que l’étiquette de la cour de Bérandie ! »
La nuit était maintenant complètement tombée, et la place n’était éclairée que par le flamboiement des grands brasiers et les centaines de torches tenues par les femmes et les enfants brinns. Akki se rappela soudain Hassil.
« Chef, pourrait-on porter ici mon ami blessé ? Il ne se consolerait jamais de ne pas avoir vu cette cérémonie » ajouta-t-il pour Anne.
Tehel donna un ordre, quatre robustes femmes partirent aussitôt, pour revenir très vite portent le hiss sur son brancard, et accompagnées de Boucherand et de Roan.
« Que va penser parrain, souffla la jeune fille.
— Ne dites rien, et il ne vous reconnaîtra peut-être pas. Je me demande où sont les hommes ? »
Venant de la rive, un roulement de tam-tams répondit. À la file indienne, dans la lumière des feux apparurent les guerriers, en longue colonne ondulante qui se perdait dans les ténèbres. Sans mot dire, ils se rangèrent en six cercles concentriques autour des quatre chefs.
Tehel-Io-Ehan leva les deux bras. Le silence tomba sur la foule des spectateurs. Il poussa un long cri modulé, qui résonna sinistrement sur les eaux et se répercuta longtemps sur les falaises. Un silence. Un autre cri. Puis, soudain, les guerriers reprirent le cri en un formidable unisson. Là-bas, vers l’est, l’horizon s’éclairait, le disque de Loona parut au sommet des collines.
Les tam-tams commencèrent alors, d’abord en sourdine, puis s’amplifiant en un roulement saccadé qui grandissait, puis semblait s’éloigner, grandissait, s’éloignait… L’air vibrait, le sol vibrait. Lentement d’abord, puis de plus en plus vite, les guerriers, maintenant silencieux, tournaient en rond autour des quatre. La Lune presque pleine ajoutait sa lumière à celle, plus rouge, des torches et des feux. Tehel lança un cri bref. Les danseurs s’arrêtèrent net. Par une brèche dans le cercle furent introduits quatre hommes, quatre Bérandiens.
« Pourquoi les amènent-ils ? Je ne savais pas qu’il y avait des prisonniers, souffla Anne.
— Je ne sais pas, mais j’ai peur… Ils sont quatre, et nous sommes quatre… Si j’avais su… quoique… il était bien difficile… »
Farouchement, il saisit Anne par les bras.
« De toute façon, il est maintenant trop tard ! Si nous reculons, nous serons massacrés. Il le faut, Anne, il le faut ! Vous m’entendez ?
— Oui, mais… Non, je ne pourrai pas !
— Faites le geste ! Si votre homme est intelligent, il fera le mort, et courra sa chance ! »
Les guerriers tournaient de nouveau, au son étouffé des tambours. Puis, presque imperceptible d’abord, s’enflant peu à peu, partant du premier rang s’éleva un chant sauvage et monotone. Coupé par le battement hypnotique, il engourdissait la conscience. Tehel chantait lui aussi, en tournant sur lui-même.
« Imitons-le, Anne. »
Le deuxième rang commença à son tour le chant, mais décalé par rapport au premier, puis le troisième, le quatrième, le cinquième, le dernier. Au-delà, dans la pénombre, la foule ondulait, se tenant en chaînes par les coudes. L’engourdissement se transformait maintenant en exaltation.
« Seigneur, pensa Akki, l’effet Piessin ! »
Il était nommé d’après le psychologue hiss qui l’avait étudié. Dans les races à forte capacité télépathique, telles que les hiss eux-mêmes et les humanités qui leur ressemblaient, une sorte d’ivresse collective, communautaire, pouvait être induite par le chant et le mouvement rythmé, ivresse qui pouvait être spiritualisée, comme dans les cérémonies hiss, mais qui pouvait induire aussi une rage meurtrière, comme l’amok des Malais terrestres.
Akki essaya de lutter. N’étant pas chlorohémoglobinien, il était moins susceptible, mais il était déjà trop tard. Les brinns étaient trop nombreux. Malgré lui, sa main se crispait sur sa lance, et un flot de haine montait en lui vers ces quatre prisonniers ligotés qui regardaient stupidement la scène, atteints eux-mêmes de rage impuissante. Puis il cessa de penser. Il entrevit un moment Anne, qui, non avertie, avait été immédiatement captive de l’envoûtement, la lèvre retroussée en rictus. Derrière elle, le grand Vask éclatait de férocité joyeuse, sa haine pour les Bérandiens enfin près d’être satisfaite. Un brinn hurla, des paroles entrecoupées qu’il ne comprit pas, ne se soucia pas de comprendre.
Maintenant tous criaient, lui avec les autres, et de la foule des femmes montait une longue plainte modulée.
Il ne sut pas très bien, plus tard, comment les choses s’étaient passées. Il se rappela Anne, arrachant sa sagaie d’un corps qu’elle tenait sous son pied nu, eut le vague souvenir d’avoir frappé, frappé, glissant dans le sang. Subitement, tout finit. Il se retrouva debout sous la lune, haletant, la sueur ruisselant sur son corps. Ils n’étaient plus que quatre sur la grande place, quatre vivants. La poussière achevait de boire de grandes flaques sombres.
Il se secoua, furieux contre les brinns et surtout contre lui-même. Assise à terre, Anne pleurait regardant d’un œil fixe sa sagaie rougie jusqu’à mi-hampe. Seul, Otso ne semblait guère affecté.
« La danse a été bonne, dit le vieux brinn. Nous vaincrons ! » Akki le regarda sans horreur. Il était le produit normal de sa civilisation, ou de sa sauvagerie comme on voulait. Le même chef qui venait de tuer et faire tuer quatre captifs désarmés avait reçu les Vasks comme il convient à des alliés. Il avait reçu également des Bérandiens, des nobles bérandiens, ces nobles qui avaient tant massacré son peuple, ou l’avaient réduit en esclavage. Akki se pencha vers Anne, la releva, expliqua :
« N’ayez aucun remords, vous n’étiez pas responsable. Tout cela est ma faute. J’aurais dû prévoir l’existence de l’effet Piessin chez les brinns. Vous n’étiez plus vous-même ! »
Sanglotante, elle s’abattit contre sa poitrine.
« Partons, Akki ! Quittons cet endroit ! »
Elle l’entraîna vers le rivage. Le lac, sous la lune maintenant haute, ondulait doucement. De longues risées noires venaient mourir dans une petite crique, balançant les herbes. Ils s’assirent sur un promontoire rocheux.
« Demain, au grand jour, ce ne sera plus qu’un mauvais rêve. Oubliez-le !
— Comment pourrai-je oublier ?
— Mais si ! L’effet Piessin n’a pas d’action durable sur la conscience. D’ici quelques jours, ce ne sera plus pour vous qu’une histoire terrible que quelqu’un vous aura racontée, il y a bien longtemps, mais pas quelque chose que vous aurez vécu.
— Vous me le promettez ?
— Bien sûr ! J’ai plusieurs fois expérimenté cet effet, chez les hiss, dans des circonstances moins atroces, il est vrai.
— Je vous crois, Akki. Vous êtes tellement savant, tellement fort !
— Pas plus que vous n’auriez pu le devenir, si la chance vous avait fait naître sur un de nos mondes. Je pense souvent…
— Dites !
— Eh bien, je pense souvent qu’il est dommage que toutes vos qualités se soient gaspillées ainsi dans les médiocres intrigues d’un monde perdu, alors que vous étiez née pour de grandes choses. Mais il n’est pas trop tard, Anne. En quelques années, vous pourriez rattraper ce temps gâché. Nous avons sur Novaterra de merveilleuses écoles, où les moyens techniques sont tels qu’un sujet doué comme vous…
— Et mon peuple, Akki ?
— Ah ! Qu’importe quelques milliers d’hommes qui, je dois le dire, ne se sont guère montrés à moi, sauf exceptions, sous un jour très favorable ! Nous pourrions peut-être… Je n’ai plus qu’une mission à remplir avant de pouvoir demander un poste dans l’administration centrale, ou devenir professeur dans une université.
— C’est une déclaration ?
— Depuis le jour où je vous ai vue, au sommet de votre tour… Je n’ai pas eu grande expérience, Anne. Toujours d’une planète à l’autre, songeant au bonheur abstrait d’humanités, jamais au mien, souvent aussi apportant le malheur présent, pour un bonheur futur.
— Et si vous restiez avec moi, Akki ? Si, ensemble, nous menions les Bérandiens vers l’avenir ? »
Il soupira.
« Impossible, hélas ! Même si je ne suis plus coordinateur, je dois servir la Ligue des Terres humaines, et le Grand Conseil n’accepterait pas de me voir me consacrer à si peu d’hommes ! Je suis une sorte d’officier, Anne. Ah ! Si votre peuple était celui d’une planète entière. Et même… Et puis, je serais mal venu chez les vôtres. Pourtant, si cela eût été possible, je veux vous dire que je n’ai jamais rencontré de femme que j’aurais épousée avec plus de bonheur.
— Oh ! Akki, pourquoi faut-il que je sois duchesse de Bérandie, et vous coordinateur galactique ? Pourquoi ?
— La question n’est pas nouvelle, et c’est encore une des vieilles tragédies qui ont toujours existé sur toutes les planètes ! Rentrons, Anne. Quoi qu’il arrive, gardez ceci. »
Il lui glissa au doigt sa bague de coordinateur, sur laquelle flamboyait la double spirale de diamants d’une galaxie.
« La spirale, Anne. Le symbole de la Ligue des Terres humaines. Notre signe à nous, coordinateurs, que l’on appelle aussi les solitaires ! »
Ils dormirent tard, le lendemain, épuisés par la dépense nerveuse, mais vers dix heures du matin, Tehel les fit appeler.
« Venez. Je vais vous montrer la preuve demandée. »
Une longue pirogue les attendait, montée par douze brinns robustes. Ils filèrent vers le lac inférieur. Le chef s’était assis à l’avant, laissant les deux humains à l’arrière.
« Eh bien, Anne, avez-vous bien dormi ?
— Oui. Tout cela me semble un rêve, comme vous me l’aviez promis. Tout, sauf ceci… »
Elle fit étinceler la bague dans les rayons du soleil.
— Ce n’est sans doute aussi qu’un rêve », dit-il mélancoliquement.
Un ordre bref jaillit des lèvres du vieux brinn. La pirogue vira, quitta le lac pour s’engager dans un bras pénétrant profondément dans les terres. Puis ce fut une étroite rivière aux eaux lentes qu’ils remontèrent pendant quelques heures. Nul ne parlait, on n’entendait que le halètement rythmé des brinns courbés sur leurs pagaies, le friselis de l’eau fendue par l’étrave, et, de temps en temps, le long cri désolé de l’oiseau keitenboura, juché sur quelque sommet d’arbre. La rivière s’encaissait maintenant entre de hautes falaises, et, deux ou trois fois, levant les yeux, Akki put apercevoir une fumée s’envolant en bouffées scandant un message, ou quelque tête minuscule, noire sur le fond bleu du ciel, qui les regardait passer : les postes brinns.
Ils arrivèrent à une cataracte et laissèrent la pirogue. Une pente les conduisit, à travers une broussaille enchevêtrée qu’il fallait fracasser à coups de sabre de bois dur, jusqu’à un grand éboulis qui montait à perte de vue au-dessus de la rivière, rejoignant une ligne de rochers abrupts. Puis ils redescendirent vers le cours d’eau, qui avait entaillé dans ses anciennes alluvions une gorge profonde. Tehel-Io-Ehan dévala par un sentier escarpé presque jusqu’au niveau des eaux rapides. Alors, montrant la base de la falaise qui s’élevait directement au-dessus de leurs têtes, falaise faite de grès et de conglomérats où galets roulés truffaient la roche, il cria :
« Vois ! »
Akki examine la coupe. Bien qu’il ne fût pas géologue spécialisé, il avait eu une formation scientifique très poussée. Là, devant lui, se trouvait un lit de fossiles d’une prodigieuse richesse. Les ossements, très minéralisés et à demi dégagés par l’érosion, ne lui étaient pas familiers. Mais il trouva facilement quelques grossiers outils de pierre taillée, et, un peu plus loin, un crâne fragmentaire. Une bonne partie manquait, mais le grès en avait conservé un excellent moulage externe. C’était un crâne humanoïde, sans contredit, encore très primitif, avec une lourde mandibule et un front bas. Le chef le montra orgueilleusement.
« Combien de temps a-t-il fallu à la rivière pour déposer tous ces sables au-dessus ? Vois ! Là, dans le sol même de notre monde, se trouve déjà la trace de nos os ! »
Depuis quinze jours la bataille faisait rage aux défilés conduisant au pays brinn. Lentement, mais sûrement, les Bérandiens avaient repoussé l’armée, la horde plutôt, des brinns et des Vasks depuis la forêt, puis les larges savanes où avaient eu lieu les premières rencontres, jusqu’à ce resserrement où avait autrefois coulé une rivière. Là, la force de la position et le nombre supérieur des alliés avaient contrebalancé la puissance des armes et de l’organisation.
Akki avait établi son quartier général dans une caverne peu profonde, à l’abri des canons ennemis qui tonnaient parfois, labourant les lignes de leurs projectiles. Plusieurs fois, les Bérandiens avaient tenté de forcer le passage, laissant de nombreux cadavres entre les blocs éboulés. Les flèches brinns ne pardonnaient pas, et ne faisaient guère que des morts. Avec les Vasks et les brinns les plus disciplinés, Akki avait constitué une force tactique d’intervention, comptant six cents hommes, et qui n’avait pas encore été engagée, sauf une fois, en un raid infructueux contre l’artillerie. Les Bérandiens, instruits par leur désastre de Sare, la gardaient soigneusement.
Les pertes avaient été lourdes aussi, au début, chez les brinns, et bien des guerriers trop hardis reposaient entre les lignes, fauchés par les mitrailleuses ou les fulgurateurs, ou enterrés sous des tas de pierres, là où les obus les avaient atteints. Maintenant, les deux camps s’observaient, mais, si les journées étaient calmes, les nuits ne l’étaient guère, avec des deux côtés des coups de main destinés à tâter la force de l’ennemi.
Avec un sifflement prolongé, trois obus allèrent fouiller les bois, en arrière des défilés. Akki haussa les épaules.
« Trois obus perdus ! Malheureusement, ils ne semblent pas en manquer.
L’arsenal de Vertmont en fournira autant qu’il leur sera nécessaire, répondit Boucherand. Je me souviens d’avoir entendu dire à mon père que nous avions assez de munitions pour soutenir un siège de plusieurs années », intervint Anne.
Elle portait à la ceinture un des trois fulgurateurs légers, et, au dos un carquois plein de flèches. Il avait été impossible de la persuader de rester à l’arrière. Excellente tireuse à l’arc, elle avait été une aide précieuse l’unique fois où un assaut des Bérandiens avait pour un moment crevé les lignes, et était parvenu près du poste de commandement.
« Enfin, nous tenons, dit Otso. Mais crois-tu que nous pourrons résister jusqu’à ce que ton astronef revienne ?
Je l’espère. Où est Tehel ?
Occupé à haranguer ses démons, comme d’habitude.
Les brinns se battaient comme des enragés, mais étaient sujets à de soudaines crises de découragement, et il fallait toute l’éloquence du vieux chef pour les maintenir en place, en ce genre de combat en ligne très différent de leur habituelle tactique d’embuscade.
« Nous n’avons aucune nouvelle de Biarritz, dit le Vask. Cela m’inquiète. Le dernier message ne parlait d’aucune attaque ennemie, pourtant. »
Biarritz était le port de pirates que les Vasks possédaient sur la mer Sauvage, très loin des Sept Vallées.
« Le messager n’a encore qu’un jour de retard. Il a pu rencontrer des vents contraires. »
Une violente série d’explosions lui coupa la parole. Ils se ruèrent vers l’entrée de la grotte. Dans le défilé, au niveau des premières lignes s’élevaient des geysers de terre. Jumelles aux yeux, Akki put voir que brinns et Vasks appliquaient la tactique indiquée, glissant en rampant vers l’arrière. Du côté ennemi, au-delà de l’étendue herbeuse qui séparait les lignes, rien ne bougeait encore. Puis, de derrière un bosquet, sortit une masse indécise, peinte de couleurs bariolées.
« Par le Grand Mislik, comme dirait Hassil ! Ils ont réinventé les chars d’assaut ! Mais quel moteur utilisent-ils donc ? »
Le tank avançait maintenant doucement, à peine plus vite qu’un homme au pas. Sur lui se fracassèrent vainement les pointes de verre des brinns, et les flèches vasks se plantaient inutilement dans le bois dur de sa carapace.
« Cette fois, il nous faut intervenir, Otso. Rassemble les hommes. Anne, vous restez ici ! »
Ils descendirent la pente au pas de course. L’engin primitif était déjà profondément enfoncé dans le dispositif des alliés, crachant par une meurtrière le feu bleu d’un fulgurateur, tandis que dans les hautes herbes brinns et Vasks se repliaient en toute hâte.
« Attends mon signal pour tirer, Otso. Que tes hommes se tiennent prêts à boucher les trous dans nos défenses. »
La vague d’assaut bérandienne approchait maintenant, à peine gênée par les flèches partant des deux flancs. Akki rampa, le grand Vask à quelques mètres à sa droite. Ils parvinrent à bonne portée. « Maintenant, Otso ! » cria le coordinateur.
Le feu des deux fulgurateurs légers se concentra sur le char. Le bois se carbonisa, puis flamba. Akki baissa la tête comme un rayon bleu enflammait violemment le sommet des végétations, mais continua son tir. Il y eut une grande flamme dévorante, et du flanc de l’engin monta un hurlement déchirant, qui cessa vite. Deux silhouettes essayèrent de fuir dans la fumée, cueillies par une volée de traits.
« Nous avons gagné… pour cette fois, dit Akki, quelques minutes plus tard, dans la grotte. Mais, bien que nous ayons détruit un fulgurateur, il doit leur en rester encore, ainsi que des mitrailleuses, et s’ils attaquent avec plusieurs tanks à la fois… Mais je me demande ce qu’ils utilisent comme force motrice.
Vous n’avez donc pas reconnu le cri de mort d’un cheval, interrogea Boucherand. Il y en avait au moins un dans cette machine.
Un cheval ! Je n’y aurais pas pensé. Qu’y a-t-il ?
Le messager de Biarritz, je crois ? Mais non ! Par l’Ancêtre, c’est Etchart lui-même ! Que fais-tu là ?
J’apporte de mauvaises nouvelles, Otso. La flotte bérandienne a contourné le cap des Orages et pénétré dans la mer Sauvage.
Et nos navires ? Que font-ils ?
Coulés, Otso ! Nous avons attaqué au large de Biarritz, mais ils avaient un canon ! Je suis un des rares survivants. J’ai pu les distancer en coupant par les hauts fonds. D’après ce que je crois, ils vont remonter vers le nord, et débarquer des troupes près de l’embouchure de l’Elor.
Mais… nos femmes et nos enfants, et ceux des brinns sont là !
Otso, coupa Akki, prends tous tes Vasks avec toi, sauf la troupe d’assaut, prends également un bon nombre de brinns parmi les réserves, et descends immédiatement la rivière. Emporte un des fulgurateurs, et essaie d’arrêter l’ennemi dans les marais de l’embouchure. Ici, nous tiendrons. En passant aux Trois Lacs, vois Hassil, et dis-lui d’essayer une fois de plus un miracle avec nos petits communicateurs. S’il pouvait atteindre l’Ulna, tout serait sauvé ! »
La troupe mêlée des Vasks et des brinns partit à la nuit tombée, à pied d’abord, pour quelques kilomètres, ensuite en bateau. Akki espéra que ce mouvement avait échappé à l’ennemi, et que ce dernier ignorait donc l’affaiblissement de ses réserves. Il conféra une partie de la nuit avec les chefs brinns, Anne, Boucherand, et le Vask qui avait remplacé Otso à la tête du groupe de choc.
« Je m’attends d’ici peu à un assaut massif, destiné, sinon à enfoncer nos lignes, du moins à retenir ici le plus de combattants possible. L’ennemi compte nous prendre à revers par un débarquement à l’embouchure de la rivière, et ignore sans doute que nos renforts sont déjà partis. Nous devons tenir le plus longtemps possible, mais sans entêtement inutile : la victoire nous appartiendra dès que YUlna sera de retour, dans quinze jours au plus tard. Si ce n’était la question des femmes, des enfants et des approvisionnements, je donnerais immédiatement l’ordre de dispersion dans la forêt. Il s’agit de durer quinze jours, et d’être vivants quand mon navire reviendra. Vous avez compris : se battre durement, mais pas d’héroïsme inutile et désespéré.
Alors, nous devrons peut-être céder le passage ? demanda Boucherand. Soit. Je comprends.
Et les femmes, dans ce cas ? interrogea Tehel.
Je crois que nous résisterons assez longtemps pour que la question ne se pose pas. Si le front craque, nous ne fuirons pas, bien entendu, mais nous harcèlerons l’ennemi dans sa marche vers les lacs et l’embouchure. Je le répète, tout est une question de temps.
— Et si l’Ulna ne revenait pas ? demanda doucement Anne.
— Éventualité presque impossible. Mais dans ce cas. »
Les cinq jours qui suivirent furent relativement calmes. Une nuit, deux Vasks réussirent à se glisser dans les lignes ennemies, et rapportèrent que les Bérandiens construisaient de nouveaux tanks, sans pouvoir en préciser le nombre. Akki fit confectionner des engins incendiaires primitifs, mais efficaces, avec une sorte de résine noire très collante et inflammable que les brinns tiraient de l’arbre aglin.
Le matin du sixième jour se passa également dans le calme, mais vers midi une vive activité fut décelée chez l’ennemi, et, peu de temps après, commença la préparation d’artillerie. Les quelques canons dont disposaient les Bérandiens pilonnèrent méthodiquement les lignes, en un barrage roulant qui, bien que fort maigre, n’en impressionna pas moins les brinns. Vers le soir, ce fut l’assaut.
Il fut précédé d’une douzaine de tanks de bois, portant sur leur dos des tireurs d’élite, à l’arc et au fusil, chargés de les défendre, et c’était un spectacle étrange que ces constructions maladroites avançant péniblement, s’empêtrant parfois dans les hautes herbes, et hérissées, tout autour de leurs meurtrières, de faisceaux de flèches. Ils arrivèrent sans perte jusqu’aux premières positions défensives, déjà évacuées. Akki les regardait à la jumelle, Anne à son côté. Bondissant derrière leurs machines, en vagues successives, les Bérandiens progressaient, nettoyant les petits groupes isolés qui s’étaient laissé couper la retraite, et parfois un hurlement ou un cri déchirant annonçait, entre les explosions des obus, la fin d’une vie, humaine ou brinn. Mais, peu à peu, dans le crépuscule qui tombait, le tir des Bérandiens fut moins assuré, et bientôt trois hautes colonnes de flammes montèrent vers le ciel nuageux, et l’attaque cessa.
« Ils ont gagné trois cents mètres, dit Boucherand.
— Ils ne sont pas encore dans la partie étroite du défilé. C’est là que nous les attendons. Avez-vous une idée des pertes ?
— J’ignore les leurs. Peut-être une vingtaine d’hommes tués ou blessés. Chez nous, trois Vasks et onze brinns tués, sept Vasks et quarante brinns blessés.
— Une toute petite bataille, dit ironiquement le coordinateur. En tout, probablement deux bonnes dizaines de pauvres bougres morts, et le triple au moins d’abîmés ! Et dire que j’étais venu pour empêcher cette guerre ! Ah ! les vieux hiss avaient raison, eux les fondateurs de la Ligue des Terres humaines, qui disaient que les médiateurs finissent toujours par être en guerre avec les deux parties à la fois !
— Devons-nous contre-attaquer à la faveur de la nuit ?
— Pourquoi ? Pour regagner trois cents mètres que nous reperdrons demain à l’aube ? Nous aurons besoin de toutes nos forces. Et, comme je l’ai dit, c’est plus loin que nous les attendons. »
Le jour se leva sur des positions inchangées. Les Bérandiens ne reprirent pas immédiatement leur marche en avant, et ce n’est que trois heures après le lever du soleil que, ayant reçu quatre nouveaux tanks en renfort, ils recommencèrent leur assaut. Au prix de quelques pertes, ils arrivèrent à la fin de la journée devant les défilés proprement dits. Larges d’environ cent mètres, longs de six cents, ils étaient dominés par de hautes et abruptes falaises, sauf vers le milieu, ou des ravines en pente rapide avaient érodé la roche, et permettaient, de part et d’autre, un accès vers le plateau.
« C’est ici que le combat décisif aura lieu, Anne, dit Akki. Quel en sera le résultat, je l’ignore, mais j’ai fait tout ce que j’ai pu, avec l’aide des brinns et des Vasks, pour qu’il nous soit favorable, ou tout au moins pas trop défavorable. Si nous sommes enfoncés, montez par le ravin de droite vers la forêt. Je vous suivrai avec un petit groupe. De toute façon, je tiens à ce que vous restiez demain en sûreté. Vous m’avez compris ?
— Et vous-même, y resterez-vous ?
— Pour moi, c’est différent. Les brinns et les Vasks m’ont confié le commandement et…
— Et moi, je représente la Bérandie, la vraie. Nous ne sommes que deux ici pour le faire, et notre place…
— Je ne discute pas votre courage. Mais, cette fois, nous irons certainement jusqu’à un corps à corps général, et vous n’auriez aucune chance. C’est un ordre, et j’entends qu’il soit obéi. Et puis… et puis je serai plus tranquille pour commander si je vous sais loin des coups. Vous me le promettez ?
— Soit. Mais si l’affaire tourne mal, je vous rejoindrai pour partager votre sort.
— Restez donc libre, pour essayer de nous secourir ! Et pour guider votre peuple ! Enfin, demain donnera sa réponse. Allez dormir maintenant. Quoi qu’il arrive, vous aurez besoin de toutes vos forces. »
À la grande joie d’Akki, les Bérandiens attaquèrent cette fois avant l’aube, et, dans la lumière indécise des étoiles s’avancèrent les tanks, craquant de tout leur bois neuf, suivis à quelques mètres d’une masse d’hommes dont les premiers rangs portaient de larges boucliers. Bientôt trois des chars brûlèrent, arrachant à l’ombre trois cercles de lumière dansante, ou l’on voyait des ombres confuses s’entre-tuer. Tandis qu’une centaine de brinns, sacrifiés, luttaient de leur mieux pour retarder l’avance, le gros des forces se replia plus profondément dans le défilé. Quand un jour blême et mouillé se leva, l’ennemi n’avait progressé que de cent mètres.
À part les masses immobiles et laides des tanks de bois, le champ de bataille semblait vide. À peine, de-ci, de-là, le frémissement des hautes herbes vertes marquait-il le passage d’un messager rampant pour relier un groupe de combat à un autre. La pluie se mit à tomber, d’abord fine, puis croulante. Akki eut un geste d’ennui : il serait plus difficile d’incendier les chars d’assaut. D’un autre côté…
« Attention, ils attaquent, dit Boucherand.
— Allez-y ! Vous avez bien compris la manœuvre ? Je ne sais si nous serons encore vivants ce soir, mais, de toute façon, je suis heureux de vous avoir connu, Hugues. Si j’étais tué, vous avez le double de mon rapport, scellé. Vous le remettrez à Hassil, ou au commandant de l’Ulna.
— Si c’est moi qui disparais, veillez sur Anne !
— Vous l’aimez, Boucherand ?
— Oui, depuis longtemps…
— Moi aussi. Soyez donc tranquille.
— Au revoir ! »
Le capitaine disparut sous la pluie. Là-bas, entre les falaises, les obus commençaient à tomber. Les tanks progressaient. Akki les regarda, railleur :
« Dans quelques minutes, ils vont avoir une surprise. »
Les fantassins bérandiens apparaissaient maintenant, suivant leurs chars, à l’abri du barrage. Une haute silhouette se dressa, indiquant les défilés, d’un geste large qui fit étinceler une épée. Akki l’encadra dans le champ de ses jumelles. Malgré le rideau de pluie, il n’y avait pas d’erreur possible, c’était Nétal, portant casque et demi-armure.
Méthodiquement, le coordinateur s’arma : fulgurateur à la ceinture, carquois au dos, arc en sautoir, et, à la main, une longue hache de bataille vask, au manche cerclé de fer. Il la fit sauter d’une main dans l’autre, chercha le point d’équilibre optimum. Puis, se tournant vers sa petite garde particulière :
« Les dés sont jetés, mes amis. Nous ne pouvons plus rien faire de bon ici. En avant. Toi, Barandiaran, prends quatre hommes, et emmène la duchesse en lieu sûr, par le défilé de droite. Attache-la, si besoin est !
— Jamais je ne vous le pardonnerai, Akki ! Jamais ! » Cria-t-elle, comme les Vasks l’entraînaient de force.
Akki haussa les épaules et quitta la grotte. La pluie s’abattit sur son dos comme une chappe froide. Avant de descendre la pente, il jeta un dernier regard d’ensemble. Tout semblait aller au mieux. Les brinns reculaient pied à pied, et les tanks approchaient maintenant du milieu du défilé.
Ils partirent au pas de course, allèrent se placer en arrière d’une série de profonds fossés creusés les nuits précédentes sous les hautes herbes, juste un peu après le débouché des ravins latéraux. Tapies dans des trous d’homme, attendaient des troupes fraîches, parmi lesquelles le groupe d’assaut. Akki et sa garde plongèrent dans une tranchée au moment même où une rafale d’obus tombait à quelques dizaines de mètres. La ligne de feu se rapprochait, et s’il ne pleuvait encore que de rares flèches, de temps en temps une balle sifflait avant d’aller se perdre au loin.
Petit à petit le combat se déplaça. Les tanks crevèrent enfin les lignes, arrivèrent en face des ravins. La pluie avait cessé, et un pâle soleil se hâtait entre les nuages rapides, faisant luire le dos mouillé des monstres de bois. Subitement, le plus avancé des chars piqua du nez dans une des fosses. Alors, à un signal d’Akki, un brinn emboucha la trompe de guerre, et, lugubre, le ululement se répercuta sur les falaises.
En arrière des tanks, les hautes herbes remuèrent. Sous l’effort des treuils cachés près des parois, jaillissant de la mince tranchée couverte d’humus où elle avait été dissimulée, monta une souple barrière de lianes. Lourdement, les chars manœuvrèrent, essayant d’échapper à la trappe. Alors, avec un roulement de tonnerre, d’énormes blocs arrondis dévalèrent les pentes et vinrent se jeter sur les blindages de bois, défoncés d’un coup. Simultanément, brinns et Vasks sautaient hors des trous où ils avaient attendu, bombes de résine enflammée à la main.
« À nous ! » cria Akki.
Ils foncèrent. Du haut des falaises pleuvait une grêle de flèches, sur les Bérandiens tourbillonnant en panique. Vainement la voix tonnante de Nétal cherchait-elle à les rallier. La plupart des tanks flambaient maintenant, et avec eux les fulgurateurs restant, ou les mitrailleuses. Comme Akki venait d’en incendier un de plus, une main se posa sur son épaule, et il se retourna, vit le visage ensanglanté de Boucherand, une large balafre coupant sa joue gauche.
« Ça y est. Akki ! Nous les battons !
— Je le crois. Mais tant que Nétal vivra, ce n’est pas fini. »
Il se dressa de toute sa taille et poussa un cri de guerre, un cri rauque, sauvage, qui remontait le cours des âges, jusqu’aux temps où ses ancêtres n’habitaient encore que deux planètes, un cri qui l’étonna lui-même et lui fit peur. Fulgurateur d’une main, hache de l’autre, il fonça, côte à côte avec le capitaine, insoucieux des balles et des flèches. Leur élan les entraîna jusqu’à la barrière, franchie d’un bond, et au-delà, au milieu de la mêlée. Un trait siffla à ses oreilles sans l’arrêter, et il se traça un passage sanglant, au milieu des corps carbonisés et des têtes fracassées. Le sang de ses ancêtres terriens et sinzus battait dans ses tempes, toute son éducation abolie, rien n’existant plus en lui que la rage de tuer.
« Eehoï ! »
La hache s’enfonça entre deux yeux exorbités de terreur. Partout les Bérandiens fuyaient, traqués, sauf un groupe d’environ deux cents, massés autour de Nétal.
Puis, subitement, ce fut le désastre. Un brinn passa, courant vers l’arrière, jetant quelques mots qu’il ne comprit pas. D’autres se précipitèrent à sa suite, et, sur le champ de bataille, tomba brusquement le silence.
Stupéfait, il regarda autour de lui. Il restait seul avec Boucherand et les Vasks. Un flot de brinns s’écoulait, flot que Tehel-Io-Ehan et quelques chefs s’efforçaient vainement de détourner à coups de massue. Un Vask accourut :
« Un imbécile vient d’arriver des Trois Lacs. Les Bérandiens auraient forcé le passage, et capturé ou massacré les femmes ! » Déjà l’ennemi se ressaisissait, et une flèche s’enfonça dans le sol à côté de lui avec un bruit mou.
« Perdu ! Perdu pour quelques minutes ! Enfin, Anne doit être en sécurité maintenant. »
Comme pour répondre à sa pensée, il la vit soudain, tirée de force par trois hommes, entraînée vers Nétal. Alors, toute pensée claire étouffée, il chargea, suivi des quelque cinquante hommes qui lui restaient.
Il ne se souvint plus, ultérieurement, à quel moment il jeta le fulgurateur épuisé à la tête d’un archer, à quel moment il vit Boucherand tomber à son côté, une flèche dans la cuisse. Il se trouva face à Nétal, la hache levée.
L’autre para d’un revers de sa lourde épée, riposta. De taille presque égale, ils s’affrontèrent. Autour d’eux les combats avaient cessé, et les survivants des deux camps regardaient leurs chefs se battre.
Tout d’abord, Nétal eut le dessus. Son épée, quoique massive, arme de taille plus que d’estoc, était plus maniable que la hache d’Akki, et surtout il possédait la confiance de l’homme qui voit la victoire remplacer la défaite, alors que le coordinateur n’était qu’une éruption de rage. Bientôt ce dernier saigna de quatre ou cinq coupures, coups parés au dernier moment. Mais, petit à petit, il se ressaisit, et sa force, encore supérieure à celle du géant bérandien, rendit le combat plus égal. Le calme revenu en lui, il se remémorait les coups que lui avaient appris ses instructeurs à l’école des coordinateurs, et surtout les leçons reçues de Kéloï, le plus formidable escrimeur à la hache de pierre que la planète Dzei eût produit, son frère de sang, là-bas, dans une autre galaxie. Les jointures des doigts saignantes d’un coup d’épée qui les avait entamées, il lança une attaque oblique, plongeante, qui porta. Le fer glissa sur l’armure, mordit l’épaule gauche du Bérandien. Puis, pendant quelques secondes, ils furent en corps à corps, le manche de la hache bloquant l’épée, et, à quelques centimètres de ses yeux, Akki voyait la face de Nétal, les veines du cou et du front gonflées, un sauvage rictus relevant les lèvres.
« Tu n’auras pas Anne, souffla le Bérandien entre ses dents. J’en ferai mon esclave !
— Crève, chien ! » Répliqua le coordinateur.
L’autre lui cracha au visage. Akki ne cilla pas, le truc était vieux comme les mondes. Il dégagea d’un effort terrible, et lança un coup remontant. Nétal para, riposta, et son épée s’enfonça dans le bras droit d’Akki. Avec un cri de triomphe, il arracha l’arme, voulut redoubler. Déjà la hache avait changé de main, tournoyait. Elle retomba droit, crevant le casque, et le Bérandien croula, le crâne fracassé.
« Imbécile, cria le coordinateur. Je suis ambidextre ! »
Un silence de mort régna quelques secondes, puis les hommes de Nétal se précipitèrent vers lui, armes levées. Akki s’adossait à un bloc pour son dernier combat, quand les hurlements délirants des Vasks qui regardaient le ciel lui firent lever les yeux. Une grande ombre s’avançait sur le défilé ; à cent mètres de haut, l’Ulna glissait sans bruit, et, de ses flancs ouverts, jaillissait un flot pressé d’hommes, portés par des champs antigravitiques.
La masse énorme de l’Ulna reposait sur le lac. Sur la rive, une immense tente avait été dressée : c’était l’hôpital où, indifféremment, brinns, Vasks ou Bérandiens blessés étaient soignés. Plus petite, une autre abritait le Conseil.
Dix jours s’étaient écoulés depuis l’arrivée imprévue de l’astronef. À force de lancer des appels désespérés à l’aide d’un appareil bricolé à partir des communicateurs, Hassil avait réussi à l’atteindre, et Elkhan, le commandant, avait lancé l’Ulna à toute vitesse et il était arrivé juste à temps.
Assis à sa table, Akki consultait des rapports. À peine débarqués, les spécialistes s’étaient mis au travail, sous la direction de Hassil qu’un séjour de quelques heures dans le biorégénérateur avait complètement guéri.
La porte s’ouvrit, le hiss entra.
« Alors ? interrogea Akki.
— Alors, c’est bien ce que je pensais. De toutes les situations biscornues que nous avons eu à régler, celle-ci est bien la pire ! »
L’homme appuya pensivement sa tête sur sa main.
« Tu as raison. Il ne sera pas facile de rendre une décision, cette fois.
— Les Bérandiens doivent partir !
— Je sais. Ne crois pas que je me laisse influencer par mon amour pour Anne. Mais entre les autres… Enfin, tu as ton rapport prêt ?
— Le voici, et voici celui de Brintensieorépan, le cosmanthropologue h’rben.
— Quand rendons-nous la décision ?
— Pourquoi pas demain ? À quoi bon attendre ? Tout est clair, maintenant. Sauf le point que tu sais.
— Qu’en penses-tu ?
— Laissons d’abord parler les défenseurs. Qui sont-ils ?
— Tehel pour les brinns, Otso pour les Vasks, et Anne pour les Bérandiens.
— Pauvre Akki. La Loi est stupide. On devrait envoyer des coordinateurs aussi différents que possible des peuples qu’ils auront à juger…
— Non, Hassil, elle est sage. Autrement, les décisions seraient des monstres de froide raison, et, au nom de la justice, la pire injustice !
— Soit. Je te laisse les rapports. J’ai encore du travail à faire, je ne voudrais pas revenir sur Ella sans en savoir davantage sur ces prébrinns. »
Resté seul, Akki se plongea dans la lecture du mémoire de Hassil. Un bruit léger lui fit lever la tête.
« Bonjour, Anne. Il y a longtemps que je ne vous ai vue. Vous me fuyez ? »
Elle eut un sourire mélancolique.
« Non, mais je ne voudrais pas qu’on puisse dire que j’ai cherché à vous influencer. Quand ce jugement sera-t-il rendu ?
— Demain. Je ne peux vous laisser d’espoir, malheureusement. Bien qu’un fait nouveau et imprévu se soit produit, dont je ne puis rien vous dire, votre peuple, dans l’ensemble, a été trop malfaisant. Oh ! Je sais, ce n’est pas entièrement sa faute. Mais, sur une terre qui vient d’être ravagée par une guerre déclenchée par lui, et devant le spectacle que nous avons trouvé dans le village de l’embouchure de l’Elor…
— C’était l’œuvre de la troupe spéciale de Nétal, Akki, vous le savez bien ! Mais je crois qu’il est bien inutile que je plaide, demain.
— Non, l’avenir de votre peuple peut en dépendre.
— Vous connaissez mes arguments par cœur. Et je croyais que la décision ne dépendait que de Hassil et de vous… J’espérais que vous ne nous seriez pas trop défavorables.
— En ce qui concerne cette planète, oui. Mais il peut ensuite arriver bien des choses différentes aux Bérandiens, et dans cet ordre d’idée, l’état-major de l’Ulna, composé de spécialistes, a son mot à dire. Vous pouvez être placés en quarantaine pour des siècles, ou au contraire aidés. Le choix de la planète…
— Le choix de notre camp de déportation !
— Je comprends votre amertume, Anne. Vous n’êtes pas responsable, malgré quelques rêves guerriers de jeunesse ! Mais, à part votre parrain, Boucherand et quelques autres… Au fait, comment vont-ils tous deux ?
— Hugues est presque guéri. Parrain passe ses journées avec vos astronomes, et a déjà réussi à se faire porter deux fois sur Loona. L’emmènerez-vous sur vos mondes ? Il a lutté de son mieux contre la guerre.
— S’il le veut, bien entendu. Mais il préférera, rester avec vous, sans doute, tout au moins au début. Nous pourrons l’aider à monter un observatoire !
— Il vous en sera reconnaissant. Eh bien, au revoir. Je vous verrai demain, lors du jugement.
— Anne ! J’ai tant de choses à vous dire !
— Non. C’est mieux ainsi. À demain ! »
Longtemps, le coordinateur resta pensif, le rapport sous les yeux, sans le lire. Dehors, le crépuscule tombait. L’air retentissait du bruit des outils des astronautes occupés à monter l’amphithéâtre. Finalement, il haussa les épaules et reprit sa lecture.
Selon le rituel, l’équipage de l’Ulna, en uniforme noir, armes à la main, montait la garde autour du tribunal. À l’intérieur, comme le voulait l’usage, les quatre-vingt-dix témoins, trente par peuple, étaient assis sur des bancs. Sur l’estrade, Elkhan présidait. En dessous de lui se plaçaient les experts, puis, un peu à part, les trois défenseurs. À droite et à gauche d’Elkhan siégeaient les coordinateurs.
Le vieux sinzu se leva.
« Nous allons examiner, suivant la loi de la Ligue des Terres humaines, le cas de la planète Nérat, sur laquelle nous sommes actuellement. Cette planète se trouve supporter à la fois trois groupes humains différents, dont deux, quoique ennemis jusqu’à ce jour, appartiennent à la même humanité mère. Lecture va être faite du rapport des coordinateurs envoyés pour régler cette situation. »
Il portait un puissant casque amplificateur de pensée, et son discours fut compris par tous, bien que fait en sa langue maternelle.
Le rapport exposait, avec une objectivité parfaite, les conditions que les coordinateurs avaient trouvées lors de leur arrivée, et leurs conséquences : esclavage, guerres, haines raciales. Puis venait un résumé précis du déroulement des événements, et enfin la conclusion : il y avait là cause d’intervention de la Ligue.
Elkhan reprit la parole.
« Un des défenseurs conteste-t-il les faits ? »
Anne se leva.
« Je constate qu’il y a là présentation des faits, mais non des causes lointaines, et en toute justice… »
Elkhan l’interrompit.
« Cela viendra tout à l’heure. Les faits sont-ils exacts à votre avis ?
— Oui.
— La Loi s’applique donc. Vous avez maintenant la parole pour défendre votre peuple. »
Coiffée à son tour d’un casque amplificateur, elle commença sa plaidoirie. Elle raconta l’odyssée des astronefs perdus qui cherchaient une autre planète, un monde vierge et vide, l’accident qui les précipita sur Nérat et laissa les équipages démunis, sur une terre hostile.
« Car elle était hostile, cette terre ! Nos ancêtres eurent à lutter contre les fauves, les éléments, les maladies, et contre ceux-ci ! »
Elle montra les brinns du doigt.
« Oh ! Je ne veux pas dire que nous n’eûmes aucun tort ! Mais combien des nôtres tombèrent sous les flèches, alors qu’ils labouraient leurs champs pour essayer de survivre ! Qui peut dire aujourd’hui qui fut responsable du premier meurtre ? Qui peut dire qui fut le premier, Bérandien ou brinn, qui leva la main dans la colère rouge ?
« Quoi qu’il en soit, nous nous établîmes en Bérandie. Et, de cette contrée impitoyable, couverte de forêts et de marais, nous fîmes une province humaine, puisque vous semblez aimer ce mot, où il faisait bon vivre, et où, lentement, dans la mesure de nos moyens, nous avions recommencé l’ascension vers la vraie civilisation.
« Vous avez étudié nos archives avec Roan, vous, Akki Kler ! Vous pouvez dire s’il n’y eut pas de progrès entre les loups affamés que furent nos ancêtres et cette Bérandie que vous avez connue ! On nous accuse d’avoir réduit les brinns en esclavage ? C’est vrai ! Comment aurions-nous pu faire autrement, au début, alors que nous étions si peu, avec tout à faire ? Que nous reproche-t-on ? D’avoir survécu ? Les civilisations de la Terre ont toutes commencé ainsi, et, si je crois ce que m’en a dit une fois Akki Kler, il semble en être de même sur presque toutes les planètes. Vous devez savoir sans doute, par une amère expérience, combien il faut de temps pour abolir cette institution, alors même que le besoin économique ne s’en fait plus sentir. Mais, déjà, dans le comté de Roan, l’esclavage n’existait plus. Et, s’il était bien dans mes intentions de battre une bonne fois les brinns et leurs alliés vasks pour assurer la tranquillité de nos frontières, j’avais résolu de le supprimer sur toute l’étendue de la Bérandie. Et Akki Kler pourra vous dire que, mise en face des conséquences possibles de mes actes, j’avais renoncé à toute idée de conquête, quand mon père fut assassiné, et toute cette terre jetée dans un train de sang par les ambitions d’un homme comme il en existe, j’en suis sûre, sur toutes vos planètes, au moins au stade de développement où nous étions.
« Vous pouvez nous priver de notre monde, de ce monde que nous avions fait nôtre, partiellement au moins, par notre travail, nos larmes et notre sang, ce monde qui porte aussi, Tehel-Io-Ehan, la trace de nos os, même si elle est moins profonde que la vôtre ! Vous en avez le pouvoir, étant les plus forts. Vous le ferez au nom d’une loi qui nous est étrangère, d’une Ligue que nous ne pouvions pas connaître, et qu’on ne nous a pas demandé de joindre d’ailleurs, nous trouvant trop barbares ! Que n’êtes-vous venus plus tôt, alors que, jetés sur un sol hostile, nos ancêtres étaient encore des civilisés, autant que ceux restés sur cette Terre qui allait entrer peu après dans votre Ligue, avant que la peur, la faim, la souffrance et le désespoir les aient ravalés à l’état de bêtes sauvages, de bêtes qui tuent pour ne pas être tuées ! Mais, en nous exilant, en déracinant un peuple entier, en lui enlevant ce qui fait le fondement de ses traditions, sa terre, son pays, sa patrie, ne craignez-vous pas de commettre à votre tour un crime ? Ne pourrions-nous rester sur ce monde qui est nôtre, je le répète, nôtre, puisque, depuis que nos yeux se sont ouverts à la lumière, nous n’en connaissons pas d’autre ? Avec votre aide, nous pourrions franchir rapidement les degrés qui séparent notre sauvagerie de votre civilisation. Allez-vous, enfin, punir les enfants pour les fautes de leurs pères ? »
Elle se rassit. Akki lui fit transmettre un message.
« Bien parlé, Anne. Cela ne peut modifier la décision, hélas ! Mais peut changer bien des choses pour le futur. Courage. »
Déjà, Otso se levait.
« On m’a demandé de défendre mon peuple, et je ne sais pourquoi. Nous n’avons pas conscience d’être coupables. Quand nous avons atterri ici, il y a bien longtemps, nous fuyions une civilisation qui nous était odieuse, peut-être à tort, pour sauvegarder ce que nous considérions comme le plus sacré, nos traditions, notre voie de vie. Akki m’a expliqué que ce mode de vie était anachronique, que, quoi que nous fassions, nous ne pourrions pas le sauver. C’est possible. Mais nous avons essayé, et nous n’en avons pas honte.
« Quand nous débarquâmes sur Nérat, nous croyions y être seuls. Nous nous installâmes sur les monts. Puis, un jour, longtemps plus tard, un des nôtres trouva un chasseur brinn blessé. Il le soigna. De là naquit entre nos peuples une amitié qui ne s’est jamais démentie, et qui s’est scellée maintes fois dans le sang. Jamais conflit n’éclata entre nous. Puis, nous apprîmes que nous n’étions pas les seuls à être venus de la Terre. Les Bérandiens s’étendaient vers nos montagnes, en guerre perpétuelle avec les brinns. Nous leur offrîmes notre aide pour conclure la paix, et ne reçûmes en réponse que haine et mépris. Cependant, ces dernières années, il y eut une lueur d’espoir. Sous l’influence d’hommes sages, tels que le vieux Duc, Boucherand, Roan, il semblait que les guerres allaient enfin cesser. Puis vous êtes arrivés, et, malheureusement, la situation a évolué très vite, et dans le mauvais sens.
« Si votre Ligue décide que nous devons quitter Nérat, ce Nérat qui est nôtre, aussi, nous accepterons, sans haine, mais avec une infinie tristesse. Quand on a connu dès l’enfance la forme des monts familiers, les vallées, les sentiers, les herbes et les arbres, il se forme entre l’homme et sa terre des liens subtils que vous ne pouvez peut-être pas comprendre, vous qui passez d’un monde à l’autre et dont la patrie est l’espace ! Et qu’importe si l’occupation de cette planète n’a pas été, au début, légitime ! Nous aussi avons laissé la trace de nos os dans les monts ! Nous sommes fils de ce sol, autant que n’importe quel brinn. Et, comme l’a dit tout à l’heure la duchesse de Bérandie, je ne vois pas de justice à punir dans les descendants les fautes des ancêtres, en admettant qu’il y ait eu faute !
— Il ne s’agit pas de punir, Otso, dit Akki. Je te l’ai expliqué maintes fois… »
Le Vask haussa ses épaules puissantes.
« Oui, tu m’as expliqué cela. Et ma tête a compris. Mais quand il s’agit de l’exil, la tête est un bien pauvre avocat contre le cœur, Akki ! Et tu le sais ! »
Le vieux brinn parla enfin.
« Je n’ai pas à défendre mon peuple. Nous sommes ici par droit de naissance. De tout temps, les brinns ont été ici, comme j’ai pu en montrer la preuve à vos envoyés. Mais je dois dire que nous ne désirons pas le départ des Vasks. Nous n’avons eu qu’à nous louer de leur présence, et de leur amitié. Quant aux autres, il est bon, je crois, qu’ils s’en aillent. Cependant, si Boucherand, Roan, Anne de Bérandie et quelques autres veulent rester, nous ne nous y opposerons pas. Ils nous ont montré que même chez les Bérandiens, il peut y avoir des hommes bons et sages.
— Les défenseurs ont-ils quelque chose à ajouter ? »
Anne eut un geste las.
« Ce serait, je crois, inutile.
— Dans ce cas, dit Elkhan, le verdict semble facile. Pour ce qui concerne la propriété de cette planète, il n’y a pas de problème, et… »
Hassil se leva.
« C’est ce qui vous trompe, et rend le cas particulièrement épineux. Les brinns ne sont pas non plus originaires de Nérat ! »
Anne se dressa, un espoir fou dans les yeux.
« J’avais quelques doutes, depuis que Kler m’avait rapporté quelques ossements fossiles du gisement de la falaise. Je ne suis pas un spécialiste en anthropologie cosmique, mais ces restes ne m’avaient pas paru pouvoir appartenir à un ancêtre, au moins à un ancêtre direct, des brinns. Les outils de pierre ne voulaient rien dire en eux-mêmes : à peu près toutes les humanités passent à leur début par des stades comparables. D’autre part, Akki m’avait signalé des impossibilités culturelles, que j’ai vérifiées et étudiées : un peuple de l’âge de pierre, qui possède des pointes de flèches trempées selon une technique très spéciale, et quelques outils de tungstène, entre autres anomalies. Aussi, dès que l’Ulna est arrivée, j’ai demandé à Brintensieorépan de faire quelques fouilles, afin de préciser ou d’infirmer mes doutes. À toi, Brinten ! »
Le petit h’rben à peau pervenche s’avança.
« Il n’y a aucun doute possible : les brinns n’ont pas évolué sur cette planète, et l’ont, d’après des mesures de radioactivité, envahie à une date qui se place entre deux et trois mille ans avant nos jours. Il y avait alors ici une espèce en plein développement, descendant probablement des orons, et qui fut exterminée, ou qui disparut sans que les brinns y soient directement pour quelque chose, à la suite d’une épidémie importée, ou de toute autre cause. Ce sont leurs restes que nous trouvons dans le sol, dans les dépôts anciens. Quoi qu’en pense Tehel-Io-Ehan, la trace des os des brinns ne se trouve que dans les terrains superficiels. Mais je comprends facilement qu’il ait pu, sans connaissances spéciales, prendre les ossements des autres pour les ossements de ses ancêtres. D’autre part, il existe chez les brinns une légende – à laquelle je n’aurais pas sans doute attaché trop de crédit car de telles légendes sont communes ailleurs aussi – qui raconte que les premiers brinns descendaient des dieux du ciel. Enfin, troisième point, les brinns possèdent des caractéristiques physiques et biologiques absolument identiques à celles des tibrinns de la troisième planète de l’étoile voisine, que nous sommes allés reconnaître, et qui, actuellement en déclin à la suite de guerres et d’épidémies, paraissent avoir été sur le point de découvrir le vol interstellaire, il y a justement deux mille cinq cents années moyennes. Oh ! Je sais qu’il existe déjà un cas d’identité de deux humanités, celui des hommes de la Terre et des sinzus. Mais il s’agit de deux galaxies différentes, ce qui force à admettre une simple coïncidence, si invraisemblable soit-elle. Ici, ce n’est pas le cas, l’étoile en question n’étant qu’à une année lumière et demie.
« Il me semble très probable qu’il y a environ deux mille cinq cents ans, une expédition interstellaire des tibrinns, probablement la première et la dernière, atterrit sur Nérat. Pour des raisons que j’ignore, ils ne repartirent jamais, mais firent souche, comme devaient plus tard le faire Bérandiens ou Vasks. Mais alors que les Vasks retournaient volontairement à un état pastoral, alors que les Bérandiens retenaient une bonne part de leur civilisation originelle, et en tout cas la connaissance de leur histoire, les tibrinns devenus les brinns, régressèrent jusqu’au niveau de l’âge de pierre, ne gardant que quelques outils de métal, une technique avancée du verre, quelques notions de physiologie, telle que la circulation du sang, mais leur histoire se dégrada rapidement en légende.
— Pour quelle raison ? demanda Elkhan.
— Le nombre, probablement. Les Bérandiens ou les Vasks étaient plusieurs centaines. J’estime le nombre des tibrinns à une douzaine seulement. Cette origine relativement proche explique qu’un seul continent soit peuplé, entre autres choses inexplicables autrement.
— Mais les indigènes ? Pourquoi n’ont-ils pas survécu ailleurs ?
— Ils n’y existaient probablement pas. Sur H’Rba, notre race se développa sur une grande île, et n’a peuplé le reste de la planète que relativement tard.
— Il en fut de même sur Terre, intervint Akki. L’homme n’apparut que sur une partie des continents. Il semble que, par malheur, les tibrinns débarquèrent au seul endroit peuplé, et anéantirent, volontairement ou non, l’ébauche d’humanité qui s’y trouvait.
— Si je comprends bien, Akki, les brinns n’ont rien à nous envier, intervint Anne. Il me semble que, dans ce cas…
— Je vous ai souvent dit, et je viens de le redire à Otso, il ne s’agit pas de justice absolue.
— Doit-il donc s’agir d’injustice absolue ? Voici un peuple qui, vous le dites vous-même, a anéanti une humanité, peut-être volontairement ! Nous n’en avons pas fait autant !
— Nous ne devons pas juger les descendants sur les fautes de leurs ancêtres, comme vous le fîtes remarquer, avec raison. Or, aujourd’hui, les brinns sont, étant donné leur état actuel de civilisation, et malgré certaines de leurs coutumes que nous ne connaissons que trop bien (Anne frissonna), les brinns sont, du point de vue anthropologique, innocents. Il n’en est, hélas ! Pas de même de votre peuple, qui, malgré quelques esprits élevés, et beaucoup de braves gens, j’en suis sûr, se trouve dans un état sociologiquement dangereux, pour lui-même et pour les autres. Non, Anne, la décision est déjà prise. Elle aurait pu être différente, en d’autres circonstances.
— Et nous ? demanda Otso.
— Voici la décision. Elkhan, lisez d’abord la Loi d’Acier. »
Le vieux sinzu commença d’une voix haute et claire :
« Ceci est la Loi de la Ligue des Terres humaines. Il ne doit y avoir qu’une seule humanité par planète, exception faite de Réssan, siège de la Ligue. Dans le cas où une humanité chercherait à en conquérir une autre, la force de la Ligue s’abattra sur elle. Dans le cas où deux races coexisteraient de bonne foi sur le même monde, deux coordinateurs seront envoyés pour résoudre le problème, sans appel possible. La Loi ne peut subir aucune exception. Si les deux humanités sont de bonne foi, le sort désignera celle qui héritera de la planète. Ceci est la Loi de la Ligue des Terres humaines, et lie toutes les humanités, celles qui sont encore en dehors de la Ligue comme celles qui lui appartiennent.
— Alors, nous devons tirer Nérat au sort ?
— Pas vous, Anne. Si une humanité cherche à en conquérir une autre, la force de la Ligue s’abattra sur elle. Vous avez cherché à conquérir les brinns. Non, le tirage au sort concerne uniquement les Vasks. Qu’on apprête le Sac du Hasard. »
Un assistant apporta un sac de toile rouge.
« Dans ce sac sont cent boules, cinquante rouges et cinquante blanches. Le premier qui tirera une boule rouge sera celui qui opérera le tirage définitif. À toi, Otso.
— Blanche.
— À toi, Tehel.
— Blanche.
— Otso.
— Rouge !
— Tu seras donc l’homme du destin. Remettez vos boules. Agitez le sac. Si tu tires une boule rouge, Nérat est à toi. Si elle est blanche, elle reste aux brinns. Vas-y ! »
Le grand Vask introduisit sa main dans le sac, l’agita un instant, puis brusquement la ressortit, fermée. Lentement, il ouvrit la main, sans regarder.
« La boule est blanche, Otso, je regrette. Il vous faut quitter Nérat.
— Mais nous n’avons pas demandé que les Vasks s’en aillent, dit Tehel. Nous…
— La Loi est formelle : une seule humanité par monde. Et elle est sage. Dans deux ou trois cents ans, que feraient vos descendants ? Mais vous pourrez continuer vos relations amicales, de planète à planète. Car, sauf opposition absolue de votre part, nous vous aiderons, les uns comme les autres, à rejoindre vos frères de la Ligue dans leur marche vers l’avenir.
— Je proteste, Akki, dit Anne. Les brinns n’étaient pas de bonne foi, eux qui ont exterminé les indigènes ! Nérat aurait dû revenir aux Vasks !
— Nous ne savons pas si cette disparition est leur fait. Si vous aviez fait disparaître les brinns avant notre arrivée, nous vous aurions donné le bénéfice du doute !
— Au fond, nous n’avons pas été assez expéditifs ? C’est ça, n’est-ce pas ?
— Ne soyez pas amère, Anne. Il ne peut y avoir de justice absolue. Allons, la décision est prise, sans appel possible, même de notre part. Venez plutôt choisir votre nouvelle terre. »
La bibliothèque de l’Ulna renfermait, outre d’innombrables livres, microfilms, rouleaux de fils magnétiques, cubes à impression moléculaire, etc., un répertoire complet de toutes les planètes connues, y compris celles qui étaient inhabitées.
« Toi d’abord, Otso. Quel genre de monde désires-tu pour toi et les tiens ?
— Il nous faut des montagnes, pour nous et nos animaux. Les transporterez-vous aussi ?
— Bien sûr !
— Pour le reste, je me fie à toi. Tu connais notre pays, tu sais ce que nous aimons, ou plutôt ce que nous aimions.
— Voyons… NX-682-8608. Non, la gravité y est trop forte, ce serait gênant pour jouer à la balle ! NX-684-7906. Je crois que cela irait. Comment vas-tu la baptiser ?
— Le Conseil des Vallées décidera.
— Comme tu voudras. D’ici quelques jours, un astronef viendra te chercher, toi et quelques autres, pour reconnaître ce monde. S’il ne te convient pas, il y en a d’autres. Quel statut demanderez-vous ?
— Comment cela ?
— Vous pouvez devenir membre de la Ligue, mais alors il faudra renoncer à votre primitivisme, et accepter des instructeurs qui, en deux générations, vous amèneront au niveau technique où nous sommes. Ou bien vous pouvez garder votre niveau actuel, le développer vous-mêmes lentement, mais dans ce cas vous serez sous surveillance. Oh ! Une visite par siècle, à peu près.
— Je ne puis décider seul, Akki. C’est l’affaire du Conseil. Mais ne pourrait-il y avoir un moyen terme ?
— C’est-à-dire ?
— Garder notre civilisation, tout en arrivant à votre niveau scientifique.
— Mais il n’a jamais été question d’autre chose ! Le peuple de mon ami Hassil, les hiss, est peut-être le plus technicien de l’Univers. Et pourtant je crois que tu aimerais Ella, où il n’y a jamais trois maisons côte à côte ! Et, par certains côtés, les sinzus vous ressemblent aussi, par leur passion de l’indépendance.
— Pourrai-je visiter vos planètes ?
— Le vieil esprit des marins vasks qui se réveille, hein ? Bien entendu ! Et vous, Anne, quel type de monde voulez-vous ?
— Cela vous amuse, de jouer les dieux, Akki ? »
Il haussa les épaules.
« Non. C’est un travail ingrat, amer, et l’impression de puissance qu’un jeune coordinateur éprouve sans doute à sa première mission s’efface vite, pour ne laisser que du dégoût, et parfois du remords. Je vous ai raconté ma mission sur Théran. C’est un souvenir que je voudrais bien oublier !
— Pardonnez-moi, je suis injuste pour vous. Allons, marchand de mondes, qu’avez-vous à offrir à des exilés ? »
Akki resta un moment sans répondre. Ils étaient maintenant seuls dans la grande salle métallique, entourés de la somme des connaissances interhumaines.
« Anne, est-il vraiment nécessaire que vous accompagniez votre ancien peuple, ce peuple qui vous a trahie, sauf une infime poignée de fidèles, tels que Boucherand ? »
Au lieu de répondre, elle interrogea.
« Et Clotil ?
— Elle est dans un hôpital de Novaterra, en bonne voie de guérison. Mais cela n’est pas ma question. Anne, si vous vouliez… Je n’ai plus qu’une mission, ensuite je serai libre. Nous pourrions nous établir sur Novaterra, ou Arbor, ou Réssan, ou même Ella, puisque j’ai mon privilège !
— Nous avons déjà discuté de cela, Akki. Je dois suivre les miens.
— Mais votre bonheur, Anne ? Notre bonheur ? »
Il posa ses mains sur les épaules de la jeune fille, la dominant de sa haute taille. Elle leva vers lui son regard triste.
« Vous souvenez-vous de cette nuit sur le marécage, quand nous fuyions les Bérandiens de Nétal, dans la Forêt Impitoyable ? Vous m’avez dit ce soir-là : le bonheur est-il si important ? C’est à mon tour de vous le dire, Akki. Croyez-vous que je puisse être heureuse, d’ailleurs, avec le remords d’avoir laissé mon peuple aller tout seul vers un destin étranger ? »
Les mains d’Akki retombèrent.
« Alors ?
— Alors, je suis duchesse de Bérandie, Akki, sur ce monde ou sur un autre ! Vous êtes coordinateur galactique, et vous ne pouvez pas plus me suivre que je ne pourrais le faire. Le destin est contre nous, c’est tout. »
Il l’attira vers lui. Elle résista doucement.
« À quoi bon, Akki ? À quoi bon rendre notre séparation plus pénible ? Voyons vos planètes.
— Soit. Voici NX-805-5674. Un très beau monde. Même gravité que Nérat, même type d’atmosphère, climat excellent, sauf dans la partie sud du grand continent boréal. Animaux variés, dont certains féroces, d’autres comestibles. Pas d’humanité, ni de possibilité future prévisible. Ce monde sera vôtre à jamais ! Il se trouve dans la galaxie principale de ce groupe, celle de la Terre, à deux années lumière seulement d’un avant-poste terrien. Ou bien NX-298-7564, mêmes caractéristiques, à cinq années-lumière de Novaterra, dans ma galaxie.
— Je choisis le premier, Akki. De vous savoir très loin rendra les choses plus faciles…
— Oh ! Par l’Ahun, la distance ne compte guère. Qui sait où je serai dans un an ? Et j’aurais aimé vous revoir, un jour.
— À quoi bon, Akki ? La nouvelle Bérandie doit avoir à sa tête un homme fort, et non une simple femme. Le choc psychologique va être terrible pour mes sujets, si sujets ils sont encore. Il risque d’y avoir des moments difficiles. Comme vous le savez, Boucherand m’aime. J’ai décidé de l’épouser !
— Alors… Eh bien, tous mes vœux, Anne ! Tous mes vœux de succès et de bonheur, si c’est encore possible pour vous.
— Merci, Akki. J’appelle cette nouvelle planète Bérande !
— Quel statut ?
— Membre de la Ligue, si elle nous accepte.
— À la troisième génération, alors. On ne vous permettra pas d’astronefs interstellaires avant que tous les Bérandiens qui vivent actuellement aient disparu.
— Une prison ?
— Non. Nos navires vous visiteront régulièrement, et vous pourrez, sur eux, circuler librement.
— Eh bien, adieu, Akki. Quand serons-nous… transportés ?
— La flotte est déjà en route.
— Si tôt ! J’espérais pouvoir revenir en Bérandie, voir une dernière fois la presqu’île, nager dans cette crique où, tout enfant… »
Elle renonça à cacher ses larmes.
« Mais vous le pourrez ! Vous allez tous être ramenés en Bérandie pour faire vos préparatifs de départ. Vous ne partirez que quand vous vous jugerez prêts, dans des limites raisonnables.
— Encore une chose ! Pourrions-nous… »
Elle se redressa, les yeux subitement étincelants, redevenue telle qu’il l’avait vue sur sa terrasse, au sommet de sa tour, il y avait si longtemps, lui semblait-il.
« Pourrions-nous faire sauter nos villes avant de partir ? Je ne voudrais laisser, de nos maisons, que des ruines ! Je sais que c’est un sentiment barbare, mais je souffrirais trop à l’idée qu’un brinn puisse vivre là où j’ai vécu.
— Cela va mal avec une demande d’appartenance à la Ligue, Anne !
— Oh ! Je sais ! Mais ne croyez pas que c’est parce que je les estime inférieurs ! J’ai vu les brinns, et je les crois nos égaux, maintenant, dans le bien comme dans le mal ! C’est plutôt un sentiment de jalousie, à l’idée que d’autres jouissent maintenant de ce que je fus forcée d’abandonner !
— Soit ! Mes hommes placeront des explosifs, et, au moment de votre départ, vous n’aurez qu’à appuyer sur un bouton.
— Merci, Akki ! »
Elle rougit, et demanda, d’une voix brisée :
« Puis-je garder votre bague ?
— Oui, en souvenir de votre ami le coordinateur. »
Elle se précipita contre lui, l’embrassa, longuement, sauvagement.
« Adieu, Akki. Je préfère ne pas vous revoir avant mon départ. Faites-moi cette dernière amitié !
— Adieu, Anne ! »
Il écouta ses pas s’éloigner sur le plancher métallique. Puis, d’un geste fou, il balaya d’un revers de main le fichier des planètes vierges.