QUATRIÈME PARTIE Intelligibilité

Ne sois pas étonné, mon cher, si je te parais t’entretenir d’objets sublimes et célestes. Je calculais, en moi-même, le chemin que j’ai fait dans mon dernier voyage.

LUCIEN DE SAMOSATE,

Icaroménippe,

env. 150 ap. J.-C.

Trente-huit

Ils franchirent la frontière de l’Ohio en fin d’un langoureux après-midi d’août.

Chris avait pris le relais au volant pour la dernière partie du voyage, Marguerite écoutait de la musique et Tess sommeillait sur la banquette arrière. Ils allaient à New York pour une série de rencontres entre Chris et son éditeur, mais Marguerite avait insisté pour s’arrêter en chemin et passer le week-end chez son père, deux jours de décompression en douceur avant d’affronter à nouveau le monde.

Chris trouvait rassurant que la région ait si peu changé depuis les événements de l’année précédente. À la frontière de l’Indiana, il passa devant un ancien poste de contrôle de la Garde nationale, témoignage silencieux qu’il y avait eu une crise et qu’elle était terminée ; à part cela, il ne vit que vaches et moissonneuses-batteuses, relais routiers et limites de comtés. On n’avait jamais automatisé qu’une toute petite partie de ces routes, et Chris appréciait de pouvoir conduire pendant des heures sans autres mains sur le volant que les siennes : pas d’alertes anticollision, de dispositif prioritaire, de protocoles d’évitement des bouchons : rien que l’homme et la machine, comme Dieu l’avait prévu.

Il donna un petit coup de coude à Marguerite en atteignant la limite du comté.

Elle ôta son casque et regarda la route. Elle était restée trop longtemps absente, confia-t-elle à Chris, et cela la chagrinait de voir tous ces centres commerciaux, ces maisons de tolérance et ces bars à drogue miteux qui avaient poussé comme des champignons le long de la vieille route nationale.

Mais le centre de la ville ressemblait en tout point à sa description : le poste de police vieux d’un siècle, les terrains communaux bordés de châtaigniers, les modernes moulins à vent en trèfle au sommet d’une crête distante. Les diverses églises, dont la presbytérienne où avait officié son père.

Celui-ci avait pris sa retraite et emménagé dans une maison en bois sur Butternut Street, au sud du quartier des affaires. Chris trouva la maison en suivant les instructions de Marguerite et se gara devant, contre le trottoir.

« Réveille-toi, Tess, dit Marguerite. On est arrivés. »

Tess sortit de voiture avec un sourire endormi à l’adresse de son grand-père qui, rayonnant de joie, descendait les marches du porche.


Marguerite avait craint qu’une certaine gêne ternisse cette première rencontre entre Chris et son père. Une inquiétude qui se révéla sans fondement : un peu surprise, elle vit son père serrer avec chaleur la main de Chris et le faire entrer dans la maison.

Chuck Hauser n’avait que très peu changé depuis sa dernière visite, trois ans plus tôt. C’était l’un de ces hommes qui, sur le plan physique, n’évoluent presque pas entre cinquante et soixante-dix ans : la même barbe poivre et sel, le même chaume sur le crâne, la même petite bedaine convenable. Il continuait à porter les chemises de coton monochromes qui avaient depuis toujours sa préférence, mode ou pas. Les mêmes yeux bleus, malgré une récente kératotomie.

Il avait préparé un repas constitué de pain de viande, pois, maïs et purée, qu’il servit dans la salle à manger sur la grande table sur laquelle (informa-t-il Tess) Marguerite effectuait ses devoirs dans son enfance. Ils habitaient alors le presbytère sur Glendavid Avenue. Elle travaillait à ses exercices de maths tous les soirs après le dîner, assise près d’une grande lampe imitation Tiffany dont elle se souvenait de la lumière comme jaune beurre, presque assez chaude pour son goût.

À table, la conversion ne porta pas un seul instant sur Crossbank, Blind Lake, Ray Scutter ou, de manière plus générale, les événements de l’année précédente. Chuck encouragea Chris à l’appeler par son prénom, évoqua longuement le passé avec Marguerite, et quand Tess commença à s’agiter un peu trop ouvertement, il la laissa emporter son dessert dans le salon, où elle brancha le pittoresque vieux panneau vidéo arrondi et se mit à chercher des dessins animés.

Il revint à la table avec une cafetière et trois mugs. « Je ne savais pas si vous étiez vivants ou morts, avant ce coup de fil que vous m’avez passé de Provo, en février. »

C’était à Provo, dans l’Utah, qu’on avait retenu les gens de Blind Lake après la fin du blocus : six mois supplémentaires de quarantaine médicale et psychologique, à vivre comme des réfugiés sur une base démilitarisée de la Défense continentale. Six mois à attendre qu’on les déclare sains, non contaminés, ne présentant aucune menace pour la population. « Ça a dû être épouvantable, de ne rien savoir, dit Marguerite.

— Plus épouvantable pour toi que pour moi, j’imagine. J’avais le sentiment que tu t’en étais sortie. »

Dehors, le ciel avait noirci, Chris termina son café et se proposa d’aller tenir compagnie à Tess. Le père de Marguerite alluma un lampadaire qui illumina la bibliothèque en chêne derrière la table. Durant son enfance studieuse, Marguerite avait été à la fois attirée et rebutée par ces étagères : tant de volumes intrigants chamois ou ambrés, qui s’avérèrent après inspection plus poussée des œuvres sans substance ou « édifiantes » liées à la religion. (Encore qu’elle y avait chipé les Histoires comme ça de Kipling.) Elle remarqua quelques ajouts récents : des livres d’astronomie et de cosmologie, pour la plupart publiés au cours des deux années précédentes. Il y avait même un exemplaire du pavé de Sébastian Vogel sur Dieu et la science.

Il tira sa chaise à côté de celle de Marguerite. « Comment Tess gère-t-elle la mort de son père ?

— Plutôt bien, vu les circonstances, pour quelqu’un qui vient tout juste d’avoir douze ans. Elle continue d’affirmer qu’il n’est peut-être pas mort.

— Il a disparu à l’intérieur de l’étoile de mer. » Marguerite grimaça en l’entendant utiliser l’appellation populaire des structures générées par les O/BEC. Comme les « Homards », c’était un nom très inapproprié. Pourquoi tout ce qu’on ne connaissait pas devait-il être comparé à une chose échouée sur une plage ? « Beaucoup de gens ont disparu de cette manière.

— Comme ces soi-disant pèlerins à Crossbank. Mais ils ne reviennent pas.

— Non, dit Marguerite. Ils ne reviennent pas.

— Tess le sait ?

— Oui. »

Elle en savait peut-être même davantage.

« Il fut un temps, dit Chuck Hauser, où je méprisais cet homme pour la manière dont il te traitait. J’ai été plus soulagé que je ne l’ai montré lorsque tu as divorcé. Mais je pense qu’il aimait sincèrement Tess, du moins dans la mesure où il était capable d’aimer.

— Oui, je pense aussi. »

Il hocha la tête. Puis il s’éclairât la gorge, un aboiement glaireux qui rappela à Marguerite à quel point il avait vieilli.

« La nuit a l’air claire, dit-il.

— Claire et fraîche. On ne se croirait pas en août. »

Il sourit. « Viens dans le jardin, Marguerite. Je veux te montrer quelque chose. »


Tess avait déjà trouvé son bonheur sur le panneau vidéo : un de ces films en noir et blanc du XXe siècle qui lui plaisaient tant. Une comédie. Chris trouva les plaisanteries bizarres ou incompréhensibles, mais Tess riait de bon cœur, juste en voyant les expressions des acteurs.

Chris parcourut les magazines laissés par le père de Marguerite dans le porte-revues près du canapé. C’était tous des magazines d’information dont le plus vieux datait du mois de septembre de l’année précédente.

Une année d’histoire en miniature. Les meurtres de Burbank, les revers militaires dans le Lesotho, la dévaluation du dollar continental, l’Alliance panarabe… et bien entendu, par-dessus tout, les grandes manchettes sur Crossbank/Blind Lake.

Tout ce qu’il avait raté durant le blocus, l’histoire vue de l’extérieur.


FERMETURE INEXPLIQUÉE D’INSTALLATIONS ASTRONOMIQUES GOUVERNEMENTALES


Pas vraiment de détails, mais beaucoup de conjectures sur les cylindres O/BEC. Un encadré expliquait la différence entre les processeurs de Crossbank et les ordinateurs quantiques habituels : Bits quantiques, excitons et code autoévolutif.

Un autre numéro, date de la semaine suivante :


LA STRUCTURE EN ÉTOILE DE MER RESSEMBLE AUX DERNIÈRES IMAGES CAPTÉES PAR LE TÉLESCOPE QUANTIQUE DE CROSSBANK


Crossbank avait découvert une structure apparemment artificielle sur le monde aquatique de HR8832/B. Le processeur de Crossbank avait aussi tôt généré une copie presque exacte de la structure autour de lui, comme une espèce d’armure hérissée de pointes.

Contamination ou procréation ? Infection ou reproduction ?

On avait aussitôt placé tant Crossbank que Blind Lake en quarantaine.


CONFUSION À CROSSBANK : DES CHERCHEURS ONT DISPARU À L’INTÉRIEUR DE LA STRUCTURE, AFFIRMENT NOS SOURCES.


Des sondes automatiques révélèrent l’extrême étrangeté de l’intérieur labyrinthique de l’étoile de mer de Crossbank. Les volontaires humains battirent en retraite dans la plus grande confusion, les robots disparurent, la télémétrie devint très vite inintelligible.


PHOTOS EXCLUSIVES DE L’ANOMALIE DE CROSSBANK


L’image désormais familière. Vue aérienne des six bras radiaux, et vues du sol, les voûtes iridescentes et les cavernes spongiformes. Dans le texte, une note indiquait que le matériau constituant l’anomalie était « invariant d’échelle : au microscope, chaque morceau a une apparence très proche de celle de l’objet entier aux yeux humains ».

Chris passa à un autre article :


PANIQUE APRÈS L’APPARITION D’UNE DEUXIEME « ÉTOILE DE MER » À DES CENTAINES DE KILOMETRES DE CROSSBANK


La deuxième structure était apparue du jour au lendemain dans un champ de soja au sud de Macon en Géorgie. À l’exception de quelques hectares en jachère, elle n’avait rien détruit ni tué personne, même si un ouvrier agricole curieux avait disparu à l’intérieur avant que les autorités locales aient le temps de mettre en place un cordon de sécurité. De nombreux riverains avaient néanmoins fui leurs maisons et répandu la confusion dans le Sud-Est.

(Depuis, cinq autres « étoiles de mer » étaient apparues dans des endroits isolés du globe, le long, semblait-il, des lignes de force du champ magnétique terrestre. Aucune ne s’était avérée dangereuse pour quiconque avait la prudence de ne pas s’aventurer à l’intérieur.)


APPEL AU CALME DES GOUVERNEMENTS NATIONAUX QUI NE VOIENT « AUCUNE PREUVE D’INTENTIONS HOSTILES »


C’étaient les semaines où la panique avait atteint son paroxysme. Les semaines de déclarations apocalyptiques et de cultes instantanés, de militants et de pèlerins, de barrages routiers.


UN AVION PRIVE A ÉTÉ ABATTU DANS LA ZONE INTERDITE DE VOL AUTOUR DE BLIND LAKE


Présentation d’Adam Sandoval, soixante-cinq ans, propriétaire d’une quincaillerie à Loveland, dans le Colorado, qui avait depuis admis avoir eu l’intention d’écraser son appareil sur les installations O/BEC de Blind Lake (c’est-à-dire sur l’Œil) afin d’empêcher une autre manifestation du genre de celle qui l’avait privé de son épouse. (Mme Sandoval faisait partie des pèlerins et plus précisément du groupe disparu en pénétrant dans l’artefact de Crossbank. On la présumait décédée.)

Chris avait appris à connaître Adam Sandoval durant le confinement postblocus à Provo, Sandoval s’était remis de son coma et de ses brûlures, même si sa peau restait d’un rose choquant aux endroits régénérés, il avait regretté sa tentative de suicide, mais restait agressif au sujet de la disparition de sa femme.

Présenté un soir à Sébastian Vogel, dans la file d’attente pour le ravitaillement à Provo, Sandoval avait refusé de lui serrer la main. « Ma femme a lu votre livre peu avant de décider de partir à la recherche de la transcendance, quoi que ce putain de mot puisse vouloir dire. Vous ne pensez jamais aux gens à qui vous refourguez vos conneries ? »

Sébastian et Sue avaient quitté Provo depuis une semaine pour s’établir à Carmel, où un ami avait offert un emploi à Sue dans une compagnie immobilière. Sébastian refusait toute interview et avait annoncé qu’il n’y aurait pas de suite à Dieu le vide quantique.


INTERVENTION MILITAIRE DE SECOURS SUITE AUX ÉVÉNEMENTS DE BLIND LAKE LES DÉTENUS DE BLIND LAKE CONDUITS POUR QUARANTAINE

DÉBRIEFING DANS UN ENDROIT TENU SECRET


« Secours » signifiait une rafle effrayante lancée dès que l’Œil de Blind Lake avait commencé à changer de forme pour adopter celle, symétrique et familière, de l’étoile de mer. « Quarantaine » signifiait six mois de détention supplémentaires conformément aux tout nouveaux protocoles sur la sécurité publique. « Débriefing » voulait dire une série d’interrogatoires avec des employés du gouvernement bien habillés et bien intentionnés qui enregistraient tout et posaient souvent deux fois les mêmes questions.

La population de Blind Lake avait en général coopéré de bon cœur. Tous ceux qui avaient vécu le blocus se retrouvaient avec une histoire à raconter.

Le dernier et le plus récent des magazines d’information de Chuck Hauser ne contenait pas de grosses manchettes, mais se terminait par une collaboration spéciale :


« Ce que nous savons et ce que nous ne savons pas :

le point de vue d’une survivante. »


… et à présent que la peur reflue, nous pouvons commencer à prendre en compte ce que nous avons appris et ce qu’il nous reste à comprendre.

Il s’est produit un événement capital, un événement qui aujourd’hui encore défie toute explication facile. On nous dit que nous avons créé, dans nos ordinateurs les plus complexes, quelque chose qui consiste essentiellement en une nouvelle forme de vie… ou bien que nous avons aidé à l’apparition d’une nouvelle génération d’une très ancienne forme de vie, une forme de vie peut-être encore plus ancienne que la Terre. Nous disposons, grâce aux installations désormais hors-service de Crossbank et de Blind Lake, d’éléments prouvant que ce processus s’est déjà produit sur deux mondes porteurs de vie, non loin de nous dans la galaxie pour le premier et à l’autre bout de celle-ci pour le second.

Mais les « étoiles de mer » – ne pourrait-on trouver un nom plus élégant pour ces structures de toute beauté ? – ne semblent pas trouver le moindre intérêt à entrer en contact avec nous, encore moins à se mêler de nos affaires. Nous avons l’exemple sur UMa47/E d’une culture intelligente qui a existé avec les étoiles de mer pendant (sans doute) des siècles, sans la moindre interaction significative.

Cela renforce l’hypothèse des étoiles de mer représentant, outre une forme de vie entièrement nouvelle, une forme de conscience tout aussi nouvelle, une forme de conscience qui ne coïncide qu’en petite partie avec la nôtre. Nous avons plongé notre regard dans les profondeurs des deux, en d’autres termes, et nous avons fini par atteindre les limites de l’intelligibilité.

Mais il existe un contre-exemple : HR8832/B, une planète sur laquelle ceux qui ont construit les noyaux quantiques des étoiles de mer ont complètement disparu. Peut-être de manière naturelle, lors d’une extinction, peut-être pas. Peut-être nous donne-t-on le choix. Peut-être une espèce qui cherche sincèrement à comprendre les étoiles de mer n’y parvient-elle qu’en changeant de nature. Peut-être, pour vraiment comprendre ce mystère, aurons-nous à le prendre à bras-le-corps et à devenir lui. Heisenberg n’avait-il pas remarqué que l’observateur et l’observé devenaient inextricablement liés ?


Cela occupait une page et demie, et c’était un bon article. Sérieux et prudent dans son raisonnement. Signé Élaine Coster, « une journaliste scientifique de renom tout juste sortie des camps de quarantaine de l’Utah ».

Chris jeta un coup d’œil à Tess qui bâillait, vautrée sur les coussins en tapisserie du canapé de son grand-père.

Tess n’avait pas parlé de la Fille-Miroir aux autorités. Marguerite et Chris non plus.

Non parce que tous trois s’étaient entendus au préalable pour garder le silence. Chacun d’eux avait pris cette décision de son côté, à cause, du moins pour Chris, d’une réticence à signaler des événements qui ne pourraient qu’être mal compris.

Une histoire irracontable. Un journaliste devait-il vraiment croire à ce genre de choses ? Mais ce qu’il avait ressenti allait au-delà d’une simple peur du ridicule. Il s’était produit des choses qu’il ne pouvait expliquer de manière satisfaisante, ne serait-ce qu’à lui-même. Des choses qui ne feraient jamais les gros titres.

Tess s’adressa à lui sans quitter des yeux le panneau vidéo : « Je suis un peu fatiguée.

— Ça va être l’heure d’aller au lit », reconnut Chris.

Il l’accompagna à l’étage dans la petite chambre d’amis de la maison de son grand-père. Elle dit qu’elle allait sans doute lire jusqu’à ce que Marguerite vienne la border. Chris répondit n’y voir aucune objection.

Elle s’étendit sur l’édredon. « J’ai dormi dans la même chambre la dernière fois que je suis venue, dit Tess, il y a trois ans. Quand mon père était avec nous. »

Chris hocha la tête.

La fenêtre, entrouverte de quelques centimètres, répandait dans la pièce des arômes de fin d’été. Tess n’y toucha pas mais descendit le store jaune jusqu’à toucher le rebord, masquant la vitre.

« Tu ne l’as pas revue depuis Blind Lake, pas vrai ? » demanda Chris. En parlant de la Fille-Miroir.

« Non, répondit Tess.

— Tu penses qu’elle est toujours dans le coin ? »

La fillette haussa les épaules.

« Tu y penses souvent, Tess ? Il t’arrive de te demander qui elle était ?

— Oh, je sais. Elle était… » Mais les mots semblant lui emmêler la langue, elle se tut et resta un moment les sourcils froncés.

À Blind Lake, Tess avait identifié la Fille-Miroir aux processeurs O/BEC. Comme si les O/BEC, éveillés à un début de conscience, avaient voulu une fenêtre sur le monde humain dans lequel ils étaient nés.

Et à Crossbank comme à Blind Lake, ils avaient choisi Tess. Pourquoi elle ? Peut-être n’y a-t-il pas vraiment de réponse, se dit Chris, pas davantage qu’à celle de savoir pourquoi les chercheurs de Blind Lake ont choisi ce Sujet parmi d’innombrables autres individus quasi identiques. Cela aurait pu être n’importe qui. Il fallait que ce soit quelqu’un.

Tess trouva les mots qu’elle cherchait : « Elle était l’Œil, déclara-t-elle d’un ton solennel. Et moi le télescope. »


Sortant sur les talons de son père par la porte de derrière, Marguerite retrouva la fraîcheur de la nuit d’été. Seul le jardin était éclairé, par des tiges luminescentes plantées au milieu des coléus, et elle s’arrêta le temps de s’habituer à l’obscurité.

« J’imagine que tu sais ce que c’est que ça », dit Chuck Hauser. Un sourire aux lèvres, il s’écarta d’un pas.

La respiration de Marguerite se bloqua dans sa gorge. « Un télescope ! Mon Dieu, il est magnifique ! Ou l’as-tu eu ? »

On ne trouvait plus de télescopes optiques pour astronomes amateurs dans le commerce depuis des années. Si l’on voulait regarder le ciel nocturne, on branchait une lentille photomultiplicatrice sur son serveur domestique, ou mieux, on se connectait à l’une des observations célestes publiques. Les vieux télescopes Dobson de ce genre valaient une fortune chez les antiquaires.

Et celui-là était vraiment vieux, comme son examen le lui montra : en excellent état, mais bel et bien du millénaire précédent. Aucune fixation pour suivi numérique : rien que des orbites et des vis sans fin, lubrifiées avec amour.

« Les mécanismes ont été restaurés et remis en état, lui apprit son père. Il est équipé d’une nouvelle optique conforme aux spécifications d’origine. À part cela, il est intégralement d’époque.

— Ça a dû coûter une fortune !

— Non, non. » Il eut un sourire chagrin. « Mais pas loin.

— Depuis quand t’intéresses-tu à l’astronomie ?

— Ne sois pas obtuse, Margie. Je ne l’ai pas acheté pour moi. C’est un cadeau. Il te plaît ? »

Il lui plaisait en effet beaucoup. Elle serra son père dans ses bras. Il ne pouvait pas avoir eu les moyens de l’acheter. Il avait dû prendre une deuxième hypothèque sur la maison.

« Quand tu étais jeune, dit Chuck Hauser, c’était du chinois, pour moi, tout ça.

— Tout ça quoi ?

— Tu sais, les étoiles, les planètes. Tout ce à quoi tu t’intéressais tant. Et maintenant, je me dis que j’aurais dû prendre le temps de m’y intéresser d’un peu plus près. C’est ma manière de te dire que j’admire ce que tu as accompli. Je commence peut-être même à le comprendre. Bon… tu crois que tu pourras l’emballer assez serré pour qu’il rentre dans ta petite voiture ?

— On trouvera un moyen.

— J’ai remarqué que Chris et toi aviez mis vos bagages dans la même chambre. »

Elle rougit. « Vraiment ? Je n’ai pas fait attention… c’est juste par habitude, en fait… »

Elle n’arrivait qu’à rendre la situation encore plus désagréable.

Il sourit. « Voyons, Marguerite, je ne suis pas un de ces baptistes fondamentalistes. D’après ce que tu m’as dit et ce que j’en ai vu, Chris est un type bien. De toute évidence, tu es amoureuse de lui. Envisagez-vous de vous marier ? »

Elle rougit encore plus, et espéra que cela passerait inaperçu dans la pénombre. « Rien de prévu à court terme. Mais ne t’en étonne pas.

— Il est gentil avec Tess ?

— Très.

— Elle l’aime bien ?

— Mieux que ça. Elle se sent en sécurité avec lui.

— Alors je suis content pour toi. Dis-moi, est-ce que t’offrir ce cadeau me permet de l’accompagner d’un petit conseil ?

— Bien entendu.

— Je ne te demanderai pas par quoi vous êtes passés à Blind Lake, tous les trois, mais je sais que cela a été particulièrement dur pour Tess. Elle ne communiquait pas beaucoup, avant. Je n’ai pas l’impression qu’elle ait changé à ce niveau.

— Elle n’a pas changé.

— Tu sais, Marguerite, tu étais exactement pareille. Bouchée à l’émeri quand tu ne te sentais pas concernée. J’ai toujours eu du mal à discuter avec toi.

— Désolée.

— Inutile de t’excuser. Tout ce que je veux dire, c’est qu’on laisse facilement passer ce genre de choses. Les gens peuvent devenir presque invisibles les uns pour les autres. Je t’aime et je sais que ta mère t’aimait, mais je ne pense pas que nous t’ayons toujours vue très clairement, si tu vois ce que je veux dire.

— Je comprends.

— Ne laisse pas cela arriver à Tess. »

Marguerite hocha la tête.

« Bon, dit son père, avant qu’on emballe ce truc, tu me montres comment ça marche ? »

Elle lui trouva 47 Ursa Majoris dans le télescope optique. Une étoile sans rien de particulier, simple point lumineux parmi de nombreux autres, moins brillant que les lucioles vacillant sous les buissons au fond du jardin.

« Alors c’est celle-là ?

— C’est celle-là.

— Tu la connais si bien, maintenant, que tu dois avoir l’impression d’y être allée, j’imagine.

— C’est exactement mon impression. » Elle ajouta : « Je t’aime aussi, papa.

— Merci, Marguerite. Tu ne devrais pas mettre ta fille au lit ?

— Chris peut s’en occuper. Ça pourrait être agréable de rester un moment dehors à discuter.

— Il fait un peu frisquet, pour un mois d’août.

— Je m’en fiche. »

Lorsqu’elle finit par revenir dans la maison, elle trouva Chris dans la cuisine en train de marmonner dans son serveur de poche. Il prenait des notes pour un nouveau livre auquel il travaillait, parfois avec fièvre, depuis des semaines. « Tess est allée se coucher ?

— Elle lit dans sa chambre. »

Marguerite monta voir.

Le plus dérangeant, dans les événements de Blind Lake, se dit Marguerite, c’est qu’ils impliquent un lien sur des distances immenses par un moyen qu’on ne comprend pas, un lien qui avait rendu possible qu’elle, Marguerite, touche (et soit touchée par) le Sujet ; le Sujet qui, d’une manière ou d’une autre, se savait observé depuis le début.

L’observation change son objet. Tess avait-elle été observée de la même manière ? Et Marguerite ? Cela les amènerait-il, dans ce cas, au bout d’un pèlerinage inimaginable, à l’un de ces endroits énigmatiques reliés aux étoiles – à la place de la mort, à un plongeon dans l’infini ?

Pas tout de suite, se dit Marguerite. Peut-être jamais. Mais certainement pas tout de suite.

Elle trouva Tess toute habillée, endormie sur le dessus-de-lit avec son livre ouvert et ses cheveux de travers. Elle la réveilla doucement et l’aida à enfiler sa chemise de nuit.

Le temps de la border comme il fallait, Tess ne dormait plus du tout. « Tu veux quelque chose ? lui demanda Marguerite. Un verre d’eau ?

— Une histoire, répondit aussitôt Tess.

— Je n’en connais vraiment pas beaucoup.

— Sur lui », précisa Tess.

Qui, lui ? Chris, Ray, son grand-père ?

« Sur le Sujet. Sur tout ce qui lui est arrivé. »

Marguerite fut prise au dépourvu. La fillette n’avait jusque-là jamais exprimé d’intérêt pour le Sujet. « Tu veux vraiment que je te raconte tout ça ? »

Tess hocha la tête. Elle s’allongea et commença à donner de petits coups de tête sur l’oreiller, en laissant s’écouler à peu près une seconde entre chaque coup. L’air estival poussa les stores contre le rebord en bois de la fenêtre.

Bon. Par où commencer ? Marguerite tenta de se remémorer les pages écrites en pensant à sa fille. Écrites mais jamais partagées. Ces histoires non racontées.

Mais elle n’avait pas besoin de cela.

« Tout d’abord, dit-elle, tu dois bien comprendre que le Sujet était une personne. Pas tout à fait comme toi et moi, mais pas tellement différente non plus. Il vivait dans une ville qu’il aimait beaucoup, sur une plaine sèche au ciel plein de poussière, sur une planète pas tout à fait aussi grosse que la nôtre. »

Longtemps auparavant. Très loin de là.


FIN
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