« Hé, le génie, on s’réveille. »
Rothstein ne voulait pas se réveiller. Son rêve était trop bien. Il y avait sa première épouse, des mois avant qu’elle devienne sa première épouse : dix-sept ans, parfaite de la tête aux pieds. Nue, corps scintillant. Nus tous les deux. Lui, dix-neuf ans, du cambouis sous les ongles, mais elle s’en balançait, du moins à l’époque, parce qu’il avait la tête pleine de rêves et que c’était ça qui comptait pour elle. Elle croyait à ces rêves bien plus que lui, et elle avait raison d’y croire. Dans ce rêve, elle riait en essayant d’attraper la partie de lui la plus facile à attraper. Il chercha à s’enfoncer plus profondément dans son rêve mais une main se mit à lui secouer l’épaule et le rêve éclata comme une bulle de savon.
Il n’avait plus dix-neuf ans et n’habitait plus un deux-pièces dans le New Jersey : il fêterait ses quatre-vingts ans dans six mois et vivait dans une ferme du New Hampshire où son testament précisait qu’il devait être enterré. Il y avait trois hommes dans sa chambre. Ils portaient des passe-montagnes : un rouge, un bleu, un jaune canari. Voyant ça, il tenta de se convaincre que c’était juste un autre rêve — le chouette qu’il était en train de faire avait glissé vers le cauchemar, comme il arrive parfois — mais c’est là que la main lui lâcha l’épaule, l’attrapa par le bras et le jeta à bas du lit. Sa tête heurta le sol et il poussa un cri.
« Arrête, dit l’homme à la cagoule jaune. Tu veux le sonner ou quoi ?
— Visez-moi ça. » Celui à la cagoule rouge pointait le doigt. « Le vieux a la trique. Devait être en train de faire un putain de rêve. »
Celui qui l’avait secoué, Cagoule Bleue, dit :
« Il a envie de pisser, c’est tout. À cet âge-là, c’est le seul truc qui peut les faire bander. Mon grand-père…
— Ça va, dit Cagoule Jaune. On s’en tape de ton grand-père. »
Bien que sonné et toujours empêtré dans un rideau de sommeil s’effilochant peu à peu, Rothstein savait qu’il était en mauvaise posture. Un mot émergea dans son esprit : cambrioleurs. Sa vieille tête lui faisait mal (il allait avoir un énorme bleu sur le côté droit, merci les anticoagulants), son cœur aux parois dangereusement minces cognait contre le côté gauche de sa cage thoracique, mais il leva les yeux vers le trio qui s’était matérialisé dans sa chambre. Trois hommes dressés au-dessus de lui, mains gantées, vestes d’automne à carreaux sous les terrifiantes cagoules. Des cambrioleurs. Et il était perdu ici, à huit kilomètres de la ville.
Rothstein rassembla ses esprits de son mieux, chassant le sommeil tout en se disant qu’il y avait au moins un point positif dans cette situation : si ces types-là ne voulaient pas qu’il voie leurs visages, c’est qu’ils comptaient le laisser en vie.
Peut-être.
« Messieurs », dit-il.
M. Jaune rigola et leva le pouce.
« Bon début, le génie. »
Rothstein inclina la tête, comme s’il venait de recevoir un compliment. Il consulta furtivement le réveil, vit qu’il était deux heures et quart du matin, puis regarda de nouveau M. Jaune, qui était peut-être bien le meneur.
« J’ai un peu d’argent seulement, mais prenez-le, je vous en prie. Pourvu que vous partiez sans me faire de mal. »
Le vent soufflait en rafales, projetant des feuilles d’automne contre le mur ouest de la maison. Rothstein remarqua que la chaudière s’était déclenchée pour la première fois de l’année. Est-ce qu’on sortait pas tout juste de l’été ?
« D’après ce qu’on sait, t’as beaucoup plus qu’un peu. »
Ça, c’était M. Rouge.
« La ferme. » M. Jaune tendit une main à Rothstein. « Relève-toi, le génie. »
Rothstein saisit la main tendue, se remit sur ses pieds en chancelant et s’assit sur le lit. Il respirait fort, affreusement conscient du tableau qu’il devait présenter (sa conscience aiguë de lui-même avait été sa malédiction et sa bénédiction toute sa vie) : un vieillard flottant dans un pyjama bleu, ne restant de sa chevelure que quelques pelotes de pop-corn blanc au-dessus des oreilles. Voilà ce qu’était devenu l’écrivain qui, l’année où JFK avait été élu président, avait fait la une du magazine Time : JOHN ROTHSTEIN, LE GÉNIE RECLUS DE L’AMÉRIQUE.
Hé, le génie, on s’réveille.
« Reprends ton souffle », dit M. Jaune. Son ton était plein de sollicitude mais ça n’inspirait pas confiance à Rothstein. « Puis on ira au salon, où vont les gens civilisés pour bavarder. Prends ton temps. Retrouve ta sérénité. »
Rothstein respira lentement, profondément, et son cœur se calma un peu. Il essaya de penser à Peggy, avec ses petits seins en pomme (petits mais parfaits) et ses longues jambes lisses, mais le rêve s’était envolé, tout comme Peggy elle-même, vieille bique vivant désormais à Paris — avec le fric qu’il lui versait. Yolande au moins, sa deuxième tentative d’accès au bonheur conjugal, était morte, mettant ainsi un terme au versement de la pension.
Cagoule Rouge quitta la pièce et Rothstein entendit qu’on farfouillait dans son bureau. Quelque chose tomba. On ouvrait et fermait des tiroirs.
« Ça va mieux ? » demanda M. Jaune. Et quand Rothstein acquiesça : « Alors, on y va. »
Rothstein se laissa conduire dans le petit salon, escorté par M. Bleu sur sa gauche et M. Jaune sur sa droite. Dans son bureau, la fouille continuait. M. Rouge n’allait pas tarder à ouvrir le placard, écarter ses deux vestes et trois pulls, et découvrir le coffre-fort. C’était inévitable.
D’accord. Du moment qu’ils laissent les carnets. Pourquoi ils les prendraient ? Des voyous comme ça s’intéressent qu’à l’argent. Ils savent probablement rien lire de plus compliqué que le courrier des lecteurs dans Penthouse.
Sauf qu’il avait des doutes concernant l’homme à la cagoule jaune. Celui-là parlait comme quelqu’un d’instruit.
Toutes les lumières étaient allumées au salon et les rideaux n’étaient pas tirés. Des voisins insomniaques auraient pu se demander ce qui se passait dans la maison du vieil écrivain… s’il avait eu des voisins. Les plus proches étaient à trois kilomètres de là, sur la route principale. Il n’avait pas d’amis, aucun visiteur. Les rares démarcheurs se faisaient rembarrer. Rothstein était juste ce vieux mec bizarre. L’écrivain à la retraite. L’ermite. Il payait ses impôts et on lui foutait la paix.
Bleu et Jaune le conduisirent jusqu’au fauteuil face à la télé qu’il regardait rarement et lorsqu’il tarda à s’y asseoir, M. Bleu l’y poussa sans ménagement.
« Doucement ! » dit Jaune sèchement, et Bleu se recula un peu en marmonnant.
OK, c’était bien M. Jaune le patron. C’était M. Jaune le chef de la meute.
Il se pencha vers Rothstein, les mains sur les genoux de son pantalon de velours côtelé.
« Tu veux une petite goutte de quelque chose pour te détendre ?
— Si c’est d’alcool que vous parlez, j’ai arrêté il y a vingt ans. Ordre du médecin.
— Tant mieux pour toi. T’es allé aux réunions ?
— J’étais pas alcoolique », dit Rothstein agacé.
Absurde d’être agacé en pareille situation… ou pas ? Qui sait comment quelqu’un est censé réagir après avoir été jeté à bas de son lit en pleine nuit par des hommes en cagoules colorées ? Il se demanda comment il pourrait bien écrire une telle scène et n’en eut pas la moindre idée : il n’écrivait pas ce genre de trucs.
« Les gens s’imaginent que tous les écrivains blancs mâles du vingtième siècle doivent être alcooliques.
— Ça va, ça va », dit M. Jaune. On aurait dit qu’il essayait de calmer un enfant grognon. « Un peu d’eau ?
— Non, merci. Ce que j’aimerais, c’est que vous partiez tous les trois, alors je vais être honnête avec vous. »
Il se demanda si M. Jaune comprenait la règle la plus élémentaire de la communication humaine. Lorsque quelqu’un vous dit qu’il va être honnête avec vous, c’est généralement qu’il ou elle s’apprête à mentir plus vite qu’un cheval au galop.
« Mon portefeuille est sur la commode de la chambre. Il y a un peu plus de quatre-vingts dollars dedans. Et il y a une théière en céramique sur la cheminée… »
Il la montra du doigt. M. Bleu se retourna pour regarder mais pas M. Jaune. M. Jaune continuait d’épier Rothstein, le regard presque amusé sous sa cagoule. Ça marche pas, pensa Rothstein. Mais il persévéra. Maintenant qu’il était réveillé, la colère le disputait à la peur, mais il savait qu’il valait mieux pour lui ne pas le montrer.
« C’est là que je garde l’argent pour la femme de ménage. Cinquante ou soixante dollars. C’est tout ce qu’il y a dans la maison. Prenez-le et partez.
— Enfoiré de menteur, dit M. Bleu. T’as beaucoup plus que ça, mon vieux. On est au courant. Crois-moi. »
Comme si c’était une pièce de théâtre, et que cette réplique était son signal, M. Rouge cria depuis le bureau :
« Bingo ! J’ai trouvé un coffre-fort ! Et un gros ! »
Rothstein savait que l’homme à la cagoule rouge finirait par le trouver mais il sentit quand même son cœur chavirer. C’était stupide de garder de l’argent liquide et il n’avait aucune raison de le faire si ce n’était son aversion pour les cartes de crédit, les chèques, les actions et autres instruments de transfert, toutes les chaînes séduisantes qui attachent les gens à l’écrasante, et inéluctablement destructrice, machine à créances et dépenses de l’Amérique. Mais cet argent liquide pouvait être son salut. L’argent peut se remplacer. Les carnets, près de cent cinquante, non.
« Le code, maintenant », dit M. Bleu. Il tapa dans ses mains gantées. « Crache. »
Rothstein était presque assez furieux pour refuser — d’après Yolande, la colère avait été son mécanisme de défense toute sa vie (« Déjà sans doute dans ton foutu berceau », qu’elle avait dit) — mais il était également fatigué et terrifié. S’il regimbait, ils le frapperaient pour le lui faire avouer. Ça pourrait même lui déclencher une autre crise cardiaque et une de plus finirait à peu près certainement de l’achever.
« Si je vous donne la combinaison du coffre, vous voudrez bien prendre l’argent et partir ?
— Monsieur Rothstein, répondit M. Jaune avec une bienveillance qui semblait sincère (et par conséquent grotesque), vous n’êtes pas en position de marchander. Freddy, va chercher les sacs. »
Rothstein sentit un courant d’air froid quand M. Bleu, alias Freddy, sortit par la porte de la cuisine. M. Jaune, pendant ce temps, s’était remis à sourire. Rothstein détestait déjà ce sourire. Ces lèvres rouges.
« Allez, le génie… accouche. Plus vite tu te décideras, plus vite ce sera terminé. »
Rothstein soupira et récita la combinaison du coffre Gardall qui se trouvait dans le placard de son bureau.
« 3 à gauche, deux tours. 31 à droite, deux tours. 18 à gauche, un tour. 99 à droite, un tour. Et retour sur zéro. »
Sous le passe-montagne, les lèvres rouges s’étirèrent encore, découvrant maintenant des dents.
« J’aurais pu deviner. C’est ta date de naissance. »
Alors que Jaune criait la combinaison à l’homme dans le bureau, Rothstein se livra à certaines déductions déplaisantes. M. Bleu et M. Rouge étaient là pour l’argent. Peut-être que M. Jaune prendrait sa part mais il ne pensait pas que l’argent était l’objectif premier de celui qui s’obstinait à l’appeler le génie. Comme pour le confirmer, M. Bleu reparut, accompagné d’une nouvelle bouffée d’air froid. Il rapportait quatre sacs marins vides, deux accrochés à chaque épaule.
« S’il vous plaît », dit Rothstein à M. Jaune, cherchant ses yeux et soutenant son regard. « Ne faites pas ça. Il n’y a rien dans ce coffre qui vaille la peine d’être volé à part l’argent. Le reste n’est qu’un tas de gribouillages sans intérêt pour personne, sauf moi. »
Depuis le bureau, M. Rouge s’exclama :
« Bon sang de Dieu, Morrie ! On a touché le gros lot ! Youhoouu, les copains, y a une tonne de billets là-dedans ! Encore dans les enveloppes de la banque ! Des dizaines d’enveloppes ! »
Au moins soixante, aurait pu préciser Rothstein, peut-être même quatre-vingts. Avec quatre cents dollars pour les dépenses courantes dans chacune d’elles. Envoyés par Arnold Abel, mon comptable à New York. Jeannie encaisse les chèques et ramène le liquide dans les enveloppes que je range dans le coffre. Sauf que j’ai pas grand-chose comme frais puisque Arnold règle aussi mes plus grosses factures depuis New York. Je donne un pourboire à Jeannie de temps en temps, et au facteur à Noël, mais sinon, je dépense pratiquement rien. Des années que ça dure, et pourquoi ? Arnold me demande jamais à quoi me sert cet argent. Il pense peut-être que j’ai un arrangement avec une prostituée ou deux. Ou que je joue aux courses à Rockingham.
Mais tu veux savoir le plus drôle ? aurait-il pu dire à M. Jaune (alias Morrie). Moi non plus je me le suis jamais demandé. Pas plus que je me demande pourquoi je continue à remplir carnet sur carnet. Certaines choses sont, voilà.
Il aurait pu dire tout ça, mais il se tut. Pas parce que M. Jaune comprendrait pas mais parce que le sourire entendu qui étirait ses lèvres rouges disait au contraire qu’il pourrait bien comprendre.
Et qu’il s’en foutrait.
« Y a quoi d’autre dedans ? » cria M. Jaune. Son regard était toujours rivé à celui de Rothstein. « Des boîtes ? Des boîtes à manuscrits ? La taille que je t’ai dit ?
— Pas des boîtes, des carnets, répondit M. Rouge. Le putain de coffre en est rempli. »
M. Jaune sourit, sans cesser de regarder Rothstein dans les yeux.
« T’écris à la main ? C’est comme ça qu’on travaille, le génie ?
— S’il vous plaît, dit Rothstein. Laissez-les. Ces écrits ne sont pas destinés à être vus. Rien de tout ça n’est prêt à être publié.
— Et le sera jamais, si tu veux mon avis. T’es qu’un gros écureuil, t’accumules. » La lueur dans ses yeux — quelque chose d’irlandais dans le regard aurait dit Rothstein — avait disparu. « Et puis, c’est pas comme si t’avais besoin de publier autre chose, hein ? Pas comme si t’avais un quelconque impératif financier. T’as les droits d’auteur sur Le Coureur. Et sur Le Coureur voit de l’action. Et Le Coureur ralentit. La célèbre trilogie Jimmy Gold. Tirage jamais épuisé. Enseignée dans toutes les universités de notre glorieuse nation. T’as tout un lectorat captif de jeunes étudiants qu’achètent tes livres grâce à une cabale de profs de littérature qui pensent que toi et Saul Bellow, vous êtes les rois du monde. Tout va bien pour toi, non ? Pourquoi risquer de tout gâcher en publiant un truc qui risquerait d’entamer ta réputation en or ? Tu peux rester planqué ici à faire comme si le reste du monde existait pas. » M. Jaune secoua la tête. « Avec toi, mon ami, la rétention anale prend un tout autre sens. »
M. Bleu attendait toujours dans l’encadrement de la porte.
« Je fais quoi, Morrie ?
— Va retrouver Curtis. Embarquez tout. Et si y a pas la place pour tous les carnets dans les sacs, fouillez un peu. Même un rat de cale comme lui doit bien avoir une valise. Et perdez pas de temps à compter l’argent, non plus. Je veux qu’on se tire d’ici le plus vite possible.
— OK. »
M. Bleu — Freddy — quitta la pièce.
« Ne faites pas ça », répéta Rothstein, et le tremblement de sa voix l’horrifia. Parfois il lui arrivait d’oublier combien il était vieux. Mais pas ce soir.
Le dénommé Morrie se pencha vers lui, yeux gris-vert le scrutant par les trous de la cagoule jaune.
« Je veux savoir un truc. Si t’es honnête avec moi, peut-être qu’on laissera les carnets. Tu promets d’être honnête avec moi, le génie ?
— Je vais essayer, répondit Rothstein. Et je ne me suis jamais donné ce nom, vous savez. C’est le Time qui a parlé de génie.
— Mais je parie que t’as pas écrit de lettre de protestation. »
Rothstein ne dit rien. Fils de pute, pensa-t-il. Petit malin de fils de pute. Tu laisseras rien, hein ? Peu importe ce que je dis.
« Voilà ce que je veux savoir : pourquoi, au nom du Ciel, t’as pas laissé Jimmy Gold tranquille ? Pourquoi il a fallu que tu le rabaisses à ce point ? »
La question était tellement inattendue que d’abord Rothstein ne vit pas du tout à quoi Morrie faisait allusion, même si Jimmy Gold était son personnage le plus célèbre, celui pour lequel on se souviendrait de lui (à supposer qu’on se souvienne de lui). L’article du Time qui avait parlé de génie avait qualifié Jimmy Gold d’« icône américaine du désespoir dans un pays de cocagne ». Un ramassis de conneries, mais ça avait fait vendre des livres.
« Si vous êtes en train de me dire que j’aurais dû arrêter après Le Coureur, vous n’êtes pas le seul à le penser. »
Mais presque, aurait-il pu ajouter. Le Coureur voit de l’action avait assis sa réputation d’auteur américain majeur et Le Coureur ralentit avait été le couronnement de sa carrière : encensé par la critique, soixante-deux semaines dans la liste des meilleures ventes du New York Times. National Book Award aussi — pas qu’il se soit déplacé pour le recevoir. « L’Iliade de l’Amérique d’après-guerre », disait l’éloge, se référant non pas uniquement au dernier tome mais à la trilogie tout entière.
« C’est pas ce que je dis, répondit Morrie. Le Coureur voit de l’action était tout aussi bon, peut-être même meilleur, que Le Coureur. Ces deux-là étaient vrais. Non, c’est le dernier. De la bouffonnerie, ce truc, mec. Dans la pub ? Franchement, dans la pub ? »
M. Jaune fit alors un geste qui noua la gorge de Rothstein et changea son estomac en plomb. Lentement, presque pensivement, il retira son passe-montagne jaune, révélant un jeune homme aux traits classiques d’Irlandais de Boston : cheveux roux, yeux verdâtres, peau blafarde qui cramerait toujours et bronzerait jamais. Plus ces insolites lèvres rouges.
« Un pavillon de banlieue ? Une berline Ford dans l’allée ? Une femme et deux gosses ? Tout le monde retourne sa veste, c’est ça que t’essayais de dire ? Tout le monde mord dans la pomme ?
— Dans les carnets… »
Il y avait deux autres romans de la saga Jimmy Gold dans les carnets, voilà ce qu’il voulait dire, deux romans qui bouclaient la boucle. Dans le premier, Jimmy ouvre les yeux sur la vacuité de sa petite vie bourgeoise et quitte sa famille, son boulot et sa confortable maison du Connecticut. Il part à pied, sans rien d’autre qu’un sac de randonnée et les vêtements qu’il a sur le dos. Il devient une version plus âgée du gosse qui a laissé tomber ses études, renié sa famille matérialiste et décidé de s’engager dans l’armée après un week-end passé à boire et à traîner dans les rues de New York.
« Dans les carnets quoi ? demanda Morrie. Allez, le génie, parle. Explique-moi un peu pourquoi tu l’as envoyé au tapis et tu lui as fait bouffer la poussière. »
Dans Le Coureur part vers l’Ouest, il redevient lui-même, voulait dire Rothstein. Il retrouve son être profond. Sauf que maintenant, M. Jaune avait montré son visage, et il était en train de tirer un revolver de la poche de poitrine droite de sa veste de trappeur. Il paraissait attristé.
« T’as créé l’un des plus grands personnages de la littérature américaine, puis tu lui as chié dessus, dit Morrie. Un homme capable de faire ça mérite pas de vivre. »
La colère revint en force telle une douce surprise.
« Si vous pensez ça, dit John Rothstein, c’est que vous n’avez jamais compris un seul mot de ce que j’ai écrit. »
Morrie pointa le revolver. Le canon ouvrit un œil noir.
En retour, Rothstein pointa un doigt tordu par l’arthrite comme si c’était son revolver à lui et eut la satisfaction de voir Morrie cligner des yeux et broncher un peu.
« Vous pouvez garder pour vous vos critiques littéraires à la con. J’en ai eu ma dose bien avant que vous soyez né. Vous avez quel âge d’abord, vingt-deux ans ? Vingt-trois ? Qu’est-ce que vous connaissez à la vie, sans parler de la littérature ?
— Assez pour savoir que tout le monde retourne pas sa veste. » Rothstein fut stupéfait de voir des larmes briller dans ces yeux irlandais. « Viens pas me donner des leçons de vie, pas après avoir passé les vingt dernières années retranché chez toi comme un rat dans son trou. »
La vieille attaque, plus que réchauffée — comment osez-vous déserter le Panthéon de la Renommée ? — , attisa la colère de Rothstein, faisant flamber sa fureur (le genre de fureur à balancer des verres et fracasser les meubles que Peggy et Yolande auraient reconnue) et il en fut soulagé. Plutôt mourir en fulminant qu’en rampant et implorant.
« Comment allez-vous monnayer mon travail ? Vous y avez pensé ? J’imagine que oui. Autant essayer de vendre un carnet d’Hemingway volé, ou une toile de Picasso, ça aussi j’imagine que vous le savez. Mais vos amis sont pas aussi cultivés que vous, pas vrai ? Ça s’entend à leur façon de parler. Ils savent ce que vous savez ? Je suis sûr que non. Mais vous leur avez vendu des salades. Vous leur avez promis la lune, un quartier chacun. Je pense que vous en êtes capable. Je pense que vous disposez d’un réservoir de mots pour ça. Mais je crois que c’est un réservoir superficiel.
— Ferme-la. On dirait ma mère.
— Vous n’êtes qu’un vulgaire voleur, mon ami. Et comme c’est bête de voler quelque chose que vous ne pourrez jamais revendre.
— Ferme-la, le génie, je te préviens. »
Rothstein pensa : Et s’il tire ? Plus de cachets. Plus de regrets d’un passé jonché de relations brisées comme autant d’épaves de voitures accidentées. Plus d’écriture obsessionnelle non plus, de carnets accumulés tels des petits tas de crottes de lapin disséminés le long d’un sentier dans les bois. Une balle dans la tête, ce serait peut-être pas si mal. Mieux qu’un cancer ou qu’alzheimer, la hantise première de quiconque a gagné sa vie grâce à son esprit. Bien sûr, ça ferait les gros titres, et j’en ai récolté à la pelle avant même ce maudit article du Time… mais s’il tire, j’aurai pas à les lire.
« Vous êtes un imbécile », dit Rothstein. Tout à coup, il éprouvait une sorte d’extase. « Vous vous croyez plus intelligent que les deux autres, mais vous l’êtes pas. Eux au moins comprennent que l’argent, ça se dépense. » Il se pencha en avant, fixant du regard ce visage pâle éclaboussé de taches de rousseur. « Tu sais quoi, gamin ? C’est les types comme toi qui font une mauvaise réputation à la lecture.
— Dernier avertissement, dit Morrie.
— J’emmerde tes avertissements. Et j’emmerde ta mère. Flingue-moi ou dégage de chez moi. »
Morris Bellamy le flingua.
La première dispute entre les époux Saubers pour des questions d’argent — du moins la première que les enfants surprirent — éclata un soir d’avril. C’était pas une grosse dispute, mais même les tempêtes les plus violentes commencent par des brises légères. Peter et Tina Saubers étaient dans le salon ; Pete faisait ses devoirs et Tina regardait un DVD de Bob l’Éponge. Elle l’avait déjà vu avant, des tas de fois, mais elle semblait ne jamais s’en lasser. Et c’était tant mieux, parce que depuis quelque temps, les Saubers n’avaient plus accès à la chaîne des dessins animés. Tom Saubers avait résilié leur abonnement au câble il y avait de cela deux mois.
Tom et Linda Saubers se trouvaient dans la cuisine où Tom était en train de fermer son vieux sac après l’avoir rempli de barres énergétiques, d’un Tupperware de crudités, de deux bouteilles d’eau et d’une canette de Coca.
« T’es complètement cinglé, dit Linda. J’ai toujours su que t’étais une personnalité de type A, mais là, ça dépasse tout ce que j’avais pu imaginer. Si tu veux mettre le réveil à cinq heures, d’accord. Tu peux passer prendre Todd, être au City Center à six heures, et vous serez encore dans les premiers.
— J’aimerais bien, répondit Tom. Mais Todd dit qu’il y a déjà eu une de ces foires à l’emploi à Brook Park le mois dernier et que les gens ont commencé à faire la queue la veille. La veille, Lin !
— Todd dit pas mal de trucs. Et toi tu l’écoutes. Tu te souviens quand il a dit que Pete et Tina allaient tout simplement adorer cette espèce de show de Monster Trucks…
— Il s’agit pas d’un show de Monster Trucks, là, ni d’un concert au parc, ni d’un feu d’artifice. C’est de nos vies, là, qu’il s’agit. »
Pete leva les yeux de ses devoirs et croisa brièvement le regard de sa petite sœur. Le haussement d’épaules de Tina était éloquent : Les parents, quoi. Il retourna à ses maths. Plus que quatre problèmes et il pourrait aller chez Howie. Voir s’il avait de nouvelles bandes dessinées. Naturellement, Pete n’en avait aucune à échanger : son argent de poche avait subi le même sort que l’abonnement au câble.
Dans la cuisine, Tom avait commencé à faire les cent pas. Linda le rattrapa et lui prit doucement le bras.
« Je sais qu’il s’agit de nos vies », dit-elle.
Elle avait baissé le ton, en partie pour pas que les enfants entendent et s’inquiètent (elle savait que Pete s’inquiétait déjà), mais surtout pour apaiser la tension. Elle comprenait ce que ressentait Tom et elle était de tout cœur avec lui. C’était dur d’avoir peur ; et c’était pire de se sentir humilié parce qu’on ne pouvait plus subvenir aux besoins de sa famille, ce que Tom considérait comme sa responsabilité première. C’était pas vraiment « humiliation » le terme exact. Ce qu’il éprouvait, c’était de la honte. Durant les dix ans qu’il avait passés chez Lakefront Immobilier, il avait systématiquement été un de leurs meilleurs agents et la photo de son visage souriant avait souvent accueilli les clients à l’entrée. La paye que Linda ramenait en tant qu’enseignante faisait que rajouter du beurre dans les épinards. Et puis, à l’automne 2008, l’économie s’était effondrée et les Saubers étaient devenus une famille à un seul salaire.
Et c’était pas comme si Tom avait été licencié en attendant d’être réembauché lorsque les choses s’amélioreraient ; à présent, Lakefront Immobilier n’était plus qu’un local vide avec des graffitis sur les murs et une pancarte À VENDRE OU À LOUER en façade. Les frères Reardon, qui avaient reçu l’entreprise de leur père en héritage (et leur père du sien), avaient fait de gros placements en actions et pratiquement tout perdu quand le marché avait coulé. Que Todd Paine, le meilleur ami de Tom, soit embarqué dans le même bateau n’était qu’une piètre consolation pour Linda. Pour elle, Todd était un benêt.
« Tu as regardé la météo ? Moi, oui. Il va faire froid. Le brouillard va monter du lac très tôt, avec peut-être même de la bruine verglaçante. De la bruine verglaçante, Tom.
— Tant mieux. J’espère bien. Ça réduira le nombre de candidats et augmentera mes chances. » Il la prit par les avant-bras, mais doucement. Il ne la secoua pas, ne cria pas. Ça, ça viendrait plus tard. « Il faut que je trouve quelque chose, Lin, il le faut, et la foire à l’emploi est ma meilleure chance ce printemps. J’ai frappé à toutes les portes…
— Je sais…
— Et il n’y a rien. Que dalle. Si, quelques boulots sur les quais et un petit chantier au centre commercial à côté de l’aéroport, mais tu me vois faire ce genre de boulot ? J’ai quinze kilos et vingt ans de trop. Je pourrais trouver un petit boulot en ville cet été — dans la vente, peut-être — si les choses s’améliorent un peu… mais ce genre de boulot, ça paye pas et c’est généralement temporaire. Alors Tom et moi on va y aller à minuit, et on va faire la queue jusqu’à ce que les portes s’ouvrent demain matin, et je te promets de rentrer avec un vrai travail qui rapporte de l’argent.
— Et un virus que tu pourras nous refiler à tous. Comme ça on aura qu’à économiser sur les courses pour se payer le docteur. »
C’est à ce moment qu’il s’énerva vraiment contre elle.
« J’aimerais un peu de soutien, là.
— Tom, pour l’amour du ciel, j’essa…
— Peut-être même un bravo. “Je te félicite, Tom, de faire preuve d’autant d’initiative. On est contents, Tom, de voir que tu te plies en quatre pour la famille.” Ce genre de trucs. Si c’est pas trop demander.
— Tout ce que je dis… »
La porte de la cuisine s’ouvrit et se referma avant qu’elle ait pu terminer. Il était sorti fumer une cigarette sur les marches de derrière. Cette fois-ci, lorsque Pete leva les yeux, ce fut de la détresse et de l’inquiétude qu’il lut sur le visage de Tina. Elle avait que huit ans après tout. Pete sourit et lui fit un clin d’œil. Tina lui rendit un sourire hésitant et retourna à ses aventures à Bikini Bottom, le royaume des profondeurs océaniques où les papas perdaient pas leur travail et levaient pas la voix et où on supprimait pas aux enfants leur argent de poche. Sauf s’ils faisaient des bêtises, bien entendu.
Avant de partir ce soir-là, Tom alla border sa fille et l’embrasser pour lui souhaiter bonne nuit. Il fit aussi un bisou à Mme Beasley, la poupée préférée de Tina — pour se porter chance, lui dit-il.
« Papa ? Est-ce que ça va aller ?
— Je veux, ma chérie, que ça va aller », lui dit-il. Elle se souvenait de ça. La confiance dans sa voix. « Tout ira très bien, tu verras. Dors maintenant. »
Il sortit de la chambre. En marchant normalement. Elle se souvenait de ça aussi, parce que c’était la dernière fois qu’elle l’avait vu marcher comme ça.
En haut de la côte escarpée menant de Marlborough Street au parking du City Center, Tom s’exclama :
« Waouh ! Stop, stop, arrête-toi !
— Hé, mec, y a des voitures derrière moi, dit Todd.
— Juste une seconde. »
Tom brandit son téléphone et prit une photo des gens qui faisaient la queue. Ils devaient déjà être une centaine. Au moins une centaine. Au-dessus des portes de l’auditorium, une banderole annonçait 1 000 EMPLOIS ASSURÉS ! Et « Toujours aux côtés de mes concitoyens ! » — VOTRE MAIRE RALPH KINSLER.
Derrière la vieille Subaru rouillée de Todd Paine, quelqu’un klaxonna.
« Tommy, je m’en voudrais de jouer les rabat-joie pendant que t’immortalises ce magnifique moment mais…
— Vas-y, vas-y. C’est bon. » Et alors que Todd entrait dans le parking où les places les plus proches du bâtiment étaient déjà prises, il ajouta : « J’ai hâte de montrer ça à Linda. Tu sais ce qu’elle m’a dit ? Qu’en arrivant à six heures, on serait dans les premiers.
— J’te l’avais dit, mon pote. Le Toddster ment jamais. » Le Toddster se gara. Le moteur de la Subaru expira dans un prout et un râle. « Au lever du jour, on sera dans les deux mille ici. Avec la télé aussi. Toutes les chaînes. City at Six, Morning Report, MetroScan. On se fera peut-être interviewer.
— Je me contenterai d’un boulot. »
Linda avait raison sur un point : il y avait de l’humidité dans l’air. On sentait l’odeur du lac : ce léger parfum d’égout. Et la température était presque assez basse pour qu’il voie la condensation de son haleine. Des poteaux avec du ruban jaune marqué NE PAS FRANCHIR avaient été installés, faisant décrire plusieurs virages à la file de demandeurs d’emploi tels les soufflets d’un accordéon humain. Tom et Todd prirent place entre les derniers poteaux. D’autres se rangèrent aussitôt derrière eux, surtout des hommes, certains en épaisse veste polaire d’ouvriers, d’autres en pardessus avec des coupes de cheveux à la Mr Businessman qui commençaient à perdre leurs bords bien rasés. Tom estimait que la file atteindrait le fond du parking d’ici à l’aube, et il resterait encore au moins quatre heures avant l’ouverture des portes.
Son regard fut attiré par une femme portant un bébé dans le dos. Elle se trouvait deux zigzags devant eux. Tom se demanda à quel point il fallait être désespéré pour sortir avec un nourrisson par une nuit aussi humide et froide. Le petit était installé dans un porte-bébé. La femme était en train de parler à un grand costaud portant un duvet sur l’épaule, et le regard du bébé passait de l’un à l’autre comme celui du plus petit fan de tennis du monde. Presque comique.
« Une petite goutte pour te réchauffer, Tommy ? »
Todd avait sorti de son sac une bouteille de cinquante centilitres de Bell’s et la tendait à Tom.
Celui-ci, se rappelant la flèche du Parthe que lui avait décochée Linda — Et ne t’avise pas de sentir l’alcool à ton retour, monsieur —, faillit décliner, puis il prit la bouteille. Il faisait froid et une petite rasade ne pouvait pas faire de mal. Il sentit le whisky descendre, réchauffant sa gorge et son ventre.
Rince-toi la bouche avant de te présenter aux stands, s’intima-t-il. On embauche pas les types qui sentent le whisky.
Quand Todd lui proposa une autre petite goutte — autour de deux heures du matin —, Tom refusa. Mais lorsqu’il réitéra, à trois heures, Tom prit la bouteille. Vu ce qu’il restait, le Toddster n’avait pas dû lésiner sur les quantités pour se blinder contre le froid.
Oh, et puis merde, pensa Tom, et il s’enfila légèrement plus qu’une petite goutte ; plutôt une grosse gorgée.
« Yi-ha ! fit Todd, la voix à peine un peu pâteuse. Lâche-toi. »
Les demandeurs d’emploi continuaient d’arriver, leurs voitures pointant le nez au bout de Marlborough Street à travers le brouillard qui s’épaississait. La queue s’étirait loin après les poteaux à présent et elle ne zigzaguait plus. Tom croyait avoir pris la mesure des difficultés économiques qui frappaient actuellement le pays — n’avait-il pas lui-même perdu un travail, un très bon travail ? — , mais alors que les voitures ne cessaient d’arriver et la file de s’allonger (il n’en voyait plus le bout), il commença à voir les choses sous un angle nouveau et terrifiant. Peut-être que difficultés n’était pas le mot juste. Peut-être que le mot juste était désastre.
À sa droite, dans le labyrinthe de poteaux et de ruban jaune menant aux portes de l’auditorium encore plongé dans l’obscurité, le bébé se mit à pleurer. Tom se retourna et vit l’homme au sac de couchage tenir les côtés du porte-bébé pour que la femme (mon Dieu, se dit Tom, elle a l’air d’une adolescente) puisse en extraire le gosse.
« C’quoi c’bordel ? demanda Todd, la voix plus pâteuse que jamais.
— Un môme, dit Tom. Une femme avec un môme. Une gamine avec un môme. »
Todd plissa les yeux.
« Doux Jésus sur un poney, dit-il. On aura tout vu. Je trouve ça isp… irrsp… tu sais, pas responsable.
— T’es bourré ? »
Linda n’aimait pas Todd, elle ne voyait pas son bon côté, et là, tout de suite, Tom non plus n’était pas certain de le voir.
« Un p’tit peu. J’aurai cuvé d’ici à ce que les portes s’ouvrent. Et j’ai des pastilles à la menthe, aussi. »
Tom pensa demander au Toddster s’il avait aussi apporté de la Visine — il avait les yeux super rouges —, puis décida qu’il n’avait pas envie d’avoir cette discussion maintenant. Il reporta son attention sur l’endroit où se tenait la femme avec le bébé qui pleurait. Il crut d’abord qu’elle était partie. Et puis il baissa les yeux et la vit se glisser dans le sac de couchage du grand costaud, avec son bébé contre la poitrine. Le grand costaud lui tenait le sac de couchage ouvert. Le petit, ou la petite, braillait toujours.
« Mais faites-le taire, bordel, cria un homme.
— C’est les services sociaux qu’il faudrait appeler », ajouta une femme.
Tom pensa à Tina au même âge, l’imagina dehors par ce matin froid et brumeux, et réprima son envie de leur dire de la fermer… ou, encore mieux, de donner plutôt un coup de main. Après tout, ils étaient ensemble dans cette galère, pas vrai ? Tous les merdeux et les malchanceux.
Les pleurs se calmèrent, cessèrent.
« Elle doit le faire téter », dit Todd.
Et il joignit le geste à la parole en se pressant le sein.
« Ouais.
— Tommy ?
— Quoi ?
— Tu sais qu’Ellen a perdu son boulot, hein ?
— Bon Dieu, non. Je savais pas. » Feignant de ne pas voir la peur sur le visage de Todd. Ni le scintillement humide de ses yeux. Peut-être dû à l’alcool ou au froid. Ou peut-être pas.
« Ils ont dit qu’ils la rappelleraient quand les choses s’arrangeraient, mais ils m’ont dit la même chose et ça fait six mois que j’ai plus de boulot. J’ai encaissé l’argent de mon assurance. Mais tout est parti. Et tu sais ce qui nous reste sur notre compte ? Cinq cents dollars. Tu sais combien de temps on tient avec cinq cents dollars quand un paquet de pain de mie chez Kroger coûte un dollar ?
— Pas longtemps.
— Tu l’as dit, putain, pas longtemps. Faut que je dégote un truc ici. Il le faut.
— Tu vas trouver quelque chose. On va trouver quelque chose tous les deux. »
Todd donna un coup de menton en direction du grand costaud qui semblait à présent monter la garde devant le sac de couchage pour que personne ne piétine la femme et le bébé à l’intérieur.
« Tu crois qu’ils sont mariés ? »
Tom l’avait pas envisagé. Maintenant oui.
« Probablement.
— C’est qu’ils doivent tous les deux être au chomdu, alors. Sinon un des deux serait resté à la maison avec le petit.
— Peut-être qu’ils se disent que venir avec le bébé jouera en leur faveur », dit Tom.
Le visage de Todd s’illumina.
« Faire jouer la pitié ! Pas une mauvaise idée ! » Il tendit la bouteille de whisky. « Encore une goutte ? »
Tom en prit une petite en pensant : Si je la bois pas, Todd le fera.
Tom fut tiré d’un petit somme induit par le whisky au cri exubérant de : « De la vie sur Mars ! » La plaisanterie fut accueillie par des rires et des applaudissements. Il regarda autour de lui et vit le jour poindre. Encore timide et enveloppé de brouillard, mais le jour quand même. Derrière la rangée de portes de l’auditorium, un type en uniforme gris — un type qu’avait un boulot, le veinard — poussait un seau à serpillière à travers le hall d’entrée.
« Kess’y s’passe ? demanda Todd.
— Rien, répondit Tom. Juste un homme de ménage. »
Todd scruta en direction de Marlborough Street.
« Seigneur, et ça continue d’arriver.
— Ouais », dit Tom. Pensant : Et si j’avais écouté Linda, on serait tout au bout d’une file qui s’étire pas encore jusqu’à Cleveland mais presque.
C’était une pensée réconfortante, c’est toujours réconfortant d’avoir raison, mais il regrettait de pas avoir refusé le whisky de Todd. Il avait un goût de litière pour chat dans la bouche. Pas qu’il en ait déjà mangé ni rien, mais…
Quelques zigzags devant eux — pas loin du sac de couchage — quelqu’un demanda :
« C’est pas une Mercedes ? On dirait une Mercedes. »
Tom aperçut une longue forme arrêtée à l’entrée de l’accès par Marlborough Street, feux antibrouillards jaunes aveuglants. Elle n’avançait pas ; elle restait juste plantée là.
« Qu’est-ce qu’il fout ? » demanda Todd.
Le conducteur de la voiture arrêtée juste derrière dut se poser la même question car il appuya sur son klaxon — un long coup énervé qui fit se retourner les gens en se secouant et en grognant. Un moment, la voiture aux feux antibrouillards jaunes resta où elle était. Puis elle fonça. Pas sur la gauche en direction du parking désormais plein à craquer, mais droit sur les gens parqués dans le labyrinthe de poteaux métalliques et de ruban de signalisation.
« Hey ! » cria quelqu’un.
La foule tangua vers l’arrière dans un mouvement de marée. Tom fut poussé contre Todd qui tomba sur les fesses. Tom lutta pour garder l’équilibre, y parvint presque, puis le type juste devant, criant — non hurlant —, lui flanqua son postérieur dans l’entrejambe et son coude dans la poitrine. Tom s’affala sur son copain, entendit la bouteille de Bell’s se briser quelque part entre eux et sentit l’odeur âcre du fond de whisky s’écoulant sur le bitume.
Génial, maintenant je vais empester comme un bar un samedi soir.
Tant bien que mal il se releva, à temps pour voir la voiture — c’était bien une Mercedes, oui, une grosse berline aussi grise que ce matin brumeux — charger la foule en décrivant un arc de cercle ivre, fauchant et projetant des corps sur son passage. Du sang dégouttait de la calandre. Une femme atterrit sur le capot et roula, mains en avant, pieds déchaussés. Elle heurta le pare-brise, tenta de se raccrocher à un essuie-glace, le rata et chuta de l’autre côté de la voiture. Les rubans jaunes NE PAS FRANCHIR cassaient les uns après les autres. Un poteau claquait, suspendu au flanc de la grosse berline sans la ralentir le moins du monde. Tom vit les pneus avant rouler sur le sac de couchage et sur le grand costaud qui s’était accroupi au-dessus, mains levées pour le protéger.
Maintenant, elle venait droit sur lui.
« Todd ! hurla-t-il. Todd, relève-toi ! »
Il tendit les mains vers Todd, réussit à saisir l’une des siennes et tira. Quelqu’un le percuta et il tomba de nouveau à genoux. Il entendait le moteur de la voiture folle tourner à plein régime. Maintenant tout proche. Il tenta de ramper et un pied le heurta à la tempe. Il vit des étoiles.
« Tom ? »
Todd était derrière lui à présent. Comment était-ce possible ?
« Tom, c’est quoi bordel ? »
Un corps atterrit sur lui, puis autre chose, un poids énorme qui l’écrasa, menaçant de le transformer en confiture. Ses hanches cédèrent. Un bruit d’os de dinde secs. Puis le poids se retira et la douleur, avec son poids bien à elle, le remplaça.
Tom tenta de redresser la tête et parvint à la soulever du bitume juste le temps de voir des feux arrière disparaître dans le brouillard. Il vit scintiller des éclats de verre de la bouteille de whisky brisée. Il vit Todd étendu sur le dos. Du sang coulait de sa tête et formait une flaque sur le bitume. Des traces de pneus écarlates s’enfonçaient dans le petit jour brumeux.
Il pensa : Linda avait raison. J’aurais dû rester à la maison.
Il pensa : Je vais mourir, et ça vaut peut-être mieux. Parce que, à la différence de Todd Paine, j’ai pas encore encaissé l’argent de mon assurance.
Il pensa : Même si j’aurais sûrement fini par le faire, avec le temps.
Puis, noir total.
Quand Tom Saubers se réveilla à l’hôpital, quarante-huit heures plus tard, Linda était assise à côté de lui. Elle lui tenait la main. Il lui demanda s’il allait vivre. Elle sourit, lui pressa la main et dit :
« Je veux, mon beau.
— Je suis paralysé ? Dis-moi la vérité.
— Non, mon chéri, mais tu as pas mal de fractures.
— Et Todd ? »
Elle détourna le regard en se mordillant les lèvres.
« Il est dans le coma mais les médecins pensent qu’il va en sortir. D’après ses ondes cérébrales ou quelque chose comme ça.
— Y avait une voiture. J’ai pas pu m’écarter de son passage.
— Je sais. T’es pas le seul. Une espèce de forcené. Il a réussi à prendre la fuite, du moins pour le moment. »
Tom se fichait pas mal du type au volant de la Mercedes. Pas paralysé, c’était bien, mais…
« C’est grave ? Me baratine pas, sois franche. »
Elle le regarda dans les yeux mais ne put soutenir son regard. Détournant à nouveau le sien vers les cartes de prompt rétablissement exposées sur sa table, elle dit :
« Tu… bon. Ça va prendre du temps avant que tu puisses remarcher.
— Combien de temps ? »
Elle lui souleva la main, qu’il avait salement écorchée, la porta à ses lèvres et y déposa un baiser.
« Ils savent pas. »
Tom Saubers ferma les yeux et se mit à pleurer. Linda resta un moment à l’écouter puis, quand elle n’y tint plus, elle se pencha et appuya sur le bouton de la pompe à morphine. Elle continua d’appuyer jusqu’à ce que la machine cesse d’administrer. À ce moment-là, Tom dormait déjà.
Morris attrapa une couverture sur l’étagère du haut dans le placard de la chambre et en couvrit Rothstein, maintenant affalé en biais dans le fauteuil, le sommet du crâne en moins. La cervelle qui avait conçu Jimmy Gold, sa sœur Emma, leurs parents narcissiques et semi-alcooliques — tellement semblables à ceux de Morris — séchait maintenant sur le papier peint. C’était pas un choc pour Morris, pas exactement, mais c’était assurément une surprise. Il s’attendait à du sang, et un trou entre les yeux, mais pas à cette expectoration écœurante de cartilage et d’os. Manque d’imagination, supposa-t-il, la raison pour laquelle il pouvait lire les géants de la littérature américaine contemporaine — les lire et les apprécier — mais n’en serait jamais un.
Freddy Dow sortit du bureau, un sac marin plein à craquer à chaque épaule. Curtis le suivait, tête basse, sans rien dans les mains. Tout à coup, il accéléra, contourna Freddy et se précipita dans la cuisine. Le vent fit claquer la porte donnant sur le jardin de derrière contre le mur de la maison. Puis on entendit quelqu’un vomir.
« Y se sent pas très bien », dit Freddy.
Il avait toujours eu le don d’énoncer l’évidence.
« Toi, ça va ? demanda Morris.
— Ouais. »
Freddy sortit par la porte de devant sans se retourner, s’arrêtant juste pour ramasser le pied-de-biche posé contre la balancelle du porche. Ils s’étaient préparés à entrer par effraction mais la porte d’entrée était ouverte. La porte de la cuisine aussi. Apparemment, Rothstein avait placé toute sa confiance dans le coffre-fort Gardall. Tu parles d’un manque d’imagination.
Morris passa dans le bureau, regarda la table de travail en ordre et la machine à écrire recouverte de sa housse. Regarda les photos au mur. Les deux ex-épouses étaient là, souriantes, jeunes et belles en vêtements et coiffures des années cinquante. Que Rothstein garde ces femmes répudiées là, d’où elles pouvaient le regarder écrire, avait quelque chose d’intéressant mais Morris n’avait pas le temps de méditer la question, ni d’explorer le contenu du bureau de l’écrivain, ce qu’il aurait sincèrement adoré faire. Mais quel intérêt ? Il avait les carnets, après tout. Il avait le contenu de l’esprit de Rothstein. Tout ce qu’il avait écrit depuis qu’il avait cessé de publier, dix-huit ans auparavant.
Freddy avait emporté le stock d’enveloppes de liquide dans le premier chargement (évidemment ; l’argent était tout ce que Freddy et Curtis comprenaient), mais il restait encore plein de carnets noirs sur les étagères du coffre-fort. C’était des Moleskine, comme en utilisait Hemingway, comme Morris en avait rêvé pendant qu’il était en maison de correction où il avait aussi rêvé de devenir écrivain. Mais au Centre de Détention pour Mineurs de Riverview, la ration était de cinq feuillets de grossier papier Blue Horse par semaine, pas vraiment suffisant pour commencer à écrire le Grand Roman Américain. En mendier davantage n’avait rien arrangé. La fois où il avait offert à Elkins, le délégué de l’économat, de lui tailler une pipe pour une dizaine de feuilles supplémentaires, Elkins lui avait collé son poing dans la figure. Ça avait quelque chose de comique, quand on pensait à tous les actes sexuels auxquels on l’avait forcé au cours de ses neuf mois de détention, le plus souvent à genoux et plus d’une fois avec son caleçon sale fourré dans la bouche.
Il tenait pas sa mère pour entièrement responsable de ces viols mais elle méritait sa part de reproches. Anita Bellamy, la célèbre professeure d’histoire dont le livre sur Henry Clay Frick avait été nominé pour le prix Pulitzer. Tellement célèbre qu’elle croyait aussi tout savoir sur la littérature américaine contemporaine. C’était une dispute à propos de la trilogie Gold qui l’avait fait sortir un soir, furieux et résolu à se soûler. Ce qu’il avait fait, même s’il était mineur et que ça se voyait.
Ça lui réussissait pas de boire. Quand il buvait, il faisait des trucs qu’il se rappelait pas ensuite, et c’était jamais des bons trucs. Ce soir-là, ça avait été effraction, vandalisme et agression sur un agent de sécurité du quartier qui tentait de le neutraliser en attendant l’arrivée des flics.
Ça faisait presque six ans, mais le souvenir était vif. Tout ça avait été tellement idiot. Voler une voiture, aller faire un tour en ville avec et puis l’abandonner (peut-être après avoir copieusement pissé sur le tableau de bord), c’était une chose. Pas très malin. Pourtant, avec un peu de chance, on pouvait se tirer de ce genre d’embrouille. Mais entrer par effraction dans une maison de Sugar Heights ? Doublement idiot. Il ne voulait rien dans cette maison (du moins rien qu’il ait pu se rappeler par la suite). Et lorsqu’il voulait vraiment quelque chose ? Lorsqu’il offrait une pipe pour quelques feuillets pourris de papier Blue Horse ? Poing dans la gueule. Alors il s’était marré, parce que c’était ce que Jimmy Gold aurait fait (du moins avant que Jimmy devienne adulte et vende son âme au diable pour le Billet d’Or, comme il disait), et il s’était passé quoi ensuite ? Deuxième poing dans la gueule, encore plus fort. C’était en entendant le craquement étouffé de son nez qu’il s’était mis à pleurer.
Jamais Jimmy n’aurait pleuré.
Il était encore en train de contempler avidement les Moleskine quand Freddy Dow revint avec les deux autres sacs marins. Il avait aussi un bagage à main en cuir éraflé.
« J’ai trouvé ça dans le cellier. Au milieu de genre un milliard de boîtes de haricots et de thon. Va savoir, hein ? Bizarre, le type. Peut-être qu’il se préparait pour l’Acropolipse. Allez, Morris, bouge-toi. Quelqu’un a pu entendre le coup de feu.
— Y a pas de voisins. La ferme la plus proche est à trois kilomètres. Relax.
— Les prisons sont pleines de types qu’étaient relax. Faut qu’on se tire d’ici. »
Morris commença à rassembler les carnets par poignées mais ne put résister à l’envie d’en ouvrir un, juste pour être sûr. Oui, Rothstein était un type bizarre, et il était pas totalement impossible qu’il ait bourré son coffre-fort de carnets vierges, se disant qu’il pourrait peut-être écrire quelque chose dedans un jour.
Mais non.
Celui-ci, au moins, était saturé de la petite écriture soignée de Rothstein, toutes les pages remplies, de haut en bas et de gauche à droite, avec des marges minces comme des fils.
… n’était pas certain de savoir pourquoi ça comptait pour lui et pourquoi il n’arrivait pas à trouver le sommeil alors que le wagon vide de ce train de marchandises nocturne l’emportait à travers l’oubli du monde rural, en direction de Kansas City et du pays endormi au-delà, le ventre plein de l’Amérique au repos sous son traditionnel édredon de nuit, et pourtant, les pensées de Jimmy s’obstinaient à revenir vers…
Freddy lui frappa sur l’épaule, et pas gentiment.
« Sors ton nez de ce truc et emballe. On en a déjà un qu’est en train de gerber toutes ses tripes et qui sert à peu près à rien. »
Sans un mot, Morris jeta le carnet dans un des sacs et referma les mains sur une autre double poignée de carnets, ses pensées embrasées de possibilités. Il en avait oublié le carnage sous la couverture dans le salon, oublié Curtis Rogers vomissant ses tripes dans les roses, zinnias, pétunias ou peu importe ce qui poussait dans le jardin de derrière. Jimmy Gold ! Partant vers l’Ouest ! Dans un wagon de marchandises ! Rothstein n’en avait pas fini avec lui, en fin de compte !
« Ceux-là sont pleins, dit-il à Freddy. Emporte-les. Je vais mettre le reste dans l’attaché-case.
— Ça s’appelle comme ça ce genre de sac ?
— Je crois, ouais. » Il ne croyait pas, il savait. « Vas-y. J’ai presque fini. »
Freddy suspendit les sacs à ses épaules par leurs sangles, mais s’attarda un instant.
« T’es sûr pour ces trucs ? Parce que Rothstein a dit…
— C’était rien qu’un écureuil qu’essayait de protéger ses réserves. Il aurait dit n’importe quoi. Vas-y. »
Freddy y alla. Morris chargea la dernière fournée de Moleskine dans l’attaché-case et se recula pour sortir du placard. Curtis était debout à côté du bureau de Rothstein. Il avait enlevé sa cagoule ; ils l’avaient tous enlevée. Il était blanc comme un linge et le choc avait laissé des cercles noirs autour de ses yeux.
« T’étais pas obligé de le tuer. T’étais pas censé le tuer. Ça faisait pas partie du plan. Pourquoi t’as fait ça ? »
Parce qu’il m’a fait me sentir idiot. Parce qu’il a insulté ma mère et que ça, c’est mon boulot. Parce qu’il m’a appelé gamin. Parce qu’il méritait d’être puni pour avoir fait passer Jimmy dans l’autre camp. Surtout parce que personne a le droit, avec un talent pareil, de le cacher au reste du monde. Sauf que Curtis comprendrait pas ça.
« Parce que ça augmentera la valeur des carnets quand on les vendra. » C’est-à-dire pas avant qu’il les ait lus d’un bout à l’autre, mais Curtis comprendrait pas non plus le besoin de faire ça, et il avait pas besoin de savoir. Pas plus que Freddy. Il prit un ton patient et raisonnable : « On est maintenant en possession de toute la production de John Rothstein qui a jamais existé. Ça rend les trucs inédits encore plus précieux. Tu comprends ça, non ? »
Curtis se gratta une joue pâle.
« Ben… ouais… j’imagine.
— Et puis comme ça, il pourra jamais dire que c’est des faux quand ils sortiront. Ce qu’il aurait fait, juste pour se venger. J’ai pas mal lu sur lui, tu sais, à peu près tout ce qu’on peut lire, et c’était un rancunier, ce fils de pute.
— Ouais, mais bon… »
Morrie se retint de dire : C’est un sujet trop profond pour un esprit aussi superficiel que le tien, Curtis. À la place, il souleva l’attaché-case.
« Prends ça. Et garde tes gants jusqu’à ce qu’on soit en voiture.
— Quand même, t’aurais dû nous consulter, Morrie. On est tes partenaires. »
Curtis commença à partir, puis se retourna.
« J’ai une question.
— Quoi ?
— Tu sais s’ils ont la peine de mort dans le New Hampshire ? »
Ils prirent des routes secondaires pour traverser l’étroite cheminée du New Hampshire et passer dans le Vermont. Freddy conduisait la Chevrolet Biscayne, qui était vieille et quelconque. Morris était assis à côté de lui, une carte Rand McNally dépliée sur les genoux, allumant de temps en temps le plafonnier pour vérifier qu’ils n’avaient pas dévié de l’itinéraire prévu. Pas besoin de rappeler à Freddy de respecter les limitations de vitesse. Il n’en était pas à son premier rodéo.
Curtis était allongé sur la banquette arrière et ils l’entendirent bientôt ronfler. Morrie le trouva bien chanceux : c’était comme s’il avait vomi l’horreur. Lui par contre, il lui faudrait sûrement du temps avant de retrouver une bonne nuit de sommeil. Il arrêtait pas de revoir la cervelle dégouliner sur le papier peint. C’était pas le meurtre qui l’obsédait, c’était le talent gâché. Une vie entière à l’affûter et le modeler et tout ça détruit en une fraction de seconde. Toutes ces histoires, toutes ces images, et ce qui était sorti ressemblait à du porridge. Alors, à quoi bon ?
« Donc tu crois vraiment qu’on va pouvoir les vendre, tous ces petits bouquins qu’il a écrits ? » demanda Freddy. Voilà qu’il remettait ça. « Pour une bonne somme, je veux dire ?
— Oui.
— Sans se faire choper ?
— Oui, Freddy, j’en suis sûr. »
Freddy se tut si longtemps que Morris crut le sujet clos. Puis il le rouvrit. En deux mots. Froids et secs.
« J’en doute. »
Plus tard, à nouveau sous les verrous — mais pas au Centre de Détention pour Mineurs, cette fois —, Morris se dirait : C’est à ce moment-là que j’ai décidé de les tuer.
Mais parfois, la nuit, quand il n’arrivait pas à dormir, le trou du cul poisseux et brûlant d’une sodomie au savon parmi tant d’autres dans les douches de la prison, il reconnaîtrait que c’était pas la vérité. Il avait su depuis le début. C’étaient des cons, et des criminels de longue date. Tôt ou tard (probablement plus tôt que tard), l’un d’eux se ferait choper pour autre chose et la tentation serait forte d’échanger ce qu’il savait de cette nuit-là contre une peine moins lourde, voire pas de peine du tout.
Je savais qu’ils devaient disparaître, point, se dirait-il par ces nuits carcérales où le ventre plein de l’Amérique reposait sous son traditionnel édredon de nuit. C’était inévitable.
Dans le nord de l’État de New York, les prémices de l’aube commençant à souligner les contours sombres de l’horizon derrière eux, ils prirent à l’ouest par la Route 92, une nationale plus ou moins parallèle à l’I-90 jusque dans l’Illinois où elle déviait vers le sud et se perdait dans la ville industrielle de Rockford. À cette heure-là, la route était encore quasi déserte, même s’ils entendaient (et apercevaient parfois) l’intense trafic de poids lourds sur l’autoroute à leur gauche.
Ils dépassèrent un panneau indiquant AIRE DE REPOS 3 KM et Morris pensa à Macbeth. Si, une fois fait, c’était fini, il serait bon que ça soit vite fait. Pas la citation exacte, peut-être, mais on n’allait pas chipoter.
« Arrête-toi là, dit-il à Freddy. Faut que j’aille vidanger.
— Y doivent avoir des distributeurs aussi », intervint le vomito à l’arrière. Curtis était en train de se redresser, les cheveux en pétard. « Je me ferais bien des crackers au beurre de cacahuètes, moi. »
Morris savait qu’il devrait renoncer s’il y avait d’autres voitures sur l’aire de repos. L’I-90 avait absorbé la plupart de la circulation inter-États qui transitait auparavant par cette route, mais une fois que le jour serait levé, la circulation locale reprendrait à tout va, lâchant ses gaz nauséabonds de Ploucville en Ploucville.
Pour le moment, l’aire de repos était déserte, en partie à cause du panneau indiquant STATIONNEMENT DE NUIT INTERDIT AUX CAMPING-CARS. Ils se garèrent et descendirent de voiture. Des oiseaux gazouillaient dans les arbres, commentant la nuit passée et le programme de la journée. Quelques feuilles d’automne — sur cette partie du globe, elles commençaient tout juste à changer de couleur — tombaient en tourbillonnant et s’éparpillaient au sol.
Curtis partit inspecter les distributeurs pendant que Morris et Freddy marchaient côte à côte vers les toilettes pour hommes. Morris ne se sentait pas spécialement nerveux. Peut-être que c’était vrai ce qu’on disait, après le premier, ça devient plus facile.
Il tint la porte à Freddy d’une main et sortit le revolver de la poche de sa veste de l’autre. Freddy lui dit merci sans se retourner. Morris laissa la porte se rabattre derrière lui avant d’élever le flingue. Il plaça le canon à moins de deux centimètres de l’arrière du crâne de Freddy Dow et pressa la détente. Dans la pièce carrelée, la détonation rendit un son fort et sec, mais de loin, n’importe qui aurait cru que c’était une moto pétaradant sur l’I-90. Non, c’était Curtis qui l’inquiétait.
Pas la peine. Curtis était toujours debout dans le coin des distributeurs, sous un avant-toit en bois et un écriteau rustique indiquant OASIS ROUTIÈRE. Il avait un sachet de crackers au beurre de cacahuètes à la main.
« T’as entendu ça ? » demanda-t-il à Morris. Puis, voyant le flingue, sur un ton honnêtement incrédule : « C’est pour quoi ?
— Pour toi », répondit Morris, et il lui tira une balle dans la poitrine.
Curtis s’effondra, mais — ce fut un choc pour Morris — il n’était pas mort. Il ne semblait même pas près de mourir. Il se tortillait sur le bitume. Une feuille morte lui tourbillonna devant le nez. Du sang commençait à se répandre sous lui. Il avait toujours la main refermée sur ses crackers. Il leva la tête, ses cheveux noirs et gras lui tombant dans les yeux. Derrière le rideau d’arbres, un camion passa sur la Route 92, vrombissant vers l’est.
Morris ne voulait pas tirer une deuxième fois sur Curtis : dehors, une détonation ne rendrait pas le même son creux, et puis un véhicule pouvait arriver d’un moment à l’autre.
« Si, une fois fait, c’était fini, il serait bon que ça soit vite fait, dit-il, et il posa un genou à terre.
— Tu m’as tiré dessus, dit Curtis, le souffle court, stupéfait. Putain, Morrie, tu m’as tiré dessus ! »
Pensant à quel point il détestait ce surnom — il l’avait détesté toute sa vie : même ses profs, qui auraient dû être plus avisés, s’étaient permis de l’appeler Morrie —, il retourna le revolver et se mit à frapper le crâne de Curtis avec la crosse. Trois coups violents accomplirent bien peu. C’était qu’un .38 après tout, et pas assez lourd pour causer plus que des dégâts mineurs. Du sang commençait à couler du cuir chevelu de Curtis et le long de ses joues mal rasées. Il gémissait en levant vers Morris un regard bleu fixe et désespéré. Il agita faiblement une main.
« Arrête, Morrie ! Arrête, ça fait mal ! » Merde. Merde, merde, merde.
Morris rangea le revolver dans sa poche. La crosse était gluante de sang et de cheveux à présent. Il retourna à la Biscayne en s’essuyant la main sur sa veste. Il ouvrit la portière côté passager, vit que la clé manquait sur le contact et murmura un putain dans sa barbe. Le murmura comme une prière.
Sur la 92, deux voitures passèrent, puis une camionnette UPS marron.
Il trotta jusqu’aux toilettes pour hommes, poussa la porte, s’agenouilla et se mit à fouiller les poches de Freddy. Il trouva les clés de la voiture dans sa poche avant gauche. Il se releva et courut jusqu’aux distributeurs, certain que maintenant, une voiture ou un camion serait arrivé sur l’aire de repos ; la circulation devenait toujours plus dense, quelqu’un allait bien devoir s’arrêter pour pisser son café du matin, et alors il devrait tuer celui ou celle-là aussi, et peut-être bien le suivant. L’image d’une guirlande de bonshommes en papier découpé lui vint à l’esprit.
Mais non, personne pour le moment.
Il monta dans la Biscayne, achetée en toute légalité mais portant maintenant des plaques volées immatriculées dans le Maine. Curtis Roger se contorsionnait lentement le long du trottoir en ciment menant aux toilettes, tirant avec les mains et poussant faiblement avec les pieds, laissant derrière lui une traînée de sang, tel un escargot une traînée de bave. Il était impossible d’en être vraiment sûr mais Morris pensa qu’il était peut-être bien en train d’essayer de rejoindre le téléphone payant fixé au mur entre les toilettes pour femmes et les toilettes pour hommes.
C’était pas comme ça que ça devait se passer, se dit-il en démarrant. C’était de l’improvisation stupide et il allait sûrement se faire prendre. Il repensa à ce que Rothstein lui avait dit à la fin. Vous avez quel âge d’abord, vingt-deux ans ? Vingt-trois ans ? Qu’est-ce que vous connaissez à la vie, sans parler de la littérature ?
« Ce que je sais, c’est que je suis pas un vendu, dit-il. Ça, je le sais. »
Il mit la Biscayne en marche avant et roula lentement vers l’homme qui se tortillait comme une anguille sur le trottoir en ciment. Il voulait foutre le camp d’ici, son cerveau lui hurlait de foutre le camp d’ici, mais il devait s’appliquer, pas faire plus de gâchis que le strict nécessaire.
Curtis se retourna pour regarder, les yeux immenses et horrifiés derrière la jungle de ses cheveux sales. Il leva une main dans une faible tentative pour dire stop, puis Morris cessa de le voir car le capot était entre eux. Il braqua prudemment et continua de rouler lentement. L’avant de la voiture monta dans une secousse le bord du trottoir. Le sapin désodorisant accroché au rétroviseur se balança et tressauta.
Rien… toujours rien… et puis la voiture franchit un autre obstacle. Il y eut un pop assourdi, le bruit d’une petite citrouille éclatant au micro-ondes.
Morris donna un coup de volant vers la gauche et il y eut une autre secousse alors que la Biscayne redescendait du trottoir et revenait sur le parking. Il regarda dans le rétroviseur et vit que la tête de Curtis avait disparu.
Enfin, non. Pas vraiment. Elle était toujours là, mais tout aplatie. Réduite en bouillie. Pas de talent gâché dans ce carnage-là, pensa Morrie.
Il roula vers la sortie et, après s’être assuré que la voie était libre, il accéléra. Il faudrait qu’il s’arrête pour examiner l’avant de la voiture, surtout le pneu qui avait écrasé la tête de Curtis, mais il voulait d’abord s’éloigner d’une bonne trentaine de kilomètres. Au moins trente.
« Je vois un lavage auto dans un futur proche », dit-il.
Il trouva ça drôle, incommensurablement drôle (et voilà bien un mot que ni Freddy ni Curtis n’auraient compris), et il rit longtemps et fort. Il s’en tint exactement à la vitesse limitée. Il regarda les kilomètres tourner au compteur mais même à quatre-vingts à l’heure, chaque tour semblait prendre cinq minutes. Il était sûr que le pneu avait laissé une trace de sang sur la bretelle de sortie, mais elle devait avoir disparu à présent. Depuis longtemps. Quand bien même, il était temps de rejoindre les routes secondaires, peut-être même les chemins de campagne. Le truc intelligent serait de s’arrêter et de jeter tous les carnets — le fric aussi — dans les bois. Mais ça, il le ferait pas. Non, jamais il ferait ça.
Cinquante pour cent de chances de s’en tirer, se dit-il. Peut-être plus. Après tout, personne a vu la voiture. Ni dans le New Hampshire, ni sur l’aire de repos.
Il s’arrêta sur le parking latéral d’un restaurant abandonné et inspecta la calandre de la Biscayne et le pneu droit. Ça allait plutôt dans l’ensemble, mais il y avait un peu de sang sur le pare-chocs. Il arracha une poignée d’herbe et l’essuya. Il remonta en voiture et continua vers l’ouest. Il s’attendait à tomber sur des barrages de police, mais rien.
Passé la frontière avec la Pennsylvanie, à Gowanda, il trouva une station de lavage automatique à pièces. Les brosses brossèrent, les jets rincèrent, et la voiture ressortit propre comme un sou neuf — dessus comme dessous.
Morris roulait vers l’ouest, en direction de la petite ville crade que ses habitants appelaient le Joyau des Grands Lacs. Il fallait qu’il se tienne à carreau pendant un moment maintenant, et qu’il aille voir un vieil ami. Et puis, chez soi, c’est l’endroit où quand t’arrives, on peut pas te demander de repartir — l’évangile selon Robert Frost —, et c’était particulièrement vrai quand personne était là pour pester contre le retour du fils prodigue. Avec ce cher papa envolé depuis des années, et cette chère maman passant le semestre d’automne à Princeton à donner des conférences sur les barons voleurs, la maison de Sycamore Street serait vide. Une maison laissant un peu à désirer pour une professeure prout-prout comme elle — sans parler d’une écrivaine nominée un jour pour le Pulitzer —, mais c’était la faute à ce cher papa. Lui, Morris, ça l’avait jamais dérangé d’habiter là ; c’était le ressentiment de sa mère, pas le sien.
Morris écouta les infos, mais rien sur le meurtre du romancier qui, selon le fameux article du Time, avait été « une voix criant aux enfants des silencieuses années cinquante de se réveiller et d’élever eux aussi la voix ». Ce silence radio était une bonne nouvelle, mais pas inattendue : selon la source de Morris à la maison de redressement, la femme de ménage de Rothstein venait seulement une fois par semaine. Il avait aussi un homme à tout faire, mais qui venait seulement à la demande. Morris et ses défunts partenaires avaient choisi leur moment en fonction, ce qui voulait dire qu’il pouvait raisonnablement espérer qu’on ne découvre pas le corps avant les six prochains jours.
Cette après-midi-là, dans la campagne de l’Ohio, il dépassa une grange reconvertie en magasin d’antiquités et fit demi-tour. Après avoir fouiné un peu, il acheta une malle à vingt dollars. Elle était vieille mais paraissait costaud. À ce prix-là, Morris trouva que c’était donné.
Les parents de Pete Saubers se disputaient beaucoup maintenant. Tina appelait ces disputes les ouafis-ouafis. Pete trouvait que sa petite sœur avait de l’idée, parce que ça donnait exactement ça quand ils s’y mettaient : ouaf-ouaf, ouaf-ouaf-ouaf. Des fois, Pete avait envie de s’avancer sur le palier, en haut de l’escalier, et de leur hurler d’arrêter, bon sang, d’arrêter. Vous faites peur aux enfants, il avait envie de gueuler. Y a des enfants dans cette maison, des enfants, vous l’avez oublié, bande de patates ?
Pete était à la maison car les élèves inscrits au tableau d’honneur, ayant seulement étude l’après-midi et activités optionnelles après déjeuner, avaient le droit de rentrer chez eux plus tôt. La porte de sa chambre était ouverte et il entendit son père béquiller rapidement à travers la cuisine à la seconde où sa mère se garait dans l’allée. Pete était quasi certain que les festivités du jour commenceraient avec son père disant que, Ben dis donc, elle rentrait de bonne heure. Sa mère répondrait qu’il se rappellerait donc jamais que maintenant c’était le mercredi qu’elle finissait plus tôt. Alors papa répliquerait qu’il s’était toujours pas habitué à vivre dans cette partie de la ville, disant ça comme si on les avait forcés à déménager dans les bas-fonds les plus obscurs de Lowtown plutôt que dans le quartier des rues aux noms d’arbres de Northfield. Une fois sacrifié aux préliminaires, ils pourraient passer aux choses sérieuses, à la vraie prise de bec.
Pete non plus ne raffolait pas du North Side mais c’était pas si terrible que ça, et même à treize ans, il semblait comprendre les réalités économiques de leur situation mieux que son père. Peut-être parce que, à la différence de son père, il n’avalait pas des cachets d’OxyContin quatre fois pas jour.
Ils étaient ici parce que le collège Grace Johnson, où enseignait sa mère avant, avait été fermé dans le cadre du plan de coupes budgétaires décidé par le conseil municipal. Un bon nombre d’enseignants de GJ étaient maintenant sans emploi. Linda, au moins, avait été embauchée comme bibliothécaire et surveillante d’étude à l’école primaire de Northfield. Elle terminait plus tôt le mercredi parce que la bibliothèque fermait à midi. Comme toutes les autres bibliothèques scolaires. Coupes budgétaires obligent. Ça faisait enrager le père de Pete qui manquait pas de faire remarquer que les conseillers municipaux, eux, avaient pas baissé leurs salaires, et les traitait de foutue bande d’hypocrites du Tea Party.
Ça, Pete n’en savait rien. Ce qu’il savait, c’était que ces temps-ci, Tom Saubers enrageait à propos de tout.
La Ford Focus, leur seule voiture à présent, s’arrêta dans l’allée et maman en descendit, traînant derrière elle son vieux cartable usé. Elle contourna la plaque de givre qui se formait toujours dans le coin d’ombre sous la descente de gouttière du porche. C’était au tour de Tina d’y mettre du sel mais elle avait oublié, comme d’habitude. Maman monta les marches lentement, les épaules basses. Pete détestait la voir marcher comme ça, c’était comme si elle avait un sac de briques sur le dos. Pendant ce temps, les béquilles de papa battaient un rythme à deux temps dans le salon.
La porte d’entrée s’ouvrit. Pete attendit. Espérant quelque chose de gentil genre Coucou, chérie, c’était comment ta matinée ?
Tu parles.
Il avait pas exactement envie d’écouter leurs ouafis-ouafis mais la maison était petite et c’était pratiquement impossible de faire autrement… si, il pouvait toujours sortir, une stratégie de repli qu’il avait adoptée de plus en plus fréquemment cet hiver. Mais en tant qu’aîné, il avait parfois le sentiment que c’était son devoir d’écouter. M. Jacoby, son professeur d’histoire, aimait dire que savoir c’est pouvoir et Pete supposait que c’était pour ça qu’il se sentait obligé de surveiller l’escalade dans la guerre des mots que se livraient ses parents. Parce que chaque prise de bec effilochait un peu plus l’étoffe de leur couple et, un de ces jours, celle-ci finirait par craquer. Mieux valait se préparer.
Mais se préparer à quoi ? Au divorce ? Ça semblait être l’issue la plus probable. D’un côté, les choses s’arrangeraient peut-être s’ils se séparaient — Pete le ressentait de plus en plus fort, même si son esprit ne l’avait pas encore formulé de façon consciente —, mais ça signifierait quoi exactement un divorce dans la vraie vie (une autre des expressions favorites de M. Jacoby) ? Qui resterait et qui partirait ? Si c’était son père qui partait, comment se débrouillerait-il sans voiture alors qu’il pouvait à peine marcher ? D’ailleurs, comment l’un ou l’autre pourrait-il avoir les moyens de partir ? Ils étaient déjà fauchés.
Au moins, Tina n’était pas là pour l’échange animé de vues parentales du jour : elle était encore à l’école et ne rentrerait probablement pas avant le dîner. Elle avait fini par se faire une copine, une fille aux dents de cheval qui s’appelait Ellen Briggs et qui habitait au croisement de Sycamore et Elm. Pete trouvait que Ellen avait le QI d’un hamster, mais au moins, Tina était pas constamment en train de se morfondre à la maison, nostalgique de ses copines de leur ancien quartier, et aussi parfois en train de pleurer. Pete détestait quand Tina pleurait.
En attendant, éteignez vos portables et vos bipers, les amis. Les lumières baissent et l’épisode de cette après-midi de On est Dans la Merde Jusqu’au Cou va commencer.
TOM : Dis donc, tu rentres de bonne heure.
LINDA (avec lassitude) : Tom, on est…
TOM : Mercredi, je sais. La bibliothèque ferme plus tôt.
LINDA : T’as encore fumé dans la maison. Ça sent la cigarette.
TOM (commençant à prendre la mouche) : Une seule. Dans la cuisine. Avec la fenêtre ouverte. Y a du verglas sur les marches de derrière, je voulais pas risquer la chute. Pete a encore oublié de mettre du sel.
PETE (en aparté) : Comme il est censé le savoir, puisque c’est lui qui a fait le tableau des corvées, cette semaine c’est au tour de Tina de saler. Les pilules d’OxyCotin qu’il prend sont pas juste contre la douleur, elles rendent aussi débile.
LINDA : Ça sent quand même et tu sais qu’il est précisément spécifié dans le bail qu’il est interdit…
TOM : Ça va, OK, j’ai compris. La prochaine fois j’irai dehors, au risque de tomber de mes béquilles.
LINDA : C’est pas seulement à cause du bail, Tommy. Le tabagisme passif est mauvais pour les enfants. On en a déjà parlé.
TOM : Et reparlé…
LINDA : (s’enfonçant en eaux toujours plus profondes) : Et puis, ça coûte combien un paquet de cigarettes maintenant ? Quatre cinquante ? Cinq ?
TOM : Pour l’amour du Ciel, je fume un paquet par semaine !
LINDA (enfonçant les défenses de Tom d’un assaut de panzer arithmétique) : À cinq dollars le paquet, ça fait vingt dollars par mois. Et tout ça pris sur mon salaire puisque c’est le seul…
TOM : Et allez, c’est reparti…
LINDA : … qu’on a maintenant.
TOM : T’aimes remuer le couteau dans la plaie, toi, hein ? Tu crois peut-être que je me suis fait rouler dessus exprès. Pour que je puisse rester à la maison à me tourner les pouces.
LINDA (après un long silence) : Il reste du vin ? J’aurais bien besoin d’un demi-verre, là.
PETE (en aparté) : Dis oui, papa. Dis oui.
TOM : Non, fini. Mais tu veux peut-être que je me traîne en béquilles jusqu’au Zoney’s pour en racheter ? Évidemment, tu devras m’accorder une avance sur mon argent de poche.
LINDA (au bord des larmes) : Tu te comportes comme si ce qui t’était arrivé était de ma faute.
TOM (criant) : C’est la faute à personne et c’est bien ça qui me rend dingue ! Tu comprends pas ça ? Ils ont même pas réussi à choper le type qui l’a fait !
À ce stade, Pete décida qu’il en avait assez. C’était une pièce débile. Ses parents s’en rendaient peut-être pas compte, mais lui, oui. Il referma son manuel de littérature. Il lirait le texte demandé — un truc d’un certain John Rothstein — ce soir. Pour le moment, il fallait qu’il sorte et qu’il respire un peu d’air frais.
LINDA (doucement) : Au moins, t’es pas mort.
TOM (virant totalement dans le mélo) : Des fois, je me dis que ça aurait mieux valu. Regarde-moi, accro à l’Oxy et souffrant quand même le martyre parce que cette merde me fait plus rien sauf si j’en prends assez pour me plonger dans le coma. À vivre sur le salaire de ma femme — amputé de mille dollars grâce à ces putains d’hypocrites du Tea Party…
LINDA : Surveille ton lang…
TOM : Notre maison ? Finie. Le fauteuil roulant électrique ? Fini. Nos économies ? Quasi finies. Et maintenant, je peux même pas fumer une putain de clope !
LINDA : Si tu crois que ça va arranger les choses de pleurnicher, je t’en prie, continue, mais…
TOM (hurlant) : T’appelles ça pleurnicher ? J’appelle ça être réaliste. Tu veux que j’enlève mon pantalon pour que tu puisses bien voir ce qui reste de mes jambes ?
Pete flotta en chaussettes jusqu’en bas des marches. Le salon était juste là, au pied de l’escalier, mais ils le virent même pas : ils étaient face à face, trop occupés à jouer une pièce de théâtre complètement à chier pour laquelle personne achèterait jamais de billets. Son père dressé comme un coq sur ses béquilles, les yeux rouges et les joues broussailleuses de barbe, sa mère tenant son sac à main devant ses seins comme un bouclier et se mordant les lèvres. C’était horrible. Et le pire dans tout ça ? C’est qu’il les aimait.
Son père avait oublié de mentionner le Fonds d’Urgence, mis en place un mois après le Massacre du City Center par le dernier journal papier de la ville, en collaboration avec trois chaînes de télé locales. Brian Williams y avait même consacré un reportage dans NBC Nightly News — comment cette petite ville courageuse s’était serré les coudes quand la catastrophe avait frappé, toutes ces âmes charitables, toutes ces mains tendues et tout ces bla-bla-bla, et maintenant, une courte page de pub. Le Fonds d’Urgence avait donné bonne conscience aux gens pendant genre six jours. Ce que les médias avaient omis de dire, c’était que le Fonds d’Urgence avait récolté bien peu, même avec les marches de bienfaisance, les courses à vélo de bienfaisance, et un concert du chanteur arrivé deuxième à American Idol. Le Fonds d’Urgence était maigre parce que les temps étaient durs pour tout le monde. Et bien sûr, l’argent collecté avait dû être partagé. La famille Saubers avait reçu un chèque de mille deux cents dollars, puis un de cinq cents, puis un de deux cents. Le chèque du mois dernier, marqué DERNIER VERSEMENT, s’élevait à cinquante dollars.
Waouh.
Pete se faufila dans la cuisine, attrapa ses bottes et son manteau et sortit. La première chose qu’il remarqua, c’était qu’il n’y avait pas du tout de verglas sur le perron de derrière ; son père avait carrément menti. Il faisait trop doux pour que ça gèle, du moins au soleil. Le printemps ne serait pas là avant six semaines mais le dégel avait commencé depuis déjà presque une semaine et il ne restait plus que quelques carrés de neige durcie sous les arbres dans le jardin de derrière. Pete le traversa jusqu’à la clôture et se glissa de l’autre côté du portail.
S’il y avait un avantage à vivre dans les rues aux noms d’arbres du North Side, c’était la friche qui s’étendait derrière Sycamore. Elle était facilement aussi grande qu’un pâté de maisons, deux hectares broussailleux de sous-bois et d’arbres rabougris descendant en pente vers un ruisseau gelé. Le père de Pete disait que le terrain était abandonné depuis longtemps et qu’il y avait fort à parier qu’il le reste encore longtemps, à cause d’une interminable querelle juridique à propos de qui en était le propriétaire et de ce qu’on pouvait y construire.
« En fin de compte, les seuls gagnants dans ce genre de conflits, ce sont les avocats, avait-il dit à Pete. Souviens-toi bien de ça. »
De l’avis de Pete, les enfants qui voulaient se refaire une petite santé mentale loin de leurs parents étaient aussi gagnants.
Un chemin sinueux coupait en diagonale à travers les arbres dépouillés par l’hiver et débouchait sur le Centre Aéré de Birch Street, ce bon vieux foyer des jeunes de Northfield dont les jours étaient à présent comptés. À la belle saison, des grands traînaient sur ce sentier, et autour. Ils fumaient des cigarettes et de l’herbe, buvaient des bières et couchaient probablement avec leurs copines. Mais pas à cette période de l’année. Pas de grands, ça voulait dire pas d’emmerdements.
Parfois, si ses parents se prenaient sérieusement le bec, c’est-à-dire de plus en plus souvent, Pete emmenait sa sœur avec lui. Quand ils arrivaient au Centre Aéré, il tiraient quelques paniers, regardaient des vidéos ou jouaient aux dames. Il ne voyait pas où il pourrait l’emmener une fois que le Centre Aéré serait fermé. Y avait aucun endroit où aller à part au Zoney’s, la supérette du quartier. Quand il était seul, il n’allait généralement pas plus loin que le ruisseau où il jetait des cailloux dans l’eau si elle coulait ou faisait des ricochets sur la glace si elle était gelée. Pour voir s’il pouvait faire des trous dedans. En profitant du calme.
Les prises de bec étaient suffisamment inquiétantes comme ça, mais sa plus grande crainte c’était que son père — toujours un peu shooté à l’Oxy maintenant — lève carrément la main sur sa mère. Ça ferait presque à coup sûr craquer l’étoffe déjà bien effilochée de leur couple. Et dans le cas contraire ? Si maman encaissait les coups sans broncher ? Ça serait encore pire.
Ça arrivera jamais, se disait Pete. Papa ferait jamais ça.
Oui, mais, s’il le faisait ?
Le ruisseau était toujours couvert de glace cette après-midi, mais elle avait l’air pourrie et il y avait de grosses taches jaunes dedans comme si un géant s’était arrêté pour pisser. Pete n’allait pas se risquer à marcher dessus. Il ne se noierait pas ni rien si la glace craquait — l’eau n’arrivait pas plus haut que la cheville — mais il n’avait aucune envie de rentrer à la maison et d’avoir à expliquer pourquoi son pantalon et ses chaussettes étaient mouillés. Il s’assit sur un tronc d’arbre couché et lança quelques cailloux (les plus petits ricochaient et roulaient, les plus gros passaient à travers les taches jaunes), puis regarda simplement le ciel un moment. De gros nuages cotonneux flottaient là-haut, plus du genre nuages de printemps que d’hiver, bougeant d’ouest en est. Y en avait un qui ressemblait à une vieille femme avec une bosse dans le dos (ou peut-être un sac à dos) ; y avait un lapin, un dragon, y en avait un qui ressemblait à…
Sur sa gauche, un léger bruit d’éboulement détourna son attention. Il se retourna et vit qu’une partie de la berge en saillie, fragilisée par une semaine de fonte des neiges, avait cédé, exposant les racines d’un arbre qui penchait déjà dangereusement. L’espace dégagé par l’éboulement ressemblait à une grotte, et, sauf méprise — ça pouvait être juste une ombre —, il y avait quelque chose dans le fond.
Pete marcha jusqu’à l’arbre, attrapa l’une de ses branches nues et se pencha pour regarder de plus près. Y avait bien quelque chose là-dedans, et ça avait l’air plutôt grand. Le côté d’une caisse, peut-être ?
Il négocia la pente de la berge, façonnant des marches de fortune en creusant la terre boueuse du talon de ses chaussures. Arrivé en dessous du petit glissement de terrain, il s’accroupit. Il aperçut du cuir noir craquelé et des garnitures en métal rivetées. Il y avait aussi une poignée de la taille d’un étrier sur le côté. C’était une malle. Quelqu’un avait enterré une malle ici.
Aussi excité que curieux à présent, Pete attrapa la poignée et tira. La malle ne bougea pas d’un pouce. Elle était bien calée là-dedans. Pete tira une deuxième fois, mais juste pour la forme. Il n’arriverait pas à la sortir. Pas sans outils.
Il resta accroupi, laissant ses mains pendre entre ses cuisses, comme son père le faisait avant que c’en soit fini pour lui de s’accroupir. Fixant du regard la malle qui pointait hors de la terre noire enchevêtrée de racines. C’était probablement fou de penser à L’Île au trésor (et aussi au « Scarabée d’or », une nouvelle qu’ils avaient lue en cours d’anglais l’année d’avant), mais il y pensait. Et était-ce vraiment fou ? Était-ce vraiment si fou que ça ? En plus de leur répéter que savoir c’est pouvoir, M. Jacoby soulignait toujours l’importance de la pensée logique. Et n’était-ce pas logique de penser que personne n’irait enterrer une malle dans les bois si elle ne contenait pas quelque chose de précieux ?
Ça faisait longtemps qu’elle était là, en plus. Ça se voyait rien qu’à la regarder. Le cuir était craquelé et gris par endroits au lieu de noir. Pete avait dans l’idée que s’il tirait de toutes ses forces sur la poignée et continuait de tirer, elle risquait de casser. Les garnitures en métal étaient ternes et piquetées de rouille.
Il parvint à une décision et se dépêcha de remonter le chemin jusqu’à la maison. Il repassa le portail, alla à la porte de la cuisine et tendit l’oreille. Aucune voix et la télé était éteinte. Son père était probablement parti faire la sieste dans la chambre (celle du rez-de-chaussée, où papa et maman devaient dormir maintenant, même si elle était petite, parce que papa pouvait plus trop monter les marches). Maman était peut-être allée avec lui, ils se réconciliaient parfois comme ça, mais il y avait plus de chances qu’elle soit dans la buanderie, qui lui servait aussi de bureau, à travailler sur son CV et à postuler pour des offres d’emploi en ligne. Son père avait peut-être baissé les bras (et Pete devait admettre qu’il avait ses raisons), mais sa mère, non. Elle voulait retourner à l’enseignement à plein temps, et pas seulement pour l’argent.
Ils avaient un petit garage séparé de la maison mais sa mère n’y garait jamais la Focus à moins qu’une tempête de neige soit annoncée. Il était plein de bazar de leur ancienne maison qu’ils ne pouvaient pas caser dans cette maison de location plus petite. Il y avait la caisse à outils de son père (Tom avait mis les outils en vente sur Craigslist ou quelque chose du genre mais il n’avait pas pu obtenir ce qu’il estimait être un prix correct pour le lot), quelques-uns de leurs vieux jouets, la caisse de sel et la pelle, et du matériel de jardinage appuyé contre le mur du fond. Pete choisit une pelle et repartit vers le chemin en courant, la tenant devant lui comme un soldat son fusil.
Utilisant les marches qu’il avait façonnées dans la terre, il redescendit presque jusqu’au niveau de l’eau et s’attaqua au petit glissement de terrain qui avait révélé la malle. À l’aide de la pelle, il remit autant de terre qu’il put dans la cavité sous l’arbre. Il ne parvint pas à couvrir complètement les racines, qui restèrent apparentes, mais il réussit à recouvrir l’extrémité de la malle, et c’était tout ce qu’il voulait.
Pour le moment.
Il y eut un peu de ouafi-ouafi au dîner, mais pas trop, et ça ne sembla pas perturber Tina, mais plus tard elle vint retrouver Pete dans sa chambre juste au moment où il finissait ses devoirs. Elle avait mis son pyjama-grenouillère et traînait derrière elle Mme Beasley, sa dernière poupée-doudou et la plus importante de toutes. C’était comme si elle avait de nouveau cinq ans.
« Pitou, je peux venir dans ton lit pas longtemps ? J’ai fait un mauvais rêve. »
Il envisagea de la renvoyer dans sa chambre, puis (des images de la malle enterrée miroitant dans son esprit) décida que ça pourrait lui porter malheur. Ça serait aussi méchant de sa part, vu les cernes noirs qu’elle avait sous ses jolis yeux.
« Bon, d’accord, pas longtemps. Mais que ça devienne pas une habitude. »
Une des expressions favorites de leur mère.
Tina se glissa dans le lit et se poussa contre le mur — sa position préférée pour dormir, comme si elle avait l’intention de rester là toute la nuit. Pete referma son manuel de Sciences de la Terre, s’assit à côté d’elle et grimaça.
« Alerte à la Poupée, Teenie. J’ai la tête de Mme Beasley qui me rentre dans les fesses.
— Je vais la rouler en boule à mes pieds. Là. C’est mieux comme ça ?
— Et si elle s’étouffe ?
— Elle respire pas, idiot. C’est qu’une poupée et Ellen elle dit que j’en aurai marre bientôt.
— Ellen a rien dans le ciboulot.
— C’est ma copine. » Pete nota avec un certain amusement qu’elle n’avait pas exactement opposé un démenti. « Mais elle a sûrement raison. Tout le monde grandit.
— Pas toi. Tu seras toujours ma petite sœur. Et t’endors pas. Tu retournes dans ta chambre dans cinq minutes.
— Dix.
— Six. »
Elle réfléchit.
« OK. »
Un grognement étouffé leur parvint depuis le rez-de-chaussée, suivi du claquement des béquilles. Pete suivit le bruit jusque dans la cuisine où son père s’assoirait, allumerait une cigarette et soufflerait la fumée par la porte de derrière grande ouverte. Ce qui déclencherait la chaudière, et la chaudière brûlait pas du mazout, d’après leur mère, mais des billets de banque.
« Tu crois qu’ils vont divorcer ? »
Pete reçut un double choc : celui de la question d’abord, puis de son pragmatisme adulte. Il s’apprêtait à dire : Non, bien sûr que non, et puis il se rappela à quel point il détestait les films où les adultes mentent aux enfants, autant dire tous les films.
« Je sais pas. Pas ce soir, en tout cas. Les tribunaux sont fermés. »
Tina gloussa. C’était probablement bon signe. Il attendit qu’elle dise autre chose. Mais non. Les pensées de Pete retournèrent à la malle enterrée sous la berge, au pied de l’arbre. Il avait réussi à tenir ces pensées à distance pendant qu’il faisait ses devoirs, mais…
Non, c’est pas vrai. J’y ai pensé tout le temps.
« Teenie ? T’as pas intérêt à t’endormir.
— Je m’endors pas… »
Mais pas loin, d’après le son de sa voix.
« Qu’est-ce que tu ferais si tu trouvais un trésor ? Un coffre enterré rempli de bijoux et de doublons d’or ?
— C’est quoi des doublons ?
— Des pièces d’autrefois.
— Je le donnerais à papa et maman. Pour qu’ils se disputent plus. Pas toi ?
— Si, dit Pete. Allez, retourne dans ton lit maintenant, avant que je doive te porter moi-même. »
L’assurance-maladie de Tom Saubers ne lui donnait plus droit qu’à deux jours de rééducation par semaine maintenant. Un fourgon médical venait le chercher tous les lundis et vendredis à neuf heures et le ramenait à seize heures, après l’hydrothérapie et une réunion où des gens souffrant de blessures de longue durée et de douleurs chroniques s’asseyaient en cercle et parlaient de leurs problèmes. Tout ça pour dire que ces jours-là, il n’y avait personne à la maison pendant sept heures.
Le jeudi soir, Pete alla se coucher en se plaignant d’avoir mal à la gorge. Le lendemain matin, il se leva en disant qu’il avait toujours mal et qu’en plus, il pensait avoir de la fièvre.
« C’est vrai, tu as le front brûlant », dit Linda après avoir posé la face interne de son poignet sur son front. Pete l’espérait bien, après avoir gardé la figure au ras de sa lampe de chevet avant de descendre. « Si ça ne va pas mieux demain, il faudra aller voir le docteur.
— Ça c’est une idée ! » s’exclama Tom depuis son côté de la table où il tripatouillait ses œufs brouillés. On aurait dit qu’il n’avait pas dormi de la nuit. « Un spécialiste, peut-être ! Laissez-moi juste appeler Shorty le Chauffeur. Tina est prioritaire sur la Rolls pour son cours de tennis au country-club mais je crois que la Lincoln est disponible. »
Tina rigola. Linda lança un regard noir à Tom mais, avant qu’elle puisse lui répondre, Pete dit qu’il se sentait pas si mal que ça, qu’un jour de repos à la maison suffirait sûrement à le retaper. Et que sinon, le week-end le ferait.
« Je suppose. » Sa mère soupira. « Tu veux manger quelque chose ? »
Oui, il avait faim, mais il jugea préférable de rien dire vu qu’il était censé être malade. Il mit ses mains devant sa bouche et fit semblant de tousser.
« Non, peut-être juste un peu de jus de fruits. Et puis je crois que je vais remonter me coucher. »
Tina quitta la maison la première, sautillant jusqu’au coin de la rue où Ellen et elle discuteraient de tous les trucs bizarres dont discutent les filles de neuf ans en attendant le bus scolaire. Puis, maman partit pour son école avec la Focus. Et enfin papa, qui béquilla dans l’allée jusqu’au fourgon médical qui l’attendait. Pete le regarda s’éloigner depuis la fenêtre de sa chambre, trouvant que son père avait l’air plus petit qu’avant. Les cheveux qui dépassaient de sa casquette Groundhogs avaient commencé à grisonner.
Le fourgon parti, Pete s’habilla en vitesse, attrapa un des sacs de courses réutilisables que sa mère gardait dans le cellier et fila au garage. Il prit un marteau et un burin dans la caisse à outils de son père et les jeta dans le sac. Il s’empara de la pelle, s’apprêta à sortir puis fit demi-tour et prit aussi le pied-de-biche. Il avait jamais été scout mais il croyait à la devise Toujours Prêt.
Le matin était assez froid pour qu’il voie la condensation de son souffle mais, lorsqu’il eut creusé suffisamment autour de la malle pour sentir qu’il avait une chance de la dégager, la température avait monté et il transpirait sous son manteau. Il le suspendit à une branche basse et scruta les environs pour s’assurer qu’il était toujours seul au bord du ruisseau (il avait déjà fait ça plusieurs fois). Rassuré, il ramassa de la terre et se frictionna la paume des mains avec, comme un batteur de base-ball se préparant à frapper. Il saisit la poignée sur le côté de la malle, sans oublier de se préparer à ce qu’elle craque. La dernière chose qu’il voulait, c’était dégringoler la berge cul par-dessus tête. S’il tombait à l’eau, il pourrait réellement choper la crève.
Probablement rien d’autre là-dedans qu’un tas de vieux habits moisis, de toute façon… oui, mais pourquoi quelqu’un irait enterrer une malle remplie de vieux habits ? Pourquoi pas juste les brûler ou les donner au Goodwill ?
Une seule façon de le savoir.
Pete inspira profondément, retint son souffle, et tira. La malle resta où elle était et la vieille poignée poussa un grincement menaçant, mais Pete fut encouragé. Il s’aperçut qu’il pouvait remuer légèrement la malle d’un côté à l’autre. Ça lui rappela quand son père nouait un fil autour des dents de lait de Tina et tirait d’un coup sec lorsqu’elles ne voulaient pas tomber toutes seules.
Il s’agenouilla (en se souvenant qu’il ferait bien de laver son jean en rentrant ou alors de l’enfouir loin dans son placard) et regarda au fond du trou. Il vit qu’une racine s’était refermée sur l’arrière de la malle tel un bras possessif. Attrapant la pelle à la base du manche, il entreprit de la trancher. La racine était épaisse mais, après plusieurs interruptions, il finit par la sectionner. Il posa la pelle de côté et saisit à nouveau la poignée. La malle avait plus de jeu à présent, elle était sur le point d’être dégagée. Il jeta un coup d’œil à sa montre. Dix heures et quart. Il pensa à sa mère l’appelant pendant sa pause pour savoir comment il allait. Pas très grave s’il répondait pas, elle penserait juste qu’il dormait, mais il se dit de pas oublier de vérifier le répondeur à son retour. Il reprit la pelle et creusa autour de la malle, dégageant la terre et sectionnant des racines plus petites. Puis il se saisit à nouveau de la poignée.
« Cette fois-ci, saloperie, dit-il. Cette fois-ci, c’est la bonne. »
Il tira. La malle glissa vers lui si soudainement et avec une telle facilité que Pete serait tombé s’il n’avait pas eu les pieds solidement écartés. La malle penchait en dehors du trou à présent, le couvercle parsemé de terre. Il voyait les fermoirs à levier à l’ancienne sur le devant, comme sur une gamelle d’ouvrier. Et aussi un gros cadenas. Il attrapa de nouveau la poignée, et cette fois elle craqua.
« Enfoirax », dit Pete en regardant ses mains.
Elles étaient rouges et palpitaient.
Bon, on ne va pas s’arrêter en si bon chemin (une autre expression fétiche de maman). Il agrippa comme il put la malle à bras-le-corps et se balança en arrière sur ses talons. Cette fois-ci, elle sortit entièrement de sa cachette, relique humide et sale aux ferrures rouillées revoyant certainement le soleil pour la première fois depuis des années. Elle faisait environ quatre-vingts centimètres de long sur au moins cinquante de profondeur. Peut-être plus. Pete soupesa un côté et estima qu’elle devait peser dans les trente kilos, la moitié de son poids à lui, mais il était impossible d’évaluer le poids du contenu par rapport au poids de la malle seule. Dans tous les cas, c’était pas des doublons : si la malle avait été remplie d’or, jamais il n’aurait été capable de la sortir, encore moins de la soulever.
Il releva les fermoirs, déclenchant de petites avalanches de terre, puis se pencha sur le cadenas, prêt à le faire sauter d’un coup de marteau et de burin. Et s’il s’ouvrait toujours pas après ça — et il s’ouvrirait certainement pas —, alors il prendrait le pied-de-biche. Mais d’abord… qui ne tente rien n’a rien…
Il saisit le couvercle de la malle qui s’ouvrit dans un crissement de gonds encrassés. Plus tard, il présumerait que quelqu’un l’avait achetée d’occasion, probablement à un bon prix puisque la clé manquait, mais pour le moment, il se contentait de la fixer du regard. Oubliés son ampoule à la main, son dos et ses cuisses endoloris, la sueur dégoulinant sur son visage strié de terre. Oubliés sa mère, son père, sa sœur. Oubliés aussi les ouafis-ouafis, du moins pour le moment.
L’intérieur de la malle avait été doublé de plastique transparent afin de protéger le contenu de l’humidité. En dessous, il apercevait ce qui ressemblait à des piles de carnets. Il se servit du tranchant de sa paume comme d’un essuie-glace pour essuyer un croissant de fines gouttelettes sur le plastique. C’était bien des carnets, de beaux carnets, très certainement reliés en cuir. Il devait bien y en avoir une centaine. Mais ce n’était pas tout. Il y avait aussi des enveloppes, comme celles que sa mère ramenait à la maison après avoir encaissé un chèque. Pete écarta le plastique et regarda fixement l’intérieur de la malle à moitié pleine. Les enveloppes portaient les mentions GRANITE STATE BANK et « Votre Amie Pour La Vie ! ». Plus tard, il remarquerait certaines différences entre ces enveloppes et celles que sa mère ramenait de la Corn Bank and Trust — pas d’adresse e-mail sur celles-ci, et rien sur les retraits par carte —, mais pour le moment, il les fixait juste du regard. Son cœur battait si fort qu’il voyait des points noirs palpiter devant ses yeux et il se demanda s’il allait pas s’évanouir.
Que dalle, oui, il était pas une fille.
Peut-être, mais il se sentait indéniablement vaseux et il s’aperçut qu’une partie du problème venait du fait que depuis qu’il avait ouvert la malle, il avait oublié de respirer. Il inspira profondément, expira et inspira de nouveau. Jusqu’au fond des orteils, on aurait dit. Il retrouva ses esprits, mais son cœur cognait plus fort que jamais et ses mains tremblaient.
Ces enveloppes de banque seront vides. Tu le sais, hein ? Les gens trouvent de l’argent enterré dans les livres et les films, mais pas dans la vraie vie.
Sauf qu’elles paraissaient pas vides. Elles paraissaient archi-pleines.
Pete tendit la main pour en prendre une, puis retint son souffle en entendant un froissement de l’autre côté du ruisseau. Il se retourna brusquement et vit deux écureuils, pensant probablement que le dégel de la semaine signifiait le retour du printemps, en train de batifoler dans les feuilles mortes. Ils s’élancèrent en haut d’un arbre, queue frémissante.
Pete retourna à la malle et s’empara d’une enveloppe. Le rabat était juste rentré, pas collé. Il le souleva d’un doigt gourd alors que la température avait bien monté maintenant. Il appuya sur les côtés de l’enveloppe pour l’ouvrir et regarda à l’intérieur.
De l’argent.
Des billets de vingt et de cinquante.
« Seigneur Jésus mon Dieu qui êtes aux Cieux », murmura Pete Saubers.
Il sortit la liasse de billets de l’enveloppe et essaya de compter mais ses mains tremblaient trop et il en laissa tomber quelques-uns. Ils voletèrent dans l’herbe et, avant qu’il les rassemble à la hâte, son cerveau surchauffé lui jura avoir vu Ulysses Grant lui faire un clin d’œil depuis un billet de cinquante.
Il compta. Quatre cents dollars. Quatre cents dollars dans cette seule enveloppe, et il y en avait des dizaines.
Il réenfonça les billets dans l’enveloppe — pas facile parce que maintenant ses mains grelottaient encore plus que celles de Grampa Fred la dernière ou les deux dernières années de sa vie. Il jeta l’enveloppe dans la malle et regarda autour de lui, les yeux écarquillés et exorbités. Les bruits de la circulation, qui ici dans cette friche broussailleuse lui avaient toujours paru légers, lointains et insignifiants, lui semblaient maintenant proches et menaçants. Non, c’était pas l’île au Trésor ; c’était une ville de plus d’un million d’habitants dont beaucoup actuellement au chômage auraient adoré posséder ce qu’il y avait dans cette malle.
Réfléchis, se dit Pete Saubers. Réfléchis, bon sang. C’est la chose la plus importante qui te soit jamais arrivée, peut-être même la chose la plus importante qui t’arrivera jamais, alors réfléchis, et bien.
Ce fut d’abord Tina qui lui vint à l’esprit, blottie contre le mur dans son lit. Qu’est-ce que tu ferais si tu trouvais un trésor ? lui avait-il demandé.
Je le donnerais à papa et maman, avait-elle répondu.
Mais imagine que maman veuille le rendre ?
C’était une question importante. Papa non, jamais — Pete le savait —, mais maman était différente. Elle avait des idées bien arrêtées sur ce qui était bien et ce qui l’était pas. S’il leur montrait cette malle et ce qu’il y avait dedans, ça risquait de déclencher le pire ouafi-ouafi à propos d’argent de tous les temps.
« Le rendre à qui, en plus ? murmura Pete. À la banque ? »
C’était ridicule.
Ou pas ? Imagine que cet argent soit vraiment un trésor de pirates, pas de flibustiers mais de braqueurs de banques ? Mais alors, pourquoi il était dans des enveloppes, comme pour les retraits ? Et tous ces carnets noirs, alors ?
Il pourrait réfléchir à tout ça plus tard, mais pas maintenant : pour le moment, il devait agir. Il consulta sa montre et vit qu’il était déjà onze heures moins le quart. Il avait encore du temps, mais il devait l’utiliser.
« Le temps, c’est de l’argent », murmura-t-il.
Et il commença à jeter les enveloppes de liquide GRANITE STATE BANK dans le sac à commissions en toile contenant le marteau et le burin. Il expédia le sac en haut de la berge et le recouvrit de son manteau. Il bourra le plastique dans la malle, referma le couvercle et la repoussa dans le trou à grand renfort de muscles. Il fit une pause le temps d’essuyer son front poisseux de terre et de sueur, puis empoigna la pelle et se mit à pelleter comme un dingue. Il recouvrit la malle — presque entièrement —, s’empara du sac et de son manteau et remonta le chemin de la maison en courant. Il cacherait le sac au fond de son placard, ça ferait l’affaire pour le moment, et irait voir s’il y avait un message de sa mère sur le répondeur. Si tout était OK côté maman (et si papa était pas rentré plus tôt de sa thérapie — ça, ce serait horrible), il pourrait se dépêcher de retourner au ruisseau pour tenter de mieux cacher la malle. Il jetterait peut-être un coup d’œil aux carnets plus tard mais, alors qu’il remontait chez lui par cette matinée ensoleillée de février, sa seule préoccupation était qu’il puisse y avoir d’autres enveloppes d’argent parmi eux. Ou en dessous.
Je dois prendre une douche, se dit-il. Et nettoyer la terre dans la baignoire après, pour pas qu’elle me demande ce que je trafiquais dehors alors que je suis censé être malade. Je dois être vraiment prudent, et je peux en parler à personne. Personne du tout.
Sous la douche, il eut une idée.
Chez soi, c’est là où quand t’arrives, on peut pas te demander de repartir, mais quand Morris arriva à la maison de Sycamore Street, il n’y avait aucune lumière pour éclaircir les ténèbres du soir et personne pour l’accueillir à la porte. Qui aurait-il bien pu y avoir ? Sa mère était dans le New Jersey, en train de donner des conférences sur la façon dont une bande d’hommes d’affaires du dix-neuvième siècle avait essayé de piller l’Amérique. De donner des conférences à des étudiants de master qui prendraient probablement la relève pour voler tout ce dont ils pourraient s’emparer dans leur poursuite du Billet d’Or. Certains auraient sans doute dit que Morris aussi s’était lancé à la poursuite de quelques Billets d’Or dans le New Hampshire, mais c’était pas ça. Il y était pas allé pour l’argent.
Il voulait mettre la Biscayne au garage et hors de vue. Putain non, il voulait se débarrasser de la Biscayne, mais ça devrait attendre. Sa priorité immédiate, c’était Pauline Muller. La plupart des gens dans Sycamore étaient tellement scotchés à leur poste de télé qu’une fois la première partie de la soirée commencée, ils n’auraient même pas vu un OVNI atterrir sur leur pelouse, mais c’était pas le cas de Mme Muller : la voisine des Bellamy avait élevé l’espionnage au rang d’art. C’est donc chez elle qu’il se rendit en premier.
« Oh, mais regardez qui voilà ! glapit-elle en ouvrant la porte… comme si elle était pas en train de zieuter par la fenêtre de la cuisine quand Morris s’était garé dans l’allée. Morrie Bellamy ! En chair et en os et beau comme un dieu ! »
Morris afficha son plus beau sourire oh-vous-alors.
« Comment allez-vous, madame Muller ? »
Elle le serra dans une étreinte dont Morris se serait passé mais qu’il lui rendit docilement. Elle tourna ensuite la tête, ébranlant ses bajoues et son double menton, et cria :
« Bert ! Bertie ! C’est Morrie Bellamy ! »
Depuis le salon lui parvint un triple grognement qui aurait pu correspondre à un Comment tu vas.
« Entre donc, Morrie ! Entre, entre ! Je vais faire du café ! Et devine quoi ? » Elle remua ses sourcils noirs colorés d’une manière horriblement aguicheuse. « Il y a du quatre-quarts Sara Lee !
— Ça m’a l’air fameux tout ça, mais je rentre à peine de Boston. J’ai fait la route d’une traite, je suis plutôt claqué. Je voulais pas que vous vous inquiétiez en voyant les lumières et que vous appeliez la police. »
Elle lâcha un rire perçant, plutôt un hurlement de singe.
« Tu es si prévenant ! Mais tu l’as toujours été. Comment va ta mère, Morrie ?
— Bien. »
Il n’en avait aucune idée. Depuis son séjour en maison de redressement et son échec au City College à l’âge de vingt et un ans, les relations qu’entretenaient Morris et Anita Bellamy se résumaient aux coups de téléphone protocolaires. Glacials mais courtois. Après une ultime dispute, la nuit de son arrestation pour effraction et autres broutilles, ils avaient pour ainsi dire renoncé l’un à l’autre.
« Dieu que tu as pris du muscle, dit Mme Muller. Les filles doivent adorer ça. Tu étais si maigrichon à l’époque.
— C’est d’avoir travaillé dans le bâtiment, ça.
— Dans le bâtiment ! Toi ! Doux Jésus ! Bertie ! Morris a travaillé dans le bâtiment ! »
Quelques grognements de plus leur parvinrent du salon.
« Oui, mais le boulot a fini par manquer et je suis rentré. Maman m’a dit que j’étais le bienvenu si je voulais utiliser la maison, sauf si elle arrivait à la louer, mais je vais probablement pas rester longtemps. »
Comme ce pronostic s’était révélé juste…
« Viens donc dans le salon, Morrie, viens dire bonjour à Bert.
— Je ferais mieux de remettre ça à plus tard. » Afin de prévenir tout harcèlement supplémentaire, il cria : « Salut, Bert ! »
Encore un grognement, inintelligible par-dessus les rires enregistrés de Welcome Back, Kotter.
« Demain, alors », dit Mme Muller avec ce même frétillement de sourcils. On aurait dit qu’elle faisait une imitation de Groucho. « Je mets le quatre-quarts de côté. Et je pourrais même fouetter un peu de crème.
— Super », dit Morris.
Il y avait peu de chances que Mme Muller meure d’une crise cardiaque avant le lendemain, mais c’était toujours possible. Comme disait un autre grand poète : l’espoir jaillit, éternel, dans le cœur humain.
Les clés de la maison et du garage étaient suspendues à leur endroit habituel, sous l’avant-toit à droite du perron. Morris mit la Biscayne au garage et déposa la malle qu’il avait dégotée chez l’antiquaire sur le sol en béton. Ça le démangeait de se mettre à la lecture du quatrième roman de Jimmy Gold, mais les carnets étaient tous en pagaille et, en plus, ses yeux se fermeraient avant qu’il ait lu une seule page de l’écriture minuscule de Rothstein : il était vraiment crevé.
Demain, se jura-t-il. Quand j’aurai parlé à Andy, que j’en saurai un peu plus sur la façon dont il veut gérer ça, je les mettrai en ordre et je commencerai à lire.
Il poussa la malle sous le vieil établi de son père et la couvrit d’un morceau de plastique qu’il trouva dans un coin. Puis il rentra et fit le tour de la vieille maison. Elle était à peu près toujours pareille, c’est-à-dire pourrie. Y avait rien dans le frigo, à part un bocal de cornichons et une boîte de bicarbonate de soude, mais y avait des plats tout prêts Hungry Man au congélateur. Il en mit un au four, régla le thermostat sur 170 et monta à son ancienne chambre.
Je l’ai fait, se dit-il. J’ai réussi. Je suis assis sur dix-huit ans de manuscrits inédits de John Rothstein.
Il était trop fatigué pour éprouver de la jubilation, ou même un tant soit peu de plaisir. Il faillit s’endormir sous la douche, puis devant un plateau réellement dégueulasse de pain de viande et pommes de terre instantanées. Il l’engloutit quand même puis remonta lourdement l’escalier. Quarante secondes après avoir posé sa tête sur l’oreiller, il s’endormit pour ne se réveiller qu’à neuf heures vingt le lendemain matin.
Bien reposé, dans son lit d’enfant inondé de soleil, Morris ressentait enfin de la jubilation, et il n’avait qu’une hâte, la partager. Autrement dit, aller voir Andy Halliday.
Il trouva un pantalon de treillis et une jolie chemise madras dans son placard, se coiffa les cheveux en arrière et alla jeter un bref coup d’œil dans le garage pour vérifier que tout allait bien de ce côté-là. Il salua Mme Muller (en embuscade derrière ses rideaux, une fois de plus) d’un signe de la main qu’il espéra désinvolte alors qu’il se dirigeait vers l’arrêt de bus. Il arriva au centre-ville un peu avant dix heures, remonta un pâté de maisons à pied et lorgna dans Ellis Avenue, en direction du Happy Cup où les tables en terrasse étaient surmontées de parasols roses. Et bien évidemment, Andy prenait sa pause-café. Encore mieux, il était de dos, ce qui permit à Morris de l’approcher sans être vu.
« Bouh ! » cria-t-il en posant la main sur l’épaule de son vieux blazer en velours côtelé.
Son vieil ami — finalement son seul ami dans cette ville bidon remplie d’ignorants — sursauta et pivota sur sa chaise. Son café se renversa sur la table. Morris recula. Il n’avait pas voulu faire peur à Andy, juste le surprendre.
« Oh, pard…
— Qu’est-ce que t’as fait ? » demanda Andy dans un chuchotement bas et grinçant. Sous ses lunettes — à monture de corne, le comble de l’affectation, selon Morris —, ses yeux lançaient des éclairs. « Qu’est-ce que t’as foutu, putain ? »
C’était pas l’accueil auquel Morris s’attendait. Il s’assit.
« Ce dont on avait parlé. »
Il examina le visage de Andy et n’y trouva rien de la supériorité intellectuelle amusée que son ami affectait d’ordinaire. Andy avait l’air terrifié. Par Morris ? Peut-être. Pour lui-même ? Presque à coup sûr.
« Je devrais pas être vu avec t… »
Morris transportait un sac en papier marron qu’il avait pris dans la cuisine. Il en sortit un des carnets de Rothstein et le posa sur la table en prenant soin d’éviter la petite flaque de café.
« Un échantillon. Parmi beaucoup d’autres. Au moins cent cinquante. J’ai pas encore eu le temps de compter, mais c’est le total jackpot.
— Range ça ! » Andy chuchotait toujours comme un personnage dans un mauvais film d’espionnage. Ses yeux allaient d’un côté à l’autre, revenant sans cesse au carnet. « Le meurtre de Rothstein fait la une du New York Times et de toutes les chaînes de télé, espèce de crétin ! »
Morris reçut la nouvelle comme un choc. Trois jours étaient censés s’écouler avant que quelqu’un découvre le corps de l’écrivain, peut-être même six. La réaction de Andy était un choc encore plus grand. Il ressemblait à un rat pris au piège.
Morris se fendit de ce qu’il espérait être une bonne approximation du sourire je-suis-tellement-intelligent-que-ça-me-fatigue-moi-même de Andy.
« Calme-toi. Dans ce coin de la ville, y a des gosses qui trimballent des carnets partout. » Il pointa le doigt vers l’autre côté de la rue en direction de Government Square. « Tiens, y en a un juste là.
— Mais pas des Moleskine ! Merde ! La femme de ménage savait quelle marque Rothstein utilisait et le journal dit que le coffre-fort dans son bureau était ouvert et vide ! Range-… moi… ça ! »
À la place, Morrie poussa le carnet vers Andy, prenant toujours bien soin d’éviter la tache de café. Andy commençait sérieusement à lui taper sur les nerfs — y me faich’, comme aurait dit Jimmy Gold —, mais il retirait aussi une sorte de plaisir pervers à le regarder se ratatiner sur sa chaise comme si le carnet était un flacon rempli de bacilles de la peste.
« Vas-y, jette un coup d’œil. Celui-là c’est presque que de la poésie. Je l’ai feuilleté dans le bus…
— Dans le bus ? T’es pas cinglé ?
— … et c’est pas terrible, poursuivit Morris comme s’il n’avait rien entendu. Mais c’est bien lui l’auteur, pas de doute. Manuscrit holographe. Extrêmement précieux. On en a déjà discuté. Plusieurs fois. On a discuté de comment…
— Vire-moi ça de là ! »
Morris n’aimait pas l’admettre mais la paranoïa de Andy était contagieuse. Il remit le carnet dans le sac et regarda son vieil ami (son seul ami) d’un air renfrogné.
« C’est pas comme si je proposais qu’on fasse une vente-trottoir ou quoi.
— Où est le reste ? » Et avant que Morris puisse répondre : « Peu importe. Je veux pas savoir. Tu réalises pas à quel point c’est chaud comme sujet ? À quel point c’est chaud pour toi ?
— C’est pas chaud », dit Morris, mais il avait chaud : tout d’un coup, ses joues et sa nuque étaient brûlantes. Andy réagissait comme s’il s’était chié dessus au lieu d’avoir commis le crime du siècle. « Personne peut faire le lien entre Rothstein et moi, et je sais qu’il va falloir attendre un bon moment avant de pouvoir les vendre à un collectionneur privé. Je suis pas con.
— Les vendre à un coll… Morrie, t’entends ce que tu dis ? »
Morris croisa les bras et regarda son ami. Du moins l’homme qui avait été son ami.
« Tu réagis comme si on en avait jamais parlé. Comme si on l’avait jamais projeté.
— On a jamais rien projeté ! C’était juste une histoire qu’on se racontait, je pensais que t’avais pigé ! »
Ce que Morris pigeait, c’est que c’était exactement ce que Andy dirait à la police si lui, Morris, se faisait arrêter. Et Andy s’attendait à ce qu’il se fasse arrêter. Pour la première fois, Morris prit pleinement conscience que loin d’être un colosse intellectuel désireux de s’associer à lui dans un acte de banditisme existentialiste, Andy n’était rien qu’un minable de plus. Un employé de librairie plus âgé que lui d’à peine quelques années.
Vous pouvez garder pour vous vos critiques littéraires à la con, lui avait dit Rothstein dans les deux dernières minutes de sa vie. Vous n’êtes qu’un vulgaire voleur, mon ami.
Ses tempes commençaient à palpiter.
« J’aurais dû m’en douter. Tous tes beaux discours sur les collectionneurs privés, les stars de cinéma, les princes saoudiens et je sais pas qui encore. Que des paroles en l’air. T’as que de la gueule. »
Le coup avait porté, l’impact était tangible. Morris vit ça et en fut content, exactement comme quand il avait réussi à clouer le bec à sa mère à une ou deux reprises lors de leur dernière dispute.
Andy se pencha en avant, les joues écarlates, mais avant qu’il ait pu parler, une serveuse apparut avec une poignée de serviettes en papier.
« Je vais m’occuper de ça », dit-elle en essuyant le café.
Elle était jeune, blond cendré naturel, jolie à sa manière pâle, peut-être même belle. Elle sourit à Andy. Il lui répondit d’une grimace chagrine tout en s’écartant d’elle comme il s’était écarté du carnet Moleskine.
Il est homo, se dit Morris ébahi. C’est un foutu homo. Comment je l’ai jamais su ? Comment j’ai fait pour jamais m’en rendre compte ? Il pourrait aussi bien porter une pancarte.
Enfin, y avait beaucoup de choses concernant Andy qu’il avait jamais vues, pas vrai ? Morris repensa à un truc qu’un de ses collègues de chantier aimait bien dire : Il a que le pistolet, pas les balles.
La serveuse partie, emportant avec elle ses vapeurs toxiques de fille, Andy se pencha de nouveau en avant.
« Ces collectionneurs existent, dit-il. Ils accumulent les peintures, les sculptures, les éditions originales… il y a un magnat du pétrole au Texas qui a toute une collection de vieux enregistrements sur cylindres de cire, un autre qui possède les éditions complètes de tous les magazines western, SF et épouvante publiés entre les années 1910 et 1955. Tu crois que tous ces trucs ont été achetés et revendus légalement ? Mon cul, oui ! Les collectionneurs sont cinglés, les pires d’entre eux se foutent carrément de savoir si les trucs qu’ils convoitent ont été volés ou pas, et tu peux être certain qu’ils veulent pas partager avec le reste du monde. »
Morris connaissait la chanson, et ça devait se lire sur son visage car Andy se pencha encore plus près. Leurs nez se touchaient presque à présent. Morris flaira Cuir Anglais et il se demanda si c’était l’après-rasage préféré des homos. Genre un signe de reconnaissance secret ou quelque chose.
« Seulement, tu crois vraiment qu’un de ces types m’écouterait, moi ? »
Morris Bellamy, qui voyait maintenant Andy sous un nouveau jour, répondit qu’il imaginait que non.
Andy avança la lèvre inférieure en une moue enfantine.
« Ils m’écouteront un jour. Ouais. Quand j’aurai ma propre boutique et que je me serai fait une clientèle. Mais ça prendra des années.
— On avait parlé d’attendre cinq ans.
— Cinq ? » Andy aboya un rire et se renfonça dans sa chaise. « J’aurai peut-être réussi à ouvrir ma librairie dans cinq ans — j’ai repéré un petit local sur Lacemaker Lane, il y a un magasin de tissus pour le moment mais ça marche pas très fort —, mais ça prend beaucoup plus de temps de trouver des clients friqués et d’établir des relations de confiance. »
Ça fait beaucoup de mais, se dit Morris, et y avait aucun mais avant.
« Combien de temps ?
— Pourquoi tu reviens pas me voir début vingt et unième siècle avec tes carnets ? Si tu les as toujours. Même si j’avais une liste de collectionneurs privés à appeler là tout de suite, même le plus cinglé d’entre eux voudrait pas être mêlé à une affaire aussi brûlante. »
Morris le fixait, incapable de parler. Enfin il dit :
« C’est pas ce que tu disais quand on planifiait… »
Andy se prit la tête à deux mains.
« On a rien planifié du tout ! Et n’essaie pas de me foutre ça sur le dos ! T’as pas intérêt ! Je te connais, Morrie. Tu les as pas volés pour les revendre, du moins pas avant de les avoir lus. Ensuite, j’imagine que peut-être, tu voudras en partager quelques-uns avec le reste du monde, si on te propose un bon prix. Mais concrètement, t’es juste barge de John Rothstein.
— Me traite pas de barge. »
Ça tambourinait dans ses tempes, pire que jamais.
« Je te traiterai de barge si c’est la vérité, et c’est la vérité. T’es barge de Jimmy Gold aussi. C’est à cause de lui que t’as fait de la taule.
— J’ai fait de la taule à cause de ma mère. Elle aurait aussi bien pu tourner elle-même la clé.
— Peu importe. C’est du passé. Là, c’est maintenant. À moins que t’aies de la chance, la police va pas tarder à te rendre une petite visite, et probablement avec un mandat de perquisition. Si t’as ces carnets le jour où ils frapperont à ta porte, t’es cuit.
— Pourquoi ils viendraient ? Personne nous a vus et mes partenaires… » Il lui fit un clin d’œil. « Disons que les morts ne parlent pas.
— Quoi ? Tu… tu les as tués ? Tués, eux aussi ? »
Sur le visage de Andy, l’horreur commençait à poindre.
Morris savait qu’il aurait dû garder ça pour lui, mais — marrant comme ces mais arrêtaient pas de ressortir — Andy le faisait carrément chier.
« C’est quoi le nom du bled où il habitait ? » Le regard de Andy scrutait les environs à nouveau, comme s’il s’attendait à ce que les flics leur tombent déjà dessus, arme au poing. « Talbot Corners, c’est ça ?
— Oui, mais c’est surtout des fermes là-bas. Ce qu’ils appellent Corners, c’est rien de plus qu’un resto, une épicerie et une station-essence où deux routes nationales se croisent.
— Combien de fois t’y es allé ?
— Cinq, peut-être. »
En réalité, entre 1976 et 1978, ça se rapprochait plus de la dizaine. D’abord tout seul, puis avec Freddy ou Curtis, ou les deux.
« T’as déjà posé des questions sur l’habitant le plus connu du secteur quand t’étais là-bas ?
— Ouais, une ou deux, bien sûr. Et alors ? Probable que tous les gens qui s’arrêtent à ce resto demandent…
— Non, c’est là que tu te goures. La plupart des gens qui foutent les pieds là-bas en ont rien à carrer de John Rothstein. Le seul truc qui les intéresse, c’est quand commence la saison de la chasse au cerf et quel genre de poissons ils peuvent pêcher dans le lac du coin. Tu crois pas que les locaux se souviendront de toi quand la police viendra leur demander s’il y a eu des inconnus un peu trop curieux sur le compte du type qu’a écrit Le Coureur ? Des inconnus un peu trop curieux qui auraient fait plusieurs visites ? En plus, t’as déjà un casier, Morrie !
— J’étais mineur. C’est classé.
— Dans une affaire aussi énorme, ça peut se rouvrir facilement. Et tes complices ? Est-ce qu’ils avaient des casiers, eux ? »
Morris ne dit rien.
« Tu sais pas qui t’a vu et t’as aucune idée de ce que tes complices ont pu raconter sur le braquage du siècle qu’ils étaient en train de préparer. La police pourrait te choper aujourd’hui, crétin. Si ça arrive et que tu m’incrimines, je nierai avoir jamais parlé de ça avec toi. Mais je vais te donner un bon conseil : débarrasse-toi de ça. » Il lui montrait le sac en papier marron. « De ça et de tous les autres carnets. Planque-les quelque part. Enterre-les ! Si tu fais ça avant qu’ils te chopent, peut-être que tu pourras t’en tirer. À supposer que t’aies laissé aucune empreinte ou autre. »
On a rien laissé, pensa Morris. Je suis pas débile. Et je suis pas un homo avec rien que de la gueule et pas de couilles, non plus.
« Peut-être qu’on pourra en reparler un jour, dit Andy, mais ça sera dans très longtemps, et seulement si tu te fais pas choper. » Il se leva. « En attendant, t’approche pas de moi, ou je me charge d’appeler la police moi-même. »
Il s’éloigna d’un pas rapide, tête baissée, sans se retourner.
Morris resta assis. La jolie serveuse revint lui demander s’il lui fallait autre chose. Il secoua la tête. Quand elle s’éloigna, il ramassa le sac contenant le carnet et s’éloigna lui aussi. Dans la direction opposée.
Il savait ce qu’était le sophisme pathétique, bien sûr — la nature faisant écho aux sentiments humains —, et c’était pour lui le tour de passe-passe facile des écrivains médiocres pour suggérer l’état d’âme de leurs personnages, mais aujourd’hui, ça semblait coller. Le soleil éclatant du matin avait tout à la fois reflété et amplifié son sentiment d’allégresse, mais à midi, ce soleil n’était plus qu’un cercle blafard derrière un voile de nuages, et vers trois heures de l’après-midi, alors que ses inquiétudes se multipliaient, le temps s’assombrit et il se mit à bruiner.
Il conduisit la Biscayne jusqu’au centre commercial près de l’aéroport, sans cesse à l’affût de voitures de police. Quand l’une d’elles surgit en vrombissant derrière lui sur Airline Boulevard, gyrophare bleu allumé, son estomac se glaça et son cœur sembla lui remonter dans la gorge. Lorsque le véhicule le doubla sans ralentir, il n’en éprouva aucun soulagement.
Il alluma la radio et trouva un bulletin d’informations sur BAM-100. La nouvelle du jour était une conférence de paix à Camp David entre Sadate et Begin (ouais, comme si ça risquait d’arriver, pensa Morris distraitement) mais la suivante concernait le meurtre du célèbre écrivain américain John Rothstein. La police parlait d’un « groupe de voleurs » et affirmait disposer d’un certain nombre de pistes. Probablement des conneries pour faire monter l’audience.
Ou peut-être pas.
Morris pensait pas qu’on puisse remonter jusqu’à lui sur la base des témoignages des vieux zigues à moitié sourds qui traînaient au Yummy Diner de Talbot Corners, peu importe ce que croyait Andy, mais il y avait autre chose qui l’inquiétait bien davantage. Lui, Freddy et Curtis avaient travaillé tous les trois pour Donahue Construction, une entreprise du bâtiment basée entre Danvers et North Beverly. Il y avait deux équipes d’ouvriers et Morris, pendant la majeure partie de ses seize mois de chantier passés à transporter des planches et à enfoncer des clous, avait travaillé à Danvers pendant que Curtis et Freddy bossaient sur l’autre site, huit kilomètres plus loin. Mais pendant un temps, ils avaient travaillé dans la même équipe et même après, quand ils avaient de nouveau été séparés, ils réussissaient à se retrouver pour déjeuner.
Beaucoup de monde était au courant.
Il gara la Biscayne en compagnie d’environ un millier d’autres à la sortie JC Penney du centre commercial, essuya toutes les surfaces qu’il avait touchées et laissa la clé sur le contact. Il s’éloigna rapidement en remontant son col et en enfonçant sa casquette des Indians sur sa tête. À l’entrée principale du centre commercial, il attendit sur un banc jusqu’à ce qu’arrive un bus pour Northfield et il glissa ses cinquante cents dans la machine. La pluie tombait plus fort et le bus avançait lentement, mais il s’en foutait. Ça lui laissait du temps pour réfléchir.
Andy était lâche et imbu de lui-même mais il avait raison sur un point. Morris devait cacher les carnets, et il devait le faire immédiatement, peu importe à quel point il avait envie de les lire, à commencer par ce Jimmy Gold encore méconnu. Si les flics débarquaient et qu’il avait pas les carnets, ils pourraient rien faire… pas vrai ? Tout ce qu’ils auraient, ce serait des suspicions.
Pas vrai ?
Il n’y avait personne à la fenêtre chez les voisins, ce qui lui évita une autre conversation avec Mme Muller, et peut-être d’avoir à expliquer pourquoi il avait vendu sa voiture. Il pleuvait à verse à présent, et c’était tant mieux. Il n’y aurait personne en balade dans la friche entre Sycamore et Birch. Surtout après la tombée de la nuit.
Il vida la malle, résistant au désir presque oppressant d’ouvrir les carnets. Il ne pouvait pas se le permettre, même s’il en crevait d’envie, parce qu’une fois qu’il aurait commencé, il ne pourrait plus s’arrêter. Plus tard, pensa-t-il. Tu vas devoir différer ta récompense, Morrie. Bon conseil, mais dit par la voix de sa mère, et ça relança son mal de tête. Au moins, il aurait pas à différer sa récompense trop longtemps ; s’il avait toujours pas eu de visite de la police d’ici trois semaines — un mois au plus —, il pourrait se détendre et commencer ses investigations.
Il doubla la malle avec du plastique pour que le contenu reste au sec et remit les carnets à l’intérieur, y compris celui qu’il avait pris pour le montrer à Andy. Il plaça les enveloppes d’argent par-dessus. Il ferma la malle, eut un moment d’hésitation et la rouvrit. Il repoussa le plastique et préleva deux cents dollars dans l’une des enveloppes. Sûrement qu’aucun flic trouverait ce montant excessif, même si on le fouillait. Il pourrait leur dire que c’était sa prime de départ.
Le bruit de la pluie sur le toit du garage ne l’apaisait pas. Aux oreilles de Morris, ça résonnait comme des doigts de squelette qui pianotaient et ça aggravait sa migraine. Il se figeait dès qu’une voiture passait, attendant le moment où des phares et des lumières bleues clignotantes inonderaient l’allée de la maison. Va te faire foutre, Andy Halliday, t’avais pas à me fourrer ces craintes inutiles dans le crâne, pensa-t-il. Va te faire foutre, toi et tes copains homos qui te montent.
Sauf que ces craintes n’étaient peut-être pas si vaines. À mesure que l’après-midi tirait vers le crépuscule, l’idée que les flics puissent faire le rapprochement entre Freddy, Curtis et Morris Bellamy devenait de plus en plus vraisemblable. Cette putain d’aire de repos ! Pourquoi il avait pas au moins traîné les corps dans les bois ? Pas que ça aurait beaucoup ralenti le travail de la police, une fois que quelqu’un se serait arrêté, aurait vu tout le sang, et appelé le 911. Et les flics auraient des chiens…
« Et puis, dit-il à la malle, j’étais pressé. Hein, que j’étais pressé ? »
Dans un coin du garage, il y avait encore le diable de son père, ainsi qu’une pioche rouillée et deux pelles, rouillées elles aussi. Morris bascula la malle à la verticale sur le diable, la sangla bien serrée et regarda par la fenêtre du garage. Il faisait encore trop jour. Maintenant qu’il était sur le point de se débarrasser des carnets et de l’argent — temporairement, se rassura-t-il, temporairement —, il était de plus en plus persuadé que les flics seraient là bientôt. Suppose que Mme Muller ait signalé un comportement suspect ? Peu probable, vu qu’elle était aussi bornée qu’un champ de navets, mais qui pouvait vraiment savoir ?
Il se força à engloutir un autre plat surgelé, pensant que ça pourrait soulager son mal de tête. Mais à la place, celui-ci empira. Il fouilla dans le placard à pharmacie de sa mère, à la recherche d’aspirine ou d’Advil, et y trouva… que dalle. Va te faire foutre, maman, pensa-t-il. Franchement. Sincèrement. Va… te faire… foutre.
Il visualisa le sourire d’Anita Bellamy. Mince comme un crochet, ce sourire.
Il faisait encore jour à sept heures — maudite heure d’été, quel était le génie qui avait inventé ça ? — mais les lumières étaient toujours éteintes chez les voisins. Bien. Sauf que Morris savait que les Muller pouvaient rentrer à tout moment. Et puis il était trop nerveux pour attendre plus longtemps. Il farfouilla dans le placard de l’entrée jusqu’à ce qu’il trouve un poncho.
Il sortit par la petite porte du garage et traîna le diable à travers le jardin de derrière. L’herbe était mouillée, le sol en dessous spongieux et la progression difficile. Le sentier qu’il avait emprunté tant de fois quand il était gosse — le plus souvent pour aller au Centre Aéré de Birch Street — était abrité par des arbres et il put progresser plus facilement. Le temps qu’il arrive au petit ruisseau qui traversait en diagonale cette parcelle de friche aussi vaste qu’un pâté de maisons, il faisait nuit noire.
Il avait apporté une lampe de poche et il l’utilisa par à-coups pour repérer une cachette potentielle dans la berge du ruisseau, à bonne distance du sentier. La terre était molle et il lui fut facile de creuser jusqu’aux racines enchevêtrées d’un arbre surplombant le ruisseau. Il pensa changer d’emplacement, mais le trou était déjà presque assez grand pour la malle, et plutôt crever que tout recommencer, surtout que c’était juste une précaution temporaire. Il posa la lampe de poche dans le trou, la calant contre une pierre pour que le rayon lumineux éclaire les racines, et entreprit de les trancher avec la pioche.
Il glissa la malle dans le trou et se hâta de la recouvrir de terre qu’il tassa bien avec le plat de la pelle pour finir. Il pensait que ça suffirait. La berge n’était pas tellement herbeuse, et ce carré de terre retournée ne se remarquerait pas. L’important, c’était qu’elle soit hors de la maison, pas vrai ?
Pas vrai ?
Alors qu’il remontait le diable le long du sentier, il n’éprouvait aucun soulagement. Rien ne se déroulait comme prévu, rien. C’était comme si un destin funeste s’était interposé entre lui et les carnets, exactement comme le destin s’était interposé entre Roméo et Juliette. Cette comparaison semblait à la fois ridicule et parfaitement adaptée. Oui, il était amoureux. Ce maudit Rothstein l’avait trompé avec Le Coureur ralentit, mais ça ne changeait rien au fait.
Son amour était sincère.
De retour à la maison, il fila sous la douche comme le ferait un garçon nommé Pete Saubers de nombreuses années plus tard, dans cette même salle de bains, après avoir rendu visite à cette même berge et à ce même arbre surplombant le ruisseau. Il y resta jusqu’à avoir les doigts tout fripés et qu’il n’y ait plus d’eau chaude, puis il se sécha et enfila des habits propres qu’il prit dans le placard de sa chambre. Ils lui paraissaient enfantins et passés de mode mais ils lui allaient toujours (plus ou moins). Il mit son jean et son sweat maculés de terre à la machine, geste que reproduirait également Pete Saubers des années plus tard.
Morris alluma la télé, s’installa dans le vieux fauteuil de son père — sa mère disait le garder en guise de rappel, des fois qu’elle soit tentée de refaire la même grossière erreur — et absorba la dose classique d’inanités dopée à la pub. Il songea que n’importe laquelle de ces pubs (flacons de laxatifs bondissants, mamans se pomponnant, hamburgers chantants) aurait pu être écrite par Jimmy Gold, et son mal de tête revint en force. Il décida de descendre au Zoney’s s’acheter de l’Anacin. Peut-être même se prendre une bière ou deux. Ça pourrait pas lui faire de mal. C’était l’alcool fort qui lui causait des problèmes, il avait bien appris sa leçon.
Il trouva l’Anacin, mais l’idée de boire de la bière dans une maison remplie de livres qu’il n’avait pas envie de lire et d’une télé qu’il n’avait pas envie de regarder le déprimait pire qu’avant. Surtout quand ce qu’il voulait vraiment lire était si vertigineusement proche. Morris buvait rarement dans les bars mais tout d’un coup, il eut le sentiment que s’il ne sortait pas se trouver un peu de compagnie et écouter de la musique forte et rapide, il deviendrait complètement dingue. Quelque part dans cette nuit pluvieuse, il était sûr qu’une jeune fille avait envie de danser.
Il paya son aspirine et, presque nonchalamment, demanda au jeune gars à la caisse s’il connaissait un bar à concerts où il pourrait se rendre en bus.
Le jeune gars lui répondit que oui.
Quand Linda Saubers rentra à la maison à trois heures et demie de l’après-midi ce vendredi, Pete était assis à la table de la cuisine en train de boire un chocolat chaud. Ses cheveux étaient encore humides de la douche. Linda suspendit son manteau à l’un des crochets fixés à côté de la porte de derrière et posa à nouveau la face interne de son poignet contre le front de son fils.
« Aussi frais qu’un concombre, déclara-t-elle. Tu te sens mieux ?
— Ouais, dit-il. J’ai préparé des crackers au beurre de cacahuètes à Tina quand elle est rentrée de l’école.
— Tu es un bon grand frère. Et où est-elle ?
— Chez Ellen, où veux-tu qu’elle soit ? »
Linda leva les yeux au ciel et Pete rigola.
« Doux Jésus, c’est bien le sèche-linge que j’entends ?
— Ouais. Y avait des habits sales dans le panier, je les ai lavés. T’inquiète, j’ai suivi les indications sur la porte, les habits vont bien. »
Elle se pencha pour l’embrasser sur la tempe.
« Mais c’est une vraie petite abeille, ce garçon !
— J’essaye », dit Pete.
Il ferma sa main droite pour cacher son ampoule.
La première enveloppe arriva presque une semaine plus tard par un jeudi neigeux. L’adresse — M. Thomas Saubers, 23 Sycamore Street — était dactylographiée. Dans le coin supérieur droit était collé un timbre de quarante-quatre cents célébrant l’Année du Tigre. Il n’y avait pas de mention d’expéditeur dans le coin supérieur gauche. Tom — seul membre du clan Saubers présent à la maison à midi — l’ouvrit dans l’entrée, s’attendant soit à de la pub, soit à une autre relance de facture impayée. Dieu sait qu’ils en avaient reçu un paquet ces derniers temps. Mais c’était ni de la pub ni une facture.
C’était de l’argent.
Le reste du courrier — catalogues de trucs chers qu’ils ne pourraient jamais s’offrir et prospectus publicitaires adressés au LOCATAIRE — lui tomba des mains et s’éparpilla à ses pieds sans qu’il y prête aucune attention. D’une voix basse, presque grondante, Tom Saubers demanda :
« C’est quoi ce bordel ? »
Quand Linda rentra à la maison, l’argent trônait au milieu de la table de la cuisine. Tom était assis en face de la petite pile de billets bien rangés, le menton posé sur ses mains croisées. Il ressemblait à un général en train d’étudier un plan de bataille.
« C’est quoi ça ? demanda Linda.
— Cinq cents dollars. » Il regardait toujours les billets — huit de cinquante et cinq de vingt. « C’était dans le courrier.
— Qui nous l’envoie ?
— Je ne sais pas. »
Elle lâcha son cartable, s’approcha de la table et ramassa le tas de billets. Elle les compta puis regarda Tom avec des yeux ronds.
« Mon Dieu, Tommy ! La lettre disait quoi ?
— Y avait pas de lettre. Juste l’argent.
— Mais qui…
— Je ne sais pas, Lin. Mais il y a un truc dont je suis sûr.
— Quoi ?
— Ça pourrait sacrément nous servir. »
« Putain ! » s’exclama Pete quand ils le lui annoncèrent. Il était resté tard au collège pour un match de volley-ball interne et il était rentré juste avant l’heure du dîner.
« Ne sois pas vulgaire », dit Linda, l’air préoccupé.
L’argent était toujours sur la table.
« Combien ? » Et quand son père le lui dit : « Qui c’est qui l’a envoyé ?
— Bonne question, dit Tom. Et maintenant, la Question Banco, qui peut vous permettre de doubler votre gain. »
C’était la première blague que Pete l’entendait faire depuis bien longtemps.
Tina entra dans la cuisine.
« Moi, je crois que papa a une bonne fée. Hé, papa, maman ! Regardez mes ongles ! Ellen a eu un vernis à paillettes et elle m’en a mis.
— Ça te va bien, ma petite puce », dit Tom.
D’abord une blague, et maintenant un compliment. C’était tout ce qu’il fallait pour convaincre Pete qu’il avait pris la bonne décision. Carrément la bonne décision. Ses parents pouvaient pas vraiment renvoyer l’argent, hein ? Non. Sans expéditeur, ils pouvaient pas. Et au passage, ça faisait combien de temps que papa avait pas appelé Teenie ma petite puce ?
Linda lança un regard perçant à son fils.
« Tu saurais pas quelque chose de tout ça, par hasard ?
— Non, mais je peux en avoir ?
— C’est ça, compte là-dessus », dit-elle. Puis elle se tourna vers son mari, les mains sur les hanches. « Tom, quelqu’un a manifestement fait une erreur. »
Tom réfléchit à cette éventualité et quand il parla enfin, c’était pas du ouafi-ouafi. Sa voix était calme :
« Ça paraît peu probable. »
Il poussa l’enveloppe vers elle, tapotant de l’index son nom et son adresse.
« Oui, mais…
— Y a pas de mais qui tienne, Lin. On doit payer le chauffage, et avant ça, faut qu’on règle ta MasterCard. Sinon, ils risquent de te la retirer.
— Oui, mais…
— Tu perds ta carte de crédit et on peut dire adieu à ta cote de solvabilité. »
Toujours pas d’agressivité. Calme et raisonnable. Convaincant. Pour Pete, c’était comme si son père avait souffert d’une forte fièvre qui venait juste de retomber. Il souriait même. Il souriait, et il toucha la main de sa femme.
« Il se trouve que pour le moment, ta cote de solvabilité étant la seule que nous ayons, on ne peut pas se permettre de la perdre. Et puis, Tina pourrait avoir raison. Peut-être bien que j’ai une bonne fée. »
Non, pensa Pete. C’est un bon fils que tu as.
Tina s’exclama :
« Oh, attendez ! Je sais d’où il vient, cet argent. »
Tous se tournèrent vers elle. Pete eut soudain très chaud. Elle pouvait pas savoir, si ? Comment elle saurait ? Sauf qu’il avait dit ce truc débile sur les trésors enterrés et…
« D’où, ma chérie ? demanda Linda.
— Le truc du Fonds d’Urgence. Ils ont dû recevoir de l’argent en plus et maintenant ils le partagent. »
Pete laissa échapper en silence un soupir de soulagement, et c’est seulement quand l’air franchit ses lèvres qu’il s’aperçut qu’il avait retenu son souffle.
Tom ébouriffa les cheveux de Tina.
« Ils n’enverraient pas du liquide, ma puce. Ils enverraient un chèque. Et tout un tas de paperasse à signer. »
Pete se dirigea vers la gazinière.
« Je refais du chocolat chaud. Quelqu’un en voudra ? »
Ils en voulaient tous.
Les enveloppes continuèrent d’arriver.
Le prix des timbres augmenta mais la somme d’argent ne changea pas. Un bonus de six mille dollars par an. Pas énorme, mais net d’impôts et juste ce qu’il fallait pour éviter à la famille Saubers de crouler sous les dettes.
Les enfants eurent interdiction d’en parler à quiconque.
« Tina ne pourra jamais tenir sa langue, avait dit Linda à Tom, un soir. Tu le sais aussi bien que moi. Elle va le dire à son idiote de copine et Ellen Briggs s’empressera de le crier sur les toits. »
Mais Tina garda le secret. En partie parce que son frère, qu’elle idolâtrait, lui avait dit qu’elle serait interdite de séjour dans sa chambre si elle crachait le morceau, mais surtout parce qu’elle se souvenait des ouafis-ouafis.
Pete cacha l’argent dans le creux festonné de toiles d’araignées au fond du placard de sa chambre, derrière la plinthe branlante. Toutes les quatre semaines environ, il prélevait cinq cents dollars et les mettait dans son sac de cours avec une des cinquante enveloppes libellées qu’il avait préparées au collège sur un ordinateur de la Salle Informatique. Il s’en était occupé une après-midi après le volley-ball alors que la salle était déserte.
Il postait ses lettres à M. Thomas Saubers, 23 Sycamore Street, de diverses boîtes aux lettres de la ville, menant à bien son plan de sauvetage familial avec le savoir-faire d’un maître ès-criminalité. Il avait toujours peur que sa mère découvre ce qu’il trafiquait, qu’elle désapprouve (probablement avec véhémence) et que les choses redeviennent comme avant. Tout n’était pas tout rose, non plus, il y avait toujours des ouafis-ouafis épisodiques, mais il supposait qu’aucune famille n’était parfaite en dehors de ces vieilles sitcoms dans Nick at Nite.
Ils pouvaient regarder Nick at Nite maintenant, et aussi Cartoon Network, et MTV, et tout le reste, parce que, tenez-vous bien, mesdames et messieurs, le câble était revenu.
En mai, une autre bonne nouvelle tomba : papa fut engagé à mi-temps par une nouvelle agence immobilière en tant qu’« enquêteur prévente ». Pete ne savait pas ce que c’était et s’en contrefoutait. Tout ce qui comptait, c’est que son père pouvait travailler à la maison, par téléphone et ordinateur, et que ça rapportait un peu d’argent.
Deux autres choses comptèrent dans les mois qui suivirent la première rentrée d’argent. Et d’une, l’état de papa s’améliora. En juin 2010 (quand l’auteur du « Massacre du City Center », comme on l’appelait, fut enfin arrêté), Tom commença à marcher sans ses béquilles et à mettre la pédale douce sur les pilules roses. L’autre chose était plus difficile à expliquer, mais Pete la voyait. Et Tina aussi. Papa et maman se sentaient… disons… bénis, et maintenant, quand ils se disputaient, ils avaient l’air aussi coupables que furieux, comme s’ils étaient en train de cracher sur leur mystérieuse bonne étoile. Souvent, ils s’arrêtaient avant que ça tourne trop au vinaigre et changeaient de sujet. Souvent, c’était de l’argent qu’ils parlaient, et de qui pouvait bien l’envoyer. Ces discussions n’aboutissaient jamais nulle part, et c’était tant mieux.
Je me ferai pas prendre, se disait Pete. Je dois pas me faire prendre et je me ferai pas prendre.
Un jour, en août de cette année-là, papa et maman emmenèrent Tina et Ellen visiter une ferme pédagogique, la Ferme de la Vallée Heureuse. C’était l’occasion que Pete avait patiemment attendue et, dès qu’ils furent partis, il retourna au ruisseau avec deux valises.
Après s’être assuré qu’il n’y avait personne à l’horizon, il creusa pour extraire la malle de la berge et transféra les carnets dans les valises. Il réenterra la malle et retourna à la maison avec son butin. Sur le palier de l’étage, il tira l’échelle pliante du grenier et y monta les valises. C’était un petit espace au plafond bas, froid en hiver et étouffant l’été. Sa famille l’utilisait peu : le surplus de leurs affaires était toujours stocké au garage. Les quelques reliques entassées là-haut avaient probablement été abandonnées par les familles qui avaient occupé le 23 Sycamore Street avant eux. Il y avait une poussette sale inclinée sur une unique roue, un lampadaire avec des oiseaux tropicaux sur l’abat-jour, des vieux numéros de Redbook et Good Housekeeping liés avec de la ficelle, une pile de couvertures moisies qui sentaient vraiment pas bon.
Pete entassa les carnets dans le coin le plus reculé du grenier et, avant de les dissimuler sous les couvertures, en piocha un au hasard puis s’assit sous l’une des deux ampoules du plafond et l’ouvrit. L’écriture était cursive et assez petite, mais soignée et facile à lire. Il n’y avait aucune rature, et Pete trouva ça incroyable. Et, bien qu’il soit à la première page du carnet, un petit numéro entouré en haut indiquait 482, ce qui lui laissa penser que c’était la suite non pas d’un seul carnet, mais d’une demi-douzaine d’autres. Au moins.
Chapitre 27
L’arrière-salle du Drover était la même que cinq ans auparavant : même odeur de vieille bière mêlée à la puanteur des enclos à bestiaux et à l’âcre relent de gasoil émanant du dépôt routier qui faisait face à l’immensité déserte de cette moitié du Nebraska. Stew Logan n’avait pas changé, lui non plus. Même tablier blanc, mêmes cheveux anormalement noirs, et jusqu’à cette même cravate à motifs d’aras et de perroquets qui étranglait son cou rose.
« Ça alors, Jimmy Gold en chair et en os », dit-il. Et il sourit de son vieux sourire antipathique qui disait on s’aime pas, mais faisons semblant. « T’es venu me payer ce que tu me dois, alors ?
— Exactement », dit Jimmy, et il toucha sa poche arrière où attendait le pistolet.
Celui-ci était petit au toucher et donnait l’impression définitive d’un objet capable — utilisé correctement et avec courage — d’acquitter toutes les dettes.
« Alors entre, dit Logan. Viens prendre un verre. T’as l’air assoiffé.
— Je le suis, répondit Jimmy. Et avec le verre, je prendrais bien… »
Coup de klaxon dans la rue. Pete sursauta et regarda autour de lui, comme pris en faute. Comme s’il avait été en train de se branler et pas de lire. Et s’ils étaient rentrés plus tôt parce que cette cruche de Ellen avait été malade en voiture ou un truc du genre ? Et s’ils le trouvaient ici en haut avec tous ces carnets ? Tout pourrait se casser la figure.
Il fourra le carnet qu’il était en train de lire sous les vieilles couvertures (peuh, l’odeur !) et rampa jusqu’à la trappe, n’accordant qu’un bref regard aux valises. Pas le temps de s’en occuper. Alors qu’il descendait l’échelle, le changement de température, d’étouffante à estivale, le fit frissonner. Pete replia l’échelle et la poussa vers le plafond, grimaçant quand la trappe grinça sur ses gonds rouillés et se referma en claquant.
Il alla dans sa chambre regarder par la fenêtre.
Personne dans l’allée. Fausse alerte.
Ouf.
Il retourna dans le grenier récupérer les valises. Il les remit dans le placard d’en bas, prit une douche (se disant une fois de plus de pas oublier de nettoyer la baignoire après), puis enfila des vêtements propres et s’allongea sur son lit.
C’est un roman, se dit-il. Avec autant de pages, c’est forcément un roman. Et il se peut qu’il y en ait plus d’un, parce que aucun roman serait assez long pour remplir tous ces carnets. Même la Bible les remplirait pas tous.
Et puis… l’extrait qu’il avait lu était intéressant. L’idée de fouiller dans les carnets pour trouver celui où le roman commençait l’excitait. Voir s’il était vraiment bon. Parce qu’on pouvait pas juger de la qualité d’un roman rien qu’en lisant une page, si ?
Pete ferma les yeux et commença à sommeiller. D’habitude, il était pas du genre à faire des siestes, mais la matinée avait été longue, la maison était déserte et silencieuse, et il décida de se laisser aller. Pourquoi pas ? Tout allait bien, du moins là tout de suite, et c’était grâce à lui. Il méritait bien une sieste.
Mais ce nom… Jimmy Gold…
Pete aurait juré l’avoir déjà entendu quelque part. En cours, peut-être ? Mme Swidrowski leur donnant un peu de contexte sur l’un des auteurs au programme ? Peut-être. Elle faisait souvent ça.
Peut-être que j’irai voir sur Internet plus tard, se dit Pete. Oui, c’est ça. Je vais…
Il dormait.
Morris était assis sur une couchette métallique, tête lancinante baissée, mains pendant entre ses cuisses vêtues d’orange, respirant une atmosphère empoisonnée de pisse, de vomi et de désinfectant. Son estomac était une boule de plomb semblant s’être dilatée jusqu’à l’emplir de l’entrejambe à la pomme d’Adam. Ses yeux palpitaient dans leurs orbites. Sa bouche avait un goût de benne à ordures. Il avait les boyaux en vrac et le visage douloureux. Ses sinus étaient bouchés. Quelque part, une voix enrouée et désespérée chantait : « I need a lover that won’t drive me cray-zee, I need a lover that won’t drive me cray-zee, I need a lover that won’t drive me cray-zee[1]… »
« La ferme ! cria quelqu’un. C’est toi qui me rends fou, connard ! »
Silence. Puis :
« I need a lover that won’t drive me cray-zee ! »
Le plomb dans le ventre de Morris se liquéfia et gargouilla. Morris glissa de la couchette, atterrit sur les genoux (déclenchant un nouvel éclair de douleur atroce dans son crâne) et pencha sa bouche béante au-dessus des toilettes en acier fonctionnelles. Une seconde, il ne se passa rien. Puis tout se contracta et il expulsa ce qui ressemblait à deux gallons de pâte dentifrice jaune. L’espace d’un instant, la douleur fut si intense qu’il crut que sa tête allait tout simplement exploser et, à ce moment-là, Morris l’espéra. N’importe quoi pour mettre un terme à la douleur.
Au lieu de mourir, il vomit à nouveau. Une pinte, cette fois, au lieu d’un gallon, mais ça brûlait. S’ensuivit un hoquet sec. Non, attendez, pas complètement sec : d’épais filets de mucosités pendaient à ses lèvres telles des toiles d’araignées, se balançant d’avant en arrière. Il dut les écarter de la main.
« Y en a un qui le sent passer ! » lança quelqu’un.
Des cris et des gloussements saluèrent cette saillie. Morris avait l’impression d’être enfermé dans un zoo, et il supposait qu’il l’était, sauf que, dans ce zoo, les cages contenaient des humains. La combinaison orange qu’il portait le prouvait.
Comment il avait atterri là ?
Il n’arrivait pas à se le rappeler, pas plus qu’il n’arrivait à se rappeler comment il était entré dans la maison de Sugar Heights qu’il avait saccagée. Ce qu’il se rappelait, en revanche, c’était sa propre maison de Sycamore Street. Et la malle, bien sûr. La malle qu’il avait enterrée dans les bois. Il était sorti avec de l’argent sur lui, deux cents dollars prélevés sur le butin de Rothstein, pour aller s’acheter des bières au Zooney’s parce qu’il avait mal à la tête et qu’il se sentait seul. Il avait discuté avec le caissier, il en était presque sûr, mais de quoi, ça il s’en souvenait pas. Base-ball ? Sûrement pas. Il portait une casquette des Groundhogs mais son intérêt pour ce sport s’arrêtait là. Après ça, plus rien. Tout ce dont il pouvait être sûr, c’était que quelque chose avait horriblement mal tourné. Quand tu te réveilles en combinaison orange, c’est une déduction facile à faire.
Il se traîna jusqu’à la couchette, s’y hissa, ramena ses genoux contre sa poitrine et les enveloppa de ses bras. Il faisait froid dans la cellule. Il se mit à frissonner.
Il se peut que j’aie demandé au caissier quel était son bar préféré. Un bar accessible en bus. Et j’y suis allé, pas vrai ? J’y suis allé et je me suis soûlé. En dépit du mal que ça me fait. Et pas qu’un peu, apparemment — soûlé à plus pouvoir foutre un pied devant l’autre.
Eh ouais, incontestablement, en dépit de tout ce qu’il savait. Ce qui était déjà grave en soi. Mais il n’arrivait pas à se souvenir de la suite folle des événements, et ça c’était pire. Après le troisième verre (parfois même le deuxième), il tombait dans un trou noir et n’en ressortait que lorsqu’il se réveillait le lendemain, avec la gueule de bois, mais à jeun. Les trous noirs de l’alcool, comme on appelle ça. Et pendant ces trous noirs, il se livrait presque toujours à… eh bien, appelons ça des écarts de conduite. C’était à cause de ces écarts de conduite qu’il avait atterri au Centre de Détention pour Mineurs de Riverview, et sans aucun doute ici aussi. Où que soit cet ici.
Écarts de conduite.
Putains d’écarts de conduite.
Morris espérait qu’il s’agissait d’une bonne vieille bagarre de comptoir et pas d’une autre effraction. Pas d’une redite de son aventure à Sugar Heights, en d’autres termes. Parce qu’il était plus mineur depuis longtemps, à présent, et que ce serait pas la maison de redressement cette fois-ci, non monsieur. Il paierait son dû si crime il y avait eu. Pourvu que le crime ait rien à voir avec l’assassinat d’un certain génie des lettres américaines, par pitié. Parce que si c’était ça, il refoutrait plus le nez dehors avant longtemps. Peut-être même plus jamais. Parce qu’y avait pas seulement eu Rothstein, pas vrai ? C’est là qu’un souvenir remonta : Curtis Rogers lui demandant s’ils avaient la peine de mort dans le New Hampshire.
Morris s’allongea sur la couchette, frissonnant, pensant : Ça peut pas être ça. Ça peut pas.
Ou bien si ?
Il devait admettre que c’était possible, et pas seulement parce que la police pouvait avoir fait le lien entre lui et les deux hommes morts sur l’aire de repos. Il se voyait, quelque part par là, dans un bar ou un club de strip-tease : Morris Bellamy, le gars qu’avait lâché la fac pour s’autoproclamer spécialiste de la littérature américaine, s’enfilant du bourbon et vivant une expérience de sortie du corps. Quelqu’un se met à parler du meurtre de John Rothstein, l’immense écrivain, le génie américain reclus, et voilà Morris Bellamy — rond comme une queue de pelle et rempli de cette énorme colère qu’il tenait habituellement en cage, cet animal noir aux yeux jaunes — qui se retourne et dit : Il avait pas tellement l’air d’un génie quand je lui ai explosé le crâne. »
« Jamais j’aurais fait ça », murmura-t-il. Sa tête était de plus en plus douloureuse et quelque chose clochait sur le côté gauche de son visage. Ça le brûlait. « Jamais j’aurais fait ça. »
Seulement, qu’est-ce qu’il en savait ? Quand il buvait, c’était tous les jours le Jour de Tous les Possibles. L’animal noir sortait de sa cage. Lorsqu’il était adolescent, l’animal avait saccagé la maison de Sugar Heights, réduisant cette saloperie de baraque en miettes ou presque, et quand les flics avaient débarqué, prévenus par un signal d’alarme silencieux, il s’était bagarré avec eux jusqu’à ce que l’un d’eux le mette K-O d’un coup de matraque, et en le fouillant, ils avaient trouvé un putain de paquet de bijoux dans ses poches, la plupart de pacotille mais d’autres — imprudemment laissés hors du coffre de madame — extraordinairement précieux et alors, hop, vous là, direction Riverview, où votre jeune cul sensible se fera sodomiser et où vous vous ferez de passionnants nouveaux amis.
Il se dit : Celui qui déconne à ce point est parfaitement capable, sous l’effet de l’alcool, de se vanter d’avoir assassiné le créateur de Jimmy Gold, et tu le sais.
Encore que ça pouvait aussi être la police. S’ils l’avaient identifié et qu’ils avaient passé un appel à toutes les patrouilles. C’était tout aussi probable.
« I need a lover that won’t drive me cray-zee !
— Ta gueule ! »
Cette fois, c’était Morris et il avait essayé de gueuler, mais tout ce qui sortit fut un croassement obstrué de vomi. Aouh, ce qu’il avait mal au crâne. Et son visage, aïe. Il passa une main sur sa joue gauche et regarda stupidement les écailles de sang séché qu’il ramena dans sa paume. Il tâtonna à nouveau et sentit des griffures, au moins trois. Des griffures d’ongle, et profondes. Et ceci nous apprend quoi, qui peut répondre dans la salle ? Eh bien, d’ordinaire — bien que toute règle ait son exception — les hommes se défendent à coups de poing et les femmes à coups de griffes. Qu’elles infligent avec leurs ongles car dans la plupart des cas, les dames en ont de longs et beaux afin de pouvoir griffer avec.
J’aurais essayé de fricoter sur un twist et elle m’aurait repoussé à coups d’ongles ?
Morris essaya de se rappeler mais rien à faire. Il se souvenait de la pluie, du poncho et de la lampe de poche éclairant les racines. Il se souvenait de la pioche. Il se rappelait vaguement avoir eu envie d’écouter de la musique forte et rapide et avoir parlé avec le caissier du Zoney’s Go-Mart. Après ça ? Le noir complet.
Il pensa : Peut-être c’est la voiture. Cette maudite Biscayne. Peut-être que quelqu’un l’a vue sortir de l’aire de repos sur la Route 92 avec l’avant droit plein de sang. Et peut-être que j’ai laissé quelque chose dans la boîte à gants. Quelque chose avec mon nom dessus.
Mais ça paraissait peu vraisemblable. Freddy avait acheté la Chevy à une serveuse à moitié bourrée dans un bar de Lynn et l’avait payée avec l’argent qu’ils avaient mis en commun tous les trois. Elle avait signé le certificat de cession au nom de Harold Fineman, qui était en fait le nom du meilleur pote de Jimmy Gold dans Le Coureur. Elle n’avait jamais vu Morris Bellamy, qui avait eu l’intelligence de rester à distance le temps que la transaction soit effectuée. En plus, Morris avait fait tout ce qu’il fallait, à part écrire au blanc d’Espagne VOLEZ-MOI SVP sur le pare-brise de la bagnole quand il l’avait abandonnée sur le parking du centre commercial. Non, la Biscayne était maintenant quelque part sur un terrain vague, soit dans Lowtown, soit au bord du lac, désossée jusqu’aux essieux.
Alors comment j’ai fait pour me retrouver ici ? Toujours au même point, comme un rat galopant dans une roue. Si une femme m’a lacéré le visage à coups d’ongles, est-ce que moi je l’aurais cognée en retour ? Fracturé la mâchoire peut-être ?
Voilà qui ravivait une petite étincelle dans le noir total de sa mémoire. Si c’était ça, alors il allait probablement être inculpé pour coups et blessures, et il se pourrait bien qu’il passe par la case Waynesville : un petit tour dans le gros bus vert avec les vitres grillagées. Waynesville serait pas une bonne nouvelle, mais il était prêt à prendre quelques années pour coups et blessures s’il le fallait. Coups et blessures, c’était pas meurtre.
Par pitié, faites que ça soit pas Rothstein, pensa-t-il. J’ai une tonne de lecture qui m’attend, planquée en lieu sûr. Le plus beau dans tout ça, c’est que j’aurai l’argent pour subvenir à mes besoins pendant que je m’y adonnerai, plus de vingt mille dollars en billets de vingt et de cinquante non marqués. Ça me durera un bon bout de temps si je vis sobrement. Alors par pitié, faites que ça soit pas pour meurtre.
« I need a lover that won’t drive me cray-zee !
— Encore une fois, enculé ! cria quelqu’un. Encore une fois et je t’arrache le cul par la bouche ! »
Morris ferma les yeux.
Bien qu’à midi il se sentît un peu mieux, il refusa le rata appelé repas : des nouilles flottant dans une sauce sanglante. Puis, vers deux heures de l’après-midi, un quatuor de gardiens longea le couloir qui séparait les cellules. L’un d’eux avait une tablette à pince et criait des noms.
« Bellamy ! Holloway ! McGiver ! Riley ! Roosevelt ! Titgarden ! Avancez-vous !
— C’est Teagarden, monsieur, dit le grand Noir dans la cellule voisine de celle de Morris.
— Ça ou John mon cul, je m’en fous. Si tu veux parler à ton commis d’office, avance. Sinon, tu peux rester un peu plus longtemps avec nous. »
Les six détenus s’avancèrent. Ils étaient les derniers qui restaient, du moins dans ce couloir. Les autres (y compris, Dieu merci, le type qui avait massacré John Mellencamp), incarcérés la veille comme eux, avaient été soit relâchés, soit conduits au tribunal pour la comparution du matin. C’était le menu fretin. Les comparutions de l’après-midi, Morris le savait, étaient réservées aux conneries plus sérieuses. Après sa petite escapade à Sugar Heights, il avait comparu l’après-midi. Devant cette connasse de juge Bukowski.
Alors que la porte de sa cellule provisoire se refermait en claquant, Morris pria un Dieu auquel il ne croyait pas. Coups et blessures, OK, Dieu ? Sans circonstances aggravantes. Mais pas meurtre. Leur laisse rien savoir de ce qui s’est passé dans le New Hampshire, OK, Dieu ? Ni sur une certaine aire de repos dans le nord de l’État de New York. C’est OK pour toi ?
« Avancez-vous, les gars, dit le gardien avec la tablette à pince. Avancez-vous et tournez-vous vers la droite. À un bras de distance de l’honnête citoyen américain qui se tient devant vous. Pas de tire-slip et pas de main au paquet par-derrière. Faites pas les cons avec nous et on vous rendra la pareille. »
Ils descendirent dans un ascenseur assez grand pour contenir un petit troupeau de bétail, longèrent un autre couloir, puis — Dieu sait pourquoi puisqu’ils étaient chaussés de sandales et que leurs combinaisons n’avaient pas de poches — passèrent au détecteur de métaux. Juste après, un parloir les attendait, avec huit compartiments individuels pareils à des isoloirs de bibliothèque. Le gardien avec la tablette à pince dirigea Morris vers le numéro 3. Morris prit place et regarda son commis d’office à travers une vitre en plexiglas qui avait été souvent souillée et rarement nettoyée. Le type côté liberté était un binoclard avec une coupe de cheveux ratée et des pellicules. Il avait un bouton de fièvre sous le nez et une mallette éraflée sur les genoux. Il faisait dix-neuf ans à tout casser.
C’est ça qu’on m’a refilé, pensa Morris. Oh, Seigneur, c’est ça qu’on m’a refilé.
L’avocat montra du doigt le téléphone mural dans le compartiment de Morris et ouvrit sa mallette. Il en sortit un unique feuillet de papier et l’incontournable bloc-notes jaune. Une fois le tout installé sur la tablette devant lui, il posa sa mallette par terre et décrocha son téléphone. Il avait pas le timbre de ténor hésitant qu’ont généralement les adolescents mais celui, confiant et rauque, d’un baryton, et bien trop ronflant pour la cage thoracique de poulet dissimulée sous le chiffon violet de sa cravate.
« Vous êtes dans la merde, monsieur… » — il consulta le feuillet posé sur son bloc-notes — « … Bellamy. Je crois que vous devez vous préparer à un très long séjour en prison. À moins que vous n’ayez quelque chose à fournir en échange, bien sûr. »
Morris pensa : Il parle des carnets.
Un frisson lui remonta le long des bras tels de petits pieds de fées malveillantes. S’ils le détenaient pour le meurtre de Rothstein, ils le détenaient aussi pour Curtis et Freddy. Ce qui voulait dire réclusion à vie sans possibilité de libération conditionnelle. Il pourrait jamais récupérer la malle, jamais connaître la destinée ultime de Jimmy Gold.
« Parlez, dit l’avocat comme s’il s’adressait à un chien.
— Alors dites-moi à qui je suis en train de parler.
— Elmer Cafferty, temporairement à votre service. Vous êtes appelé à comparaître dans… » Il consulta sa montre, une Timex encore moins chère que son costume. « Trente minutes. La juge Bukowski est toujours à l’heure. »
Une douleur fulgurante, qui n’avait rien à voir avec sa gueule de bois, transperça le crâne de Morris.
« Non ! Pas elle ! C’est pas possible ! Cette salope était déjà là du temps de Mathusalem ! »
Cafferty sourit.
« J’en déduis que vous avez déjà eu affaire à la Grande Bukowski.
— Relisez votre dossier », répliqua Morris d’un ton morne.
Sauf que c’était sûrement pas dans le dossier. Comme il l’avait confié à Andy, l’affaire Sugar Heights devait être classée.
Putain de Andy Halliday. Tout ça c’est sa faute plus que la mienne.
« Homo. »
Cafferty fronça les sourcils.
« Qu’est-ce que vous venez de dire ?
— Rien. Continuez.
— Mon dossier concerne votre procès-verbal d’interpellation d’hier soir. La bonne nouvelle, c’est que votre destin sera entre les mains d’un autre juge lors de votre procès. La meilleure, du moins pour moi, c’est que d’ici là, quelqu’un d’autre vous représentera. Ma femme et moi déménageons à Denver, et vous, monsieur Bellamy, ne serez plus qu’un souvenir. »
À Denver ou en enfer, ça faisait pas de différence pour Morris.
« Dites-moi de quoi je suis inculpé.
— Vous ne vous en souvenez pas ?
— J’ai des trous noirs.
— Ah vraiment ?
— Oui vraiment », dit Morris.
Peut-être qu’il pourrait troquer les carnets, même si ça lui faisait mal rien que d’y penser. Mais même s’il le proposait — ou si Cafferty le faisait —, est-ce qu’un procureur saisirait l’importance de ce qu’ils contenaient ? C’était peu probable. Les avocats sont pas des littéraires. L’idée que devait se faire un procureur de la grande littérature se résumait sûrement à Erle Stanley Gardner. Et quand bien même les carnets — tous ces beaux Moleskine — auraient une valeur pour la partie civile, qu’est-ce que lui, Morris, gagnerait à les remettre ? Une seule condamnation à vie au lieu de trois ? Youpi.
Je peux pas. Quoi qu’il arrive, je le ferai pas.
Andy Halliday était peut-être un homo parfumé au Cuir Anglais mais il ne s’était pas trompé sur les motivations de Morris. Curtis et Freddy l’avaient fait pour l’argent : quand Morris leur avait assuré que le vieil écrivain avait peut-être bien mis cent mille dollars de côté, ils l’avaient cru. Les écrits de Rothstein ? Pour ces deux cul-terreux, la valeur de la production de Rothstein depuis 1960 était tout juste un peut-être brumeux, telle une mine d’or perdue. C’était Morris qui s’intéressait aux écrits. Si les choses s’étaient déroulées autrement, il aurait proposé à Curtis et Freddy sa part de l’argent contre les mots écrits, et il était sûr qu’ils auraient accepté. S’il y renonçait maintenant — surtout sachant que les carnets contenaient la suite du cycle Jimmy Gold —, il aurait fait tout ça pour rien.
Cafferty frappa une série rapide de coups contre le plexi avec le combiné de son téléphone puis le ramena contre son oreille.
« Cafferty à Bellamy, Cafferty à Bellamy, répondez, Bellamy.
— Excusez-moi. Je réfléchissais.
— Un peu tard pour ça, vous ne trouvez pas ? Essayez de rester concentré, si ce n’est pas trop vous demander. Vous allez être inculpé pour trois chefs d’accusation. Votre mission, si vous l’acceptez, est de plaider non coupable pour chacun d’entre eux. Plus tard, lors de votre procès, vous pourrez plaider coupable, si ça peut jouer en votre faveur. Ne pensez même pas à la remise en liberté sous caution, parce que Bukowski ne rigole pas : elle ricane comme la sorcière Hazel. »
Morris pensa : C’est mon pire cauchemar qui se réalise. Rothstein, Dow et Rogers. Trois inculpations pour meurtre au premier degré.
« Monsieur Bellamy ? Nous avons très peu de temps et je commence à perdre patience. »
Le combiné glissa de son oreille et Morris l’y ramena au prix d’un effort. Plus rien ne comptait à présent, mais l’avocat au candide visage de Richie Cunningham et à la voix bizarrement mûre de baryton continuait à pérorer à son oreille, et au bout d’un moment, ses mots commencèrent à faire sens.
« Ils iront crescendo, monsieur Bellamy, du moins grave au plus grave. Premier chef d’inculpation, refus d’obtempérer. Pour les besoins de la comparution initiale, plaidez non coupable. Deuxième chef d’inculpation, coups et blessures volontaires avec circonstances aggravantes — pas seulement sur la femme, mais aussi sur le premier policier arrivé sur les lieux avant qu’il ne vous menotte. Vous plaidez non coupable. Troisième chef d’inculpation, viol avec circonstances aggravantes. Il se peut qu’ils ajoutent tentative de meurtre par la suite, mais pour l’instant, c’est juste viol… si tant est qu’un viol puisse être juste quelque chose. Vous plaidez…
— Attendez une minute », dit Morris. Il effleura les griffures sur sa joue et ressentit… de l’espoir. « J’ai violé quelqu’un ?
— En effet, oui », répondit Cafferty, l’air satisfait. Probablement parce que son client semblait enfin le suivre. « Après que Mlle Cora Ann Hooper… » Il sortit un feuillet de sa mallette et le consulta. « Ça s’est passé peu après qu’elle a quitté le café-restaurant où elle travaille comme serveuse. Elle se dirigeait vers un arrêt de bus dans Lower Marlborough. Dit que vous l’avez plaquée au sol et traînée dans une ruelle près du Shooter’s Tavern où vous aviez passé plusieurs heures à boire du Jack Daniel’s avant de donner des coups de pied dans le juke-box et d’être prié de sortir. Mlle Hooper avait dans son sac à main un boîtier Police Alerte qu’elle a réussi à déclencher. Elle vous a aussi griffé au visage. Vous lui avez cassé le nez, l’avez maintenue au sol, étranglée et avez procédé à l’insertion de votre Johns Hopkins[2] dans son Sarah Lawrence[3]. Quand l’officier Philip Ellenton vous a ôté de là, vous en étiez encore aux inscriptions.
— Viol. Pourquoi je serais… »
Question stupide. Pourquoi il avait passé trois longues heures à saccager cette baraque de Sugar Heights, en faisant juste une courte pause pour pisser sur le tapis d’Aubusson ?
« Je n’en ai aucune idée, dit Cafferty. Le viol est étranger à mon mode de vie. »
Au mien aussi, pensa Morris. D’habitude. Mais j’avais picolé du Jack et j’ai eu des écarts de conduite.
« Je vais prendre combien ?
— L’accusation demandera une condamnation à vie. Si vous plaidez coupable au procès et que vous implorez la clémence de la cour, il se peut que vous écopiez de seulement vingt-cinq ans. »
Morris plaida coupable au procès. Il dit qu’il regrettait ce qu’il avait fait. Il incrimina l’alcool. Il implora la clémence de la cour.
Et prit perpète.
En classe de première déjà, Pete Saubers savait quelle serait pour lui la prochaine étape : une bonne fac de Nouvelle-Angleterre où la sainteté passait non pas par la propreté, mais par la littérature. Il commença à faire des recherches sur Internet et à rassembler des brochures. Emerson et Boston College semblaient être les candidates les plus probables, mais Brown n’était peut-être pas hors d’atteinte. Ses parents lui déconseillaient de mettre la barre trop haut, mais Pete n’adhérait pas à ce genre de point de vue. Il estimait que si t’avais pas d’espoir et d’ambition quand t’étais ado, c’était foutu pour la suite.
Quant à se lancer dans des études de lettres, ça ne faisait aucun doute. Cette certitude était en partie liée à John Rothstein et aux romans de Jimmy Gold : à la connaissance de Pete, il était la seule personne au monde à avoir lu les deux derniers, et ils avaient changé sa vie.
Howard Ricker, son prof de lettres en première, avait lui aussi changé sa vie ; même s’il était la risée de beaucoup d’élèves, qui l’appelaient Ricky le Hippie à cause des chemises à fleurs et des pantalons pattes d’ef qu’il affectionnait. (La petite copine de Pete, Gloria Moore, l’appelait Pasteur Ricky parce qu’il avait l’habitude de brandir les mains au-dessus de sa tête quand il était exalté.) Cela dit, quasiment personne ne séchait ses cours. Il était amusant, il était enthousiaste et — à l’inverse de la plupart des professeurs — il semblait sincèrement aimer ses élèves, qu’il appelait « mes jeunes dames et messieurs ». Ses élèves levaient les yeux au ciel devant ses vêtements rétro et son rire perçant… mais ses tenues avaient un certain cachet funky et son rire était si joyeusement farfelu qu’il en était communicatif.
Le premier jour de cours, il était entré en soufflant un vent de fraîcheur sur la classe, avait souhaité la bienvenue à tous et écrit quelque chose au tableau que Pete Saubers n’avait jamais oublié :
« Que dites-vous de ça, mes jeunes dames et messieurs ? demanda-t-il. Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? »
La classe resta muette.
« Je vais vous le dire, moi. Il se trouve que c’est la critique le plus fréquemment émise par des jouvenceaux tels que vous, condamnés à suivre un programme que nous commencerons avec Beowulf et terminerons avec Raymond Carver. Entre professeurs, nous appelons ces cours d’introduction générale des GGPG : Grand Galop Parmi les Géants. »
Il s’esclaffa gaiement, agitant aussi les mains en l’air à hauteur des épaules comme pour dire ouh là là ! La plupart des élèves, dont Pete, rigolèrent avec lui.
« Modeste proposition, de Jonathan Swift. Verdict de la classe ? C’est nul ! Le Jeune Maître Brown, de Nathaniel Hawthorne ? C’est nul ! En réparant le mur, de Robert Frost ? Ça c’est modérément nul ! L’extrait de Moby Dick de rigueur ? Extrêmement nul ! »
Nouvelle vague de rires. Aucun d’entre eux n’avait encore lu Moby Dick mais tous savaient que c’était dur et ennuyeux à lire. Nul, en d’autres termes.
« Et parfois ! s’exclama M. Ricker en brandissant un doigt et le pointant de façon théâtrale sur les mots écrits au tableau. Parfois, mes jeunes dames et messieurs, la critique est pertinente ! Je me mets à nu ici devant vous et je l’admets. Je suis contraint de vous enseigner certaines antiquités que j’aimerais mieux ne pas enseigner. Je vois le manque d’enthousiasme dans vos yeux et mon âme se désole. Oui ! Se désole ! Mais je persévère, envers et contre tout, parce que je sais que la plupart de ce que j’enseigne n’est pas nul ! Même certaines antiquités auxquelles vous pensez ne jamais pouvoir vous identifier ont une profonde résonance qui se révélera un jour à vous. Me permettez-vous de vous apprendre à différencier le pas-nul du certainement-nul ? Voulez-vous que je vous livre ce grand secret ? Puisqu’il nous reste quarante minutes de cours et que nous n’avons pas encore donné de grain à moudre à nos intellects combinés, je crois que je vais le faire, oui. »
Il se pencha et posa les mains sur son bureau, sa cravate se balançant comme un pendule. Pete avait l’impression que M. Ricker le regardait droit dans les yeux, comme s’il connaissait — ou du moins percevait intuitivement — l’immense secret que Pete gardait sous une pile de couvertures dans le grenier de sa maison. Quelque chose de bien plus important que de l’argent.
« Il arrivera un moment au cours de l’année, peut-être même dès ce soir, où vous lirez quelque chose de difficile, quelque chose que vous ne comprendrez que partiellement, et votre verdict sera : C’est nul. Vais-je objecter, lorsque le lendemain, vous avancerez cette opinion en cours ? Pourquoi ferais-je une chose aussi inutile ? Nous avons très peu de temps à passer ensemble, seulement trente-quatre semaines de cours, et je ne le gaspillerai pas à plaider les mérites de telle nouvelle ou tel poème. Pourquoi le ferais-je, quand toutes ces opinions sont subjectives et qu’aucun compromis ne pourra jamais être trouvé ? »
Certains élèves — dont Gloria — avaient l’air perdus à présent, mais Pete voyait exactement ce que M. Ricker, alias Ricky le Hippie, voulait dire, car depuis qu’il avait commencé à lire les carnets, il avait lu des dizaines d’articles sur John Rothstein. De nombreux critiques considéraient Rothstein comme l’un des plus grands écrivains américains du vingtième siècle, de la même trempe que Fitzgerald, Hemingway, Faulkner et Roth. Il y en avait d’autres — une minorité, mais qui savait se faire entendre — qui affirmaient que son travail était médiocre et creux. Pete avait lu un article dans Salon où l’auteur traitait Rothstein de « roi du sarcasme et de saint patron des bouffons ».
« La réponse, c’est le temps », professa M. Ricker le jour de la rentrée de Pete en première. Il faisait les cent pas, dans le bruissement de ses pattes d’ef surannées, et brandissait occasionnellement les bras. « Oui ! Le temps trie impitoyablement le certainement-nul du pas-nul. C’est la sélection naturelle de Darwin. Voilà pourquoi les romans de Graham Greene sont disponibles dans toutes les bonnes librairies, et les romans de Somerset Maugham, non — ces romans existent toujours, bien sûr, mais il faut les commander, et pour les commander, encore faudrait-il les connaître. La plupart des lecteurs d’aujourd’hui ne les connaissent pas. Que ceux qui ont déjà entendu parler de Somerset Maugham lèvent la main. Je vais vous l’épeler. »
Aucune main ne se leva.
M. Ricker hocha la tête. Assez sombrement, selon Pete.
« Le temps a décrété que M. Greene n’était pas nul et que M. Maugham était… eh bien, pas exactement nul, mais disons plutôt peu mémorable. Selon moi, il a écrit de très bon romans — L’Envoûté est remarquable, mes jeunes dames et messieurs, remarquable — et il a également écrit un grand nombre d’excellentes nouvelles, mais rien de tout cela ne figure dans vos manuels.
« Devrais-je en pleurer ? Devrais-je enrager, taper du poing sur la table et crier à l’injustice ? Non. Bien sûr que non. Une telle sélection suit l’ordre naturel des choses. Vous en prendrez conscience, mes jeunes dames et messieurs, même si au moment où cela arrivera, je serai loin dans votre rétroviseur. Et voulez-vous savoir comment cela arrivera ? Vous lirez quelque chose — peut-être le poème de Wilfred Owen, “Dulce et Decorum” Est. Est-ce un bon exemple ? Pourquoi pas ! »
Et alors, d’une voix plus grave et profonde qui fit monter des frissons dans le dos de Pete et lui noua la gorge, M. Ricker déclama :
« “Pliés en deux, tels de vieux mendiants sous leurs sacs, harpies cagneuses et crachotantes, à coups de jurons nous pataugions dans la gadoue…” Et ainsi de suite. Et cetera. Certains d’entre vous diront : C’est nul. Vais-je pour autant rompre ma promesse de ne point réfuter votre argument bien que je considère les poèmes de M. Owen comme les plus grands poèmes issus de la Première Guerre mondiale ? Non ! Ce n’est que mon opinion personnelle, vous voyez, et les opinions, c’est comme les trous du cul : tout le monde en a. »
Tous hurlèrent de rire, jeunes dames et messieurs confondus.
M. Ricker se redressa.
« Il m’arrivera de coller certains d’entre vous si vous perturbez mon cours, je n’ai aucun problème avec le respect de la discipline, mais jamais je ne critiquerai votre opinion. Et pourtant ! Et pourtant ! »
Doigt en l’air.
« Le temps passera ! Tempus fugit ! Le poème d’Owen s’effacera peut-être de votre esprit, auquel cas votre verdict, C’est nul, se sera vérifié. Du moins, pour vous. Mais pour d’autres, il continuera de résonner. Et de résonner. Et de résonner. Et à chaque fois, la marche assurée de votre maturité approfondira sa résonance. À chaque fois que ce poème reviendra se glisser dans votre esprit, il vous semblera un peu moins nul et un peu plus vital. Un peu plus important. Jusqu’à ce qu’il flamboie, mes jeunes dames et messieurs. Jusqu’à ce qu’il flamboie. Ainsi s’achève ma péroraison de rentrée, et maintenant je vous prie de vous reporter à la page seize de ce très excellent ouvrage qu’est Langue et littérature. »
L’une des nouvelles que M. Ricker leur donna à lire cette année-là était Le Cheval à bascule de D.H. Lawrence et, sans surprise, beaucoup des jeunes dames et messieurs de M. Ricker (parmi lesquels Gloria Moore, dont Pete commençait à se lasser en dépit de ses seins vraiment parfaits) la trouvèrent nulle. Mais Pete, non ; en grande partie parce que certains événements de sa vie l’avaient fait mûrir avant l’âge. Alors que 2013 s’effaçait devant 2014 — l’année du fameux Vortex Polaire où toutes les chaudières dans le nord du Midwest tournèrent en surrégime, brûlant l’argent à la pelle —, cette nouvelle revint souvent se glisser dans son esprit, et sa résonance continua de s’approfondir. Et de revenir.
Dans cette nouvelle, la famille ne semblait manquer de rien, mais ce n’était qu’une illusion ; il n’y avait jamais assez et le héros, un jeune garçon nommé Paul, entendait sa maison lui murmurer : « Il faut plus d’argent ! Il faut plus d’argent ! » Pete Saubers pouvait concevoir qu’il y ait des jeunes qui trouvent ça nul. C’était les chanceux qui n’avaient jamais eu à écouter des ouafis-ouafis tous les soirs de la semaine sur quelles factures payer. Ou le prix des cigarettes.
Le jeune protagoniste de la nouvelle de Lawrence découvrait un moyen surnaturel de gagner de l’argent. En chevauchant son cheval à bascule jusqu’au pays imaginaire de la chance, Paul pouvait connaître le résultat des courses de chevaux dans le monde réel. Il gagnait des milliers de dollars et pourtant la maison continuait de murmurer : « Il faut plus d’argent ! »
Après une dernière et longue chevauchée — et une ultime grosse rentrée d’argent —, Paul tombait raide mort suite à une hémorragie cérébrale ou autre. Pete, lui, n’avait pas eu le moindre mal de tête après sa découverte de la malle enterrée, mais c’était quand même son cheval à bascule, pas vrai ? Oui. Son cheval à bascule à lui. Pourtant en 2013, l’année où Pete fit la connaissance de M. Ricker, le cheval à bascule commençait à ralentir. L’argent de la malle était presque épuisé.
Cet argent avait permis à ses parents de traverser une zone de turbulences difficile et angoissante à un moment où leur couple aurait pu se crasher et brûler ; ça, Pete le savait, et pas une fois il n’avait regretté d’avoir joué les anges gardiens. Pour reprendre les paroles d’une vieille chanson, l’argent de la malle avait jeté un pont par-dessus des eaux troubles et la vie était meilleure — bien meilleure — de l’autre côté. Le plus gros de la récession était passé. Maman enseignait de nouveau à temps plein et touchait trois mille dollars de plus par an. Papa gérait sa propre petite entreprise, pas vraiment une agence immobilière, mais quelque chose qui s’appelait une expertise immobilière. Il avait plusieurs agences de la ville pour clients. Pete ne comprenait pas totalement comment ça marchait, mais il savait que ça rapportait de l’argent, et que ça pouvait en rapporter davantage dans les années à venir, si les prix du marché immobilier poursuivaient leur tendance à la hausse. Papa s’occupait aussi en son nom propre de la vente et de la location de plusieurs propriétés. Et le mieux, c’est qu’il ne prenait plus du tout de médicaments et qu’il marchait bien. Les béquilles étaient dans le placard depuis un an et il se servait seulement de sa canne quand il pleuvait ou neigeait et que ses os et ses articulations le faisaient souffrir. Tout allait bien. Super bien, même.
Et pourtant ! comme avait coutume de dire M. Ricker au moins une fois par cours. Et pourtant !
Il y avait Tina à prendre en considération, et ça c’était un très gros Et pourtant. Beaucoup de ses amies de leur ancien quartier du West Side, dont Barbara Robinson que Tina avait idolâtrée, entraient à Chapel Ridge à la rentrée, une école privée qui avait l’excellente réputation d’envoyer ses élèves dans de très bonnes universités. Maman avait dit à Tina que papa et elle ne voyaient pas comment ils pourraient financièrement l’envoyer là-bas dès l’année prochaine. Peut-être qu’elle pourrait y entrer en deuxième année si leurs finances continuaient de s’améliorer.
« Mais je connaîtrai personne à ce moment-là, avait répondu Tina en se mettant à pleurer.
— Tu connaîtras Barbara Robinson », lui avait dit maman. Et Pete (qui écoutait depuis la pièce d’à côté) entendit à sa voix qu’elle aussi était au bord des larmes. « Et aussi Hilda et Betsy. »
Mais Teenie était un peu plus jeune qu’elles et Pete savait que seule Barbs avait vraiment été copine avec sa sœur du temps du West Side. Hilda Carver et Betsy DeWitt ne se souvenaient probablement même plus d’elle. Idem pour Barbara d’ici un an ou deux. Leur mère semblait avoir oublié à quel point le lycée est une étape cruciale et à quelle vitesse on oublie ses copains de collège une fois qu’on y entre.
Tina résuma la totalité de ces pensées avec une concision admirable :
« Ouais, mais elles me connaîtront pas, moi.
— Tina…
— Mais vous avez cet argent, là ! s’exclama Tina. L’argent-mystère qui arrive tous les mois ! Pourquoi je pourrais pas en avoir un peu pour Chapel Ridge ?
— Parce qu’on est tout juste en train de se remettre des mauvais jours, ma chérie. »
À ça, Tina ne pouvait rien répondre, parce que c’était vrai.
Les projets universitaires de Pete étaient un autre Et pourtant. Il savait que pour certains de ses amis, peut-être la plupart d’entre eux, la fac semblait à des années-lumière, comme les planètes les plus éloignées du système solaire. Mais s’il en voulait une bonne (Brown, lui chuchotait son esprit, Littérature anglaise à Brown), ça voulait dire déposer des candidatures dès le premier semestre de terminale. Les candidatures à elles seules coûtaient de l’argent, tout comme les cours d’été qu’il devrait prendre s’il voulait avoir la moyenne à l’épreuve de mathématiques de l’examen d’entrée. Il avait un boulot à temps partiel à la bibliothèque de Garner Street, mais trente-cinq dollars par semaine, ça menait pas bien loin.
L’entreprise de papa s’était suffisamment développée pour rendre alléchante l’idée d’un bureau en ville, et ça c’était le Et pourtant numéro trois. Juste un petit local pas cher au dernier étage. Et être au cœur de l’action rapporterait des dividendes. Mais ça voudrait dire aligner plus d’argent et Pete savait — même si personne ne le disait clairement — que son père comptait sur l’argent-mystère pour se lancer. Ils avaient tous fini par dépendre de l’argent-mystère, et seul Pete savait qu’il serait épuisé avant fin 2014.
Et, ouais, d’accord, il en avait dépensé un peu pour lui. Pas une somme astronomique — ça aurait éveillé des soupçons — mais cent dollars par-ci, cent dollars par-là. Un blazer et une paire de mocassins pour le voyage scolaire à Washington. Quelques CD. Et des livres. Il était devenu dingue de livres depuis qu’il avait commencé à lire les carnets et qu’il était tombé amoureux de John Rothstein. Il avait commencé par les auteurs juifs contemporains de Rothstein comme Philip Roth, Saul Bellow et Irwin Shaw (il trouvait que Le Bal des maudits était un putain de chef-d’œuvre et il arrivait pas à comprendre pourquoi il faisait pas partie des classiques) et avait ensuite élargi son champ de lecture. Il achetait toujours des livres de poche, mais à l’heure actuelle, même les livres de poche coûtaient douze ou quinze dollars, sauf si on pouvait les trouver d’occase.
Le Cheval à bascule avait de la résonance, c’était clair, une sacrée résonance, parce que Pete entendait sa propre maison murmurer : Il faut plus d’argent… et que, sans tarder, c’était moins d’argent qu’il y aurait. Oui mais, dans la malle, y avait pas que de l’argent, pas vrai ?
C’était ça, le dernier Et pourtant. Celui auquel Pete pensait de plus en plus à mesure que le temps passait.
Dans le cadre de son travail de recherche de fin d’année pour le Grand Galop Parmi les Géants de M. Ricker, Pete avait rédigé une dissertation de seize pages sur la trilogie Jimmy Gold, citant divers critiques et incluant quelques citations des rares interviews que Rothstein avait données avant d’aller s’isoler dans sa ferme du New Hampshire et de disparaître de la circulation. Il avait conclu son essai en parlant de la visite des camps d’extermination allemands que Rothstein avait faite en tant que reporter pour le New York Herald — et ce, quatre ans avant la sortie du premier roman de la trilogie Jimmy Gold.
« Je pense que ce fut l’événement le plus important de la vie de M. Rothstein, avait écrit Pete. Certainement l’événement le plus important de sa vie d’écrivain. La quête de sens de Jimmy est toujours liée à ce que M. Rothstein a vu dans ces camps, et c’est pourquoi, quand Jimmy essaie de vivre la vie d’un citoyen américain ordinaire, il se sent toujours creux. Selon moi, ceci est le mieux explicité dans le passage où il lance un cendrier dans la télé dans Le Coureur ralentit. Il le fait pendant un reportage spécial de CBS sur l’Holocauste. »
Quand M. Ricker leur rendit leurs copies, un gros A+ ornait la couverture de son devoir, que Pete avait illustrée d’une photo scannée de Rothstein jeune homme, assis à une table du Sardi’s à New York en compagnie d’Ernest Hemingway. En dessous du A+, M. Ricker avait écrit Viens me voir à la fin du cours.
Quand les autres élèves furent partis, M. Ricker fixa Pete si intensément que, l’espace d’un instant, celui-ci craignit que son professeur préféré ne l’accuse de plagiat. Puis M. Ricker sourit.
« C’est le meilleur devoir que j’aie lu en vingt-huit ans d’enseignement. Parce que c’est celui qui a été écrit avec le plus de conviction et la plus profonde sincérité. »
Le visage de Pete s’empourpra de plaisir.
« Merci. Vraiment. Merci beaucoup.
— Je ne suis pas tout à fait d’accord avec ta conclusion, cependant, dit M. Ricker en s’adossant à sa chaise et en croisant ses doigts derrière sa nuque. Ta peinture de Jimmy Gold en « noble héros américain, comme Huck Finn » n’est pas confirmée par le troisième et dernier tome de la trilogie. D’accord, il lance un cendrier dans son écran de télé, mais ce n’est pas un acte d’héroïsme. Le logo de CBS est un œil, tu le sais, et le geste de Jimmy est un aveuglement rituel de son œil intérieur, celui qui perçoit la vérité. Ce n’est pas de moi : je te cite presque mot pour mot l’essai de John Crowe Ranson, Le Coureur abandonne. Et Leslie Fiedler dit à peu près la même chose dans Amour et mort dans le roman américain.
— Mais…
— Je ne suis pas en train d’essayer de te démentir, Pete. Je suis seulement en train de te dire qu’il faut que tu apprennes à suivre les indices d’un livre peu importe où ils te mènent, ce qui implique de n’omettre aucun élément crucial allant à l’encontre de ta thèse. Que fait Jimmy après avoir lancé le cendrier et que sa femme lui a balancé la fameuse réplique : “Espèce de salaud, comment les enfants vont regarder Mickey, maintenant” ?
— Il sort acheter une autre télé, mais…
— Pas n’importe quelle télé, mais la première télé couleur de sa rue. Et ensuite ?
— Il crée la grosse campagne de pub pour le produit ménager Duzzy-Doo, mais… »
M. Ricker leva les sourcils, attendant la suite du mais. Comment Pete pouvait-il lui dire qu’un an après, tard le soir, Jimmy se glissait dans son agence de pub avec des allumettes et un bidon de pétrole et qu’il mettait le feu à l’immeuble connu sous le nom de Temple de la Publicité ? Que Rothstein annonçait ainsi les manifestations contre la guerre du Vietnam et le mouvement des droits civiques ? Que Jimmy quittait New York en stop sans un regard en arrière, abandonnant sa famille pour partir vers le Territoire Indien, tout comme Huck Finn et Jim ? Il ne pouvait rien dire de tout ça parce que c’était l’histoire racontée dans Le Coureur part vers l’Ouest, un roman qui existait seulement à l’état de carnets, dix-sept en tout, à l’écriture serrée, restés enterrés dans une vieille malle pendant plus de trente ans.
« Allez, donne-moi des mais qui tiennent, dit M. Ricker avec équanimité. Il n’y a rien que j’aime tant qu’une bonne discussion littéraire avec quelqu’un capable d’aller jusqu’au bout de son argumentation. J’imagine que tu as déjà raté ton bus mais je me ferai un plaisir de te raccompagner chez toi. » Il tapota la page de couverture du devoir de Pete : Johnny R. et Ernie H., ces deux titans jumeaux de la littérature américaine trinquant avec leurs deux verres de Martini géants. « Hormis ta conclusion, infondée à mes yeux — et que je mets sur le compte d’un désir touchant de voir la lumière à la fin d’un ultime roman extrêmement noir —, tu as fait un travail extraordinaire. Tout simplement extraordinaire. Alors, vas-y. Donne-moi des mais qui tiennent.
— Mais… rien, répondit Pete. Peut-être que vous avez raison. »
Sauf que non, M. Ricker n’avait pas raison. S’il subsistait le moindre doute, à la fin du Coureur part vers l’Ouest, sur la capacité de Jimmy Gold à retourner sa veste, ce doute était balayé dans le dernier et plus long roman de la série, Le Coureur hisse le drapeau. C’était le meilleur livre que Pete avait jamais lu. Le plus triste, aussi.
« Tu n’évoques pas la mort de Rothstein dans ton devoir.
— Non.
— Puis-je savoir pourquoi ?
— Parce que c’était hors sujet, j’imagine. Et le devoir aurait été trop long. Et puis… ben… c’est tellement pas cool qu’il soit mort comme ça, se faire tuer dans un stupide cambriolage.
— Il n’aurait pas dû garder d’argent liquide chez lui, dit M. Ricker d’un ton apaisant. Mais il l’a fait, et beaucoup de gens étaient au courant. Mais ne le juge pas trop sévèrement. Beaucoup d’écrivains ont été stupides et imprévoyants avec leur argent. Charles Dickens s’est vu contraint de subvenir aux besoins d’une famille de fainéants, y compris son propre père. Samuel Clemens a frôlé la ruine suite à des transactions immobilières foireuses. Arthur Conan Doyle a lâché des milliers de dollars à de faux médiums et en a dépensé des milliers d’autres pour acheter de fausses photos de fées. Au moins, l’œuvre majeure de Rothstein était achevée. À moins que tu ne croies, comme certains… »
Pete consulta sa montre.
« Euh… monsieur Ricker ? J’ai encore le temps de prendre mon bus si je me dépêche. »
M. Ricker fit ce geste rigolo avec ses mains comme pour dire ouh là là !
« Fais donc, fais donc. Je voulais juste te remercier pour ce travail formidable… et te donner un conseil amical : quand tu aborderas ce genre de devoir l’année prochaine — et ensuite à l’université —, ne laisse pas ton optimisme obscurcir ton œil critique. L’œil critique doit toujours être froid et acéré.
— D’accord », dit Pete, et il se dépêcha de sortir.
La dernière chose dont il avait envie de discuter avec M. Ricker, c’était de la possibilité que les cambrioleurs qui avaient ôté la vie à John Rothstein aient volé un tas de manuscrits inédits, en plus de l’argent, et qu’ils les aient détruits après avoir décidé qu’ils étaient sans valeur. Une ou deux fois, Pete s’était imaginé remettre les carnets à la police, même si ça impliquerait très certainement que ses parents découvrent d’où l’argent-mystère provenait. Car après tout, les carnets étaient une preuve de crime autant qu’un trésor littéraire. Mais c’était un vieux crime, de l’histoire ancienne. Mieux valait ne pas remuer le passé.
Pas vrai ?
Le bus était déjà parti, bien sûr, ce qui voulait dire trois kilomètres à pied pour rentrer à la maison. Mais ça ne le dérangeait pas. Il rayonnait toujours de l’éloge de M. Ricker et il y avait beaucoup de choses auxquelles il devait réfléchir. Principalement les manuscrits inédits de Rothstein. Il trouvait les nouvelles inégales, certaines seulement étaient vraiment bonnes et, de l’humble avis de Pete, les poèmes qu’il avait essayé d’écrire étaient plutôt… nuls. Mais ces deux derniers tomes du cycle Jimmy Gold, c’était… eh bien… de l’or[4] en barre. Compte tenu des indices semés à travers ces deux romans, Pete supposait que le dernier, dans lequel Jimmy brandit un drapeau en feu lors d’un rassemblement pacifiste à Washington, avait été achevé autour de 1973, parce que Nixon était toujours président à la fin du roman. Que Rothstein n’ait jamais publié les deux derniers Jimmy Gold (plus un autre roman sur la guerre de Sécession) sidérait Pete. C’étaient de tels chefs-d’œuvre !
Il descendait les Moleskine un par un du grenier et les lisait dans sa chambre, la porte fermée et l’oreille tendue, à l’affût de la moindre visite intempestive lorsque d’autres membres de sa famille étaient à la maison. Il gardait toujours un autre livre à portée de la main et, s’il entendait des bruits de pas, il glissait le carnet sous son matelas et attrapait le livre de rechange. La seule fois où il s’était fait surprendre, c’était par Tina, qui avait la fâcheuse manie de se promener en chaussettes.
« C’est quoi ? avait-elle demandé depuis la porte.
— C’est pas tes oignons, avait répondu Pete en glissant le carnet sous son oreiller. Et si tu dis quoi que ce soit à papa et maman, je te préviens, t’auras des soucis.
— C’est un magazine porno ?
— Non ! »
Même si John Rothstein était capable d’écrire des scènes plutôt osées, surtout pour un vieux mec. Comme celle où Jimmy et ces deux filles hippies…
« Alors, pourquoi tu veux pas que je le voie ?
— Parce que c’est privé. »
Le regard de Tina s’illumina.
« C’est le tien ? T’écris un livre ?
— Peut-être. Et alors ?
— C’est trop cool ! Ça parle de quoi ?
— De la vie sexuelle des insectes sur la lune. »
Elle gloussa.
« Je croyais que t’avais dit que c’était pas porno. Je pourrai le lire quand t’auras fini ?
— On verra. Mais motus et bouche cousue, OK ? »
Elle acquiesça et, ce qu’il y avait de sûr avec Teenie, c’est qu’elle manquait rarement à sa parole. Mais ça, c’était il y a deux ans, et Pete était certain qu’elle avait déjà tout oublié.
Billy Webber arriva en roue libre sur un dix-vitesses rutilant.
« Hey, Saubers ! » Comme pratiquement tout le monde (M. Rickers étant une exception), Billy prononçait son nom Sobbers[5] au lieu de SOW-bers[6], mais quelle importance ? Ça restait un nom plutôt pourri, peu importe comment tu le prononçais. « Tu fais quoi cet été ?
— Je travaille à la bibliothèque de Garner Street.
— Encore ?
— J’ai réussi à décrocher un vingt heures par semaine.
— Oh, mec, t’es trop jeune pour faire esclave salarié !
— Ça me dérange pas », répondit Pete, ce qui était vrai. Bosser à la bibliothèque voulait dire accès libre à Internet, entre autres avantages, sans personne pour regarder par-dessus ton épaule. « Et toi ?
— Je vais dans notre maison de vacances dans le Maine. À China Lake. Plein de jolies filles en bikini, mon pote, et celles du Massachusetts savent comment s’y prendre. »
Alors peut-être qu’elles pourront te montrer, pensa Pete, narquois, mais quand Billy leva la main, il lui tapa dans la paume et le regarda partir avec une pointe de jalousie : vélo dix-vitesses sous le cul ; pompes Nike super chères aux pieds ; maison de vacances dans le Maine. Apparemment, il y avait des gens qui s’étaient déjà remis des mauvais jours. Ou peut-être que les mauvais jours les avaient carrément épargnés. Pas comme les Saubers. Ils s’en étaient bien sortis, mais…
Il faut plus d’argent, murmurait la maison dans la nouvelle de Lawrence. Il faut plus d’argent. Et mon coco, ça c’était de la résonance.
Est-ce que les carnets pouvaient être transformés en argent ? Y avait-il un moyen ? L’idée seulement de s’en défaire déplaisait à Pete, mais en même temps, il reconnaissait que c’était pas bien de les garder cachés comme ça dans son grenier. L’œuvre de Rothstein, surtout les deux derniers Jimmy Gold, méritait d’être partagée avec le reste du monde. Ces bouquins redoreraient sa réputation, Pete en était certain, mais sa réputation était encore plutôt bonne, et c’était pas ça le plus important. Les gens aimeraient ces bouquins, c’était ça qui comptait. Les adoreraient, s’ils pensaient comme Pete.
Sauf que des manuscrits holographes, c’était pas comme des billets de vingt et de cinquante impossibles à identifier. Pete se ferait arrêter et il risquerait la prison. Il savait pas exactement de quel crime on pourrait l’accuser — sûrement pas de recel d’objets volés puisqu’il avait pas volé les carnets mais qu’il les avait trouvés — mais il était certain qu’essayer de vendre des trucs qui t’appartiennent pas doit correspondre à un crime ou à un autre. Faire don des carnets à l’université de New York, l’alma mater de Rothstein, ressemblait à une solution possible, sauf qu’il devrait le faire de manière anonyme, sinon tout éclaterait au grand jour et ses parents découvriraient que leur fils les avait entretenus avec de l’argent volé à un homme assassiné. En plus, pour un don anonyme, on recevait que dalle de paiement.
Même s’il n’avait rien écrit sur la mort de Rothstein dans son devoir de fin d’année, Pete avait tout lu sur le sujet, principalement dans la salle informatique de la bibliothèque. Il savait que Rothstein avait été tué d’une balle dans la tête, style exécution sommaire. Il savait que les flics avaient trouvé suffisamment de traces dans la cour de la maison pour penser que deux, trois ou même quatre personnes étaient impliquées dans le meurtre, probablement tous des hommes à en juger par la taille de leurs empreintes de pas. Les enquêteurs pensaient aussi que deux d’entre eux avaient été exécutés peu de temps après sur une aire de repos dans l’État de New York.
Margaret Brennan, la première femme de l’écrivain, avait été interviewée à Paris peu de temps après le meurtre. « Tout le monde parlait de lui dans cette petite ville de province où il habitait, avait-elle dit. De quoi auraient-ils pu parler ? Des vaches ? Du nouvel épandeur à purin d’Untel ou Untel ? John était un sacré sujet pour ces provinciaux. Ils avaient cette idée fausse que les écrivains gagnent autant que les banquiers d’affaires et s’imaginaient qu’il avait des centaines de milliers de dollars planqués dans sa vieille ferme décrépite. Quelqu’un qui était pas du coin a dû entendre les commérages, c’est tout. La “retenue yankee” ? Mes fesses d’Irlandaise, oui ! Les gens du coin sont tout aussi en faute que les brutes qui ont fait ça. »
Questionnée sur la possibilité que Rothstein, outre de l’argent, ait accumulé des manuscrits inédits, Peggy Brennan avait répondu par ce que le journaliste appelait « un rire éraillé de fumeuse ».
« Encore des rumeurs, mon chou. Si Johnny s’était retiré du monde, c’était pour une raison et une seule. Il était au bout du rouleau et trop fier pour l’admettre. »
T’étais bien renseignée, pensa Pete. Il a probablement divorcé parce qu’il en pouvait plus de ton rire éraillé de fumeuse.
Il y avait beaucoup de spéculations dans les articles de journaux et de magazines que Pete avait lus, mais lui-même penchait pour ce que M. Ricker appelait « le principe du rasoir d’Ockham » selon lequel la réponse la plus simple et la plus évidente est généralement la bonne. Trois hommes étaient entrés par effraction et l’un d’eux avait tué ses complices pour pouvoir garder le butin pour lui. Pete n’avait aucune idée de ce qui avait amené ce type-là dans sa ville après ça, ni de la raison pour laquelle il avait enterré la malle, mais il était certain d’une chose : le braqueur survivant ne reviendrait jamais la chercher.
Pete était pas le meilleur en maths — c’était d’ailleurs pour ça qu’il avait besoin de ce cours d’été pour progresser —, mais pas besoin d’être Einstein pour faire de simples calculs et estimer certaines probabilités. Si le braqueur survivant avait trente-cinq ans en 1978, ce qui semblait être une estimation correcte aux yeux de Pete, il en avait soixante-sept en 2010 quand Pete avait trouvé la malle, et dans les soixante-dix aujourd’hui. Soixante-dix ans, c’est vieux. S’il se pointait pour récupérer son fric, ça serait sûrement en déambulateur.
Pete tourna dans Sycamore Street en souriant.
Selon lui, il y avait trois explications, toutes également valables, au fait que le braqueur survivant ne soit jamais revenu pour sa malle. Un, il était en prison quelque part pour un autre crime. Deux, il était mort. La trois était une combinaison de un et deux : il était mort en prison. Dans tous les cas, Pete ne pensait pas qu’il avait à se soucier de ce type. Les carnets, en revanche, c’était une autre histoire. Eux lui causaient un maximum de souci. Être assis dessus, c’était comme être assis sur une collection de magnifiques tableaux volés impossibles à revendre.
Ou sur une caisse remplie de dynamite.
En septembre 2013 — presque exactement trente-cinq ans après le meurtre de John Rothstein —, Pete glissa les derniers billets de l’argent-mystère dans une enveloppe adressée à son père. Le dernier versement s’élevait à trois cent quarante dollars. Et parce qu’il trouvait cruel d’entretenir un espoir qui ne se réaliserait jamais, il ajouta un mot d’une ligne :
C’est fini. Je suis désolé qu’il n’y en ait plus.
Il prit un bus pour le centre commercial de Birch Hill où il y avait une boîte aux lettres entre le Discount Electronix et les yaourts glacés. Il regarda autour de lui pour s’assurer que personne ne l’observait et porta l’enveloppe à ses lèvres pour y déposer un baiser. Puis il la glissa dans la fente et s’éloigna. À la Jimmy Gold : sans se retourner.
Une semaine ou deux après le nouvel an, Pete était en train de se faire un sandwich beurre de cacahuètes et confiture dans la cuisine quand il entendit ses parents parler à Tina dans le salon. C’était à propos de Chapel Ridge.
« Je pensais que peut-être on aurait pu te l’offrir, disait son père. Si je t’ai donné de faux espoirs, j’en suis vraiment désolé, Teenie.
— C’est parce qu’on reçoit plus d’argent-mystère, dit Tina. C’est ça ?
— En partie, mais pas seulement, lui répondit maman. Papa a demandé un prêt mais on le lui a refusé. Ils ont examiné les comptes de son entreprise et établi…
— Un prévisionnel sur deux ans », poursuivit papa. Un relent d’amertume post-accident s’insinua dans sa voix. « Beaucoup de compliments, parce que c’est gratuit. Ils ont dit qu’ils seraient peut-être en mesure de m’accorder un prêt en 2016, si mon chiffre d’affaires augmente de cinq pour cent. En attendant — foutu Vortex Polaire —, on est bien au-dessus du budget de ta mère pour le chauffage. Tout le monde l’est, du Maine au Minnesota. Je sais que c’est une piètre consolation, mais voilà.
— Ma chérie, on est tellement, tellement désolés », dit maman.
Pete s’attendait à ce que Tina pique une colère monstre — ce qui lui arrivait de plus en plus fréquemment maintenant qu’elle approchait des treize ans fatidiques —, mais non. Elle leur dit qu’elle comprenait, et que Chapel Ridge était probablement un établissement de snobs, de toute façon. Puis elle vint dans la cuisine et demanda à Pete s’il voulait bien lui faire un sandwich, le sien avait l’air bon. Ce qu’il fit, puis ils retournèrent au salon où ils regardèrent la télé tous ensemble et rirent un peu devant The Big Bang Theory.
Mais plus tard ce soir-là, Pete entendit Tina pleurer derrière la porte fermée de sa chambre et il se sentit terriblement mal. Il alla dans sa propre chambre, sortit un Moleskine de sous son matelas et se mit à relire Le Coureur part vers l’Ouest.
Pete était en cours d’Écriture Créative avec Mme Davis ce semestre-là et il avait beau avoir des A à toutes ses rédactions, il avait su dès le mois de février qu’il ne serait jamais un auteur de fiction. Il était doué pour les mots mais il y avait une chose que Mme Davis n’avait pas besoin de lui dire (même si elle le lui disait souvent) : il ne possédait tout simplement pas ce qu’il fallait d’étincelle créative. Son aspiration principale, c’était de lire de la fiction, puis d’essayer d’analyser ce qu’il avait lu en l’intégrant à un contexte plus vaste. Il avait pris goût à ce genre de travail d’investigation en écrivant son devoir de fin d’année sur Rothstein. À la bibliothèque où il travaillait, il avait réussi à dénicher l’un des livres que M. Ricker avait mentionnés, Amour et mort dans le roman américain de Fiedler, et il l’avait tellement aimé qu’il s’était acheté son propre exemplaire pour pouvoir surligner certains passages et écrire dans les marges. Il voulait plus que jamais faire des études de lettres, enseigner comme M. Ricker (mais peut-être à l’université plutôt qu’au lycée) et écrire un jour un livre comme celui de M. Fiedler, s’opposant aux critiques plus conventionnels et remettant en question les idées préconçues de ces mêmes critiques.
Et pourtant !
Il fallait plus d’argent. M. Feldman, le conseiller d’orientation, lui avait dit qu’il était « assez peu probable » qu’il obtienne une bourse couvrant tous les frais de scolarité pour une université de l’Ivy League[7], et Pete savait que même ça, c’était un euphémisme. Il n’était qu’un blanc-bec de lycéen parmi d’autres, venant d’une école moyenne du Midwest, un gamin bossant à mi-temps dans une bibliothèque et engagé dans des activités extrascolaires peu glamour comme le journal du lycée et l’album de promo. Et même s’il réussissait à obtenir une bourse, il y avait Tina à prendre en considération. Elle ramait en classe maintenant, n’avait quasiment plus que des B et des C et semblait plus intéressée par le maquillage, les chaussures et la musique pop que par les cours. Elle avait besoin d’un changement, d’un nouveau départ. Pete était suffisamment réaliste, même à pas tout à fait dix-sept ans, pour savoir que Chapel Ridge n’arrangerait peut-être pas tout… mais d’un autre côté, c’était toujours possible. Surtout qu’elle n’était pas totalement au fond du trou. Du moins pas encore.
Il me faut un plan, pensa-t-il, sauf que c’était pas exactement ça dont il avait besoin. Ce dont il avait besoin, c’était d’une histoire, et même s’il ne deviendrait jamais un grand écrivain de fiction comme John Rothstein ou D. H. Lawrence, il était tout à fait capable de construire une intrigue. C’était ça qu’il devait faire maintenant. Seulement voilà, toute intrigue reposait sur une idée, et de ce côté-là, il continuait à sécher.
Il avait commencé à passer beaucoup de temps chez Water Street Books, où le café était pas cher et même les livres de poche neufs étaient trente pour cent moins chers qu’ailleurs. Il s’y arrêta par une après-midi de mars, en chemin pour son boulot à la bibliothèque, se disant qu’il pourrait peut-être prendre un Joseph Conrad. Dans l’une de ses rares interviews, Rothstein avait qualifié Conrad de « premier grand écrivain du vingtième siècle même si ses meilleurs romans avaient été écrits avant 1900 ».
Devant la librairie, une grande table avait été installée sous un auvent. NETTOYAGE DE PRINTEMPS, disait la pancarte. TOUTE LA TABLE À -70 % ! Et en dessous : QUI SAIT QUEL TRÉSOR VOUS ALLEZ EXHUMER ! Cette dernière ligne était flanquée de gros smileys jaunes pour montrer que c’était une plaisanterie, mais Pete ne trouva pas ça drôle.
Il tenait enfin son idée.
Une semaine plus tard, il resta après les cours pour parler à M. Ricker.
« Content de te voir, Pete. »
Aujourd’hui, M. Ricker portait une chemise à motifs cachemire à manches évasées et une cravate psychédélique. Pete trouvait que la combinaison des deux en disait long sur les raisons de la débâcle de la génération Peace & Love.
« Mme Davis n’a que des éloges pour toi.
— Elle est bien, dit Pete. J’apprends beaucoup. »
C’était faux et Pete soupçonnait tous les élèves de son cours d’être dans le même cas. Elle était assez sympa, et elle avait souvent des choses intéressantes à dire, mais Pete en était venu à la conclusion que l’écriture créative ça ne s’enseigne pas, ça s’apprend seulement.
« Que puis-je faire pour toi ?
— Vous vous souvenez quand vous avez parlé de la valeur que pourrait avoir un manuscrit holographe de Shakespeare ? »
M. Ricker lui adressa un large sourire.
« Je parle toujours de ça en milieu de semaine, quand la classe commence à s’endormir. Rien de tel qu’un peu de cupidité pour réveiller l’intérêt des jeunes. Pourquoi ? Tu as trouvé un folio, Malvolio ? »
Pete sourit poliment.
« Non, mais quand j’étais chez mon oncle Phil à Cleveland pendant les vacances de février, j’ai trouvé tout un tas de vieux livres dans son garage. Surtout des Tom Swift. Vous savez, l’enfant inventeur.
— Je me souviens bien de Tom et de son ami Ned Newton, dit M. Ricker. Tom Swift et sa Mobylette, Tom Swift et son Appareil Photo Sorcier… Quand j’étais gosse, on plaisantait souvent sur Tom Swift et sa Grand-Mère Électrique. »
Pete réitéra son sourire poli.
« Il y en avait aussi une dizaine sur une fille détective, Trixie Belden, et une autre, qui s’appelle Nancy Drew.
— Je crois savoir où tu veux en venir avec tout ça, et je déteste te décevoir, mais il le faut. Tom Swift, Nancy Drew, les Frères Hardy, Trixie Belden… tous de très intéressants vestiges d’une époque révolue, et de merveilleux indicateurs nous permettant de juger à quel point la “littérature jeunesse” a changé au cours des quatre-vingts dernières années, mais ces livres ont très peu de valeur, voire aucune marchande, même trouvés dans un excellent état.
— Je sais, dit Pete. J’ai vérifié sur Fine Books, après. C’est un blog. Mais quand j’étais en train de jeter un coup d’œil à tous ces livres, mon oncle est venu me voir dans le garage pour me dire qu’il avait quelque chose qui pourrait encore plus m’intéresser. Parce que je lui avais dit que j’étais fan de John Rothstein. C’était un exemplaire relié et signé du Coureur. Pas dédicacé, juste signé. Oncle Phil m’a dit qu’un copain à lui, Al, le lui avait donné en paiement des dix dollars qu’il lui devait pour une partie de poker. Mon oncle m’a dit qu’il l’avait depuis presque cinquante ans. J’ai regardé la page de copyright et c’est une édition originale. »
M. Ricker, jusque-là renversé dans son fauteuil, se redressa d’un bond.
« Waouh ! Tu sais certainement que Rothstein signait très peu d’autographes, hein ?
— Oui, répondit Pete. Il appelait ça “défigurer un livre parfaitement bien fait”.
— Exact, il était comme Raymond Chandler pour ça. Et tu sais aussi que les volumes signés ont plus de valeur quand il n’y a que la signature ? Sans dédicace ?
— Oui, c’est ce qu’ils disent sur Fine Books.
— Une édition originale signée, du plus célèbre des romans de Rothstein, ça ça vaut probablement de l’argent. » M. Ricker réfléchit. « Réflexion faite, retire le probablement. Dans quel état est-il ?
— En bon état, répondit Pete promptement. Un peu de piqûre, comme disent les collectionneurs, sur le rabat de la couverture et la page de titre, mais c’est tout.
— Tu t’es bien renseigné sur le sujet, dis-moi.
— Un peu plus depuis que mon oncle m’a montré le Rothstein.
— Et je suppose que tu n’es pas en possession de ce livre fabuleux, n’est-ce pas ? »
Je suis en possession de bien mieux, pensa Pete. Si seulement tu savais.
Parfois, il ressentait le poids de ce secret. Aujourd’hui, en débitant ces mensonges, plus que jamais.
Des mensonges nécessaires, se rappela Pete.
« Non, mais mon oncle m’a dit qu’il me le donnait, si je voulais. Je lui ai dit que j’allais y réfléchir parce qu’il a pas… enfin, vous voyez…
— Il n’a aucune idée de la valeur réelle que ça pourrait avoir ?
— Ouais. Et puis, j’ai pensé à un truc…
— Dis-moi. »
Pete plongea la main dans sa poche arrière et en sortit un bout de papier plié qu’il tendit à M. Ricker.
« J’ai cherché sur Internet des libraires qui achètent et qui vendent des éditions originales, ici en ville, et j’ai trouvé ces trois-là. Je sais que vous êtes un peu collectionneur vous-même…
— Bien peu, mon salaire ne me le permet pas vraiment, mais j’ai un Theodore Roethke signé que j’ai l’intention de léguer à mes enfants. The Waking. De très beaux poèmes. Un Vonnegut aussi, mais ça ne vaut pas énormément. Contrairement à Rothstein, le père Kurt signait tout.
— Quoi qu’il en soit, je me demandais si vous les connaissiez et si vous pouviez me dire lequel serait le mieux. Si je décidais d’accepter le livre… et puis, ben, de le vendre. »
M. Ricker déplia le bout de papier, y jeta un coup d’œil, puis regarda à nouveau Pete. Ce regard, à la fois perçant et compatissant, mit Pete mal à l’aise. C’était peut-être une mauvaise idée, il n’était décidément pas très bon en fiction, mais maintenant qu’il s’était mis dedans, il allait devoir se dépêtrer de ce bourbier d’une manière ou d’une autre.
« Il se trouve que je les connais tous les trois. Mais bon sang, petit, je connais aussi ton amour pour Rothstein, et je ne me base pas seulement sur ton devoir de l’année dernière. Annie Davis dit que tu fais souvent référence à lui en cours d’écriture créative. Elle prétend que la trilogie Gold est ta bible. »
Pete supposait que c’était vrai, mais il n’avait pas réalisé jusqu’à maintenant qu’il avait été trop bavard. Il résolut d’arrêter de parler autant de Rothstein. Ça pourrait être dangereux. Les gens pourraient s’en souvenir si…
Si.
« C’est bien d’avoir des héros littéraires, Pete, surtout si tu as l’intention de faire des études de lettres. Le tien, c’est Rothstein — du moins pour l’instant —, et ce livre pourrait être le premier de ta bibliothèque. Tu es sûr de vouloir t’en défaire ? »
Pete pouvait répondre à cette question en toute honnêteté, même si ce n’était pas vraiment d’un livre signé qu’il parlait.
« J’en suis sûr, oui. Les choses ont pas été très faciles à la maison…
— Je suis au courant pour ce qui est arrivé à ton père au City Center, j’en suis vraiment désolé. Au moins, ils ont arrêté le dégénéré avant qu’il ne fasse plus de mal.
— Mon père va mieux, et lui et ma mère retravaillent tous les deux maintenant, sauf que je vais sûrement avoir besoin d’argent pour la fac, vous comprenez…
— Je comprends.
— Mais c’est pas le plus urgent. Ma sœur veut aller à Chapel Ridge mais mes parents lui ont dit que c’était pas possible, du moins pas pour l’année prochaine. Ils n’ont pas encore tout à fait les moyens. Presque, mais c’est pas encore ça. Et je pense que c’est un endroit comme ça qu’il lui faudrait. Elle est un peu, je sais pas, larguée. »
M. Ricker, qui avait sans aucun doute connu un grand nombre d’élèves largués, acquiesça gravement.
« Mais si Tina pouvait y entrer, avec toutes ces grosses bûcheuses — surtout cette fille, Barbara Robinson, qu’elle connaissait quand on habitait dans le West Side —, les choses pourraient s’arranger.
— C’est très attentionné de ta part de penser à son avenir, Pete. Noble, même. »
Pete ne s’était jamais vu comme quelqu’un de noble. L’idée lui fit cligner des yeux. Remarquant peut-être son embarras, M. Ricker reporta son attention sur la liste.
« OK. Grissom Books aurait été ta meilleure chance du temps où Teddy Grissom était encore de ce monde, mais c’est son fils qui tient les rênes maintenant, et il est du genre pingre. Honnête, mais toujours à un dollar près. Il te dira que c’est l’époque qui veut ça, mais c’est aussi sa nature.
— OK…
— Je présume que tu es allé voir sur le Net à combien était estimée une édition originale signée et en bon état du Coureur ?
— Oui. Deux ou trois mille dollars. Pas suffisant pour une année à Chapel Ridge, mais c’est un début. Ce que mon père appellerait une somme honnête. »
M. Ricker hocha la tête.
« Ça me semble correct. Teddy Junior commencerait par t’en proposer huit cents. Tu pourrais monter jusqu’à mille, mais si tu continues à pousser, il prendra la mouche et t’enverra balader. L’autre, Buy the Book, c’est chez Buddy Franklin. Il est OK — j’entends par là honnête — mais Buddy n’est pas très intéressé par les romans de fiction du vingtième siècle. Son truc à lui, c’est de vendre des vieilles cartes et des atlas du dix-septième siècle aux nantis de Branson Park et Sugar Heights. Mais si tu arrives à convaincre Buddy d’expertiser le livre, tu pourrais ensuite aller voir Teddy Junior chez Grissom, et peut-être en tirer mille deux cents dollars. Je ne dis pas que c’est ce qui arrivera, je dis seulement que c’est possible.
— Et Andrew Halliday Rare Editions ? »
M. Ricker fronça les sourcils.
« J’éviterais Halliday si j’étais toi. Il a une petite boutique sur Lacemaker Lane, la rue piétonne perpendiculaire à Lower Main Street. Pas beaucoup plus large qu’un wagon d’Amtrak, sa boutique, mais punaise, presque aussi longue qu’un pâté de maisons. Il a l’air de s’en sortir plutôt bien, mais il est pas net. J’ai entendu dire qu’il n’était pas très regardant sur la provenance de certains objets. Tu vois de quoi je parle ?
— La transmission de propriété.
— C’est ça. Détenir un bout de papier qui dit que c’est toi le propriétaire légal de ce que tu essaies de vendre. La seule chose que je sais, c’est qu’il y a quinze ans, Halliday a vendu un jeu d’épreuves de Louons maintenant les grands hommes de James Agee et qu’il s’est avéré que ces épreuves avaient été volées dans la succession de Brooke Astor. Une riche petite vieille de New York avec un comptable véreux. Halliday a présenté un reçu, son histoire était crédible, l’enquête a été abandonnée. Mais les reçus peuvent être falsifiés, tu sais ça. Je l’éviterais.
— Merci, monsieur Ricker », dit Pete, songeant que s’il se décidait, c’était d’abord chez Andrew Halliday Rare Editions qu’il irait.
Mais il devrait être très, très prudent, et si M. Halliday n’acceptait pas de transaction en espèces, il n’y aurait pas de transaction du tout. Et en aucun cas Halliday ne devrait connaître le nom de Pete. Un déguisement pourrait être de circonstance, bien qu’il vaille mieux ne pas trop en faire de ce côté-là.
« Y a pas de quoi, Pete, mais je mentirais si je te disais que c’est une bonne décision. »
Pete pouvait comprendre. Lui non plus n’en était pas tellement sûr.
Un mois plus tard, retournant toujours dans sa tête les options qui s’offraient à lui, il en était presque arrivé à la conclusion qu’essayer de vendre ne serait-ce qu’un seul carnet représentait un trop gros risque pour une trop maigre récompense. Si le carnet atterrissait entre les mains d’un collectionneur privé — de ceux qui achètent des tableaux de grande valeur pour les accrocher dans des pièces secrètes où ils sont les seuls à pouvoir les admirer —, ça irait. Mais il ne pourrait pas en être certain. Il penchait de plus en plus pour le don anonyme ; peut-être qu’il pourrait les envoyer par courrier à la bibliothèque de l’Université de New York. Le conservateur d’un endroit comme ça comprendrait leur valeur, aucun doute là-dessus. Mais ça restait encore un peu trop public à son goût, pas du tout comme glisser les enveloppes d’argent dans des boîtes aux lettres au coin des rues. Et si quelqu’un se souvenait de lui au bureau de poste ?
Et puis, par un soir pluvieux d’avril 2014, Tina frappa de nouveau à sa porte. Elle avait abandonné Mme Beasley depuis longtemps et troqué son pyjama-grenouillère contre un maillot de football des Cleveland Browns trois fois trop grand, mais aux yeux de Pete, elle ressemblait beaucoup à la petite fille inquiète qui lui avait demandé, à l’Époque des Mauvais Pressentiments, si leurs parents allaient divorcer. Elle s’était fait des couettes et, le visage nettoyé du peu de maquillage que sa mère lui autorisait (Pete avait dans l’idée qu’arrivée à l’école, elle en rajoutait une couche), elle avait l’air plus près des dix ans que des treize. Il pensa : Teenie est presque une ado. C’était dur à croire.
« Je peux entrer une minute ?
— Bien sûr. »
Il était allongé sur son lit en train de lire Quand elle était gentille, un roman de Philip Roth. Tina s’assit dans son fauteuil de bureau, ramenant son maillot-chemise de nuit sur ses chevilles et soufflant quelques cheveux égarés de son front légèrement parsemé d’acné.
« Y a quelque chose qui va pas ?
— Hum… ouais. »
Mais elle s’arrêta là.
Il fronça le nez.
« Allez, crache. Un garçon sur lequel tu craques t’as envoyée balader ?
— C’est toi qui as envoyé l’argent, dit-elle. Pas vrai ? »
Pete la fixa, sidéré. Il essaya de parler, mais n’y parvint pas. Il chercha à se convaincre qu’elle avait pas dit ce qu’elle avait dit, sans y parvenir non plus.
Elle acquiesça comme s’il venait d’avouer.
« Ouais, c’est toi. Ça se voit sur ton visage.
— C’est pas moi, Teenie, je m’attendais pas à ce que tu dises ça, c’est tout. Où est-ce que j’aurais pu trouver autant d’argent ?
— J’en sais rien, mais je me rappelle la fois où tu m’as demandé ce que je ferais si je trouvais un trésor enterré.
— Je t’ai demandé ça ? »
Pensant : T’étais à moitié endormie. Tu peux pas t’en rappeler.
« Des doublons, t’as dit. Des pièces d’autrefois. Je t’ai dit que je le donnerais à papa et maman pour qu’ils arrêtent de se disputer, et c’est ce que t’as fait. Sauf que c’était pas un trésor de pirates, c’était de l’argent normal. »
Pete posa son livre.
« Va pas raconter ça à papa et maman. Ils pourraient te croire. »
Elle le considéra gravement.
« J’irai jamais leur raconter. Mais j’ai besoin de savoir… y en a vraiment plus ?
— C’est ce que disait le mot dans la dernière enveloppe, répondit Pete prudemment. Et y en a pas eu d’autre depuis, donc j’imagine qu’y en a plus, non. »
Elle soupira.
« Ouais. C’que j’me disais. Mais fallait que je demande. »
Elle se leva.
« Tina ?
— Quoi ?
— Je suis vraiment désolé pour Chapel Ridge et tout ça. J’aimerais qu’il en reste encore. »
Elle se rassit.
« Je garderai ton secret si tu gardes celui qu’on a, maman et moi. OK ?
— OK.
— En novembre dernier, elle m’a emmenée à Chap — c’est comme ça que les filles disent — pour une de leurs portes ouvertes. Elle voulait pas que papa le sache, parce qu’elle pensait que ça le mettrait en colère, mais à l’époque, elle pensait que peut-être ils pourraient me le payer, surtout si j’avais une bourse sur critères sociaux. Tu vois ce que c’est ? »
Pete acquiesça.
« Sauf qu’on recevait toujours l’argent à l’époque, et c’était avant toute la neige et tout ce froid bizarre de décembre et janvier. On a visité quelques salles de classe. Et les labos de science. C’est dingue le nombre d’ordis qu’ils ont. On a visité le gymnase aussi, qui est gigantesque, et les douches. Et ils ont des cabines privées pour se changer, pas des box pour parquer le bétail comme à Northfield. Pour les filles, en tout cas. Devine qui mon groupe avait comme guide ?
— Barbara Robinson ? »
Elle sourit.
« C’était chouette de la revoir. » Puis son sourire s’évanouit. « Elle m’a dit bonjour, elle m’a serrée dans ses bras, elle m’a demandé comment tout le monde allait et tout, mais ça se voyait qu’elle se souvenait à peine de moi. Pourquoi elle se souviendrait de moi, d’ailleurs ? Tu savais qu’elle, Hilda, Betsy et d’autres copines de l’époque étaient au concert des ’Round Here ? Là où celui qui a roulé sur papa a essayé de tout faire péter ?
— Ouais. »
Pete savait aussi que le grand frère de Barbara Robinson faisait partie de ceux qui avaient sauvé la vie de Barbara et ses copines et peut-être de milliers d’autres personnes. Il avait reçu une médaille, ou la clé de la ville, quelque chose comme ça. Ça, c’était héroïque, pas comme envoyer en douce de l’argent volé à ses parents.
« Tu savais qu’elle m’avait invitée à y aller avec elles, ce soir-là ?
— Quoi ? Non ! »
Tina hocha la tête.
« J’ai dit que je pouvais pas parce que j’étais malade. Mais c’était pas vrai. C’est parce que maman m’avait dit qu’ils avaient pas l’argent pour m’acheter la place. On a déménagé deux mois plus tard.
— Ouah, qui l’eût cru !
— Ouais, j’ai tout raté.
— C’était comment la visite, alors ?
— Bien, mais pas fou non plus. Northfield m’ira très bien. Et puis, quand ils sauront que je suis ta sœur, je serai peut-être chouchoutée. Hein, premier de la classe ? »
Pete se sentit triste tout à coup, comme s’il allait pleurer. C’était cette douceur, qui avait toujours fait partie du caractère de Tina, combinée à cette vilaine poussée de boutons sur son front. Il se demandait si on s’était déjà moqué d’elle à cause de ces boutons. Si ce n’était pas encore arrivé, ça n’allait pas tarder.
Il lui tendit les bras.
« Viens par là. » Il lui fit un gros câlin. Puis il la tint par les épaules et la regarda sévèrement. « Mais pour l’argent… c’était pas moi.
— Mmm-mmh, OK. Bon, et ce carnet que tu lisais, il était enterré avec l’argent ? Je parie que oui. » Elle rigola. « T’avais l’air tellement coupable quand je t’ai surpris en entrant. »
Il leva les yeux aux ciel.
« Va au lit, microbe.
— D’ac. » À la porte, elle se retourna. « J’ai bien aimé ces cabines pour se changer en sport, quand même. Et autre chose, aussi. Tu veux que je te dise ? Tu vas trouver ça bizarre.
— Vas-y, balance.
— Les élèves ont des uniformes. Pour les filles, des jupes grises avec des chemisiers blancs et des chaussettes blanches. Y a des pull-overs aussi, si on veut. Des gris comme la jupe et d’autres de ce beau rouge bordeaux, là. Barbara nous a dit qu’ils l’appellent le rouge chasse à courre.
— Des uniformes ? dit Pete, interloqué. T’es pour les uniformes, toi ?
— Je savais qu’tu trouverais ça bizarre. C’est parce que les garçons savent pas comment sont les filles. Les filles peuvent être des vraies pestes si tu portes pas les bons habits, ou alors si tu portes les bons mais trop souvent. Tu peux avoir plusieurs chemisiers et porter tes baskets que le mardi et le jeudi, tu peux changer de coiffure tous les jours, mais elles — les pestes — calculent vite qu’au final, t’as que trois pulls et six jupes potables pour l’école. Et alors, elles disent des trucs. Mais quand tout le monde porte les mêmes vêtements… sauf peut-être la couleur du pull… » Elle souffla sur ses quelques mèches égarées. « Les garçons n’ont pas ce genre de problème.
— Euh, figure-toi que si, admit Pete, moi je l’ai.
— Bref, maman va m’apprendre à faire mes propres vêtements, j’en aurai plus, du coup. Avec des patrons Simplicity et Butterick. Et puis, j’ai des amies, ici. Plein.
— Ellen, par exemple.
— Ellen est sympa. »
Et destinée à un boulot gratifiant de serveuse ou d’employée de fast-food, pensa Pete tout bas. Si elle tombe pas enceinte à seize ans, bien sûr.
« Je voulais juste te dire de pas t’inquiéter. Si jamais tu t’inquiétais.
— Non, dit Pete. Je m’en fais pas pour toi. Et c’est pas moi qui ai envoyé l’argent. Sérieusement. »
Elle lui décocha un sourire à la fois triste et complice qui n’avait rien d’un sourire de petite fille.
« OK. Pigé. »
Elle sortit en refermant doucement la porte derrière elle.
Pete resta éveillé longtemps, ce soir-là. Et c’est peu de temps après qu’il commit la plus grosse erreur de sa vie.
Morris Randolph Bellamy fut condamné à la prison à vie le 11 janvier 1979 et, pendant une courte période, les choses s’accélérèrent avant de ralentir. Ralentir. Ralentir. Les formalités de sa mise sous écrou à la prison d’État de Waynesville furent achevées à dix-huit heures le jour même de sa condamnation. Son compagnon de cellule, un condamné pour meurtre du nom de Roy Allgood, le viola pour la première fois quarante-cinq minutes après l’extinction des feux.
« Bouge pas, et chie pas sur ma bite, jeune homme, murmura-t-il à l’oreille de Morris. Sinon, j’te coupe le nez. T’auras l’air d’un porc qu’s’a fait bouffer par un alligrator. »
Morris, qui s’était déjà fait violer, ne bougea pas et se mordit l’avant-bras pour ne pas crier. Il pensa à Jimmy Gold. À Jimmy avant qu’il ne parte à la conquête du Billet d’Or. Quand il était encore un authentique héros. Il pensa à Harold Fineman, le copain de lycée de Jimmy (Morris avait jamais eu de copain de lycée), disant que toutes les bonnes choses ont une fin, ce qui impliquait que le corollaire était également vrai : toutes les mauvaises choses ont aussi une fin.
Cette mauvaise chose-là dura particulièrement longtemps et, le temps qu’elle dura, Morris se répéta en boucle le mantra de Jimmy dans Le Coureur : Cette connerie c’est des conneries. Ça l’aida.
Un peu.
Les semaines qui suivirent, Allgood le viola par en bas certains soirs, par en haut d’autres soirs. Dans l’ensemble, il préférait la prendre dans le cul, où y avait pas de papilles gustatives. L’un dans l’autre, il trouvait que Cora Ann Hooper, la femme qu’il avait si bêtement agressée pendant l’un de ses trous noirs, obtenait de la sorte ce qu’elle aurait probablement considéré comme une parfaite réparation. D’un autre côté, elle-même n’avait eu à subir qu’une seule intrusion d’un envahisseur indésirable.
Il y avait une usine de textile attenante à Waynesville. On y fabriquait des jeans et le genre de chemises que portent les ouvriers. Son cinquième jour à la teinturerie, l’un des copains de Allgood attrapa Morris par le poignet, l’emmena derrière la cuve bleue numéro trois et lui demanda de défaire sa ceinture.
« Tu bouges pas et tu me laisses faire », dit-il. Et quand il eut terminé son affaire : « J’suis pas pédé ni rien, OK ? Mais faut bien que j’fasse avec, comme tout le monde. Tu répètes à quelqu’un que j’suis pédé et je te fais ta peau, connard.
— Je dirai rien », répondit Morris.
Cette connerie c’est des conneries, se dit-il. Cette connerie c’est des conneries.
Un jour, vers la mi-mars 1979, un Hell’s Angel avec des blocs de muscles tatoués s’amena vers Morris dans la cour de sport.
« Tu sais écrire ? lui demanda le type avec un fort accent du Sud profond reconnaissable entre mille : Ti sè crère ? On m’a dit qu’tu sais écrire.
— Oui, je sais écrire », répondit Morris.
Il vit Allgood s’amener, prendre note de qui marchait à côté de Morris, et changer de cap, direction le terrain de basket à l’autre extrémité de la cour.
« Moi, c’est Warren Duckworth. On m’appelle surtout Duck.
— Je suis Morris Bel…
— Je sais qui tu es. T’écris plutôt bien, non ?
— Oui. »
Morris répondit sans hésitation ni fausse modestie. La façon dont Roy Allgood s’était soudain trouvé un autre endroit où traîner ne lui avait pas échappé.
« Tu pourrais écrire une lettre à ma femme, si j’te dis plus ou moins quoi écrire ? Mais en faisant des plus belles phrases, tu vois l’genre ?
— Je peux faire ça, et je le ferai, mais j’ai un petit problème.
— Je sais c’est quoi ton problème, lui dit sa nouvelle connaissance. T’écris à ma femme une lettre qui la rendra heureuse — peut-être arrêter de causer divorce — et t’auras plus de problème avec cette petite pute dans ta piaule. »
C’est moi la petite pute dans ma piaule, pensa Morris, mais il ressentit une infime lueur d’espoir.
« Monsieur, je vais écrire à votre femme la plus belle lettre qu’elle ait jamais reçue de sa vie. »
En regardant les énormes bras de Duckworth, il se rappela un truc qu’il avait vu dans un documentaire animalier. Il y avait une espèce d’oiseau qui vivait dans la gueule des crocodiles, assurant jour après jour sa survie en picorant les petits restes de nourriture entre leurs crocs. Morris se disait que l’oiseau en question avait probablement fait une très bonne affaire.
« J’aurai besoin de papier. » Se rappelant la maison de redressement où cinq feuillets de Blue Horse pourris étaient tout ce à quoi t’avais droit, des feuillets où flottaient de gros grumeaux de pâte à papier ressemblant à des grains de beauté précancéreux.
« Je te trouverai du papier. Autant que t’en veux. Écris juste cette lettre, et à la fin, tu dis que tous les mots sont sortis de ma bouche, que toi t’as juste écrit.
— OK, dites-moi ce qui lui ferait le plus plaisir à entendre. »
Duck réfléchit, puis son visage s’illumina :
« Qu’elle est bonne au pieu ?
— Ça, elle doit déjà le savoir. » C’était au tour de Morris de réfléchir. « Quelle partie de son corps elle aimerait changer si elle pouvait ? »
Duck fronça les sourcils.
« Ch’ais pas. Elle dit toujours que son cul est trop gros. Mais tu peux pas écrire ça, ça ferait qu’aggraver les choses au lieu de les arranger.
— Non, ce que je vais écrire c’est à quel point vous aimez poser vos mains dessus et le tripoter. »
Duck souriait à présent.
« T’as intérêt à faire gaffe ou c’est moi qui vais te violer.
— C’est quoi sa robe préférée ? Elle en a une ?
— Ouais, une verte. Elle est en soie. C’est sa mère elle lui a offert l’an dernier avant j’me fasse serrer. Elle la met quand on sort danser. » Il baissa les yeux vers le sol. « Elle a pas intérêt à être en train de danser, là. Mais ça s’pourrait, je le sais. Peut-être que je sais pas écrire autre chose que mon putain de nom, mais j’suis pas con.
— Je pourrais écrire à quel point vous aimez lui tripoter les fesses quand elle porte cette robe, qu’est-ce que vous en dites ? Que rien que d’y penser, ça vous excite. »
Duck le dévisagea avec une expression totalement étrangère au quotidien de Morris dans la prison de Waynesville. Une expression de respect.
« Hé, c’est pas mal, ça. »
Morris cogitait toujours. Le sexe était pas le seul truc que les femmes avaient en tête quand elles pensaient aux mecs : le sexe, c’est pas l’amour.
« Elle a les cheveux de quelle couleur ?
— Ben, en ce moment, je sais pas. Bruns, je dirais, mais ça c’est quand elle se les teint pas. »
Brun, ça sonnait pas bien, du moins aux oreilles de Morris, mais y avait plein de façons d’esquiver ce genre de mot. Il lui vint à l’esprit que tout ça s’apparentait pas mal à vendre un produit dans une agence de pub, mais il repoussa bien vite l’idée. La survie, c’est la survie. Il poursuivit :
« J’écrirais à quel point vous aimez voir le soleil briller dans ses cheveux, surtout le matin. »
Duck ne répondit rien. Il fixait Morris, ses sourcils broussailleux rejoints par un froncement au milieu.
« Quoi ? C’est pas bon ? »
Duck lui saisit le bras et, pendant un terrible instant, Morris fut persuadé qu’il allait le briser comme une branche morte. HAINE était tatoué sur ses phalanges de gros costaud. Duck souffla :
« C’est comme d’la poïésie, ça. T’auras ton papier demain. Y en a plein à la bibiothèque. »
Ce soir-là, quand Morris retourna au bloc à vingt et une heures après avoir passé six heures à teindre des fringues en bleu, sa piaule était vide. Rolf Venziano, de la cellule voisine, informa Morris que Roy Allgood avait été emmené à l’infirmerie. Quand Allgood revint le lendemain, il avait deux énormes coquards et une attelle au nez. Il regarda Morris depuis sa couchette puis se retourna pour faire face au mur.
Warren Duckworth fut son premier client. Au cours des trente-six années suivantes, ils furent nombreux.
Parfois, quand il n’arrivait pas à dormir, allongé sur le dos dans sa cellule (au début des années quatre-vingt-dix, il en avait une individuelle, avec étagère approvisionnée en livres aux pages usées à force d’avoir été tournées), Morris essayait de se détendre en repensant à sa découverte de Jimmy Gold. Un rayon de soleil lumineux dans la grisaille de chaos et de colère de son adolescence.
À l’époque, ses parents se disputaient sans arrêt, et même s’il en était venu à les détester cordialement tous les deux, sa mère était la mieux armée contre le monde, alors il avait adopté son sourire en coin sarcastique et l’attitude supérieure et cassante qui allait avec. Excepté en littérature, où il avait des A (quand il voulait), il collectionnait les C. Ce qui propulsait Anita Bellamy, brandissant ses relevés de notes, dans des paroxysmes de fureur. Il avait aucun ami mais plein d’ennemis. À trois reprises, il s’était fait tabasser. Deux fois par des garçons qu’aimaient tout simplement pas son attitude en général, mais le troisième avait une raison plus précise. C’était une armoire à glace, un joueur de football de terminale du nom de Pete Womack, qui un jour à la cafèt’ n’avait pas apprécié la façon dont Morris avait reluqué sa copine.
« Kess’ tu regardes, tête de cul ? s’enquit Womack alors que le silence se faisait autour de Morris, assis tout seul à sa table.
— Elle », répondit Morris.
Il avait peur, et d’ordinaire, quand il était lucide, la peur lui imposait un minimum de retenue. Mais il n’avait jamais pu résister à l’attrait du public.
« Ben, t’arrêtes ça », fit Womack assez pitoyablement. Lui laissant sa chance.
Peut-être Pete Womack était-il conscient de faire un mètre quatre-vingt-dix et cent kilos alors que la petite merde de seconde aux lèvres rouges assis tout seul faisait un mètre soixante-dix et soixante kilos tout mouillé. Peut-être avait-il également conscience que ceux qui regardaient — dont sa copine clairement embarrassée — prendraient note de cette inégalité.
« Si elle veut pas qu’on la regarde, dit Morris, pourquoi elle s’habille comme ça ? »
Ce que Morris considérait comme un compliment (du genre maladroit, il est vrai), mais Womack, lui, n’était pas de cet avis. Il bondit sur lui, poing levé. Morris balança un seul coup, mais bien envoyé, et qui valut un coquard à Womack. Après ça, il reçut bien sûr sa raclée, presque légitime d’ailleurs, mais ce coup de poing fut une révélation. Il se battrait s’il le fallait. C’était bon à savoir.
Les deux garçons furent suspendus et, le soir même, Morris eut droit à un sermon de vingt minutes de la part de sa mère sur la résistance passive, ponctué par la remarque acerbe comme quoi se battre à la cafétéria n’était pas franchement le genre d’activité périscolaire que les meilleures universités recherchaient sur le curriculum de leurs futurs étudiants.
Derrière elle, le père de Morris leva son verre de Martini et lui décocha un clin d’œil. Cela sous-entendait que même si George Bellamy vivait principalement sous la coupe de sa femme, lui aussi était prêt à se battre dans certaines circonstances. Mais la fuite restait le mécanisme de défense préféré de ce cher papa et, au cours du deuxième semestre de seconde de Morris à Northfield, Georgie-la-Chiffe largua carrément sa femme, marquant seulement une pause pour vider ce qui restait sur le compte en banque des Bellamy. Les investissements dont il s’était vanté soit n’existaient pas, soit avaient capoté. Anita Bellamy se retrouva seule avec un stock de factures et un fils de quatorze ans rebelle sur les bras.
Deux biens seulement lui restèrent après le départ de son mari pour des contrées inconnues. Sa nomination pour le prix Pulitzer encadrée, pour ce bouquin qu’elle avait écrit. Et la maison dans laquelle Morris avait grandi, située dans le secteur le plus agréable du North Side, et libre d’hypothèque. Anita Bellamy avait obstinément refusé de cosigner les papiers que son mari avait rapportés de la banque, insensible pour une fois à ses élucubrations concernant une opportunité d’investissement à ne surtout pas manquer. Elle la vendit après son départ et ils déménagèrent dans Sycamore Street.
« Une régression, confessa-t-elle à Morris l’été d’avant son entrée en première, mais notre réserve financière va se renflouer. Et puis au moins, le voisinage est blanc. » Elle s’interrompit, se repassant cette dernière remarque, puis ajouta : « Pas que je sois raciste.
— Non, m’man, répondit Morris. Qui irait croire ça ? »
D’ordinaire, elle détestait qu’on l’appelle m’man et le disait, mais ce jour-là elle tint sa langue, ce fut donc un bon jour. C’était toujours un bon jour quand il pouvait lui balancer une pique. L’occasion se présentait si peu souvent.
Au début des années soixante-dix, au lycée de Northfield, les comptes rendus de lecture étaient encore un exercice obligatoire en classe de première. On remettait aux élèves une liste ronéotypée de bouquins approuvés par le conseil d’administration parmi lesquels ils devaient faire leur choix. Aux yeux de Morris, la plupart avaient l’air à chier, et, comme d’habitude, il ne se gêna pas pour le dire.
« Hé, regardez ! cria-t-il depuis sa place au dernier rang. Quarante parfums de bouillie américaine ! »
Certains de ses camarades rigolèrent. Il pouvait les faire rire, et même s’il pouvait pas se faire aimer d’eux, ça lui allait. C’étaient des minables voués à des mariages minables et des boulots minables. Ils élèveraient des gosses minables et feraient sauter sur leurs genoux des petits-enfants minables avant d’arriver à leur propre fin minable dans des hôpitaux et des maisons de retraite minables, propulsés vers les ténèbres en étant persuadés d’avoir vécu le Rêve Américain et que Jésus les attendrait aux portes du paradis avec le Guide du Nouvel Arrivant. Morris était destiné à un meilleur avenir. C’était juste qu’il savait pas encore lequel.
Mlle Todd — qui avait alors l’âge approximatif qu’aurait Morris quand lui et ses complices s’introduiraient dans la maison de Rothstein — lui demanda de rester après son cours. Alors que les autres sortaient de classe, Morris se prélassa sur sa chaise, jambes écartées de part et d’autre de son pupitre, s’attendant à ce que Todd lui rédige un billet de retenue. Ce serait pas le premier qu’il récolterait pour l’avoir ouvert en classe, mais ce serait son premier en cours d’anglais et il s’en mordait un peu les doigts. Une vague pensée lui traversa l’esprit avec la voix de son père — Tu files un mauvais coton, Morrie — et disparut comme une fine volute de vapeur.
Au lieu de lui donner une colle, Mlle Todd (pas exactement belle de visage mais avec un sacré putain de corps) plongea la main dans son sac de bouquins rebondi et en sortit un livre de poche avec une couverture rouge. Un garçon appuyé contre un mur de brique et fumant une cigarette y était esquissé en jaune. Au-dessus figurait le titre : Le Coureur.
« Tu rates jamais une occasion de faire ton petit malin, n’est-ce pas ? » lui demanda Mlle Todd.
Elle s’était assise sur le pupitre voisin du sien. Sa jupe était courte, ses cuisses longues, ses collants scintillants.
Morris ne dit rien.
« Dans ce cas précis, je le voyais venir. C’est pourquoi j’ai apporté ce bouquin. C’est une mauvaise bonne nouvelle, mon petit monsieur-je-sais-tout. Tu seras pas collé, mais je te laisse pas le choix non plus. Tu liras ce bouquin, et ce bouquin seulement. Il n’est pas sur la liste du conseil d’administration et je suppose que ça pourrait m’attirer des ennuis, mais je compte sur ton bon fond, car j’aime à croire que tu en as un, aussi infime soit-il. »
Morris jeta un coup d’œil au livre puis, sans se fatiguer à dissimuler son intérêt, regarda les jambes de Mlle Todd.
Elle vit la direction de son regard et sourit. L’espace d’un instant, Morris entraperçut un avenir tout tracé pour eux, dont une grande partie passée au lit. Il avait déjà entendu parler de cas similaires. Professeure sexy cherche jeune garçon pour cours particuliers d’éducation sexuelle.
Sa petite bulle de fantasme eut une durée de vie d’environ deux secondes. Mlle Todd la fit éclater tout en gardant son sourire.
« Jimmy Gold et toi allez bien vous entendre. C’est une petite merde sarcastique plein de mépris pour lui-même. Vous vous ressemblez beaucoup. » Elle se leva. Sa jupe retomba cinq centimètres au-dessus des genoux. « Bonne chance pour ton compte rendu. Et la prochaine fois que tu lorgneras sous les jupes d’une femme, souviens-toi de ce qu’a dit Mark Twain : “N’importe quel clampin hirsute est capable de regarder.” »
Morris s’éclipsa de la salle de classe le visage en feu, cette fois on ne l’avait pas seulement recadré, on lui avait mis le nez dedans et bien enfoncé. L’envie le démangeait de balancer le livre dans une bouche d’égout aussitôt descendu de bus au croisement de Sycamore et Elm, mais il se retint. Pas parce qu’il avait peur de se faire coller ou virer. Comment pouvait-elle lui faire quoi que ce soit alors que le livre qu’elle lui avait imposé était pas sur la liste agréée ? Il se retint à cause du garçon sur la couverture. Un garçon regardant à travers un nuage de fumée de cigarette avec une espèce d’insolence blasée.
C’est une petite merde sarcastique plein de mépris pour lui-même. Vous vous ressemblez beaucoup.
Sa mère n’était pas là et ne rentrerait pas avant dix heures du soir passées. Elle donnait des cours pour adultes au City College pour arrondir ses fins de mois. Morris savait qu’elle honnissait ces cours, qui étaient selon elle bien en deçà de ses compétences, et lui, ça le faisait bicher. Prends-toi ça, m’man, pensait-il. Prends-toi ça bien profond.
Le congélateur était bourré de plats cuisinés tout prêts. Il en prit un au hasard et le mit au four ; il lirait le temps qu’il soit prêt. Après manger, il irait peut-être en haut attraper un des Playboy de son père sous son lit (l’héritage du vieux, se disait-il parfois) pour se palucher un moment.
Il avait oublié de mettre le minuteur du four et c’est l’odeur de ragoût de bœuf brûlé qui le tira de son livre, quatre-vingt-dix minutes plus tard. Il avait lu les cent premières pages, désertant cette petite baraque d’après-guerre en préfabriqué de merde perdue au fond des rues aux noms d’arbres pour s’en aller traîner dans les rues de New York avec Jimmy Gold. Comme dans un rêve, Morris alla à la cuisine, enfila les gants matelassés, retira la masse coagulée du four, la jeta à la poubelle et retourna à son Coureur.
Faudra que je le relise, se dit-il. Il avait l’impression d’avoir un peu de fièvre. Et avec un surligneur. Y avait tellement de choses à noter et à se rappeler. Tellement.
L’une des révélations les plus électrisantes dans une vie de lecteur, c’est de découvrir qu’on est un lecteur — pas seulement capable de lire (ce que Morris savait déjà), mais amoureux de la lecture. Éperdument. Raide dingue. Le premier livre qui donne cette impression ne s’oublie jamais et chacune de ses pages semble apporter une nouvelle révélation, une révélation qui brûle et qui enivre : Oui ! C’est ça ! Oui ! Je l’avais vu aussi ! Et, bien sûr : C’est exactement ce que je pense ! C’est ce que je RESSENS !
Morris écrivit un compte rendu de dix pages sur Le Coureur. Celui-ci revint des mains de MlleTood avec un A+ et un unique commentaire : Je savais que tu apprécierais.
Il avait envie de lui dire qu’il avait pas apprécié : il avait aimé. Sincèrement aimé. Et qu’un amour sincère ne meurt jamais.
Le Coureur voit de l’action était tout aussi bon que Le Coureur, sauf qu’au lieu d’être un étranger à New York, Jimmy était maintenant un étranger en Europe, combattant jusqu’au cœur de l’Allemagne, regardant ses amis mourir et, pour finir, fixant avec une hébétude dépassant l’horreur ce qu’il découvrait derrière les barbelés d’un camp de concentration. Les survivants errants et squelettiques confirmaient ce que Jimmy soupçonnait déjà depuis des années, écrivait Rothstein. Tout ça était une monumentale erreur.
Morris recopia cette phrase en lettres gothiques à l’aide d’un kit de pochoirs et la punaisa à la porte de sa chambre, celle-là même qu’occuperait plus tard un garçon nommé Peter Saubers.
Sa mère la vit accrochée là, sourit de son sourire en coin sarcastique et ne releva pas. Du moins pas tout de suite. Leur différend au sujet de la trilogie Gold survint deux ans plus tard, une fois qu’elle-même eut dévoré les livres. Suite à leur engueulade, Morris s’était soûlé ; suite à quoi il était entré par effraction dans une maison de Sugar Heights et l’avait vandalisée ; suite à sa condamnation pour voie de fait, il avait purgé neuf mois de détention au Centre pour Mineurs de Riverview.
Mais avant tout ça, il y avait eu la sortie du Coureur ralentit, que Morris lut en sentant monter en lui une horreur grandissante. Jimmy se mariait avec une gentille fille. Jimmy décrochait un boulot dans la pub. Jimmy commençait à s’empâter. La femme de Jimmy tombait enceinte du premier des trois petits Gold et ils déménageaient en banlieue pavillonnaire. Jimmy s’y faisait des amis. Lui et sa femme organisaient des barbecues dans leur jardin. Jimmy présidait le gril avec un tablier qui disait LE CHEF A TOUJOURS RAISON. Jimmy trompait sa femme et sa femme le lui rendait bien. Jimmy prenait de l’Alka-Seltzer pour ses aigreurs d’estomac et un truc appelé du Miltown pour ses gueules de bois. Et surtout, Jimmy courait après le Billet d’Or.
Morris avait lu ces terribles développements avec une consternation toujours plus vive et une rage croissante. Il supposa qu’il ressentait ce que sa mère avait ressenti quand elle avait découvert que son mari, qu’elle croyait sagement à sa botte, avait vidé tous leurs comptes en banque tout en continuant à se démener, s’empressant toujours d’obéir à ses ordres sans jamais lever une seule fois la main pour baffer ce sourire en coin sarcastique sur son visage de bêcheuse sur-diplômée.
Morris continua d’espérer que Jimmy se réveillerait. Qu’il se rappellerait qui il était — ou qui il avait été — et qu’il renoncerait à la vie creuse et stupide qu’il menait. Au lieu de ça, Le Coureur ralentit s’achevait avec Jimmy Gold célébrant sa plus grande réussite publicitaire — le Duzzy-Doo, pour l’amour du ciel — et vociférant un vaniteux Attendez de voir l’année prochaine !
Au Centre de Détention pour Mineurs, Morris était contraint de voir un psy une fois par semaine. Le psy s’appelait Curtis Larsen. Les garçons le surnommaient Larsen l’Obscène. Larsen l’Obscène clôturait toujours leur séance par la même question : « De qui est-ce la faute, Morris, si tu es ici ? »
La plupart des gars, même les plus abyssalement cons d’entre eux, connaissaient la réponse à cette question. Morris aussi la connaissait, mais il refusait de la donner.
« De ma mère », répondait-il à tous les coups.
Lors de leur dernière séance, peu de temps avant la fin de peine de Morris, Larsen l’Obscène croisa les mains sur son bureau et regarda Morris durant de longues et silencieuses secondes. Morris savait que Larsen l’Obscène attendait qu’il baisse les yeux. Ce qu’il refusait de faire.
« Dans mon boulot, finit par dire Larsen l’Obscène, ta réponse a un nom. On appelle ça le déni de culpabilité. Penses-tu revenir ici si tu continues à pratiquer le déni de culpabilité ? Il est presque certain que non. Tu auras dix-huit ans dans quelques mois, alors la prochaine fois que tu décrocheras la timbale — car il y aura une prochaine fois —, tu seras jugé par un tribunal pour adultes. Sauf si bien sûr tu décides de changer. Donc pour la dernière fois, Morris : de qui est-ce la faute si tu es ici ?
— De ma mère », répondit Morris sans hésitation.
Parce que c’était pas du déni de culpabilité, c’était la vérité. La logique était imparable.
Entre quinze et dix-sept ans, Morris avait relu les deux premiers tomes de la trilogie Gold de manière obsessionnelle, surlignant et annotant. Il avait relu Le Coureur ralentit une seule fois, et en se forçant. Chaque fois qu’il l’ouvrait, il avait une boule de plomb qui se formait au creux du bide parce qu’il savait ce qui allait se passer. Son ressentiment envers le créateur de Jimmy Gold grandissait. Que Rothstein ait osé démolir Jimmy comme ça ! Qu’il lui ait même pas accordé le droit de partir auréolé de gloire, mais qu’il l’ait laissé vivre ! Se compromettre, magouiller et croire que coucher avec la pouffiasse de vendeuse d’Amway du bout de la rue faisait de lui un rebelle !
Morris pensa lui écrire une lettre pour demander — non, exiger — des explications mais il savait d’après l’article du Time que ce fils de pute ne lisait même pas le courrier de ses fans, alors y répondre…
Comme le suggérerait Ricky le Hippie à Pete Saubers des années plus tard, la plupart des jeunes gens qui s’éprennent des œuvres d’un auteur en particulier — des Vonnegut, des Hesse, des Brautigan et des Tolkien — finissent par se trouver de nouvelles idoles. Vu son désenchantement vis-à-vis du Coureur ralentit, c’est ce qui aurait pu arriver à Morris. S’il n’y avait pas eu l’accrochage avec la salope déterminée à lui pourrir la vie depuis qu’elle ne pouvait plus planter ses griffes dans l’homme qui lui avait pourri la sienne. Anita Bellamy et son Pulitzer raté de justesse encadré, son dôme laqué de cheveux teints en blond et son sourire en coin sarcastique.
Pendant ses vacances de février 1973, elle avait lu les trois tomes de la trilogie Jimmy Gold en une journée. Et c’était ses exemplaires à lui, ses exemplaires privés qu’elle était allée chercher sur l’étagère de sa chambre. Quand il était rentré, les livres jonchaient la table basse, Le Coureur voit de l’action s’imbibant d’un cercle de condensation laissé par son verre de vin. Ce fut l’une des rares fois dans sa vie d’adolescent où Morris resta sans voix.
Ce ne fut pas le cas d’Anita.
« Tu parles de ces bouquins depuis bien un an maintenant, alors je me suis enfin décidée à voir pourquoi ils t’emballaient autant. » Elle sirota son vin. « Et puisque je suis en vacances, je les ai lus. Je pensais que ça me prendrait plus d’une journée, mais honnêtement, il n’y a pas vraiment de contenu, là-dedans, si ?
— T’es… » Il s’étrangla un instant. Puis : « T’es rentrée dans ma chambre !
— Ça ne te pose pas de problème quand je rentre pour changer tes draps, ou pour ranger tes habits, bien propres et bien pliés. Tu croyais peut-être que c’était la Fée de la Lessive qui s’occupait de toutes ces menues corvées ?
— C’est mes livres ! Ils étaient rangés sur mon étagère spéciale ! T’avais pas le droit de les prendre !
— Je serais ravie de les remettre à leur place. Et ne t’inquiète pas, je n’ai pas touché aux magazines sous le lit. Je sais que les garçons ont besoin de… divertissement. »
Il s’avança sur des jambes aussi raides que des échasses et récupéra les livres avec des mains comme des crochets. La quatrième de couverture du Coureur voit de l’action était trempée à cause de son foutu verre et il pensa : Si un volume de la trilogie devait être mouillé, pourquoi c’est pas tombé sur Le Coureur ralentit ?
« Je reconnais que ce sont des objets intéressants. » Elle s’était mise à parler de sa voix de conférencière éclairée : « Disons qu’ils montrent tout au plus la maturation d’un écrivain légèrement talentueux. Les deux premiers sont terriblement simplistes, bien sûr, comme peut l’être Tom Sawyer comparé à Huckleberry Finn, mais le dernier — quoique en rien comparable à Huck Finn — montre une certaine maturité, je te l’accorde.
— Le dernier est nul ! hurla Morris.
— Tu n’as pas besoin de hausser le ton, Morris. De hurler comme ça. Tu peux défendre ton point de vue sans t’énerver. » Et voilà le sourire qu’il détestait tant, si mince et si tranchant. « Nous pouvons discuter tranquillement.
— Mais je veux pas discuter, merde !
— Et pourtant on devrait ! s’exclama Anita en souriant. Étant donné que j’ai passé ma journée — je ne dirais pas perdu ma journée — à essayer de comprendre mon intellectuel de fils égocentrique et plutôt prétentieux, qui collectionne par ailleurs les C en cours. »
Elle attendit qu’il réponde. Il n’allait pas lui donner ce plaisir. Tout était piégé avec elle. Elle pouvait l’aplatir comme elle voulait et, à cet instant, c’était ça qu’elle voulait.
« J’ai remarqué que les deux premiers tomes étaient bien abîmés, presque en lambeaux, usés jusqu’à la corde. Ils foisonnent de surlignages et de notes, dont certaines témoignent du bourgeonnement — je ne dirais pas floraison, on ne peut pas vraiment employer ce terme, n’est-ce pas, du moins pas encore — d’un esprit critique perspicace. Mais le troisième a l’air presque neuf et il n’est pas du tout annoté. Tu n’aimes pas ce qui lui est arrivé, n’est-ce pas ? Tu n’aimes plus ton Jimmy une fois qu’il a — et par transfert logique, l’auteur — grandi.
— C’est un vendu ! »
Morris serrait les poings. Il avait le visage en feu et palpitant, comme après la raclée que lui avait foutue Womack devant tout le monde ce jour-là à la cafèt’. Mais Morris lui en avait balancé une belle, et il avait envie d’en balancer une aujourd’hui. Il en avait besoin.
« C’est Rothstein qui l’a vendu ! Si t’arrives pas à voir ça, t’es complètement débile !
— Non », dit-elle. Son sourire avait disparu. Elle se pencha en avant, posa son verre sur la table basse, sans quitter une seconde Morris des yeux. « C’est là que tu te trompes. Un bon romancier ne guide pas ses personnages, il les suit. Un bon romancier ne crée pas les événements de son histoire, il les regarde se dérouler et ensuite il les écrit. Un bon romancier finit par réaliser qu’il est secrétaire, et non pas Dieu.
— C’est pas le personnage de Jimmy ! Ce connard de Rothstein l’a changé ! Il en a fait un bouffon ! Il en a fait un… un Monsieur-tout-le-monde ! »
Morris détestait la faiblesse de son argument, et il détestait le fait que sa mère l’ait poussé à défendre une position qui n’avait pas besoin d’être défendue, qui s’imposait comme une évidence à n’importe quel crétin doté d’un demi-cerveau et d’un minimum de sentiments.
« Morris. » Voix toute douce : « Il fut un temps où j’aurais voulu être la version féminine de Jimmy Gold, tout comme tu aimerais être Jimmy aujourd’hui. Jimmy Gold, ou quelqu’un comme lui, c’est l’île déserte où la plupart des adolescents vont s’exiler en attendant de devenir des adultes. Ce qu’il faut que tu comprennes — ce que Rothstein a fini par comprendre, au bout de trois livres —, c’est qu’on devient presque tous comme tout le monde. Je le suis devenue. » Elle regarda autour d’elle. « Sinon, pourquoi on vivrait ici, dans Sycamore Street ?
— Parce que t’as été conne et que t’as laissé mon père nous plumer ! »
Elle grimaça (touché, joli coup, exulta Morris), mais aussitôt le sourire en coin retroussa de nouveau ses lèvres. Comme un bout de papier se consumant dans un cendrier.
« Il y a de la vérité dans ce que tu dis, je l’admets, même si c’est cruel de ta part de rejeter ça sur moi. Mais t’es-tu seulement demandé pourquoi il nous a plumés ? »
Morris resta silencieux.
« Parce qu’il refusait de grandir. Ton père est un Peter Pan bedonnant qui s’est trouvé une fille de la moitié de son âge pour jouer les Fées Clochette au lit.
— Remets mes livres où tu les as trouvés ou balance-les », dit Morris d’une voix qu’il reconnut à peine. Une voix qui, pour son plus grand effroi, ressemblait à celle de son père : « Je m’en fous. Je me casse d’ici et je reviens pas.
— Bien sûr que tu vas revenir », répondit-elle, et elle avait raison, sauf qu’il mit presque un an à revenir et qu’à ce moment-là, elle ne le connaissait plus. En admettant qu’elle l’ait connu un jour. « Et tu devrais relire ce troisième roman encore une ou deux fois, je crois. »
Elle dut élever la voix pour dire le reste parce qu’il était en train de se précipiter vers l’entrée, en proie à des émotions si fortes qu’elles l’aveuglaient.
« Aie un peu de compassion ! Rothstein en a eu, lui, et c’est ce qui sauve ce dernier tome ! »
Le claquement de la porte la coupa net.
Morris marcha jusqu’au trottoir tête baissée, puis il se mit à courir. Il y avait une rue commerçante avec un magasin d’alcools à trois blocs de chez lui. Arrivé là-bas, il s’assit sur le râtelier à vélos devant Hobby Terrific et attendit. Les deux premiers gars qu’il interpella refusèrent d’accéder à sa demande (le second avec un sourire sur lequel Morris aurait bien balancé son poing), mais le troisième portait des fringues de friperie et tanguait dangereusement sur bâbord. Il accepta d’acheter à Morris une bouteille de cinquante centilitres pour deux dollars ou d’un litre pour cinq dollars. Morris opta pour le litre, puis alla s’installer pour le boire au bord du ruisseau qui traversait la friche entre Sycamore et Birch Street. Le soleil commençait déjà à se coucher. Il avait aucun souvenir d’avoir fait le trajet jusqu’à Sugar Heights dans la voiture volée mais, arrivé là-bas, il avait décroché la méga timbale, comme aurait dit Larsen l’Obscène, aucun doute là-dessus.
De qui est-ce la faute, Morris ?
Il supposait qu’on pouvait attribuer une petite partie de la faute au pochetron qui avait acheté un litre de whisky à un enfant mineur, mais c’était surtout la faute de sa mère, et au moins une bonne chose en était sortie : quand le juge avait prononcé sa peine, il n’y avait plus aucune trace de ce sourire en coin sarcastique. Il avait enfin réussi à l’effacer de son visage.
Pendant les journées de confinement en cellule (il y en avait au moins une par semaine), Morris s’allongeait sur sa couchette, les mains croisées derrière la tête, et pensait au quatrième Jimmy Gold, se demandant s’il renfermait la rédemption qu’il avait tant espérée depuis Le Coureur ralentit. Était-il possible que Jimmy ait retrouvé ses vieux rêves et ses espoirs ? Sa fureur de vivre ? Si seulement il avait eu deux jours de plus avec les carnets ! Même un seul !
Il doutait que même John Rothstein ait réussi à rendre un tel retournement plausible. D’après les observations personnelles de Morris (ses parents étant ses principaux modèles), lorsque le feu s’éteignait, il ne se ranimait généralement jamais. Et pourtant, il arrivait que certaines personnes changent. Il se rappelait avoir suggéré cette possibilité à Andy Halliday un jour, au cours d’une de leurs fréquentes discussions à l’heure du déjeuner. C’était au Happy Cup, juste au bout de la rue de Grissom Books, là où travaillait Andy, et c’était pas longtemps après que Morris avait laissé tomber la fac, décidant que ce qui passait là-bas pour de l’enseignement supérieur était des conneries dénuées d’intérêt.
« Nixon a changé, avait dit Morris. L’anti-coco qu’il était a libéralisé les relations commerciales avec la Chine. Et Lyndon Johnson a fait passer le projet de loi pour les droits civiques au Congrès. Si une vieille hyène raciste comme lui est capable de changer de position comme ça, j’imagine que tout est possible.
— Les politiques. » Andy renifla comme s’il avait une mauvaise odeur dans le nez. C’était un gars maigrichon, aux cheveux coupés en brosse, à peine plus vieux que Morris. « Eux, ils changent par opportunisme, pas par idéalisme. Les gens ordinaires font même pas ça. Ils peuvent pas. S’ils refusent d’obéir, ils sont punis. Ensuite, après la punition, ils disent OK, oui monsieur, et ils se plient au programme comme les bons petits robots qu’ils sont. Regarde les opposants à la guerre du Vietnam. La plupart d’entre eux vivent des vies de petits-bourgeois maintenant. Gros et gras, heureux et républicains. Ceux qui ont refusé de se soumettre sont en prison. Ou en cavale, comme Katherine Ann Power.
— Tu peux pas dire que Jimmy Gold est ordinaire ! » s’exclama Morris.
Andy lui avait adressé un regard paternaliste.
« Oh, je t’en prie. Toute son histoire c’est rien d’autre qu’une longue épopée vers le conformisme. Le but de la culture américaine, c’est de créer une norme, Morris. Ce qui veut dire que les gens hors norme doivent être recadrés, et c’est ce qui arrive à Jimmy. Il finit publicitaire, bordel. Si c’est pas les meilleurs agents de la norme dans ce pays de dégénérés ! C’est le propos central de Rothstein. » Il secoua la tête. « Si c’est de l’optimisme que tu cherches, achète un roman Harlequin. »
Morris pensait que Andy dissertait simplement pour le plaisir de disserter. Des yeux de fanatique luisaient derrière ses lunettes à monture de corne, mais Morris cernait quand même l’homme. Il était fanatique des livres en tant qu’objets, pas des histoires et des idées qu’ils contenaient.
Ils déjeunaient ensemble deux à trois fois par semaine, habituellement au Cup, d’autres fois en face de Grissom Books, sur les bancs publics de Government Square. C’était pendant l’une de ces pauses-déjeuner qu’Andy Halliday avait pour la première fois fait allusion à la rumeur persistante selon laquelle John Rothstein avait continué à écrire mais que son testament précisait que tout devrait être brûlé à sa mort.
« Non ! s’était écrié Morris, sincèrement blessé. C’est pas possible un truc pareil. Si ? »
Andy haussa les épaules.
« Si c’est dans le testament, tout ce qu’il a écrit depuis qu’il a disparu de la circulation vaut autant que des cendres.
— Tu dis des conneries.
— Le truc à propos du testament est peut-être qu’une rumeur, je te l’accorde, mais dans les cercles de libraires, il est largement admis qu’il n’a jamais arrêté d’écrire.
— Les cercles de libraires, avait répété Morris, sceptique.
— On a notre propre téléphone arabe, Morris. C’est sa femme de ménage qui fait ses courses, OK ? Et pas que la bouffe. Une fois par mois à peu près, elle va chez White River Books à Berlin, c’est ce qui se rapproche le plus d’une ville pas loin de chez lui, pour récupérer des livres qu’il commande par téléphone. Elle a raconté aux gens qui bossent là-bas qu’il écrit tous les jours de six heures du matin à deux heures de l’après-midi. Le patron l’a répété à d’autres bouquinistes à la Foire du Livre de Boston, et la rumeur s’est propagée.
— Bordel de merde », avait murmuré Morris.
Cette conversation avait eu lieu en juin 1976. La dernière nouvelle publiée par Rothstein, La Parfaite Tarte à la banane, était parue en 1960. Si Andy disait vrai, alors Rothstein accumulait inédit sur inédit depuis seize ans. À ne serait-ce que huit cents mots par jour, ça faisait… Morris n’arrivait pas à compter, mais ça faisait beaucoup.
« Bordel de merde, comme tu dis, répéta Andy.
— Si y veut vraiment que tout soit brûlé à sa mort, il est complètement taré !
— Comme la plupart des écrivains. »
Andy se pencha vers Morris, le sourire aux lèvres, comme si ce qu’il s’apprêtait à dire était une blague. Et peut-être que c’en était une. Du moins pour lui.
« Tu veux que je te dise, quelqu’un devrait monter une mission de sauvetage. Peut-être même toi, Morris. Après tout, t’es son fan numéro un.
— Pas moi, non, répondit Morris, pas après ce qu’il a fait à Jimmy.
— Détends-toi, mec. Tu peux pas en vouloir à un homme d’avoir suivi son inspiration.
— Bien sûr que si.
— Alors braque-le, répliqua Andy en souriant toujours. Appelle ça un vol de protestation pour la noble cause de la littérature américaine. Et ramène-moi les manuscrits. Je les garderai un moment, puis je les vendrai. Si c’est pas du charabia de vieux gâteux, on pourrait en tirer jusqu’à un million de dollars. Je partagerai avec toi. Moite-moite, mon pote.
— On se ferait choper.
— J’pense pas, avait répondu Andy Halliday. Y a moyen de faire ça bien.
— Combien de temps tu devrais attendre avant de pouvoir les vendre ?
— Oh, quelques années », avait répondu Andy avec un geste désinvolte de la main comme s’il parlait de quelques heures. « Cinq peut-être. »
Un mois plus tard, complètement écœuré de vivre dans Sycamore Street et hanté par l’idée de tous ces manuscrits inédits, Morris chargea sa vieille Volvo et partit pour Boston où il fut embauché par un entrepreneur du bâtiment pour la construction de plusieurs lotissements en banlieue. Le boulot l’avait presque tué au début, puis il avait pris un peu de muscle (pas qu’il ressemblerait jamais à Duck Duckworth) et il s’en était mieux sorti après ça. Il s’était même fait deux copains : Freddy Dow et Curtis Rogers.
Un jour, il avait téléphoné à Andy :
« Tu pourrais vraiment en vendre, des manuscrits inédits de Rothstein ?
— Aucun doute, répondit Andy Halliday. Pas de suite, comme je te l’ai dit, mais qu’est-ce qu’on en a à foutre ? On est jeunes. Pas lui. Le temps jouerait en notre faveur. »
Ouais, du temps pour lire tout ce que Rothstein avait écrit depuis La Parfaite Tarte à la banane. L’argent — même un demi-million de dollars — était secondaire. Je suis pas un mercenaire, se dit Morris. Je suis pas intéressé par le Billet d’Or. Cette connerie c’est des conneries. Donnez-moi assez pour vivre — juste un peu, comme une subvention — et je serai plus qu’heureux.
Moi, je suis un érudit.
Les week-ends, il se mit à aller jusqu’à Talbot Corners dans le New Hampshire. En 1977, il commença à emmener Curtis et Freddy avec lui. Peu à peu, un plan prit forme. Un plan simple, efficace. Le cambriolage de base.
Les philosophes ont débattu du sens de la vie pendant des siècles sans jamais vraiment parvenir à la même conclusion. Morris aussi s’était penché sur la question durant ses années de prison, mais son questionnement à lui était plus pratique que cosmique. Il voulait connaître le sens de « à vie » d’un point de vue juridique. Et ce qu’il avait découvert était carrément schizo. Dans certains États, « à vie » voulait dire exactement ça. T’étais censé être détenu jusqu’à ce que tu crèves, sans possibilité de libération conditionnelle. Dans d’autres États, la libération conditionnelle était envisagée au bout de deux ans à peine. Cinq, sept, dix, ou quinze, dans d’autres. Dans le Nevada, elle était accordée (ou pas) selon un système de points compliqué.
En 2001, la condamnation à vie moyenne d’un homme dans les prisons américaines était de trente ans et quatre mois.
Dans l’État où Morris purgeait sa peine, les législateurs s’étaient basés sur des données démographiques pour inventer leur propre définition ésotérique de « à vie ». En 1979, date de la condamnation de Morris, l’Américain mâle moyen vivait jusqu’à soixante-dix ans ; Morris, qui avait vingt-trois ans à l’époque, pouvait donc considérer que sa dette envers la société serait payée dans quarante-sept ans.
Sauf si bien sûr on lui accordait la libération conditionnelle.
Il y fut éligible pour la première fois en 1990. Cora Ann Hooper se pointa à l’audience. Elle portait un tailleur bleu propret. Ses cheveux gris étaient tirés en un chignon si serré qu’il couinait. Elle tenait un grand sac à main noir sur ses genoux. Elle reraconta comment Morris Bellamy l’avait alpaguée alors qu’elle traversait la ruelle bordant la Shooter’s Tavern et lui avait confié son intention de « s’en payer une tranche ». Elle décrivit aux cinq membres de la Commission des Libérations Conditionnelles comment il lui avait donné un coup de poing et cassé le nez lorsqu’elle avait réussi à déclencher l’Alerte Police qu’elle gardait dans son sac à main. Elle évoqua son haleine empestant l’alcool et comment il lui avait écorché le ventre avec ses ongles en lui arrachant ses sous-vêtements. Elle leur raconta comment Morris « m’étranglait toujours et me brutalisait avec son organe » quand l’officier Ellenton était arrivé et l’avait dégagée. Elle confia à la Commission qu’elle avait essayé de se suicider en 1980, et qu’elle était toujours suivie par un psychiatre. Elle leur raconta qu’elle allait mieux depuis qu’elle avait accepté de recevoir Jésus-Christ comme son sauveur personnel mais qu’elle faisait toujours des cauchemars. Non, répondit-elle à la Commission, elle ne s’était jamais mariée. L’idée d’avoir des relations sexuelles lui causait des crises de panique.
La mise en liberté sous conditions fut rejetée. Plusieurs raisons étaient mentionnées sur le papier vert qu’on lui passa à travers les barreaux ce soir-là, mais celle qui figurait en tête de liste était clairement l’objection principale de la Commission : La victime déclare souffrir encore des séquelles psychologiques et physiques de son agression.
Salope.
Hooper se présenta à nouveau en 1995, et encore en 2000. En 1995, elle portait le même tailleur bleu. À l’aube du nouveau millénaire — elle avait alors grossi d’au moins vingt kilos —, elle en portait un marron. En 2005, le tailleur était gris et une grosse croix blanche pendait sur son buste toujours plus imposant. À chaque comparution, elle tenait sur ses genoux ce qui ressemblait au même grand sac à main noir. Son Alerte Police était probablement à l’intérieur. Peut-être aussi un gaz lacrymogène Mace. Elle était pas convoquée à ces auditions ; elle venait d’elle-même.
Et racontait son histoire.
La libération conditionnelle était rejetée. Objection principale figurant sur le papier vert : La victime déclare souffrir encore des séquelles psychologiques et physiques de son agression.
Cette connerie c’est des conneries, se disait Morris. Cette connerie c’est des conneries.
Peut-être bien. Mais merde, il regrettait de pas l’avoir tuée.
À l’époque de son troisième refus de conditionnelle, Morris était très sollicité pour son travail d’écrivain : dans le petit monde de Waynesville, il était un auteur à succès. Il écrivait des lettres d’amour aux épouses et aux petites amies. Il en écrivait aux enfants de détenus, certaines confirmant d’une prose touchante l’existence du Père Noël. Il écrivait des lettres de motivation pour les prisonniers dont la date de libération approchait. Il rédigeait des rédactions pour les détenus qui suivaient des cours en ligne ou essayaient d’obtenir leur certificat de fin d’études. Il était pas avocat, mais il lui arrivait d’écrire à de vrais avocats au nom des prisonniers, expliquant avec pertinence chaque affaire et exposant les raisons de la demande d’appel. Certains avocats se laissaient impressionner par ces lettres et — pensant à l’argent qu’ils pourraient se faire avec les indemnisations pour détention abusive si la demande aboutissait — acceptaient de reprendre l’affaire. Alors que l’ADN devenait d’une importance capitale dans les procédures d’appel, il écrivait souvent à Barry Scheck et Peter Neufeld, les fondateurs de l’Innocence Project. L’une de ces lettres conduisit à la libération d’un mécanicien auto et voleur à temps partiel du nom de Charles Roberson, emprisonné à Waynesville depuis vingt-sept ans. Roberson obtint sa liberté ; Morris obtint la reconnaissance éternelle de Roberson, et rien d’autre… sauf si on comptait sa réputation grandissante, et ça c’était loin d’être rien. Ça faisait longtemps qu’il ne se faisait plus violer.
En 2004, Morris écrivit sa meilleure lettre, en retravaillant quatre versions à la virgule près. Elle était destinée à Cora Ann Hooper. Dans cette lettre, il lui disait vivre dans un terrible remords de ce qu’il avait fait et promettait que si la conditionnelle lui était accordée, il passerait le restant de ses jours à expier son crime, commis lors d’un trou noir causé par l’alcool.
« J’assiste ici aux réunions des AA quatre fois par semaine, écrivit-il, et je parraine actuellement six alcooliques et toxicomanes en voie de guérison. Je continuerai ce travail dehors, au centre d’hébergement et de réinsertion sociale St Patrick, dans le North Side. J’ai eu une prise de conscience spirituelle, madame Hooper, et j’ai laissé Jésus entrer dans ma vie. Vous comprendrez à quel point ceci est important, car je sais que vous aussi, vous avez accepté le Christ notre Sauveur. “Pardonne-nous nos offenses, a-t-il dit, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés.” Me pardonnerez-vous un jour de vous avoir offensée ? Je ne suis plus l’homme qui vous a causé tant de souffrances ce soir-là. J’ai eu une conversion d’âme. Je prie pour que vous répondiez à ma lettre. »
Dix jours plus tard, sa prière fut exaucée. Aucune adresse de retour sur l’enveloppe, seulement C.A. Hooper soigneusement écrit au dos. Morris n’eut pas besoin de l’ouvrir : un maton chargé de vérifier le courrier des prisonniers au bureau de la réception s’en était déjà occupé. Un seul feuillet de papier à lettres à bordure irrégulière avait été glissé à l’intérieur. Dans les coins supérieur droit et inférieur gauche, des chatons tout poilus jouaient avec des pelotes de laine grise. Aucune salutation. Une seule phrase manuscrite au centre de la page :
« J’espère que vous croupirez encore longtemps là où vous êtes. »
La salope se présenta à l’audience l’année suivante les jambes boudinées dans des bas de contention et les chevilles débordant de ses chaussures orthopédiques. Elle ressemblait à une variante trop grosse et vengeresse d’une hirondelle de Capistrano version pénitentiaire. Elle raconta son histoire une fois de plus, et une fois de plus la mise en liberté sous conditions fut rejetée. Morris était un prisonnier modèle et, à présent, il ne restait plus qu’une seule objection à sa libération sur le papier vert :
La victime déclare souffrir encore des séquelles psychologiques et physiques de son agression.
Morris se persuada que cette connerie c’était des conneries et retourna dans sa cellule. Pas exactement un penthouse, juste un cinq mètres carrés, mais au moins il avait des livres. Les livres étaient son évasion. Les livres étaient sa liberté. Il s’allongea sur sa couchette, imaginant à quel point ce serait jouissif de passer quinze minutes seul à seule avec Cora Ann Hooper et un cloueur à air comprimé.
Morris travaillait à présent à la bibliothèque, ce qui était une formidable amélioration. Les matons se fichaient bien de savoir comment il dépensait sa paye dérisoire, ce fut donc sans aucun problème qu’il s’abonna à l’American Bibliographer’s Newsletter. Il se fit aussi envoyer un certain nombre de catalogues, qui eux étaient gratuits, de négociants en livres rares. Il y voyait fréquemment des romans de Rothstein à des prix toujours plus exorbitants. Morris s’aperçut qu’il suivait sa cote avec autant de ferveur que certains prisonniers fans de sport suivaient leur équipe favorite. La plupart des écrivains perdaient de leur valeur après leur mort, mais une poignée de chanceux grimpaient dans les ventes. Rothstein étaient de ceux-là. De temps à autre, Morris tombait sur un Rothstein signé. Dans le catalogue Bauman de Noël 2007, un exemplaire du Coureur dédicacé à Harper Lee — un exemplaire dit « d’association », c’est-à-dire dédicacé aux proches d’un auteur — s’était vendu à dix-sept mille dollars.
Morris garda aussi un œil sur les journaux locaux durant ses années d’incarcération puis, à mesure que le vingt et unième siècle opérait sa révolution technologique, sur différents sites internet. Le terrain entre Sycamore Street et Birch Street était toujours empêtré dans un bourbier juridique interminable, et Morris s’en réjouissait. Il sortirait un jour et sa malle l’attendrait, fermement enracinée sous l’arbre surplombant la berge. Que les carnets puissent à présent valoir une fortune importait de moins en moins.
Il supposait que du temps où il était jeune, il aurait su profiter de toutes ces choses auxquelles les jeunes hommes aspirent quand ils ont encore les jambes solides et les couilles bien suspendues : les voyages et les femmes, les voitures et les femmes, les grandes baraques comme celles de Sugar Heights et les femmes. Maintenant, il rêvait à peine de ces trucs-là, et la dernière femme avec qui il avait eu une relation sexuelle conservait un rôle-clé dans son incarcération prolongée. L’ironie de la chose ne lui échappait pas. Mais ça allait. Tout partait en eau de boudin en ce bas monde. Tu perdais de la vitesse, tu perdais la vue, tu perdais même ton putain d’Electric Boogaloo, mais la littérature, elle, restait éternelle, et c’était ça qui l’attendait : une terre encore inexplorée que seul son créateur avait foulée. Et s’il devait attendre d’avoir soixante-dix ans pour l’explorer, soit. Il y avait aussi l’argent — toutes ces enveloppes de liquide. En aucun cas une fortune mais tout de même un joli petit pécule.
Au moins, j’ai un but, se disait-il. Combien ici peuvent en dire autant, surtout une fois que leurs cuisses deviennent flasques et que leur queue se lève seulement quand ils ont envie de pisser ?
Morris écrivit plusieurs fois à Andy Halliday, qui avait maintenant sa propre librairie — Morris l’avait appris par l’American Bibliographer’s Newsletter. Il savait aussi que son vieux pote avait déjà eu des emmerdes au moins une fois, pour avoir essayé de vendre un exemplaire volé du livre le plus connu de James Agee, mais qu’il était passé entre les mailles du filet. Dommage. Morris aurait adoré accueillir cette tafiole parfumée à l’eau de Cologne à Waynesville. Il connaissait tout un tas de sales types qui lui auraient botté le cul avec grand plaisir de la part de Morrie Bellamy. Mais c’était qu’un fantasme. Même si Andy avait été reconnu coupable, il aurait probablement juste écopé d’une amende et c’est tout. Au pire, il aurait été envoyé au country club à l’ouest de l’État réservé aux voleurs en col blanc.
Aucune de ses lettres à Andy ne reçut de réponse.
En 2010, son hirondelle personnelle revint une nouvelle fois à Capistrano, vêtue d’un tailleur noir comme si elle se rendait à ses propres obsèques. Qui tarderont pas à arriver si elle perd pas du poids, pensa Morris vicieusement. Les bajoues de Cora Ann Hooper pendouillaient maintenant de chaque côté de son cou telles des crêpes de chair, ses yeux étaient presque entièrement enfoncés dans des poches de gras, sa peau était cireuse. Elle avait remplacé le sac à main noir par un bleu, mais tout le reste était idem. Cauchemars ! Thérapie sans fin ! Vie ruinée à cause de l’horrible bête qui avait surgi cette nuit-là de la ruelle ! Et ainsi de suite, bla-bla-bla.
Mais tu l’oublieras jamais, à la fin, ce viol pourri ? pensa Morris. Tu la tourneras jamais, la page ?
Morris regagna sa cellule en pensant : Cette connerie c’est des conneries. Putain, c’est des grosses conneries.
C’était l’année de ses cinquante-cinq ans.
Un jour, en mars 2014, un geôlier vint chercher Morris à la bibliothèque où il était en train de lire Pastorale américaine pour la troisième fois, installé au bureau principal. (De l’avis de Morris, c’était de loin le meilleur livre de Philip Roth.) Le geôlier lui dit qu’il était attendu à l’Administration.
« Pourquoi ? » demanda Morris en se levant.
Un petit passage par la case Administration, c’était généralement pas une bonne nouvelle. Souvent, c’était des flics qui voulaient que tu balances quelqu’un et qui te menaçaient de toutes sortes de trucs sordides si tu refusais de coopérer.
« Commission des Libérations Conditionnelles.
— Non, dit Morris. C’est une erreur. Je passe pas devant la Commission avant l’année prochaine.
— Je fais juste ce qu’on m’a demandé de faire, OK ? répliqua le geôlier. Si tu veux pas que je te signale, trouve quelqu’un pour te remplacer et bouge ton cul. »
La Commission — composée maintenant de trois hommes et trois femmes — était réunie dans la salle de conférences. Philip Downs, l’avocat principal de la Commission, faisait le septième mercenaire. Il lut une lettre de Cora Ann Hooper. Une lettre merveilleuse. La salope avait un cancer. C’était une bonne nouvelle, mais ce qui suivait était encore mieux. Elle abandonnait toutes ses objections à la mise en liberté sous conditions de Morris Bellamy. Elle disait être désolée d’avoir attendu si longtemps. Downs lut ensuite une lettre du Midwest Art and Culture Center, rebaptisé le MACC par les gens du coin. Ils avaient embauché beaucoup de détenus en conditionnelle au fil des années et ils étaient disposés à prendre Morris Bellamy en tant qu’archiviste et opérateur informatique à mi-temps à compter de mai si, bien entendu, la libération conditionnelle était accordée.
« Au vu de votre conduite exemplaire au cours des trente-cinq dernières années, et au vu de la lettre de Mme Hooper, déclara Downs, j’ai jugé bon d’avancer d’un an votre demande de mise en liberté sous conditions. Mme Hooper nous informe qu’il ne lui reste plus beaucoup de temps à vivre et je suis persuadé qu’elle aimerait mettre un terme à cette affaire. » Il se tourna vers les autres membres de la Commission. « Qu’en pensez-vous, mesdames et messieurs ? »
Morris savait déjà ce qu’en pensaient ces dames et ces messieurs, sinon ils ne l’auraient jamais fait appeler. Ils votèrent à l’unanimité en faveur de la liberté sous conditions.
« Et vous, Morris, qu’en pensez-vous ? » demanda Downs.
Morris, d’ordinaire habile avec les mots, était trop stupéfait pour dire quoi que se soit, mais il n’eut rien besoin de dire. Il fondit en larmes.
Deux mois plus tard, après la réunion de concertation obligatoire avant la mise en liberté, et peu de temps avant son premier jour de travail au MACC, Morris passa la porte A de la prison de Waynesville et remit les pieds dans le monde libre. Dans sa poche, il avait ses économies de trente-cinq années de travail à la teinturerie, à l’atelier de menuiserie et à la bibliothèque. Un montant de deux mille sept cents dollars et des poussières.
Enfin, les carnets de Rothstein étaient à sa portée.