APRÈS

PIQUE-NIQUE

C’est le vendredi qui ouvre les festivités du long week-end de Labor Day[19]. Une Jeep Wrangler — plus de la première jeunesse mais toujours chérie de son propriétaire — entre sur le parking des terrains de Petite Ligue du stade McGinnis et s’arrête à côté d’une Mercedes bleu layette, plus toute jeune elle non plus. Jerome Robinson met pied à terre et descend la pelouse vallonnée en direction d’une table de pique-nique déjà garnie de nourriture. Il balance un sac en papier au bout de son bras.

« Hey, Hollyberry ! »

Elle se retourne.

« Combien de fois t’ai-je dit de ne pas m’appeler comme ça ? Cent ? Mille ? »

Mais elle sourit en disant ça, et, quand il la serre contre lui, elle lui rend son étreinte. Jerome n’insiste pas, cependant : il la relâche bien vite et demande ce qu’il y a à manger.

« Salade de poulet, salade de thon et salade de chou. J’ai aussi apporté un sandwich au rosbif. Pour toi. Si tu le veux. Moi, j’ai arrêté la viande rouge. Ça perturbe mon rythme circadien.

— Alors, si je peux t’éviter d’être tentée… »

Ils s’assoient. Holly leur sert du Snapple dans des verres en carton. Ils trinquent à la fin de l’été puis attaquent les victuailles, parlant de tout et de rien, de films et de séries télé, évitant pour le moment la raison qui les a conduits ici : ce n’est qu’un au revoir, temporaire certes, mais un au revoir tout de même.

« Dommage que Bill n’ait pas pu venir, dit Jerome alors que Holly lui tend un morceau de tarte au chocolat. Tu te souviens quand on s’est tous retrouvés ici pour pique-niquer après son audition ? Pour fêter sa relaxe par la juge d’instruction ?

— Je m’en souviens parfaitement bien, dit Holly. Tu voulais qu’on vienne en bus !

— Le bus c’était gwatuit, m’zel’ Holly ! s’exclame Tyrone Feelgood. Moi y en a vouloi’ tout ça là gwatuit !

— Change de disque, Jerome. Celui-là est usé. »

Jerome soupire.

« Ouais, c’est clair.

— Bill a reçu un appel de Peter Saubers, explique Holly. C’est pour ça qu’il n’a pas pu venir. Il m’a dit de te transmettre son amitié et de te dire qu’il te verra avant que tu repartes à Cambridge. Essuie-toi le nez. Tu as une tache de chocolat dessus. »

Jerome résiste à l’envie de lancer : Moi y en a pwéféwer couleu’ chocolat !

« Pete va bien ?

— Oui. Il avait une bonne nouvelle à annoncer à Bill de vive voix. J’arrive pas à finir ma tarte, j’en ai trop. Tu la veux ? Sauf si ça t’embête de manger mes restes. Je comprendrais très bien, mais je suis pas enrhumée, ni rien.

— J’utiliserais même ta brosse à dents s’il le fallait, lui dit Jerome, mais je suis repu.

— Beuuh, dit Holly. Moi, j’utiliserais jamais la brosse à dents de quelqu’un d’autre. »

Elle ramasse leurs verres et assiettes en carton et va les jeter dans la poubelle la plus proche.

« Tu pars à quelle heure demain matin ? demande Jerome.

— Le soleil se lève à six heures quarante-cinq. Je compte avoir décollé à sept heures trente au plus tard. »

Holly part en voiture à Cincinnati voir sa mère. Toute seule. Jerome a du mal à y croire. Il est content pour elle, mais il a peur aussi. Que se passera-t-il en cas de pépin, si elle panique ?

« Arrête de t’inquiéter, lui dit-elle quand elle vient se rasseoir. Tout ira bien. C’est que de l’autoroute, pas de conduite de nuit et la météo annonce un temps clair. Et puis j’emporte les CD de mes trois musiques de film préférées : Les Sentiers de la perdition, Les Évadés et Le Parrain 2. Cette BO étant la mieux, à mon humble avis, même si Thomas Newman est dans l’ensemble largement meilleur que Nino Rota. La musique de Thomas Newman est mystérieuse.

— John Williams, La Liste de Schindler, dit Jerome. Y a rien au-dessus.

— Jerome, je voudrais pas dire que tu dis que des conneries… mais je le dis. »

Jerome rigole, ravi.

« J’aurai mon portable et mon iPad, batterie chargée au max. La Mercedes sort de la révision. Et vraiment, ça fait que six cents kilomètres.

— Super. Mais surtout, appelle en cas de besoin. Moi ou Bill.

— Évidemment. Quand repars-tu à Cambridge ?

— La semaine prochaine.

— Tu as terminé sur les quais ?

— Terminé, et je suis bien content de passer à autre chose. Le travail physique, c’est peut-être bon pour le corps, mais je crois pas que ça ennoblisse l’âme. »

Holly a encore du mal à soutenir le regard des gens — même de ses amis les plus proches — mais aujourd’hui elle fait un effort et soutient le regard de Jerome.

« Pete va bien, Tina va bien, leur mère est de nouveau sur pied. Tout ça, c’est parfait, mais Bill, est-ce qu’il va bien, lui ? Dis-moi la vérité.

— Je vois pas ce que tu veux dire. »

Subitement, c’est Jerome qui a du mal à soutenir son regard.

« Il est trop mince, pour commencer. Il a poussé son régime gym-salade trop loin. Mais c’est pas ça qui m’inquiète le plus.

— C’est quoi ? »

Mais Jerome sait, et il n’est pas surpris que Holly sache, même si Bill pense avoir réussi à le lui cacher. Holly a ses méthodes.

Elle baisse la voix comme si elle craignait d’être entendue même s’il n’y a personne d’autre qu’eux à cent mètres à la ronde :

« Il va le voir souvent ? »

Jerome n’a pas besoin de demander de qui elle parle.

« Je sais pas trop.

— Plus d’une fois par mois ?

— Je pense, oui.

— Une fois par semaine ?

— Peut-être pas aussi souvent. »

Mais qui peut l’affirmer ?

« Pourquoi ? » Holly a les lèvres qui tremblent. « Il est… Brady Hartsfield est un légume ou pas loin !

— T’as rien à te reprocher, Holly. Crois-moi. Tu l’as frappé parce qu’il s’apprêtait à faire sauter deux mille jeunes dans une salle. »

Il essaie de lui toucher la main mais elle la retire brusquement.

« Je me reproche rien ! Je le referais ! Encore et encore et encore ! Mais je déteste penser que Bill est obsédé par lui. Je sais ce que c’est, l’obsession, et c’est pas agréable ! »

Elle croise les bras sur sa poitrine, vieux geste de réconfort dont elle s’est en grande partie sevrée.

« Je crois pas que ce soit de l’obsession à proprement parler. » Jerome s’exprime avec précaution, cherchant les mots justes : « Je crois pas qu’il soit question du passé.

— Et de quoi d’autre ? Parce que ce monstre a aucun avenir ! »

Bill en est pas si sûr, pense Jerome, mais jamais il le dirait. Holly va mieux, mais elle est encore fragile. Et comme elle l’a dit elle-même, l’obsession, elle sait ce que c’est. De plus, lui-même n’a pas la moindre idée de ce que signifie cet intérêt persistant de Bill pour Brady. Il a seulement un pressentiment. Une intuition.

« Restons-en là », dit-il.

Cette fois, quand il pose sa main sur la sienne, elle le laisse faire, et ils bavardent de choses et d’autres encore un moment. Puis il consulte sa montre.

« Faut que j’y aille. J’ai promis de passer chercher Barbara et Tina à la piste de roller.

— Tina est amoureuse de toi, lâche Holly tout de go tandis qu’ils remontent la pente vers leurs voitures.

— Si c’est le cas, ça lui passera, dit Jerome. Je repars dans l’Est et dans pas longtemps, un mignon garçon va faire irruption dans sa vie. Elle écrira son nom sur les couvertures de ses livres.

— Je veux bien le croire, dit Holly. C’est comme ça que ça se passe en général, non ? Je ne veux pas que tu la taquines, c’est tout. Elle penserait que tu te moques d’elle et ça la rendrait triste.

— Je la taquinerai pas », dit Jerome.

Ils sont arrivés aux voitures et, encore une fois, Holly se force à soutenir son regard.

« Moi, je suis pas amoureuse de toi, pas comme elle, mais je t’aime quand même beaucoup, alors prends soin de toi, Jerome. Il y a des étudiants qui font de grosses bêtises. Ne sois pas l’un d’eux. »

Cette fois, c’est elle qui le prend dans ses bras.

« Oh, j’ai failli oublier, s’exclame Jerome. J’ai un petit cadeau pour toi. C’est un T-shirt, mais je pense pas que tu voudras le mettre pour aller voir ta mère. »

Il lui tend son sac en papier. Elle en sort un T-shirt rouge vif et le déplie. Un slogan, imprimé en lettres noires sur le devant, clame :

CETTE CONNERIE C’EST DES CONNERIES

JIMMY GOLD

« Ils les vendent à la librairie du City College. Je te l’ai pris en XL, au cas où tu voudrais t’en servir comme chemise de nuit. » Il scrute son visage tandis qu’elle contemple le slogan imprimé sur le devant du T-shirt. « Bien sûr, tu peux le ramener et l’échanger contre autre chose, si tu l’aimes pas.

— Je l’aime beaucoup », dit-elle, et son visage s’éclaire d’un sourire. C’est le sourire qu’aime Hodges, celui qui la rend belle. « Et je vais le mettre pour aller voir ma mère. Rien que pour la faire chier. »

Jerome paraît si interloqué qu’elle éclate de rire.

« T’as jamais envie de faire chier ta mère ?

— Si, de temps en temps. Et, Holly… moi aussi je t’aime. Tu sais ça, hein ?

— Oui, je le sais », dit-elle en serrant le T-shirt contre sa poitrine. « Et je suis bien contente. Cette connerie c’est loin d’être des conneries. »

MALLE

Arrivant par Birch Street, Hodges remonte le sentier qui traverse la friche et trouve Pete assis au bord du ruisseau, les genoux remontés contre la poitrine. Près de lui, un arbre rabougri penche au-dessus de l’eau réduite à un mince filet après un long été caniculaire. Sous l’arbre, le trou où était enterrée la malle a été de nouveau excavé. La malle elle-même est posée en travers de la berge. Elle a un air vieux, fatigué, et quelque peu menaçant : une voyageuse temporelle venue d’une époque où le disco était encore à la mode. Un tripode de photographe est posé non loin de là. Il y a aussi deux sacs qui ressemblent à de l’équipement de pro.

« La fameuse malle », dit Hodges en s’asseyant à côté de Pete.

Pete hoche la tête.

« Ouais. La fameuse malle. Le photographe et son assistant sont partis déjeuner mais je crois qu’ils vont pas tarder à revenir. Ils avaient pas l’air emballés par nos restaurants en ville. Ils viennent de New York. » Il hausse les épaules, comme si ça expliquait tout. « Au début, le gars voulait me faire asseoir dessus, avec le menton dans la main. Vous savez, comme la statue célèbre. J’ai réussi à l’en dissuader mais ça a pas été facile.

— C’est pour le journal local ? »

Pete secoue la tête, un sourire naissant sur ses lèvres.

« Non, monsieur Hodges, c’est ça ma bonne nouvelle. C’est pour le New Yorker. Ils veulent publier un article sur ce qui s’est passé. Et pas un petit. C’est pour les pages centrales. Les “pages chaudes”, comme ils disent. Un vraiment grand article, peut-être le plus grand qu’ils aient jamais publié.

— C’est formidable !

— Ouais, si je le foire pas. »

Hodges scrute un instant son visage.

« Attends une seconde. C’est toi qui vas l’écrire ?

— Ouais. D’abord, ils voulaient envoyer un de leurs journalistes — George Packer, c’est un bon — pour m’interviewer et écrire l’histoire. C’est un gros coup pour eux parce que John Rothstein était une de leurs stars à l’époque, de la même trempe que John Updike, Shirley Jackson… enfin, vous voyez qui je veux dire. »

Hodges ne voit pas, mais il fait oui de la tête.

« Rothstein était comme qui dirait la référence en son temps pour les ados dépressifs, et ensuite pour la classe moyenne dépressive. Un peu comme John Cheever. Je suis en train de lire Cheever. Vous connaissez sa nouvelle Le Nageur ? »

Hodges secoue la tête.

« Vous devriez la lire. Elle est épatante. Bon, en tout cas, ils veulent l’histoire des carnets. Toute l’histoire, du début à la fin. Ça, c’est depuis qu’ils ont fait travailler trois ou quatre graphologues sur les photocopies que j’avais faites et sur les fragments. »

Hodges est au courant, pour les fragments. Il restait assez de papier roussi dans les restes carbonisés du sous-sol pour valider l’affirmation de Pete selon laquelle les carnets perdus étaient véritablement l’œuvre de Rothstein. L’enquête de police retraçant l’histoire de Morris Bellamy avait achevé de corroborer les dires du garçon. Dont Hodges n’avait jamais douté un seul instant.

« T’as pas voulu de Packer, j’imagine.

— J’ai voulu de personne. Si quelqu’un doit écrire cette histoire, c’est moi. Pas juste parce que je l’ai vécue, mais parce que lire John Rothstein a changé ma… »

Il s’interrompt et secoue la tête.

« Non. J’allais dire que son œuvre a changé ma vie mais c’est faux. Je ne crois pas qu’un ado ait déjà une vie à changer. J’ai juste eu dix-huit ans le mois dernier. Je crois que ce que je veux dire, c’est que son œuvre a changé mon cœur. »

Hodges sourit.

« Je comprends ça.

— L’éditeur en charge de l’article m’a sorti que j’étais trop jeune — ça vaut mieux que de dire que j’ai pas de talent, hein ? — alors je lui ai envoyé quelques-uns de mes écrits. Ça a aidé. Et aussi, je lui ai tenu tête. Ça n’a pas été trop difficile. Négocier avec un mec d’un magazine new-yorkais, c’était pas la mer à boire, après m’être coltiné Bellamy. Ça, c’était de la négociation. »

Pete hausse les épaules.

« Ils le corrigeront comme ils voudront, bien sûr, j’ai assez lu pour savoir comment ça se passe, et je l’accepte. Mais s’ils veulent le publier, ce sera avec mon nom sur mon histoire, et pas autrement.

— Une position dure, Pete. »

Pete regarde fixement la malle et, l’espace d’un instant, il fait beaucoup plus que ses dix-huit ans.

« On vit dans un monde dur. Je l’ai découvert quand mon père s’est fait écraser au City Center. »

Aucune réponse ne semble appropriée, alors Hodges se tait.

« Vous pigez ce qu’ils veulent surtout, au New Yorker ? »

Hodges n’a pas été inspecteur de police pendant quasiment trente ans pour rien.

« Un résumé des deux derniers romans, je suppose. Jimmy Gold, sa sœur et tous ses copains. Qui a fait quoi à qui, quand et comment, et comment tout finit par s’arranger à la fin.

— Ouais. Et je suis le seul à savoir tout ça. Ce qui m’amène au chapitre excuses… »

Il considère Hodges gravement.

« Pete, tu n’as besoin de faire aucune excuse. Aucune charge n’a été retenue contre toi et moi je n’ai absolument rien à te reprocher. Holly et Jerome non plus, d’ailleurs. On est juste contents que ta mère et ta sœur s’en soient bien sorties.

— Elles s’en sont sorties de justesse. Si je ne vous avais pas envoyé balader, ce jour-là dans votre voiture, et si je ne vous avais pas filé entre les doigts en passant par la pharmacie, je parie que Bellamy ne serait jamais venu chez nous. Tina fait encore des cauchemars.

— Elle t’en veut pour ça ?

— En fait… non.

— Ben voilà, dit Hodges. T’avais le couteau sous la gorge. Au propre comme au figuré. Halliday t’avait terrorisé et tu n’avais aucun moyen de savoir qu’il était mort, ce jour-là, quand t’es retourné à sa librairie. Quant à Bellamy, tu ne savais même pas qu’il était encore en vie, et encore moins qu’il était sorti de prison.

— Tout ça c’est vrai, mais c’est pas juste parce que Halliday m’avait menacé que j’ai refusé de vous parler. Je pensais avoir encore une chance de garder les carnets, vous voyez ? C’est pour ça que j’ai pas voulu vous parler. Et que je me suis enfui. Je voulais les garder. C’était pas là, en gros plan, dans ma tête, mais c’était en arrière-plan, c’est sûr. Ces carnets… eh ben… — et ça je dois le dire dans l’article que je suis en train d’écrire pour le New Yorker — ,… ils m’ont ensorcelé. J’ai besoin de faire des excuses parce que en réalité, je ne suis pas tellement différent de Morris Bellamy. »

Hodges prend Pete par les épaules et le regarde au fond des yeux.

« Si c’était vrai, tu ne serais jamais allé au Centre Aéré pour les brûler.

— J’ai pas fait exprès de lâcher le briquet, dit doucement Pete. Le coup de feu m’a fait sursauter. Je pense que je l’aurais fait de toute façon — s’il avait tiré sur Tina — mais j’en serai jamais sûr à cent pour cent.

Moi, j’en suis sûr, dit Hodges. À deux cents pour cent.

— Ouais ?

— Ouais. Alors dis-moi, combien ils te payent pour ça ?

— Quinze mille dollars. »

Hodges commente d’un sifflement.

« À acceptation. Mais ils vont l’accepter, c’est sûr. M. Ricker m’aide, et ça vient plutôt bien. J’en ai déjà écrit la moitié, le premier jet. Je suis pas doué pour la fiction, mais ça, ça me va. Je pourrai peut-être en faire mon métier, plus tard.

— Qu’est-ce que tu comptes faire de l’argent ? Le placer pour financer tes études à l’université ? »

Pete secoue la tête.

« L’université, j’irai, d’une façon ou d’une autre. Je m’en fais pas pour ça. Non, l’argent c’est pour payer Chapel Ridge. Tina y entre cette année. Vous pouvez pas savoir comme elle est excitée.

— C’est bien, dit Hodges. C’est vraiment bien. »

Ils restent un petit moment assis en silence, les yeux fixés sur la malle. On entend des bruits de pas sur le sentier, et des voix d’hommes. Les deux types qui surgissent portent quasiment la même chemise à carreaux et le même jean neuf encore marqué des plis de la boutique. Ils doivent croire que tout le monde s’habille comme ça dans l’intérieur des terres, se doute Hodges. L’un a un appareil photo autour du cou ; l’autre transporte un projecteur additionnel.

« Vous avez bien mangé ? » leur lance Pete alors qu’ils traversent le ruisseau en se dandinant de pierre en pierre.

« Super bien, dit l’homme à l’appareil photo. Chez Denny’s. J’ai pris un Moons Over My Hammy[20]. Les galettes de pommes de terre étaient un rêve culinaire à elles toutes seules. Ramène-toi, Pete. On va commencer par une série de toi à genoux devant la malle. Je veux aussi faire une série où tu regarderas dans la malle.

— Mais elle est vide », objecte Pete.

Le type se tapote le front du bout du doigt.

« Les gens imagineront. Ils se diront : “Qu’est-ce que ça a dû être quand il a ouvert cette malle pour la première fois et qu’il a vu tous ces trésors littéraires ! Tu piges ? »

Pete se lève, essuie le fond de son jean déjà délavé et à l’aspect bien plus naturel.

« Vous voulez rester pour la prise de vue, monsieur Hodges ? C’est pas tous les jours qu’un jeune de dix-huit ans a droit à un portrait en double page dans le New Yorker à côté d’un article écrit de sa main.

— J’adorerais, Pete, mais j’ai une course à faire.

— OK. Merci d’être venu et de m’avoir écouté.

— Tu voudras bien rajouter une seule chose à ton histoire ?

— Quoi ?

— Qu’elle n’a pas commencé avec ta découverte de la malle. »

Hodges considère l’objet : noir, éraflé, une relique au couvercle moisi et aux charnières rouillées.

« Elle a commencé avec l’homme qui l’a placée là. Et quand tu auras envie de te reprocher la façon dont les choses ont tourné, tu feras bien de te souvenir de la phrase que Jimmy Gold dit toujours. “Cette connerie c’est des conneries”. »

Pete rigole et lui tend la main.

« Vous êtes un chic type, monsieur Hodges. »

Hodges la lui serre.

« Tu peux m’appeler Bill. Je te laisse maintenant, va sourire pour la photo. »

Il s’arrête de l’autre côté du ruisseau pour jeter un coup d’œil en arrière. Suivant les instructions du photographe, Pete s’est agenouillé, une main posée sur le couvercle râpé de la malle. C’est la pose classique de revendication de propriété. Elle rappelle à Hodges une photo qu’il a vue un jour, d’Ernest Hemingway, agenouillé à côté d’un lion qu’il venait de tuer. Mais le visage de Pete est totalement dénué de cette assurance souriante, imbécile, complaisante qu’arborait Hemingway. Le visage de Pete dit : J’ai jamais été propriétaire de ça.

Oublie jamais ça, petit, pense Hodges en reprenant le chemin de sa voiture.

Oublie jamais ça.

CLAC

Il a dit à Pete qu’il avait une course à faire. C’était pas tout à fait exact. Il aurait pu dire qu’il avait à bosser sur un dossier, mais c’est pas tout à fait exact non plus. Quoique ç’aurait été plus proche de la vérité.

Juste avant de partir pour son rendez-vous avec Pete, il a reçu un coup de fil de Becky Helmington, de la Clinique des Traumatisés du Cerveau. Hodges lui verse une petite somme tous les mois pour qu’elle le tienne au courant de l’évolution de l’état de santé de Brady Hartsfield, le patient qu’il appelle « mon p’tit gars ». Elle le tient aussi au courant de tous les phénomènes étranges qui surviennent dans le service et lui transmet les dernières rumeurs. Le cerveau rationnel de Hodges soutient que ces rumeurs ne reposent sur rien, et que certains phénomènes étranges ont en fait des explications rationnelles, mais son cerveau est constitué de bien plus que la partie rationnelle en surface. Dans ses profondeurs, en dessous de cette partie rationnelle, s’étend un océan souterrain — il y en a un dans toutes les têtes, croit-il — où évoluent d’étranges créatures.

« Comment va votre fils ? a-t-il demandé à Becky. J’espère qu’il est pas retombé d’un arbre, ces jours-ci.

— Non, Robby se porte comme un charme. Vous avez lu le journal d’aujourd’hui, monsieur Hodges ?

— Non, je l’ai même pas encore sorti du plastique. »

En cette nouvelle ère, où l’on a tout au bout des doigts sur Internet, il y a des jours où il ne le sort pas du tout. Le journal reste là, à côté de son La-Z-Boy, tel un enfant abandonné.

« Lisez la section métropolitaine. Page deux. Et rappelez-moi. »

Il l’a rappelée cinq minutes après.

« Mon Dieu, Becky.

— C’est exactement ce que je me suis dit… C’était une chic fille.

— Vous êtes de garde aujourd’hui ?

— Non, je monte voir ma sœur dans le nord de l’État. On y passe le week-end. » Becky s’interrompt une seconde : « En fait, à mon retour, j’ai dans l’idée de demander mon transfert à l’unité de soins intensifs de l’hôpital général. Il y a un poste qui se libère et j’avoue que j’en ai un peu marre du Dr Babineau. C’est vrai, ce qu’on dit : parfois, les neurologues sont plus cinglés que leurs patients. » Elle s’interrompt encore, puis ajoute : « Je pourrais dire que j’en ai un peu marre de Hartsfield aussi, mais ça serait pas tout à fait juste. La vérité, c’est qu’il me fout les jetons. Comme la maison hantée du quartier me foutait les jetons quand j’étais petite.

— Ah ouais ?

— Mmm-mmh. Je savais qu’y avait aucun fantôme dedans mais en même temps, si y en avait eu ? »


Hodges arrive à l’hôpital peu après quatorze heures. En cette après-midi de veille de grand week-end, la Clinique des Traumatisés du Cerveau ne pourrait pas être plus déserte. Du moins dans la journée.

L’infirmière de service — Norma Wilmer, d’après son badge — lui remet son passe visiteur. Tout en l’épinglant à sa chemise, Hodges remarque, juste pour passer le temps :

« Il semblerait que vous ayez eu une tragédie dans le service, hier.

— Je ne peux pas en parler, répond l’infirmière Wilmer.

— Vous étiez de garde ?

— Non. »

Elle retourne à son travail de bureau et ses écrans de contrôle.

C’est bon ; il en apprendra plus de la bouche de Becky à son retour, quand elle aura eu le temps de contacter ses sources. Si elle va jusqu’au bout de son projet de transfert (pour Hodges, c’est encore le meilleur signe que tout ça est peut-être bien réel), il trouvera quelqu’un d’autre pour le renseigner un peu. Certaines infirmières sont des fumeuses invétérées, en dépit de tout ce qu’elles savent de cette funeste habitude, et celles-là sont toujours contentes d’empocher un peu d’argent pour les clopes.

Hodges se dirige d’une démarche nonchalante vers la chambre 217, conscient que son cœur bat plus vite et plus fort que la normale. Encore un signe qu’il a commencé à prendre tout ça au sérieux. L’article dans le journal du matin l’a secoué, et pas qu’un peu.

Il rencontre Bibli Al en chemin, qui pousse son petit chariot, et lui lance son salut habituel :

« Salut, Al, comment ça va aujourd’hui ? »

Al ne répond pas tout de suite. Il a même pas l’air de le voir. Les cernes style coquards qu’il a sous les yeux sont plus marqués que jamais et ses cheveux — d’ordinaire soigneusement peignés — sont en bataille. Et aussi, son foutu badge est à l’envers. Hodges se demande une nouvelle fois si Al est pas en train de perdre le nord.

« Tout va bien, Al ?

— Oui, oui, répond Al d’un ton absent. Jamais aussi bien que ce qu’on voit pas, hein ? »

Hodges ne voit absolument pas quoi répondre à pareille absurdité, et avant que quelque chose ait pu lui venir à l’esprit, Al a déjà passé son chemin. Hodges, perplexe, le regarde s’éloigner, avant d’en faire de même.

Brady est assis à sa place habituelle près de la fenêtre, vêtu de sa tenue habituelle : jean et chemise à carreaux. On lui a coupé les cheveux. Mal. Quelqu’un a vraiment salopé le boulot. Hodges doute que son p’tit gars en ait quelque chose à faire. C’est pas comme s’il devait sortir ce soir pour aller danser.

« Salut, Brady. Ça fait une baille, comme disait l’aumônier de marine à la Mère Supérieure. »

Brady continue à regarder par la fenêtre et les mêmes sempiternelles questions font la ronde dans la tête de Hodges. Brady voit-il quelque chose là-dehors ? Sait-il qu’il a de la compagnie ? Et dans ce cas, sait-il qu’il s’agit de Hodges ? A-t-il seulement des pensées ? Parfois, il pense — suffisamment, en tout cas, pour prononcer quelques phrases simples —, et en salle de kiné, il est capable de traîner les pieds sur les vingt mètres environ de Torture Avenue, comme l’appellent les patients. Et après ? Ça veut dire quoi ? Les poissons peuvent bien nager dans l’aquarium, ça veut pas dire qu’ils pensent.

Hodges se dit : Jamais aussi bien que ce qu’on voit pas.

Et ça aussi, qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire… ?

Il soulève la photo encadrée de Brady et sa mère enlacés, souriant à pleines dents. Si ce salopard a jamais aimé quelqu’un, c’était sa chère vieille maman. Hodges guette sa réaction au fait que son visiteur tripote la photo de Deborah Ann. Pas de réaction apparemment.

« Elle a l’air sexy, Brady. Elle était sexy ? C’était la super chaudasse, dis ? »

Pas de réponse.

« Je te demande ça juste parce que, quand on a craqué ton ordinateur, on a trouvé des photos d’elle plutôt ollé ollé. Nuisette, bas nylon, petite culotte et soutien-gorge, tu vois, ce genre de trucs. Elle m’a paru sexy, en petite tenue. Aux autres flics aussi, quand ils l’ont matée. »

Il a beau servir ce mensonge avec son panache habituel, il n’obtient toujours pas de réaction. Nada.

« Tu te l’es tapée, Brady ? Je parie que t’en crevais d’envie. »

Il a rêvé, là ? Ou il a vu l’infime frémissement d’un sourcil ? Une imperceptible moue ?

Peut-être bien, mais Hodges sait aussi que ça pourrait juste être son imagination, parce qu’il veut que Brady l’entende. Personne en Amérique ne mérite plus que cet enfoiré d’assassin qu’on frictionne du sel sur ses plaies.

« Peut-être que tu l’as tuée et qu’ensuite tu te l’es tapée. Plus besoin de s’embarrasser de politesses, hein ? »

Rien.

Hodges s’installe dans le fauteuil visiteur et repose la photo sur la table de nuit à côté du Zappit, l’un des livres électroniques que Al remet aux patients qui en demandent. Il croise les mains et regarde Brady, qui aurait jamais dû sortir de son coma, mais qui en est sorti.

Enfin.

Plus ou moins.

« Tu joues la comédie, Brady ? »

Il lui pose toujours cette question, et il a jamais obtenu de réponse. Il en obtient aucune aujourd’hui non plus.

« Une infirmière s’est suicidée la nuit dernière dans le service. Dans les toilettes. Tu savais ça ? Son nom n’a pas été révélé, mais ils disent dans le journal qu’elle est morte d’hémorragie massive. J’imagine que ça veut dire qu’elle s’est tailladé les veines, mais j’en suis pas sûr. Si tu l’as su, je suis sûr que ça t’a fait bicher. T’as toujours adoré les suicides, hein ? »

Il attend. Rien.

Hodges se penche en avant, plonge son regard dans le visage inexpressif de Brady, et lui parle gravement.

« Le truc — ce que je comprends pas —, c’est comment elle a fait ça. Les miroirs sont pas en verre dans ces toilettes, mais en métal poli. J’imagine qu’elle a pu se servir du miroir de son poudrier ou autre, mais ces petits machins-là me semblent pas tellement de taille pour un boulot pareil. Comme sortir son couteau dans une fusillade. » Il s’adosse au fauteuil. « Hé, peut-être qu’elle avait un couteau. Un de ces petits couteaux suisses, tu sais ? Dans son sac. T’en as déjà eu un, toi ? »

Rien.

Ou si ? Il a l’impression, très forte, que derrière ce masque vide, Brady l’observe.

« Brady, certaines infirmières pensent que t’es capable d’ouvrir et de fermer l’eau dans ta salle de bains depuis ta chambre. Elles pensent que tu le fais juste pour leur fiche la frousse. C’est vrai ? »

Rien. Mais cette impression d’être observé est toujours forte. Brady adorait les suicides. On pourrait même dire que le suicide était sa signature. Avant que Holly ne le calme à coups de Happy Slapper, Brady a tenté de pousser Hodges lui-même au suicide. Il n’y est pas arrivé… mais il a réussi avec Olivia Trelawney, la propriétaire de la Mercedes que Holly Gibney possède aujourd’hui et s’apprête à conduire jusqu’à Cincinnati.

« Si tu peux le faire, fais-le maintenant. Vas-y. Épate-moi. Fais-moi ton numéro. Tu veux ? »

Rien.

Certaines infirmières ont la conviction que les coups répétés qu’il a reçus sur le crâne le soir où il a voulu faire sauter l’auditorium Mingo ont d’une façon ou d’une autre modifié les capacités cérébrales de Hartsfield. Que les coups répétés sur le crâne lui ont donné… des pouvoirs. Le Dr Babineau dit que c’est ridicule, l’équivalent hospitalier d’une légende urbaine. Hodges est persuadé qu’il a raison, mais cette impression d’être observé est indéniable.

Tout comme le sentiment qu’en son for intérieur, Brady se fout de sa gueule.

Hodges ramasse le livre électronique. Celui-ci est bleu. La dernière fois qu’il est venu à la clinique, Bibli Al lui a dit que Brady aimait bien les démos. Il les regarde pendant des heures, a dit Al.

« T’aimes ce machin, hein ? »

Rien.

« Quoique tu puisses pas faire grand-chose avec, hein ? »

Zéro. Nib. Que dalle.

Hodges repose le Zappit à côté de la photo et se lève.

« Je vais voir ce que je peux apprendre au sujet de cette infirmière, OK ? Et ce que j’arriverai pas à faire remonter, mon assistante s’en chargera. On a nos sources. T’es content que cette infirmière soit morte ? Qu’est-ce qu’elle t’avait fait ? Pincé le nez ? Tordu ton bout de quéquette inutile ? Peut-être parce que t’avais écrasé un de ses parents ou amis au City Center ? »

Rien.

Rien.

Rie…

Les yeux de Brady roulent dans leurs orbites. Il regarde Hodges, et Hodges éprouve une seconde de terreur brute, irraisonnée. Ces yeux-là sont morts en surface mais ce qu’il entrevoit en dessous paraît à peine humain. Ça lui rappelle ce film sur la petite fille possédée par Pazuzu. Puis les yeux retournent vers la fenêtre et Hodges s’intime de pas être stupide. Babineau dit que Brady est revenu aussi loin qu’il reviendra jamais, c’est-à-dire pas bien loin. Il est l’ardoise vierge classique, sans rien d’écrit dessus sauf les propres sentiments que Hodges nourrit envers ce type, l’être le plus méprisable qu’il ait jamais rencontré au cours de toutes ses années dans les forces de l’ordre.

Je veux qu’il soit conscient pour pouvoir lui faire mal, pense Hodges. C’est tout ce qui le motive. Il découvrira sans doute que le mari de l’infirmière l’avait laissée tomber, ou qu’elle se droguait et qu’elle allait se faire virer, ou les deux.

« OK, Brady, dit-il. Je change de crèmerie. Je file comme un spaghetti. Mais avant de partir, je me dois de te dire, en copain entends-moi bien, que t’as une coupe de cheveux vraiment merdique. »

Aucune réponse.

« À la revoyure, enflure. À la revoyance, sale engeance. »

Il s’en va, refermant doucement la porte derrière lui. Si Brady est conscient, la claquer pourrait lui donner le plaisir de savoir qu’il a foutu Hodges hors de lui.

Oui, sacrément hors de lui.


Hodges parti, Brady lève la tête. À côté de la photo de sa mère, le Zappit bleu revient soudain à la vie. Des poissons animés zigzaguent dans tous les sens sur l’écran, une petite musique joyeuse, pétillante, se fait entendre. L’écran passe à la démo du jeu Angry Birds, puis à Barbie Défilé de Mode, puis à Galactic Warrior. Après quoi, l’écran redevient noir.

Dans la salle de bains, l’eau jaillit dans le lavabo, puis s’arrête.

Brady regarde la photo de lui et sa mère souriant, joue contre joue. Il la fixe du regard. La fixe du regard.

La photo bascule en avant.

Clac.

26 juillet 2014

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