Kermit William Hodges — Bill pour les intimes — roule sur Airport Road, les vitres baissées et la radio allumée, poussant la chansonnette avec Dylan sur « It Takes a Lot to Laugh, It Takes a Train to Cry ». Il a soixante-six ans (plus tout jeune) mais l’air plutôt pas mal pour un rescapé de crise cardiaque. Il a perdu dix-huit kilos depuis son embolie gazeuse et a arrêté la malbouffe qui le tuait à petites (grosses) bouchées.
« Vous voulez arriver à soixante-quinze ans ? lui avait demandé son cardiologue. C’était après son premier bilan de santé, deux semaines après la pose du pacemaker. Dans ce cas, arrêtez la couenne de porc grillée et les donuts. Faites ami-ami avec la salade. »
Pas du même tonneau que « Aime ton prochain comme toi-même », comme conseil, mais Hodges l’avait pris au mot. Posée à côté de lui sur le siège passager, il y a une salade dans un sac en papier blanc. Il aura tout son temps pour la manger, avec de la Dasani pour la faire descendre, si l’avion d’Oliver Madden arrive à l’heure. Et si Madden arrive tout court. Holly Gibney lui a certifié que Madden était déjà en route — elle a trouvé son plan de vol sur un site qui s’appelle AirTracker — mais il est toujours possible que Madden flaire quelque chose et qu’il prenne une autre direction. Ça fait un bon moment qu’il joue au con maintenant, et les types comme lui ont un flair très développé.
Hodges dépasse la voie de desserte menant aux terminaux principaux et aux arrêts courte durée et continue sa route, suivant les panneaux FRET AÉRIEN, SIGNATURE AIR et THOMAS ZANE AVIATION. Il tourne vers cette dernière destination. Thomas Zane Aviation est une entreprise aéronautique privée indépendante, tapie — presque littéralement — dans l’ombre de la bien plus grande Signature Air FBO juste à côté. De l’herbe pousse dans les fissures de l’asphalte craquelé du parking, vide à l’exception de la première rangée. Celle-là a été réservée pour une douzaine de voitures de location environ. Au milieu des petites citadines et des sous-compactes, et les dominant toutes, il y a un Lincoln Navigator aux vitres fumées. Hodges prend ça pour un bon signe. Son homme aime avoir du style, caractéristique typique des ordures. Et même si son homme porte des costumes à mille dollars, ça n’en fait pas moins une belle ordure.
Hodges contourne le parking et va se garer devant l’entrée, sur le rond-point réservé aux CHARGEMENTS ET LIVRAISONS SEULEMENT.
Hodges escompte un beau chargement.
Il consulte sa montre. Onze heures moins le quart. Il repense à sa mère lui disant : « Il faut toujours arriver en avance aux grandes occasions, Billy », et ce souvenir le fait sourire. Il détache son iPhone de sa ceinture et appelle le bureau. Ça sonne juste une fois.
« Finders Keepers[8], j’écoute », répond Holly. Elle annonce toujours le nom de la société en décrochant, peu importe qui appelle : un de ses petits tics. Elle en a beaucoup. « T’y es, Bill ? Tu es à l’aéroport ? Tu y es ? »
Petits tics mis à part, cette Holly Gibney-ci est bien différente de celle qu’il a rencontrée il y a quatre ans, lorsqu’elle était venue en ville pour les funérailles de sa cousine. Différente dans le bon sens du terme, même si elle continue à s’en griller une en douce de temps en temps ; il le sent à son haleine.
« J’y suis, répond Hodges. Dis-moi que je vais être chanceux.
— La chance n’a rien à voir là-dedans. AirTracker est un site très fiable. Pour ta gouverne, il y a actuellement six mille quatre cent douze avions dans l’espace aérien américain. Intéressant, non ?
— Carrément fascinant. L’heure d’arrivée de Madden est toujours onze heures trente ?
— Onze heures trente-sept, pour être précis. Tu as laissé ton lait écrémé sur ton bureau. Je l’ai remis au frigo. Le lait écrémé tourne très rapidement quand il fait chaud, tu sais. Même dans un environnement climatisé comme ici. Enfin climatisé. »
Elle avait seriné Hodges pour qu’il fasse installer l’air conditionné. Holly est une très bonne serineuse quand elle s’y met.
« Fais-toi un p’tit shot, Holly, dit-il. J’ai de la Dasani.
— Merci, mais non, j’ai mon Coca Zéro. Barbara Robinson a téléphoné. Elle voulait te parler. Elle était toute sérieuse. Je lui ai dit qu’elle pouvait te rappeler cet après-midi. Ou que tu la rappellerais. » Le doute s’immisce dans sa voix. « J’ai bien fait ? Je me suis dit que tu voudrais avoir ton téléphone disponible pour le moment.
— Pas de problème, Holly. Elle t’a dit pourquoi elle était si sérieuse ?
— Non.
— Rappelle-la et dis-lui que je la contacterai dès que tout ça sera plié.
— Sois prudent, hein ?
— Je suis toujours prudent. »
Même si Holly sait que ce n’est pas tout à fait vrai : lui, Jerome (le frère de Barbara) et Holly elle-même ont quand même bien failli mourir dans une explosion par sa faute il y a quatre ans… et la cousine de Holly est morte dans une explosion, même si celle-là s’était produite un peu avant. Hodges, qui était plus qu’un peu amoureux de Janey Patterson, la pleure encore. Et se sent toujours coupable. Aujourd’hui, il prend soin de lui pour lui, mais aussi parce qu’il pense que c’est ce que Janey aurait voulu.
Il dit à Holly de garder la boutique en son absence et remet son iPhone à sa ceinture, là où il portait son Glock avant d’être Off-Ret. Autrement dit, inspecteur de police à la retraite, quand il oubliait toujours son téléphone, mais cette époque est révolue. Ce qu’il fait ces temps-ci n’est pas aussi gratifiant que porter l’insigne, mais c’est pas trop mal non plus. En fait, c’est même plutôt bien. La plupart des poissons que Finders Keepers attrape sont du menu fretin, mais aujourd’hui, c’est un thon rouge qu’il taquine, et il est remonté à bloc. Un gros jour de paye l’attend, mais c’est pas ça le plus important. Il se sent concerné, voilà le plus important. C’est pour ça qu’il est fait, serrer des sales types comme Oliver Madden, et il a pas l’intention de s’arrêter de sitôt. Avec de la chance, il en a encore pour huit ou neuf ans, et il compte bien en chérir chaque jour. Il se dit que c’est ce que Janey aurait souhaité, aussi.
Ouais, l’entend-il répondre en fronçant le nez de cette drôle de façon qu’elle avait.
Barbara Robinson aussi a failli se faire tuer ce jour-là : elle était au concert fatidique avec sa mère et un groupe de copines. Barbs était une petite fille enjouée et heureuse à cette époque, et c’est une adolescente enjouée et heureuse aujourd’hui — il la voit quand il va manger chez les Robinson à l’occasion, mais ça lui arrive de moins en moins souvent maintenant que Jerome a quitté le domicile familial pour la fac. Ou peut-être qu’il est rentré pour l’été. Il demandera à Barbara quand il l’aura au téléphone. Hodges espère qu’elle s’est pas fichue dans le pétrin. Mais ça semble peu probable. C’est une chouette gosse sans histoires, du genre qui aide les vieilles dames à traverser la rue.
Hodges déballe sa salade, l’arrose de vinaigrette allégée et commence à se la fourrer dans le gosier. Il a les crocs. C’est bon d’avoir les crocs. C’est signe de bonne santé.
Morris Bellamy n’a pas faim du tout. Un bagel au fromage frais est tout ce qu’il arrive à avaler pour le déjeuner, et même pas en entier. Il bouffait comme un porc au début quand il est sorti — Big Macs, beignets, pizzas, tous les trucs dont il avait rêvé quand il était en prison —, mais c’était avant une nuit passée à vomir ses tripes suite à une escale peu raisonnable à Señor Taco dans Lowtown. Il avait jamais eu de problèmes avec la nourriture mexicaine quand il était jeune, c’est-à-dire y a à peine quelques heures, on dirait, mais une nuit passée à genoux à prier devant l’autel de porcelaine était tout ce qu’il avait fallu à Morris pour le ramener à la réalité : il a cinquante-neuf ans, et il est au seuil de la vieillesse. Les meilleures années de sa vie, il les avait passées à teindre des jeans, vernir des tables et des chaises qui seraient vendues au magasin de sortie d’usine de Waynesville, et à rédiger des lettres pour un flot incessant de charlots minables en combinaisons orange.
Maintenant, il vit dans un monde qu’il reconnaît à peine : un monde où on regarde des films sur des écrans surdimensionnés appelés IMAX et où tous les gens dans la rue ont soit un casque sur les oreilles, soit un écran miniature devant les yeux. On dirait qu’il y a des caméras de surveillance dans tous les magasins et le prix des produits les plus basiques — le pain, par exemple, soixante-quinze cents à l’époque où il s’est fait coffrer — sont tellement élevés qu’ils semblent irréels. Tout a changé : il se sent comme aveuglé par trop de lumière. Il est complètement à la ramasse et il sait que son cerveau conditionné par la prison remontera jamais la pente. Son corps non plus. Raide quand il se lève le matin et douloureux le soir quand il se couche ; il imagine que c’est un début d’arthrite. Suite à cette nuit de vomissements (et de diarrhée liquide et marronnasse), il avait tout simplement perdu l’appétit.
Pour la nourriture, du moins. Il pense aux femmes — comment ne pas y penser quand elles sont partout, les plus jeunes si court vêtues dans la chaleur naissante de l’été ? —, mais à son âge, il lui faudrait payer pour en avoir une de moins de trente ans, et s’il allait dans un de ces endroits où ce genre de transaction est possible, il enfreindrait les conditions de sa remise en liberté. S’il se faisait pincer, il serait renvoyé à Waynesville, les carnets de Rothstein toujours enterrés dans ce bout de friche, inconnus de tous sauf de l’auteur lui-même.
Il sait qu’ils sont encore là, et ça rend les choses encore pires. L’envie folle de les déterrer et de les avoir enfin en sa possession est une idée fixe et obsédante, comme un bout de chanson (I need a lover that won’t drive me cray-zee) qui vous rentre dans la tête et veut pas en sortir. Mais pour l’instant, il a presque tout fait dans les règles en attendant que son agent de probation se détende et lâche un peu de lest. C’était l’évangile selon saint Warren « Duck » Duckworth, prêché à Morris dès qu’il était devenu admissible à la conditionnelle.
« Va falloir que tu fasses super gaffe au début », lui avait dit Duck. C’était avant la première audience de Morris, et la première apparition vengeresse de Cora Ann Hooper. « Comme si tu marchais sur des œufs, tu vois. Pass’que l’enculé se pointera quand tu t’y attendras le moins. Crois-moi sur parole. Si t’as dans l’idée de faire un truc qui pourrait te classer dans les Comportements Suspects — ils ont cette catégorie —, attends après que ton AP soit passé te rendre une petite visite surprise. Après tu pourras être peinard. Tu piges ? »
Morris pigeait, ouais.
Et Duck s’était pas trompé.
Pas même cent heures après sa remise en liberté (enfin, semi-liberté), Morris était rentré au vieil immeuble d’appartements où il créchait pour trouver son AP assis sur le perron en train de fumer une cigarette. Le tas de ciment et de parpaings orné de graffitis, rebaptisé le Manoir aux Barges par ses habitants, était un vivier subventionné par l’État d’anciens toxicos, alcoolos et taulards comme lui. Morris avait vu son AP l’après-midi même et été renvoyé après quelques questions de routine et un À la s’maine prochaine. C’était pas la semaine prochaine, c’était même pas le lendemain, mais il était là.
Ellis McFarland était un imposant monsieur noir avec un énorme bide et un crâne chauve et luisant. Ce soir, il portait un jean grand comme un parachute et un T-shirt Harley-Davidson taille XXL. Il avait un vieux sac à dos usé posé à côté de lui.
« Yo, Morrie », dit-il, puis il tapota le ciment sur lequel reposait son gigantesque arrière-train. « Asseyez-vous.
— Bonjour, monsieur McFarland. »
Morris s’assit, le cœur cognant si fort que c’en était douloureux. Pitié, juste un Comportement Suspect, pensa-t-il, même s’il voyait pas ce qu’il avait bien pu faire de suspect. Pitié, me renvoyez pas au trou, pas si près du but.
« Vous étiez où, mon ami ? Vous finissez le boulot à quatre heures. Il est six heures passées.
— Je… je me suis arrêté prendre un sandwich. Au Happy Cup. Je pouvais pas croire que le Cup était toujours là, mais si, il y est toujours. »
Bafouillant. Incapable de s’arrêter même s’il savait que c’était exactement ce que faisaient les gens défoncés à quelque chose.
« Et ça vous a pris deux heures, de manger un sandwich ? Le salopard devait faire un mètre de long.
— Non, il était normal. Jambon-fromage. J’ai mangé sur un banc, à Government Square, et puis j’ai donné les croûtes aux pigeons. C’est ce qu’on faisait avec un copain, à l’époque. Et puis, j’ai… vous savez, j’ai pas vu le temps passer. »
C’était la vérité, mais ça semblait tellement bidon comme excuse !
« Vous preniez l’air, quoi, suggéra McFarland. Vous profitiez de votre liberté. C’est à peu près l’idée ?
— Oui.
— Eh ben, vous savez quoi ? Moi, je crois qu’on va devoir monter, et puis je crois que vous allez devoir pisser un coup. Juste pour être sûr que vous profitiez pas un peu trop de votre liberté. » Il tapota son sac à dos. « J’ai mon petit kit là-dedans. Si l’urine vire pas au bleu, je vous lâcherai la grappe et je vous laisserai continuer votre soirée pépère. Vous n’y voyez aucune objection, n’est-ce pas ?
— Aucune. »
Morris éprouvait un soulagement quasi étourdissant.
« Et puis je regarderai pendant que vous ferez votre petit pipi dans le petit gobelet en plastique. Aucune objection à ça non plus ?
— Non. » Morris avait passé trente-cinq ans de sa vie à pisser devant des gens. Il était habitué. « Non, monsieur McFarland, pas de problème. »
D’une pichenette, McFarland balança son mégot dans le caniveau, attrapa son sac et se leva.
« Bon, dans ce cas je crois qu’on va oublier le test. »
Morris était bouche bée.
McFarland sourit.
« C’est bon, Morrie. Pour l’instant, en tout cas. Alors, qu’est-ce qu’on dit ? »
Pendant un instant, Morris ne trouva rien à dire. Puis ça lui vint à l’esprit :
« Merci, monsieur McFarland. »
McFarland ébouriffa les cheveux de son protégé, un homme de vingt ans son aîné, et dit :
« Bon garçon. À la s’maine prochaine. »
Plus tard, dans sa chambre, Morris se repassa ce bon garçon indulgent et paternaliste en regardant le mobilier spartiate et bon marché ainsi que les quelques livres qu’il avait eu le droit de rapporter du purgatoire et en écoutant les bruits d’animalerie — cris, hoquets, coups — de ses corésidents. Il se demanda si McFarland avait idée à quel point Morris le détestait, et il se dit que oui.
Bon garçon. J’aurai bientôt soixante ans mais je suis le bon garçon d’Ellis McFarland.
Il resta allongé sur son lit un moment puis se leva et se mit à faire les cent pas, repensant au conseil que lui avait donné Duck : Si t’as dans l’idée de faire un truc qui pourrait te classer dans les Comportements Suspects — ils ont cette catégorie —, attends après que ton AP soit passé te rendre une petite visite surprise. Après tu pourras être peinard.
Morris parvint à une décision et enfila son blouson en jean. Il descendit au rez-de-chaussée dans l’ascenseur empestant l’urine, longea deux blocs jusqu’à l’arrêt de bus le plus proche et attendit qu’un bus affichant la destination NORTHFIELD se pointe. Son cœur battait à nouveau à grands coups et il ne pouvait pas s’empêcher d’imaginer McFarland quelque part par là. McFarland pensant : Ha ha, maintenant que je l’ai endormi, je vais repasser un coup, voir ce que ce lascar mijote vraiment. Peu vraisemblable, évidemment ; McFarland était sûrement chez lui à l’heure qu’il était, attablé avec sa femme et ses trois gosses tous aussi obèses que lui. Mais quand même, Morris ne pouvait pas s’empêcher d’imaginer.
Et s’il repasse pour me demander où j’étais ? Je lui dirai que j’étais retourné voir mon ancienne maison, c’est tout. Pas de tavernes et de bars à nichons dans ce coin-là, juste quelques supérettes, une centaine de logements datant d’après la guerre de Corée et des rues aux noms d’arbres. Rien qu’une vieille banlieue dans cette partie de Northfield. Et un bout de forêt abandonnée de la taille d’un pâté de maisons pris dans les mailles d’un interminable procès dickensien.
Il descendit à Garner Street, pas loin de la bibliothèque où il avait passé tant d’heures quand il était môme. Cette bibli avait été son refuge, parce que les grands qu’auraient eu envie de te casser la figure l’évitaient comme Superman évite la kryptonite. Il traversa neuf blocs jusqu’à Sycamore, puis alla réellement faire un tour du côté de son ancienne maison. Elle avait toujours l’air aussi délabrée, comme toutes les maisons du quartier, mais la pelouse avait été tondue et la peinture semblait plutôt récente. Il regarda le garage où il avait rangé la Biscayne trente-six ans auparavant, loin du regard indiscret de Mme Muller. Il se souvenait avoir doublé la malle d’occasion avec du plastique pour que les carnets ne prennent pas l’eau. Une très bonne idée vu le temps qu’ils y avaient passé.
La lumière était allumée au numéro 23 : ceux qui habitaient là — ils s’appelaient Saubers d’après les recherches internet qu’il avait faites à la bibliothèque de la prison — étaient à la maison. Il regarda la fenêtre du haut, celle de droite, donnant sur l’allée, et se demanda à qui appartenait son ancienne chambre à présent. Sûrement à un gamin, et en ces temps de dégénérescence, un gamin qui préférait sans doute jouer sur son téléphone plutôt que de lire un livre.
Morris continua son chemin, tourna au coin de Elm Street et la remonta jusqu’au Centre Aéré (fermé maintenant depuis deux ans en raison de coupes budgétaires, selon ses recherches internet également), guetta les alentours, constata que les trottoirs étaient déserts des deux côtés et se dépêcha de rejoindre le mur de côté du Centre. Une fois derrière le bâtiment, il s’élança dans un trottinement laborieux à travers les terrains de basket — défraîchis mais toujours utilisés, apparemment — et le terrain de base-ball envahi par les herbes folles.
La lune était levée, presque pleine et assez lumineuse pour que son ombre se projette à côté de lui. En face se dressait un enchevêtrement de buissons et d’arbrisseaux chétifs aux branches entremêlées luttant pour se faire une place. Où était le chemin ? Il pensait être au bon endroit mais il ne le voyait pas. Il se mit à courir dans un sens puis dans l’autre le long de ce qui jadis avait été le champ droit du terrain de base-ball, tel un chien sur la trace d’une odeur insaisissable. Son cœur tournait à nouveau à plein régime, sa bouche sèche avait un goût de cuivre. Se balader dans son ancien quartier était une chose, mais traîner ici, derrière le Centre Aéré abandonné, en était une autre. C’était clairement un Comportement Suspect.
Il était sur le point de renoncer quand il vit un paquet de chips s’échapper en voletant d’un buisson. Il écarta le buisson et, bingo, le chemin était là, même s’il n’était plus que l’ombre de lui-même. C’était logique aux yeux de Morris. Quelques gamins devaient encore l’emprunter mais la fréquentation avait dû chuter après la fermeture du Centre. Et c’était tant mieux. Même si, se rappela-t-il, le Centre était resté ouvert pendant la plupart des années qu’il avait passées à Waynesville. Ça faisait beaucoup de passage à proximité de sa malle enterrée.
Il remonta le sentier, progressant lentement, s’immobilisant complètement à chaque fois que la lune disparaissait derrière un nuage, et repartant quand elle ressortait. Au bout de cinq minutes, il entendit le petit gloussement du ruisseau. Alors lui aussi était toujours là.
Morris s’avança sur la berge. Le ruisseau coulait à ciel ouvert et, avec la lune juste au-dessus, l’eau scintillait comme de la soie noire. Il repéra sans problème l’arbre sur l’autre rive, celui sous lequel il avait enterré la malle. L’arbre avait poussé en continuant à pencher par-dessus le ruisseau. Morris voyait quelques racines noueuses saillir à son pied avant de replonger dans la terre, mais sinon, rien ne semblait avoir bougé.
Morris traversa le ruisseau comme autrefois, passant de pierre en pierre et mouillant à peine ses chaussures. Il regarda une fois autour de lui et s’agenouilla sous l’arbre. Il savait qu’il était seul, s’il y avait eu quelqu’un d’autre dans le secteur, il l’aurait entendu, mais le coup d’œil furtif était un réflexe de prisonnier. Il entendit son souffle rauque racler dans sa gorge tandis qu’il arrachait l’herbe d’une main et se retenait à une racine de l’autre.
Il dégagea un petit cercle de terre et se mit à creuser, rejetant sur le côté cailloux et pierres lorsqu’il en déterrait. Il était enfoncé presque jusqu’au coude quand ses doigts touchèrent quelque chose de dur et lisse. Il reposa son front brûlant contre l’épaule noueuse d’une racine protubérante et ferma les yeux.
Toujours là.
Sa malle était toujours là.
Merci, mon Dieu.
Ça suffisait, du moins pour le moment. C’était le mieux qu’il pouvait faire et, oh, mon Dieu, quel soulagement. Il reboucha le trou et le recouvrit de feuilles mortes tombées l’automne dernier qu’il ramassa sur la berge du ruisseau. L’herbe repousserait vite — surtout par un temps doux comme celui-ci — et ça terminerait le boulot.
En un temps de plus grande liberté, il aurait continué à remonter le sentier jusqu’à Sycamore Street — l’arrêt de bus était plus près, par là —, mais pas aujourd’hui, parce que le jardin sur lequel le sentier débouchait appartenait aux Saubers à présent. Si l’un d’eux l’apercevait et appelait le 911, il serait sûrement de retour à Waynesville dès demain, peut-être même avec cinq ans de plus à purger que sa sentence initiale, juste pour lui porter chance.
Il fit donc demi-tour jusqu’à Birch Street, vérifia que les trottoirs étaient toujours déserts et marcha jusqu’à l’arrêt de bus de Garner Street. Il avait les jambes en coton et la main avec laquelle il avait creusé était écorchée et douloureuse, mais il se sentait léger comme une plume. Toujours là ! Il s’en doutait déjà mais la confirmation faisait tellement de bien.
De retour au Manoir aux Barges, il lava la terre de ses mains, se déshabilla et se coucha. L’immeuble était plus bruyant que jamais, mais pas aussi bruyant que l’aile D de Waynesville, surtout par une nuit comme celle-ci, quand la lune était presque pleine dans le ciel. Morris sombra presque aussitôt dans le sommeil.
Maintenant que la présence de la malle était confirmée, il fallait être prudent. Ce fut sa dernière pensée :
Plus prudent que jamais.
Ça fait presque un mois qu’il est prudent maintenant : se pointe au travail pile à l’heure tous les matins et rentre au Manoir aux Barges tous les soirs avec les poules. Le seul ancien de Waynesville qu’il ira voir, c’est Charlie Roberson, qui est sorti grâce aux tests ADN avec son aide, et Charlie n’est pas fiché comme complice notoire étant donné qu’il était innocent depuis le début. Du moins du crime pour lequel on l’avait enfermé.
Le chef de Morris au MACC est un connard de gros lard prétentieux à peine capable de se servir d’un ordi mais qui se fait probablement soixante mille dollars par an. Au moins soixante mille. Et Morris ? Onze dollars de l’heure, des coupons alimentaires et une piaule au huitième étage pas franchement plus grande que la cellule dans laquelle il a passé les soi-disant « plus belles années de sa vie ». Morris en mettrait pas sa main au feu, mais il serait pas étonné que son poste de travail soit sur écoute. Il a l’impression qu’aujourd’hui en Amérique, tout est sur écoute.
Sa vie est merdique, et à qui la faute ? Audience après audience, il avait répété sans hésiter à la Commission des Libérations Conditionnelles que c’était la sienne : il avait appris à jouer au jeu de la culpabilité avec Larsen l’Obscène. Plaider le regret est une nécessité. Si tu leur donnes pas du mea culpa en veux-tu en voilà, tu sortiras jamais, peu importe ce que racontera dans une lettre une salope rongée par le cancer espérant s’attirer les bonnes grâces de Jésus. Morris avait pas eu besoin de Duck pour lui expliquer ça. Il était pas tombé de la dernière pluie.
Mais est-ce que ç’avait vraiment été sa faute ?
Ou la faute de cet enfoiré, juste là-bas ?
De l’autre côté de la rue et quatre numéros plus loin que le banc où Morris est assis, avec sur les genoux les restes du bagel qu’il arrive pas à terminer, un chauve obèse sort en majesté de Halliday Rare Editions après avoir tourné l’écriteau sur la porte côté FERMÉ. C’est la troisième fois que Morris observe ce petit rituel de midi, parce que le mardi, il est d’après-midi au MACC. Il ira à une heure et travaillera à la mise à jour du vieux système de classement des fichiers jusqu’à quatre. (Morris ne doute pas que les gens qui font tourner cette boîte en savent un paquet sur l’art, la musique et le théâtre, mais ils connaissent que dalle au gestionnaire de tâches de Mac.) À quatre heures, il prendra le bus et rentrera dans son trou à rats du huitième étage.
Mais en attendant, il est là.
À observer son vieux pote.
En supposant que ça se passe comme les deux derniers mardis midi — Morris n’a aucune raison de penser que non, son vieux pote a toujours aimé son petit train-train —, Andy Halliday va descendre Lacemaker Lane en marchant (enfin, plutôt en se dandinant) jusqu’à un café appelé Jamais Toujours. Putain de nom à la con, ça veut absolument rien dire mais ça vous a un air prétentieux. Ah, mais c’est du Andy tout craché ça, pas vrai ?
Le vieux pote de Morris, celui avec qui il avait discuté de Camus, Ginsberg et John Rothstein au cours de nombreuses pauses-café et déjeuner, a pris au moins quarante-cinq kilos, changé sa monture de corne pour des lunettes de designer ruineuses, et porte des chaussures qui ont l’air de coûter plus cher que tout l’argent que Morris s’est fait en trente-cinq ans de labeur à la prison de Waynesville, mais au fond, Morris est quasi certain que son vieux pote n’a pas changé. L’arbre tombe toujours du côté où il penche — un autre vieux proverbe —, et à connard prétentieux un jour, connard prétentieux toujours.
Le propriétaire de Andrew Halliday Rare Editions s’éloigne dans la direction opposée à Morris, mais Morris ne se serait pas affolé si Andy avait traversé la rue et s’était approché. Après tout, qu’est-ce qu’il verrait ? Un vieux monsieur aux épaules étroites, avec des poches sous les yeux et des cheveux gris clairsemés, en veste de survêtement premier prix et pantalon gris encore moins cher achetés tous deux à Chapter Eleven. Son vieux pote passerait devant lui en poussant sa grosse bedaine sans un regard, encore moins deux.
J’ai dit à la Commission ce qu’ils voulaient entendre, pense Morris. Il le fallait, mais toutes ces années perdues, c’est ta faute à toi, salopard d’homo vaniteux. Si j’avais été arrêté pour les meurtres de Rothstein et de mes partenaires, ce serait différent. Mais c’est pas le cas. J’ai jamais été interrogé à propos de MM. Rothstein, Dow et Rogers. J’ai perdu toutes ces années à cause d’un rapport sexuel forcé et désagréable dont je me souviens même pas. Et pourquoi j’ai fait ça ? Eh bien, c’est un peu comme dans l’histoire de la maison que Jack a bâtie. J’étais dans la ruelle au lieu d’être dans la taverne quand cette pute de Hooper est passée. Je m’étais fait virer de la taverne parce que j’avais filé un coup de pied dans le juke-box. J’avais filé un coup de pied dans le juke-box pour la même raison qui m’avait poussé à entrer dans la taverne : parce que j’étais furax contre toi.
Pourquoi tu reviens pas me voir début vingt et unième siècle avec tes carnets ? Si tu les as toujours.
Morris regarde Andy s’éloigner en se dandinant, serre les poings et pense : Tu ressemblais à une fille ce jour-là. À la petite vierge en chaleur avec qui tu fricotes sur la banquette arrière de ta voiture et qui est là : Oui, chéri, oh oui, oh oui, je t’aime tellement. Jusqu’à ce que tu remontes sa jupe jusqu’à sa taille, bien évidemment. Alors là, elle serre les genoux presque assez fort pour te péter le poignet et c’est genre : Non, oh non, arrête, tu me prends pour une fille facile ?
T’aurais au moins pu être un peu plus diplomate, pense Morris. Un peu de diplomatie aurait pu m’épargner toutes ces années gâchées. Mais non, même ça, tu pouvais pas, hein ? Même pas un : bravo, ça a dû demander du courage. Tout ce à quoi j’ai eu droit c’est : N’essaie pas de me foutre ça sur le dos !
Son vieux pote trimballe ses chaussures de riche à l’intérieur du Jamais Toujours où il se fera sans aucun doute lécher son gros cul par le maître d’hôtel. Morris regarde son bagel et se dit qu’il devrait le terminer — ou au moins racler le fromage avec les dents —, mais il a l’estomac trop noué. Il va plutôt aller au MACC et passer l’après-midi à essayer de remettre un peu d’ordre dans leur système d’archivage numérique foireux et bordélique. Il sait qu’il devrait pas revenir ici, dans Lacemaker Lane — qui est même plus une rue mais plutôt une promenade commerçante friquée interdite aux voitures — et il sait aussi qu’il sera probablement assis sur ce même banc mardi prochain. Et le mardi d’après. Sauf s’il a les carnets. Ça changerait la donne. Plus besoin de s’emmerder avec son vieux pote.
Il se lève et jette son bagel dans la poubelle la plus proche. Il regarde en direction du Jamais Toujours et murmure : « Tu crains, vieux pote. Tu crains vraiment. Et y m’en faudrait pas beaucoup pour que je te… »
Mais non.
Non.
Seuls les carnets comptent, et si Charlie Roberson veut bien l’aider, il ira les chercher demain soir. Et Charlie l’aidera. Il doit une fière chandelle à Morris et Morris a bien l’intention d’en profiter. Il sait qu’il devrait attendre encore un peu qu’Ellis McFarland soit absolument sûr que Morris fait partie des bons élèves et reporte son attention sur quelqu’un d’autre, mais l’attrait de la malle et de son contenu est trop fort. Il adorerait avoir sa revanche sur le fils de pute obèse en train de s’empiffrer dans un restau de luxe, mais la vengeance est pas aussi importante que le quatrième Jimmy Gold. Y en avait peut-être même un cinquième ! Morris sait qu’il y a peu de chances, mais c’est toujours possible. Les carnets étaient bien remplis, sacrément bien remplis. Il se dirige vers l’arrêt de bus en lançant un dernier regard maléfique en direction du Jamais Toujours et en pensant : Tu sauras jamais la chance que t’as eue.
Vieux pote.
À peu près au moment où Morris Bellamy jette son bagel et part pour l’arrêt de bus, Hodges termine sa salade en se disant qu’il pourrait en manger deux autres comme ça. Il remet la boîte en polystyrène et la fourchette en plastique dans le sac en papier qu’il dépose sur le plancher côté passager, se rappelant de jeter tout ça plus tard. Il aime sa nouvelle voiture, une Prius avec pas encore dix mille bornes au compteur, et fait de son mieux pour la garder propre et nette. C’est Holly qui l’a choisie. « Tu consommeras moins d’essence et tu respecteras l’environnement », lui avait-elle dit. La femme qui naguère osait à peine sortir de chez elle gère maintenant bien des aspects de sa vie. Elle le lâcherait un peu si elle se trouvait un petit copain, mais Hodges sait que c’est fort peu probable. Il est ce qui pourra jamais se rapprocher le plus d’un petit copain pour elle.
Heureusement que je t’aime, Holly, pense-t-il, sinon je devrais te tuer.
Il entend le vrombissement d’un avion à l’approche, regarde sa montre et constate qu’il est onze heures trente-quatre. On dirait qu’Oliver Madden va être pile poil à l’heure, et ça c’est chouette. Hodges lui-même est un homme ponctuel. Il attrape sa veste en tweed sur la banquette arrière et descend de voiture. Elle n’a pas un tombé tout à fait parfait car il a des trucs lourds dans les poches.
Il y a un avant-toit triangulaire au-dessus des portes d’entrée, et il fait facile cinq degrés de moins là-dessous. Hodges sort ses nouvelles lunettes de la poche intérieure de sa veste et scrute l’horizon à l’ouest. L’avion, à présent sur sa ligne d’approche, grossit, passant d’un point à une tache, puis à une forme identifiable correspondant aux photos que lui avait imprimées Holly : un 2008 Beechcraft KingAir 350 rouge avec un liseré noir. Seulement mille deux cents heures au compteur et huit cent cinq atterrissages exactement. Celui auquel Hodges s’apprête à assister sera le numéro huit cent six. Prix de vente estimé : quatre millions et des poussières.
Un homme en combinaison sort par les portes principales. Il regarde la voiture de Hodges, puis Hodges.
« Vous pouvez pas vous garer ici, dit-il.
— Vous avez pas l’air si débordés que ça aujourd’hui, répond Hodges nonchalamment.
— Le règlement c’est le règlement, monsieur.
— Je pars bientôt.
— Bientôt c’est pas pareil que maintenant. C’est réservé aux chargements et aux livraisons ici. Vous avez le parking pour vous garer. »
Le KingAir survole maintenant l’extrémité de la piste d’atterrissage, à quelques mètres à peine de la Terre Mère. Hodges pointe le pouce dans sa direction.
« Vous voyez cet avion, là ? L’homme aux commandes est un animal de la pire espèce. Pas mal de gens sont à ses trousses depuis un certain nombre d’années, et le voilà. »
Le gars en combinaison réfléchit à ce qu’il vient d’entendre pendant que l’animal de la pire espèce pose son avion sans rien de plus qu’un petit nuage de caoutchouc brûlé gris-bleu. Tous deux regardent l’appareil disparaître derrière le bâtiment de Zane Aviation. Puis l’homme — probablement un mécano — se retourne vers Hodges.
« Vous êtes flic ?
— Non, répond Hodges, mais pas loin. Et puis, je connais des présidents. »
Il tend une main légèrement fermée, paume vers le bas. Un billet de cinquante dollars dépasse entre ses phalanges.
Le mécano tend la main à son tour puis se ravise.
« Va y avoir du grabuge ?
— Non. »
L’homme prend le billet.
« Je suis censé lui amener ce Navigator ici. Exactement où vous êtes garé. C’est uniquement pour ça que je suis venu vous embêter. »
Maintenant que Hodges y pense, c’est pas une mauvaise idée.
« Et pourquoi pas ? Faites donc. Garez-le bien droit, juste derrière ma voiture. Après ça, il se peut que vous ayez autre chose à faire quelque part par là, pendant à peu près quinze minutes ?
— Toujours des trucs à faire dans le hangar A, convient l’homme en combinaison. Hé, vous avez pas de pistolet, hein ?
— Non.
— Et le type dans le KingAir ?
— Il en aura pas non plus. »
C’est presque sûr, mais si par extraordinaire Madden en avait un, il sera probablement rangé dans son bagage à main. Et même s’il l’a sur lui, il n’aura pas l’occasion de mettre la main dessus, encore moins de l’utiliser. Hodges espère ne jamais être trop vieux pour un peu d’action, mais il n’a absolument aucun intérêt pour les fusillades genre OK Corral.
Il entend à présent le battement régulier des hélices dont le son s’amplifie alors que le KingAir s’approche du bâtiment.
« Feriez bien de vous dépêcher avec ce Navigator. Ensuite…
— Hangar A, compris. Bonne chance à vous. »
Hodges hoche la tête en signe de remerciement.
« Bonne journée à vous, monsieur. »
Hodges se tient à gauche des portes, la main droite dans la poche de sa veste, jouissant de l’ombre et de l’air doux de l’été. Son cœur bat un peu plus vite qu’à l’ordinaire, mais c’est OK. Tout à fait normal. Oliver Madden est le genre de voleur qui se sert d’un ordinateur plutôt que d’un flingue (Holly a découvert que ce salopard, très actif socialement, a huit comptes Facebook différents, sous huit noms différents), mais c’est pas une raison pour penser que c’est gagné d’avance. C’est la meilleure façon de se prendre un revers. Il écoute Madden couper le moteur du KingAir et l’imagine marcher jusqu’au terminal de cette petite entreprise aéronautique presque absente des radars de contrôle. Non, pas juste marcher, s’élancer. D’un pas élastique. Se rendre à l’accueil, où il prendra les dispositions nécessaires pour que son petit joujou turbopropulsé soit conduit au hangar. Et réapprovisionné en kérosène ? Probablement pas aujourd’hui. Il a des trucs à faire en ville. Cette semaine, il achète des autorisations d’exploitation de casinos. Qu’il croit.
Le Navigator se gare, chromes scintillant au soleil, vitres fumées de gangster reflétant la façade du bâtiment… et Hodges. Oups ! Il se décale un peu plus vers la gauche. L’homme en combinaison descend, fait un signe à Hodges et part en direction du hangar A.
Hodges attend, se demandant ce que Barbara peut bien lui vouloir, et qu’est-ce qui peut être assez important pour qu’une jolie fille comme elle, entourée de plein d’amis, en vienne à contacter un homme assez âgé pour être son grand-père. Peu importe ce dont elle a besoin, il fera tout son possible pour le lui procurer. Bien normal, non ? Il l’aime presque autant qu’il aime Jerome et Holly. Tous les quatre, ils ont fait la guerre ensemble.
On verra ça plus tard, se dit-il. Pour l’instant, priorité à Madden. Garde l’œil sur la proie.
Les portes s’ouvrent et Oliver Madden sort. Il sifflote et, oui, il a le pas élastique du gagnant. Il mesure au moins dix centimètres de plus que le bon mètre quatre-vingt-huit de Hodges. Épaules larges dans un costard d’été, col de chemise ouvert, cravate desserrée. Bel homme, traits burinés quelque part entre George Clooney et Michael Douglas. Il a une mallette dans la main droite et un sac de sport à l’épaule gauche. Sa coupe de cheveux est du genre que l’on se fait faire dans un de ces salons où il faut réserver une semaine à l’avance.
Hodges s’avance et lui souhaite une bonne journée. Madden se retourne en souriant.
« Pareillement, monsieur. Je vous connais ?
— Pas le moins du monde, monsieur Madden, répond Hodges en lui rendant son sourire. Je suis là pour l’avion. »
Le sourire se flétrit légèrement aux commissures. Madden fronce ses sourcils impeccablement soignés.
« Je vous demande pardon ?
— L’avion, répète Hodges. Le Beech KingAir 350 ? Dix places assises ? Immatriculé N114DL ? Propriété de Dwight Cramm, domicilié à El Paso, Texas ? »
Le sourire reste en place, mais bon Dieu, ce qu’il lutte.
« Vous devez confondre, mon cher ami. Je m’appelle Mallon, pas Madden. James Mallon. Quant à l’avion, le mien est un King, oui, mais immatriculé N426LL, et j’ai bien peur qu’il m’appartienne, à moi et moi seul. Vous cherchez probablement Signature Air, à côté. »
Hodges acquiesce comme si Madden avait raison. Puis il sort son portable, l’attrapant de la main gauche de manière à pouvoir garder la main droite dans sa poche.
« Pourquoi ne pas appeler M. Cramm, dans ce cas-là ? Tirer ça au clair, hein ? Il me semble que vous étiez à son ranch la semaine dernière ? Et que vous lui avez fait un petit chèque de deux cent mille dollars ? De la First Bank de Reno ?
— Je ne vois absolument pas de quoi vous parlez. »
Disparu, le sourire.
« Eh bien, vous savez quoi ? Lui, il voit très bien qui vous êtes. Enfin, il connaît James Mallon, bien sûr, pas Oliver Madden, mais quand je lui ai faxé une série de clichés, il n’a eu aucun mal à vous identifier. »
Le visage de Madden est complètement inexpressif à présent, et Hodges constate qu’en fait il n’est pas beau du tout. Ni même laid, d’ailleurs. Il est quelconque, ultra grand ou pas, et c’est comme ça qu’il a réussi à s’en tirer pendant toutes ces années, arnaque après arnaque, réussissant même à rouler un vieux coyote rusé comme Dwight Cramm. Oui, il est quelconque, et ça lui rappelle Brady Hartsfield, qui a bien failli faire sauter un auditorium rempli de gosses, y a pas si longtemps. Un frisson lui parcourt l’échine.
« Vous êtes de la police ? » demande Madden. Il examine Hodges de haut en bas. « Je pense pas, vous êtes trop vieux. Mais si vous en êtes, j’aimerais bien voir votre plaque. »
Hodges répète ce qu’il a dit à l’homme en combinaison :
« Pas exactement de la police, mais pas loin.
— Alors bonne continuation, monsieur Pas Loin d’Être Dans La Police. J’ai des rendez-vous, et je suis pas en avance. »
Il s’éloigne vers le Navigator, pas en courant, mais presque.
« Non, vous êtes arrivé pile à l’heure », rétorque aimablement Hodges en lui emboîtant le pas.
Quand il était jeune retraité, il aurait été facile pour lui de se laisser distancer. À l’époque, il vivait de Slim Jim et de Doritos et il aurait été essoufflé au bout du dixième pas. Aujourd’hui, il marche cinq kilomètres par jour, soit dehors, soit sur son tapis de course.
« Laissez-moi tranquille, dit Madden, ou j’appelle la police, la vraie.
— Rien qu’une petite minute », enchaîne Hodges en pensant : Bordel, j’ai l’air d’un témoin de Jéhovah.
Madden contourne le Navigator par l’arrière. Son sac de sport balance comme un pendule.
« Je ne veux rien entendre. Vous êtes complètement fêlé.
— Vous savez ce qu’on dit », répond Hodges alors que Madden saisit la poignée de la portière côté conducteur, « heureux les fêlés car ils laissent passer la lumière. »
Madden ouvre la portière. Ça va comme sur des roulettes, se dit Hodges en sortant le Happy Slapper de la poche de sa veste. Le Slapper est une chaussette nouée. En dessous du nœud, le pied est rempli de billes de roulement. Hodges lui imprime un mouvement de balancier qui le fait entrer en contact avec la tempe gauche de Madden. Un coup style Boucles d’Or, pas trop dur, pas trop mou, juste comme il faut.
Madden chancelle et lâche sa mallette. Ses genoux fléchissent mais sans se dérober totalement. Hodges le saisit au-dessus du coude, une étreinte aussi solide qu’impérieuse perfectionnée durant ses années de service dans la police de cette ville, et l’aide à entrer dans le Navigator. L’homme a le regard vaseux d’un boxeur qui s’est fait salement malmener et peut seulement espérer que le round se termine avant que son adversaire enchaîne et l’amène vraiment au tapis.
« Hop là ! » dit Hodges.
Et quand le cul de Madden est posé sur le siège-baquet en cuir, Hodges se penche et soulève la jambe gauche restée en rade. Il attrape les menottes dans la poche gauche de sa veste et rive Madden au volant en un clin d’œil. Les clés du Navigator, suspendues à un gros porte-clés Hertz jaune, sont dans l’un des porte-gobelets. Hodges les attrape, claque la portière, ramasse la mallette et contourne rapidement la voiture. Avant de monter, il balance les clés dans l’herbe, près du panneau CHARGEMENTS ET LIVRAISONS SEULEMENT. Une bonne idée, parce que Madden a repris ses esprits et qu’il est en train d’appuyer sur le bouton de démarrage automatique du SUV comme un forcené. À chaque tentative, le tableau de bord affiche CLÉ NON DÉTECTÉE.
Hodges claque la portière côté passager et considère Madden gaiement.
« Ah, Oliver, enfin seuls. Comme dans un cocon.
— Vous avez pas le droit de faire ça », dit Madden. Il s’exprime plutôt clairement pour un mec qui devrait voir des petits oiseaux de dessin animé voleter autour de sa tête. « Vous m’avez agressé. Je peux porter plainte. Où est ma mallette ? »
Hodges la soulève.
« En de bonnes mains. Je l’ai ramassée pour vous. »
Madden tend sa main libre.
« Donnez-la-moi. »
Hodges la couche par terre et pose ses pieds dessus.
« Pour le moment, elle est en détention provisoire.
— Qu’est-ce tu veux, connard ? »
Le grognement est en contraste saisissant avec le costard et la coupe de cheveux.
« Allons, Oliver, j’ai pas frappé si fort que ça. L’avion. L’avion de Cramm.
— Il me l’a vendu. J’ai un certificat de cession de véhicule.
— Au nom de James Mallon.
— C’est comme ça que je m’appelle. J’ai changé mon nom légalement il y a quatre ans.
— Oliver, vous et la légalité, ça fait deux. Mais là n’est pas la question. Votre chèque était en bois plus dur que celui des séquoias de Californie.
— C’est impossible. » Il tire d’un coup sec sur son poignet menotté. « Enlevez-moi ça !
— On discutera des menottes une fois qu’on aura discuté du chèque. Mon bonhomme, c’était finaud. La First de Reno existe vraiment et quand Cramm a téléphoné pour vérifier si votre chèque était approvisionné, l’indicateur d’appels a confirmé qu’il appelait bien la First. Il est tombé sur un de ces messages enregistrés, Bienvenue à la First de Reno, où le client est roi, bla-bla-bla, et quand il a tapé le chiffre du service souhaité, il a été redirigé vers une personne prétendant être gestionnaire de compte. Je crois savoir que c’était votre beau-frère, Peter Jamieson, arrêté ce matin à Fields, en Virginie. »
Madden cligne des yeux et se recule brusquement, comme si Hodges l’avait giflé. Jamieson est bien le beau-frère de Madden, mais il n’a pas été arrêté. Du moins pas à la connaissance de Hodges.
« En se faisant passer pour un certain Fred Dawlings, Jamieson a certifié à M. Cramm que vous aviez à peu près douze millions de dollars sur différents comptes de la First. Je suis sûr qu’il a su être très convaincant, mais c’est l’indicateur d’appels qui a été l’élément décisif. De la bidouille réalisée avec un programme informatique clairement illégal. Mon assistante s’y entend en ordinateurs et c’est elle qui a reniflé la combine. Rien que ça, ça pourrait vous valoir seize à dix-sept mois au Club Fed. Mais y a bien plus que ça. Il y a cinq ans, vous et Jamieson avez réussi à pirater la Cour des comptes et à détourner quatre millions de dollars.
— Vous délirez.
— Pour le commun des mortels, quatre millions divisés en deux auraient suffi. Mais vous êtes pas du genre à vous reposer sur vos lauriers. Vous aimez les sensations fortes, hein, Oliver ?
— Je vous parle pas. Vous m’avez agressé et vous allez aller en prison pour ça.
— Donnez-moi votre portefeuille. »
Les yeux écarquillés, Madden le fixe, sincèrement choqué. Comme s’il n’avait pas lui-même dépouillé moult portefeuilles et comptes en banque. Ah, on aime pas ça, se faire prendre à son propre jeu, pas vrai ? pense Hodges. Tout ça c’est pas de pot, hein ?
Il tend la main.
« Donnez.
— Allez vous faire foutre. »
Hodges montre son Happy Slapper à Madden. Le pied blindé de billes de roulement pendouille, larme sinistre.
« Donne, enfoiré, ou j’assombris ton monde et je le prends moi-même. C’est toi qui vois. »
Madden sonde Hodges du regard pour voir s’il est vraiment sérieux. Puis il glisse la main dans la poche intérieure de son veston — doucement, à contrecœur — et en sort un portefeuille bien rempli.
« Waouh, s’exclame Hodges. C’est de l’autruche ?
— C’en est, en effet. »
Hodges comprend que Madden veut qu’il vienne le chercher lui-même. Il pense lui dire de le poser sur la console entre les deux sièges, puis change d’avis. Il semblerait que Madden soit un élève plutôt lent, à qui un petit cours de rattrapage sur qui tient les rênes ici ferait pas de mal. Il tend alors la main, Madden l’agrippe, broyant ses phalanges dans un étau puissant, et Hodges lui fiche un coup de Happy Slapper sur le dos de la main. Le broyage de phalanges cesse aussitôt.
« Aouh ! Aouh ! Putain ! »
Madden a porté sa main à sa bouche. Au-dessus, ses yeux incrédules sont noyés de larmes de douleur.
« On s’empare pas de ce qu’on peut pas garder », dit Hodges.
Il ramasse le portefeuille en se demandant brièvement si l’autruche est une espèce menacée. Pas que ce blaireau en aurait quelque chose à foutre, de toute façon.
Il se tourne vers le blaireau en question.
« C’était le deuxième avertissement et je donne jamais plus de deux petites tapes. On est pas dans une configuration flic-suspect, là. Vous refaites un truc comme ça et je vous cravache comme une mule louée, menotté au volant ou pas. Pigé ?
— Oui. »
Le mot sort d’une bouche encore tordue par la douleur.
« Vous êtes recherché par le FBI pour cette histoire de Cour des comptes. Vous êtes au courant ? »
Longue pause alors que Madden zieute le Slapper. Puis il dit oui à nouveau.
« Vous êtes recherché en Californie pour le vol d’une Rolls-Royce Silver Wraith, et en Arizona pour avoir volé la valeur d’un million de dollars d’équipement de chantier que vous avez ensuite revendu au Mexique. Vous êtes au courant de ça aussi ?
— Vous avez un micro sur vous ?
— Non. »
Madden décide de le croire.
« OK, ouais, je suis au courant. Même si j’ai revendu ces tractopelles et ces bulldozers pour une bouchée de pain, au final. C’était une putain d’arnaque.
— Si quelqu’un doit savoir reconnaître une arnaque quand elle se pointe et dit coucou, c’est bien vous. »
Hodges ouvre le portefeuille. Il n’y a presque pas de liquide dedans, peut-être quatre-vingts dollars en tout, mais Madden n’a pas besoin de liquide : il possède une bonne vingtaine de cartes de crédit à au moins six noms différents. Hodges le dévisage avec une franche curiosité.
« Comment vous faites pour vous y retrouver ? »
Madden ne répond pas.
Avec cette même curiosité, Hodges demande :
« Vous n’avez jamais honte ? »
Le regard fixé devant lui, Madden répond :
« La fortune de ce vieil enfoiré d’El Paso s’élève à cent cinquante millions de dollars. Il s’est fait la plus grande partie de son fric en vendant des concessions pétrolières qui valaient rien. OK, je me suis barré avec son avion. Il lui reste plus que son Cessna 172 et son Learjet 35. Pauvre chou. »
Hodges se dit : Si ce type avait une boussole à morale, elle pointerait toujours plein sud. Ça sert à rien de discuter… mais est-ce que ça a jamais servi à quelque chose ?
Il fouille dans le portefeuille et trouve une facture détaillée du KingAir : deux cent mille dollars payés, le reste en séquestre à la First de Reno, à verser après un vol d’essai satisfaisant. Techniquement, le document n’a aucune valeur — l’avion a été acheté sous un faux nom avec de l’argent inexistant. Hodges n’est pas spécialiste de ces choses-là mais il n’est pas encore trop vieux pour compter les coups et arracher des scalps.
« Vous l’avez verrouillé ou vous avez laissé les clés à l’accueil pour qu’ils puissent le mettre au hangar ?
— À l’accueil.
— OK, bien. » Hodges considère Madden gravement. « Vient maintenant la partie la plus importante de notre petite conversation, Oliver, alors écoutez-moi bien. J’ai été engagé pour retrouver l’avion et en prendre possession. C’est tout, fin de l’histoire. Je suis pas du FBI, je suis pas flic, je suis même pas détective privé. Mais mes sources sont bonnes et je sais que vous êtes sur le point de conclure une prise de participation majoritaire dans deux casinos du lac. Un à Grande Belle Cœur Island et un à P’tit Grand Cœur. » Du pied, il tapote la mallette. « Je suis sûr que la paperasse est là-dedans, tout comme je suis sûr que si vous tenez à rester un homme libre, elle sera jamais signée.
— Oh là, une petite minute !
— Fermez-la. Il y a un billet d’avion au nom de James Mallon qui vous attend au terminal Delta. Un aller simple pour Los Angeles. Qui part dans… » Il consulte sa montre. « … à peu près une heure trente. Ce qui vous laisse le temps de passer la sécurité et tout le bordel. Montez dans cet avion ou vous serez en prison ce soir. Vous comprenez ce que je vous dis ?
— Je peux pas…
— Vous comprenez ? »
Madden — qui est aussi Mallon, Morton, Mason, Dillon, Callen et Dieu sait combien d’autres encore — réfléchit aux options possibles, réalise qu’il n’en a pas vraiment et hoche la tête à contrecœur.
« Génial ! Maintenant je vais vous détacher, récupérer mes menottes et sortir de votre véhicule. Si vous tentez quoi que ce soit, j’hésiterai pas à vous faire mal. Est-ce que c’est bien clair ?
— Oui.
— Votre clé de voiture est dans l’herbe. Gros porte-clés Hertz jaune, vous pouvez pas le rater. En attendant, les deux mains sur le volant. À dix heures dix, comme papa vous l’a appris. »
Madden pose les mains sur le volant. Hodges déverrouille les menottes, les glisse dans la poche gauche de sa veste et sort du Navigator. Madden ne moufte pas.
« Allez, passez une bonne journée », dit Hodges, et il claque la porte.
Il monte à bord de sa Prius, va se garer à la sortie du rond-point de Zane Aviation et observe Madden ramasser les clés du Navigator dans l’herbe. Lorsqu’il passe en voiture devant lui, Hodges lui fait un coucou de la main. Madden ne lui répond pas, ce qui ne risque pas de fendre le cœur de Hodges. Il suit le Navigator sur la bretelle d’accès à l’aéroport, lui collant presque au cul. Quand Madden bifurque vers les terminaux principaux, Hodges lui fait ses adieux d’un appel de phares.
À peine un kilomètre plus loin, il se gare sur le parking de Midwest Airmotive et appelle Pete Huntley, son ancien coéquipier dans la police. Il a droit à un assez cordial : « Hey, Billy, ça va ? » mais rien de très expansif. Depuis que Hodges se l’est joué solo dans l’affaire du fameux Tueur à la Mercedes (échappant de justesse à de sérieux ennuis d’ordre juridique ensuite), ses relations avec Pete se sont légèrement refroidies. Peut-être que cet appel brisera un peu la glace. En tout cas, il n’a absolument aucun remords d’avoir menti au blaireau en route maintenant vers le terminal Delta : s’il y a bien un gars qui mérite d’avaler une cuillerée bien pleine de son propre sirop, c’est Oliver Madden.
« Ça te dirait de ferrer un bon gros poisson, Pete ?
— Gros comment ? »
Toujours cordial, mais d’une cordialité intéressée, à présent.
« Les Dix Plus Recherchés par le FBI, c’est assez gros ? Il est actuellement en train de s’enregistrer au terminal Delta pour le vol cent dix-neuf à destination de L.A., départ prévu à treize heures quarante-cinq. Réservation au nom de James Mallon mais son vrai nom est Oliver Madden. Il a volé un paquet de fric à la Banque centrale il y a cinq ans, sous le nom de Oliver Mason, et tu sais qu’Oncle Sam aime pas tellement qu’on lui fasse les poches. »
Il énumère encore quelques détails salés du pedigree de Madden.
« Et comment tu sais qu’il est à Delta, toi ?
— Parce que c’est moi qui ai acheté son billet. Je pars de l’aéroport, là. Je viens de saisir son avion. Qui n’était pas son avion, vu qu’il avait versé l’acompte avec un chèque en bois. Holly appellera Zane Aviation pour leur donner tous les détails. Elle adore cette partie du boulot. »
Un long silence. Puis :
« Tu vas donc jamais la prendre, ta retraite, Billy ? »
Ça a quelque chose de blessant.
« Tu pourrais dire merci. Ça te tuerait pas. »
Pete soupire.
« Je vais appeler la sécurité de l’aéroport, puis j’irai là-bas moi-même. » Une pause. Puis : « Merci. Kermit. »
Hodges sourit. C’est pas grand-chose, mais ça pourrait être un début de raccommodage d’une relation sinon brisée, du moins salement fissurée.
« Tu remercieras Holly. C’est elle qu’a réussi à le localiser. Elle est toujours un peu nerveuse avec les gens qu’elle connaît pas, mais devant un ordinateur, c’est une tueuse.
— J’y manquerai pas.
— Et dis bonjour à Izzy pour moi. »
Isabelle Jaynes est la coéquipière de Pete depuis que Hodges a pris sa retraite. Une rousse explosive et super intelligente. Il vient à l’esprit de Hodges, presque dans un choc, que bientôt elle aussi travaillera avec un nouveau coéquipier ; Pete lui-même va pas tarder à prendre sa retraite.
« J’y manquerai pas non plus. Tu me donnes le signalement de ce type pour les gars de la sécurité ?
— Difficile de le rater. Environ un mètre quatre-vingt-dix-huit. Costard havane, probablement l’air un peu sonné à l’heure qu’il est.
— Tu l’as frappé ?
— Je l’ai calmé. »
Pete rigole. C’est bon à entendre. Hodges raccroche et file en ville, bien parti pour s’enrichir de vingt mille dollars par la grâce d’un vieux Texan bourru du nom de Dwight Cramm. Il appellera Cramm pour lui annoncer la bonne nouvelle une fois qu’il saura ce que veut la Barbster de sœur de Jerome.
Drew Halliday (dans son petit cercle d’amis, il préfère maintenant qu’on l’appelle Drew) mange des œufs Benedict chez Jamais Toujours, à sa petite table de coin habituelle. Il avale lentement, en se contrôlant, alors qu’il pourrait tout gober en quatre gros coups de fourchette, puis soulève son assiette et lèche la délicieuse sauce jaune comme un chien lèche sa gamelle. Il n’a pas de parents proches, sa vie sentimentale est réduite à néant depuis bien quinze ans maintenant et — regardons les choses en face — ses amis sont tout au plus des connaissances. Les seules choses qui comptent pour lui maintenant sont les livres et la bouffe.
Enfin, non.
Ces jours-ci, il y a un troisième truc qui l’obsède.
Les carnets de John Rothstein sont réapparus dans sa vie.
Le serveur, un jeune type en chemise blanche et pantalon noir serré, glisse jusqu’à sa table. Cheveux mi-longs blond foncé, propres et attachés sur la nuque, dégageant ses pommettes élégantes. Drew fait partie d’une petite troupe de théâtre depuis maintenant trente ans (drôle comme le temps file… sauf que non, pas vraiment) et il trouve que William ferait un Roméo absolument parfait, en partant du principe qu’il sache jouer, bien sûr. Et les bons serveurs savent toujours jouer la comédie. Un peu.
« Y aura-t-il autre chose, monsieur Halliday ? »
Oui ! se dit-il. Encore deux fois ça, plus deux crèmes brûlées et un fraisier !
« Un autre café, ce sera tout. »
William sourit, dévoilant des dents qui n’ont eu à subir rien d’autre qu’une bonne hygiène dentaire.
« Je vous apporte ça en deux temps, trois mouvements ! »
Drew repousse son assiette vide à regret, laissant derrière lui les dernières traces de jaune d’œuf et de sauce hollandaise. Il sort son agenda. Un Moleskine — bien évidemment — en format poche. Il fait défiler l’équivalent de quatre mois de notes — adresses, pense-bêtes, prix de livres commandés ou à commander pour divers clients. Vers la fin de l’agenda, sur une page entière, il a écrit deux noms. Le premier est James Hawkins. Il se demande si c’est une coïncidence ou si le môme l’a choisi exprès. Est-ce que les jeunes lisent encore Robert Louis Stevenson de nos jours ? Drew a tendance à penser que celui-ci, oui ; après tout, il prétend être étudiant en lettres, et Jim Hawkins est le héros-narrateur de L’Île au trésor.
Le deuxième nom, en dessous de Jim Hawkins, est Peter Saubers.
Saubers — alias Hawkins — est venu au magasin pour la première fois il y a deux semaines, en se cachant derrière une ridicule moustache d’adolescent qui n’avait pas encore eu le temps de pousser beaucoup. Il portait des lunettes à monture de corne noire, comme celles que Drew (alors Andy) arborait à l’époque où Jimmy Carter était président. En règle générale, les adolescents franchissaient peu la porte de son magasin, ce qui allait parfaitement à Drew ; il avait peut-être toujours un faible pour certains jeunes hommes — William le Serveur en était un exemple — mais les ados avaient tendance à ne pas être soigneux avec les livres de valeur, ils les manipulaient sans ménagement, les remettaient à l’envers sur les étagères, les faisaient même tomber. Et puis, ils avaient la fâcheuse manie de voler.
On aurait dit que celui-ci allait tourner les talons et s’échapper en courant si Drew lâchait à peine un bouh. Il portait un blouson du City College, bien que la journée fût trop douce pour ça. Drew, qui avait lu sa part de Sherlock Holmes, fit le rapprochement entre la moustache et les lunettes d’étudiant et en déduisit que ce jeune homme voulait se faire passer pour plus vieux qu’il n’était, comme s’il essayait d’entrer dans une boîte de nuit du centre et pas dans une librairie spécialisée dans les livres rares.
Tu veux me faire croire que t’as au moins vingt et un ans, pensa Drew, mais je veux bien être pendu si t’as dix-sept ans et un jour. Et t’es pas là pour regarder non plus, n’est-ce pas ? Je crois bien que tu es un jeune homme en mission.
Le garçon trimballait un gros livre et une enveloppe kraft sous le bras. La première idée de Drew fut que le gamin voulait faire estimer un vieux machin moisi qu’il avait trouvé dans son grenier, mais alors que M. Moustache se rapprochait avec hésitation, Drew aperçut une pastille violette qu’il reconnut tout de suite, collée sur le dos du bouquin.
Drew réprima donc son premier réflexe, qui avait été de lancer un : Bonjour, fiston. Laissons croire au gamin que son déguisement d’étudiant est crédible. Où est le mal ?
« Bonjour, monsieur. Puis-je faire quelque chose pour vous ? »
Pendant un instant, le jeune M. Moustache ne dit rien. Le brun foncé de ses poils de barbe naissants jurait avec la pâleur de ses joues. Drew voyait bien qu’il hésitait entre rester ou marmonner un : Non, ça ira, et foutre le camp. Un seul mot suffirait sûrement à le faire déguerpir mais Drew souffrait de la maladie chronique de la curiosité assez répandue chez les antiquaires. Il gratifia donc le garçon de son plus charmant sourire je-ne-ferais-pas-de-mal-à-une-mouche, croisa les mains et attendit.
« Euh…, dit enfin le garçon. Oui, peut-être. » Drew leva les sourcils. « Vous vendez des livres rares et vous en achetez aussi, non ? C’est ce que dit votre site internet.
— C’est exact. Si je peux vendre à profit, bien évidemment. C’est tout le principe des affaires. »
Le garçon rassembla son courage — Drew put quasiment le voir faire — et marcha jusqu’à la caisse où le halo lumineux d’une lampe d’architecte à l’ancienne éclairait un désordre de paperasse semi-organisé. Drew tendit la main.
« Andrew Halliday. »
Le garçon la serra brièvement, puis retira la sienne, comme s’il craignait qu’on la retînt.
« James Hawkins.
— Enchanté.
— Mmm-mmh. Je crois… que j’ai quelque chose qui pourrait vous intéresser. Quelque chose qu’un collectionneur pourrait payer au prix fort. Si c’était le bon collectionneur.
— Pas le livre que vous avez sous le bras, j’imagine ? »
Drew pouvait lire le titre à présent : Dépêches de l’Olympe. Le sous-titre ne figurait pas sur le dos mais Drew le connaissait bien car il en possédait un exemplaire depuis de nombreuses années : Lettres manuscrites de vingt grands écrivains américains.
« Oh, non, pas celui-là. » James Hawkins lâcha un petit rire nerveux. « Celui-là, c’est juste pour comparer.
— Très bien, je vous écoute. »
Un court instant, « James Hawkins » sembla incertain sur la marche à suivre. Puis il cala l’enveloppe kraft plus fermement sous son bras et fit rapidement défiler les pages de papier glacé de Dépêches de l’Olympe, passant un mot assassin de Faulkner à l’intention d’un fournisseur basé à Oxford, Mississippi, au sujet d’une commande égarée ; une lettre exubérante de Eudora Welty à Ernest Hemingway ; un gribouillage à propos de qui savait quoi de Sherwood Anderson ; et une liste de courses que Robert Penn Warren avait ornée de deux pingouins qui dansaient, dont un fumant une cigarette.
Enfin, il trouva ce qu’il cherchait, posa le bouquin sur le bureau et le tourna pour le montrer à Drew.
« Là, dit-il. Regardez. »
Le cœur de Drew bondit à la vue du titre : John Rothstein à Flannery O’Connor. La lettre soigneusement photographiée avait été rédigée sur une feuille de papier à carreaux déchirée dans un carnet bon marché, effrangée sur tout le bord gauche. La petite écriture soignée de Rothstein, très différente de l’écriture de chat de tellement d’écrivains, était reconnaissable entre toutes.
19 février 1953
Ma chère Flannery O’Connor,
J’ai bien reçu ton merveilleux roman, La Sagesse dans le sang, que tu m’as si gentiment signé. Je peux dire merveilleux car je l’ai acheté dès sa sortie, et je l’ai lu aussitôt. Je suis ravi de posséder cet exemplaire signé, tout comme, j’en suis certain, tu dois être ravie de toucher les droits sur une vente supplémentaire ! Je me suis délecté de ton panel bigarré de personnages, surtout Hazel Motes et Enoch Emery, un gardien de zoo que mon propre Jimmy Gold aurait apprécié et avec qui il se serait très certainement lié d’amitié. On t’a qualifiée de « connaisseuse du grotesque », miss O’Connor, mais ce que les critiques n’ont pas salué — probablement parce qu’ils en sont eux-mêmes dénués —, c’est ton sens de l’humour démentiel qui n’épargne personne. Je sais que tu es souffrante, mais j’espère que tu persévéreras dans ton travail malgré tout. C’est un travail important ! En te remerciant à nouveau,
P.-S. : La Poule Célèbre : j’en ris encore !!!
Pour se calmer, Drew parcourut la lettre plus longtemps que nécessaire, puis il leva les yeux vers le garçon qui se faisait appeler James Hawkins.
« Vous comprenez la référence à la poule ? Je peux vous expliquer, si vous voulez. C’est un bon exemple de son sens de l’humour démentiel, comme dit Rothstein.
— J’ai fait des recherches. Quand Mlle O’Connor avait six ou sept ans, elle avait — ou prétendait avoir — une poule qui marchait à reculons. Des reporters sont venus et l’ont filmée, et la poule s’est retrouvée au cinéma. Flannery O’Connor disait que ç’avait été le point culminant de sa vie et qu’après ça, tout n’avait été que déception.
— Tout à fait juste. Maintenant que nous avons couvert le sujet de la Poule Célèbre, que puis-je faire pour vous ? »
Le garçon inspira profondément et ouvrit le rabat de son enveloppe kraft. Il en sortit une photocopie et la posa à côté de la lettre de Rothstein dans Dépêches de l’Olympe. Le visage de Drew Halliday continua d’afficher un intérêt placide alors que son regard passait d’un texte à l’autre, mais derrière son bureau, ses doigts entrelacés étaient si serrés que ses ongles coupés ras s’enfonçaient dans le dos de ses mains. Il reconnut immédiatement ce qu’il avait sous les yeux. Les fioritures au bout des y, les b toujours détachés, les h qui s’envolaient et les g qui plongeaient. La question maintenant était de savoir ce que savait « James Hawkins ». Peut-être pas tout, mais certainement plus qu’un peu. Sinon, pourquoi se cacher derrière une moustache naissante et une paire de binocles qui ressemblaient bizarrement à ces lunettes sans correction qu’on pouvait acheter dans un bazar ou dans un magasin de déguisements ?
En haut de la page, entouré, était écrit le numéro 44. En dessous figurait un fragment de poésie.
Le suicide est circulaire, c’est du moins mon avis :
vous pouvez avoir votre propre opinion.
Mais s’il vous plaît, méditez ceci.
Une plaza juste après le lever du soleil,
Disons au Mexique.
Ou au Guatemala, si vous voulez.
Un endroit où au plafond dans les chambres
vous avez encore des ventilateurs en bois.
En tout cas tout est blanco jusqu’au ciel bleu
sauf les tignasses fatiguées des palmiers
et rosa là où à moitié endormi, le garçon
nettoie les pavés devant le café.
Au coin de la rue, attendant le premier
Ça s’arrêtait là. Drew regarda le môme.
« Ça continue après, expliqua James Hawkins. Il parle du premier bus de la journée. Ceux qui marchent avec des câbles. Il appelle ça un trolebus. C’est le mot espagnol pour tramway. La femme du narrateur, ou c’est peut-être sa copine, est assise dans un coin de la pièce, elle est morte. Elle s’est tiré une balle. Il vient de la trouver.
— Ça me semble pas tellement immortel comme poésie », commenta Drew.
Dans son état de sidération présent, c’était tout ce qui lui venait à l’esprit. Qualité mise à part, ce poème était la première œuvre inédite de Rothstein à faire surface en un peu plus d’un demi-siècle. Personne ne l’avait vue sauf l’auteur, ce garçon et Drew lui-même. Sauf si Morris Bellamy était tombé dessus, ce qui semblait peu probable étant donné le nombre important de carnets qu’il prétendait avoir volés.
Le nombre important.
Seigneur, le nombre important de carnets.
« Non, c’est clair que c’est pas du Wilfred Owen ou du T. S. Eliot, mais c’est pas vraiment la question, si ? »
Drew réalisa subitement que « James Hawkins » le regardait un peu trop attentivement. Et voyait quoi ? Sans doute beaucoup trop. Drew était habitué à bien cacher son jeu — il le fallait dans un business où sous-évaluer un prix d’achat est aussi important que surévaluer un prix de vente — mais ça c’était comme le Titanic remontant soudain à la surface de l’océan Atlantique, déglingué et rouillé, mais là.
OK, alors admets-le.
« Non, sûrement que non. » La photocopie et la lettre à O’Connor étaient toujours l’une à côté de l’autre et Drew ne pouvait s’empêcher de faire des allers-retours avec son doigt boudiné d’un point de comparaison à un autre. « Si c’est une contrefaçon, elle est sacrément ressemblante.
— C’est pas une contrefaçon. »
Dit avec une parfaite assurance.
« Où avez-vous trouvé ça ? »
Le garçon se lança alors dans une histoire à la con que Drew écouta à peine. Un truc comme quoi son oncle Phil de Cleveland était décédé et qu’il avait légué sa collection de livres au petit James et qu’au milieu des livres de poche et des Éditions Club il y avait six Moleskine et que, miracle, ces six carnets, remplis de toutes sortes de trucs intéressants — surtout de la poésie, avec quelques essais et des fragments de nouvelles —, étaient de la main de John Rothstein.
« Comment avez-vous su que c’était de lui ?
— J’ai reconnu son style, même dans les poèmes », répondit Hawkins. Il s’était préparé à cette question, c’était clair. « J’étudie la littérature américaine au City College et j’ai lu la plupart de ce qu’il a écrit. Mais il n’y a pas que ça. Par exemple, ce poème parle du Mexique, et Rothstein y a passé six mois à bourlinguer après la guerre.
— Comme une douzaine d’autres écrivains américains de renom, parmi lesquels Ernest Hemingway et le mystérieux B. Traven.
— Ouais, mais regardez ça. »
Le garçon sortit une seconde photocopie de l’enveloppe. Drew s’ordonna de ne pas se jeter dessus avidement… et se jeta dessus avidement. Il se comportait comme s’il était dans le métier depuis trois ans et pas trente, mais qui pouvait lui en vouloir ? C’était du lourd. C’était énorme. Le problème, c’était que « James Hawkins » semblait le savoir.
Ah, mais il sait pas ce que je sais moi, notamment leur provenance. Sauf si Morrie l’utilise comme pigeon, et comment ce serait possible avec Morrie en train croupir à la prison d’État de Waynesville ?
L’écriture sur la deuxième photocopie provenait clairement de la même main mais elle était moins propre. Alors qu’il n’y avait ni rature ni note marginale sur le fragment de poésie, ce texte en regorgeait.
« Je pense qu’il a dû l’écrire en étant soûl, dit le garçon. Il buvait beaucoup, vous savez, puis il a arrêté. Comme ça, du jour au lendemain. Lisez-le. Vous comprendrez. »
Le numéro en haut de la page était 77. En dessous, le texte commençait au milieu d’une phrase :
jamais anticipé. Si les bonnes critiques ont toujours la saveur d’un bon dessert sur le court terme, on découvre qu’elles mènent à l’indigestion — insomnies, cauchemars, même des problèmes, cruciaux avec l’âge, de transit intestinal — sur le long terme. Et la stupidité est encore plus remarquable dans les éloges que dans les attaques. Voir Jimmy Gold comme une référence, un HÉROS, même, c’est comme qualifier Billy the Kid (ou Charles Starkweather, son plus proche avatard version XXe siècle) d’icône américaine. Jimmy c’est Jimmy, c’est moi, c’est toi ; il n’est pas calqué sur Huck Finn mais sur Étienne Lantier, le plus grand personnage de fiction du XIXe siècle ! Si je me suis retiré de la vie publique, c’est parce que l’œil du public est contaminé, et que je ne vois aucune raison de lui présenter davantage de mattière. Comme dirait Jimmy, « Cette connerie
Ça se terminait là, mais Drew connaissait la suite, et il était certain que Hawkins la connaissait aussi. C’était la célèbre devise de Jimmy Gold que l’on voyait encore imprimée sur des T-shirts, tant d’années après.
« Il a fait une faute à avatar. »
C’était tout ce que Drew trouvait à dire.
« Et à matière. Des vraies fautes, pas un texte nettoyé par un correcteur. » Les yeux du garçon luisaient. C’était une lueur que Drew avait souvent vue, mais jamais chez quelqu’un d’aussi jeune. « Un texte vivant, voilà ce que je pense. Vivant et qui respire. Vous avez vu la comparaison avec Étienne Lantier ? C’est le personnage principal de Germinal, d’Émile Zola. Et c’est nouveau ! Vous saisissez ? C’est un nouvel éclairage sur un personnage que tout le monde connaît, et qui provient de l’auteur lui-même ! Je parie qu’il y a des collectionneurs qui paieraient une fortune pour avoir l’original, et tout le reste que j’ai.
— Vous dites avoir six carnets en votre possession ?
— Mmm-mmh. »
Six. Pas une centaine ou plus. Si le gamin n’avait que six carnets, alors il n’agissait sûrement pas pour le compte de Bellamy, sauf si pour une raison ou une autre, Morris avait partagé son butin. Drew n’imaginait pas son vieux pote faire ça.
« Des Moleskine moyen format, quatre-vingts pages chacun. Ça fait quatre cent quatre-vingts pages en tout. Avec beaucoup de blancs — c’est toujours le cas avec les poèmes — mais il n’y a pas que des poèmes. Il y a des nouvelles aussi. Dont une sur Jimmy Gold enfant. »
Mais question : lui, Drew, croyait-il vraiment qu’il n’y en avait que six ? Et si le garçon gardait le meilleur pour lui-même ? Dans ce cas, le gardait-il pour le vendre plus tard ou parce qu’il ne voulait pas le vendre du tout ? La lueur qu’il voyait dans ses yeux le faisait pencher pour la deuxième solution, même si, pour le gamin, ce n’était peut-être pas encore un choix conscient.
« Monsieur ? Monsieur Halliday ?
— Pardon, excusez-moi. J’essayais juste de me faire à l’idée que c’est peut-être vraiment du Rothstein inédit que j’ai sous les yeux.
— C’en est », répliqua le garçon. Il n’y avait toujours aucun doute dans sa voix. « Alors, combien ?
— Combien moi je paierais ? » Maintenant qu’ils en venaient au marchandage, Drew se dit qu’il pouvait se permettre un fiston. « Fiston, je suis pas franchement Crésus. Tout comme je ne suis pas entièrement convaincu que ce ne sont pas des contrefaçons. Un canular… Il faudrait que je puisse voir les originaux. »
Drew vit Hawkins se mordre les lèvres derrière sa moustache naissante.
« Je ne parlais pas de vous, je parlais de collectionneurs privés. Vous devez bien en connaître qui seraient prêts à dépenser beaucoup d’argent pour des objets spéciaux comme ça.
— J’en connais quelques-uns, oui. » Il en connaissait une bonne dizaine. « Mais je ne m’aventurerais pas à leur écrire sur la base de deux pages photocopiées. Quant à les faire authentifier par un expert en écriture… ça pourrait être risqué. Rothstein a été assassiné, vous savez, ça fait de ces documents des biens volés.
— Sauf s’il les a donnés à quelqu’un avant de se faire tuer », répliqua du tac au tac le garçon, et Drew dut se rappeler encore une fois que le gosse s’était préparé à cette entrevue.
Mais moi je connais le métier, pensa-t-il. Je connais le métier et j’ai de la bouteille.
« Fiston, y a aucun moyen de prouver que c’est ce qui s’est passé.
— Et y a aucun moyen de prouver le contraire. »
Impasse, donc.
Le garçon récupéra brusquement les deux photocopies et les fourra dans l’enveloppe kraft.
« Hep là, s’écria Drew, inquiet. Attends une minute.
— Non, c’était une erreur, j’aurais pas dû venir. Y a une librairie à Kansas City, Jarrett’s Fine Firsts and Rare Editions. C’est une des plus grosses du pays. J’essaierai là-bas.
— Si tu peux attendre une semaine, je peux passer quelques coups de fil. Mais il faut que tu me laisses les photocopies. »
Le garçon hésita, incertain. Puis il finit par dire :
« Combien vous pouvez en tirer, vous pensez ?
— Pour presque cinq cents pages d’écrits jamais publiés — bon sang, même jamais vus — de Rothstein ? L’acheteur voudrait au moins une analyse graphologique informatique, il existe de bons programmes qui font ça, et en supposant que l’analyse apporte la confirmation que ce sont des originaux, disons… » Il calcula le montant le plus bas à lui balancer tout en restant crédible. « Peut-être cinquante mille dollars. »
James Hawkins goba, ou sembla gober.
« Et quelle serait votre commission ? »
Drew rit poliment.
« Fiston… James… aucun revendeur ne prendrait une commission sur une transaction pareille. Pas quand l’auteur — légalement le propriétaire donc — a été assassiné et que l’ouvrage en question pourrait avoir été volé. Je prendrai cinquante pour cent.
— Non. » C’était sorti tout seul de la bouche du garçon. Il était peut-être pas encore capable de se faire pousser la moustache de motard de ses rêves, mais il était couillu en plus d’être futé. « Trente pour cent. Soixante-dix pour moi. »
Drew pouvait accepter ça, se faire deux cent cinquante mille dollars pour les six carnets et donner soixante-dix pour cent de cinquante mille au gosse, mais est-ce que « James Hawkins » s’attendrait pas à ce qu’il marchande au moins un peu ? Est-ce que ce serait pas louche s’il le faisait pas ?
« Soixante-quarante. C’est ma dernière offre, encore faut-il trouver un acheteur. Ça te ferait trente mille dollars pour des trucs trouvés dans un carton au milieu de vieux exemplaires des Dents de la mer et de Sur la route de Madison. Pas trop mal, je dirais. »
Le garçon dansait d’un pied sur l’autre, sans dire un mot, mais clairement indécis.
Drew renouvela son sourire je-ne-ferais-pas-de-mal-à-une-mouche.
« Laisse-moi les photocopies. Reviens dans une semaine et je te dirai où on en est. Et un bon conseil, reste loin de Jarrett. Celui-là te fera les poches.
— Je veux du liquide. »
Drew pensa : Qui n’en voudrait pas ?
« Ne mets pas la charrue avant les bœufs, fiston. »
Le garçon se décida enfin et posa l’enveloppe kraft sur le bureau en pagaille.
« OK, je reviendrai. »
Drew pensa : Je n’en doute pas. Et je suis sûr que je serai en bien meilleure position pour négocier à ce moment-là.
Il tendit la main. Le garçon la serra à nouveau, aussi rapidement que possible tout en tâchant de rester poli. Comme s’il avait peur de laisser ses empreintes. Ce qu’il avait déjà fait, en un sens.
Drew resta où il était jusqu’à ce que « James Hawkins » sorte du magasin, puis il s’écrasa dans son fauteuil de bureau (qui lâcha un grognement résigné) et réveilla son Mac en veille. Il y avait deux caméras de surveillance installées au-dessus de la porte d’entrée, une pointant dans chaque direction de Lacemaker Lane. Il observa le garçon tourner au coin de Crossway Avenue et disparaître de l’écran.
La pastille violette sur le dos de Dépêches de l’Olympe : c’était ça la clé. L’exemplaire provenait d’une bibliothèque, et Drew connaissait toutes celles de la ville. Le violet correspondait aux éditions de référence de la bibliothèque de Garner Street, et les ouvrages de référence n’étaient pas censés circuler. Si le gamin avait essayé de le glisser sous son blouson du City College, les portiques de sécurité à l’entrée auraient sonné, parce que l’autocollant violet était aussi un antivol. Ce qui, ajouté à l’évidente passion du gamin pour la littérature, l’entraîna vers une nouvelle conclusion digne de Sherlock.
Drew se rendit sur le site de la Bibliothèque de Garner Street, où toutes sortes d’options s’offrirent à lui : HORAIRES D’ÉTÉ, PETITS ET ADOS, ÉVÉNEMENTS, COLLECTION DE FILMS CLASSIQUES, et, enfin et surtout : RENCONTREZ NOTRE ÉQUIPE.
Drew Halliday cliqua et n’eut pas besoin de cliquer davantage, du moins pour l’instant. Au-dessus de l’onglet PRÉSENTATION se trouvait une photo du personnel, ils étaient à peu près une vingtaine en tout, rassemblés sur la pelouse de la bibliothèque. La statue de Horace Garner, livre ouvert en main, se dressait derrière eux. Ils étaient tout sourire, y compris son gars, sans moustache et fausses lunettes. Deuxième rang, troisième en partant de la gauche. Selon la présentation, le jeune M. Peter Saubers était lycéen à Northfield High et travaillait actuellement à mi-temps. Il souhaitait étudier les lettres, option Science de la Documentation et des Bibliothèques.
Drew poursuivit ses recherches, aidé par le nom de famille assez peu commun du garçon. Il transpirait légèrement, et pourquoi pas ? Il considérait déjà les six carnets comme une misère, un amuse-gueule. La totalité des carnets — dont certains contenaient un quatrième volume de la saga Jimmy Gold, si son taré de copain avait dit vrai toutes ces années passées — pourrait valoir au moins cinquante millions de dollars, s’ils étaient vendus séparément à différents collectionneurs. Le quatrième roman à lui seul pourrait atteindre les vingt millions. Et avec Morrie Bellamy bien au chaud et en lieu sûr en prison, tout ce qui lui faisait barrage, c’était un ado même pas capable de se faire pousser une moustache digne de ce nom.
William le Serveur revient avec la note et Drew glisse son American Express dans le porte-addition en cuir. Elle ne sera pas refusée, il en est certain. Il est un peu moins sûr pour les deux autres, mais il veille à être relativement en règle avec son Amex car c’est celle qu’il utilise pour ses transactions commerciales.
Les affaires ont pas été très bonnes ces dernières années, or Dieu sait qu’elles auraient dû l’être. Elles auraient dû être excellentes, surtout entre 2008 et 2012, quand l’économie américaine s’est effondrée et paraissait incapable de se relever. Dans des période pareilles, le prix des marchandises de valeur — les vraies choses, pas comme les octets et les multiplets en vente à la Bourse de New York — explose toujours. L’or et les diamants, oui, mais aussi l’art, les antiquités et les livres rares. Cet enfoiré de Michael Jarrett à Kansas City roule en Porsche aujourd’hui. Drew l’a vue sur sa page Facebook.
Ses pensées dévient sur sa seconde entrevue avec Peter Saubers. Si seulement le gamin avait pas découvert l’existence de son troisième emprunt avec hypothèque ; ça avait été un tournant décisif. Peut-être même le tournant décisif.
Les déboires financiers de Drew remontent à ce foutu bouquin de James Agee, Louons maintenant les grands hommes. Un exemplaire splendide, comme neuf, signé par Agee et Walker Evans, le photographe. Comment Drew était-il censé savoir qu’il avait été volé ?
Bon d’accord, probablement qu’il le savait, probablement que tous les drapeaux rouges étaient hissés, qu’ils claquaient furieusement au vent et qu’il aurait dû passer au large, mais le vendeur n’avait aucune idée de la véritable valeur de l’ouvrage et Drew avait légèrement baissé sa garde. Pas assez pour écoper d’une amende ou d’une peine de prison, et merci Seigneur pour ça, mais les conséquences se sont ressenties sur le long terme. Depuis 1999, il traîne derrière lui une espèce d’effluve à chaque convention, symposium et vente aux enchères. Les vendeurs et acquéreurs de bonne réputation ont tendance à l’éviter, sauf bien sûr — et voilà l’ironie — s’ils ont une chose rien qu’un tantinet louche qu’ils aimeraient bien fourguer en échange d’un rapide profit. Parfois, quand il n’arrive pas à dormir, Drew se dit : C’est eux qui m’entraînent du côté obscur. C’est pas ma faute. Sincèrement, c’est moi la victime là.
Tout ça rend Peter Saubers d’autant plus important.
William réapparaît avec la note et la carte, le visage grave. Drew n’aime pas ça. Peut-être que la carte a été refusée, après tout. Et puis, son serveur préféré sourit et, dans un léger soupir, Drew relâche le souffle qu’il retenait.
« Merci, monsieur Halliday. C’est toujours un plaisir de vous voir.
— Pareillement, William. Pareillement. »
Il appose sa signature ponctuée d’une fioriture sur le reçu et range son Amex — légèrement pliée mais pas cassée — dans son portefeuille.
Dans la rue, marchant vers sa boutique (l’idée qu’il puisse se dandiner ne lui a jamais traversé l’esprit), ses pensées reviennent à la deuxième visite du garçon, qui s’est déroulée relativement bien, mais pas aussi bien que Drew l’avait espéré et imaginé. Lors de leur première rencontre, le garçon était tellement mal à l’aise que Drew avait redouté qu’il ait la tentation de détruire le trésor inestimable de manuscrits sur lequel il était tombé. Mais la lueur dans ses yeux avait infirmé cette hypothèse, surtout quand il avait commenté la deuxième photocopie et ses divagations d’alcoolique à propos des critiques littéraires.
Un texte vivant, avait dit Saubers, voilà ce que je pense.
Ce garçon peut-il tuer un texte vivant ? se demande Drew alors qu’il entre dans sa boutique et retourne la pancarte de la porte sur OUVERT. Je crois pas. Pas plus que lui-même pourrait laisser les autorités saisir tout ce trésor, en dépit des menaces qu’il a pu proférer.
Demain, c’est vendredi. Le garçon a promis de venir directement après les cours pour qu’ils puissent conclure leur affaire. Il doit s’imaginer que ce sera une séance de négociation. Il doit s’imaginer avoir toujours quelques cartes en main. Peut-être qu’il en a… mais celles de Drew sont plus fortes.
Son répondeur clignote. Probablement un démarcheur qui veut lui vendre une assurance ou une extension de garantie pour sa petite voiture (l’idée de Jarrett roulant en Porsche dans les rues de Kansas City pique fugitivement son ego), mais pas moyen de savoir tant qu’on a pas vérifié. Il a des millions à portée de la main, mais tant qu’il les a pas en main, les affaires restent les affaires.
Drew appuie sur le bouton pour vérifier qui a téléphoné pendant qu’il déjeunait et reconnaît la voix de Saubers au premier mot.
Ses poings se crispent tandis qu’il l’écoute.
Quand le petit malin précédemment connu sous le nom de Hawkins était revenu, le vendredi d’après sa première visite, sa moustache était un chouïa plus fournie mais sa démarche tout aussi hésitante : un animal timide s’approchant d’un appât goûteux. À ce moment-là, Drew en avait appris davantage sur le garçon et sa famille. Et sur les photocopies des carnets aussi. Trois logiciels différents avaient confirmé que la lettre à Flannery O’Connor et l’échantillon d’écriture figurant sur les deux documents étaient l’œuvre du même homme. Deux de ces logiciels comparaient les écritures. Le troisième — pas entièrement fiable étant donné la petite taille des échantillons scannés — avait repéré des similarités linguistiques, déjà pointées pour la plupart par le gosse. Drew gardait ces résultats de côté pour le moment où il aborderait des acheteurs potentiels. Lui-même n’avait aucun doute quant à leur authenticité, ayant vu de ses propres yeux l’un des carnets il y avait trente-six ans à la terrasse du Happy Cup.
« Bonjour », dit Drew.
Cette fois, il ne tendit pas la main au garçon.
« Bonjour.
— Tu n’as pas apporté les carnets.
— J’ai besoin que vous me donniez un chiffre d’abord. Vous avez dit que vous passeriez quelques coups de téléphone. »
Il n’en avait passé aucun. C’était encore beaucoup trop tôt.
« Si tu te souviens bien, je t’ai donné un chiffre. J’ai dit que ta part s’élèverait à trente mille dollars. »
Le garçon secoua la tête.
« C’est pas assez. Et soixante pour cent, c’est pas assez non plus. Ça devra être soixante-dix. Je ne suis pas stupide. Je sais ce que j’ai.
— Moi aussi, je sais des choses. Tu t’appelles Peter Saubers. Tu vas pas à la fac, tu vas à Northfield High. Et tu travailles à mi-temps à la bibliothèque de Garner Street. »
Les yeux du garçon s’agrandirent. Sa bouche s’ouvrit. Il tangua même légèrement et, l’espace d’un instant, Drew crut qu’il allait s’évanouir.
« Comment…
— Le livre que tu avais avec toi. Dépêches de l’Olympe. J’ai reconnu l’autocollant violet des ouvrages de référence. Après ça, c’était facile. Je sais même où tu habites : dans Sycamore Street. »
Ce qui collait parfaitement, divinement même. Morris Bellamy avait vécu dans Sycamore Street, dans la même maison. Drew n’y avait jamais mis les pieds — parce que Morris ne voulait pas qu’il rencontre son vampire de mère, soupçonnait-il — mais les archives de la ville le confirmaient. Les carnets étaient-ils planqués derrière un mur de la cave, ou bien enterrés sous le sol du garage ? Drew pariait que c’était l’un ou l’autre.
Il se pencha aussi loin que sa panse le lui permettait et accrocha le regard consterné du garçon.
« Voilà autre chose que je sais. Ton père a été grièvement blessé dans le Massacre du City Center en 2009. Il était là-bas parce qu’il s’est retrouvé sans emploi suite à la crise de 2008. J’ai lu un article dans le journal du dimanche, il y a deux ans, sur la façon dont s’en sortaient certains rescapés. Très intéressant comme lecture. Ta famille a déménagé dans le North Side suite au drame, ce qui a dû être une dégringolade considérable, mais vous les Saubers, vous êtes retombés sur vos pieds. Vous avez dû vous serrer la ceinture avec seulement ta maman qui travaillait, mais beaucoup d’autres s’en sont sortis plus mal. Une belle histoire de réussite à l’américaine. Tu tombes ? Relève-toi, époussette-toi et retourne au combat ! Sauf que l’article n’expliquait pas vraiment comment ta famille a réussi ce tour de force. N’est-ce pas ? »
Le garçon s’humecta les lèvres, essaya de parler, se racla la gorge, réessaya.
« Je m’en vais. J’aurais jamais dû venir ici. »
Il tourna les talons et commença à s’éloigner.
« Peter, si tu passes cette porte, je peux te garantir que tu seras en prison dès ce soir. Qu’est-ce que ce serait dommage alors, toi qui as toute la vie devant toi. »
Saubers se retourna, les yeux écarquillés, la bouche ouverte et tremblotante.
« J’ai aussi fait des recherches sur l’assassinat de Rothstein. La police pense que les cambrioleurs qui l’ont tué ont pris les carnets seulement parce qu’ils étaient dans le coffre avec l’argent. Selon la théorie, ils ont cambriolé la maison pour la raison habituelle, l’argent. Beaucoup de gens du coin savaient que le vieux bonhomme gardait du liquide chez lui, peut-être même en grande quantité. Ces rumeurs ont couru dans Talbot Corners pendant des années. Et un beau jour, les mauvaises personnes ont décidé d’aller voir par eux-mêmes si les rumeurs étaient fondées. Et elles l’étaient, n’est-ce pas ? »
Saubers revint vers le bureau. Lentement. Pas à pas.
« Tu as trouvé les carnets volés, mais tu as aussi trouvé l’argent volé, voilà ce que je crois. Suffisamment pour que ta famille reste solvable le temps que ton père se remette sur pied. Littéralement, parce que l’article disait qu’il a été salement amoché. Est-ce que tes parents sont au courant, Peter ? Est-ce qu’ils sont de mèche ? Est-ce que c’est papa et maman qui t’envoient vendre les carnets maintenant que l’argent est dilapidé ? »
Tout ça n’était que pure spéculation — si Morris avait évoqué de l’argent ce jour-là à la terrasse du Happy Cup, Drew ne s’en souvenait pas —, mais il observait que chacune de ses suggestions produisait un impact sur le garçon, tels de violents coups de poing portés au visage et à l’abdomen. Drew en éprouvait la jubilation de tout détective constatant qu’il a suivi une bonne piste.
« Je ne sais pas de quoi vous parlez. »
Le gosse avait plus une voix de répondeur téléphonique que d’être humain.
« Quant aux six carnets seulement, ça ne tient pas vraiment la route. Rothstein s’est éclipsé en 1960, après la parution de sa dernière nouvelle dans le New Yorker. Et il a été assassiné en 1978. J’ai du mal à croire qu’il n’ait rempli que six carnets de quatre-vingts pages en dix-huit ans. Je suis prêt à parier qu’il y en a plus. Beaucoup plus.
— Vous ne pouvez rien prouver. »
Toujours ce même ton de robot monocorde. Saubers chancelait, encore deux ou trois uppercuts et il serait à terre. C’était assez jouissif.
« Que trouverait la police si elle venait chez toi avec un mandat de perquisition, mon jeune ami ? »
Au lieu de s’écrouler, Saubers se ressaisit. Ç’eût été admirable si sa remarque suivante n’avait pas été aussi irritante :
« Et vous alors, monsieur Halliday ? Vous avez déjà eu des ennuis une fois pour avoir revendu ce que vous aviez pas le droit de revendre. »
OK, c’était un coup… mais seulement un crochet oblique. Drew hocha gaiement la tête.
« Et c’est pour ça que tu es venu me voir, n’est-ce pas ? Tu as appris pour l’affaire Agee et tu t’es dit que je pourrais peut-être t’aider dans tes petites affaires illégales. Seulement j’avais les mains propres à l’époque, et j’ai les mains propres aujourd’hui. » Il les déploya devant lui à l’appui. « Je leur dirais que j’ai pris le temps de m’assurer que ce que tu étais en train de vendre était bien authentique avant de faire mon devoir de citoyen et d’appeler la police.
— Mais c’est pas vrai ! C’est pas vrai et vous le savez ! »
Bienvenue dans le monde des grands, Peter, pensa Drew. Mais il ne dit rien, attendant simplement que le gosse examine l’impasse dans laquelle il se trouvait.
« Je pourrais les brûler. » Saubers semblait se parler à lui-même plutôt qu’à Drew, comme pour jauger la viabilité de l’idée. « Je pourrais aller à la… là où ils sont, et les brûler.
— Combien y en a-t-il ? Quatre-vingts ? Cent vingt ? Cent quarante ? Ils trouveraient des résidus, fiston. Les cendres. Et même s’ils n’en trouvent pas, j’ai les pages photocopiées. Ils commenceraient par poser des questions sur comment ta famille s’y est prise exactement pour se sortir aussi bien de cette grosse récession, surtout avec les blessures de ton père et tous les frais médicaux. Je pense qu’un comptable compétent pourrait prouver que les dépenses de ta famille excédaient largement vos revenus. »
Drew n’avait aucune idée de la véracité de la chose, mais le gosse non plus. Il était au bord de la panique à présent, et c’était l’effet escompté. Les gens paniqués perdent leur lucidité.
« Y a aucune preuve. » Saubers en était réduit au murmure. « L’argent n’est plus là.
— Ça, je n’en doute pas, sinon tu ne serais pas ici. Mais il reste les traces des transactions financières. Et qui pourra les suivre, à part la police ? Le fisc ! Qui sait, Peter, peut-être que papa et maman pourraient aussi aller en prison pour évasion fiscale. Et alors ta petite sœur — Tina, je crois — se retrouverait toute seule. Mais peut-être qu’elle a une gentille vieille tante chez qui elle pourra aller vivre en attendant que tes parents sortent.
— Vous voulez quoi ?
— Ne te fais pas plus bête que tu n’es. Je veux les carnets. Tous les carnets.
— Et qu’est-ce que j’obtiens, si je vous donne les carnets ?
— L’assurance d’être laissé libre et de ne pas être inquiété. Ce qui, étant donné ta situation, n’a pas de prix.
— Vous êtes pas sérieux ?
— Fiston…
— M’appelez pas fiston ! »
Le garçon serra les poings.
« Peter, réfléchis bien. Si tu refuses de me donner les carnets, c’est moi qui te donne aux flics. Mais une fois que tu me les auras remis, tu seras tranquille. Je n’aurai plus de prise sur toi, puisque que j’aurai reçu de la marchandise volée. »
Tout en parlant, Drew promenait son index droit autour du bouton de l’alarme silencieuse installée sous son bureau. La déclencher était la dernière chose au monde qu’il souhaitait faire, mais il n’aimait pas du tout ces poings serrés. Dans sa panique, il pourrait venir à l’esprit de Saubers qu’il existait un autre moyen de faire taire Andrew Halliday. Ils étaient sous vidéosurveillance mais le garçon ne l’avait peut-être pas remarqué.
« Et vous, vous vous retrouvez avec des centaines de milliers de dollars, dit Saubers avec amertume. Peut-être même des millions.
— Tu as aidé ta famille à traverser une période difficile », répondit Drew. Il pensa ajouter : Pourquoi en vouloir davantage, mais vu les circonstances, ça risquait de paraître un peu… déplacé. « Je pense que tu devrais te satisfaire de ça. »
L’expression sur le visage du garçon était à elle seule une réponse : Facile à dire.
« J’ai besoin de temps pour réfléchir. »
Drew hocha la tête, mais non pour signifier son accord.
« Je comprends ce que tu ressens, mais non. Si tu pars d’ici maintenant, je peux t’assurer qu’une voiture de police t’attendra chez toi à ton retour.
— Et vous dites adieu à votre gros jour de paye. »
Drew haussa les épaules.
« Ce ne sera pas la première fois. »
Mais jamais aussi gros, ça c’était vrai.
« Mon père est dans l’immobilier, vous étiez au courant ? »
Le soudain changement de direction le prit un peu de court.
« Oui, j’ai vu ça quand je faisais mes recherches. Il a sa petite agence maintenant, et c’est tant mieux pour lui. Même si j’ai dans l’idée que l’argent de Rothstein doit y être pour quelque chose.
— Je lui ai demandé de recenser toutes les librairies de la ville, poursuivit Saubers. Je lui ai dit que j’écrivais un devoir sur l’impact du numérique sur la vente des livres papier. C’était avant que je vienne vous voir, quand j’hésitais encore à prendre le risque. Il a découvert que vous avez hypothéqué votre magasin pour la troisième fois l’année dernière, et que c’est grâce à l’emplacement que vous avez pu avoir l’emprunt. Lacemaker Lane étant un coin très chic, et tout ça.
— Je ne vois pas le rapport avec notre sujet de conv…
— Vous avez raison, on a traversé une période très difficile. Et vous savez quoi ? Après ça, on a du pif pour reconnaître les gens en difficulté. Même quand on est un enfant. Peut-être même surtout quand on est un enfant. Et je pense que vous êtes plutôt dans la dèche, vous aussi. »
Drew brandit le doigt qu’il tenait près du bouton d’alarme et le pointa sur Saubers.
« Joue pas au con avec moi, petit. »
Des couleurs étaient revenues à Saubers, par larges plaques irrégulières, et Drew vit quelque chose qui ne lui plut pas du tout et qu’il n’avait certainement pas prévu : il avait réussi à énerver le môme.
« Je sais que vous essayez de me faire prendre une décision à la va-vite, mais vous m’aurez pas comme ça. OK, j’ai ses carnets. Cent soixante-cinq en tout. Ils sont pas tous pleins, mais la plupart, si. Et devinez quoi ? La trilogie Gold, c’est un cycle ! Il y a deux romans de plus. Des premiers jets, ouais, mais plutôt propres. »
Le garçon parlait de plus en plus vite, déballant tout ce que sa frayeur, ainsi que Drew l’avait espéré, aurait dû l’empêcher de voir.
« Je les ai cachés mais j’imagine que vous avez raison, si vous appelez les flics, ils les trouveront. Sauf que mes parents ont jamais été au courant, et je pense que la police le croira. Quant à moi… je suis encore mineur. » Il sourit même un peu, comme s’il venait de le réaliser à l’instant. « Ils pourront pas me faire grand-chose puisque j’ai jamais rien volé à la base, ni les carnets ni l’argent. J’étais même pas né. Vous serez pas incriminé, d’accord, mais vous y gagnerez rien. Quand la banque saisira votre boutique — et mon père dit que ça arrivera tôt ou tard — et qu’y aura un Au Bon Pain à la place, je viendrai manger un croissant en votre honneur.
— Sacré discours, commenta Drew.
— C’est bon, j’ai terminé, je m’en vais.
— Je te préviens, tu commets une terrible erreur.
— Je vous l’ai dit, j’ai besoin de temps pour réfléchir.
— Combien de temps ?
— Une semaine. Et je vous demande de réfléchir aussi, monsieur Halliday. On peut encore essayer de s’arranger.
— Je l’espère, fiston. » Drew employa le mot délibérément. « Parce que si on y arrive pas, j’appelle la police. Et je plaisante pas. »
Le sursaut de courage du garçon retomba. Ses yeux s’emplirent de larmes. Il tourna les talons et sortit avant qu’elles ne se mettent à couler.
Et maintenant, ce message vocal, que Drew écoute avec rage mais aussi avec terreur, car le garçon a la voix terriblement froide et calme en surface et terriblement désespérée en dessous.
« Je ne pourrai pas venir demain, en fait. J’avais complètement oublié la sortie des délégués de classe de première-terminale, et j’ai été élu vice-président des terminales pour la rentrée prochaine. Je sais qu’on dirait une excuse, mais c’est vrai. J’imagine qu’avec vos menaces de m’envoyer en prison et tout, ça m’était totalement sorti de la tête. »
Efface ce message tout de suite, pense Drew, ses ongles lui mordant les paumes.
« C’est au Centre de Vacances de River Bend, dans le comté de Victor. On part en bus demain matin à huit heures — c’est une journée pédagogique, donc y a pas cours — et on revient dimanche soir. On est vingt. Je comptais esquiver mais mes parents s’inquiètent déjà pour moi. Ma sœur aussi. Si j’y vais pas, ils se douteront que quelque chose ne va pas. Je crois que ma mère pense que j’ai mis une fille enceinte. »
Le garçon lâche un rire laconique et semi-hystérique. Drew trouve qu’y a rien de plus terrifiant que les ados de dix-sept ans. On a absolument aucune idée de ce qu’ils peuvent faire.
« Je viendrai lundi après-midi à la place, conclut Saubers. Si vous pouvez attendre jusque-là, peut-être qu’on pourra s’arranger. Trouver un compromis. Et si vous pensez que je vous baratine, appelez River Bend et vérifiez la réservation. Conseil des Élèves du Lycée de Northfield. Alors à lundi, peut-être. Sinon, ben, tant pis. Au re… »
C’est là que le temps d’enregistrement — extra-long, pour les clients appelant en dehors des heures d’ouverture, généralement depuis la côte Ouest — se termine. Biiiip.
Drew s’assoit dans son fauteuil de bureau (ignorant, comme toujours, son couinement de désespoir) et fixe son répondeur pendant presque une minute entière. Il ne ressent aucun besoin de téléphoner à River Bend… qui se trouve, de manière assez comique, à seulement neuf ou dix kilomètres au nord de l’établissement pénitentiaire où le premier voleur des carnets purge une peine de prison à vie. Drew est sûr que Saubers dit vrai pour la sortie scolaire parce que c’est un alibi facile à vérifier. Quant à ses raisons pour ne pas y avoir renoncé, il est nettement moins sûr. Peut-être que Saubers a décidé de le mettre au pied du mur avec ses menaces d’appeler la police. Sauf que c’était pas du bluff. Il n’a aucune intention de laisser Saubers avoir ce que lui-même ne peut pas avoir. D’une façon ou d’une autre, le petit salaud va faire une croix sur ces carnets.
J’attendrai jusqu’à lundi après-midi, se dit Drew. Je peux me permettre d’attendre jusque-là, mais ensuite, on va régler ça, de gré ou de force. J’ai déjà lâché trop de lest.
À bien y réfléchir, le jeune Saubers et son vieil ami Morris Bellamy, bien que situés aux deux extrémités de l’éventail des âges, se ressemblent beaucoup en ce qui concerne les carnets de Rothstein. Tout deux convoitent leur contenu. C’est pour ça que le garçon voulait lui en vendre seulement six, et probablement les six qu’il juge les moins intéressants. Drew, en revanche, a peu d’intérêt pour John Rothstein. Il a lu Le Coureur, mais uniquement parce que Morris en était dingue. Et il n’a jamais pris la peine de lire les deux autres, ni le recueil de nouvelles.
C’est ton talon d’Achille, fiston, pense Drew. Cette convoitise de collectionneur. Alors que moi, je m’intéresse qu’à l’argent, et l’argent, ça simplifie tout. Alors, vas-y. Va faire mumuse à la politique avec tes petits copains de classe. Parce qu’à ton retour, on se la jouera à la dure.
Drew se penche par-dessus son énorme panse et efface le message.
Sur le chemin du retour, Hodges se renifle les aisselles et décide de faire un détour par chez lui le temps d’engloutir un steak végétarien et de prendre une petite douche. Et de se changer. Harper Road est pas trop loin de sa route et il sera plus à l’aise en jean. Pouvoir porter des jeans est l’un des avantages principaux qu’il y a à être travailleur indépendant, du moins en ce qui le concerne.
Il sort de chez lui quand Pete Huntley appelle pour informer son ancien coéquipier que Oliver Madden est en garde à vue. Hodges le félicite de cette belle prise et a à peine le temps de s’installer au volant de sa Prius que son téléphone sonne à nouveau. Cette fois, c’est Holly.
« Mais t’es où, Bill ? »
Hodges consulte sa montre et constate qu’elle affiche déjà trois heures et quart. Comme le temps passe vite quand on s’amuse, pense-t-il.
« Chez moi. Je pars juste, là.
— Mais qu’est-ce que tu fais chez toi ?
— Je me suis arrêté prendre une douche. Je voulais pas offenser ton nez délicat. Et j’ai pas oublié Barbara. Je l’appelle dès que…
— Pas la peine. Elle est là. Avec une petite copine à elle qui s’appelle Tina. Elles sont venues en taxi.
— En taxi ? »
D’habitude, les gosses pensent même pas à prendre des taxis. Peut-être que ce qui tracasse Barbara est un chouïa plus grave que ce qu’il pensait.
« Oui. Je les ai fait entrer dans ton bureau. » Holly baisse la voix : « Barbara est juste inquiète, mais l’autre a l’air de crever de peur. Je pense qu’elle s’est mise dans des embrouilles. Tu devrais arriver le plus vite possible, Bill.
— Cinq sur cinq.
— S’il te plaît, dépêche. Tu sais que je suis pas douée avec les émotions fortes. J’y travaille avec mon thérapeute, mais pour le moment, c’est pas du tout ça.
— J’arrive. Suis là dans vingt minutes.
— Je devrais aller leur acheter du Coca, tu crois ?
— J’en sais rien. » Le feu en haut de la côte passe au jaune, Hodges accélère et passe. « Écoute ton bon sens.
— Mais j’en ai si peu », se lamente Holly.
Et avant qu’il puisse répondre, elle lui redit de se dépêcher et raccroche.
Pendant que Hodges expliquait les choses de la vie à un Oliver Madden abasourdi et que Drew Halliday attaquait ses œufs Benedict, Pete Saubers était à l’infirmerie du lycée de Northfield, prétextant une migraine et demandant à être dispensé de cours pour l’après-midi. L’infirmière lui a rédigé le billet de sortie sans hésitation parce que Pete fait partie des bons élèves : tableau d’honneur, beaucoup d’activités scolaires (quoique pas de sport), quasiment jamais absent. Et puis, il avait vraiment l’air de souffrir d’une migraine. Il avait le visage bien trop pâle et des cernes noirs sous les yeux. Elle lui a demandé s’il avait besoin qu’on le raccompagne chez lui.
« Non, a répondu Pete. Je vais prendre le bus. »
Elle lui a proposé de l’Advil — c’est tout ce qu’elle a le droit de donner aux élèves pour le mal de tête — mais il a décliné, prétextant qu’il avait des cachets spéciaux pour migraines. Il avait oublié de les apporter aujourd’hui mais il en prendrait un dès qu’il arriverait chez lui. Cette excuse lui posait aucun problème parce qu’il avait vraiment une migraine. Pas du genre physique, c’est tout. Sa migraine s’appelait Andrew Halliday et même un des comprimés de Zomig de sa mère (c’est elle la migraineuse de la famille) la ferait pas passer.
Pete savait qu’il devait s’en occuper lui-même.
Il n’a aucune intention de prendre le bus. Le prochain ne passera pas avant une demi-heure, et il peut être à Sycamore Street en un quart d’heure en courant, et il va courir, parce que cette après-midi de jeudi est tout ce dont il dispose. Ses parents sont au travail et ne rentreront pas à la maison avant quatre heures, au moins. Quant à Tina, elle ne rentre pas du tout. Elle prétend qu’elle a été invitée à passer deux nuits chez son ancienne amie Barbara, de Teaberry Lane, mais Pete pense plutôt qu’elle s’est invitée. Dans ce cas-là, ça voudrait dire que sa sœur n’a pas renoncé à ses espoirs d’entrer à Chapel Ridge. Pete pense encore pouvoir l’aider, mais seulement si tout se déroule parfaitement cette après-midi. C’est un très gros si, mais il doit faire quelque chose. Sinon, il va devenir cinglé.
Il a perdu du poids depuis qu’il a commis la grossière erreur de s’acoquiner avec Andrew Halliday, l’acné de sa préadolescence s’offre un match retour et, bien sûr, il y a ces gros cernes noirs sous ses yeux. Il dort mal et son peu de sommeil est hanté de cauchemars. Quand il se réveille en pleine nuit — souvent recroquevillé en position fœtale, le pyjama trempé de sueur —, Pete reste éveillé, à essayer de trouver un moyen de se sortir du traquenard dans lequel il s’est fourré.
Il avait réellement oublié la sortie de vendredi, et quand Mme Bran, l’accompagnatrice, la lui a rappelée hier, son cerveau a passé la cinquième. C’était après l’heure de français et, avant qu’il arrive à son cours de maths, juste deux portes plus loin, la vague idée d’un plan se profile dans sa tête. Un plan qui dépend en partie d’un vieux chariot rouge, et encore plus d’un certain jeu de clés.
Une fois loin du lycée, Pete appelle le numéro de Andrew Halliday Rare Editions, un numéro qu’il préférerait ne pas avoir dans son téléphone. Il tombe sur le répondeur, ce qui lui épargne au moins un autre ouafi-ouafi. Il laisse un long message et le bip du répondeur le coupe alors qu’il s’apprête à conclure, mais c’est OK.
S’il arrive à débarrasser la maison des carnets, la police ne trouvera rien, mandat de perquisition ou non. Il est convaincu que ses parents ne diront rien de l’argent tombé du ciel, comme ils l’ont toujours fait. Alors que Pete glisse son portable dans la poche de son pantalon, une formule de sa première année de latin surgit dans son esprit. C’est une formule terrifiante dans n’importe quelle langue, mais elle convient parfaitement à la situation.
Alea jacta est.
Les dés sont jetés.
Avant d’entrer dans la maison, Pete passe la tête dans le garage pour s’assurer que le vieux chariot Kettler de Tina est toujours là. Ils ont vendu beaucoup d’affaires au vide-grenier qu’ils ont organisé avant de déménager, mais Teenie avait fait tout un foin pour garder le Kettler avec ses barrières en bois à l’ancienne, et leur mère avait cédé. Pete le voit pas tout de suite et commence à s’inquiéter. Puis il le repère dans un coin du garage et laisse échapper un soupir de soulagement. Il se souvient de Tina le promenant à travers la pelouse avec toutes ses peluches entassées dedans (Mme Beasley trônant à la place d’honneur, bien sûr), leur disant qu’ils partaient faire un pic-pic dans les bois avec des samwich au jambon et des biski au gingembe pour les enfants sages. C’était le bon temps, avant que le malade en Mercedes volée vienne tout faire foirer.
Plus de pic-pic après ça.
Pete entre dans la maison et se rend directement dans le minuscule bureau de son père. Son cœur tambourine furieusement contre sa poitrine, parce que c’est là que tout se joue. Les choses peuvent mal tourner même s’il trouve les clés qu’il lui faut, mais s’il les trouve pas, tout sera fini avant d’avoir commencé. Et il a pas de plan B.
Bien que l’activité de Tom Saubers soit principalement axée sur la recherche de biens immobiliers — trouver les bonnes propriétés mises à la vente ou susceptibles de l’être, et communiquer ensuite ces prospections à de petites entreprises ou agences indépendantes —, il a tout doucement commencé à se relancer dans la vente directe, mais rien de bien gros, et seulement ici, dans le North Side. Ça lui a pas rapporté grand-chose en 2012, mais ces deux dernières années, il a empoché de belles commissions, et il détient maintenant l’exclusivité sur une douzaine de propriétés dans tout le quartier des rues aux noms d’arbres. L’une d’elles — l’ironie de la chose n’a échappé à personne dans la famille — est le 49 Elm Street, la maison qui a appartenu à Deborah Hartsfield et son fils Brady, le célèbre Tueur à la Mercedes.
« Je risque de mettre un moment à la vendre, celle-là », a dit papa un soir à table, et puis il s’est carrément marré.
Un tableau en liège est accroché au mur, à gauche de l’ordinateur de son père. Les clés des différents biens immobiliers dont il est actuellement l’agent y sont punaisées, chacune par son propre anneau. Pete inspecte le tableau avec inquiétude, trouve ce qu’il veut — ce qu’il lui faut — et donne un coup de poing triomphal dans le vide. Sur ce porte-clé, l’étiquette indique CTR AR BIRCH ST.
« Peu probable que j’arrive à me débarrasser d’un mastodonte de brique pareil, avait dit Tom Saubers à table lors d’un autre repas, mais si j’y arrive, on peut dire bye-bye à cette maison et retourner au Pays des Jacuzzis et des BMW. »
C’est comme ça qu’il appelle le West Side.
Pete fourre les clés du Centre Aéré dans sa poche avec son portable, puis se précipite à l’étage et récupère les valises dont il s’est servi pour transporter les carnets jusqu’à chez lui. Cette fois, c’est pour un très court trajet qu’il en a besoin. Il escalade l’échelle pliable du grenier et embarque les carnets (les manipulant avec délicatesse même dans sa hâte). Il descend les valises au premier étage une par une, décharge les carnets sur son lit, remet les valises dans le placard de ses parents, puis dévale les escaliers jusqu’en bas, carrément jusqu’à la cave. Il est en nage et schlingue probablement autant que l’enclos des singes au zoo, mais il faudra attendre pour la douche. Il doit changer de T-shirt, cela dit. Il a un polo Key Club qui fera parfaitement l’affaire pour ce qu’il a prévu. Le Key Club est toujours en train de rendre tout un tas de services à la con à la collectivité.
Sa mère garde un bon stock de cartons vides à la cave. Pete prend les deux plus gros et retourne à l’étage, faisant d’abord un détour par le bureau de son père pour attraper un marqueur.
Pense à le remettre à sa place quand tu rapporteras les clés, s’intime-t-il. Pense à tout remettre à sa place.
Il répartit les carnets dans les deux cartons — tous sauf les six qu’il espère toujours vendre à Andrew Halliday — et replie les rabats. Avec le marqueur, il écrit USTENSILES CUISINE sur chacun d’eux en grandes capitales. Il regarde l’heure à sa montre. Il a de la marge… enfin, tant que Halliday écoute pas son message et le balance pas aux flics. Pete n’y croit pas vraiment, mais c’est pas totalement exclu non plus. Il navigue en eaux troubles. Avant de quitter sa chambre, il cache les six carnets restants derrière la plinthe branlante dans son placard. Il y a juste la place, et si tout se passe bien, ils n’y resteront pas longtemps.
Il transporte les cartons jusqu’au garage et les installe dans le vieux chariot de Tina. Il commence à descendre l’allée, se rend compte qu’il a oublié de mettre le T-shirt Key Club et bombe à nouveau jusqu’à l’étage. Il est en train de passer le polo quand il réalise avec stupeur qu’il a laissé les carnets au beau milieu de l’allée. Ils valent un fric monstre et voilà qu’il les abandonne au grand jour où n’importe qui peut passer et les embarquer.
Quel con ! se fustige-t-il. Quel con, quel con, mais putain quel con !
Pete dévale les escaliers, son polo tout propre déjà collé au dos par la sueur. Le chariot est là, bien sûr ; sans déconner, qui s’emmerderait à voler des cartons marqués USTENSILES CUISINE ? Mais c’était quand même un truc idiot à pas faire, y a des gens prêts à voler tout ce qui traîne, et ça soulève une question pertinente : combien d’autres conneries du même genre est-il en train de faire ?
Il se dit : J’aurais jamais dû me foutre là-dedans, j’aurais dû appeler la police et leur remettre l’argent et les carnets dès que je les ai trouvés.
Mais parce qu’il a la fâcheuse tendance à être honnête avec lui-même (du moins la plupart du temps), il sait que si c’était à refaire, il referait probablement tout de la même manière, parce que ses parents étaient à deux doigts de se séparer et qu’il les aimait trop pour pas au moins essayer d’éviter ça.
Et ça a marché, se console-t-il. Le truc crétin, c’est de pas avoir pris la tangente tant que j’avais une longueur d’avance.
Mais.
Trop tard maintenant.
Sa première idée avait été de remettre les carnets dans la malle enterrée, mais Pete l’avait écartée presque aussitôt. Si les flics venaient, avec le mandat de perquisition dont l’avait menacé Halliday, où iraient-ils chercher après avoir fait chou blanc dans la maison ? Il leur suffirait de regarder par la fenêtre de la cuisine et d’apercevoir toute cette friche au-delà du jardin de derrière. L’endroit idéal. S’ils décidaient de suivre le sentier, ils verraient un carré de terre fraîchement retournée près du ruisseau, et ça serait game over pour lui.
Non, c’est mieux de faire comme ça.
Mais plus angoissant, aussi.
Il tire le vieux chariot de Tina le long du trottoir et tourne à gauche dans Elm. John Tighe, qui habite à l’angle de Sycamore et de Elm, est dehors en train de tondre sa pelouse. Son fils Bill s’amuse à lancer un frisbee à leur chien. Le frisbee vole par-dessus la tête du chien et atterrit dans le chariot où il vient se nicher entre les deux cartons.
« Renvoie-le ! » s’écrie Billy Tighe en traversant la pelouse au galop. Ses mèches de cheveux bruns rebondissent sur son crâne. « Renvoie-le fort ! »
Pete renvoie le frisbee mais lorsque Billy veut le lui renvoyer, Pete lui fait non de la main. Quelqu’un le klaxonne au moment où il tourne dans Birch et il manque s’évanouir de frayeur, mais c’est seulement Andrea Kellogg, la dame qui vient coiffer Linda Saubers une fois par mois. Pete la salue d’un signe du pouce et d’un sourire qu’il espère éblouissant. Au moins, elle, elle a pas envie de jouer au frisbee, pense-t-il.
Et voilà le Centre Aéré, une boîte en brique de deux étages avec une pancarte sur le devant qui dit : À VENDRE et APPELER THOMAS SAUBERS IMMOBILIER avec le numéro de portable de son père. Les fenêtres du rez-de-chaussée ont été condamnées avec du contreplaqué pour empêcher les gosses de casser les vitres, mais à part ça, le bâtiment a l’air encore pas mal. Deux ou trois tags ornent les briques, c’est sûr, mais déjà du temps où il était ouvert, le Centre Aéré était un super spot pour les tagueurs. La pelouse de devant a été tondue. Ça, c’est papa, pense Pete non sans fierté. Il a dû payer un gamin du quartier pour le faire. Je l’aurais fait gratis s’il me l’avait demandé.
Il gare le chariot au bas des marches, monte les cartons l’un après l’autre et il est en train de sortir les clés de sa poche quand une Datsun cabossée se range le long du trottoir. C’est M. Evans, son entraîneur de Petite Ligue quand on jouait encore au base-ball dans cette partie de la ville. Pete a joué avec lui lorsque M. Evans entraînait les Zèbres de Zoney’s Go-Mart.
« Hé, Receveur ! »
M. Evans s’est penché pour baisser la vitre côté passager.
Merde, pense Pete. Merde-merde-merde.
« Salut, Coach Evans.
— Qu’est-ce que tu fais ? Ils rouvrent le Centre ou quoi ?
— Non, je crois pas. » Pete a préparé une histoire pour une éventualité de ce genre mais il espérait ne pas avoir à la raconter. « Y a un genre de truc politique, la semaine prochaine. La Ligue des Femmes Électrices ou un truc comme ça. Peut-être un débat ? Je sais pas trop. »
Au moins, c’est plausible, parce que cette année est une année électorale, avec des primaires dans quinze jours et des problèmes municipaux à n’en plus finir.
« Largement matière à débat, c’est sûr. »
M. Evans — corpulent, sympa, jamais très grand stratège sur le terrain mais super pour l’esprit d’équipe et toujours content de distribuer des sodas après les matchs et les entraînements — porte aujourd’hui sa vieille casquette des Zèbres de Zoney, maintenant toute délavée et avec des auréoles de sueur.
« T’as besoin d’un coup de main ? »
Oh, non. Par pitié.
« Non non, ça va.
— Hé, ça me dérange pas. »
L’ancien entraîneur de Pete coupe le contact de sa Datsun et commence à déplacer son poids sur le siège, s’apprêtant à descendre.
« Vraiment, Coach, ça va. Si vous m’aidez, j’aurai fini trop tôt et faudra que je retourne en classe. »
M. Evans rigole et se recale derrière le volant.
« Pigé. » Il redémarre et sa Datsun largue un pet de fumée bleue. « Mais pense à bien refermer à clé derrière toi, OK ?
— Bien sûr », dit Pete.
Les clés du Centre glissent entre ses doigts mouillés de sueur et il se penche pour les ramasser. Quand il se redresse, la voiture de M. Evans est en train de s’éloigner.
Ouf. Merci, mon Dieu. Et s’il vous plaît, faites qu’il n’appelle pas mon père pour le féliciter de l’esprit civique de son fils.
La première clé que Pete essaie ne rentre pas dans la serrure. La deuxième rentre mais ne veut pas tourner. Il la secoue un peu dans un sens, puis dans l’autre, pendant que la sueur ruisselle sur son visage et lui dégouline, brûlante, dans l’œil gauche. Pas de bol. Il est en train de se dire qu’il va peut-être devoir réenterrer la malle après tout — autrement dit retourner au garage prendre des outils — quand la grosse vieille serrure se décide à coopérer. Il pousse la porte, transporte les cartons à l’intérieur, puis retourne chercher le chariot. Il n’a pas envie que quelqu’un se demande ce que fait ce truc au pied des marches.
Les grandes salles du Centre ont été presque entièrement débarrassées, ce qui fait paraître le bâtiment encore plus vaste. Il fait chaud à l’intérieur sans clim, et l’air sent la poussière et le renfermé. Avec les fenêtres condamnées, il fait sombre aussi. Les pas de Pete résonnent tandis qu’il trimballe les cartons à travers l’immense pièce centrale où les jeunes jouaient à des jeux de société et regardaient la télé, et les emporte dans la cuisine. La porte de l’escalier qui descend au sous-sol est verrouillée elle aussi, mais la première clé qu’il a essayée à la porte d’entrée est la bonne et au moins, il y a toujours l’électricité. Heureusement, car il n’a même pas pensé à emporter une lampe de poche.
Il descend le premier carton et découvre un spectacle réjouissant : le sous-sol est rempli de bazar. Des dizaines de tables de jeu sont empilées contre un mur, une bonne centaine de chaises pliantes sont alignées en rang les unes contre les autres, il y a des vieux composants de chaînes stéréo et des consoles de jeux vidéo démodées et, encore mieux que tout, des tas de cartons à peu près comme les siens. Il glisse un œil dans quelques-uns et entrevoit de vieux trophées sportifs, des photos encadrées d’équipes locales des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, un gant de receveur usé jusqu’à la corde, un fouillis de briques de LEGO. Ça alors, y en a même qui sont marqués CUISINE ! Pete pousse les siens contre ceux-là, où ils ont l’air parfaitement à leur place.
C’est le mieux que je puisse faire, pense-t-il. Et si j’arrive à sortir d’ici sans que quelqu’un vienne me demander ce que je fous là, je m’en tirerai à bon compte.
Il referme la porte du sous-sol et retourne à la porte d’entrée, écoutant l’écho de ses pas et se souvenant de toutes les fois où il a emmené Tina ici pour pas qu’elle entende leurs parents se disputer. Pour pas qu’ils les entendent tous les deux.
Il jette un œil dans Birch Street, voit qu’elle est déserte et traîne le chariot de Tina au bas des marches. Il remonte verrouiller la porte d’entrée et retourne à la maison en prenant bien soin de refaire un signe de la main à M. Tighe. C’est plus facile, maintenant ; il renvoie même deux fois le frisbee à Billy Tighe. Le chien le chipe la deuxième fois et ça les fait rire. Avec les carnets rangés au sous-sol du Centre Aéré abandonné, dissimulés au milieu de tous ces autres cartons légitimes, rire aussi devient facile. Pete se sent allégé de vingt-cinq kilos.
Peut-être même cinquante.
Quand Hodges pousse la porte de la réception des deux minuscules bureaux qu’ils occupent au sixième étage du Turner Building, au bout de Marlborough Street, il trouve Holly tournant comme un lion en cage, un Bic planté dans la bouche. Elle s’arrête quand elle l’aperçoit.
« Enfin !
— Holly, on s’est parlé au téléphone il y a à peine un quart d’heure. »
Il lui ôte gentiment le stylo de la bouche et observe les traces de morsures sur le capuchon.
« On dirait que ça fait plus longtemps. Elles sont dans ton bureau. Je mettrais ma main au feu que la copine de Barbara a pleuré. Elle avait les yeux tout rouges quand je leur ai apporté les Coca. Vas-y, Bill. Vas-y vas-y vas-y. »
Il n’essaiera pas de toucher Holly, pas quand elle est comme ça. Elle manquerait s’évanouir. Pourtant, elle va nettement mieux que lorsqu’il l’a rencontrée. Sous la tutelle patiente de Tanya Robinson, la mère de Jerome et Barbara, elle a même acquis un certain sens vestimentaire.
« J’y vais, dit-il, mais j’aimerais bien un petit aperçu de la situation. T’as idée de quoi il s’agit ? »
Les possibilités abondent car les gentils enfants sont pas toujours gentils. Ça pourrait être une histoire de vol à l’étalage sans gravité, ou d’herbe. Peut-être du harcèlement scolaire ou un oncle aux mains baladeuses. Au moins, il peut être sûr (enfin, quasi sûr, rien n’est impossible) que la copine de Barbara n’a assassiné personne.
« C’est au sujet du frère de Tina. Tina, c’est le nom de la copine de Barbara, je te l’avais dit ? »
Holly loupe le hochement de tête de Hodges : elle est en train de contempler son stylo avec regret. Privé de sa présence, elle se fait les dents sur sa lèvre inférieure.
« Tina pense que son frère a volé de l’argent.
— Quel âge a le frère ?
— Il va au lycée. C’est tout ce que je sais. Je peux ravoir mon stylo ?
— Non. Sors fumer une cigarette.
— Je fais plus ça depuis longtemps. »
Holly regarde en haut à gauche, un signe révélateur que Hodges a vu maintes fois dans sa vie de flic. Oliver Madden l’a même fait une ou deux fois, tiens, et question mensonge, Madden était un pro.
« J’ai arr…
— Rien qu’une. Ça te calmera. Tu leur as apporté quelque chose à manger ?
— Non, j’y ai pas pensé. Je suis dés…
— Non, c’est pas grave. Retourne en face leur acheter de quoi grignoter. Des NutraBars, un truc comme ça.
— Les NutraBars, c’est des friandises pour chiens, Bill. »
Patiemment, il corrige :
« Des barres énergétiques, alors. Des trucs sains. Pas de chocolat.
— D’accord. »
Elle disparaît dans un tourbillon de jupe et de talons plats. Hodges prend une forte inspiration, et entre dans son bureau.
Les filles sont assises sur le canapé. Barbara est noire et sa copine Tina est blanche. La première pensée amusée qui vient à Hodges c’est sel et poivre dans salière et poivrière assorties. Sauf qu’elles sont pas tout à fait assorties. Bien sûr, elles ont toutes les deux une queue de cheval presque identique. Bien sûr, elles portent des baskets à peu près semblables, le genre à la mode cette année pour les adolescentes. Et, bien sûr, chacune a entre les mains un magazine pris sur sa table basse : Pursuit, tout sur la profession du dépistage et de la traque, pas vraiment le genre de lecture habituelle des jeunes filles, mais bon, c’est pas grave, vu qu’il est assez clair que ni l’une ni l’autre n’est vraiment en train de lire.
Barbara porte son uniforme de lycée et paraît relativement calme. L’autre est en pantalon noir et T-shirt bleu avec un motif de papillon appliqué sur le devant. Elle a le visage blême et ses yeux cerclés de rouge le regardent avec un mélange d’espoir et de terreur qui fait mal au cœur.
Barbara se lève d’un bond et vient l’étreindre, alors qu’il n’y a pas si longtemps, elle lui aurait tapé le poing, phalanges contre phalanges, et point barre.
« Salut, Bill. Je suis contente de vous voir. »
Ce qu’elle fait adulte, et ce qu’elle a grandi. Est-ce qu’elle a déjà quatorze ans ? Est-ce possible ?
« Content aussi, Barbs. Comment va Jerome ? Il rentre à la maison cet été ? »
Jerome est étudiant à Harvard à présent et son alter ego, Tyrone Feelgood Delight, causeur d’argot afro-américain, semble avoir pris sa retraite. Du temps où Jerome était lycéen et faisait de menus travaux pour Hodges, Tyrone était un visiteur régulier. Hodges ne le regrette pas vraiment — Tyrone a toujours été une sorte de personnalité juvénile — mais Jerome lui manque.
Barbara fronce le nez.
« Il est rentré une semaine, et là, il est reparti. Il emmène sa copine, elle est originaire de quelque part en Pennsylvanie, à un bal de débutantes. Vous trouvez pas que ça fait sexiste ce truc ? Moi si. »
Hodges n’a aucune envie de s’embarquer là-dedans.
« Présente-moi ton amie, veux-tu ?
— Voici Tina. Elle habitait Hanover Street avant, à deux pas de chez nous. Elle veut aller à Chapel Ridge avec moi l’an prochain. Tina, c’est Bill Hodges. Il va pouvoir t’aider. »
Hodges s’incline légèrement afin de tendre la main à la jeune fille blanche restée assise sur le canapé. Elle a d’abord un mouvement de recul, puis elle lui serre timidement la main. En la relâchant, elle se met à pleurer.
« J’aurais pas dû venir. Pete va me tuer. »
Oh, merde, pense Hodges. Il attrape une poignée de mouchoirs en papier dans la boîte posée sur son bureau, mais avant qu’il ait pu les tendre à Tina, Barbara les lui prend et essuie les yeux de sa copine. Puis elle se rassoit sur le canapé et lui passe un bras autour des épaules.
« Tina, dit Barbara — et d’un ton plutôt sévère. T’es venue me voir pour me dire que t’avais besoin d’aide. On a trouvé de l’aide. »
Hodges est stupéfait d’entendre à quel point elle ressemble à sa mère.
« Tout ce que t’as à faire c’est lui dire ce que tu m’as dit. » Barbara reporte son attention sur Hodges. « Et vous, Bill, vous ne dites rien à mes parents. Holly non plus. Si vous le dites à mon père, il le dira au père de Tina. Et alors, son frère aura vraiment des ennuis.
— Oublions ça pour le moment. »
Hodges extrait sa chaise pivotante de derrière son bureau — ça passe juste, mais il y arrive. Il a pas envie de mettre un bureau entre lui et la copine apeurée de Barbara ; ça ferait trop proviseur de lycée. Il s’assoit, croise ses mains entre ses genoux et adresse un sourire à Tina.
« Commençons par ton nom. Tout entier.
— Tina Annette Saubers. »
Saubers. Ça lui dit vaguement quelque chose. Une affaire ancienne ? Peut-être.
« Qu’est-ce qui te tracasse, Tina ?
— Mon frère a volé de l’argent. »
À peine un murmure. Yeux de nouveau voilés de larmes.
« Peut-être beaucoup d’argent. Et il peut pas le rendre, parce qu’on l’a dépensé. Je l’ai dit à Barbara parce que je sais que son frère a aidé à arrêter le cinglé qui a blessé mon père quand le cinglé a essayé de se faire sauter au concert des ’Round Here au MACC. Je pensais que Jerome aurait pu m’aider, parce qu’il a eu une médaille de bravoure et tout ça. Il est passé à la télé.
— Oui », acquiesce Hodges.
Holly aussi aurait dû passer à la télé — elle a été tout aussi courageuse, et très réclamée — mais pendant cette période de sa vie, Holly Gibney aurait préféré avaler du déboucheur d’évier plutôt que de se présenter devant des caméras de télévision pour répondre à des questions.
« Sauf que Barbs m’a dit que Jerome est en Pennsylvanie et que je devrais vous parler à vous à la place, parce que vous avez été policier. »
Elle le regarde avec de grands yeux noyés de larmes.
Saubers, médite Hodges. Ah, ouais. Il se souvient pas du prénom du type mais ce nom de famille est difficile à oublier et il comprend pourquoi ça lui disait quelque chose. Saubers faisait partie des blessés du City Center quand Hartsfield a fauché tous ces malheureux pleins d’espoir à cette foire à l’emploi.
« Je voulais venir vous parler moi d’abord, ajoute Barbara. C’est ce qu’on avait décidé avec Tina. Pour genre tâter le terrain et voir si vous vouliez bien nous aider. Et puis Teenie est venue me voir à l’école aujourd’hui et elle était toute chamboulée…
— Parce qu’il va encore pire qu’avant ! s’exclame Tina. Je sais pas ce qui s’est passé, mais depuis qu’il se laisse pousser cette horrible moustache, il va encore pire ! Il parle en dormant — je l’entends — et il a maigri et ses boutons d’acné sont revenus et notre prof d’hygiène et santé nous a dit que ça pouvait venir du stress et… et… je crois que des fois, il pleure. » Elle paraît surprise de ce qu’elle vient de dire comme si elle n’arrivait pas bien à se faire à l’idée que son grand frère puisse pleurer. « Et s’il se suicide ? C’est de ça que j’ai vraiment peur parce que le suicide des adolescents est un problème grave ! »
Encore des anecdotes divertissantes qu’elle tient du cours d’hygiène et santé, pense Hodges. Mais ça n’en est pas moins vrai.
« Elle raconte pas de blagues, dit Barbara. C’est une histoire incroyable.
— Alors j’aimerais l’entendre, dit Hodges. Depuis le commencement. »
Tina prend une profonde inspiration, et se lance.
Si on lui avait posé la question, Hodges aurait dit qu’il doutait que le récit des malheurs d’une adolescente de treize ans puisse le surprendre, encore moins le stupéfier. Mais il est stupéfait. Clairement. Foutrement sidéré. Et il la croit sur parole : c’est trop incroyable pour être une invention.
Le temps que Tina ait fini, elle s’est considérablement calmée. Hodges a déjà vu ça avant. La confession peut, ou pas, soulager l’âme, mais elle calme indubitablement les nerfs.
Il va ouvrir la porte donnant sur la réception et aperçoit Holly assise devant son ordinateur, en train de jouer au solitaire. Elle a, posé à côté d’elle, un sachet rempli d’assez de barres énergétiques pour soutenir à quatre le siège d’une armée de zombies.
« Viens par là, Hols, dit-il. J’ai besoin de toi. Et apporte-nous ça. »
Holly entre d’un pas hésitant, épie Tina Saubers et semble soulagée de ce qu’elle voit. Chacune des filles prend une barre énergétique, ce qui semble accroître son soulagement. Hodges aussi en prend une. La salade qu’il a avalée pour déjeuner lui semble digérée depuis déjà un mois et le steak végé lui a pas tellement tenu au corps, non plus. Des fois, il rêve encore de faire une descente au MacDo et de commander tout ce qu’il y a sur la carte.
« Mmmh, c’est bon, dit Barbara en mastiquant. J’ai eu framboise. Et toi, Teenie ?
— Citron, répond Tina. Ouais, c’est bon. Merci, monsieur Hodges. Merci, madame Holly.
— Barb, intervient Holly. Où ta mère te croit-elle en ce moment ?
— Au cinéma, répond Barbara. Revoir La Reine des neiges, la version sing-along. Ils le passent toutes les après-midi au Seven. On dirait que ça fait une éternité qu’il y est. » Elle roule des yeux à l’adresse de Tina et Tina lui retourne le même roulement d’yeux complice. « Maman nous a dit qu’on pouvait rentrer en bus mais faut qu’on soit à la maison à six heures grand max. Tina dort chez moi. »
Ça nous laisse un peu de temps, pense Hodges.
« Tina, je veux que tu reprennes tout du début, pour que Holly puisse entendre. C’est mon assistante et elle est maligne. Et puis, elle sait garder un secret. »
Tina renouvelle son récit, avec plus de détails maintenant qu’elle est plus calme. Holly écoute attentivement, ses tics d’autiste Asperger presque tous disparus, comme à chaque fois qu’elle est complètement absorbée. Le seul qui persiste, ce sont ses doigts qui s’agitent sans relâche, pianotant sur ses cuisses comme si elle martelait un clavier invisible.
Lorsque Tina arrive à la fin, Holly demande :
« L’argent a commencé à arriver en février 2010 ?
— Février ou mars, répond Tina. Je m’en souviens parce que nos parents se disputaient beaucoup à cette époque. Papa avait perdu son travail, vous voyez… et il avait les jambes toutes cassées… et maman lui criait dessus parce qu’il fumait, et que ses cigarettes coûtaient cher…
— Je déteste qu’on me crie dessus, déclare Holly tout net. Ça me retourne l’estomac. »
Tina la gratifie d’un regard reconnaissant.
« La conversation à propos des doublons, intervient Hodges, c’était avant ou après que la livraison d’argent commence ?
— Avant. Mais pas très longtemps avant. »
La réponse est donnée sans hésitation.
« Et c’était cinq cents dollars tous les mois, poursuit Holly.
— Des fois c’était un peu moins d’un mois, genre trois semaines, et des fois c’était un peu plus. Quand c’était plus, mes parents se disaient que c’était fini. Une fois je crois que ça faisait genre six semaines, je me souviens que papa a dit à maman : “Bon, c’était bien le temps que ça a duré.”
— Et ça c’était quand ? »
Holly s’est penchée en avant, les yeux brillants, ses doigts ne pianotent plus. Hodges adore la voir comme ça.
« Mmmh… » Tina fronce les sourcils. « Autour de mon anniversaire, j’en suis sûre. Quand j’ai eu douze ans. Pete était pas là pour mon goûter. C’était les vacances de printemps et son copain Rory l’avait invité à aller à Disney World avec sa famille. C’était pas un chouette anniversaire parce que j’étais complètement jalouse qu’il soit parti et que moi… »
Elle s’arrête, regardant d’abord Barbara, puis Hodges, enfin Holly, qu’elle semble avoir étiquetée comme Maman Cane.
« C’est pour ça que l’argent est arrivé en retard ! Parce qu’il était parti en Floride ! »
Holly, un infime sourire ourlant ses lèvres, jette un petit coup d’œil à Hodges puis reporte son attention sur Tina.
« Probablement. Toujours en billets de vingt et de cinquante ?
— Oui, je les ai vus plein de fois.
— Et ça s’est arrêté quand ?
— En septembre dernier. Autour de la rentrée des classes. Et y avait un petit mot avec. Qui disait quelque chose comme : “C’est la dernière fois, je regrette mais il n’y en a plus.”
— Et combien de temps après tu as dit à ton frère que tu pensais que c’était lui qui envoyait l’argent ?
— Pas très longtemps. Et il l’a jamais vraiment admis, mais je suis sûre que c’était lui. Et peut-être que tout ça c’est de ma faute, parce que j’arrêtais pas de parler de Chapel Ridge… et il disait qu’il regrettait qu’il y ait plus d’argent pour que je puisse y aller… et peut-être qu’il a fait une grosse bêtise et que maintenant il regrette et que c’est trop t-t-tard ! »
Elle se remet à pleurer. Barbara l’enlace et fait de petits bruits pour la réconforter. Holly se remet à pianoter mais ne montre aucun autre signe de désarroi : elle est perdue dans ses pensées. Hodges voit presque les engrenages tourner. Il aurait ses propres questions à poser mais, pour le moment, il est plus que disposé à laisser Holly prendre les rênes.
Quand les sanglots de Tina sont redevenus des reniflements, Holly reprend :
« Tu as dit que tu étais rentrée dans sa chambre un soir et qu’il avait un carnet qu’il a vite caché d’un air coupable. Sous son oreiller.
— Oui, c’est vrai.
— C’était vers la fin de l’argent ?
— Oui, je crois.
— C’était un de ses carnets de classe ?
— Non. Il était noir et ça avait l’air d’être un carnet cher. Avec un élastique, aussi, pour le refermer.
— Jerome en a des comme ça, dit Barbara. Ils sont en Moleskine. Je peux prendre une autre barre énergétique ?
— Fais-toi plaisir », lui dit Hodges.
Il attrape un bloc-notes sur son bureau et note Moleskine. Puis il se retourne vers Tina :
« Est-ce que ça pourrait être un carnet de comptes ? »
Tina fronce les sourcils tout en déchirant elle aussi l’emballage de sa deuxième barre énergétique.
« Pourquoi un carnet de comptes ?
— Il se peut qu’il ait tenu les comptes de ce qu’il avait envoyé et de ce qui restait.
— Peut-être, mais j’ai eu l’impression que c’était plutôt un journal intime chic. »
Holly regarde Hodges. Il incline la tête pour lui signifier : Continue.
« C’est parfait, Tina. Tu es un témoin hors pair. Tu ne trouves pas, Bill ? »
Il approuve de la tête.
« Bon, OK. Quand a-t-il commencé à se laisser pousser la moustache ?
— Le mois dernier. Ou peut-être que c’était fin avril. Papa et maman lui ont dit tous les deux que c’était ridicule, papa lui a dit qu’il ressemblait à un cow-boy de drugstore, je vois pas bien ce que ça peut être, mais il a pas voulu la raser. Je me suis dit que c’était juste une expérience qu’il faisait. » Elle se tourne vers Barbara. « Tu sais, comme quand on était petites et que t’as essayé de te couper les cheveux toute seule pour ressembler à Hannah Montana. »
Barbara fait la grimace.
« S’te plaît, parle pas de ça. » Et s’adressant à Hodges : « Ma mère a sauté au plafond.
— Et depuis, il est perturbé, poursuit Holly. Depuis la moustache.
— Pas trop au début, mais je voyais bien déjà qu’il était nerveux. Ça fait que deux semaines que je vois qu’il a peur. Et maintenant c’est moi qui ai peur ! Vachement peur ! »
Hodges vérifie si Holly a quelque chose à rajouter. D’un regard, elle lui signifie : À toi.
« Tina, je veux bien m’occuper de ça, mais je dois d’abord parler à ton frère. Tu comprends ça, n’est-ce pas ?
— Oui », souffle-t-elle. Délicatement, elle dépose sa barre énergétique, dont elle n’a pris qu’une seule bouchée, sur l’accoudoir du canapé. « Oh là là, il va me tuer.
— Tu risques d’être surprise, lui dit Holly. Il pourrait bien être soulagé que quelqu’un ait précipité les choses. »
Holly, dans ce domaine, parle d’expérience, Hodges le sait.
« Vous croyez ? demande Tina d’une petite voix.
— Oui, affirme Holly avec un hochement de tête péremptoire.
— D’accord, mais vous pourrez pas ce week-end. Il s’en va au Centre de Vacances de River Bend. Pour une rencontre de délégués de classe. Il a été élu vice-président pour l’année prochaine. S’il va encore en classe l’an prochain… » Tina presse la paume de sa main contre son front dans un geste de désespoir si adulte que la pitié étreint Hodges. « S’il va pas en prison l’an prochain. Pour vol. »
Holly a l’air aussi bouleversé que Hodges mais elle n’a pas pour habitude de toucher les gens, et Barbara est trop horrifiée par le mot prison pour se montrer maternelle. C’est à lui d’agir. Il tend le bras et prend dans ses grosses mains les petites mains de Tina.
« Je ne crois pas que ça arrivera. Ce que je crois, c’est que Pete pourrait avoir besoin d’aide. Quand rentre-t-il ?
— D-Dimanche soir.
— Et si je le rencontrais lundi après l’école. Ça irait ?
— Oui, je crois. » Tina a l’air complètement vidée. « En général, il prend le bus, mais vous pourriez l’intercepter juste avant.
— Et toi, Tina, ça va aller, ce week-end ?
— Ça, je m’en occupe », dit Barbara, et elle plante un gros baiser sur la joue de sa copine.
Tina lui répond d’un pauvre sourire fatigué.
« C’est quoi maintenant votre programme, toutes les deux ? demande Hodges. C’est sans doute trop tard pour le cinéma.
— On va aller chez moi, décide Barbara. On dira à ma mère qu’on a décidé de s’en passer. C’est pas exactement un mensonge, hein ?
— Non, convient Hodges. Vous avez assez pour reprendre un taxi ?
— Je peux vous ramener en voiture, sinon, propose Holly.
— On va prendre le bus, dit Barbara. On a des cartes d’abonnement. On a juste pris un taxi tout à l’heure parce qu’on était pressées. Pas vrai, Tina ?
— Oui. » Elle regarde Hodges, puis de nouveau Holly. « Je suis tellement inquiète pour lui, mais vous devez rien dire à nos parents. Pas tout de suite, en tout cas. Vous me promettez ? »
Hodges promet pour tous les deux. Il voit pas où est le mal, si le grand frère est pas là du week-end. Il demande à Holly de descendre avec les filles et de veiller à ce qu’elles montent bien dans le bus pour le West Side.
Holly accepte. Et leur demande d’emporter le sachet de barres énergétiques. Il doit bien en rester une dizaine.
Quand Holly revient, elle a son iPad à la main.
« Mission accomplie. Elles sont montées dans le 4 direction Teaberry Lane.
— Comment allait la petite Saubers ?
— Beaucoup mieux. Pendant qu’on attendait le bus, Barbara et elle ont répété quelques pas de danse qu’elles ont appris à la télé. Elles ont essayé de m’entraîner avec elles.
— Et tu l’as fait ?
— Non, les vraies dures ne dansent pas. »
Elle ne sourit pas en disant ça, mais ça pourrait quand même être une blague. Hodges sait qu’elle en sort maintenant, mais c’est toujours difficile d’être sûr. Une grande part de Holly Gibney reste un mystère pour lui, et il soupçonne que ce sera toujours le cas.
« Tu crois que la mère de Barb va leur tirer les vers du nez ? Elle est très perspicace, et un week-end c’est long quand on a un gros secret à cacher.
— Peut-être, mais je crois pas, dit Holly. Tina était beaucoup plus détendue après avoir craché le morceau. »
Hodges sourit.
« Si elle dansait à l’arrêt de bus, j’imagine que oui. Alors, Holly, ton avis ?
— Sur quelle partie ?
— Commençons par l’argent. »
Elle tapote son iPad et brosse distraitement ses cheveux pour les empêcher de lui tomber dans les yeux.
« Les enveloppes ont commencé à arriver en février 2010 et ont cessé en septembre de l’année dernière. Ce qui fait quarante-quatre mois. Si le grand frère…
— Pete.
— Si Pete a envoyé à ses parents cinq cents dollars par mois pendant quarante-quatre mois, ça nous fait vingt-deux mille dollars. À quelques centaines près. Pas exactement une fortune mais…
— Mais un gros paquet pour un gosse, termine Hodges. Surtout s’il a commencé à l’envoyer quand il avait l’âge de Tina. »
Ils se regardent. Qu’elle le regarde parfois en face comme ça, c’est en quelque sorte ce qu’il y a de plus extraordinaire dans la métamorphose de la femme terrifiée qu’elle était quand ils se sont rencontrés. Après un silence d’environ cinq secondes, tous deux se mettent à parler en même temps.
« Alors… » « Comment… »
« Toi d’abord », dit Hodges en riant.
Sans le regarder (c’est quelque chose qu’elle ne peut encore faire que par à-coups, même quand elle est absorbée par un problème), elle se lance :
« Cette conversation qu’il a eue avec Tina au sujet d’un trésor enterré — or, doublons, pierres précieuses. Je crois que c’est important. Je ne pense pas qu’il ait volé cet argent. Je pense qu’il l’a trouvé.
— Ça doit être ça. Les gosses de treize ans qui cambriolent des banques sont rares, si désespérés soient-ils. Mais où un gamin peut-il dénicher ce genre de butin ?
— Aucune idée. J’imagine que je peux lancer une recherche internet sur une période donnée et récupérer une liste de vols d’argent liquide. On peut être sûrs que le vol date d’avant 2010, si Pete a trouvé l’argent en février de cette année-là. Vingt-deux mille dollars, c’est un assez gros pactole pour que les journaux en aient parlé, mais comment établir un protocole de recherche ? Selon quels critères ? Jusqu’où remonter ? Cinq ans ? Dix ? Je parie qu’en remontant seulement jusqu’à 2005, la moisson d’infos serait déjà énorme. Parce que je pense devoir chercher sur les trois États contigus. Tu ne crois pas ?
— Même si tu cherchais sur tout le Midwest, tu ferais qu’une prise partielle. »
Hodges pense à Oliver Madden, qui a peut-être bien dupé des centaines de gens et des dizaines d’organisations au cours de sa carrière. C’était un expert en création de faux comptes bancaires mais Hodges parierait que ce bon vieux Oliv ne faisait aucune confiance aux banques pour ce qui était de son propre argent. Non, il lui fallait être certain d’avoir un bon matelas de côté.
« Pourquoi partielle ?
— Tu penses à des banques, des bureaux de change, des organismes de crédit rapide. Peut-être même des caisses de paris sur les courses de lévriers et les matchs des Groundhogs. Mais c’était peut-être pas de l’argent public. Le ou les voleurs ont pu mettre la main sur les enjeux d’une grosse partie de poker ou arnaquer un dealer de meth d’Edgemont Avenue, au Paradis des Pedzouilles. Pour ce qu’on en sait, le fric peut venir d’un cambriolage de maison particulière à Atlanta, San Diego ou n’importe où entre les deux. Ce genre de vol d’argent liquide peut même ne jamais avoir été signalé.
— Surtout si c’est de l’argent jamais déclaré au fisc pour commencer, renchérit Holly. D’accord d’accord d’accord. Alors qu’est-ce qu’il nous reste ?
— Parler à Peter Saubers, et franchement, j’ai hâte. Je pensais avoir tout vu, mais j’ai jamais vu un truc comme ça.
— Tu pourrais lui parler dès ce soir. Il ne part que demain. J’ai pris le numéro de portable de Tina. Je pourrais l’appeler et lui demander celui de son frère.
— Non, laissons-lui son week-end. Il est peut-être déjà parti, de toute façon. Ça lui laissera le temps de se calmer, et de réfléchir. Et laissons le sien à Tina. Lundi après-midi suffira.
— Et ce carnet noir qu’elle a vu ? Le Moleskine ? Tu as une idée là-dessus ?
— Probablement rien à voir avec l’argent. Ça pourrait être son journal sur ses 50 Nuances de fantasmes sur la fille assise derrière lui en étude. »
Holly émet un pfff pour signifier ce qu’elle pense de ça et se met à faire les cent pas. « Tu sais ce qui m’intrigue ? Le décalage.
— Le décalage ?
— L’argent a cessé d’arriver en septembre, avec un mot disant qu’il regrette qu’il y en ait plus. Mais pour autant qu’on sache, Peter n’a commencé à devenir bizarre qu’en avril ou mai de cette année. Pendant sept mois, il va bien, et puis il se laisse pousser la moustache et commence à manifester des symptômes d’anxiété. Que s’est-il passé ? Des idées là-dessus ? »
Oui, une possibilité se détache pour Hodges.
« Il a décidé qu’il voulait davantage d’argent, peut-être pour que sa sœur puisse aller à la même école que Barbara. Il s’est dit qu’il connaissait un moyen, mais quelque chose a mal tourné.
— Oui ! C’est ce que je pense aussi ! » Elle croise les bras sur sa poitrine et prend ses coudes dans ses mains en un geste d’autoréconfort que Hodge lui a souvent vu faire. « Je regrette quand même que Tina ait pas vu ce qu’il y avait dans ce carnet. Ce carnet Moleskine.
— Tu as une intuition là, ou tu suis un enchaînement logique qui m’échappe ?
— J’aimerais savoir pourquoi il ne voulait pas qu’elle le voie et l’a caché aussi précipitamment, c’est tout. » Ayant habilement esquivé sa question, Holly se dirige vers la porte. « Je vais programmer une recherche internet sur les cambriolages intervenus entre 2001 et 2009. Je sais que ça fait long, mais il faut bien commencer par quelque chose. Tu vas faire quoi ?
— Rentrer chez moi. Réfléchir à tout ça. Demain j’ai des voitures à saisir et un fuyard en conditionnelle à serrer, un certain Dejohn Frasier qu’est sûrement planqué chez sa belle-mère ou son ex-femme. Et puis je vais regarder les Indians, et peut-être bien aller me faire une toile aussi. »
Holly allume une cigarette.
« Je peux aller au ciné avec toi ?
— Si tu veux.
— Je peux choisir ?
— Seulement si tu promets de pas me traîner voir une nullité romantique avec Jennifer Aniston.
— Jennifer Aniston est une excellente actrice et une comédienne très sous-estimée. Sais-tu qu’elle a joué dans le premier Leprechaun en 1993 ?
— Holly, tu es une mine d’informations, mais tu esquives le problème, là. Promets-moi : pas de comédie romantique, ou j’y vais tout seul.
— Je suis sûre qu’on peut trouver un terrain d’entente, dit Holly sans vraiment croiser son regard. Tu crois que ça va aller pour le frère de Tina ? Tu penses pas qu’il pourrait réellement essayer de se suicider, si ?
— Non, pas si j’en crois son comportement. Il s’est mis en quatre pour sa famille. Des gars comme ça, capables d’empathie, ont pas de tendances suicidaires en général. Mais Holly, ça te semble pas bizarre que la petite ait pigé que Peter était l’expéditeur de l’argent, et que leurs parents n’y aient vu que du feu ? »
La lumière s’éteint dans les yeux de Holly et, l’espace d’un instant, elle ressemble beaucoup à la Holly d’avant, celle qui a passé la majeure partie de son adolescence dans sa chambre, le genre de jeunes reclus névrosés que les Japonais appellent des hikikomori.
« Les parents peuvent être très bêtes », dit-elle, et elle sort.
Ouais, pense Hodges, les tiens l’étaient certainement, on est d’accord là-dessus.
Il s’approche de la fenêtre, croise ses mains derrière son dos et regarde fixement le bas de Marlborough Street où, à l’approche de l’heure de pointe de l’après-midi, la circulation est en train de s’intensifier. Il se demande si Holly a envisagé l’autre source d’angoisse possible du garçon : que les blaireaux qui ont planqué l’argent soient revenus, et l’aient trouvé envolé.
Et que, d’une façon ou d’une autre, ils aient découvert qui l’a pris.
Statewide Motorcycle & Small Engine Repair[9] n’est ni à l’échelle de l’État ni à celle de la ville : c’est une erreur de zonage délabrée, en tôle ondulée rouillée, située dans le South Side, à un jet de pierre du stade de Ligue Mineure où jouent les Groundhogs. Il y a une rangée de motos à vendre en façade, alignées sous des fanions en plastique ondulant mollement sous une longueur de câble pendouillante. La plupart des motos paraissent plutôt sommaires à Morris. Un gros type en gilet de cuir, assis par terre contre le mur, est en train de tamponner sa peau écorchée par le bitume avec une poignée de Kleenex. Il lève les yeux vers Morris et ne dit rien. Morris ne dit rien non plus. Il a dû se taper la route à pied depuis Edgemont Avenue, quasiment deux bornes sous le soleil brûlant du matin, parce que les bus ne viennent jusqu’ici que les jours de match.
Il entre dans le garage et voilà Charlie Roberson, assis sur un siège de voiture maculé de cambouis devant une Harley à moitié démontée. Charlie ne voit pas Morris : il est en train d’examiner la batterie de la Harley, qu’il tient devant lui. Pendant ce temps, Morris, lui, l’examine. Même s’il doit avoir dépassé les soixante-dix ans, qu’il est chauve sur le dessus du crâne avec un pourtour de cheveux grisonnants, Charlie est toujours le même type musclé, compact comme une borne d’incendie. Il porte un T-shirt aux manches coupées et Morris peut lire le tatouage de prison fané sur l’un de ses biceps : WHITE POWER 4EVER[10].
L’une de mes réussites, pense Morris, et il sourit.
Roberson purgeait une peine de prison à vie à Waynesville pour avoir matraqué à mort une riche vieille dame de Branson Park dans Wieland Avenue. Elle s’était apparemment réveillée et l’avait surpris rôdant dans sa maison. Il l’avait aussi violée, peut-être bien avant de l’avoir matraquée, peut-être après, alors qu’elle gisait agonisante sur son palier à l’étage. Procès perdu d’avance pour Roberson, y avait pas photo. Il avait été vu dans le secteur à plusieurs reprises dans les jours précédant le cambriolage, il avait été photographié par la caméra de sécurité du portail de la vieille dame la veille de l’effraction, il avait discuté de la possibilité de visiter cette crèche-là et de voler cette dame-là avec plusieurs de ses copains des bas-fonds (tous plus qu’incités à témoigner par le procureur, ayant eux-mêmes quelques faux pas à faire éponger), et il avait un copieux casier pour vols et agressions. Le jury l’avait déclaré coupable ; le juge avait prononcé la perpétuité sans libération conditionnelle ; Roberson avait troqué la réparation de motos contre la confection de blue-jeans et le vernissage de meubles.
« J’ai fait mon lot de conneries, mais j’ai pas fait ça, avait-il confié à Morris maintes et maintes fois. J’aurais pu, j’avais le putain de code de sécurité, mais quelqu’un d’autre m’a coiffé au poteau. Je sais qui, en plus, parce qu’y a qu’un seul type à qui je l’avais donné. C’est un de ceux qui ont témoigné contre moi, putain, et si jamais je sors d’ici, ce type-là va crever. Je te le promets. »
Morris l’avait ni cru, ni pas cru — ses deux premières années en taule lui avaient appris que la « Ville » était remplie de types qui se prétendaient aussi innocents que la rosée du matin — mais quand Charlie lui avait demandé d’écrire pour lui à Barry Scheck, Morris avait accepté. C’était ça son vrai boulot en prison.
Il apparut que le cambrioleur-matraqueur-violeur avait laissé de son sperme sur les sous-vêtements de la vieille dame, que lesdits sous-vêtements étaient encore conservés dans l’une des caverneuses réserves à pièces à conviction de la ville, et que l’avocat envoyé par le Projet Innocence pour enquêter sur le cas de Charlie Roberson les avait retrouvés. Les test ADN, non disponibles à l’époque de la condamnation de Charlie, avaient prouvé que la semence n’était pas la sienne. L’avocat avait engagé un détective afin de retrouver la plupart des témoins appelés par l’accusation. L’un d’eux, en train de mourir d’un cancer, était non seulement revenu sur son témoignage mais avait reconnu le crime, dans l’espoir peut-être que ces aveux tardifs lui ouvriraient les portes du paradis.
« Hey, Charlie, lança Morris. Devine qui est là. »
Roberson se retourna, plissa les yeux, se leva.
« Morrie ? C’est toi, Morrie Bellamy ?
— En chair et en os.
— Ça alors, tu m’en bouches un coin. »
Sûrement pas, pense Morris, mais quand Roberson pose la batterie sur le siège de la Harley et s’avance vers lui, bras largement écartés, il doit se soumettre à l’étreinte de rigueur avec tapes fraternelles dans le dos. Il rend même la pareille, au mieux de ses capacités. La masse de muscles sous le T-shirt crade de Roberson est vaguement alarmante.
Roberson se recule et dévoile ses chicots restants dans un large sourire. « Jésus-Christ ! Conditionnelle ?
— Conditionnelle.
— La vieille t’a lâché la grappe ?
— Ouais, elle s’est décidée.
— Bon Dieu, c’est génial ! Viens au bureau arroser ça ! J’ai du bourbon. »
Morris secoue la tête.
« Merci, mais l’alcool me réussit pas. Et puis, le kapo pourrait débarquer à tout moment pour me réclamer un échantillon d’urine. Je me suis fait porter pâle au boulot, c’est assez risqué comme ça.
— C’est qui ton agent de probation ?
— McFarland.
— Grand nègre à grosses couilles, hein ?
— Il est noir, ouais.
— Ah, c’est pas le pire, mais c’est vrai qu’au début ils t’ont à l’œil. Viens quand même au bureau, je boirai ta part. Hé, t’as appris que Duck a claqué ? »
Morris l’avait appris, en effet, la nouvelle était tombée peu de temps avant celle de sa conditionnelle. Duck Duckworth, son premier protecteur, celui qui avait fait cesser les viols par le codétenu de Morris et ses copains. Morris n’éprouvait pas de chagrin particulier. Les gens arrivaient ; les gens repartaient ; cette connerie c’était des conneries.
Roberson secoue la tête en attrapant une bouteille sur l’étagère supérieure d’un rangement métallique rempli d’outils et de pièces détachées.
« Un truc au cerveau, apparemment. Tu sais ce qu’on dit : Au milieu de cette putain de vie, on est dans cette putain de mort. » Il verse du bourbon dans une tasse en plastique marquée WORLD’S BEST HUGGER[11] et la lève. « À ce bon vieux Ducky. » Il boit, claque des lèvres et lève à nouveau sa tasse. « Et à toi. Morrie Bellamy, retour à la vie civile. La quille et la frite. Ils t’ont collé à quoi ? Un genre de travail de bureau, à mon avis. »
Morris lui raconte son boulot au MACC et meuble la conversation pendant que Roberson se sert une nouvelle rasade de bourbon. Morris n’envie pas Charlie pour sa libéralité avec le whisky, il a perdu trop d’années de sa vie par la faute de la biture à haute tension, mais il se dit que Roberson sera plus accessible à sa demande s’il est un peu gai.
Quand il juge le moment venu, il dit :
« Tu m’avais dit de venir te voir si jamais je sortais et que j’avais besoin d’un service.
— Vrai, vrai… mais j’aurais jamais pensé que tu sortirais. Pas avec cette cul-bénit que tu t’es farcie et qui voulait plus te lâcher. »
Roberson glousse de rire et se ressert une dose.
« J’aurais besoin que tu me prêtes une voiture, Charlie. Pas longtemps. Même pas une demi-journée.
— Pour quand ?
— Ce soir. Enfin… cette après-midi. C’est ce soir que j’en ai besoin. Je peux te la ramener tout de suite après. »
Roberson a cessé de rigoler.
« C’est un plus gros risque que de boire un coup, Morrie.
— Pas pour toi : t’es dehors, libre et réhabilité.
— Non, pas pour moi, je me prendrais juste une tape sur les doigts. Mais conduire sans permis, c’est une grave violation de conditionnelle. Tu risques de retourner en cabane. Attention, je dis pas que je veux pas t’aider, au contraire, je veux juste être sûr que tu mesures l’enjeu.
— Je le mesure. »
Roberson se ressert et sirote tout en méditant. Morris aimerait pas être le proprio de la bécane que Charlie va remonter une fois que leur petite palabre sera terminée.
Enfin, Roberson parle :
« Ça t’irait une fourgonnette plutôt qu’une voiture ? J’en ai une petite que je pourrais te passer. Automatique en plus. Y a encore écrit “Fleurs Jones” sur le côté mais c’est à moitié effacé. Elle est derrière. Je peux te la montrer si tu veux. »
Morris veut, et un seul regard lui suffit pour décider que la petite fourgonnette noire est un cadeau du ciel… à condition qu’elle tourne bien. Roberson lui assure que oui, même si elle a déjà un tour de compteur.
« Je ferme de bonne heure le vendredi. Vers les quinze heures. Je peux t’y mettre un peu d’essence et te laisser les clés sous la roue avant droite.
— C’est parfait », dit Morris. Il peut encore aller au MACC, dire à son gros con de patron qu’il avait une grippe intestinale mais que c’est passé, bosser jusqu’à quatre heures comme un bon petit rond-de-cuir modèle, puis revenir ici. « Dis voir, les Groundhogs jouent ce soir, non ?
— Ouais, ils reçoivent les Dragons de Dayton. Pourquoi ? T’as envie de placer quelques paris ? Je pourrais être de la partie.
— Une autre fois, peut-être. Ce que je me disais, c’est que je pourrais te ramener la fourgonnette autour de dix heures, la garer à la même place, et prendre un bus pour retourner en ville.
— Sacré vieux Morrie, toujours le même », dit Roberson, et il se tapote la tempe de l’index. Ses yeux se sont notablement injectés de sang. « T’es pas tombé de la dernière pluie.
— Oublie pas de laisser les clés sous la roue. »
La dernière chose qu’il faudrait à Morris c’est que Roberson, torché au mauvais whisky, oublie.
« J’oublierai pas. Je te dois une fière chandelle, mon pote. Je te dois le monde entier. »
L’expression de ce sentiment nécessite une nouvelle étreinte fraternelle aux relents de sueur, de bourbon et d’après-rasage bon marché. Roberson le serre tellement fort que Morris a du mal à respirer, mais enfin, il lui rend sa liberté. Il raccompagne Charlie au garage en pensant que ce soir — dans douze heures, peut-être moins — les carnets de Rothstein seront de nouveau en sa possession. Avec une perspective aussi enivrante que celle-là, qui a besoin de bourbon ?
« Je peux te demander pourquoi tu travailles ici, Charlie ? Je croyais que tu devais toucher un paquet de fric de l’État pour erreur judiciaire.
— Oh, mec, ils m’ont menacé de ressortir d’anciennes inculpations. » Roberson se rassoit devant la Harley. Il ramasse une clé à molette et s’en tapote une jambe de pantalon noire de cambouis. « Y compris une dans le Missouri qui aurait pu me renvoyer derrière les barreaux pour le restant de ma vie. La règle des trois infractions, ou une connerie comme ça. Alors j’ai passé une espèce d’accord. »
Il observe Morris de ses yeux injectés de sang et, en dépit de ses biceps charnus (il est clair qu’il a pas laissé tomber l’habitude de la muscu prise en prison), Morris voit bien qu’il est vraiment vieux, et qu’il sera bientôt malade, aussi. S’il l’est pas déjà.
« Ils t’enculent en fin de compte, mon pote. Bien profond. Secoue le cocotier et ils t’enculent encore plus profond. Alors tu prends ce qu’on te donne. Voilà ce qu’on m’a donné, et ça me suffit.
— Cette connerie c’est des conneries », dit Morris.
Roberson beugle de rire.
« T’as toujours dit ça ! Et c’est la putain de vérité !
— Juste, oublie pas de laisser les clés.
— Je les laisserai. » Roberson brandit un doigt noir de cambouis sous le nez de Morris. « Et toi, te fais pas choper. Écoute papa. »
Je me ferai pas choper, pense Morris. J’ai attendu trop longtemps.
« Et, une dernière chose… »
Roberson attend.
« T’aurais pas un flingue ? » Morris voit la mine de Charlie et ajoute précipitamment : « Pas pour m’en servir, juste par sécurité. »
Roberson secoue la tête.
« Pas de flingue. Je me prendrais largement plus qu’une tape sur les doigts pour ça.
— Je dirais jamais que c’est toi. »
Les yeux injectés de sang épient Morris avec ruse.
« Je peux être franc ? T’es trop fraîchement sorti de taule pour un flingue. Tu trouverais le moyen de te coller une prune dans les couilles. La fourgonnette, OK. Je te dois ça. Mais si tu veux un flingue, va le chercher ailleurs. »
À trois heures, ce vendredi après-midi-là, Morris manque de peu foutre en l’air pour douze millions de dollars d’art moderne.
Enfin, non, pas exactement, mais il passe à deux doigts d’effacer toute trace de cet art moderne-là, y compris sa provenance et les coordonnées d’une douzaine de riches mécènes du MACC. Il a passé des semaines à mettre sur pied un protocole de recherche qui couvre toutes les acquisitions du MACC depuis le début du vingt et unième siècle. Ce protocole est une œuvre d’art en soi, et cette après-midi, au lieu de glisser tous les sous-fichiers dans le dossier maître, il les a balancés d’un clic de souris dans la corbeille avec tout un tas d’autres merdes inutiles. Le système informatique dépassé et poussif du MACC est surchargé d’un bordel sans nom, y compris une tonne de machins qui sont plus dans les lieux depuis belle lurette. Les machins en question ont été déménagés au Metropolitan Museum of Art de New York depuis 2005. Morris est sur le point de vider la corbeille pour faire de la place pour d’autres merdes, le doigt carrément sur la détente, quand il s’aperçoit qu’il est en train d’expédier des fichiers parfaitement valides et bien vivants au paradis des données informatiques.
Une seconde, il est de retour à Waynesville, en train de chercher à planquer de la contrebande avant une inspection de cellule que la rumeur dit imminente, peut-être rien de plus dangereux qu’un paquet de cookies mais assez pour te faire repérer si le maton est de mauvais poil. Il regarde son doigt, qui plane à moins de deux millimètres de la foutue touche suppression, et il ramène sa main contre sa poitrine où il sent son cœur cogner vite et fort. À quoi est-ce qu’il pensait, nom de Dieu ?
Son gros con de patron choisit cet instant pour passer la tête à la porte du réduit dans lequel Morris travaille. Les espaces dans lesquels les autres ronds-de-cuir passent leurs journées sont décorés de photos de leurs petits copains et petites copines, de la famille, même du putain de chien de la famille, mais Morris n’a accroché qu’une carte postale de Paris où il a toujours eu envie d’aller. Tu parles, comme si ça risquait d’arriver.
« Tout va bien, Morris ? demande le gros con.
— Impec », répond Morris priant pour que son patron n’entre pas jeter un coup d’œil à son écran.
Pas qu’il y comprendrait grand-chose. Le connard obèse sait envoyer des e-mails, il semble même avoir une vague notion de ce à quoi sert Google, mais en dehors de ça, il est perdu. Et pourtant, il réside en banlieue pavillonnaire avec bobonne et les mioches, et pas au Manoir aux Barges où les cinglés gueulent contre des ennemis invisibles en pleine nuit.
« Content de le savoir. Continuez comme ça. »
Morris pense : Et toi, continue de trimballer ton gros cul ailleurs.
Le gros con s’exécute, probablement direction la cafétéria pour s’empiffrer sa gueule de gros con. Quand il est parti, Morris clique sur l’icône corbeille, récupère ce qu’il a failli effacer et le réintègre au dossier maître. C’est pas terrible comme opération, mais quand il a fini, il souffle comme un démineur qui vient de désamorcer une bombe.
Où t’avais la tête ? se réprimande-t-il. À quoi tu pensais ?
Questions rhétoriques. Il pensait aux carnets de Rothstein, maintenant si proches. Et aussi à la petite fourgonnette noire, et à ce que ça va être flippant de conduire à nouveau après toutes ces années à l’ombre. Tout ce qu’il lui faudrait, c’est un accrochage… ou un flic qui lui trouverait l’air louche…
Faut que je tienne le coup encore un moment, pense Morris. Il le faut.
Mais il a déjà le cerveau en surchauffe, l’aiguille dans le rouge. Il pense qu’il ira mieux dès qu’il aura remis la main sur les carnets (sur l’argent aussi, même si c’est nettement moins important). Et qu’il aura planqué ces petits trésors au fond du placard de sa chambre au huitième étage du Manoir aux Barges. Alors il pourra se détendre, mais pour le moment, le stress le tue. C’est aussi le fait de se retrouver dans un monde transformé et de faire un vrai boulot pour un patron qui porte pas un uniforme gris mais à qui il faut quand même faire des courbettes. Et par-dessus tout, il y a le stress de devoir conduire sans permis un véhicule sans assurance.
Il pense : À dix heures ce soir, tout ira mieux. Entre-temps, arrime le barda et serre les dents. Cette connerie c’est des conneries.
« OK », chuchote Morris, et il essuie un fourmillement de sueur sur sa peau, entre son nez et sa lèvre supérieure.
À seize heures, il sauvegarde son travail, ferme les applis qu’il avait ouvertes et éteint l’ordi. Il débouche dans le hall luxueux du MACC et là, debout comme un mauvais rêve devenu réalité, jambes écartées et mains derrière le dos, il y a Ellis McFarland. Son agent de probation est en train d’examiner une toile de Edward Hooper comme l’amateur d’art qu’il est sûrement pas.
Sans se retourner (Morris comprend que le type a dû apercevoir son reflet dans le verre qui protège la toile, mais ça fout quand même les jetons), McFarland dit : « Holà, Morrie. Comment ça va, mon ami ? »
Il sait, pense Morris. Et pas juste pour la fourgonnette. Pour tout.
Non, c’est pas vrai, et il sait que c’est pas vrai, mais la partie de lui qui est encore en prison et qui y sera toujours lui assure que c’est vrai. Pour McFarland, le front de Morris Bellamy est une vitre transparente. Il voit tout ce qu’il y a derrière, le moindre engrenage en mouvement, le moindre rouage en surchauffe.
« Je vais bien, monsieur McFarland. »
Aujourd’hui, McFarland porte un veston sport à carreaux de la taille approximative d’un tapis de salon. Il examine Morris des pieds à la tête et de la tête aux pieds et quand son regard revient se poser sur le visage de Morris, celui-ci a toutes les peines du monde à le soutenir.
« Vous n’avez pas l’air d’aller si bien que ça. Vous êtes tout pâle et vous avez ces gros cernes noirs d’excès de branlette sous les yeux. Consommeriez-vous un produit non autorisé, Morris ?
— Non, monsieur.
— Vous livreriez-vous à des activités non autorisées ?
— Non. » Pensant à la fourgonnette avec FLEURS JONES encore visible sur le côté qui l’attend dans le South Side. Probablement avec les clés déjà sous la roue.
« Non qui ?
— Non, monsieur.
— Mmm-mmh. C’est peut-être la grippe. Parce que, franchement, vous avez l’air de dix kilos de merde dans un sac de cinq.
— J’ai failli faire une erreur, explique Morris. Elle aurait pu être rectifiée — sans doute — mais ça aurait impliqué de faire venir un technicien informatique de l’extérieur et peut-être même de fermer le serveur principal. Ça m’aurait valu des ennuis.
— Bienvenue dans le monde du travail, dit McFarland sans une once de sympathie.
— Mais c’est différent pour moi ! » explose Morris. Et bon Dieu, ce que ça fait du bien d’exploser, et de le faire à propos d’un truc sans danger. « Si quelqu’un doit savoir ça, c’est bien vous ! N’importe qui écoperait juste d’un blâme, mais pas moi. Et si on me vire — pour une étourderie, rien d’intentionnel — je replongerai.
— Peut-être », dit McFarland en se retournant vers le tableau représentant un homme et une femme assis dans une pièce et se donnant apparemment beaucoup de mal pour éviter de se regarder. « Ou peut-être pas.
— Mon patron m’aime pas », dit Morris. Il sait qu’il a l’air de geindre, et probablement que oui, il est en train de geindre. « J’en sais trois fois plus que lui sur le système informatique qu’ils ont ici, et ça le fout en rogne. Il aimerait que je dégage.
— Vous m’avez l’air un brin parano, Morris », commente McFarland.
Il a de nouveau les mains croisées au-dessus de son réellement très impressionnant postérieur et, tout à coup, Morris comprend pourquoi McFarland est ici. McFarland l’a suivi jusqu’à l’atelier de réparation de motos où travaille Charlie Roberson et il a décidé qu’il prépare un mauvais coup. Morris sait que c’est pas ça. Il sait que non.
« Pourquoi ils font ça, d’ailleurs, laisser un type comme moi tripoter leurs fichiers ? Un type en conditionnelle ? Si je fais une erreur, et j’ai failli en faire une, je pourrais leur coûter beaucoup d’argent.
— Vous vous attendiez à faire quoi, dehors ? » demande McFarland en continuant d’examiner la toile de Hooper qui s’intitule Appartement 16-A.
On dirait qu’elle le fascine, mais Morris n’est pas tombé de la dernière pluie. McFarland continue d’observer son reflet. De le jauger.
« Vous vous attendiez à quoi ? Vous êtes trop vieux et trop ramollo pour trimballer des cartons dans un entrepôt ou bosser avec une équipe de jardiniers. » Il se retourne. « Ça s’appelle de la réinsertion, Morris, et c’est pas à moi qu’on doit cette politique. Alors si vous voulez pleurnicher dans les jupes de quelqu’un, trouvez-vous quelqu’un qui se sente concerné.
— Excusez-moi, dit Morris.
— Excusez-moi qui ?
— Excusez-moi, monsieur McFarland.
— Merci, Morris, voilà qui est mieux. Maintenant, allons faire un tour aux toilettes où vous allez pisser dans le petit gobelet pour me prouver que votre paranoïa n’est pas induite par la drogue. »
Les derniers retardataires quittent les bureaux. En passant, plusieurs d’entre eux jettent des regards à Morris et au grand type noir en veston sport criard, avant de détourner rapidement les yeux. Morris a comme une envie de gueuler : Eh ouais, c’est mon agent de probation, allez-y, rincez-vous bien l’œil !
Il suit McFarland dans les toilettes pour hommes, qui sont désertes, Dieu merci. McFarland s’adosse au mur, bras croisés sur la poitrine, et regarde Morris délivrer son vieux machin-chose et produire un échantillon d’urine. Après trente secondes d’attente, comme elle vire pas au bleu, il tend le petit gobelet en plastique à Morris.
« Félicitations. Videz-moi ça, mon ami. »
Morris s’exécute. McFarland se lave méthodiquement les mains en se savonnant bien jusqu’aux poignets.
« J’ai pas le sida, vous savez. Si c’est ça que vous craignez. J’ai dû passer le test avant de sortir. »
McFarland essuie soigneusement ses grandes mains. Il se regarde un instant dans la glace (en regrettant peut-être de pas avoir quelques cheveux à peigner) puis se tourne vers Morris.
« Vous êtes peut-être clean question substances illicites, mais j’aime quand même pas du tout votre mine, Morrie. »
Morris ne répond rien.
« Laissez-moi vous dire quelque chose que dix-huit ans de métier m’ont appris. Il y a deux types de détenus en libération conditionnelle, et seulement deux : les loups et les agneaux. Vous êtes trop vieux pour être un loup, mais je doute que vous le sachiez. Vous l’avez pas encore intégré, comme dirait un psy. Je sais pas quelle manigance de loup vous avez derrière la tête, c’est peut-être rien de plus que chaparder des trombones dans la réserve des fournitures de bureau, mais je ne saurais trop vous conseiller de l’oublier. Vous êtes bien trop vieux pour hurler et beaucoup trop vieux pour galoper. »
Ayant délivré cette perle de sagesse, il s’en va. Morris se dirige à son tour vers la porte, mais ses jambes se changent en caoutchouc avant qu’il l’atteigne. Il pivote sur lui-même, se cramponne à un lavabo pour pas tomber, et se jette dans un des boxes des W-C. Là il s’assoit et baisse la tête jusqu’à ce qu’elle touche presque ses genoux. Il ferme les yeux et respire à longues et profondes bouffées. Quand le grondement dans sa tête reflue, il se lève et sort.
Je vais encore le trouver là, pense Morris. En contemplation devant cette maudite toile, les mains derrière le dos.
Mais cette fois, le hall d’entrée est désert à l’exception du gardien qui gratifie Morris d’un regard soupçonneux quand il passe.
Le match des Hogs contre les Dragons ne commence pas avant dix-neuf heures mais les bus affichant MATCH DE BASE-BALL démarrent dès dix-sept heures. Morris en prend un jusqu’au stade puis retourne à pied jusqu’à Statewide Motorcycle, conscient de chaque voiture qui passe et se maudissant d’avoir perdu les pédales dans les toilettes après le départ de McFarland. S’il était sorti plus tôt, il aurait peut-être pu voir quelle bagnole ce fils de pute conduisait. Mais il l’a raté et maintenant, n’importe quelle voiture pourrait être celle de McFarland. L’agent de probation serait facile à repérer, vu sa taille, mais Morris n’ose dévisager aucun des automobilistes qui le croisent trop attentivement. Il y a deux raisons à ça. La première, c’est qu’il aurait l’air coupable, pas vrai ? Ouais, évidemment, comme un homme avec des manigances de loup derrière la tête et surveillant son périmètre de sécurité. La deuxième, c’est qu’il risque de voir McFarland même si McFarland n’est pas là, parce qu’il est à deux doigts de la crise de nerfs. Et c’est pas étonnant, non plus. Y a une limite au stress qu’un homme peut encaisser.
Vous avez quel âge, d’abord, vingt-deux ans ? lui avait demandé Rothstein. Vingt-trois ans ?
Observateur, le mec. Morris avait effectivement vingt-trois ans. Maintenant, il est à l’orée des soixante, et les années entre-temps se sont volatilisées comme la fumée dans le vent. Il a entendu dire que la soixantaine, c’est la nouvelle quarantaine, mais alors ça, c’est vraiment des conneries. Quand t’as passé la majeure partie de ta vie en prison, la soixantaine, c’est la nouvelle soixante-quinzaine. Ou quatre-vingtaine. Trop vieux pour être un loup, selon McFarland.
Ben c’est ce qu’on va voir, pas vrai ?
Il tourne dans la cour de Statewide Motorcycle — les stores sont baissés, les motos qui étaient exposées dehors ce matin sont rentrées — et il s’attend à entendre une portière de voiture claquer derrière lui à l’instant où il aura violé une propriété privée. S’attend à entendre McFarland demander : Holà, mon ami, qu’est-ce que vous faites par ici ?
Mais le seul bruit est celui de la circulation en direction du stade, et quand il entre dans le parking derrière le magasin, la courroie invisible qui comprimait sa poitrine se relâche un peu. Un haut mur de tôle ondulée sépare ce carré de terre du reste du monde et les murs rassurent Morris. Il aime pas ça, il sait que c’est pas naturel, mais c’est comme ça. Un homme est la somme de ses expériences.
Il se dirige vers la fourgonnette — petite, poussiéreuse, tellement banale que c’en est une bénédiction — et tâtonne sous la roue avant droite. Les clés sont là. Il monte à bord et le moteur lui fait la faveur de démarrer au quart de tour. La radio s’allume dans une clameur de rock. Morris l’éteint illico.
« Je peux le faire, dit-il en réglant le siège puis en se saisissant du volant. Je peux le faire. »
Et, de fait, il peut. Il a pas oublié. C’est comme monter à vélo. Le seul moment difficile, c’est quand il faut s’engager à contre-sens du flot de véhicules qui se dirigent vers le stade, et même là, il s’en sort bien : après une minute d’attente, un des bus MATCH DE BASE-BALL s’arrête et le chauffeur fait signe à Morris d’y aller. Les voies montant vers le nord sont quasi désertes et il se débrouille pour éviter le centre en empruntant le nouveau périphérique qui contourne la ville. Il se régale presque à conduire de nouveau. Il se régalerait si y avait pas ce soupçon insistant que McFarland est en train de lui filer le train. Pour l’intercepter, pas encore, non : ça, il le fera pas avant d’avoir vu ce que son vieux pote — son ami — manigance.
Morris s’arrête au centre commercial de Bellows Avenue et entre chez Home Depot. Il déambule sous les néons aveuglants, prenant son temps : il pourra pas faire ce qu’il a à faire avant la tombée de la nuit et en juin il fait encore jour jusqu’à huit heures et demie, neuf heures. Au rayon jardinage, il achète une pelle et aussi une hachette, au cas où il devrait élaguer quelques racines — cet arbre en surplomb sur la berge pourrait bien retenir solidement sa malle. Dans la section marquée BONNES AFFAIRES, il attrape deux sacs de jardinage en toile imperméable soldés vingt dollars pièce. Il range ses achats à l’arrière de la fourgonnette et va pour se réinstaller au volant.
« Hé ! » lance une voix derrière lui.
Morris se fige, écoutant les pas qui se rapprochent et attendant que la main de McFarland se referme sur son épaule.
« Vous savez s’il y a un supermarché dans ce centre ? »
C’est une voix jeune. Et blanche. Morris découvre qu’il peut respirer à nouveau.
« Safeway », dit-il sans se retourner. Si y a ou pas un supermarché dans ce centre, il en a aucune idée.
« Ah. Super. Merci. »
Morris grimpe dans la fourgonnette et démarre. Je peux le faire, pense-t-il.
Je peux et je vais le faire.
Morris roule au pas le long des rues aux noms d’arbres de Northfield, jadis son terrain de jeu — pas qu’il ait jamais beaucoup joué : il avait plutôt toujours le nez dans un livre. Comme il est encore tôt, il se gare un moment dans Elm. Il y a une vieille carte poussiéreuse dans la boîte à gants et il fait semblant de la lire. Au bout d’une vingtaine de minutes, il roule jusqu’à Maple et fait de même. Puis direction le Zoney’s Go-Mart où il achetait des friandises quand il était môme. Et des cigarettes pour son père. C’était du temps où un paquet coûtait quarante cents et on trouvait normal que des gosses aillent acheter des cigarettes pour leur père. Il se prend un granité et le fait durer. Puis il roule jusqu’à Palm Street et fait encore semblant de lire sa carte. Les ombres s’allongent, mais ah, tellement lentement.
J’aurais dû amener un livre, pense-t-il. Puis il se dit : Non — un type qui lit une carte, c’est OK, mais un type en train de lire un livre dans une vieille fourgonnette ? On le prendrait sûrement pour un pédophile aux aguets.
C’est être parano ou être futé ? Il saurait plus vraiment dire. Tout ce qu’il sait, c’est que les carnets sont tout proches maintenant. Ils émettent des ping dans sa tête comme des signaux radar.
Peu à peu, la longue lumière de ce soir de juin se fond dans le crépuscule. Les gosses qui jouaient dehors sur les trottoirs et les pelouses rentrent regarder la télé, jouer à des jeux vidéo ou passer une soirée éducative à envoyer à leurs copains et copines des textos mal orthographiés et des émoticones débiles.
Rassuré sur l’absence de McFarland dans les parages (mais pas complètement rassuré), Morris redémarre et roule lentement jusqu’à sa destination finale : le Centre Aéré de Birch Street où il allait quand la bibliothèque de Garner Street était fermée. Intello maigrichon, avec une regrettable tendance à parler à tort et à travers, on venait rarement le chercher pour les jeux d’extérieur, et les rares fois où ça arrivait, il se faisait quasiment toujours crier dessus : hé, mains de beurre, hé, andouille, hé, empoté. À cause de ses lèvres rouges, il avait écopé du sobriquet Revlon. Quand il allait au Centre, il restait le plus souvent à l’intérieur, à lire, ou peut-être à faire un puzzle. Maintenant, la ville a fermé le vieux bâtiment de brique et l’a mis en vente dans le sillage des coupes budgétaires municipales.
Derrière, quelques garçons tapent encore quelques paniers sur les terrains de basket envahis d’herbe. Mais comme y a plus de projecteurs extérieurs, ils débarrassent vite le plancher dès qu’il fait trop sombre pour y voir, criant, dribblant et se faisant des passes. Quand ils sont partis, Morris démarre la fourgonnette et s’engage dans l’allée le long du bâtiment. Il allume pas les phares et la petite fourgonnette noire est exactement de la couleur requise pour ce genre d’entreprise. Il la glisse à l’arrière du bâtiment où un panneau fané indique encore : RÉSERVÉ AUX VÉHICULES DU CENTRE. Il coupe le moteur, met pied à terre et hume l’air de juin embaumant l’herbe et le trèfle. Il entend des grillons et la rumeur du trafic sur le périph’ qui contourne la ville, mais à part ça, la nuit tout juste tombée lui appartient.
Va te faire enculer, monsieur McFarland, pense-t-il. Va te faire enculer bien profond.
Il sort ses outils et ses deux sacs de jardinage de l’arrière de la fourgonnette et commence à partir en direction de la friche qui s’étend au-delà du terrain de base-ball où il avait laissé échapper tellement de chandelles pourtant faciles à attraper. Puis une idée le frappe et il se retourne. Il plaque la paume de sa main sur les vieilles briques encore tièdes de la chaleur du jour, glisse vers le sol pour s’accroupir et arrache quelques touffes d’herbe afin de pouvoir regarder par les vitres du sous-sol. Celles-là n’ont pas été condamnées. La lune vient de se lever, orange et pleine. Elle diffuse suffisamment de clarté pour qu’il aperçoive des chaises pliantes, des tables de jeu et des piles de cartons.
Morris a prévu de ramener les carnets à sa chambre du Manoir aux Barges, mais c’est risqué : M. McFarland peut venir fouiller sa chambre quand ça lui chante, ça fait partie des règles. Le Centre est beaucoup plus proche du lieu où sont enterrés les carnets, et le sous-sol, où tout un tas de bric-à-brac inutile a déjà été entreposé, ressemble à la planque idéale. Il pourrait peut-être tous les fourrer ici, et en ramener que quelques-uns à la fois pour les lire dans sa chambre. Morris est assez mince pour se glisser par cette fenêtre, même s’il lui faudra se tortiller un peu, et ça devrait pas être trop difficile de forcer le bouton-poussoir qu’il aperçoit à l’intérieur et de soulever la vitre. Un tournevis ferait l’affaire. Il en a pas mais y en a plein chez Home Depot. Il a même vu un petit étalage d’outils quand il était chez Zoney.
Il se penche plus près de la vitre sale pour l’examiner. Il sait que ce qu’il doit repérer, c’est les alarmes à adhésif incorporées (les pénitenciers d’État sont des lieux très éducatifs question science de l’effraction), et il n’en voit aucune. Mais imagine que l’alarme fonctionne plutôt par points de contact ? Il les verrait pas, et il entendrait pas non plus l’alarme se déclencher. Certaines sont silencieuses.
Morris regarde encore un peu, puis se redresse à contrecœur. Il lui paraît peu probable qu’un vieux bâtiment comme celui-ci soit sous alarme — les objets de valeur ont sans doute été transférés ailleurs depuis longtemps — mais il n’ose pas prendre le risque.
Mieux vaut s’en tenir au plan initial.
Il attrape ses outils et ses sacs et repart en direction de la friche, en prenant bien soin de contourner le terrain de base-ball. Il va pas le traverser, non, non, pas question. La lune lui servira quand il sera dans le sous-bois, mais là, sur cet espace découvert, le monde ressemble à une scène brillamment éclairée.
Le sachet de chips de l’autre fois n’est plus là pour le guider et il lui faut un moment pour retrouver le départ du sentier. Morris va et vient dans le sous-bois derrière le champ droit du terrain de base-ball (théâtre de plusieurs humiliations enfantines), avant de se repérer et de se lancer. Quand il entend le faible gloussement du ruisseau, il doit se retenir pour ne pas se mettre à courir.
Les temps sont durs, pense-t-il. Pourrait y avoir des gens qui dorment là, des SDF. Si l’un d’entre eux me voit…
Si l’un d’entre eux le voit, il se servira de la hachette. Sans hésitation. M. McFarland peut bien penser qu’il a plus l’âge d’être un loup, mais ce que son agent de probation ignore, c’est que Morris a déjà tué trois personnes, et que conduire une voiture n’est pas la seule chose qui revient aussi facilement que monter à vélo.
Les arbres rabougris, se gênant mutuellement dans leur lutte pour l’espace et la lumière, sont néanmoins assez hauts pour filtrer la clarté de la lune. Deux ou trois fois, Morris perd le sentier et se débat dans les broussailles pour essayer de le retrouver. Mais ça lui plaît bien, en fait. Il a le gargouillis du ruisseau pour le guider si vraiment il se perd, et le sentier peu marqué lui confirme que les mômes qui l’utilisent sont encore moins nombreux qu’à son époque. Morris espère juste qu’il est pas en train de mettre les pieds dans du sumac vénéneux.
La musique du ruisseau est toute proche quand il retrouve une dernière fois le sentier et, moins de cinq minutes plus tard, il se tient sur la rive opposée à l’arbre repère. Il s’arrête là un instant, dans la pénombre mouchetée de lune, cherchant du regard un signe quelconque d’occupation humaine : couvertures, sac de couchage, chariot de supermarché, morceau de plastique drapé sur les branches afin de créer une tente de fortune. Il n’y a rien. Juste l’eau glougloutant sur son lit de cailloux et l’arbre incliné au-dessus de l’autre rive. L’arbre qui a fidèlement gardé son trésor pendant toutes ces années.
« Bon vieil arbre », chuchote Morris, et il traverse prudemment le cours d’eau.
Il s’agenouille et dépose ses outils et ses sacs sur le côté afin de se livrer à un instant de méditation.
« Me voici », chuchote-t-il, et il applique ses paumes sur le sol comme s’il cherchait un battement de cœur.
Et on dirait bien qu’il en perçoit un. C’est le battement de cœur du génie de Rothstein. Le vieil écrivain a changé Jimmy Gold en un grotesque parjure mais qui peut dire si Rothstein n’a pas racheté Jimmy durant ses années de composition solitaire ? Si c’est le cas… si… alors tout ce qu’a subi Morris n’aura pas été en vain.
« Me voici, Jimmy. Me voici enfin. »
Il attrape la pelle et commence à creuser. Il ne lui faut pas longtemps pour atteindre la malle mais les racines la retiennent, en effet, et Morris met presque une heure à les dégager à la hachette. Ça fait des années qu’il n’a plus fait de travail manuel pénible et il est épuisé. Il pense à tous les durs qu’il a connus — Charlie Roberson, par exemple — qui faisaient constamment de la muscu, et comment il les méprisait (dans sa tête — jamais ouvertement) pour leur comportement qu’il jugeait obsessionnel compulsif. Il ne les méprise plus maintenant. Il a mal au dos, aux cuisses et, pire que tout, sa tête l’élance comme une dent infectée. Une petite brise s’est levée, rafraîchissant la sueur qui huile sa peau, mais elle fait aussi balancer les branches et crée des ombres mouvantes qui l’effraient. Elles lui rappellent de nouveau McFarland. McFarland en train de remonter le sentier, marchant sans bruit, avec cette discrétion surnaturelle dont sont capables certains gros balèzes, soldats et ex-athlètes le plus souvent.
Quand il a repris son souffle et que son rythme cardiaque s’est un peu ralenti, Morris tend la main vers la poignée sur le côté de la malle et s’aperçoit qu’elle manque. Il se penche en avant, en appui sur ses paumes, et regarde dans le trou, regrettant de pas avoir pensé à emporter une lampe de poche.
La poignée est toujours là, seulement elle pendouille, cassée en deux.
C’est pas normal ça, pense Morris. Si ?
Il projette son esprit à travers le temps, essayant de se rappeler si l’une ou l’autre des poignées de la malle était cassée. Non, il pense pas. En fait, il est quasi sûr. Et puis soudain, il se souvient d’avoir posé la malle de champ dans le garage et il exhale un énorme soupir de soulagement qui fait gonfler ses joues. La poignée a dû se casser quand il a hissé la malle sur le diable. Ou alors quand il l’a trimballée jusqu’ici en se cognant à droite et à gauche tout le long du sentier. Il avait creusé le trou à la hâte et poussé la malle à l’intérieur sans ménagement. Pressé de se tailler et bien trop occupé pour remarquer un truc aussi insignifiant qu’une poignée cassée. Voilà, c’était ça. Ça devait être ça. Après tout, cette malle était pas neuve quand il l’avait achetée.
Il l’attrape par les côtés et la malle glisse si facilement hors du trou que Morris en perd l’équilibre et tombe sur le dos. Il reste là, les yeux levés vers la coupe lumineuse de la lune, tâchant de se dire que non, y a rien qui cloche. Sauf qu’il est pas si con. Il a peut-être réussi à se convaincre pour l’histoire de la poignée cassée, mais pour ça, non.
La malle est trop légère.
Morris se redresse maladroitement sur son séant, des traînées de terre marquant maintenant sa peau moite. Il dégage ses cheveux de son front d’une main tremblante, laissant une autre trace noire.
La malle est trop légère.
Il tend la main vers elle, puis la retire.
Je peux pas, pense-t-il. Je peux pas. Si je l’ouvre et que les carnets sont plus là, je vais… craquer.
Mais qui serait allé s’emparer d’un vieux tas de carnets ? L’argent, oui, mais les carnets ? Il restait même plus de place pour écrire dans la plupart d’entre eux ; Rothstein en avait presque rempli toutes les pages.
Et si quelqu’un avait pris l’argent et brûlé ensuite les carnets ? Sans comprendre leur valeur incalculable, juste pour se débarrasser d’une preuve compromettante ?
« Non, chuchote Morris. Personne ferait ça. Ils sont toujours là. Il faut qu’ils y soient. »
Mais la malle est trop légère.
Il la regarde fixement, petit cercueil exhumé incliné sur la berge au clair de lune. Derrière, il y a le trou, béant comme une bouche qui vient de vomir quelque chose. Morris tend de nouveau les mains vers la malle, hésite, puis bondit en avant et soulève les loquets d’un seul geste tout en priant un Dieu dont il sait qu’il se fout des gens comme lui.
Il regarde à l’intérieur.
La malle est pas tout à fait vide. Le plastique dont il l’avait doublée y est toujours. Il le retire dans un nuage crissant, espérant que quelques carnets seront restés en dessous — deux ou trois ou, oh, mon Dieu, par pitié, juste un — mais il n’y a que quelques petits filets de terre dans les coins.
Morris plaque ses mains crasseuses sur son visage — naguère lisse, aujourd’hui profondément ridé — et se met à pleurer sous la lune.
Il avait promis de ramener la fourgonnette avant dix heures mais il est minuit passé quand il se gare derrière Statewide Motorcycle et remet la clé sous le pneu avant droit. Il s’embarrasse pas avec les outils et les sacs vides qui auraient dû être pleins : Charlie aura qu’à les prendre si ça lui chante.
Sur le terrain de petite ligue, un peu plus loin dans la rue, les projecteurs sont éteints depuis une heure. Les bus desservant le stade ne roulent plus mais les bars — ils sont nombreux dans ce quartier —, toutes portes ouvertes, déversent de la musique tonitruante de groupes live ou de juke-box, et hommes et femmes en T-shirts et casquettes des Groundhogs sont debout sur les trottoirs à fumer des cigarettes et à boire dans des gobelets en plastique. Morris les dépasse lourdement sans les regarder, ignorant deux ou trois hurlements amicaux de supporters de base-ball bien imbibés, ivres de bière et d’une victoire de leur équipe locale, lui demandant s’il veut prendre un verre. Bientôt, les bars sont derrière lui.
Il a cessé d’être obsédé par McFarland et la pensée des cinq kilomètres à pied qui le séparent du Manoir aux Barges ne lui traverse même pas l’esprit. Il se fiche de ses jambes douloureuses, aussi. C’est comme si elles appartenaient à quelqu’un d’autre. Il se sent aussi vide que la malle sous la lune. Tout ce pour quoi il a vécu durant ces trente-six dernières années vient d’être balayé comme une masure par un fleuve en crue.
Il arrive à Government Square et c’est là que ses jambes finissent par le lâcher. Il s’effondre plutôt qu’il ne s’assoit sur l’un des bancs. Il jette un regard hébété sur l’espace de béton désert autour de lui, s’avisant que sa présence ici paraîtra hautement suspecte à n’importe quels flics en maraude. Il est pas censé être dehors aussi tard de toute façon (comme un adolescent, il a un couvre-feu à respecter), mais quelle importance ? Cette connerie c’est des conneries. Qu’ils le renvoient à Waynesville. Pourquoi pas ? Au moins, il aura plus à supporter son gros con de patron. Ni à pisser pendant qu’Ellis McFarland regarde.
De l’autre côté de la rue, il y a le Happy Cup, où il a eu tant de conversations agréables à propos de livres avec Andrew Halliday. Sans parler de leur dernière conversation, qui fut loin d’être agréable. T’approche pas de moi, avait dit Andy. Voilà comment leur dernière conversation s’était terminée.
Le cerveau de Morris, qui tournait jusque-là au ralenti, repasse la première et une lueur se rallume dans son regard terne. T’approche pas de moi, ou je me charge d’appeler la police moi-même, avait dit Andy… mais c’était pas tout ce qu’il avait dit ce jour-là. Son vieux pote s’était aussi fendu d’un conseil.
Planque-les quelque part. Enterre-les.
Andy Halliday a-t-il réellement dit ça, ou est-ce seulement le fruit de son imagination ?
« Il l’a dit », chuchote Morris. Il regarde ses mains et s’aperçoit qu’elles se sont serrées en gros poings noirs de terre. « Il l’a dit, oui. Planque-les, il a dit. Enterre-les. »
Ce qui entraîne certaines questions.
Comme : qui était la seule personne au courant qu’il avait les carnets de Rothstein ?
Comme : qui était la seule personne à avoir effectivement vu un des carnets de Rothstein ?
Comme : qui savait où il habitait autrefois ?
Et — en voilà une importante — qui connaissait l’existence de cette friche, ces deux ou trois hectares à l’abandon, objet d’un procès sans fin, utilisés seulement comme raccourci par les gosses pour rejoindre le Centre Aéré ?
La réponse à toutes ces questions est la même.
Peut-être qu’on pourra en reparler dans dix ans, avait dit son vieux pote. Ou peut-être dans vingt.
Ben, ça avait fait foutrement plus que dix ou vingt, au bout du compte, hein ? Le temps s’était comme qui dirait dilaté. Assez pour que son vieux pote se mette à méditer sur ces précieux carnets qui avaient jamais refait surface — ni quand Morris avait été arrêté pour viol, ni plus tard quand la maison avait été vendue.
Son vieux pote avait-il à un moment ou à un autre décidé d’aller faire un tour du côté de l’ancien quartier de Morris ? Peut-être de remonter un certain nombre de fois le sentier entre Sycamore Street et Birch ? Muni peut-être d’un détecteur de métaux, espérant l’entendre sonner quand il détecterait les ferrures de la malle ?
Morris avait-il même fait allusion à la malle ce jour-là ?
Peut-être pas, mais quelle autre possibilité y avait-il ? Quoi d’autre aurait convenu ? Même un grand coffre-fort aurait été trop petit. Des sacs de papier ou de toile auraient pourri. Morris se demande combien de trous Andy a dû creuser avant de taper dans le mille. Une dizaine ? Une cinquantaine ? Cinquante, c’est beaucoup, mais dans les années soixante-dix, Andy était plutôt mince, pas le gros tas de lard qu’il est maintenant. Et la motivation y était. Ou peut-être qu’il avait même pas eu à creuser de trous. Peut-être qu’une crue de printemps ou autre avait suffisamment érodé la berge pour mettre à nu la malle dans son berceau de racines. Est-ce que ça, c’était pas possible ?
Morris se lève et reprend sa marche, repensant maintenant à McFarland et jetant de brefs regards autour de lui pour s’assurer qu’il n’est pas là. Ça compte à nouveau, parce que maintenant il a retrouvé une raison de vivre. Un but. Il est possible que son vieux pote ait vendu les carnets, le commerce est son boulot, aussi sûr que c’était celui de Jimmy Gold dans Le Coureur ralentit, mais il est tout aussi possible qu’il en ait gardé quelques-uns sous le coude. Y a qu’une seule façon de le savoir, et qu’une seule façon de savoir si le vieux loup a encore quelques dents. Il doit aller faire une petite visite à son ami.
Son vieux pote.