Première partie La cité

Chapitre I La planète perdue

Peu à peu, l’horizon absorba la Lune roussâtre. À l’autre extrémité du ciel, les ténèbres se firent moins profondes. Une brise légère se leva, annonciatrice de l’aube. Les longues feuilles du glia, glaives dressés vers le zénith, bruirent doucement. Et, comme chaque matin, du cœur de la forêt monta la clameur des orons. Ils s’assemblaient au bout des branches flexibles, leurs faces presque humaines tournées vers la tache grandissante de lumière, à l’est. Leur queue bifide solidement enroulée autour d’un rameau, ils se laissaient pendre, la tête en bas, les bras allongés, et le chant rauque qui sortait de leur gorge était un hymne d’allégresse, un hymne au soleil encore une fois vainqueur de la nuit.

Très haut, bien au-dessus de l’atmosphère, le grand croiseur intergalactique planait, immobile. L’instant d’avant, il n’était point là ; il avait surgi de l’hyperespace, comme engendré par le néant. Une section de la coque s’ouvrit. Un fuseau effilé, aux courtes ailes, plongea vers la planète encore à demi enveloppée de nuit. Il ne contenait que deux êtres.

Celui qui tenait les commandes était un homme très grand, aux cheveux blonds coupés court, aux yeux obliques d’un gris clair. Sous le front haut et bombé, la face était maigre, le nez aigu et droit, le menton carré et proéminent. Les épaules très larges disparaissaient sous une cape noire. À première vue, l’autre aurait pu paraître humain, lui aussi. Plus petit, plus mince, il avait un visage régulier, encadré de longs cheveux d’un blanc platiné ; mais ses mains possédaient sept doigts, et sa peau était vert pâle.

Un sifflement monta, tourna à l’aigu ; l’appareil atteignit l’atmosphère. Une lueur violacée dansa sur son rostre, et la vitesse diminua. Le sifflement cessa. L’homme se tourna vers son compagnon.

« Nous y voici, Hassil, une fois de plus. Qu’allons-nous trouver, en bas ? C’est bien la première fois que nous travaillerons avec d’aussi maigres données. »

Il s’exprimait en un parler sonore, dans lequel un philologue eût reconnu de nombreuses racines françaises, anglaises, russes et chinoises, mêlées à d’autres inconnues.

L’être à peau verte sourit, et répondit, en une langue sifflante :

« Non, Akki. Tu oublies Théran. Notre première mission, et aussi notre premier et dernier échec !

— Tais-toi ! Je ne veux plus y penser, jamais ! Une planète entière noyée sous les gaz, brûlée, éventrée ! Et tout cela, sur notre rapport !

— La Loi d’Acier, Akki ! Il y a bien des millénaires, Sian – Thom disait déjà : « Si ta main est malade, coupe-la avant qu’elle ne gangrène ton corps ! » Nous, hiss, tu le sais, répugnons à toute guerre, sauf celle contre les misliks. Mais jamais ni nous, ni les sinzus, ni vous, ni aucun peuple intercosmique n’avions rencontré une espèce aussi méprisable et dangereuse que les Théransi ! Souviens-toi des planètes quatre et cinq, et de ce que nous y avons trouvé !

— Soit. Mais ici, sous nous, il y a des hommes de ma race, Hassil, et des hommes qui semblent très proches de toi. Nous ne savons pratiquement rien d’eux, et leur sort dépend de nous.

— Nous aurons tout le temps de décider ! Vous êtes restés des inquiets, vous les tsériens. De toute façon, nous n’aurons certainement pas à prendre de mesures aussi terribles. Les Nératsi de ton espèce n’en sont pas encore aux voyages interplanétaires, et ceux qui me ressemblent sont à l’état semi-sauvage, si l’on en croit le rapport du sinzu Haldok Kralan. Il est vrai que les sinzus traitent volontiers de sauvages tous ceux qui ne sont pas de leur sang !

— Eh là ! Hassil ! Tu oublies que j’ai moi aussi de ce sang dans mes veines.

— Oui, je le sais. Et tu es hiss aussi, par droit de descendance, depuis ton ancêtre Clair, le premier vainqueur des misliks. Mais ceux de ta race qui sont ici, sur Nérat, ont bien dû venir de Terre I ? Comment ont-ils pu oublier le vol cosmique ?

— Oh ! Petit nombre, accidents, guerres civiles, qui sait ? Nous verrons bien ! »

Ils continuèrent à deviser, employant indifféremment l’une ou l’autre langue. À vrai dire, ils n’auraient pas eu besoin de parler : les hiss étaient une race naturellement télépathique, et les humains avaient appris à suppléer, sur ce point, à leur déficience. Mais ils aimaient tous deux la musique de la parole.

Leur appareil planait maintenant à près de deux mille mètres de haut, au-dessus d’une mer de nuages, dans l’hémisphère éclairé. Une trouvée se dessina, montrant un rivage rocheux.

« Ici, Akki, une ville ! »

L’avion augmenta sa vitesse. Les flots violets étaient parcourus de longues ondulations lentes, qui se brisaient en frange blanche sur les rochers.

« Aucun engin volant détectable, repris le hiss. Les rapports d’Haldok Kralan n’en signalent point, d’ailleurs. Tes frères ont dû fortement dégénérer, Akki !

— Crois-tu vraiment qu’il soit nécessaire de voler pour être un grand peuple ? »

Le hiss prit un ton solennel que démentaient les petits plis autour des yeux :

« Article premier ! Tout humain, humanoïde ou humanide, entrant dans le corps des Coordinateurs doit renoncer à toute appartenance raciale. Ses décisions doivent être prises dans l’intérêt supérieur de la Ligue, sans que puissent entrer en jeu des affinités, préférences ou alliances…

— Je sais, je sais ! Trois heures par semaine d’éthique intercosmique de dix-huit à vingt ans ! Rappelle-toi que j’ai passé l’examen avec le numéro 1, et que tu n’as eu que le numéro 2 ! De plus, tu es dans le même cas que moi !

— Article 12 : quand le conflit ou la menace de conflit concerne deux races différentes, il sera réglé par deux coordinateurs, chacun appartenant au type le plus proche qu’on puisse trouver. La décision devra être prise à l’unanimité. Au cas où cette unanimité serait impossible, le Grand Conseil de la Ligue tranchera en dernier ressort.

— C’est bon ! J’abandonne ! Regarde plutôt la cité ! »

Elle se dressait au bout d’un promontoire, et, à première vue, Akki estima sa population à environ 50 000 âmes. Au point où la presqu’île se rattachait à la terre, un château, rappelant les fortifications médiévales, coiffait une butte escarpée. Au sommet de la plus haute tour, une bannière rouge et or flottait au vent.

« Curieuse construction, et qui suppose un non moins curieux état social. Ces fortifications enfantines me donnent à penser que les techniques de ma race ont dû, comme tu le supposais tout à l’heure, fortement dégénérer. À moins que… Oh ! Mais ce château est une cité à lui tout seul ! Il doit bien pouvoir abriter en cas de besoin mille ou deux mille personnes ! »

L’enceinte fortifiée englobait en effet une quantité de maisons rangées en rues régulières, dans lesquelles circulaient de menues formes noires. Nul ne semblait avoir aperçu l’engin volant. Akki vira brusquement.

« Nous allons atterrir en dehors de cette péninsule ; je n’ai nulle envie de me jeter tête baissée dans un piège. N’étant pas humain, tu n’as pas eu à étudier notre passé, et tu ne peux savoir que cette disposition, ville basse d’un côté, château de l’autre, est typique d’un état social appelé féodal, qui n’a jamais existé chez vous. Le contact sera peut-être difficile.

— Il vaut mieux en effet entrer d’abord en rapport avec un individu, dit le hiss.

— La première habitation isolée que je trouve. »

La forêt étendait ses vagues vertes et violettes entre la racine de la presqu’île et une lointaine chaîne de montagnes. De-ci, de-là, elle se trouvait de brûlis cultivés, où se blottissaient des hameaux.

« Toutes les clairières semblent occupées, Akki.

— Non, à gauche, en voici une vide. Non, il y a une cabane. Cela pourrait faire notre affaire. »

L’avion rasa silencieusement la cime des arbres, glissa quelques mètres, s’immobilisa. Du toit de la hutte montait un filet de fumée. Akki ouvrit le sas.

« Reste-ici pour le moment. Mes frères humains, si j’en crois le rapport d’Haldok, sont en guerre avec les indigènes, et tu ressembles trop à ceux-ci. Un mauvais coup est vite pris, et n’arrangerait rien.

— Tu prends des armes ?

— Un paralyseur suffira. Ah ! N’oublions pas, le transmetteur de pensée. J’ignore quelle langue parlent « mes frères. »

Il plaça autour de sa tête un mince bandeau doré d’où s’élevaient, de part et d’autre, de courtes et frêles antennes.

« Méfie-toi, Akki.

— De quoi ? Comme tu le disais tout à l’heure, leur technique doit être bien médiocre ! »

Il s’éloigna à longues enjambées souples, celles d’un être en parfaite condition physique. L’entraînement athlétique jouait un rôle important dans la formation des coordinateurs. Il ouvrit la porte de la cabane, le pistolet paralyseur prêt.

Avec un faible cri, une femme penchée sur le foyer se retourna. Elle regarda un instant la haute silhouette vêtue de soie au reflet métallique qui s’encadrait dans la porte, et son visage exprima à la fois la haine et la terreur. Puis elle se précipita aux pieds d’Akki, avec un flot de paroles incohérentes qu’il comprit à demi.

Indiscutablement c’était du français déformé, et le français était encore appris sur Novaterra comme une langue morte à riche littérature. Les paroles de la femme devinrent moins embrouillées :

« Seigneur, seigneur, ne nous tuez pas ! Je vous en supplie ! Nous sommes hors des limites ! Mon mari a toujours été loyal au Duc… On nous a calomniés auprès des juges, et nous avons été exilés, mais nous sommes hors des limites, nous ne faisons pas de mal, jamais mon mari ne chasse dans les forêts du Duc ! Pitié, seigneur, j’ai trois petits enfants qui vont revenir tout à l’heure…

— Calmez-vous, madame. Je ne suis pas un ennemi ni un seigneur. Tout ce que je désire, ce sont quelques renseignements. Je viens d’un autre monde, là-haut dans les étoiles, à bien des millions de kilomètres. Tenez, vous pouvez voir ma machine volante devant votre maison. »

À mesure qu’il parlait, une expression de profond ahurissement remplaçait la terreur dans les yeux de la femme.

« Vous venez des étoiles ? Comme les ancêtres ? Je croyais que ce n’était qu’une légende ! Mais alors, les jours des nobles sont comptés ! ajouta-t-elle avec une joie sauvage. Seigneur, Jacques sera content ! Après tant d’années de souffrance !

— Qui est Jacques ? Et que sont les nobles ?

— Jacques est mon mari. Tenez, il arrive. Entendez-vous son appel ? »

Dehors, venant de la forêt, monta un long cri modulé, auquel la femme répondit. À la lisière des arbres parurent trois hommes, arc en bandoulière. Le plus âgé portant sur ses épaules un animal à longues cornes.

« Un cerf sauteur ! Bénie soit la journée. Vous arrivez des étoiles, et Jacques rapporte un cerf sauteur ! »

Elle se précipita à leur rencontre. Ils étaient tous trois vêtus de tuniques de cuir tanné, tombant sur des pantalons de toile grossière. De très haute taille, ils avaient les épaules larges, les membres robustes, le visage dur. À la vue d’Akki, ils saisirent leurs arcs, encochèrent les flèches.

« Ne tirez pas, cria la femme. Ce n’est pas un noble, il vient des étoiles comme nos ancêtres ! »

Méfiants, ils approchèrent, examinant le Novaterrien, l’avion. Jacques passa une main énorme dans sa rude chevelure.

« Je vous crois. Les nobles n’ont pas de machines de ce genre. Et vous ne leur ressemblez pas. Entrez. Paul, dépèce le cerf. Pierre, cours à la cache et rapporte une bouteille d’hydromel. Notre hôte a peut-être faim et soif. »

Ils pénétrèrent dans la maison. Elle était meublée d’une table, de buffets et de bancs grossiers.

« Je les ai faits moi-même. Oh ! Je ne suis pas un bien habile menuisier. J’étais capitaine dans la flotte, il y a de cela dix ans. Depuis, j’ai dû apprendre bien des choses… Femme, allume le feu. Madeline !

— Oui, père ! »

De la soupente descendit une jeune fille d’une quinzaine d’années, aux longs cheveux noirs flottants. Elle n’était pas exactement jolie, jugea Akki, mais son corps bien fait avec une grâce d’animal sauvage. Il regarda, à travers la fenêtre sans vitres, les puissants jeunes hommes qui dépeçaient le cerf, puis la robuste fille.

« Ce sont là vos trois petits enfants ? demanda-t-il à la femme.

— Oui, seigneur. Pardonnez-moi de vous avoir menti. Mais vous ne connaissez pas les nobles. Ils auraient tué mes deux fils. Quant à ma fille… j’aime mieux ne pas y penser ! »

Jacques emplit d’hydromel deux gobelets.

« Je suppose que dans les étoiles, il y a de meilleure boisson. Ici aussi, d’ailleurs, mais nous, pauvres exilés, ne pouvons offrir que ce que nous avons.

— Ce n’est point méprisable ! Me permettez-vous d’inviter mon compagnon ? Je dois vous avertir que ce n’est point un homme. »

La porte de l’avion claqua, et le hiss traversa la clairière, de sa démarche dansante.

« Comme se fait-il ? S’étonna Jacques. Vous ne l’avez point appelé !

— Nous n’avons pas besoin de nous parler, si nous ne sommes pas trop loin. Il se trouve par hasard que je comprends votre langue, et que je la parle, mal d’ailleurs. Mais vous ne vous en êtes pas aperçus, car vous receviez directement mes pensées. Voici mon ami Hassil. »

Le hiss franchit le seuil. Jacques eut un haut-le-cœur, et la femme cria :

« Un brinn !

— Non, un hiss, venu avec moi des étoiles. Ressemble-t-il à vos brinns ?

— Absolument ! J’en ai vu quelques-uns lors de la dernière guerre. Enfin, la dernière guerre à laquelle j’ai participé, avant mon exil. Je suppose qu’il y a dû en avoir d’autres, depuis. »

Hassil s’assit au bout de la table, à côté de la jeune fille qui, instinctivement, recula. Il lui sourit.

« Voyons, monsieur Jacques… ou bien dois-je vous appeler, capitaine ?

— Non, hélas ! C’est fini. Jacques Vernières, tout simplement, proscrit.

— Eh bien, Vernières, comme je vous l’ai dit, nous venons d’une très lointaine planète, bien plus lointaine que vous ne sauriez le penser, qui tourne autour d’une étoile d’une autre nébuleuse spirale. Vous n’avez pas perdu toute notion d’astronomie ?

— Je n’en ai jamais beaucoup su moi-même. Juste ce qu’il fallait pour naviguer en mer.

— Mais vous savez bien que votre race vient d’un autre monde ?

— On le dit. Mais je me suis toujours demandé si ce n’était pas une légende.

— Comment ? En moins de cinq cents ans, tout souvenir précis a disparu ? Vous n’avez donc pas de livres ?

— Il y a des livres dans une salle du château. Mais il est interdit aux simples sujets de les lire. Un jour, en passant, j’en ai feuilleté un, profitant de ce que j’étais seul. Je n’y ai rien compris. Des calculs, trop compliqués pour moi. Je ne pense pas que personne les lise. La duchesse, peut-être ? On dit qu’elle est instruite…

— Quelle est donc votre organisation ? Votre gouvernement ? Je n’en ai aucune idée, et je dois le savoir, pour pouvoir agir.

— Vous venez pour chasser les nobles ?

— Cela dépend. Si ma première impression se confirme, c’est probable. »

Le proscrit parut effrayé.

« Ils sont puissants ! Il y a dans le château des armes terribles, que seuls les nobles connaissent et ont le droit de toucher. Des armes qui tuent à plus de mille pas ! On raconte que les ancêtres en possédaient de semblables, et que celles-ci viennent d’eux. En tout cas, une chose est certaine : on n’en fabrique plus de pareilles.

— Une chose après l’autre. Quelle est la population de votre État ? Son étendue ?

— Eh bien, dans le duché de Bérandie, il y avait au dernier recensement que j’ai connu, il y a de cela dix ans, plus de deux millions d’habitants, dont environ deux cent mille concentrés dans les villes. Notre capitale, Vertmont, en comptait cinquante mille. Le duché s’étend de la mer Verte, à l’est, aux montagnes Rouges, sur plus de cent kilomètres, et, tout au long de la côte, de la rivière Claire, au sud, jusqu’aux marais Salés, au nord, sur plus de cinq cent cinquante kilomètres. Sur les montagnes Rouges, et sur les plateaux situés en arrière, jusqu’à la mer Sauvage, ce sont les Républiques des Vasks, avec qui nous sommes souvent en guerre. Au-delà des marais Salés, et au nord-ouest des montagnes, il y a les « Verdures », les indigènes, qui ressemblent à votre ami, qui se nomment eux-mêmes « brinns », et qui hantent le pays des Trois Lacs et la Forêt Impitoyable. Derrière la rivière Claire, il y a une sylve inexplorée. Enfin, ici, dans la forêt Verte, n’habitent que les proscrits. Le Duc nous y tolère. À côté la forêt Rouge, que le Duc se réserve pour ses chasses. Nous n’avons pas le droit d’y pénétrer.

— Si j’ai bien compris, vous êtes gouvernés par un Duc, et il existe une noblesse.

— Oui. Pour tout vous dire, il y a d’abord la famille ducale, puis les comtes, barons et chevaliers. En dessous, les conseillers, les archers, les médecins et les juges. Plus bas encore, les bourgeois, les artisans et les paysans. Tout à fait en bas, nous avons les proscrits. Ah ! J’oubliais, il y a aussi les marins, au même niveau que les archers.

— Et toutes ces castes sont héréditaires ?

— Oui et non. Les nobles sont à part, bien entendu. Mais un artisan peut devenir bourgeois, et son fils médecin ou juge, voire conseiller. Il peut aussi s’engager dans les archers, ou dans la marine.

— Et vous ignorez comment cette régression vers un État plus ou moins féodal s’est faite ? Vous n’avez pas d’historiens ? De chroniqueurs ?

— Si, bien sûr ! Il y a les chroniques ducales. Mais seuls les nobles peuvent y avoir accès, quand ils s’en soucient ! Oh ! bien entendu, je connais la légende. Nos ancêtres, au nombre de cinq cents, seraient arrivés il y a bien longtemps, sur des machines volantes…

— Et vous n’avez pas de religion ? Pas de prêtres ?

— Mais si ! Tout noble, à partir du titre de chevalier, est prêtre ! »

Akki éclata de rire.

« Eh bien, qui que ce soit qui ait fondé votre duché, il connaissait l’histoire. Élégante manière d’éviter la lutte du sacerdoce et de l’empire, qui s’est déroulée sur tant de mondes ! Et pourquoi donc, vous, capitaine de la flotte, avez-vous été proscrit ?

— On est exilé pour bien des causes ; les uns, parce qu’ils ont chassé dans la forêt du Duc – ceux-là, on leur coupe les oreilles et l’index. D’autres pour vol ou crime. Moi, pour refus d’obéissance. »

Il sembla gêné, et baissa la voix.

« J’étais marié depuis quelques années déjà avec la fille d’un bourgeois, ma femme Janie. Un baron la remarqua, voulut s’en amuser. À sa demande, le Duc m’envoya explorer le continent austral. J’ai refusé. Les juges m’ont condamné à l’exil. Heureusement, le père de Janie est un riche bourgeois possédant trois navires ; sans cela… Mais le déjeuner est prêt. Mangez-vous de la viande, seigneur, sur votre planète ?

— Souvent. Mais ne m’appelez pas seigneur. Je suis Akki Kler, et mon ami est Hassil. Et, si vous tenez à nous donner un titre, nous sommes coordinateurs intergalactiques de la Ligue des Terres humaines. Mais j’ai peur que ce ne soit trop long pour être pratique ; aussi serai-je simplement Akki. Votre venaison est excellente. Est-ce un animal de ce monde, ou vient-il aussi de la Terre ?

— Non, c’est un animal d’ici. Les ancêtres, d’après la légende, n’avaient que peu d’animaux avec eux, simplement des chiens, des chats, quelques chevaux et des vaches.

— C’est curieux, sa chair est rouge, alors que les indigènes sont verts comme mon ami Hassil.

— Oh ! Il y a ici des animaux à sang rouge, et d’autres à sang vert. »

Tout en mangeant, Akki examinait ses hôtes. De braves gens, pensait-il. Leur civilisation est retournée en arrière, mais la race n’a pas dégénéré. Les meubles sont grossiers, mais ingénieux, et leurs arcs semblent des merveilles.

« Notre treizième mission, Hassil, dit-il tout haut. Chez mes ancêtres terriens, il y avait une superstition qui voulait que le chiffre 13 porte malheur, ou bonheur, selon les cas. Que sera-ce, cette fois ? »

Le hiss ne répondit pas. Il regardait par la fenêtre.

« Quelque chose remue là-bas, dit-il enfin. Quelque chose de brillant. »

Paul, le fils aîné, se leva, se pencha. Avec un bruit mat, une flèche cloua sa main gauche au rondin d’appui. Il l’arracha, hurla : « Aux armes, père ! Les archers ! »

Avec un bruit d’air froissé, une douzaine de flèches s’enfoncèrent devant la porte. Une pénétra, et vibra dans le mur. Tabourets basculés, les hommes se dressèrent, les proscrits courant à leurs arcs.

« Non, laissez-moi faire ! Hassil, tiens-toi à côté de moi ! Ne ripostez pas, surtout ! »

Lentement les hommes d’armes sortaient de derrière les arbres, l’arc tendu. Ils portaient une cuirasse brillante, un casque pointu. Celui de leur chef s’ornait d’une plume rouge. Ils traversèrent la clairière, se postèrent aux fenêtres ouvertes. L’officier entra, suivi de trois hommes.

« Ah ! C’est toi, Vernières ! Ton compte est bon. J’ai vu les cornes du cerf sauteur devant ta cabane. Tu sais que c’est un gibier réservé aux nobles. Et tu sais aussi qu’il t’est interdit d’accueillir qui que ce soit ! Quel est cet homme ? Un vask ? Saisissez-le ! Tiens, il y a une fille. Hum ! Un peu trop jeune encore. Quant à la Verdure, on verra s’il court assez vite pour éviter les flèches. Et qu’est-ce que c’est que cette masse de fer, dans ta clairière ? Allons, réponds ! »

Les hommes d’armes avaient saisi les proscrits, Akki et Hassil. Silencieusement le premier transmit au hiss :

« Hassil, te souviens-tu bien des cours de lutte krenn ? Cela va être le moment. J’ai laissé mon paralyseur sur l’étagère, là-bas. Tu y es ? Une, deux, trois. »

La bagarre ne dura pas dix secondes. Empoigné subitement par les pieds, l’officier s’écroula. Le hiss immobilisait un archer de chaque main, sous une prise douloureuse. Akki bondit, bouscula un homme d’armes, se retourna, le paralyseur en main. Quelques instants après, la patrouille entière était transformée en statues.

« Aide-moi, Hassil. Vous aussi. Nous allons les porter un par un dans l’avion, et leur y faire subir une petite séance. »

Une heure après, Vernières et sa famille, médusés, regardaient s’éloigner les archers, officier en tête.

« Vous les avez relâchés ! Ils vont tout dire au Duc !

— Mais non, Jacques. Grâce à un appareil que nous avons dans notre avion, ils ont tout oublié. Ils sont prêts à jurer jusqu’à la mort qu’ils n’ont rien remarqué de particulier, aujourd’hui.

Chapitre II La cité

Akki posa l’avion sur le sommet dénudé d’une colline, surplombant au nord la mer bordée de dunes. Au sud, au-delà d’une étroite vallée, se dressait le château, et, à l’est, les murailles basses de la cité. À l’ouest, après l’étranglement de la péninsule, des champs cultivés montaient jusqu’à la lisère sombre de la forêt, que dominaient, très loin, les montagnes. Il s’étonna que le point où ils venaient d’atterrir ne fût pas fortifié. Séparant les deux éminences, le vallon, facile à prendre entre deux feux, reliait seul la presqu’île et la terre. Il s’en ouvrit à Jacques. Le grand proscrit, encore émerveillé d’avoir volé, répondit :

« Plusieurs ducs ont pensé à construire un autre château ici, mais ils ne s’y sont jamais décidés, craignant sans doute de fournir ainsi une place forte à un rival éventuel. Les Verdures – il regarda Hassil, et se reprit – les indigènes n’ont plus, depuis longtemps, été en mesure d’approcher de Vertmont. Il n’y avait ici qu’une petite tribu de pêcheurs, qui a été à moitié exterminée, puis réduite en esclavage, bien avant ma naissance. Les grandes tribus des Verd… des brinns sont loin derrière les monts, et les républiques vasks nous en séparent presque partout, sauf au nord, dans le comté de Haver. De temps en temps, il y a eu quelques raids, mais surtout de pirates vasks venant de la mer.

— Tu dis que les indigènes d’ici ont été réduits en esclavage ?

— Oui, et il ne serait pas bon pour votre ami de trop se montrer. Tout homme vert qui ne porte pas un collier est tiré à vue. Il ne serait pas bon pour moi non plus de me montrer, ajouta-t-il.

— Je ne conseille à personne ici de se frotter à Hassil. Quant à toi, tu es sous notre protection, sous la protection de la Ligue.

— Oh ! Je ne doute pas que vous seriez vengés, le cas échéant. Et moi aussi, du même coup. Mais nous serions quand même morts !

— Nous ne sommes pas fous, Vernières. Hors de vue, hors de votre atmosphère, mais prêt à lancer en une minute plus de cinquante engins comme le nôtre, se tient mon grand croiseur. Et les armes qui sont à bord pourraient, je te le garantis, pulvériser cette planète !

— Que faisons-nous, Akki ? demanda Hassil.

— Rien. Nous attendons. Ce n’est pas à nous de nous déranger.

— Mais, seigneur Akki, le Duc ne se dérangera certainement pas !

— Alors, il enverra quelqu’un. Et je t’ai déjà dit que je ne veux pas être appelé seigneur ! »

Là-bas, au pied du château, une poterne s’ouvrit et une douzaine de cavaliers armés d’arcs et de lances, montés sur des chevaux terrestres, en sortirent. Ils se dirigèrent au galop vers l’avion. Akki s’accouda à l’aile.

Les cavaliers approchaient. Ils étaient vêtus d’une courte cotte de mailles brillante sur une tunique de cuir, portaient casque et petit bouclier rond. Ils étaient de haute taille, robustes, et leurs visages exprimaient l’arrogance de gens à qui jamais rien n’a résisté. C’étaient, d’ailleurs, de beaux spécimens d’humanité, et Akki ressentit une vague fierté à l’idée que lui aussi descendait partiellement d’une telle race. Après tout, il n’avait pas à rougir de son sang terrien, même si les Terriens de la planète mère n’avaient rejoint la Ligue que depuis relativement peu de temps, amenant avec eux, il est vrai, plus de cent mondes humains d’un seul coup.

Après le premier contact, établi il y avait huit siècles par les hiss, et qui avait entraîné l’émigration secrète sur Novaterra d’un millier d’hommes, toutes relations avaient été rompues. Côte à côte avec les hiss, les sinzus, et toutes les humanités de la Ligue, les Novaterriens avaient combattu les misliks, ces êtres métalliques qui éteignaient les soleils. Pendant ce temps, la Terre, oubliée, avait progressé. Six cents ans s’étaient écoulés depuis que l’Argo avait atteint le système d’Alpha du Centaure ; puis, ayant découvert à leur tour le chemin de l’hyperespace, les Terriens avaient essaimé, colonisé, pris contact avec d’autres races, sans pour cela s’assagir. De ruineuses et désastreuses guerres interstellaires s’étaient déroulées avec des fortunes diverses. Mais, depuis trois siècles, une grande fédération englobait les colonies terrestres et leurs alliés sous la direction de la Terre. Cinq siècles avaient passé depuis qu’une flotte avait quitté la Terre en direction de la Grande Nuée de Magellan. Rien n’avait jamais été connu sur son sort, et cette flotte était connue des Terriens comme « les astronefs perdues. » C’était probablement de ces équipages que descendaient les hommes de la planète Nérat.

Il y avait un siècle et demi, les Novaterriens avaient lancé un vol d’exploration vers l’Univers infiniment lointain d’où leurs ancêtres étaient venus, et ils avaient pris contact avec la fédération terrienne. Comme la paix régnait enfin en effet, elle avait été admise dans la Ligue des Terres humaines, et ses délégués siégeaient sur Réssan, avec ceux des cent cinquante autres fédérations qui composaient la Ligue. Ses astronefs fusoïdes combattaient les misliks, côte à côte avec les ksills lenticulaires des hiss, les croiseurs ovoïdes des sinzus, les nefs elliptiques des Novaterriens, les sphères des kaïens, les tétraèdres des krenns…

Chaque fédération avait dix députés. L’unique exception était celle des Novaterriens. Ils avaient leurs représentants spéciaux, eux, les habitants d’un unique système solaire perdu dans la galaxie hiss. Ils représentaient en effet un phénomène lui aussi unique, le produit du croisement des hommes et des sinzus, les deux seules races qui se soient trouvées assez proches, biologiquement, pour pouvoir s’unir. Cela n’eut pas suffi cependant à leur donner un privilège spécial. Ils représentaient surtout, avec les sinzus, les premiers humains à sang rouge, insensibles au rayonnement mislik, qui eussent rejoint la Ligue, et dont l’appui avait permis aux hiss d’arrêter, puis de repousser lentement l’invasion mislik. Et lui, Akki, descendait directement du premier vainqueur des misliks, le Terrien Clair, et jouissait personnellement d’un second privilège, la nationalité hiss, qui lui permettait, ainsi qu’à sa famille, de vivre aussi longtemps qu’il lui plaisait sur Ella, la planète des hiss. Et ce privilège était unique, car la Loi était formelle ; il ne peut y avoir qu’une seule humanité par planète, Réssan, siège de la Ligue, exceptée.

L’expansion des diverses races dans les galaxies avait entraîné, au début, des phénomènes coloniaux, sources de guerres, de luttes, d’abominations infinies, de problèmes insolubles. Souvent les colons étaient de bonne foi : ils avaient atteint une planète habitable, l’avaient jugée déserte, s’y étaient installés. Et sur un autre continent, perdus sous les forêts, vivait une humanité primitive. Quand elle était enfin découverte, la tentation était grande, pour ne pas perdre le bénéfice des efforts accomplis, des terres défrichées, des cités construites, la tentation était grande de la détruire, d’en faire disparaître toute trace. Ou bien alors d’arguer sans fin devant le tribunal galactique, de menacer de résister par la force, d’agiter devant les fédérations le spectre hideux des guerres interhumaines. Aussi la Ligue avait-elle créé un corps spécial d’inspecteurs, habilités à prendre sur place toutes les décisions, ne devant de comptes qu’au Grand Conseil, et appuyés par toutes les forces des fédérations membres. Choisis dès l’enfance, les coordinateurs subissaient un entraînement très poussé, tant physique qu’intellectuel et moral. Nul gouvernement, planétaire, interstellaire ou galactique n’aurait osé s’opposer à leurs investigations.

Dans un tourbillon de poussière, les cavaliers s’arrêtèrent à quelques pas d’Akki. Leur chef, homme jeune, de haute taille, posa une flèche sur la corde de son arc, et parla :

« Holà ! Qui êtes-vous, et que venez-vous faire ici ?

— Et vous-même ? répliqua calmement le Novaterrien. Qui êtes-vous ?

— Baron Hugues Boucherand des Monts, capitaine des archers de Son Altesse le duc de Bérandie.

— Akki Kler, coordinateur, en mission, au nom de la Ligue des Terres humaines.

— La Ligue des Terres humaines ? Je ne connais nul État sur Nérat qui porte ce nom !

— La Ligue n’est pas un État. Elle groupe actuellement plus de cinquante mille mondes.

— Cinquante mille mondes ? Vous voulez dire des mondes comme celui sur lequel nous nous trouvons ? Vous viendriez d’au-delà du ciel, alors, comme nos ancêtres ? Et que venez-vous chercher ici, que vous n’ayez déjà dans vos cinquante mille mondes ?

— Ceci ne concerne que vos chefs, capitaine, du moins pour le moment. J’ai donc l’honneur – et Akki fit une révérence ironique – de solliciter une entrevue avec Son Altesse le duc de Bérandie.

— Et vous croyez sans doute que l’on dérange Son Altesse sans plus de formes ? Estimez-vous heureux si elle consent à vous recevoir dans un mois ou deux. Son Altesse étudie actuellement les plans de la prochaine guerre contre les Vasks.

— En ce cas, j’aurai le regret de la déranger. Je suis ici pour arrêter cette guerre. Toutes les guerres, pour dire vrai. Hassil ! »

Le hiss parut à la porte de l’avion. À sa vue, les cavaliers tendirent leurs arcs. Akki leva la main.

« Ne faites pas à mon ami Hassil, coordinateur comme moi-même, l’injure, à votre point de vue, ou l’honneur, au nôtre, de le confondre avec un indigène. Il pourrait vous en cuire. »

D’un geste rapide, il tira un fulgurateur de sa ceinture, fit feu sans paraître viser. À cent mètres, un arbre explosa sous la chaleur, flamba. Un murmure de surprise courut parmi les cavaliers.

« Allons, je vois que vous disiez la vérité. Vous venez des étoiles, sans aucun doute, comme nos ancêtres. Vos armes sont les mêmes. Soit, je vais vous conduire au Duc. Quant à arrêter la guerre… Il faut être deux pour ne pas se battre, et nous ne pouvons pas tolérer que les pirates vasks continuent à piller nos navires. »

Laissant Jacques enfermé dans l’avion, avec ordre de ne sortir sous aucun prétexte, ils partirent pour la ville.

Comme leur cortège passait sous la herse de la porte, Akki remarqua que le poste de garde faisait déposer ses armes à tout entrant. Le sergent jeta un regard étonné sur Hassil, et avança la main vers les fulgurateurs qui pendaient à la ceinture des coordinateurs. D’un même geste, ils posèrent leurs mains sur les crosses.

« En principe, nul ne peut conserver ses armes dans la cité, dit Boucherand, sauf en temps de guerre. Mais je ne pense pas que vous ayez l’intention de vous conformer sur ce point à nos mœurs ?

— Déposez-vous jamais les vôtres ?

— Non, bien entendu. Soit, laissez passer, sergent. »

La ville s’enfermait à l’intérieur de remparts crénelés, dédale de rues tortueuses et étroites, bordées d’assez jolies maisons de pierre et de bois. L’ensemble rappela à Akki les images représentant les cités médiévales de la Terre. Mais, contrairement à celles-ci, les rues étaient d’une propreté méticuleuse, bien pavées, et il existait certainement un système d’égouts. Les passants, vêtus de peaux tannées ou d’étoffes assez fines, aux couleurs vives, s’effaçaient respectueusement devant le capitaine et son cortège. Généralement bruns et forts, ils regardaient Akki avec curiosité, et le hiss avec hostilité. Akki vit peu de femmes, et presque pas d’enfants. Il s’en étonna, posa une question à Boucherand.

« Les femmes sont dans les maisons, effectuant les travaux qui leur conviennent, les enfants sont au travail également, ou bien, s’ils sont jeunes, dans les garderies. Mais pourquoi cette question ? Seriez-vous un coureur de jupons ? Je vous avertis que nos lois ne sont pas tendres, ni pour l’adultère ni pour le détournement de jeunes filles.

— Non, ce n’est point cela. Mais la place de la femme est un assez bon critère du développement d’une civilisation. Enfin, au moins ne voilez-vous pas les vôtres. »

Boucherand posa sa main sur le pommeau de son sabre.

« Et que diriez-vous, monsieur l’insolent, si je faisais voler votre tête ?

— Essayez, et vous serez mort avant de dégainer. Mais je ne vois pas où est l’insolence. Votre civilisation, de toute évidence, si elle n’est pas parmi les plus basses, n’est pas non plus parmi les plus hautes. Je n’ai pas à vous dévoiler la mission dont je suis chargé, mais je puis vous dire que ni vous ni votre peuple ne gagnerez rien par des menaces.

— Nous verrons ce que dira le Duc ! »

Au centre de la ville, au milieu d’une grande place, se dressait un magnifique bâtiment de pierre, dans le style des hôtels de ville flamands.

« La maison du Conseil, déclara le capitaine. Son Altesse le Duc préside actuellement le Conseil des échevins. Il vous recevra ensuite, peut-être… »

Akki haussa les épaules. Tout ce médiévalisme voulu l’agaçait. Le duché de Bérandie avait évidemment été organisé par un autocrate masquant sa dictature sous des souvenirs mal digérés ou à demi oubliés du passé de la Terre.

Ils pénétrèrent dans un immense hall, gardé par des soldats en armure. Boucherand disparut, resta un moment absent, et revint suivi d’un homme en tunique rouge.

« Je regrette, mais maintenant il est absolument nécessaire que vous laissiez vos armes. Personne, pas même moi, capitaine des archers, ne pénètre armé auprès du Duc.

— Bien. Hassil, prends mon fulgurateur et attends-moi ici. En principe, je ne devrais pas avoir cette entrevue sans ta présence, mais nous pourrons toujours rester en contact télépathique. S’il m’arrive quelque chose, tu sais ce que tu dois faire. »

La salle du Conseil était somptueuse, lambrissée de panneaux de bois noir sculpté, sans aucune ouverture. Des centaines de lampes à huile, pendues au plafond en des lustres à becs multiples, l’illuminaient d’une clarté à la fois vive et douce, et se reflétaient sur le sol de roche noire polie. Au centre, autour d’une grande table, se tenaient les échevins. Au bout, sous un dais pourpre, un homme blond était assis sur une massive chaise de bois orné. Il était vêtu d’une tunique noire, avec broderies d’or, et sur sa tête reposait une légère couronne d’or.

Akki l’examina, négligeant les autres. Il pouvait avoir quarante ans. Il paraissait robuste, possédait une figure belle et fière, aux traits réguliers, à la bouche mince, au nez droit et étroit. Les yeux avaient le regard assuré que donne l’habitude du commandement.

D’un pas rapide, Boucherand dépassa Kler, s’immobilisa à quelques mètres de la table, et, saluant, annonça d’une voix forte :

« Son Excellence Akki Kler, ambassadeur de la Ligue des Terres humaines. »

Pendant quelques secondes, le silence régna. Le Duc étudiait Kler, à son tour. Puis il parla :

« Je souhaite à Son Excellence Kler un heureux séjour parmi nous. Je ne doute point qu’il représente une puissante fédération d’États, bien que je n’en aie jamais entendu parler. Peut-être votre Ligue existe-t-elle de l’autre côté de Nérat, sur le continent austral ? Mais j’ignorais qu’il y eût sur ce monde d’autres humains que nous et les Vasks.

— Je ne représente pas une fédération d’États, Votre Altesse, mais de planètes. Environ cinquante mille quand je suis parti il y a deux semaines. Peut-être quelques-unes se sont-elles jointes à nous, depuis.

— Vous viendrez donc d’une autre planète, comme nos ancêtres ? Et quelle est votre mission ?

— Elle est simple. Un de nos croiseurs a atterri ici, à la suite d’un accident, il y a quelque temps. Le rapport du capitaine, qui a rencontré et interrogé un indigène, a établi qu’une situation dangereuse se développait entre les humains et les natifs de ce monde. Je suis venu enquêter sur cette situation.

— Et ne croyez-vous pas – simple supposition – que votre Ligue se mêle là de choses qui ne la regardent pas ?

— Paraphrasant un vieux dicton de cette planète Terre dont vous êtes originaires, nous pensons que rien d’humain ne nous est étranger. Et nous employons humain au sens large.

— Et je suppose que, si la situation vous paraît mauvaise, vous vous proposerez de la redresser ? Étant venu de si loin, vous avez certainement à votre disposition des moyens puissants. Les nôtres ne sont pas négligeables. Nous n’avons pas seulement des arcs et des flèches. Mais j’espère fermement que nous n’en viendrons pas à d’aussi regrettables extrémités ! Pour ma part, je suis tout disposé à vous donner ou faire donner tous renseignements utiles. Mais point ici. Si vous acceptez de venir déjeuner au château, demain par exemple, nous pourrons parler tranquillement. Messieurs, le conseil est terminé. Monsieur l’ambassadeur, à demain. Le capitaine Boucherand des Monts se fera un plaisir de faire mettre à votre disposition tout ce qui est nécessaire. »

Le Duc se leva. Les échevins se rangèrent en haie, courbés en hommage. La porte fut ouverte à deux battants, et, dans une sonnerie de fanfares, le maître de la Bérandie sortit. Calmement, Akki le suivit.

Hassil attendait dans l’antichambre, surveillé par les gardes. Quand le Duc l’aperçut, il eut un haut-le-corps, et ordonna d’une voix sèche :

« Archers, saisissez ce brinn ! Que fait-il ici, d’ailleurs ? »

Lestement, le hiss tira son fulgurateur. Kler s’interposa.

« Du calme, Hassil. » Et, se tournant vers le Duc :

« Votre Altesse, ce n’est point un indigène, bien qu’il y ressemble fort, mais mon ami Hassil, coordinateur au même titre que moi. D’ailleurs, regardez ces mains, et vous verrez qu’elles ont sept doigts, alors que celles des brinns n’en ont que six, si je ne me trompe.

— En effet. Cela explique qu’il ait pu parvenir jusqu’ici, et qu’il soit armé. Curieuses armes. J’espère que vous m’en montrerez pacifiquement les effets, hein ? Je suis intéressé par tout ce qui touche l’art de la guerre. Eh bien, amenez votre compagnon avec vous demain. »

Le capitaine s’inclina devant Kler.

« Excellence, je suis à vos ordres.

— Nous désirerions d’abord retourner à notre avion, ensuite nous pourrions penser à trouver un gîte.

— Vous logerez au château, Excellence.

— Soit. Mais il faut que vous compreniez que ma mission exige que je prenne contact aussi avec le peuple, et pas seulement avec la noblesse, capitaine.

— Les portes seront ouvertes pour vous, Excellence. »

Akki regarda s’envoler l’avion qui ramenait Jacques Vernières le proscrit à sa petite maison des bois, avant de l’emporter avec sa famille au croiseur interstellaire. D’un commun accord, les coordinateurs avaient jugé qu’il serait utile que Vernières mette au courant l’état-major du croiseur. D’un autre côté, cela le plaçait à l’abri de toute vengeance. Quand l’appareil piloté par Hassil eut disparu dans le ciel bleu, Akki se tourna vers le capitaine.

« Puisque vous devez être mon guide, je pense qu’il vaudrait mieux que nous quittions l’un et l’autre nos airs rogues, et que nous nous comportions sinon comme des amis, du moins comme des gens qui ne seront pas forcément des ennemis. Vous êtes un soldat. Mon travail m’a amené, hélas ! à combattre. Mon ami Hassil ne reviendra que ce soir. J’aimerais visiter la ville, le port, parler avec des bourgeois, des artisans, des marins…

— Excellence, je vais être franc. À la place du Duc, je vous aurais fait jeter dans une oubliette. Oh ! Je sais, vous auriez résisté, mais, comme vous l’a dit le Duc, nous n’avons pas seulement des arcs et des flèches. Son Altesse en a jugé autrement. J’accepte donc votre offre de trêve avant le combat, pourrait-on dire. Soyons donc comme de loyaux ennemis qu’un armistice a rapprochés. Mais, avant de vous montrer la ville, je voudrais vous faire voir autre chose. Venez à la tour IV. Et, si vous me permettez une question, vous montez remarquablement à cheval. Avez-vous donc des chevaux sur votre monde ?

— Oui, d’origine terrestre, comme les vôtres. Et je pourrais aussi monter bien des animaux différents. Cela fait partie de notre entraînement. Voulez-vous me prêter votre arc ? »

Il visa un mince baliveau situé à environ soixante mètres. La flèche siffla, se planta en terre devant l’arbre.

« J’avais légèrement surestimé la force de votre arc. Vous me donnez bien encore trois flèches ? »

Les trois flèches s’enfoncèrent, tête contre tête, dans le jeune tronc. Boucherand émit un petit sifflement approbateur.

« Excellence, si vous perdez un jour votre place, il y en aura toujours une pour vous dans les archers de Son Altesse le Duc !

— Comprenez-moi, capitaine. Nous avons affaire à des mondes à des degrés variés d’évolution. Il peut être parfois plus utile à un coordinateur de savoir tirer à l’arc que de connaître les toutes dernières théories sur la matière. »

La tour IV s’élevait plus haut que les autres, et servait de quartier général aux archers. Ils montèrent, par un étroit escalier en colimaçon, jusqu’au dernier étage. Une vaste salle ronde en occupait toute la superficie. Aux murs s’étalaient des cartes. Trois jeunes officiers travaillaient à des tables basses. Ils se levèrent et saluèrent.

« Daron, Sellier, Watson, voulez-vous nous laisser seuls quelques instants ? »

Une fenêtre large et basse donnait sur la mer. Un long bateau à voiles approchait, louvoyant contre le vent de terre. Boucherand resta quelques instants silencieux, puis, montrant une des cartes :

« Voici le duché de Bérandie. Il est environ cinq fois plus long que large, et occupe la côte est d’une immense presqu’île qui termine vers le sud le continent boréal. Nous sommes resserrés entre les montagnes Rouges et la mer. Adossées à notre frontière, et s’étendant à l’ouest jusqu’à la mer Sauvage, se trouvent les sept Républiques vasks, et, au nord-ouest, les brinns. Cette étroite bande de terre représente tout ce que nous avons pu conquérir. C’est peu, mais c’est beaucoup, si l’on songe que nos ancêtres n’étaient que deux mille.

« Notre capitale, Vertmont, est située tout au sud ; les autres grandes villes, Roan et Haver, presque tout à fait au nord. Entre ces deux zones civilisées se situent des forêts. Cette distribution incommode résulte de l’état de choses à nos débuts. Les moyens de communication terrestres sont presque nuls : peu de routes, et rien que des chevaux, aussi notre commerce se fait-il par mer, et nous ne pouvons tolérer les pirateries des Vasks.

« Sur cette autre carte, vous pouvez voir la surface de Nérat, telle que nous la connaissons par les documents que nous ont légués nos ancêtres, qui, avant d’atterrir, avaient pu faire plusieurs fois le tour de la planète. Le continent boréal, dont le sommet se trouve à peu près au Pôle, lance vers le sud la grande presqu’île sur laquelle nous nous trouvons. À l’Équateur, et faisant le tour quasi complet de la planète, se place le continent équatorial, avec sa terrible sylve que nous n’avons jamais pu traverser. Dans l’hémisphère austral semble exister un autre grand continent, mais nul homme, à ma connaissance, n’y a jamais mis les pieds. J’ai d’abord pensé que vous en veniez, et je ne suis pas encore absolument sûr de m’être alors trompé.

« Comme je viens de vous le dire, la plus grande partie de notre commerce se fait par mer, et les Vasks en profitent. Ils ont occupé l’archipel des Pirates, là, au large de Vertmont, et nous n’avons jamais pu les en déloger. Il faut convenir qu’ils sont meilleurs marins que nous.

« Pour achever de vous faire comprendre notre situation, je dois maintenant faire un peu d’histoire. Nos ancêtres partirent de la Terre, un monde prodigieusement lointain, que vous connaissez peut-être…

— Non, mais la Terre appartient à notre Ligue, et une partie de mes ancêtres en provient également.

— Quoi qu’il en soit, ils quittèrent la Terre dans cinq navires astraux, qui fonctionnaient d’une manière que nous ne pouvons plus imaginer…

— Les astronefs perdus !

— Ah ! C’est ainsi qu’on les a nommé ? Perdus ils furent, en effet. Il y avait deux cent cinquante hommes et deux cent cinquante femmes par astronef. Nous ne savons pas exactement ce qui s’est passé, les documents ayant été détruits plus tard. Il semble que la flotte rencontra, pénétrant dans ce système pour le reconnaître, un essaim d’astéroïdes, et fut endommagée. Elle atterrit « en catastrophe » ; un des astronefs s’écrasa dans les marais Salés et explosa. Elle contenait nos savants et l’équipement technique ! Les quatre autres se posèrent où ils purent, le long de la côte, et nos ancêtres se trouvèrent former quatre groupes isolés les uns des autres, les appareils volants étant endommagés lors de la prise de contact avec le sol, qui fut rude ! C’est ainsi que naquirent les cités de Vertmont, Roan, Haver et Saint-Paul. Chaque cité se donna un gouvernement propre, et l’on assista à une des plus stupides choses de l’histoire humaine : quatre groupes de cinq cents personnes, dénuées d’équipement technique et perdues sur une planète vierge, se faisant la guerre ! Oui, nous nous sommes fait la guerre, pour du matériel, pour des conserves, pour des animaux, pour ce qu’on a pu sauver de l’astronef amiral ! Cela n’a pas duré longtemps, mais assez pour réduire, dans les trois villages nordiques, la population à un tiers, et la nôtre à la moitié ! Puis nous entrâmes en contact avec les brinns. De petites tribus vivaient sur ce qui est maintenant le territoire du duché. Nous avions besoin de main-d’œuvre, désespérément, et nous les réduisîmes en esclavage. C’était cela, ou périr ! Il y eut aussi la grande peste, qui frappa surtout les enfants, puis la menace d’une famine, quand les provisions furent épuisées et qu’il fallut tirer notre nourriture du sol. On improvisa, sans techniciens, ou à peu près. Pendant longtemps tout le métal provint du démolissage des astronefs : nous ne savions pas l’extraire du minerai. Et à chaque génération s’amenuisait le savoir que nous tenions des ancêtres. Nous sommes presque revenus au niveau des brinns !

« Alors vint Guillaume 1er, notre premier Duc. Il descendait d’un commandant d’astronef, celui qui s’était écrasé à Vertmont. Moitié par la force, moitié par la diplomatie, il unifia les groupes tribus brinns du nord-ouest, et, comme il se nommait Bérande, fonda le duché de Bérandie. Dans les restes de la bibliothèque du bord il trouva l’œuvre d’un écrivain de la Terre, appelé Scor ou Scot, qui décrivait l’organisation sociale qui existait sur cette planète dans des conditions analogues à celles où nous vivons. Il ennoblit ses premiers compagnons d’armes, et depuis nous formons l’ossature de la nation.

— Walter Scott ! Dans la Grande Nuée de Magellan ! Qui aurait osé rêver cela, dit doucement Akki. Et les Vasks ? Que sont-ils ?

— Des Terriens, comme nous, arrivés une trentaine d’années avant nous. Ils sont là, à les en croire, les descendants d’un étrange peuple qui vivait dans la même nation que la majorité de nos ancêtres, mais qui avait conservé sa langue propre. Pendant longtemps nous avons ignoré leur présence, s’ils connaissaient la nôtre. Mais leur histoire est différente. Les fous ! Ils ont quitté la Terre sur quatre astronefs montés uniquement par des gens de leur race, à la poursuite d’une chimère : recréer sur une planète vierge leur antique mode de vie, menacé par l’unification des mœurs et des langues. Ils ont atterri tout à loisir, détruit leurs engins, et ils vivent actuellement dans les montagnes et sur les plateaux, de l’élevage des vaches et moutons qu’ils ont apportés, et du slobu indigène qu’ils ont domestiqué. Une partie habite les bords de la mer Sauvage, et pirate nos navires. Nous ne sommes pas assez forts – pas encore – pour les repousser plus loin. Comme armes, ils n’ont que des arcs et des frondes, dont ils se servent d’ailleurs très habilement. Quant à nous, il nous reste quelques armes venant de nos ancêtres, que nous gardons en cas de situation particulièrement difficile. Peut-être, après votre arrivée, aurons-nous bientôt à les employer, bien que je ne le souhaite pas. Mais quelle que soit votre mission, rappelez-vous bien que nous ne céderons jamais ce territoire que nos anciens ont payé de leur sang. Cette terre est nôtre, Kler, et malheur à qui voudra y toucher ! »

Il se tut un instant.

« J’ai dit ce que j’avais à dire. Maintenant, voulez-vous visiter la ville ? »

Ils déjeunèrent dans une taverne du port. Sur le conseil de Boucherand, Akki avait pris l’habit bérandien et dissimulé ses armes. Le capitaine avait quitté les insignes de son grade, et pouvait passer pour un soldat en permission.

« Il y a toutes chances pour qu’on ne me reconnaisse pas, avait-il dit. Non point que je ne sois pas connu, mais personne ne pensera jamais que je me promène sans escorte ! Au fond, je ne suis pas fâché de vous accompagner ainsi. Cela me rappelle le temps où j’étais écolier, et où nous rossions parfois quelque malheureux veilleur de nuit. »

Ils s’étaient assis à une petite table, derrière un pilier. Si l’aubergiste reconnut Boucherand, il eut la sagesse de ne pas le montrer. Quant au coordinateur, les hommes blonds de haute taille ne manquaient pas en Bérandie, un bon tiers des habitants descendant d’ancêtres normands ou anglo-saxons. Ils mangèrent de bon appétit des mets simples, mais savoureux, à base de poisson surtout. Tout en causant, Kler essayait d’obtenir le plus de renseignements possible.

« Vous me parliez du temps où vous étiez écolier. Vous avez donc des écoles ?

— Oui, certes. Nous ne sommes pas des sauvages. Tous les jeunes nobles sont tenus de fréquenter l’école jusqu’à dix-sept ans. Oh ! bien sûr, nous ne sommes pas très avancés en sciences, la catastrophe ayant tué la plupart de ceux qui auraient pu nous transmettre des connaissances scientifiques. Mais il nous restait des livres, et j’ai appris l’histoire, la nôtre et ce que nous savons de celle de la Terre, la géographie, le calcul, la langue des brinns, et même celle des Vasks.

— Et les enfants qui ne sont pas nobles ?

— Il y a une école spéciale pour ceux des conseillers, des médecins et des juges.

— Et vous n’avez pas de savants, de techniciens ?

— Si, parmi les nobles et les médecins, mais si peu ! Jusqu’à présent, nous n’avons pas eu la possibilité de consacrer des hommes uniquement à la recherche des secrets de la nature. Et puis, il faut bien le dire, notre industrie n’est pas encore capable, de fournir le matériel nécessaire. Rappelez-vous, nous avons failli disparaître totalement. Nous connaissons l’électricité, par exemple, mais nous ne sommes guère capables de l’employer. Il nous reste un petit générateur en état de marche, qui ne sert que pour les illuminations lors des grandes fêtes, couronnement du Duc, ou son mariage. Et les ampoules électriques se font de plus en plus rares à chaque génération. En briser une est une offense capitale, passible de la prison !

— Notre Ligue peut vous fournir matériel et techniciens instructeurs. Vous n’êtes plus perdus. Mais ce sera vraisemblablement au prix de profondes modifications sociales. Il n’existe pas de noblesse dans la Ligue, sauf chez les sinzus, et là, tout le monde est noble !

— Oh ! Pour ma part, cela me serait égal. Mais le Duc et les autres n’accepteront jamais. Et si l’on doit en venir à la guerre, souvenez-vous : même si mon peuple a tort, je combattrai avec mon peuple !

— Mais vous faites partie des privilégiés. Que diraient les gens du commun ?

— Vous pourrez leur poser la question. Nous ne les opprimons pas !

— J’ai pourtant rencontré des proscrits. L’un d’eux était un ancien capitaine marin, banni parce qu’il avait refusé d’abandonner son épouse aux caprices d’un favori de la cour.

— Ah ! Vous avez rencontré Vernières ? Oui, il était capitaine dans la flotte. Je ne nierai pas que des cas semblables se produisent parfois. N’en existe-t-il donc pas dans votre Ligue ? D’ailleurs Vernières, tout banni qu’il est, reste loyal à la Bérandie. Je ne suis même pas sûr qu’il haïsse le Duc. Évidemment, s’il pouvait mettre la main sur le baron Dussaut ! Mais nous sommes plusieurs dans son cas, et si Son Altesse ne m’avait pas interdit de le provoquer en duel…

— Et si vous êtes souvent en guerre avec les Vasks ?

— Toujours. Ils pillent nos navires, incendient nos villages. Et nous ne leur pardonnerons jamais de ne pas nous avoir secourus lors de nos malheurs. Ils détestent notre mode de vie, et auraient voulu que nous devenions des pasteurs comme eux. Et ils sont alliés aux brinns !

— Et ceux-ci ?

— Ce ne sont pas des hommes, Kler. Je sais, votre ami leur ressemble étrangement. Mais c’est un civilisé, comme vous et moi. Les brinns sont des sauvages. Avec les Vasks, la guerre est encore à peu près propre. Mais les brinns ! Tout leur est bon : poison, trahison, mensonge, guet-apens ! Jamais un prisonnier n’est sorti vivant de leurs mains ! On dit, et c’est probablement vrai, qu’ils sont cannibales. Et ils nous haïssent. Même ceux que nous avons réduits en esclavage sont dangereux. Il y a deux mois, trois d’entre eux se sont jetés sur une femme et l’ont égorgée avant qu’on ait pu intervenir. Non ! Il nous faut soumettre les Vasks, et anéantir les brinns. Alors seulement pourrons-nous avoir le temps de songer à une vraie civilisation. »

La vieille histoire, songea mélancoliquement Akki. La vieille histoire des conquérants et des conquis. Les différences engendrent la méfiance, la méfiance engendre la peur, et la peur la haine. Le conquis craint et hait le conquérant, matériellement supérieur. Le conquérant déteste, méprise et craint le conquis, plus nombreux. Et, probablement, d’un côté comme de l’autre, une majorité de braves gens honnêtes et sincères ! Allons, encore un cas où il faudra appliquer la Loi d’Acier !

La porte s’ouvrit avec fracas, et trois jeunes marins vinrent s’asseoir à la table voisine. Kler écouta un moment leur conversation. Ils parlaient du cap des Tempêtes, de l’archipel des Pirates, d’îles perdues, de la côte nord du continent équatorial, de sa jungle impénétrable, d’aiguades sous les flèches brinns, de fabuleuses contrées où l’or roulait dans les rivières comme les galets dans les fleuves de Bérandie. Nostalgiquement, Akki songea à la salle des pas perdus, dans le palais des Mondes, là-bas, sur Réssan, où les jeunes coordinateurs, de retour de leur première mission, se racontaient des histoires ni plus ni moins vraisemblables. Seule changeait l’échelle. Le fond était le même, ce désir de merveilleux, de nouveau, qui poussait les jeunes gens de toutes les humanités vers les pays lointains, les planètes miraculeuses. Un des marins paraissait particulièrement intelligent, faisant la critique des racontars, distinguant le vrai du vraisemblable, du possible et du faux. Avec un entraînement approprié, il aurait fait un remarquable coordinateur, pensa Kler.

Au hasard de l’après-midi, il lia conversation avec des artisans, des soldats, des bourgeois. Il se faisait passer pour un capitaine marin venu de Saint-Paul, la plus lointaine ville de Bérandie. Quand la conversation glissait sur des sujets dangereux qui auraient pu le trahir, Boucherand, qui était censé être son second, intervenait, donnait le détail précis demandé. Et toutes les conversations qu’il eut cet après-midi le conduisirent à la même conclusion : les Bérandiens haïssaient les Vasks, et méprisaient les brinns.

Pour éviter autant que possible tout coup monté, il choisissait lui-même ses interlocuteurs. Mais il n’eut guère de lumière sur les sentiments que la population nourrissait à l’égard de ses dirigeants. Nul ne se souciait de se confier à un inconnu sur ce sujet. Cela ne le troubla pas, là n’était point pour lui le principal problème.

Le soleil déclina, le temps se fit frais ; on était au printemps dans cet hémisphère. Akki sortit de la ville pour accueillir Hassil. L’avion parut, très haut, piqua à toute vitesse, se posa. Ils repartirent immédiatement pour le château, et le hiss, sur les directives de Boucherand, posa son engin dans une cour intérieure dallée. Le capitaine les conduisit à leurs appartements, pièces barbarement somptueuses, où leur dîner les attendait. En partant, il leur dit :

« Si vous voulez sortir du château, les sentinelles ont reçu l’ordre de vous laisser passer. Cependant, à votre place, seigneur Hassil, je resterais ici. Dans l’obscurité, il serait facile de confondre votre silhouette avec celle d’un brinn. Bien entendu, je ferais pendre le coupable, mais cela ne vous rendrait pas la vie ! »

Ils se promenèrent sur les remparts, dans la douce lumière de Loona, la lune roussâtre de Nérat. Le chemin de ronde suivait les fortifications, passant au travers des tours, dallé de pierres soigneusement équarries, polies et creusées par les pieds des innombrables patrouilles qui les avaient foulées. Le château, Akki le tenait de Boucherand, avait été construit par le premier Duc et, malgré l’existence à ce moment-là d’un moteur atomique tiré d’un astronef, il avait coûté bien de la sueur et bien des larmes. Trois fois aussi, au tout début, il avait sauvé les Bérandiens lors de ruées brinns. Comme en toutes choses, le bilan du bon et du mauvais n’était pas facile à dresser.

Ils s’assirent sur un léger banc de bois, à l’abri d’un créneau. Les sentinelles s’appelaient de temps à autre, et leurs voix sonnaient claires dans la nuit, poursuivant autour des remparts leur ronde immatérielle. Les deux coordinateurs échangèrent leurs impressions. La langue maternelle de Kler contenait bien des racines françaises et anglaises, donc peut-être compréhensibles aux Bérandiens, bien que diluées au milieu de racines russes, chinoises et arboriennes. La conversation télépathique n’était sûre qu’à condition de fournir un effort d’attention soutenu. Par souci de sécurité, ils parlèrent en hiss.

« J’ai rejoint l’astrocroiseur sans difficulté, dit Hassil. Selon tes instructions, Vernières et sa famille vont être transportés sur Novaterra. Le ksill de liaison venait juste d’arriver, tout sera donc facile. Comme décidé, Elkhan passera demain très bas au-dessus du château, pour bien montrer notre force. Ensuite, selon les instructions, il explorera le système de cette étoile et des étoiles voisines. J’ai remis tes messages pour ta mère et ta sœur sur Ella. Quant à ton frère, seule la Grande Lumière sait où il est maintenant. Aucune nouvelle depuis notre départ. »

Kler frissonna. Son frère Ehran commandait une expédition, très loin, dans une galaxie mislik. Il aurait dû être de retour…

« Et la guerre ?

— Comme toujours. Nous avons rallumé quelques milliers d’étoiles, et en avons perdu quelques centaines. Grâce soient rendues à tes ancêtres, Akki. Sans eux, nous n’aurions jamais réussi à repousser les misliks.

— Et grâces soient rendues aux tiens, Hassil. Sans eux, nous n’aurions jamais su que les misliks existaient, avant qu’ils n’éteignent nos soleils !

— Vos soleils ?

— Eh oui, Hassil. Nos soleils. Tu sais bien que mon ascendance est mêlée. Partie sinzus, partie Terriens.

— Je le sais, et je l’oublie toujours. C’est tellement fantastique ! Vous êtes le seul cas connu, n’est-ce pas, de races de planètes différentes assez proches pour s’unir.

— Mais oui ! Anthropologie interstellaire, chapitre III, cours du vieux Terassan. Il est vrai que tu le séchais volontiers, convaincu, comme tous les hiss, qu’on ne peut rien vous apprendre sur la Ligue des Terres humaines !

— Après tout, nous l’avons fondée !

— Mais oui, mais oui ! Te rappelles-tu l’article 13 bis de notre code ?

— Bien entendu ! « Nul coordinateur ne doit jamais se prévaloir de son origine… » Il s’arrêta un moment, puis continua à mi-voix : « … dans toute discussion avec un collègue ou un membre quelconque de la Ligue. » Bon tu as encore gagné !

— J’ai gagné, en effet, mais pas « encore. » Je me laisse parfois emporter moi aussi par les préjugés de race, ou la fierté de mes origines. Et c’est une chose que nous n’avons pas le droit de faire, quand le sort d’un monde peut dépendre de nous. Laissons cela. Que penses-tu de la situation ?

— Je vais mettre ta patience de semi-terrien à rude épreuve. J’ai rarement vu un lot de gens plus barbares, plus dégradés, plus vaniteux et plus stupides dans leurs préjugés que les descendants de Terriens qui sont là dans cette cité.

— Il n’y a jamais eu qu’une seule race sur Ella, n’est-ce pas, Hassil ?

— Non, il y en avait trois. Toutes les trois vertes d’ailleurs, et peu différentes.

— Sur Terre, il y en avait, il y en a toujours, au moins trois, fort dissemblables. Sur Arbor, il y avait pis : deux espèces humaines. Maintenant, il n’y en a plus qu’une depuis longtemps, les Telms ayant été transportés sur Garia.

— Je vois où tu veux en venir. Tu veux dire que nous, hiss, n’ayant jamais eu de problèmes raciaux, sommes mal placés pour juger. Mais nous avons eu des problèmes raciaux, et même pire, dès le début de la Ligue ! Crois-tu que les hommes-insectes nous ressemblent ?

— Non, mais ils n’habitaient pas la même planète que vous, et cela compte. Je ne crois pas les Bérandiens foncièrement mauvais. Mais ils ont quitté la Terre à une époque encore relativement primitive, et un terrible accident, à l’arrivée, leur a fait faire naufrage sur cette planète. Ils sont presque retournés à la barbarie totale, en effet. Ils mènent encore une existence précaire, menacés, d’une part, par d’autres hommes, d’autre part, par les indigènes. La lutte pour la vie n’a jamais adouci personne, Hassil, et je ne crois pas qu’il ait jamais existé un hiss, qui fit grâce à un mislik !

— Ceux-là, c’est autre chose ! Ils ne sont pas faits de chair.

— Ils vivent et ils souffrent, eux aussi. Mon premier ancêtre sur Ella leur a parlé ! Pour en revenir aux Bérandiens, il nous est difficile de les juger encore. De quel côté sont les torts les plus grands ? Du leur, de celui des Vasks qui ne les ont point secourus, du côté des brinns ?

— Cela ne change pas le problème, Akki. Tu connais la Loi d’Acier. Une seule humanité par planète, Réssan exceptée, et excepté aussi ton privilège !

— Zut, Hassil ! Si vous, hiss, me parlez tout le temps de mon privilège, je ne mettrai plus les pieds sur Ella, même pas en visiteur, dit-il, mi-plaisant, mi-fâché. Cela ne changera pas le problème, en effet, mais cela peut permettre de l’aborder autrement. On a donné un siècle de délai aux Tzins, installés de bonne foi sur un des continents de Biaa, tandis que les biaans vivaient sur l’autre dans d’épaisses forêts. Et tu connais d’autres cas !

— Que proposes-tu, alors ?

— Que nous restions ici quelque temps, puis que nous visitions les Vasks, et enfin les brinns.

— Bien sûr ! Crois bien que je ne prendrai pas de décision sans posséder toutes les données. Mais, quoique tu essaies d’y échapper, tu connais la solution la plus probable, et ce qu’elle sera pour tes demi-frères !

— La décision première était prise selon la Loi avant même que nous partions. Mais les modalités… Notre verdict, si nous le rendons à l’unanimité, et jusqu’à présent, dans nos douze missions, nous n’y avons pas failli, notre verdict engage la vie de millions d’hommes. »

Il laissa ses regards errer sur la cité. La lune poussait les ombres des tours devant elle, et les toits de schiste prenaient sous sa caresse un aspect irréel. Il imagina le site abandonné, retournant à la nature, les murs tombant en ruine… Quelle énigme pour les futurs archéologues brinns, si les brinns n’étaient pas jugés dignes d’entrer dès à présent dans la grande famille interhumaine ! Pour ce monde se réaliserait le rêve de bien des esprits terrestres qui avaient cru voir, dans des ruines plus ou moins bien expliquées, les traces du passage d’Autres…

La lune sembla s’obscurcir. Ils levèrent les yeux, rirent. Elkhan, le commandant de l’astronef, leur faisait une éclipse particulière. C’était un vieil arborien, célèbre pour ses farces d’un goût parfois douteux, mais un excellent astronaute. Ils se demandèrent quelle autre facétie il réaliserait le lendemain, à l’occasion de son passage diurne au-dessus de la cité.

Chapitre III Le château

« Et sonneront les trompettes, et flotteront les étendards. Et les sourires cacheront la haine, car les Envoyés du Dehors seront Messagers de malheur, et le saura le peuple qui les accueille », cita Hassil, du Livre des Prodiges, un des textes sacrés des hiss, qui remontait à leur protohistoire.

Ils se tenaient sur le grand escalier, à côté du Duc. En contrebas, dans la vaste cour dallée, les archers vêtus de cottes de mailles, Boucherand en tête, rendaient les honneurs. Il y eut une dernière fanfare, le Duc se tourna vers les coordinateurs :

« Il est chez nous une antique coutume, que nous avons reçue de nos ancêtres terrestres, qui veut que l’on réserve les choses sérieuses pour après le repas. Et bien que je brûle d’envie de connaître dans le détail le but de votre mission auprès de moi, nous nous y conformerons, si vous voulez bien. »

Si l’aspect extérieur du château était médiéval, l’intérieur témoignait d’un souci du confort bien étranger aux rudes seigneurs des temps révolus. La technique des Bérandiens était suffisante pour fournir un type primitif de chauffage central, et un ascenseur hydraulique transporta lentement le Duc et sa suite au sommet d’une tour. La grande salle où ils pénétrèrent alors possédait de larges fenêtres basses, donnant vue sur la cité et le port. Une table de bois précieux, chargée de mets et de bouteilles, s’étendait sur presque toute la longueur de la pièce. Le Duc monta sur son trône, légèrement surélevé, fit asseoir Akki à sa droite, Hassil à sa gauche, et frappa deux fois dans ses mains. Alors, par ordre de préséance, entrèrent les invités. Un héraut en tunique éclatante les annonçait à mesure. Akki se trouva avoir pour voisin un vieil homme, dont l’âge courbait un peu la haute taille, qui fut annoncé comme « Haut et Puissant Maître de Savoir Jan Kervahaut, comte de Roan. »

La chère était abondante et délicate, préparée selon les recettes archaïques de la Terre. Le repas fut d’abord silencieux, et les conversations particulières ne commencèrent qu’après que le Duc eut lui-même parlé. Kervahaut se pencha vers Akki.

« Si j’ai bien compris, vous venez d’un monde d’une très lointaine étoile ?

— Non, d’une très lointaine galaxie, si vous savez ce que je veux dire.

— Mais oui. Nous n’avons pas perdu tout le savoir de nos ancêtres. Je m’occupe d’astronomie, entre autres choses. Malheureusement, nos instruments sont bien insuffisants, et mon observatoire, à Roan, ne possède rien de plus puissant que le petit télescope optique de 0,80 m d’ouverture qui se trouvait à bord d’un de nos astronefs. C’est assez, cependant, pour une étude des planètes voisines, ou même de la grande galaxie d’où nous sommes venus, et qui est toute proche, astronomiquement parlant. À combien d’années-lumière se situe la vôtre ?

— Je ne saurais vous le dire exactement. Nous sommes obligés de passer dans l’Ahun, ou, si vous préférez, l’hyperespace, pour parcourir de si grandes distances. Mais cela représente certainement plusieurs milliards d’années-lumière.

— Plusieurs milliards ! Mais vous seriez alors à l’autre bout de l’Univers !

— Mais non ! Ah ! Je vois. Vous en êtes restés aux conceptions cosmogoniques qui prévalaient lors du départ de vos ancêtres ?

— Comment aurait-il pu en être autrement ? dit doucement le vieil homme. Évidemment, nous devons vous sembler des barbares. Nous avons été jetés par le hasard hors du grand courant du progrès humain, et nous pourrissons doucement dans le bras mort où nous échouâmes. »

Il reprit, avec une pointe d’amertume :

« S’il en avait été autrement, je pourrais être un véritable astronome, au lieu d’un féodal gouvernant quelques milliers d’hommes, sur une planète perdue dans la Grande Nuée de Magellan. Enfin, c’est encore une chance que vous soyez venu de mon vivant. Je pourrai, avant de disparaître, avoir quelques lueurs sur ce qu’ont découvert vos savants !

— Quel âge avez-vous donc ?

— Soixante-six années de Nérat. Par hasard, elles coïncident à peu près comme durée avec les anciennes années terrestres. J’aurais soixante-quatre ans, là-bas…

— C’est un peu tard, songea Akki à haute voix… Je ne suis ni médecin ni biologiste, reprit-il, tourné vers son voisin. Je ne puis rien vous promettre. Vous n’atteindrez certainement pas les deux cent vingt à deux cent cinquante ans terrestres qui sont maintenant notre lot, mais je pense que nos gérontologues pourraient prolonger votre vie de soixante-dix à quatre-vingts ans encore, selon votre constitution.

— Vous voulez dire que si j’étais traité par un de vos médecins, je pourrais vivre jusqu’à cent quarante ans environ ?

— Oui. Peut-être plus. »

Le vieillard pâlit.

« Oh ! Ce n’est pas tant pour la vie, dit-il d’une voix étouffée. Mais, comprenez-moi, j’aurais peut-être le temps d’apprendre, au moins un peu…

— Beaucoup même, si les événements tournent comme je le souhaite ! Nous avons aussi des méthodes spéciales pour cela. »

Le Duc se pencha vers Akki.

« Je m’excuse d’interrompre votre conversation, qui semble passionnante. Savez-vous, incidemment, que Roan est notre plus grand savant ? Mais le jeune Onfrey, baron de Nétal, que voici, prétend, peut-être à tort, que notre existence rude et semi-barbare présente des avantages. Il pense que, du point de vue de la force physique, de l’endurance, de l’opiniâtreté, de l’allant aussi, nous devons être supérieurs à des races plus civilisées, telles que celles que vous représentez. Et votre ami Hassil affirme que vous n’avez rien perdu de ces antiques vertus. »

Akki sourit. Dans sa pensée passa l’image d’une quelconque planète, sur le front de la guerre cosmique : une étendue glacée dans les ténèbres percées de rares étoiles, le grouillement métallique des misliks, leur fluorescence violette ou celle, verdâtre, des mystérieuses armes qu’ils avaient développées, un ciel rempli d’astronefs variés, rasant le sol à une prodigieuse vitesse, ou s’écrasant en gerbes de flammes. Il joua un moment avec l’idée de transmettre cette vision au jeune baron, et de lui demander si une telle lutte pouvait être menée sans résistance physique, sans opiniâtreté ou sans allant. Il se pencha vers lui, à travers la table.

« Je crois que vous confondez race civilisée et race décadente. Nous sommes une civilisation, ou plutôt un complexe de civilisations en plein essor, trempées par une lutte sans merci, dont je vous parlerai en temps utile.

— Peut-être, répondit le jeune géant, mais la complexité même de votre civilisation vous a fait perdre de vue les impératifs essentiels, qui sont la lutte pour la vie et la survivance du plus apte. Il y a longtemps que, sur la Terre, un grand savant s’en était aperçu. »

Une lueur amusée dansa dans les yeux du coordinateur. Darwin, maintenant, après Walter Scott ! Et, comme d’habitude, Darwin mal compris ! Une observation d’ordre biologique transposée telle quelle sur le plan sociologique, c’est-à-dire du plan du fait au plan moral. Erreur commune aux formes primitives de pensée, et contre laquelle l’éducation qu’ils recevaient mettait en garde les élèves coordinateurs.

« Voulez-vous me donner un exemple ?

— Eh bien, il est évident que votre Ligue, si vous avez dit la vérité, est puissante, plus puissante que nous, et hostile à notre mode de vie. La solution simple et naturelle serait pour vous de nous écraser, au lieu d’envoyer un ambassadeur.

— Je ne suis pas exactement un ambassadeur. Plutôt un observateur. Et ne craignez-vous pas de m’en donner l’idée ?

— Non. Je sais très bien que vous ne pourriez pas le faire. Je sais ce qu’il en est des civilisations… trop civilisées. J’ai étudié l’histoire, ou ce qui nous en reste. Et j’ai vu ainsi que la civilisation qui régnait sur la Terre, lors du départ de nos ancêtres, n’a jamais colonisé une planète appelée Mars, à cause de l’existence d’une poignée de Martiens décadents que cette colonisation aurait pu gêner ou faire disparaître. Moralement, vous êtes des faibles, incapables d’employer la puissance que vous possédez. Vous détestez la vue du sang. Et même, physiquement faibles, malgré vos muscles ! Pourriez-vous me suivre toute une journée à la chasse ? Avez-vous jamais passé une nuit d’hiver dehors sans abri ? »

Akki reçut une pensée du hiss : « Si nous emmenions ce jeune sot faire un petit voyage sur Terhoé V ? Te souviens-tu, Akki, des trois mois que nous y passâmes ? »

Trois mois dans la boue ou la neige d’un monde soumis à une glaciation. Trois mois sans autre abri que l’épave de leur petit astronef, avant d’être retrouvés par l’expédition de secours. Trois mois sans manger une seule fois à sa faim ! Trois mois de batailles et de meurtres quotidiens, pour survivre ! Silencieusement, il répondit : « Inutile, il ne tiendrait pas le coup ! »

« Je pense que les jeunes gens de cette planète ont, comme partout, des jeux où ils déploient leur force et leur endurance ? Je m’offre à vous y rencontrer.

— Pffut ! Des jeux ! Il n’y a qu’un seul jeu pour un noble, la guerre ! Dans quelques jours aura lieu le grand tournoi.

Accepteriez-vous de m’affronter dans une lutte à mort ?

— Cela suffit, Nétal, trancha le Duc. Son Excellence Kler est notre hôte, et, qui plus est, un ambassadeur.

— Évidemment, s’il a peur…

— Je n’ai pas peur, coupa Akki. Et, une fois ma mission remplie, j’accepterai de vous rencontrer. De telles luttes barbares nous sont complètement étrangères et, à moins d’être fou, personne ne provoquerait chez nous un autre homme à une lutte à mort. Et personne, à moins d’être également fou, n’accepterait ce défi. Mais ici, étant donné les circonstances, je me sens tenu d’accepter. Je ne vous tuerai pas, d’ailleurs, mais vous pourrez essayer de me tuer, si vous en êtes capable.

— Il n’en sera rien, interrompit le Duc. J’interdis ce duel. Il ne serait d’ailleurs pas loyal, car vous, Nétal, êtes notre plus grand chevalier, et vous, seigneur Akki, manquez certainement d’entraînement à nos armes. Que disiez-vous, Boucherand ? »

Au bout de la table, le capitaine se leva.

« Je disais que si ce duel a lieu, je ne donne pas un ducaton de la peau de Nétal : elle sera plus trouée qu’une passoire ! Je serai volontiers votre second, si nécessaire, dit-il à Akki.

— J’ai dit que cela suffisait, trancha le Duc. Ce duel n’aura pas lieu. Et quiconque accusera pour cela Son Excellence Kler de couardise en rendra raison à moi-même. »

Il se tourna vers sa gauche.

« Vous m’entendez, jeunes seigneurs ? »

Le soleil jetait dans la pièce ses rais obliques quand finit le repas. Si le Duc, Boucherand, Roan, et, bien entendu, Akki et Hassil étaient restés sobres, le reste des invités avait largement bu, et c’est dans un tumulte de cris et de chansons, de vantardises et de défis qu’ils se levèrent et quittèrent la salle du banquet.

La pièce était grande, sévèrement meublée de quelques fauteuils de bois et d’une immense table couverte de cartes et de papiers.

Par une des fenêtres on apercevait la ville, par l’autre, la base étranglée de la péninsule, et au-delà, les champs, la forêt s’étageant à l’infini vers les monts, rouges sous le soleil couchant. La pièce voisine, entrevue à travers des tentures, semblait une bibliothèque. Anachronique, un coffre-fort trônait dans un coin.

« Oui, dit le Duc. Il servait autrefois à bord de l’astronef amiral à garder les choses précieuses. Maintenant, il renferme les clefs de l’arsenal où sont conservées ce qui nous reste des armes des ancêtres. J’en ai seul le secret, et n’ai pas eu, de tout mon règne, à les utiliser. Nous nous sommes toujours tirés d’affaire avec nos armes primitives. Mais je pense que vous devez être pressés de passer enfin aux choses sérieuses. Quelle est exactement votre mission, seigneurs ? Non, restez, Roan ! »

Akki réfléchit un instant.

« Je crois, Votre Altesse, que pour que les choses soient parfaitement claires, il faut faire un peu d’histoire. Non point celle de votre monde, que vous connaissez mieux que nous, mais l’histoire de ce qui s’est passé dans l’Univers depuis près d’un millénaire.

« Vers l’année 1950 ou 1960 de l’ère chrétienne, c’est-à-dire il y a environ huit cents ans, des êtres humanoïdes, les hiss – Hassil en est un représentant – envoyèrent, depuis la galaxie inconcevablement éloignée où ils vivent, une mission de reconnaissance qui atteignit la Terre. À la suite d’événements qui n’ont aucun rapport avec ce qui nous intéresse, un homme, qui est un de mes ancêtres, repartit avec eux. La Terre ignora alors qu’elle avait été visitée, car, à cette époque-là, les guerres internationales sévissaient encore, et les hiss s’étaient fait une règle de n’avoir aucun rapport avec les planètes qui n’étaient pas unifiées.

« Pourquoi ont-ils fait une exception pour mon aïeul ? Pour une raison qui va vous sembler bien banale : comme tout Terrien, il avait le sang rouge. Les hiss étaient en guerre depuis longtemps déjà avec des créatures étranges, que nous ne comprenons pas encore, des êtres métalliques qui ne peuvent vivre qu’à la surface de planètes glacées, aux environs du zéro absolu, les misliks. Ces misliks, qui sont, je le répète, encore une énigme pour notre science, possèdent deux propriétés bien gênantes : ils émettent un rayonnement mortel pour toute créature dont le pigment respiratoire n’est pas l’hémoglobine, et ils ont la faculté de pouvoir, agissant en grand nombre, inhiber les réactions nucléaires qui permettent aux étoiles de répandre lumière et chaleur. Ils éteignent les étoiles pour coloniser leurs planètes quand elles sont devenues des mondes noirs et froids. Or, dans la religion des hiss, il y avait une prophétie prédisant qu’un jour serait trouvée une humanité dont le sang rouge ne pourrait être glacé par les misliks. Le jeune hiss qui commandait leur ksill, astronef lenticulaire, et qui est un lointain ascendant de mon ami Hassil ici présent, ramena donc mon aïeul sur Ella, leur planète.

« Prescience d’un voyant, ou coïncidence ? Le Terrien se révéla insensible au rayonnement mislik. Appuyés par la Ligue des Terres humaines, que les hiss avaient constituée, et qui comprenait alors environ huit cents types d’humanités différentes – elle en compte actuellement plus de cinquante mille répartis dans une centaine de galaxies –, appuyés par d’autres races à sang rouge qui ont été trouvées depuis, et par les descendants de Terriens émigrés secrètement sur Novaterra, une planète voisine d’Ella, et aussi, depuis cent cinquante ans, par la Terre et sa confédération, les hiss mènent contre les misliks une guerre sans merci. Cette lutte est coordonnée par le Conseil des Mondes qui siège sur Réssan, une planète hiss. Depuis trois siècles, nous repoussons enfin les misliks, dans la mesure où nous rallumons les étoiles plus vite qu’ils ne les éteignent, mais cela ne peut se faire qu’au prix d’un effort continuel, qui absorbe une grande partie de nos ressources. Celles-ci se renforcent chaque fois que nous découvrons une nouvelle humanité apte à adhérer à la Ligue, c’est-à-dire ayant renoncé aux guerres planétaires ou interplanétaires.

« Cela nous amène à notre problème. Plusieurs fois, nous avons dû détourner une partie de nos forces pour lutter contre des humanités qui, aux dépens de leurs voisins, voulaient se tailler un empire. Et chaque fois, vous m’entendez, chaque fois qu’ont coexisté sur une même planète deux espèces intelligentes, il en est résulté des guerres d’extermination. Or, il ne doit pas y avoir de guerre interhumaines. Il ne doit pas y en avoir à l’intérieur de la Ligue, car cela détourne des hommes et du matériel qui nous font cruellement défaut contre les misliks. Et il ne doit pas y en avoir non plus, autant que nous puissions l’empêcher, en dehors de la Ligue, car, indépendamment du fait que les guerres interhumaines sont une chose odieuse, c’est autant d’énergie gaspillée qui pourrait être mieux utilisée contre l’ennemi commun, et c’est aussi une menace pour l’avenir.

« Or, sur votre planète, Altesse, une telle situation se présente. Il y a vous et les Vasks, d’un côté, et de l’autre les brinns. La Ligue possède un corps de coordinateurs, choisis et éduqués spécialement pour s’occuper de ces cas litigieux entre humanités différentes. Comme vous êtes Terriens, j’ai été désigné pour cette mission, car je suis partiellement d’origine terrienne. Et comme vos brinns ressemblent aux hiss, mon ami Hassil m’accompagne. Notre mission est de déterminer qui, de vous, des Vasks ou des brinns, possède le plus de droits sur Nérat, et de transporter les autres sur un autre monde. Je ne vous cache pas que la règle veut que ce soient les indigènes qui restent. Il existe cependant des cas d’espèce. Sur la planète Tia, ce sont les immigrants qui sont restés, car ils étaient à même de fournir immédiatement à la Ligue une aide précieuse.

— Si j’ai bien compris, votre mission est double, dit lentement le Duc. Premièrement, déterminer qui, des Vasks, de nous ou des brinns, est le plus digne, à votre point de vue, au point de vue de l’efficacité, de posséder Nérat. Deuxièmement, de nous offrir d’entrer dans votre Ligue ?

— Oui et non. J’ai insisté sur le côté pratique de notre mission, pour vous faire comprendre qu’a priori vous n’êtes pas forcément condamnés à l’exil. Mais il y a aussi le côté éthique. Boucherand m’a appris que vous aviez réduit en esclavage ou exterminé les tribus brinns qui vivaient sur le territoire qui est devenu la Bérandie.

— C’était nécessaire. Nous avions besoin de main-d’œuvre et de sécurité.

— Je ne blâme pas vos ancêtres, sans aller jusqu’à les approuver ! Je crois que vous auriez pu coopérer avec les brinns. De toute façon, vous avez atteint un stade de civilisation où vous pourriez vous passer de l’esclavage. Si vous êtes destinés à nous joindre, il suffira de peu de temps pour vous permettre de nous rattraper, un siècle ou deux. À condition de modifier votre anachronique structure sociale.

— Cette structure s’est révélée solide, dans les circonstances où nous vivons, intervint Roan. Primitivement la création, ou plutôt la reconstitution d’une noblesse servit à récompenser ceux qui furent les plus utiles ou les plus fidèles au chef. Et comme ce fut une noblesse créée par le Duc, et non point constituée d’elle-même, il n’y eut jamais de guerres féodales, après notre unification. D’ailleurs la pression des Vasks et des brinns se serait chargée de nous garder unis, si cela avait été nécessaire !

— C’est possible. Mais, que vous restiez sur Nérat ou que vous soyez transportés sur une autre planète, cette structure sociale devra changer. Elle serait non seulement moralement injustifiée, mais encore pitoyablement inadéquate dans la Ligue.

— Quelle est votre forme de gouvernement ? S’enquit le Duc.

— Sur nos planètes ? Très variable. Démocratique généralement, technocratique souvent, parfois oligarchique. Mais nos sociétés sont toujours ouvertes. Il ne s’y forme pas de castes héréditaires. Quant à la Ligue, elle n’a pas de gouvernement au sens propre : on ne gouverne pas cinquante mille humanités !

— Il y a une chose qui me trouble, dit Roan. Vous parlez de la Ligue des Terres humaines. Qu’entendez-vous par « humain » ?

— Il y a trois grands types principaux. D’abord les humains au sens propre, selon la classification de la Ligue : vous, moi, les sinzus, les ferhen, etc. Nous formons le groupe hémoglobinien. Ensuite les humanoïdes, comme Hassil ! hiss, h’rbens, krenns, brinns, etc., à sang bleu ou vert, mais de forme générale humaine. Ils constituent le groupe des amétalliques, car leur pigment respiratoire ne contient pas de métal. Puis les humanides, qui souvent n’ont d’humain que l’intelligence et la sensibilité. Ils ressemblent assez souvent aux insectes terrestres. Mais avez-vous des insectes, ici ?

— Il y en a d’indigènes, très différents des terrestres. Et nous avons emporté malgré nous des fourmis qui se sont multipliées, ô combien !

— Mésaventure commune à toutes les colonies de la Terre ! Les hommes-insectes, quelquefois assez effrayants d’aspect, sont souvent intellectuellement remarquables, et je m’honore de l’amitié que veut bien me porter Xqiliq, un kzlem du septième Univers, qui est sans doute le plus grand astrophysicien de la Ligue.

« Enfin, continua Kler, alliés à la Ligue, mais n’en faisant pas partie, se placent les xénobies, qui nous sont parfois aussi étrangers que les misliks. Certains vivent dans une atmosphère de chlore ou d’ammoniac, d’autres dans le vide parfait, d’autres enfin à des températures effrayantes. Comme nous ne pouvons exister en permanence sur leurs mondes, ni eux sur les nôtres, il n’y a guère de risques de conflits. Tout au plus, parfois, une grande difficulté de compréhension.

— Quel univers, seigneur, quel univers ! s’exclama le vieil astronome. Et dire que je vivrai peut-être assez pour voir quelques-unes de ces merveilles !

— Cela dépend de vous. Si vous acceptez notre décision, vous pourrez être reçus dans la Ligue. Sinon… vous évoluerez tout seuls, sur une autre planète, jusqu’à ce que votre race ait suffisamment mûri pour reconsidérer les choses. Mais vous serez surveillés, et impitoyablement détruits si, après la découverte de l’astronautique, vous prenez le chemin des conquêtes.

— Je ne sais quel chemin nous prendrons, Excellence, dit doucement le Duc. Vous nous révélez un monde nouveau, dont nous ignorons tout. Il nous faut le temps de réfléchir. Après tout, nous aimons cette terre, et nous sommes fiers, légitimement ou non, ce que nous y avons créé. Pour ma part, je serais tenté d’accepter votre offre. Mais, quoique Duc, je ne suis pas dieu, et je ne puis influencer mes sujets au-delà d’une certaine limite. Les très jeunes gens s’adapteraient aisément, je crois. Les vieux fous comme mon ami Roan aussi. Mais les autres ? Nous leur avons inculqué tout un code d’honneur, de morale, et aussi de préjugés, très utile ici, mais qui dans d’autres circonstances… Et je dois vous dire aussi… Maintenant que j’ai vu votre ami Hassil, j’ai un peu changé de point de vue. Mais accepter les brinns comme nos égaux ! Au fond, Roan, tu dois bien rire ! Tu as toujours soutenu cette théorie, et j’ai ouï dire que, dans ton comté, tu as affranchi tous les brinns, sans m’en avertir, qui pis est !

« Je crains que, même si j’accepte, ce ne soit impossible, à moins que nous ne restions sur Nérat. Et même… Notre structure sociale est ce qu’elle est, mais elle dure depuis plus de quatre siècles.

— Il n’est pas question de tout bouleverser du jour au lendemain. Vous n’êtes pas le premier cas que nous ayons à régler. Hassil et moi-même en avons déjà eu douze, dont onze ont été des succès. Et nous ne sommes que deux coordinateurs parmi des centaines !

— Et le douzième cas ? » S’enquit le Duc.

Akki resta silencieux. Hassil dit, sèchement :

— Annihilation. »

Le silence pesa.

« Soit, dit enfin le Duc. Je réunirai le Conseil demain, et après-demain je convoquerai les États généraux du duché. Je ne les crains pas. Mais que va dire Anne ? » fit-il avec une grimace, en se tournant vers Roan.

Chapitre IV Notre Terre sous le ciel…

Akki et Hassil examinaient la situation, pour la centième fois, quand un héraut vint leur annoncer la visite de Roan. Ils le reçurent d’autant plus volontiers que le vieil homme était fort sympathique, et qu’il faisait partie du Conseil du Duc.

« Qu’a décidé le Conseil ?

— Il s’est rangé à l’avis du Duc : convocation des États généraux. Étant donné la médiocrité de nos moyens de communication, ils ne pourront se réunir que dans vingt jours au mieux. Et comme ils ne se tiennent jamais dans la capitale, c’est ma cité de Roan qui aura cette fois l’honneur de les accueillir. Je compte que vous me ferez la joie d’être mes hôtes ?

— Mais certainement, et avec le plus grand plaisir, comte. Savez-vous que vous êtes le seul homme ici, avec le capitaine Boucherand des Monts et sans doute le Duc, que nous puissions comprendre, ou espérer pouvoir comprendre ?

— Boucherand est un homme remarquable, qui gaspille son intelligence comme capitaine. Il aurait mieux fait de m’écouter, et de venir à Roan, mais je crois savoir pourquoi il reste ici. Quand au Duc, je vais vous dire un secret : c’est un homme pacifique ! Pour moi, je vis bien plus dans les astres et avec les livres d’histoire que dans la Bérandie d’aujourd’hui ! »

Ils parlèrent astronomie un long moment. Hassil était une mine de renseignements, et le vieux comte posait des questions qui prouvaient qu’il avait tiré le meilleur parti possible de ses médiocres instruments et de ses vieux livres. Akki se taisait, écoutant, observant. Plus la visite se prolongeait, plus il avait l’impression que le vieil homme était venu pour parler de tout autre chose que d’astronomie, quelque intérêt que cela pût présenter pour lui. Doucement, il fit dévier la conversation vers la Bérandie, puis sur le Duc. Dès que cela fut possible, il demanda, innocemment :

« Quelle est donc cette terrible Anne, à qui le Duc fit allusion hier ? Sa femme ? Sa maîtresse ?

— Non certes, seigneurs ! C’est sa fille, ma filleule, le plus charmant démon que la race humaine ait engendré ! Vous aurez des difficultés avec elle, sans doute. Au fond, c’est elle qui gouverne la Bérandie, plus que le Duc, peut-être. »

Des cris montèrent de la cour, et une ombre tomba sur le château, obscurcissant la fenêtre. Ils bondirent sur la terrasse.

Très bas, très lentement, un immense ellipsoïde aplati dérivait. Sa coque métallique lisait au soleil, et sur la proue, en caractères novaterriens, peu différents des anciens caractères latins de la Terre, brillait son nom : Ulna. Dans le château, c’était la panique. Les soldats couraient aux postes de combat, tête levée et épaules basses, comme s’ils craignaient la chute de cette énorme masse, et tiraient de futiles volées de flèches. Parti d’un scorpion, sur une tour, un carreau heurta la coque et rebondit.

« Vite, comte, dites aux gardes que ce n’est rien de grave ! Ce n’est que mon astronef qui nous rend visite avant de partir en exploration. Vos flèches ne peuvent rien contre elle, mais je serais désolé que quelqu’un soit blessé chez vous par le ricochet d’un trait ! »

Roan béait.

« Quelle civilisation, celle qui peut bâtir de si monstrueux navires astraux ! »

Il partit en courant.

« Eh bien, dit Akki, nous nous demandions quelle farce stupide allait encore faire Elkhan. Nous sommes fixés maintenant : passer avec un jour de retard, et au ras des toits ! Mais quel magnifique pilote ! »

Lentement d’abord, puis de plus en plus vite, l’Ulna prit de la hauteur, se perdit dans le ciel bleu. Essoufflé, Roan revint.

« Je vais vous confier un secret, ce qui pourrait, si on le savait, me coûter la vie. Même le Duc serait incapable de me protéger. Je vous le confie car je pense qu’il peut, quand vous prendrez votre décision, influer sur elle, et assurer au peuple auquel j’appartiens plus de bienveillance que vous ne seriez peut-être disposés à lui porter. Ne niez pas, seigneurs. Je sais que vous êtes impartiaux, et je ne suis pas capable, d’autre part, de lire vos pensées. Mais je sens que vous méprisez ce peuple.

— Mais, comte, nous ne le méprisons pas !

— Si, vous le méprisez, seigneur Akki. Et, jusqu’à un certain point, il mérite votre mépris. La Bérandie est un échec. Oh ! Je n’accuse pas nos ancêtres. Ils ont fait du mieux qu’ils ont pu, dans des circonstances difficiles. Mais, comme vous l’avez dit vous-même, il y a longtemps que ce stade pseudo-féodal aurait dû être dépassé ! La noblesse, composée au début des meilleurs hommes, les plus courageux, les plus intelligents, sinon les plus honnêtes, mais cela fut aussi le cas parfois, la noblesse s’est encroûtée dans ses privilèges et sa routine. Par paresse d’esprit, nous continuons des rites sociaux auxquels nous ne croyons plus. Et chez les plus éclairés des nobles, c’est par un froid calcul que les hommes du commun sont maintenus dans l’ignorance. C’est volontairement qu’aucun effort n’a été fait pour finir cette interminable guerre avec les Vasks. Et la haine et le mépris des brinns sont artificiellement induits chez tous les Bérandiens. On vous a peut-être dit qu’il y a encore quelques mois, trois esclaves brinns se sont jetés sur une femme et l’ont égorgée ? Cela se passait à Bauclair, un petit hameau à quelques kilomètres d’ici, à la tombée de la nuit. Nul témoin proche. Les brinns assassins se seraient ensuite enfuis dans la forêt. Eh bien, la vérité est que ces brinns n’étaient autres que trois jeunes pages, âgés de quinze à dix-sept ans, peints en vert. La femme leur résistait, ils l’ont tuée. Par hasard, ils s’en sont vantés après boire dans une hôtellerie de mon comté, où dînait un de mes gardes. Je les ai fait saisir sous un autre prétexte, et pendre.

« Maintes fois, j’ai demandé au Duc – son père fut un de mes amis d’enfance – d’affranchir les brinns, comme je l’ai fait moi-même. Au fond, il partage mon avis, mais il est faible et paisible, bien que physiquement brave, et le parti adverse est trop puissant. De temps en temps, une ferme brûle, vers la frontière. Les Vasks, ou les « Verdures », dit-on. C’est parfois vrai. Mais une fois, du côté des marais Salés, je suis arrivé à l’improviste sur le théâtre d’un tel massacre. La maison flambait, les paysans étaient égorgés, et, dans l’ombre des arbres, des silhouettes s’agitaient, portant la coiffure de guerre des brinns. Une volée de flèches à pointe de pierre tomba sur nous, mes archers ripostèrent. Et quand la place nous resta, il n’y avait dans les fourrés que des traces de sang rouge !

— Et quel est le chef de ce parti de la guerre ? demanda Akki.

— Officiellement, c’est Onfrey de Nétal. Jeune noble intelligent, arrogant, assez instruit, même s’il est mal instruit, et très populaire parmi les gens du commun qu’il comble de largesses. Mais j’ai peur que le véritable chef ne soit ma filleule, la duchesse Anne.

— Et le chef du parti de la paix ?

— Ce serait moi… s’il y avait un parti de la paix ! Mais nous sommes cinq, entendez-vous, cinq dans toute la Bérandie, au moins parmi ceux qui comptent ! Le Duc, le comte de Haver et son fils, Boucherand et moi. Et encore : Boucherand est aveuglément fidèle à la Bérandie. Que son pays ait raison ou tort, c’est son pays. Peut-être trouverions-nous quelque support chez les proscrits ? Mais à côté de gens très honorables, il y a aussi des brigands chez eux ! Pour tout dire, seigneurs, votre proposition sera certainement repoussée. Un univers où ils seraient mis sur le même pied que les brinns ou d’autres humanoïdes n’intéresse pas nos jeunes nobles. Il est probable qu’ils considéreront cette proposition comme une injure. Son Altesse et moi-même ferons ce que nous pourrons, mais n’espérez rien. Aussi, je vous demande de vous souvenir qu’en soi, notre peuple n’est pas plus mauvais qu’un autre. Il a été mal éduqué. Il courbe sous le poids de préjugés qui étaient déjà, sur Terre, il y a plus de cinq cents ans, d’un autre âge. Je vous en prie, seigneurs, ne l’annihilez pas !

— Mais non, comte. Ne craignez rien pour votre peuple. Une race qui conserve en elle des cœurs nobles comme le vôtre ne mérite pas l’annihilation. Le cas auquel s’est référé Hassil est complètement différent. La race que nous condamnâmes était puissante et dangereuse, et avait déjà détruit trois autres humanités.

— Je vous remercie, seigneur Akki. Je sais que la duchesse vous demandera de venir la voir demain. Vous êtes jeunes, elle est très belle et sait être charmante. Méfiez-vous. Mais au cas où les choses tourneraient mal, épargnez-la autant que possible. Elle fut mon élève jusqu’à il y a trois ans, et si j’avais pu la conserver plus longtemps sous mon influence, elle serait sans doute différente. »

Akki monta les dernières marches et émergea sur la terrasse supérieure de la tour. Elle était aménagée en jardin, avec des massifs de fleurs aux couleurs violentes et des arbustes près des créneaux. Une vasque de verre contenait des êtres filiformes et iridescents, rapportés des côtes du continent équatorial. Sur un long banc de bois sculpté, entourée de jeunes gens, était assise la duchesse Anne.

Akki était assez blasé sur la beauté féminine. Il n’y avait pas, sur Novaterra, d’humains laids. Les progrès de l’eugénique et de la médecine avaient depuis longtemps éliminé les caractères physiques disharmonieux. Les sinzus d’Arbor, seule race qui soit assez proche des Terriens pour que les intermariages soient possibles, étaient renommés pour la beauté de leurs femmes. Certaines races humanoïdes, telles que les hiss ou les h’rbens étaient peut-être plus belles encore, puis que les humains admiraient leurs compagnes sans qu’aucune attraction sexuelle fut possible. Mais Akki jugea que si l’expression chef-d’œuvre naturel avait un sens, elle s’appliquait à la duchesse.

Elle était très jeune encore, peut-être dix-huit ou dix-neuf ans, grande, avec une chevelure de cuivre. La tête était bien formée, hautaine, les yeux vert foncé, le nez droit et fin, la bouche petite et rouge, le teint doré. Le corps souple et sinueux semblait posséder une force toujours prête à bondir, comme d’une panthère. Les yeux verts se fixèrent sur les yeux gris d’Akki. Il s’inclina.

— Ah ! dit-elle d’une voix chantante, voici l’envoyé de… quel est donc ce sot nom ? La Ligue des Terres humaines, je crois. »

Il n’y avait cependant dans son ton ni hostilité ni dédain. Rien que l’affirmation d’une solide confiance en soi. Pourtant, les jeunes nobles ricanèrent. L’un d’eux se leva, et Akki reconnut Onfrey de Nétal.

« Voici donc mon adversaire, persifla-t-il. Ou plutôt celui qui eût pu être mon adversaire, si le Duc ne l’avait protégé. »

Akki ignora l’injure. Un jour, quand sa mission serait accomplie, il se donnerait le plaisir de rosser cet insolent.

« Approchez, noble étranger. Car je suppose qu’étant ambassadeur, et non simple héraut, vous êtes noble ?

— Non, Votre Altesse, répondit-il. Sur nos mondes, il n’y a pas de nobles.

— Cela n’a aucune importance. Nos ancêtres n’étaient pas nobles, non plus. Je crois même me souvenir, Nétal, que le vôtre était boulanger. Ai-je raison ? »

Nétal rougit, puis pâlit sans répondre.

« Eh bien, messires, j’ai besoin de parler à cet ambassadeur. Ce que nous avons à nous dire ne regarde que nous-mêmes. À tout à l’heure, gentils seigneurs. »

Cachant leur rage sous des sourires, les jeunes nobles partirent.

« Votre Altesse…, commença Akki.

— Laissons les Altesses, voulez-vous ? N’êtes-vous pas las de ce carnaval archaïque ? Heureusement, dans la bibliothèque qui fut sauvée, il n’y avait que les œuvres de ce Walter Scott. Je frémis en pensant qu’elle aurait pu contenir autre chose. Me voyez-vous en princesse turque cloîtrée ?

— Vous connaissez l’histoire terrestre ?

— Mon excellent parrain Roan a veillé sur mon éducation. Pas assez d’ailleurs, à son point de vue. Mais asseyez-vous donc. Non, ici, à côté de moi. Vous fais-je peur ?

— Non, certes.

— Je ne vois pas comment je pourrais vous faire peur. Vous êtes tellement plus puissants que nous ! Combien de mondes représentez-vous ? Cinquante mille, comme me l’a dit mon père ? C’est plutôt vous qui devriez m’effrayer. Vous venez de si loin. »

Elle laissa errer son regard sur la péninsule. La mer se brisait en écume blanche sur la plage, quelques nuages flottaient.

« Avez-vous vu quelquefois une planète aussi belle que la nôtre ? »

Un moment, Akki fut tenté de répondre affirmativement, d’assurer que Nérat pâlissait auprès d’Arbor, d’Ella, de Novaterra. Puis il n’en fut plus si sûr. Après tout, ces trois derniers mondes étaient tous, plus ou moins, sa patrie. Sans doute, pour chacun, son propre pays était-il toujours le plus beau. Il pensa aux Xirii, si fiers de leur petite boule âpre et dénudée.

« Non. J’en ai vu d’aussi belles, mais pas de plus belles. »

Elle s’épanouit.

« J’étais sûr que Nérat vous plaisait ! Mais cela me charme de vous l’entendre dire, à vous qui en connaissez tant. »

Elle se leva, traversa la terrasse. Au loin, derrière la forêt, se dressait les montagnes Rouges.

« Là habitent les Vasks. Je ne les hais point. Si seulement ils voulaient s’allier à nous contre les brinns. Nous aurions vite nettoyé le continent, et alors, nous pourrions fonder une vraie civilisation, comme il y en a eu sur la Terre.

— Il n’est pas nécessaire d’exterminer les brinns pour cela, dit-il doucement. N’avez-vous jamais pensé qu’ils sont aussi humains que vous ?

— Aussi humains ! »

Elle siffla. D’un arbuste descendit une petite créature, à pelage brun verdâtre, à longue queue bifide. Le visage vert avait un vague air simiesque.

« Je croirai plutôt que Per, mon oron, est mon frère !

— Vous ne pouvez pas nier, cependant, que les brinns nous ressemblent, qu’ils bâtissent des villages, qu’ils font du feu, qu’ils…

— Pffut ! Les fournis aussi construisent des villes. Quant au feu… Et même s’ils sont lointainement nos semblables ? Sur Terre aussi, les races inférieures ont été balayées.

— Oui, les races considérées comme inférieures, et qui sait ce que l’humanité terrestre y a perdu !

— Oui, peut-être. Changeons de sujet, voulez-vous ? Celui-ci nous est pénible, pour des raisons différentes. Parlez-moi un peu de vos voyages. Je me sens si ignorante, si… (Elle hésita un instant) si barbare ! Vous devez avoir vu de splendides cités.

— Je ne saurais vous les décrire. Nos mondes n’ont pas tous des villes, d’ailleurs. Sur Ella, les hiss, qui ressemblent étroitement à ces brinns que vous méprisez, ont cessé d’en construire depuis des siècles. Mais je pourrais vous donner des photographies. Vous savez ce que c’est qu’une photographie ?

— Oui. Mais nous ne pouvons plus en faire.

— En attendant, je vais essayer de vous montrer quelques images. Regardez-moi bien en face, et laissez votre pensée vide. »

Elle leva vers lui ses immenses yeux verts. Il plongea son regard en eux, se concentra, comme il était nécessaire pour transmettre des images à une race non télépathique. Un flot de paysages passa dans sa mémoire, puis un souvenir s’imposa.

Elle secoua la tête, rompant le charme.

« C’était très beau, mais ce n’était pas une ville. Cependant, ces hautes montagnes dorées, ce torrent bleu, ce lac si calme au milieu des arbres pourpres… Où était-ce ? »

Il sursauta. Un seul lieu correspondait à la description, la vallée de Tar, sur Arbor. La vallée de Tar, où les jeunes couples passaient leurs premiers jours d’union. La vallée de Tar, où un jour, lui aussi… Sa famille avait toujours suivi la coutume sinzue, quoiqu’ils fussent au moins à moitié Novaterriens. Dans sa tête sonna la voix de Roan : « Vous êtes jeune, elle est très belle. » Allait-il tomber amoureux d’Anne ? Oh ! Cela ne changerait rien à sa décision finale, mais pourrait la rendre plus pénible.

Ils restèrent un moment silencieux. Le soleil jouait sur les cheveux cuivrés d’Anne, l’auréolant de feu, et accusait la transparence rosée d’une oreille. Il se sentit gauche, ne sachant que dire.

« Les États généraux se tiendront bientôt à Roan, reprit-elle. Oui, je suis au courant. Ne suis-je pas l’héritière, la future duchesse de Bérandie, depuis la mort de mon frère, tué à la chasse par un spriel ? C’est la première fois depuis l’établissement du duché qu’il tombera en quenouille, selon cette antique et curieuse expression. Ce n’est pas pour plaire beaucoup aux jeunes nobles. Dans notre monde, les femmes n’ont que peu d’influence. Mon règne ne sera pas facile. »

Akki fronça légèrement les sourcils. Cherchait-elle un appui ?

« Ceux qui croient que je ne saurai pas me défendre, reprit-elle, comme le devinant, se trompent. J’ai pour moi Boucherand et ses archers, j’aurai Roan et son comté. Presque tous les techniciens viennent de Roan. Quant à la flotte…, même si je dois m’allier aux Vasks. »

Il la regarda, perplexe. Cela ne concordait guère avec ce que Roan lui avait dit. Connaissait-elle leur conversation, et cherchait-elle à le duper ?

Elle eut un sourire mélancolique.

« Notre politique doit vous sembler bien mesquine, à vous qui remuez des mondes. Et je dois vous sembler une bien piètre femme d’État, moi qui me confie à quelqu’un que je n’avais jamais vu il y a une heure. N’est-ce pas ? »

Il rougit légèrement, se demandant si elle ne lisait pas, réellement, ses pensées. Pourtant, il avait été très attentif à n’en pas émettre.

« Je suis si seule, reprit-elle. Isolée, avec le poids futur d’une couronne, dans ce monde créé par des mâles pour des mâles. Et pourtant, j’ai des plans qui dépassent tout ce qu’ils peuvent rêver. À part Boucherand, Roan et quelques autres, ce ne sont que vieilles ou jeunes brutes incapables de voir plus loin que leur avenir immédiat, incapables de comprendre qu’un jour ou l’autre nous absorberons les Vasks, ou que les Vasks nous absorberont. La vraie lutte, le vrai conflit, n’est pas avec eux, mais avec les brinns. Même s’ils sont humains, comme vous le pensez, surtout s’ils sont humains, tôt ou tard une race exterminera l’autre. Et je ne veux pas savoir qui, en droit, à raison. Regardez cette terre : quand nos ancêtres y ont été jetés par le hasard – ce n’était pas cette planète qu’ils cherchaient –, la côte, ici, était habitée par quelques rares indigènes complètement barbares, que les brinns eux-mêmes considéraient avec mépris. Oh ! par rapport à votre immense civilisation galactique, nous n’avons fait que peu de choses, mais ces choses sont nôtres. Nous avons défriché, construit, irrigué, asséché, aplani, nous avons souffert et ri, nous y sommes nés et nous y sommes morts. À qui est cette terre, votre Excellence-des-Mondes-trop-lointains ? Aux quelques rares brinns qui y erraient ou à nous qui nous y sommes implantés, qui l’avons transformée ? Et maintenant, au nom d’une loi qui nous est étrangère, au nom d’une fédération à laquelle nous n’appartenons pas, vous voudriez que nous l’abandonnions ?

— Au nom de toutes les humanités, vertes, bleues, blanches ou noires ou rouges, qui actuellement luttent dans une guerre sans merci pour vous protéger, vous aussi bien que les brinns, contre notre seul réel ennemi. Au nom des milliards de morts des planètes qui se sont suicidés dans les guerres interhumaines. Au nom de vos propres enfants et petits-enfants qui, si nous laissons deux humanités sur le même monde, périront dans les tortures, ou feront d’eux-mêmes des assassins !

— Mais pourquoi vouloir nous enlever notre terre ? Pourquoi ne pas transporter les brinns ailleurs ? Ce sont des semi-nomades, nullement attachés au sol. Pour eux, toute planète sera bonne.

— C’est une question à laquelle je ne puis encore répondre. Peut-être, en effet, cela sera-t-il la solution. »

Il leva la main, refrénant l’espoir.

« Peut-être ! »

Ils ne parlèrent plus de politique, tout au long de l’après-midi. La terrasse était ensoleillée, l’air doux. Akki se détendait, se laissait vivre, ayant appris depuis longtemps que le métier de coordinateur galactique ne comportait que peu de minutes délicieuses, et qu’il fallait savoir les cueillir. Et pour la première fois, Anne se trouvait en présence d’un homme à la fois jeune et de vastes capacités, capable de l’entretenir d’autre chose que de chasse au spriel ou de prouesses équestres. Il parla de son enfance sur Novaterra, de son éducation sur Arbor et Ella, des mondes qu’il avait visités, évitant soigneusement tout ce qui se rapportait à son métier. Elle lui raconta sa vie de petite fille solitaire, isolée par sa grandeur au milieu d’un peuple où les femmes ne comptaient pas. Le seul adulte qui lui eût témoigné de l’intérêt, outre son père, était son parrain le comte de Roan, et elle avait vécu plus souvent avec lui qu’à la cour. Il lui avait appris plus d’histoires et de sciences que n’en savaient habituellement les hommes de Bérandie. Puis, il y avait trois ans, la mort accidentelle de son frère avait fait d’elle l’héritière. Depuis, elle assistait aux conseils, cachée derrière un rideau à l’insu de tout le monde, sauf du Duc, de Roan et d’un ou deux conseillers. Sitôt qu’elle aurait atteint sa majorité, le Duc comptait abdiquer en sa faveur, de façon à pouvoir la soutenir lors des premières années de son règne.

Le soir tombait. Elle se leva, s’accouda aux créneaux. Posé sur l’horizon, le soleil jetait une longue trace rouge sur la mer. Quelques barques rentraient au port, leurs voiles flamboyant sous les rayons obliques. Des spirales de fumée montaient, tranquilles, des toits de la cité. Sur les remparts, les sentinelles s’installaient pour la nuit. Dans le soir frais et doux, la paix descendait avec le soleil couchant.

Anne se tourna vers Akki, et sourit.

« Elle est belle, n’est-ce pas, notre terre, sous le ciel ? »

Chapitre V Cette boule verte, là-haut…

Pendant les journées qui suivirent, Akki analysa souvent son entrevue avec la duchesse. Elle le déconcertait. Elle était évidemment très intelligente, autoritaire, pétrie des préjugés communs aux Bérandiens, et pourtant d’esprit libre. Cette liberté d’esprit, elle la devait probablement à l’influence du vieux Roan, de beaucoup l’homme le plus remarquable qu’Akki eût rencontré sur Nérat.

Dans une de leurs conférences quotidiennes, il discuta cette situation avec son collègue hiss. Les clans qui se partageaient la Bérandie étaient très inégaux en nombre et en puissance : d’un côté, le Duc, d’une bienveillance touchant parfois à la faiblesse, bien qu’il fut, si l’on en croyait la chronique de la cour, physiquement très courageux. Avec lui, Roan. Ballotté entre sa sympathie pour ce dernier et ce qu’il représentait, et sa fidélité absolue à sa patrie, Boucherand, incarnation du militaire éclairé qui se fait tuer tout en désapprouvant. De l’autre côté, Nétal et sa clique de jeunes nobles, ambitieux, entreprenants, sans grands scrupules. Le peuple ? Autant que les coordinateurs aient pu en juger, il aurait bien volontiers vu s’adoucir la tyrannie des nobles, mais il haïssait les brinns et les Vasks. Que cette haine eût été artificiellement induite en lui par la coterie dirigeante ne diminuait pas son intensité. Et, isolée, ne sortant guère du château que pour des promenades à cheval ou en barque, mais puissante déjà, la duchesse Anne.

Si l’on en croyait Roan, bien placé pour être renseigné, elle aurait partie liée avec Nétal. Pourtant, elle avait humilié volontairement celui-ci devant Akki. Simple coquetterie féminine ? Ruse pour égarer le coordinateur ? Ou remise à sa place d’un associé qui devient gênant, et dont on aimerait se séparer ? Que signifiaient ces allusions à sa solitude absolue ? Aux difficultés menaçant son règne futur ? Appels à l’aide, dédain de cacher ses faiblesses, dû à une certitude interne de sa force, ou encore naïveté, inexpérience de la jeunesse ?

La partie s’annonçait difficile. S’il s’était agi de conquérir Nérat, il eût été aisé de jouer d’un clan contre l’autre. Mais le problème était tout autre, il fallait régler une situation délicate avec le minimum de dégâts. Si le parti de la paix l’emportait, tout serait simple. Mais il était, de l’avis même de son chef, si désespérément faible !

Peu de temps plus tard, Akki eut l’occasion de rencontrer une seconde fois Anne. Il se promenait sur les remparts du château, avec Hassil et Boucherand. Ils passèrent sous une tour, prirent l’escalier qui conduisait à la terrasse supérieure. Assise sur un créneau, indifférente au vide, la duchesse jouait avec son oron. Elle était si absorbée par son jeu que les trois hommes furent près d’elle avant qu’elle ne s’en aperçût. Elle eut un petit cri de surprise, posa la main sur le pommeau doré de la courte dague passée à sa ceinture, puis sourit. Ils saluèrent.

« Je ferais une piètre sentinelle, n’est-ce pas, capitaine ?

— Votre Altesse n’était pas de garde, répondit-il galamment.

— Mon Altesse fera bien d’être toujours de garde, j’en ai peur, capitaine. Comment marche votre enquête, messieurs les ambassadeurs ? C’est bien vrai, seigneur Hassil, que vous ressemblez à un brinn ! Et pourtant votre peuple est à la tête de l’empire galactique…

— Il n’y a pas d’empire, répliqua le hiss. Rien qu’une fédération libre. Un empire serait impossible, d’ailleurs. On ne peut diriger efficacement plus de cent trillions d’êtres avec un gouvernement centralisé.

— Mais alors, comment donc est gouvernée votre Ligue ?

— Elle ne l’est pas. Elle est. Tout peuple est libre de s’en retirer, à condition qu’il ne prenne pas le chemin de la guerre. Il n’y a qu’un organisme central, celui qui coordonne la lutte contre les misliks. Quelle que soit l’issue de notre mission, nul ne vous forcera à entrer dans notre Ligue, si vous ne le désirez pas.

— Et si un peuple prend, comme vous le dites, le chemin de la guerre ?

— Alors, s’il s’agit de guerre interplanétaire ou interstellaire, nous intervenons. S’il s’agit d’une guerre entre humanités différentes sur la même planète, nous intervenons également, et transportons ailleurs l’un des deux belligérants.

— De quel droit ? demanda-t-elle, hautaine.

— Du droit du plus sage, Altesse. »

Elle hésita un instant, puis dit :

« Évidemment, c’est une solution. Bonsoir, gentils seigneurs. Viens, Per ! »

Son oron sur l’épaule, elle partit.

Cinq jours plus tard, le Duc, qu’ils n’avaient plus revu, fit appeler les coordinateurs.

« Les États généraux ont été convoqués. Je dois partir bientôt pour Roan, sur mon vaisseau le Glorieux. Viendrez-vous avec moi, ou utiliserez-vous votre machine volante ?

— Nous viendrons avec notre avion, Votre Altesse, si cela ne vous ennuie pas.

— Pourriez-vous alors prendre Roan avec vous ? Il ne vous le demandera jamais, mais en grille certainement d’envie.

— Avec plaisir, Votre Altesse. Notre appareil a trois places.

— Vous lui ferez certainement une très grande joie. Ah ! Seigneur Akki, la duchesse voudrait vous voir. Elle vous attend sur sa terrasse. »

Il monta rapidement les escaliers. Bien qu’il sût qu’elle lui créerait certainement les pires difficultés, il ne pouvait s’empêcher de ressentir pour Anne une vive sympathie. Il était encore jeune, et tout ce qui restait en lui de romanesque, malgré une longue éducation visant à développer le sens critique et la froide raison, s’émouvait pour le sort de cette jeune fille, sur qui allait reposer un jour le poids d’un État, et de laquelle il allait probablement faire, lui, Akki, une exilée. Quand il déboucha sur la terrasse, elle n’était pas visible. Il la chercha derrière les bosquets, et la vie, penchée à un créneau, halant un fin cordage. Il s’arrêta, se dissimula. La tête ronde de Per apparut, et l’oron, d’un brusque rétablissement, sauta sur l’embrasure et tendit un mince rouleau blanc, à la jeune fille. Doucement, Akki se glissa jusqu’à un autre point du rempart, regarda en bas. La cour était déserte, mais il lui sembla entrevoir, disparaissant sous une porte, une haute et massive silhouette, peut-être celle de Nétal.

« Communication d’amoureux, ou de conspirateurs ? » se demanda-t-il.

Silencieusement, il revint au bout de l’escalier, frotta bruyamment sa sandale contre la pierre. La duchesse sursauta, et fit disparaître le message dans son corsage.

« Vous voilà, seigneur Akki. Mon mouchoir était tombé, et au lieu de déranger mes servantes, j’ai envoyé Per le ramasser. Il adore grimper à la corde. »

Négligemment, elle tira un mouchoir de son sein, s’essuya doucement le front.

« Quelle chaleur, seigneur Akki ! et nous sommes à peine au printemps. Fait-il aussi chaud sur vos planètes ? Oh ! Je suppose que dans le nombre. »

Elle resta un moment silencieuse, mordant sa lèvre inférieure.

« Je vais vous demander une faveur. Je… N’est-ce pas idiot d’avoir toujours à accorder des faveurs, et jamais à en demander ?

Je ne sais comment faire ! Enfin… pourrais-je venir aux États avec vous, dans votre machine ? »

Il ne répondit pas immédiatement. Bien qu’il fût tenté d’accepter, il voulait se donner le temps de réfléchir. Il faudrait sacrifier Roan, dont il avait besoin… ou bien… Mais oui, Hassil accepterait certainement d’aller avec le Duc, sur son navire. Pour quelqu’un qui s’intéressait autant à l’archéologie – cela avait toujours été la passion de sa famille – un voyage à la voile… D’un autre côté, cela le laisserait seul, lui Akki, avec deux Bérandiens, mais la force physique de Roan était négligeable, étant donné son âge, et Anne était une femme. De plus que feraient-ils de l’appareil, plus délicat à piloter qu’il ne paraissait ?

« Allons, je vois que vous refusez, dit-elle tristement. J’aurais pourtant aimé voler, comme les ancêtres, ne serait-ce qu’une fois. Elle doit être si belle, la terre, vue du ciel ! »

Un plan se dessina dans l’esprit d’Akki.

« Mais non. C’est peut-être possible, Votre Altesse. Je dois cependant emmener avec moi votre parrain Roan, et notre appareil n’a que trois places. Cependant je pourrai sans doute convaincre Hassil de suivre votre père sur son navire. Mais est-il nécessaire d’attendre pour voler ? Voulez-vous venir faire, dès maintenant, un petit voyage ?

— Maintenant ? Vous voulez dire tout de suite ?

— Pourquoi pas ?

— Vous feriez cela ? Attendez-moi près de votre machine. Ne le dites pas au Duc, je m’en charge ! »

Légère, elle disparut par l’escalier. Plus lentement, Akki descendit à son tour. » Peut-être, dans l’intimité du vol, pensa-t-il, laissera-t-elle échapper quelque parole me permettant de juger de ses desseins ? »

Il avertit Hassil, attendit, adossé à l’aile courte de l’avion. Anne apparut, vêtue d’un costume de cheval, et accompagnée de Boucherand et de trois gardes. Elle sourit à Akki.

« Voyez, capitaine, et soyez témoin. C’est de mon plein gré que je pars pour quelques heures avec le seigneur Akki. Que nul ne trouble son compagnon. Nous serons de retour avant la nuit, je pense ?

— Certainement, Votre Altesse.

— Excellent. Par où dois-je monter ? »

La porte glissa.

« Ici, Altesse. Vous vous assiérez sur le fauteuil de droite. Ne touchez à rien ! »

Anne retira vivement la main du second volant de pilotage. Il s’installa à côté d’elle, lui fit boucler sa ceinture. Se penchant pour dire au revoir à Boucherand, il vit une légère lueur d’hostilité, vite éteinte, dans ses yeux. La porte se referma. Il établit le contact, saisit le volant. Doucement, sous l’effet des champs antigravitiques, l’appareil s’éleva verticalement. Il dépassa la plus haute tour, vira, s’engagea sur la mer. Penchée vers la fenêtre de droite, la duchesse regardait sans parler.

Ils filèrent droit au large, prenant de la hauteur à meure. L’horizon s’élargit, des nuages s’interposèrent entre l’avion et la mer. Akki se tourna et demanda, en bérandien :

« Eh bien, que pensez-vous de votre terre vue du ciel ? »

Elle sursauta.

« Mais… Pourquoi avez-vous changé de voix ?

— Je n’ai pas changé de voix, Votre Altesse. En réalité, c’est la première fois que je vous parle. Jusqu’à présent, ce sont mes pensées que vous entendiez.

— Vos pensées ? Mais alors, vous savez tout ce que je…

— Mais non ! Je ne puis saisir, de vos pensées, que celles que, sans le savoir, vous émettez vers moi avec l’intention que je les reçoive, c’est-à-dire celles que vous traduisez par des paroles. Les autres me restent secrètes. Et quand je vous parlais de la même manière, votre esprit habillait les pensées reçues avec une voix fantôme, qui n’existait pas en réalité.

— Ainsi, vous conversez par transmission de pensée ?

— Oui et non. J’utilise souvent la parole. Mais au début je ne connaissais pas le bérandien. Je l’ai appris ces derniers jours très vite, grâce à un appareil qui est dans cet avion. Rappelez-vous, je vous ai déjà transmis des images…

— Oui, mais je croyais que vous l’aviez fait avec l’appareil que vous portiez ce jour-là sur la tête.

— Ah ! Mon bandeau ? C’est en effet un amplificateur.

— Et vous naissez avec ce don ?

— Non. Aucune humanité à sang rouge n’est naturellement télépathique. En revanche, les races à sang vert le sont presque toutes, et je ne serais pas étonné que vos brinns le fussent. Voulez-vous piloter un peu ?

— Oh oui ! Mais je n’ose pas.

— C’est très facile. Votre Altesse, enfin, très facile, parce que je suis à côté de vous, prêt à corriger toute erreur. Ne vous inquiétez pas du moteur. Prenez simplement ce volant, devant vous. Inclinez-le à droite pour aller à droite, à gauche pour aller à gauche, poussez pour descendre, tirez pour monter. Comme cela ! »

L’avion se mit à décrire des courbes fantastiques. Ivre d’un sentiment de puissance qu’elle n’avait jamais éprouvé, même sur le plus fougueux des chevaux de la Bérandie, la duchesse riait, faisait plonger à mort le petit engin, le redressait sèchement. Les compensateurs gravito-inertiques empêchaient les accélérations de devenir dangereuses.

Enfin, lassée, elle abandonna le volant, se renversa dans son siège.

« Quelle merveille ! Voler comme un oiseau ! Mieux qu’un oiseau ! »

Elle reprit les commandes, vira à droite, surveillant avec volupté le chavirement apparent de la mer, loin sous eux.

« Voulez-vous que nous fassions un peu de vraie acrobatie, Votre Altesse ?

— Oh oui ! Mais ne m’appelez plus Altesse. J’ai horreur de cet anachronisme !

— Comment vous nommerai-je alors ? Mademoiselle me semble aussi archaïque.

— Dites donc Anne ! Je vous appelle bien Akki !

— Entendu, Anne. Serrez bien votre ceinture. Comme cela ! »

L’avion piqua vers les flots, passa sur le dos, et frôla les vagues pendant quelques secondes, puis il grimpa, boucla la boucle, descendit en vrille, monta en spirale. Pâle, mais rieuse, Anne cria : « Encore ! »

Ils jaillirent en chandelle. Le ciel vira au noir, les étoiles parurent. Se ruant hors de l’atmosphère, l’avion fila vers le satellite de Nérat. La chaleur engendrée par le frottement de l’air se dissipa, et Akki mit en marche le chauffage. La lune grossissait de minute en minute.

« Mais nous sommes dans l’espace ! »

La voix d’Anne sonna, effrayée, plus autoritaire du tout.

« Oui, Anne, dans l’espace. Chez moi. Regardez. N’est-ce pas beau ?

— Oh ! Akki, j’ai peur ! Les étoiles ! Elles sont aussi sous vous, quand vous marchez sur la terrasse de votre château.

— Oui, mais je ne les vois pas. Ici, quel abîme ! J’ai le vertige !

— Voulez-vous rentrer ?

— Non ! Non ! Je veux voir Loona de près. Seigneur, que dirait parrain ! Et tout semble si facile !

— Facile, Anne, pour un peuple comme le mien, qui a derrière lui toute la science de milliers d’années, et de dizaines de milliers d’humanités ! Mais combien sont morts, sur chaque planète, pour réaliser ce rêve…

— Et l’on pourrait aller jusqu’à une autre étoile avec votre avion ?

— Non. Il ne contient pas assez de réserves d’air, ni d’énergie, et on mettrait trop de temps, car il n’a pas de dispositif hyperspatial. Mais nous pouvons aller facilement jusqu’à votre lune. »

Moins d’une heure plus tard, l’avion se posa doucement sur une morne plaine nue, entourée de montagnes déchiquetées.

« Nous ne sortirons pas aujourd’hui, Anne ; le maniement des spatiandres est délicat, et il serait dangereux pour vous d’en utiliser un sans entraînement. Mais plus tard, si tout va bien… »

Elle resta un moment rêveuse, appuyée contre lui, regardant le ciel où, boule duveteuse, Nérat flottait entre les étoiles. Puis, subitement, elle éclata d’un rire incoercible.

« Qu’y a-t-il ?

— Non, c’est trop drôle, Akki. Vous avez dû bien rire ! Vous sou venez-vous de ce que j’ai dit, à notre première entrevue ? Des rêves grandioses ! Des plans qui dépassent tout ce qu’ils peuvent imaginer ! Des plans de conquête, seigneur, des plans de conquêtes pour cette boule verte qui est là-haut ! Dieu ! Quelle imbécillité ! La conquête d’une fourmilière ! Anne la Conquérante ! Oh ! J’étais si ridicule ! Et vous ne m’avez pas arrêtée ! Vous m’avez laissée parler !

— Mais non, Anne, vous n’étiez pas ridicule ! Vous avez très bien vu le problème posé par la coexistence de deux humanités sur le même monde : l’extermination ou l’esclavage. Et vous avez essayé de le résoudre avec les éléments que vous aviez en main. Mon but, ma mission, c’est de vous montrer les autres éléments. Ceux que vous ne pouviez pas connaître.

— Cette grosse boule verte ! C’est ma patrie, pourtant. Nous la laisserez-vous, dites, Akki ? Je vous promets que je ferai tout ce que votre Ligue voudra ! Oh ! Je comprends maintenant que toute résistance est plus qu’inutile, elle est absurde. À côté de nous, vous êtes comme des dieux. Combien de vos astronefs faudrait-il pour nous écraser ? Un ? Deux ?

— Ce petit appareil suffirait, Anne, dit-il tristement. Mais nous ne voulons pas vous écraser.

— Si vous vouliez nous laisser Nérat, Akki. C’est notre monde, savez-vous ? Nous y sommes tous nés. La presqu’île de Vertmont… J’en connais toutes les criques, tous les cailloux ! J’y ai tant joué, quand j’étais une petite fille sans soucis. Et la forêt Verte au matin, quand les orons chantent, le bruissement des feuilles de glia à la brise…, la douceur des mousses violettes sous le pied nu… Vous ne pouvez pas nous enlever cela, Akki.

— C’est aussi le monde des brinns, Anne. Croyez-vous qu’ils ne sentent pas la douceur de l’herbe sous leurs pieds ?

— Je ne sais plus. Tout est si difficile. Oh ! Pourquoi êtes-vous venus ? Et pourtant… je n’aurais jamais connu cette joie de voler, de franchir l’espace… Mais la conquérante est morte, et il ne reste qu’une jeune fille qui a peur de l’avenir, oh ! Si peur maintenant ! »

Subitement, elle rit de nouveau.

« Mon orgueil, Akki, mon orgueil tombé en poussière ! Rentrons ! »

Quand le château apparut sous l’avion, elle rompit le silence qu’elle avait observé depuis leur départ du satellite.

« Demain soir, en l’honneur de mon départ, je dois présider un banquet de jeunes nobles. Je ne m’en sens pas le courage, et pourtant je dois le faire. Ne suis-je pas la duchesse héritière ? Voulez-vous y assister ? Ils ne pourront rien dire, vous avez rang d’ambassadeur. Et ainsi, ajouta-t-elle plus doucement, je me sentirai moins seule. J’aurai un allié. Vous voulez bien être mon allié, n’est-ce pas ? Nous avons maintenant le même but, tous deux ; régler cette malheureuse situation de la Bérandie avec le minimum de larmes. »

Chapitre VI Le coup d’état

Akki vit tout de suite que son entrée faisait sensation, et que nul des jeunes gens et jeunes filles qui conversaient gaiement dans la salle ne s’était attendu à son arrivée. Les regards des hommes furent tout de suite hostiles, mais Akki s’aperçut avec amusement que ceux des jeunes filles ne l’étaient pas tous. Il avait revêtu pour la circonstance un vêtement de cérémonie arborien, bottes de cuir fauve, culotte collante grise, blouse moirée de fibres de tirn, longue cape noire, et, autour du front, le bandeau d’or avec la double spirale de diamants des coordinateurs. Malgré la coupe très simple, sévère même des vêtements, leur richesse de matière faisait pâlir les couleurs vives et les broderies compliquées des habits des autres invités.

Du fond de la salle, un géant s’avança, Nétal. Il se dirigea vers Akki, le toisa, et s’aperçut, à son vif déplaisir, qu’il était à peine plus grand que lui.

« Ainsi, seigneur, vous daignez honorer notre fête de votre présence ? Croyez que nous en sommes flattés. »

Akki sourit.

« Mais non, tout l’honneur est pour moi, noble seigneur.

— Je vois que pour une fois, vous êtes sans armes. Touchante attention, vous auriez pu effaroucher ces tendres dames.

— Vous n’avez pas d’armes, vous non plus, baron… »

Un homme plus âgé s’interposa.

« De grâce, seigneurs ! La duchesse ! »

Anne entrait, vêtue d’une très simple robe de cour, mais dont le bas s’ornait de la fourrure rarissime d’une azeline. Un par un, selon les préséances, les jeunes gens vinrent lui rendre hommage. Peu soucieux de créer un motif de querelle, Akki vint le dernier, s’inclina. Anne lui tendit la main, et, à haute et claire voix, déclara :

« Nobles seigneurs, je vous présente Son Excellence Akki Kler, ambassadeur de la Ligue des Terriens humaines, et mon très cher ami. Je vous prie de lui donner la considération que méritent son rang et sa personne. Pour ceux qui seraient lents à comprendre, ajouta-t-elle d’une voix plus sèche, il reste de la place dans les rangs des proscrits. Excellence, voulez-vous me donner le bras ?

— Vous avez tort, Anne, murmura-t-il tandis qu’ils marchaient en tête vers la salle du banquet. Ils vont me haïr encore plus si vous me prodiguez ainsi vos faveurs.

— Croyez-vous qu’ils ne me haïssent pas moi-même ? Mais ce ne sont que des chiens domestiques, qui aboient et ne mordent pas – tout au moins pas tant qu’on est fort ! »

Elle fit asseoir Akki à sa droite, Nétal à sa gauche, au milieu d’une grande table barrant en T une autre très longue table. Akki avait en face de lui, à l’autre bout de la salle, l’unique porte d’entrée, et, sans savoir pourquoi, il en fut heureux. Au-delà de la porte, dont les tentures avaient été relevées pour permettre le passage des serviteurs, il voyait en enfilade le long corridor qui conduisait à la salle de réception, puis à la terrasse et à l’escalier donnant sur la cour principale. Dehors, la nuit était tombée.

Il avait à son côté une jolie fille brune, qui, à peine assise, le cribla de questions. Elle était surtout curieuse de la matière dont était faite sa blouse, et il dut expliquer que l’on tirait ce textile d’une plante vivant sur une seule planète. Plus chatoyant que la soie ou n’importe quelle fibre synthétique, il était également plus solide. La jeune fille s’extasia, dissimulant à peine son envie. Profitant d’un instant où elle parlait à son autre voisin, Akki se pencha vers Anne, demanda :

« Quelle est donc cette jolie fille, ma voisine ?

— C’est Clotil Boucherand, la jeune sœur du capitaine, et, je crois, ma seule amie sincère. Mais elle ne le restera pas si elle vous accapare trop. »

Les plats succédèrent aux plats, les boissons aux boissons. Sobre, Akki mangea peu, et but encore moins. De l’autre côté d’Anne, Nétal mangeait et buvait peu, lui aussi, et restait silencieux. Assez loin, à gauche, un groupe de convives entonna une chanson assez leste. Dans la cour retentit un bruit d’armes, puis des cris s’élevèrent. Akki observa Nétal, le vit se tendre. Un homme arriva en courant dans le couloir mal éclairé, tituba, se cramponna aux rideaux, puis s’adossa un moment au mur. Du sang coulait d’une blessure à la poitrine. C’était le vieux Roan.

Par un terrible effort, il avança vers Anne, jusqu’à ce que seule la largeur de la table les séparât. Lentement, il parla :

« Vous êtes arrivée à vos fins, Anne. Le Duc, votre père, vient d’être assassiné dans ses appartements. Assassiné par les hommes de Nétal, et sur votre ordre ! Reconnaissez-vous ce papier ? C’est bien votre écriture, n’est-ce pas ? Ne niez pas, c’est moi qui vous ai appris à écrire ! »

Il jeta la feuille tachée de sang sur la table. Elle glissa, s’arrêta devant Akki. Il lut :

Mon cher Nétal,

Entendu pour demain soir. Je me charge de ce qui concerne le Duc, comme convenu. Il ne se doute de rien.

Anne

Doucement, très doucement, Akki repoussa sa chaise en arrière, prêt à bondir. Anne ne disait rien, regardant fixement le vieil homme appuyé des deux mains à la table. Le long d’une manche déchirée, un filet de sang coulait, se mêlant au vin d’un verre renversé. Enfin, elle parla :

« Mais, parrain, comment pouvez-vous croire cela ! Moi, faire assassiner mon père !

— Que signifie ce mot, alors ?

— Oh ! Il se rapportait… à de vieux rêves sans valeur, acheva-t-elle, se tournant vers Akki. Je vous en ai parlé hier, sur Loona. Nous devions déclencher la guerre contre les brinns, en faisant brûler quelques fermes sur la frontière nord-ouest. Je devais convaincre mon père d’appuyer nos plans de conquête et d’ouvrir l’arsenal. C’était là ma part… Vous me croyez, dites, parrain, vous me croyez ? »

Elle s’écroula, sanglotante, la tête entre les mains. Il y eut dehors un tumulte confus, quelques cris, et une flèche passa en sifflant devant la fenêtre.

« Anne, Anne, jure-moi que tu me dis la vérité ! » implorait Roan.

Lentement, les convives se rassemblaient, entourant le vieillard. Un autre groupe se forma près de la porte, comme horrifié. Doucement, Akki déboucla l’attache de sa cape.

« Je vous le jure par tout ce que j’ai de plus sacré, la mémoire de mes parents et de mon frère !

— Mais qui alors ? Vous, Nétal ? »

Le baron géant se leva.

« Oui, moi, Nétal, moi, duc de Bérandie. Ne craignez rien, Anne, vous serez quand même duchesse, si vous ne rougissez pas d’épouser le descendant d’un boulanger, comme vous me le rappelâtes naguère. Les boulangers font quelquefois des révolutions ! Je suis maintenant le maître, le seul ! Mes hommes ont saisi toutes les places, à l’heure qu’il est. Le château, la ville, la Bérandie entière est à moi !

— Boucherand et les archers…

— Boucherand obéira au Duc, Anne, vous le savez bien. Seul le Duc compte pour lui, quel qu’il soit.

— Vous vous trompez ! Il m’obéira, à moi ! »

Elle eut un sauvage sourire.

« Car vous ignorez une chose, Nétal, Boucherand m’aime !

— Tant pis pour lui, alors, il disparaîtra comme les autres. La majorité des archers est avec moi. Et maintenant que je sais qu’il vous aime, je ne serai pas assez idiot pour le laisser vivre.

— Et ceux-là, Nétal – elle se tourna vers Akki, immobile –, ceux-là, croyez-vous pouvoir les vaincre ?

— Oh ! Pour ceux-là, bien indifférent leur est qui gouverne la Bérandie ! Et croyez-vous que je sois assez fou pour les laisser repartir ? J’ai peur, seigneur Akki, qu’il ne vous arrive très bientôt un fâcheux accident, puisque vous avez été assez sot pour venir désarmé. Votre ami vert ne peut rien, il doit être mort ou prisonnier, à l’heure présente. Ah ! Voici nos armes ! »

Un homme venait d’entrer, plié sous le poids des épées qu’il portait. Nétal se dirigea vers lui.

Alors, rapide comme un éclair, le coordinateur bondit sur la table, courut parmi verres et bouteilles, tomba sur le premier homme qui venait de s’armer. Une brève lutte, une prise krenn, et l’homme s’affala, le cou brisé. L’épée à la main, Akki s’adossa au mur. Pendant une minute ou deux, ce fut une mêlée confuse, les assaillants, trop nombreux, se gênant mutuellement. La lame d’Akki dessinait de grands cercles flamboyants, fendant les têtes, perçant les poitrines. Il se retrouva seul au milieu d’un cercle de morts et de blessés.

« Eh bien, Nétal, cria-t-il, que pensez-vous de l’incapacité des civilisés ? Mais je ne vous ai guère vu de près ! »

Une ombre se glissa à côté de lui. D’un sursaut, il fit face, vit Anne, sa dague dorée à la main.

« Non, Anne, vous allez vous faire tuer ! Partez !

— Partez, Anne, cria Nétal. Je ne désire pas votre mort. Vous m’êtes trop précieuse ! »

Elle ne lui répondit pas.

« Vraiment, dit-elle à Akki, vous avez une piètre idée de ma personne et de ma race ! Je resterais en sécurité pendant que mon allié se bat ? À Dieu ne plaise ! Alors, lâches et traîtres, qu’attendez-vous ? Et parmi vous, pas un pour prendre ma défense ? En vérité, je commence à croire que Son Excellence Akki a raison, et que vous ne valez pas mieux que les Verdures !

— Assez, Anne ! cria Nétal. Pour la dernière fois, sortez d’ici ! Nous allons attaquer cet homme, qui doit disparaître ! »

Akki parcourut la salle du regard. Un bloc massif d’une quinzaine de jeunes nobles barrait toujours la porte, une dizaine se tenaient à côté de Nétal. Près des tables, Clotil soignait Roan, allongé sur le sol. Aucune chance… pensa-t-il. Si seulement Hassil pouvait intervenir ! Mais était-il encore vivant ?

Avec précaution, les assaillants avancèrent, et Akki croisa le fer avec l’un d’eux. Sa force physique, scientifiquement cultivée dans sa race depuis des générations, était nettement supérieure à celle de n’importe quel Bérandien, Nétal compris, pris isolément. Mais ils étaient dix !

Des pas et des cliquetis d’acier sonnèrent dans le couloir, et le groupe de nobles qui barrait la porte, bousculé, reflua vers l’intérieur. Un bouclier d’une main, un sabre de l’autre, suivi de quatre gardes en armure légère, parut Boucherand.

« Malédiction ! hurla Nétal. Ne les laissez pas passer ! Et vous tuez-moi cet homme ! »

Ils se ruèrent à l’assaut. Débordé, Akki pensa sa dernière heure venue. Il lui sembla vivre un cauchemar où il était condamné à frapper, frapper, sans jamais avoir de répit. Un homme s’écroula à ses pieds, un homme qu’il n’avait pas touché. De son dos sortait le manche doré d’un poignard. Puis subitement, sa lame rencontra le vide. Nétal n’était plus là, ni aucun de ses partisans. Sanglant, Boucherand vint à lui.

« Beau combat, seigneur Akki. Êtes-vous tous comme cela sur vos mondes ? Venez, maintenant, venez vite ! Vous aussi, Altesse. Des chevaux nous attendent. Nous pourrons peut-être gagner la région où vivent les proscrits. Ici, il n’y a plus rien à faire, voici ce qui reste de mes archers, à peu de chose près, ajouta-t-il en montrant trois hommes blessés. Les autres, morts ou traîtres. Je les préférerais morts ! Clotil, viens, toi aussi !

— Capitaine, je vous remercie de votre fidélité, et si un jour je reprends mon trône, je saurai m’en souvenir. Mais nous ne pouvons pas laisser mon parrain entre les mains de ces chiens !

— Diable non ! Mais cela va compliquer les choses. Pensez-vous pouvoir monter à cheval, comte ?

— J’essaierai, capitaine. Si je ne puis, abandonnez-moi.

— Pierre, Joseph, aidez le comte. Venez vite, le temps presse. »

Ils filèrent par le couloir, passèrent sur la terrasse. En bas, la cour était déserte, quelques cadavres gisaient sur le sol dallé. Ils la traversèrent à la hâte, glissèrent sous une voûte, passèrent sur le rempart extérieur. Une sentinelle voulut les arrêter, fut assommée.

« Je n’en puis plus, laissez-moi ici, dit Roan. Adieu, Anne ! Veillez bien sur elle, capitaine, et vous aussi, seigneur Akki. Et pardonnez-moi de vous avoir soupçonnée, vous qui fûtes presque ma fille. »

Boucherand et Clotil entraînèrent la jeune fille, laissant Akki en arrière.

« Non, ne me portez pas, j’ai peu de temps à vivre. Partez, c’est un ordre, dit-il aux soldats qui essayaient de le soulever. Protégez la duchesse, moi, je ne compte plus !

« Allons, il était écrit que je ne verrais jamais les étoiles qu’au bout de mon télescope, ajouta-t-il pour Akki. Et n’ayez que peu de pitié pour la Bérandie, elle n’en mérite guère !

— Restez ici dans l’ombre du créneau. Je vais revenir vous chercher. »

Il courut, dépassa les deux soldats, rattrapa Anne, le capitaine et sa sœur. Ils galopèrent sur les remparts, descendirent un escalier, arrivèrent à la poterne nord. Deux archers les attendaient, avec des armes et des chevaux.

« C’est ici que notre route bifurque, dit le coordinateur. Je dois sauver mon avion. Où pourrai-je vous retrouver ?

— Vous ne venez pas avec nous ?

— Je puis être plus utile avec mon ami et mon avion. Et ma mission n’est pas terminée. Où comptez-vous aller ?

— Chez les proscrits. Aux confins du pays vask.

— Je tâcherai de vous y rejoindre. Partez maintenant. Bonne chance, Anne ! »

Il plongea dans l’obscurité, remonta sur le rempart, contourna une terrasse, au-dessus de la cour où se trouvait son appareil. Elle était vivement éclairée par des torches qui brûlaient en tas, à peu de distance de la queue de l’engin. On avait essayé de l’incendier. Quelques taches noires – tout ce qui restait d’hommes atteints par un fulgurateur – parsemaient le dallage. Hassil avait combattu. Où était-il ?

Comme pour répondre, un mince rai bleu jaillit d’une fenêtre, et un Bérandien qui essayait de traverser la cour chancela, se tassa, croula en un amas de cendres. Pourquoi Hassil ne gagnait-il pas l’avion ? Akki comprit quand il vit une volée de flèches s’écraser contre le mur. Il repéra les archers, tapis derrière des créneaux revint sur ses pas, dépouilla un cadavre de ses armes. Du point où il était maintenant, il pouvait voir les tireurs, en enfilade. Il posa une flèche sur la corde, tendit l’arc, décocha le trait. Un des Bérandiens s’effondra, la mince tige vibrant dans son dos. Akki recommença, tuant ou blessant un autre homme, et cria en hiss :

« Hassil, à l’avion. Je te couvre ! »

Une silhouette bondit dans la cour, se rua vers l’avion, zigzaguant. Un archer se leva pour mieux viser, s’écroula, une flèche dans la gorge. Le hiss disparut dans l’appareil, qui s’éleva, vint à hauteur du rempart. Akki sauta à l’intérieur. Dérisoires, des traits sonnèrent contre la paroi métallique.

« Laisse-moi piloter ! »

À deux mètres au-dessus du chemin de ronde, ils cherchèrent Roan. Ils l’allongèrent sur le siège arrière, respirant à peine.

« Nous allons au pays des Vasks, maintenant. Hassil, soigne cet homme. »

Rapidement, l’avion prit de la hauteur. En bas, dans la cité, les cloches de l’hôtel de ville sonnaient le tocsin.

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