L’homme, sur Terre, ne pouvait aller plus loin dans la conquête des limitations de l’atmosphère, des métaux et de l’optique. Grâce à ce gigantesque miroir, base d’un télescope dont la construction avait nécessité des années d’efforts à une douzaine d’esprits supérieurs afin de produire un instrument d’une portée, d’une complexité et d’une précision sans égales, équipé du moindre dispositif souhaité et connu des astronomes, l’étude de l’univers avait atteint son apogée.
En ce début de février, Marguerite, qui revenait du ravitaillement du samedi, se fit la réflexion que Blind Lake avait beaucoup changé.
Pas en apparence. Les chasse-neige sortaient toujours de l’arrière de la galerie marchande à chaque chute de neige pour que les rues restent à peu près dégagées. Les lumières continuaient à briller aux fenêtres la nuit. Tout le monde dormait au chaud et personne ne souffrait de la faim.
Mais la ville semblait aussi un peu délabrée, non entretenue. Aucun entrepreneur externe ne venait plus combler les nids-de-poule creusés par l’hiver ni remplacer les bardeaux arrachés de nombreux toits par les tempêtes survenues après Noël. Le ramassage des ordures était toujours assuré, mais comme on ne pouvait évacuer celles-ci à l’extérieur, le service d’hygiène publique avait établi une décharge temporaire à l’extrémité ouest du lac, près de la clôture et aussi loin que possible de la ville et des marécages protégés. Une odeur dérivait pourtant avec la brise comme un augure de pourrissement, et les jours de grand vent voyaient des papiers froissés et des emballages de nourriture tourbillonner le long du centre commercial comme des boules de broussailles. La question quand cela allait-il finir ? était si banale que plus personne ne prenait la peine de la poser.
Parce que ça pourrait se terminer n’importe quand.
Tess était revenue affaiblie et abasourdie de l’endroit où l’avion s’était écrasé. Marguerite l’avait enveloppée de vêtements et lui avait donné une soupe brûlante avant de la coucher jusqu’au lendemain matin – pour sa part, elle n’avait pas dormi – et après cette nuit de sommeil, Tess semblait redevenue elle-même. Semblait. Entre Noël et le jour de l’an, Tess n’avait rien dit du tout sur la Fille-Miroir et il n’y avait eu aucun épisode bizarre, mais Marguerite avait lu l’inquiétude sur les traits de Tessa et senti peser dans ses silences davantage que sa timidité coutumière.
Elle avait énormément hésité à envoyer Tess chez son père pour la semaine, mais il semblait impossible d’y échapper. Aurait-elle élevé une objection que Ray ne se serait sûrement pas privé d’expédier un de ses vigiles privés récupérer Tess de force. Aussi, malgré son profond malaise, Marguerite avait-elle aidé sa fille à remplir son sac à dos de ses possessions préférées et lui avait fait franchir la porte dès que la petite automobile couleur scarabée de Ray s’était arrêtée contre le trottoir.
Peu désireux de se montrer, Ray était resté une silhouette dans l’ombre de l’habitacle. Il a l’air flou, se dit Marguerite, comme un souvenir qui disparaît. Elle regarda Tess le saluer avec un entrain qui lui parut soit faux, soit d’une naïveté touchante.
Le seul avantage de la situation était qu’elle aurait plus de temps à consacrer à Chris dans la semaine.
Elle pensait à lui lorsqu’elle immobilisa l’automobile devant la maison.
Chris. Il lui avait fait forte impression, avec son regard blessé et son incontestable courage. Sans parler de la manière dont il la touchait, comme un homme qui entre dans une source d’eau chaude et teste la température avant de se laisser aller. Le bon, l’effrayant Chris.
Effrayant parce que avoir un homme à la maison – partager son intimité avec un homme – suscitait de malencontreux souvenirs de Ray, ne serait-ce que par contraste. Une odeur d’après-rasage dans la salle de bains, un slip d’homme abandonné sur le sol de la chambre, une chaleur masculine subsistant dans les creux du lit… avec Ray, tout cela en était venu à sembler détestable, aussi désagréable qu’une contusion. Mais avec Chris, c’était tout le contraire. La veille, elle s’était surprise, outre à lui proposer elle-même de lui laver ses vêtements, à respirer en douce son odeur sur un tricot de corps qu’elle s’apprêtait à confier au lave-linge. Ridicule comportement de midinette, pensa Marguerite. Je suis très dangereusement entichée de ce type.
Elle supposa que leur liaison aurait au moins sur elle un effet thérapeutique, comme lorsqu’on évacue le venin d’une morsure de serpent.
Les gens parlaient d’« aventures de blocus ». En était-ce une ? Marguerite n’avait qu’une expérience limitée. Ray avait non seulement été son premier mari mais sa première liaison de longue durée. Comme Tess, Marguerite était une de ces filles mal à l’aise à l’école : intelligentes mais gauches, pas particulièrement jolies, trop timides pour s’exprimer en société. On appelait « geeks » les garçons de ce genre, mais au moins ces garçons-là semblaient-ils capables de tirer du réconfort de la fréquentation de leurs semblables. Marguerite n’avait jamais eu de vrais amis ni d’un sexe ni de l’autre, du moins pas avant d’arriver en troisième cycle universitaire. Là, enfin, elle avait trouvé des collègues, des gens qui respectaient son talent, qui l’appréciaient pour ses idées, et certains de ceux-là étaient devenus des amis.
Cela expliquait peut-être pourquoi elle avait été si impressionnée par Ray lorsqu’il lui avait explicitement manifesté de l’intérêt. Ray avait dix ans de plus qu’elle et évoluait à la pointe du progrès en astrophysique à un moment où elle s’efforçait de trouver un moyen d’entrer à Crossbank. Il s’était montré direct dans ses opinions mais flatteur avec Marguerite, et avait de toute évidence envisagé dès le début de l’épouser. Marguerite ignorait alors que certains hommes considéraient le mariage comme l’autorisation de tomber le masque et de montrer leur terrible et véritable visage. Il ne s’agissait pas là d’une figure de style : Marguerite avait vraiment l’impression que Ray avait changé de visage, qu’il s’était dépouillé du Ray doux et indulgent de leurs fiançailles avec la même efficacité qu’un serpent de sa mue.
De toute évidence, elle avait complètement manqué de psychologie.
Et donc, qu’est-ce que cela faisait de Chris ? Une aventure de blocus ? Un second père potentiel pour Tess ? Ou quelque chose entre les deux ?
Et comment pouvait-elle seulement commencer à construire une ébauche d’avenir, quand même la possibilité d’un avenir pouvait prendre fin n’importe quand ?
En l’entendant s’affairer dans la cuisine, Chris monta du sous-sol, où il travaillait dans son bureau, lui demander : « T’es occupée ? »
Eh bien, la question ne manquait pas d’intérêt. On était samedi. Rien ne l’obligeait à travailler. Mais qu’est-ce qui était ou pas du travail ? Depuis plusieurs mois, elle se consacrait à Tess et au Sujet, et maintenant à Chris aussi. Ce jour-là, elle avait prévu de rattraper le retard pris dans ses notes et de garder un œil sur le direct. L’odyssée du Sujet continuait, même si la crise de la tempête de sable était terminée et la ville en ruine désormais loin derrière lui, il avait quitté la route et voyageait dans un désert vide, sa condition physique avait changé de manière inquiétante mais rien d’absolument crucial ne lui était arrivé, du moins pour le moment.
« Pourquoi ?
— Je pensais aller à la clinique rendre visite au pilote que j’ai sorti de l’épave. Son état s’est stabilisé.
— Il a repris conscience ? » Marguerite avait entendu dire qu’il se trouvait dans le coma.
« Toujours pas.
— Pourquoi lui rendre visite, dans ce cas ?
— Parfois, on veut juste garder le contact. »
Et donc, retour dans la voiture, retour sur la route avec Chris au volant, retour dans cet après-midi clair et froid de février entre les ordures culbutées par le vent.
« Comment diable peux-tu lui devoir quoi que ce soit ? Tu lui as sauvé la vie.
— Pour le meilleur ou pour le pire.
— Comment cela pourrait-il être pire ?
— Il est grièvement brûlé. Lorsqu’il se réveillera, il se retrouvera dans un monde de douleur. Et puis… je suis sûr que Ray et ses potes adoreraient l’interroger. »
Il avait raison. Personne ne savait pourquoi le petit avion survolait Blind Lake ni ce que le pilote espérait accomplir en pénétrant dans la zone d’exclusion aérienne. Mais l’incident avait nettement accru l’angoisse en ville. Au cours des deux semaines précédentes, il y avait eu trois nouvelles tentatives pour échapper au blocus, toutes par des hommes seuls : un journalier, un étudiant et un analyste débutant. Les trois candidats à l’évasion avaient été tués par les minidrones, encore que l’analyste avait réussi à s’éloigner d’au moins cinquante ou soixante mètres grâce à une veste thermique bricolée pour masquer sa signature infrarouge.
Aucun des corps n’avait été récupéré. Ils seront toujours là au printemps, pensa Marguerite, à la fonte des neiges. Comme une chose abandonnée sur un champ de bataille, brûlée, gelée et dégelée : un résidu biologique. De l’appât à vautours. Y avait-il des vautours dans le Minnesota ?
Tout le monde avait peur et tout le monde voulait à tout prix savoir pourquoi ils étaient en quarantaine et le moment où celle-ci prendrait fin (ou, pensée inexprimable, si elle prendrait fin). Donc, oui, le pilote serait interrogé, peut-être avec vigueur, et oui, il connaîtrait à coup sûr la douleur, malgré la réserve d’antalgiques centraux de la clinique. Mais cela n’enlevait rien à l’acte courageux de Chris. Elle avait senti plus d’une fois qu’il doutait des conséquences d’une bonne action. Peut-être son livre sur Galliano avait-il été une bonne action, du moins de son point de vue. Un mal réparé. Et il avait été puni pour cela. Chat échaudé craint l’eau froide. Mais le malaise semblait plus profond.
Marguerite ne comprenait pas comment un homme en apparence aussi convenable que Chris Carmody pouvait manquer à ce point de confiance en lui, alors que des salauds patentés tels que Ray se baladaient dans l’éclat de leur propre et sinistre vertu. Un vers d’un poème étudié au lycée lui revint en mémoire : Les meilleurs ne croient plus en rien, et les pires s’emplissent d’une véhémence passionnée…
Chris se gara dans le parking presque vide de la clinique. Le solstice étant passé, les jours rallongeaient à nouveau, mais on n’était encore qu’en février et déjà le soleil délavé effleurait l’horizon. Il prit la main de Marguerite en se dirigeant vers la porte de l’établissement.
Ne trouvant personne à la réception, Chris sonna et une infirmière apparut un instant plus tard. Je la connais, réalisa Marguerite. Cette femme potelée et animée vêtue de blanc médical était la mère d’Amanda Bleiler et elle la voyait souvent les matins de semaine en déposant Tess au collège. Elle la connaissait assez pour lui faire bonjour de la main. Comment s’appelait-elle, déjà ? Roberta ? Rosetta :
« Marguerite, fit la femme en la reconnaissant. Et vous devez être Chris Carmody. » Chris avait prévenu de sa visite.
« Rosalie », dit Marguerite, le prénom lui revenant d’un coup en tête juste avant de le prononcer. « Comment va Amanda ?
— Assez bien, malgré tout. Malgré le blocus, voulait-elle dire. Malgré la présence de cadavres sous la neige à l’extérieur de la clôture.
Rosalie se tourna vers Chris : « Si vous voulez rendre visite à M. Sandoval, pas de problème, je m’en suis assurée auprès du Dr Goldhar, mais n’en attendez pas grand-chose, d’accord ? Et la visite devra être rapide. Pas plus de quelques minutes, OK ? »
Rosalie les guida par un escalier jusqu’au premier étage de la clinique, où trois petites chambres équipées d’appareils de réanimation rudimentaires ponctuaient un alignement de bureaux et de salles de réunion.
Quelques années auparavant, le pilote n’aurait pas survécu à ses blessures. Rosalie leur expliqua qu’il avait été brûlé au troisième degré sur une grande partie du corps et qu’il avait inhalé assez de fumée et d’air brûlant pour endommager gravement ses poumons. La clinique avait pratiqué un pontage alvéolaire et enduit ses sacs pulmonaires de gel pour en accélérer la guérison. Quant à sa peau…
Eh bien, se dit Marguerite, il a l’air d’un spectre, allongé comme cela dans un lit blanc d’une chambre blanche avec de la peau artificielle d’un blanc d’ivoire étalée sur le visage comme des Kleenex détrempés. Mais un tel traitement se trouvait presque à la pointe du progrès. Rosalie leur apprit qu’en moins d’un mois, il retrouverait presque un air normal. Presque la tête qu’il avait avant le crash.
Sa blessure la plus grave était un coup a la tête qui, sans la lui fendre tout à fait, avait provoqué à l’intérieur du crâne un saignement difficile à traiter ou corriger. Nous avons fait tout notre possible, lui assura Rosalie. Le Dr Goldhar est vraiment un médecin exceptionnel, considérant que nous disposons d’un équipement moins complet qu’un hôpital. Mais le pronostic est incertain. M. Sandoval peut se réveiller ou pas. »
M. Sandoval releva Marguerite, en essayant de prendre la mesure de l’homme sous les appareils médicaux. À priori, quelqu’un d’un certain âge. Un ventre généreux qui soulevait les draps. Des cheveux poivre et sel aux endroits ou ils n’avaient pas été carbonisés.
« Vous l’appelez M. Sandoval ?, s’étonna Chris.
— C’est son nom. Adam Sandoval.
— Il n’a pas repris conscience depuis son admission. Comment connaissez-vous son nom ?
— Eh bien… » Elle eut l’air inquiète. « Le Dr Goldhar a dit de ne pas trop divulguer cette information, mais vous lui avez sauvé la vie, pas vrai ? C’était vraiment courageux. »
L’histoire avait été diffusée sur Télé Blind Lake, ce qui avait horrifié Chris. Malgré son refus de se faire interviewer, sa réputation y avait énormément gagné – Marguerite aurait pensé que cela ne pouvait pas lui faire de mal. Mais peut-être qu’en tant que journaliste Chris se sentait mal à l’aise de se retrouver l’objet d’un événement médiatique, même de petite échelle.
« Quelle information ? demanda Chris.
— Il avait un portefeuille et un bout de sac à dos sur lui. En grande partie brûlés, mais on en a sauvé assez pour lire son identité. »
Chris demanda – et Marguerite crut déceler un peu de tension dans sa voix : « Serait-il possible de voir ses affaires ?
— Eh bien, je ne crois pas… Je veux dire, je devrais sans doute en parler d’abord au Dr Goldhar. Tout ça finira un jour ou l’autre comme preuve pour la police ou quelque chose dans ce genre, non ?
— Je ne toucherai à rien. Juste un coup d’œil.
— Je me porte garante de Chris, ajouta Marguerite. C’est un type bien.
— Eh bien… juste un tout petit coup d’œil, peut-être. Je veux dire, bon, vous n’êtes pas des terroristes ni rien, après tout. » Elle fixa Chris d’un regard sombre. « Ne me mettez pas dans de mauvais draps, je ne vous demande rien d’autre. »
Chris resta encore un peu avec le pilote. Il murmura quelque chose que Marguerite ne put entendre. Une question, une excuse, une prière.
Puis ils laissèrent Adam Sandoval, dont la poitrine se soulevait et s’abaissait au rythme d’une tranquillité étrange de son respirateur, et suivirent Rosalie au bout du couloir, où elle ouvrit la porte d’une petite pièce grâce à une clé fixée à un anneau qu’elle portait accroché à la ceinture. La pièce servait de réserve à diverses fournitures médicales – boîtes de fil chirurgical de différents diamètres, sérum salé, bandages et gaze, antiseptiques en flacons bruns – et, sur un bureau dépliable, un sachet en plastique renfermant les affaires de Sandoval. Rosalie ouvrit le sachet avec précaution et obligea Chris à enfiler des gants chirurgicaux jetables avant de le laisser toucher au contenu. « Pour éviter les empreintes digitales ou je ne sais quoi. » Elle semblait regretter d’avoir accepté.
Chris sortit le portefeuille de Sandoval, carbonisé, et ce qu’on avait pu en récupérer : sa carte de paiement, fondue au-delà de toute utilité, un disque d’identité avec ses références numériques, lui aussi brûlé mais sur lequel on pouvait lire le nom ADAM W. SANDOVAL, sa licence de pilote, une photographie aux trois quarts intacte d’une quinquagénaire au large et agréable sourire, un reçu d’un magasin d’ameublement Pottery Barn à Flint Creek, dans le Colorado, et un bon de réduction de dix dollars valable dans une grande chaîne de magasins de bricolage et de décoration, mais expiré depuis six mois. Si M. Sandoval est un terroriste, se dit Marguerite, il ne peut qu’appartenir à l’espèce locale.
« Faites attention, s’il vous plaît », dit Rosalie, et ses joues rougirent.
Les articles retrouvés dans le sac à dos brûlé étaient encore moins nombreux. Chris les passa rapidement en revue ; un fragment de livre électronique, un stylo en plastique noirci et une poignée de pages volantes incomplètes qui avaient appartenu à un magazine papier.
« Quelqu’un d’autre a vu tout ça ? demanda Chris.
— Juste le Dr Goldhar. J’ai pensé qu’il faudrait peut-être en parler à Ray Scutter ou à quelqu’un de l’Administration. Le Dr Goldhar n’a pas voulu. Il a dit que ce n’était pas la peine d’embêter Ray avec ça.
— Le Dr Goldhar est un sage », affirma Chris.
L’air de plus en plus coupable, Rosalie alla jeter un nouveau coup d’œil dans le couloir. Chris lui tournait le dos, aussi ne vit-elle pas – mais cela n’échappa pas à Marguerite – Chris prendre une des pages de magazine et la glisser sous sa veste.
Marguerite n’était pas certaine que Chris sache qu’elle l’avait vu prendre la page et elle n’en parla pas durant le retour. Son acte relevait sans doute d’un délit quelconque. Cela faisait-il d’elle une complice ?
Il ne dit pas grand-chose dans la voiture. Mais elle ne doutait pas qu’il avait agi dans une intention journalistique et non criminelle. Après tout, il n’avait pris qu’un morceau de papier roussi.
Elle rassembla plusieurs fois assez de cran pour lui en parler, mais sans jamais franchir le pas. Le soleil s’était couché et l’heure du dîner approchait lorsqu’ils arrivèrent devant la maison. Chris avait promis de s’occuper du repas. C’était un cuisinier enthousiaste quoique sans talent particulier. Ses sautés avaient du bon et du mauvais, et il se plaignait que les rations de blocus ne contiennent ni citronnelle ni coriandre, mais…
« Il y a une voiture dans l’allée », dit Chris.
Elle la reconnut aussitôt. Noire sur fond d’asphalte dans l’ombre du saule et le crépuscule hivernal, l’automobile n’était pas très visible, mais Marguerite reconnut tout de suite celle de Ray.
« Reste dans la voiture, dit-elle à Chris. Laisse-moi le convaincre de partir.
— Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée.
— J’ai été mariée avec lui neuf ans. J’ai de l’entraînement.
— Marguerite, il a franchi une limite. Il est venu chez toi. À moins que tu ne lui aies donné une clé, il est entré par effraction.
— Il a dû utiliser la clé de Tessa. Elle est peut-être avec lui.
— Ce que je veux dire, c’est que quand les gens dépassent à ce point les bornes, ça commence à devenir grave. Tu pourrais prendre un mauvais coup.
— Tu ne le connais pas. Donne-moi juste quelques minutes, d’accord ? Si j’ai besoin de toi, je hurlerai. »
Pas drôle, se reprocha-t-elle. De toute évidence, Chris ne trouva pas cela drôle non plus. Elle mit sa main sur son genou. « Cinq minutes, d’accord ?
— Tu me demandes de rester dans la voiture ?
— Reste dans la voiture, fais le tour du pâté de maisons, comme tu veux, mais ce sera plus facile de se débarrasser de lui si tu n’es pas là pour l’énerver. »
Elle n’attendit pas sa réponse et descendit de voiture pour avancer d’un pas résolu vers la porte d’entrée, le cœur empli de colère plus que de peur. Foutu Ray. Chris ne comprenait pas sa manière de fonctionner. Ray n’était pas venu la tabasser. Il avait toujours visé l’humiliation par d’autres moyens.
Une fois à l’intérieur – les lumières du salon brillaient –, elle appela Tessa. Si Ray l’avait amenée, la situation s’expliquerait peut-être.
Mais Tess ne répondit pas. Ni Ray. Furieuse, elle regarda dans la cuisine et le salon. Personne. Il devait donc être en haut. Les lumières étaient allumées dans toutes les pièces de la maison.
Elle trouva Ray dans la chambre d’amis dont elle avait fait son bureau, assis sur sa chaise pivotante, les pieds sur la table de travail, en train de regarder le Sujet traverser un graben à sec sous le soleil de midi. Il leva d’un air désinvolte les yeux vers elle lorsqu’elle s’éclaircit la gorge.
« Ah, dit-il. Te voilà. »
Dans la lumière diffuse de l’écran mural, Ray ressemblait à un Napoléon sans caractère, ridiculement impérial.
« Ray, demanda-t-elle d’un ton égal, Tess est dans la maison ?
— Bien sûr que non. C’est de ça qu’on doit discuter. Tess m’a raconté certaines des choses qui se passent ici.
— Ne commence pas, je n’ai vraiment aucune envie d’entendre ça. Va-t’en, Ray. Ce n’est pas chez toi et tu n’as pas le droit d’être là.
— Avant qu’on commence à parler de droits, sais-tu que la semaine dernière, ta fille est restée presque une heure clans la neige pendant que ton petit copain jouait au héros ? Elle a de la chance d’avoir échappé aux engelures.
— On peut en parler un autre jour. Va-t’en, Raymond.
— Allons, Marguerite. Arrête donc ces conneries sur ma maison, mes droits. Tu sais comme moi que tu n’as cessé d’ignorer Tess. Tu sais comme moi qu’elle souffre à cause de cela de graves problèmes psychologiques.
— Je ne veux pas en discuter.
— Je ne suis pas là pour en discuter, bordel ! Je suis venu te dire comment cela allait se passer. Je ne peux en toute conscience continuer à autoriser ma fille à te voir si tu n’es pas prête à t’occuper d’elle comme il faut.
— Ray, nous avons un accord…
— Nous avons un accord provisoire établi dans des circonstances radicalement différentes. Si je pouvais aller en justice, crois-moi, je le ferais. Mais c’est impossible à cause du blocus. Il me faut donc faire ce que je crois juste.
— Tu ne peux pas décider comme ça de la garder », dit Marguerite. Mais s’il essayait ? S’il refusait de laisser Tess venir à la maison ? Il n’y avait pas de tribunal à Blind Lake, ni de véritable police qu’elle pouvait appeler à l’aide.
« Ne me donne pas d’ordres. J’ai la garde de Tess et je dois prendre les décisions qui me paraissent les meilleures pour elle. »
C’était sa conviction mielleuse et suffisante qui mettait Marguerite hors d’elle. Ray maîtrisait à la perfection l’art de parler comme s’il n’y avait pas d’autre adulte que lui sur la planète, comme si tout le monde à part lui était faible, stupide ou insolent. Une façade caustique qui, bien entendu, cachait un petit enfant narcissique déterminé à n’en faire qu’à sa tête. Aucun de ces deux aspects de sa personnalité n’était particulièrement attirant.
« Écoute, dit-elle, c’est ridicule. Ce n’est pas de venir ici m’insulter qui améliorera les problèmes de Tess.
— Ton opinion sur ce point ne m’intéresse pas. »
Sans réfléchir, Marguerite avança de deux pas et le gifla. Elle n’avait jamais fait cela auparavant. Elle eut aussitôt mal à la paume, et ce bref contact physique (la rudesse d’une barbe d’un jour, les joues flasques) suffit à lui donner envie de se laver la main. Mal joué, se dit-elle, très mal joué. Mais elle ne put s’empêcher de ressentir une certaine fierté en constatant la stupéfaction de Ray.
Petite fille, Marguerite avait fréquenté un garçon du voisinage dont la famille possédait un gentil springer d’une patience à toute épreuve. Le garçon (qui, coïncidence, s’appelait lui aussi Raymond) avait un jour passé une heure à essayer de chevaucher ce chien, en riant des glapissements de la pauvre bête, jusqu’à ce que le chien finisse par se retourner contre lui et lui morde le pouce droit. Le gamin avait eu la même tête que Ray, stupéfaite et les larmes aux yeux. Pendant une seconde, elle se demanda si Ray allait se mettre à pleurer.
Puis son visage se recomposa. Il se leva.
Oh, merde, pensa Marguerite. Oh, merde. Oh, merde.
Elle recula dans le couloir. Ray posa les mains sur les épaules de Marguerite et la poussa contre le mur. Ce fut son tour à elle d’être surprise.
« Tu ne comprends vraiment pas, hein ? Comme dit la chanson, Marguerite, “tu n’es plus au Kansas”. »
C’était un film, pas une chanson[5]. Un des films préférés de Tessa. Bien entendu, Ray n’en savait rien.
Il lui pinça le menton entre le pouce et l’index. « Je ne devrais pas avoir à te dire à quel point nous sommes loin de ce petit monde banal plein d’avocats et d’assistantes sociales dans lequel tu t’imagines toujours vivre. Pourquoi crois-tu que Blind Lake est en quarantaine ? On met un endroit en quarantaine pour cause de maladie, Marguerite. Tout simplement. De maladie contagieuse et mortelle. On nous laisse en vie par tolérance, et combien de temps cette tolérance va-t-elle durer ? »
Ça pourrait se terminer n’importe quand.
Ray approcha son visage tout près du sien. Son haleine avait une odeur d’acétone. Elle essaya de se détourner, mais il ne la laissa pas faire.
« On pourrait tous être morts dans un mois. On pourrait tous être morts demain. Dans une telle situation, pourquoi devrais-je te laisser négliger Tess au profit de cette créature bizarre sur l’écran, ou pire, de ton nouveau petit ami ?
— De quoi tu parles ? » demanda-t-elle en poussant de la mâchoire contre ses doigts. Il semblait en effet savoir quelque chose. Détenir un secret. Ray avait toujours aimé savoir quelque chose que Marguerite ignorait. Presque autant qu’il détestait avoir tort.
Une dernière fois, presque pour la forme, il poussa Marguerite, lui plaquant à nouveau les épaules au mur de plâtre. « T’es vraiment qu’une pauvre naïve », dit-il alors en reculant.
Il ne vit pas l’imposante silhouette de Chris Carmody déboucher des escaliers et approcher dans le couloir. Marguerite, elle, l’aperçut, mais elle détourna aussitôt les yeux pour ne pas donner l’alerte à son ex-mari. Laissons faire. Pour un homme de sa taille, Chris faisait très peu de bruit.
Se plaçant entre eux, il poussa sans ménagement un Ray stupéfait contre le mur opposé. Marguerite était terrifiée – une véritable violence masculine flottait, une odeur, une puanteur de vestiaire – mais en son for intérieur, elle fut ravie de voir l’expression venimeuse de Ray revenir à un « Oh ! » incrédule. Elle avait voulu voir cela sur son visage pendant de nombreuses années de sécheresse. C’était enivrant.
« Venez-vous, martela Ray lorsqu’il eut jaugé la situation, venez-vous juste de foutre vos putains de mains sur moi ?
— Je ne sais pas, répondit Chris. Venez-vous juste d’entrer par effraction ? »
Maintenant, se dit Marguerite, soit ils vont se battre, soit l’un des deux va céder. Ray se défendit bien. Il se gonfla comme un coq nain. « Mêlez-vous de vos affaires ! » Mais il parlait, il ne se battait pas. « Je n’ai pas besoin de passer par vous pour m’occuper de ma femme, bordel ! Non mais vous savez qui je suis ?
— Allons, Ray, dit Chris d’un ton calme. Quittez cette maison, d’accord ? »
C’était quelque chose qu’elle n’avait jamais vu chez Chris jusqu’ici. De la colère, de la vraie colère, pas la grimace de pisse-vinaigre de Ray. Il avait l’air d’un homme prêt à se livrer à une tâche déplaisante avec ses poings. Elle tendit la main et la posa sur son bras. « Chris… »
Ray profita de l’occasion, comme elle s’en était doutée. Il recula, leva les mains et entreprit une retraite tout à fait typique de lui. « Oh, allez. Je ne veux pas jouer à des jeux de macho. J’ai dit ce que j’étais venu dire. »
Il tourna le dos et s’éloigna – les genoux tremblant un peu, crut voir Marguerite.
Une fois débarrassée de Ray, et après s’être assurée, par un coup d’œil depuis la fenêtre de la chambre de Tessa, du départ de son horrible petite voiture noire, Marguerite ressentit non de la colère ou de la peur, mais de l’embarras. Comme si Chris avait assisté à une partie honteuse de sa vie. « Je ne voulais pas que tu voies ça.
— J’en ai eu assez d’attendre.
— Je veux dire, merci, mais…
— Tu n’as pas à me remercier et tu n’as pas à t’excuser. »
Elle hocha la tête. Son cœur battait encore à cent à l’heure.
« Descendons à la cuisine », dit-elle. Car cela allait être une de ces longues nuits blanches gorgées d’adrénaline. Peut-être avait-elle pris cette habitude de son père, mais où passer une nuit comme celle-ci ailleurs que dans la cuisine ? À faire du thé et du pain grillé en essayant de remettre un semblant d’ordre dans sa vie.
Ray avait eu quelques paroles dérangeantes, qui donnaient beaucoup à réfléchir, et elle ne voulait pas se mettre davantage dans rembarras en craquant devant Chris. Aussi l’amena-t-elle dans la cuisine où elle le fit s’asseoir pendant qu’elle mettait la bouilloire à chauffer. Chris gardait le silence… en fait, il semblait même un peu triste.
« C’était toujours comme ça, demanda-t-il ? Avec Ray ?
— Pas aussi mauvais. Pas toujours. Surtout au début. »
Comment expliquer que ce qu’elle avait par erreur pris pour de l’amour s’était si vite transformé en aversion ? Sa main lui cuisait toujours de l’avoir giflé.
« Ray est plutôt bon acteur. Il peut se montrer charmant, quand il veut.
— J’imagine qu’il supporte mal la pression. »
Elle sourit. « Il faut croire. Tu as entendu tout ce qu’il a dit là-haut ? »
Chris secoua la tête.
« Il a dit qu’il ne rendrait pas Tess.
— Tu crois qu’il parlait sérieusement ? demanda-t-il.
— En temps ordinaire, je répondrais non. Mais en temps ordinaire, il n’oserait pas me menacer de la sorte. Il ne viendrait pas ici. Dans le monde réel, Ray respecte assez bien les limites légales. Ne serait-ce que pour éviter de se rendre vulnérable. Là-haut, il parlait comme quelqu’un qui n’a rien à perdre. Il parlait de la quarantaine. Il disait qu’on pourrait tous être morts dans une semaine.
— Tu crois qu’il sait quelque chose ?
— Soit il sait quelque chose, soit il veut que je le croie. Tout ce que je peux dire est qu’il ne ferait pas le malin avec notre accord sur la garde de Tessa s’il pensait que je pourrais disposer d’un recours légal. Je veux dire, que je pourrais en disposer un jour ou l’autre. »
Chris y réfléchit un long moment en silence. La bouilloire siffla. Marguerite se concentra sur la préparation du thé, rituel apaisant, deux sachets, une cuillerée de lait dans sa tasse, rien dans celle de Chris.
« J’imagine que je ne me suis jamais autorisée à y penser, dit-elle. Je veux croire qu’un jour prochain, ils rouvriront les portes et restaureront les canaux de données, et que quelqu’un en uniforme nous présentera à tous ses excuses en nous remerciant pour notre patience et en nous suppliant de ne pas intenter de procès. Mais cela pourrait se terminer d’une autre manière, j’imagine. » D’une manière mortelle. Et bien entendu, n’importe quand. « Pourquoi nous feraient-ils ça, Chris ? Il n’y a rien de dangereux, ici. Rien n’a changé depuis la veille du blocus. De quoi ont-ils peur ? »
Il eut un sourire pincé.
« La blague.
— Quelle blague ?
— Un vieux numéro – j’ai oublié où je l’ai vu. Ça se passe pendant la Deuxième Guerre mondiale, les Britanniques ont trouvé l’arme ultime. Une blague si marrante que tu meurs de rire en l’entendant. La blague est traduite mot à mot en allemand phonétique. Les soldats sur le front la crient avec des porte-voix, et les troupes nazies tombent raides mortes dans les tranchées.
— D’accord… Et ?
— C’est le premier virus informationnel. Une idée ou une image capable de rendre quelqu’un fou. Peut-être est-ce de cela dont le monde a peur.
— C’est une idée stupide, et elle a été écartée il y a dix ans au cours des auditions sénatoriales.
— Mais suppose que ça se soit produit à Crossbank, ou qu’il se soit produit à Crossbank quelque chose qui y ressemble.
— Crossbank ne regarde pas la même planète. Et en supposant qu’ils aient trouvé quelque chose de potentiellement dangereux, en quoi cela devrait-il nous affecter ?
— En rien, sauf si le problème s’est produit dans les O/BEC. C’est la seule chose que nous ayons vraiment en commun avec Crossbank : le matériel.
— D’accord, mais ça reste ridiculement conjectural. On n’a pas la moindre preuve qu’il se soit produit un problème à Crossbank. »
Marguerite avait oublié le morceau de page de magazine volé à la clinique par Chris. Il le sortit de la poche de sa veste et le posa sur la table de la cuisine.
« On en a une, maintenant », dit-il.
Pendant l’absence de son père, Tess regarda la télévision. Télé Blind Lake continuait à fonctionner sur son stock de programmes de divertissement déjà téléchargés, pour l’essentiel des vieux films et des séries des réseaux. Ce soir-là, elle diffusait une comédie musicale anglo-indienne avec de nombreux numéros de danses et des costumes colorés. Mais Tess eut du mal à fixer son attention dessus.
Elle savait que son père se comportait de manière bizarre. Il lui avait posé toutes sortes de questions sur le crash de l’avion et sur Chris. Elle fut juste surprise qu’il n’ait pas une seule fois mentionné la fille-Miroir. Tess non plus, elle n’était pas assez bête pour aborder ce sujet avec lui. À Crossbank, à l’époque ou ses parents habitaient ensemble, ils s’étaient plus d’une fois disputés au sujet de la fille-Miroir. Son père en reprochait les apparitions à sa mère. Tess ne voyait pas pourquoi : elles n’avaient rien en commun. Mais elle avait appris à ne rien dire. S’immiscer dans ces disputes ne servait en général qu’à la faire pleurer, ou à faire pleurer sa mère.
Son père n’aimait pas entendre parler de la Fille-Miroir. Il s’était mis depuis peu à ne pas aimer non plus entendre parler de sa mère ou de Chris. Il passait la plupart de ses soirées dans la cuisine à parler tout seul. Lorsque cela se produisait, Tess s’occupait elle-même de son bain. Elle se couchait et lisait jusqu’à ce qu’elle arrive à s’endormir.
Ce soir-là, elle était seule à la maison. Elle avait fait du pop-corn dans la cuisine, en nettoyant bien après, et essayé de regarder le film, Destination Bombay. Les numéros de danse lui plurent. Mais elle sentait derrière ses yeux la pression de la curiosité de la Fille-Miroir. « Ce n’est que de la danse », dit-elle avec mépris. Mais cela la dérangeait de s’entendre parler à voix haute quand il n’y avait personne d’autre dans la maison. Le son résonnait entre les murs. La maison de son père semblait trop grande sans lui, trop bien rangée pour avoir l’air naturelle, comme une maison témoin construite à fins d’exposition et non pour que quelqu’un y vive. Tess passa avec nervosité de pièce en pièce, en allumant les lumières. Elle se sentait mieux avec de la lumière, même si elle ne doutait pas que son père lui passerait un savon pour gaspillage d’énergie.
Et pourtant, il ne le fit pas. À son retour, il lui parla à peine, lui disant juste de se préparer pour la nuit avant d’aller dans la cuisine passer quelques coups de téléphone. Du premier étage, une fois sortie du bain, elle entendait toujours sa voix au rez-de-chaussée, qui parlait, parlait, parlait. Au téléphone. À personne. Tess enfila sa chemise de nuit et emporta son livre dans son lit, mais les mots écrits sur la page lui échappaient. Elle finit par éteindre la lumière et rester allongée en regardant par la fenêtre.
Dans la maison de son père, la fenêtre de sa chambre donnait au sud sur le portail principal et la prairie, mais une fois couchée, Tess ne voyait que le ciel. (Elle avait fermé la porte pour être sûre qu’aucune lumière ne se refléterait sur la vitre, la transformant en miroir.) Le ciel était dégagé et sans lune. Elle vit les étoiles.
Sa mère parlait souvent des étoiles. Sa mère lui donnait l’impression d’être tombée amoureuse des étoiles. Tess comprenait que les étoiles qu’elle voyait la nuit étaient juste d’autres soleils très lointains et que ces autres soleils possédaient souvent des planètes en orbite. Certaines étoiles avaient des noms étranges et évocateurs (comme Rigel ou Sirius), mais le plus souvent, elles avaient des chiffres et des lettres, comme UMa47, comme quelque chose qu’on pourrait commander sur catalogue. On ne pouvait donner un nom spécial à toutes les étoiles parce qu’il en existait bien davantage qu’on n’en voyait à l’œil nu, il en existait des milliards de plus. Toutes les étoiles n’avaient pas de planètes, et seules les planètes de quelques-unes ressemblaient à la Terre. Même comme ça, il devait y avoir beaucoup de planètes ressemblant à la Terre.
La Fille-Miroir trouvait ces pensées des plus intéressantes, mais Tess ignora sa présence muette. La Fille-Miroir lui tenait désormais si souvent compagnie qu’elle menaçait de devenir ce que le Dr Leinster avait toujours affirmé qu’elle était : une partie de Tessa.
Peut-être ce nom de « Fille-Miroir » ne lui convenait-il pas. Certes, elle avait fait ses premières apparitions dans les miroirs, mais Tess pensait que c’était juste parce qu’elle aimait y voir le reflet de Tessa, elle aimait regarder Tessa lui rendre son regard. Reflets, symétrie : la chasse gardée de la Fille-Miroir. Celle-ci se sentait une parenté avec les choses reflétées, pliées, ou même juste très compliquées, sentait une espèce de reconnaissance.
La Fille-Miroir regardait maintenant par les yeux de Tessa et voyait les étoiles dehors dans la nuit froide et noire. A-t-on raison d’appeler cela la lumière des étoiles ? se demanda Tess. En fait, elle viendrait plutôt de soleils, non ? De soleils d’autres gens ?
Elle s’endormit en écoutant le murmure lointain de la voix de son père.
Son père ne fut pas très bavard, le lendemain matin. Non qu’il ait jamais beaucoup parlé avant le café. Il lui prépara son petit déjeuner, des flocons d’avoine chauds. Il n’y avait pas de sucre roux pour mettre dessus, rien que du sucre blanc normal. Elle attendit de voir s’il allait manger aussi. Il ne le fit pas, même s’il farfouilla deux fois dans les placards de la cuisine comme s’il cherchait quelque chose qu’il aurait perdu.
Il la déposa très tôt au collège. Les portes n’étaient pas encore ouvertes et l’air de la matinée vous glaçait. Tess repéra Edie Jerundt qui traînait du côté du poteau de spirobole. Edie Jerundt la salua d’un ton neutre et dit : « J’ai deux pulls sous ma parka. »
Tess hocha la tête poliment, même si elle se fichait du nombre de pulls portés par Edie Jerundt. Elle semblait d’ailleurs avoir froid quand même. Elle avait le nez rouge et ses yeux brillaient dans le vent.
Deux garçons plus âgés passèrent et firent quelques réflexions sur « Edie Grumf et Tess la tristesse ». Tess les ignora, mais Edie ne trouva rien de mieux à faire qu’à les regarder bouche bée comme un poisson, et ils se moquèrent d’elle en s’éloignant. La Fille-Miroir se montra extrêmement curieuse de ce comportement – elle ne pouvait distinguer une personne d’une autre et ne comprenait pas pourquoi quelqu’un se moquerait de Tess ou d’Edie – mais Tess ne put lui expliquer. La cruauté des garçons était un fait à accepter et à gérer, pas à analyser. Tess était sûre qu’elle ne se serait pas comportée de cette manière à leur place. Même si elle se sentait parfois tentée de se joindre aux autres filles lorsqu’elles se moquaient d’Edie, ne serait-ce que pour ne pas attirer l’attention sur elle. (Elle ne cédait que rarement à cette tentation et en avait toujours honte après.)
« T’as vu le film, hier soir ? » demanda Edie. Une des choses qui rendait le blocus si étrange était qu’il n’y avait plus qu’un seul canal vidéo, ce qui obligeait tout le monde à regarder les mêmes émissions.
« Un peu, reconnut Tess.
— Ça m’a vraiment plu. Je téléchargerai les chansons un jour. » Edie se mit les mains le long du corps et agita le corps en ce qu’elle imaginait être une danse de style indien. Tess entendit les garçons ricaner à quelques mètres de là.
« J’aimerais bien avoir des bracelets de cheville », avoua Edie.
Tess pensa qu’avec des bracelets de cheville, Edie Jerundt aurait l’air d’une grenouille en robe de mariée, mais c’était une pensée méchante et elle la garda pour elle.
La Fille-Miroir l’embêtait à nouveau. Elle voulait que Tess regarde au loin les tours de refroidissement de l’Œil.
Mais qu’est-ce qu’elles avaient donc de si intéressant ?
« Tess ? dit Edie. Tu m’écoutes ?
— Désolée, dit Tess par réflexe.
— T’es vraiment bizarre, quand même », dit Edie.
Toute la matinée, les tours attirèrent l’attention de Tess. Elle les voyait par la fenêtre de la salle de classe, derrière les champs vides enneigés. Des corbeaux tourbillonnaient dans le ciel. Ils vivaient dans la région même en hiver. Ces derniers temps, ils s’étaient multipliés, du moins Tess en avait-elle l’impression, peut-être parce qu’ils s’engraissaient sur le tas d’ordures à l’ouest de la ville. Mais ils ne se perchaient jamais sur les grandes tours de refroidissement fuselées. Celles-ci servaient à évacuer le trop-plein de chaleur du sous-sol de l’Œil. Il fallait garder certaines parties de l’Œil très froides, presque aussi froides que possible, « proches du zéro absolu », comme M. Fleischer avait dit un jour. Tess savoura cette phrase en esprit. Le zéro absolu. Cela lui fit penser à une nuit glacée et sans vent. L’une de ces nuits si calmes et si froides que vos bottillons grincent sur la neige. Le zéro absolu rendait les étoiles plus faciles à voir.
La Fille-Miroir trouva ces pensées du plus haut intérêt.
M. Fleischer l’interrogea deux fois. Tess put répondre à la question de science (c’était Isaac Newton qui avait découvert les lois du mouvement), mais plus tard, en littérature, elle n’entendit pas la question, juste son nom au moment où M. Fleischer disait : « Quelqu’un ? Tessa ? »
Ils lisaient David Copperfield. Tess avait terminé le livre la semaine précédente. Elle essaya d’imaginer la question que M. Fleischer avait pu poser, mais son esprit resta vide. Elle regarda le dessus de sa table en espérant qu’il interrogerait quelqu’un d’autre. Les secondes s’égrenèrent dans un silence gêné et Tess sentit peser sur elle le poids de la déception de M. Fleischer. Elle s’enroula une boucle de cheveux autour de l’index.
Encore plus embêtant, Edie Jerundt agitait sa main levée.
« Edie ? finit par dire M. Fleischer.
— La Révolution industrielle, triompha Edie.
— Exact, on a appelé cela la Révolution industrielle… » Tess reporta son attention sur la fenêtre.
À la fin de la matinée, elle annonça à M. Fleischer qu’elle rentrait manger chez elle. Il eut l’air surpris. « Ça fait une sacrée trotte, non, Tess ? »
Oui, mais elle avait espéré qu’il ne le sache pas. « Mon papa vient me chercher. » Complètement, totalement faux. Elle fut surprise de sa facilité à mentir.
« Une raison particulière ? »
Tess haussa les épaules.
Une fois dehors, emmitouflée dans sa parka (mais sans, hélas, les deux pulls d’Edie), elle s’aperçut qu’elle ne rentrait pas à la maison et qu’elle ne retournerait pas au collège après le déjeuner. La Fille-Miroir l’avait amenée ici, et celle-ci avait d’autres plans pour l’après-midi.
Depuis la fin de la tempête de sable, l’Œil fonctionnait à la perfection, sans le moindre pépin.
C’en est presque énervant, songeait Charlie Grogan. Il avait traversé la salle de contrôle ce matin-là et tout le monde semblait détendu – autant qu’on pouvait l’être depuis le début du blocus. Les gens souriaient, en fait. Volts et ampères restaient dans la zone verte, la température ne variait pas et toutes les données sortaient de manière impeccable. Même le paysage dans lequel le Sujet continuait à avancer semblait ensoleillé et plutôt agréable. Se sentant inutile dans son bureau, Charlie regarda un bon moment son moniteur. La fatigue du Sujet sautait aux yeux. Son tégument était terne et piqueté, sa crête jaune s’affaissait comme un drapeau déchiré. Mais il marchait d’un pas régulier et avec une apparente détermination dans les régions sauvages et sans chemins. L’endroit était plat et désolé mais on voyait une irrégularité au loin sur l’horizon, des sommets montagneux, un soupçon de neige éternelle.
Le Sujet ne progressait pas vite. Un peu comme un escargot sur un trottoir vide. S’ennuyant et n’ayant pour une fois aucune tâche de maintenance à effectuer, Charlie sauta le repas et descendit se promener dans la galerie vitrée au-dessus des cylindres O/BEC.
Cette galerie n’avait guère d’autre fonction que de représentation. C’était un endroit où, avant le siège, on pouvait amener un parlementaire ou un chef d’État européen en visite. La galerie surplombait les cylindres à une hauteur sûre et en l’absence de touristes, elle restait en général vide. Charlie y venait souvent chercher un instant de solitude.
Il se pencha sur la paroi de verre épaisse de deux centimètres et demi pour regarder trois étages plus bas les cylindres O/BEC. Ces objets humiliants. Qui se pensaient eux-mêmes dans l’espace interstellaire. On n’était pas censé le dire, mais ils pensaient bel et bien, c’était indéniable, même si (comme les théoriciens) vous teniez à affirmer qu’ils se contentaient d’« explorer un espace de phase quantique immense mais fini d’une complexité croissant de manière exponentielle ». Ouais, rien que ça. Les O/BEC extrayaient des images des étoiles et les rêvaient sur une grille de pixels en « explorant un espace de phase quantique » – charabia, pensa Charlie. Qu’on me montre les câbles. Qu’est-ce que cela récupérait, et comment ? Personne ne pouvait le dire.
Qu’est-ce qu’un ange ? Ce qui danse sur une tête d’épingle ? Qu’est-ce qui dansait sur une tête d’épingle ? Un ange, bien entendu.
Ces O/BEC n’étaient que la partie la plus centrale d’une vaste machinerie qui subvenait à leurs besoins. Tout compris, l’Œil occupait une superficie énorme. À se tenir ainsi au milieu, Charlie imaginait en sentir la froide férocité des pensées. Il ferma les yeux. Rêve-moi une explication.
Mais tout ce qu’il vit sous ses paupières fut un souvenir du Sujet, le Sujet perdu dans l’arrière-pays de sa vieille planète sèche. Étrange comme cette évocation semblait nette, au moins aussi précise que les images en direct sur le moniteur de son bureau. Comme s’il marchait juste derrière le Sujet. La lumière était chaude et un ton ou deux plus bleue que sur Terre, mais le ciel lui-même était blanc, chargé de poussière. Un petit vent provoquait des tourbillons miniatures qui parcouraient quelques mètres sur les plaines tachées d’alcali avant de s’épuiser et de disparaître.
Étrange. Charlie se pencha sur la paroi vitrée et s’imagina tendre la main vers le Sujet. Les O/BEC eux-mêmes ne pouvaient avoir un jour transmis une image aussi distillée, d’une pureté aussi surnaturelle que celle-là. Il pouvait, s’il le voulait, compter la moindre bosse sur la peau granitée du Sujet. Il entendait les pas métronomiques de ses pieds éléphantesques et poussiéreux, il voyait les deux lignes parallèles et discontinues que ceux-ci laissaient sur le sol granuleux du désert. Il sentait l’air : il y flottait une odeur de roche chaude, comme du granit riche en mica exposé au soleil de midi.
Il s’imagina poser la main sur l’épaule du sujet, ou du moins sur ce bouc de cartilage en pente, à l’arrière de la tête, qui passait pour une épaule. Quelle impression cela ferait-il ? Dur mais pas parcheminé, pensa Charlie, chaque bosse de cette chair de poule comme une articulation du doigt sous la peau, certaines rendues piquantes par des poils blancs et raides. La crête du Sujet, gorgée de sang, servait très probablement à ajuster sa température interne à la chaleur ambiante. Si je la touchais, pensa Charlie, je la trouverais humide et flexible, comme de la chair de cactus…
Le Sujet s’arrêta soudain et se retourna, comme surpris. Charlie se retrouva à plonger le regard dans les yeux du Sujet, dans ses yeux vides en boules de billard blanches. Oh merde !
Il ouvrit lui-même les yeux et s’écarta du verre. Là, dans la galerie O/BEC. En sécurité. Il cligna les paupières pour chasser ce qui ne pouvait avoir été qu’un rêve.
« Vous allez bien ? »
À nouveau surpris, Charlie se retourna et vit une fillette debout derrière lui. Elle portait une parka boutonnée de travers et un des coins du col pointait devant son menton. Elle s’entortillait une mèche de ses cheveux bruns et bouclés autour du doigt.
Il lui sembla la connaître. « Tu es la fille de Marguerite Hauser, non ? »
La fillette fronça les sourcils, puis hocha la tête.
La première idée de Charlie fut d’appeler la Sécurité, mais la fille – il se souvint qu’elle s’appelait Tess – paraissait timide et il préférait éviter de l’effrayer. Aussi demanda-t-il : « Ta maman est là ? Ou ton papa ? »
Elle secoua la tête.
« Non ? Qui t’a fait entrer ?
— Personne.
— Tu as un laissez-passer ?
— Non.
— Les gardes ne t’ont pas empêchée d’entrer ?
— Je suis entrée quand personne ne regardait.
— Bien joué. » En réalité, cela aurait dû être impossible. Elle se tenait pourtant devant lui, les yeux écarquillés et de route évidence peu sûre d’elle. « Tu cherches quelqu’un ?
— Pas vraiment.
— Qu’est-ce que tu viens faire là, alors, Tess ?
— Je voulais voir ça. » Elle fit un geste en direction de l’ensemble O/BEC.
Un long moment, il craignit qu’elle lui demande comment cela marchait.
« Tu sais, dit-il, tu n’es vraiment pas censée te promener dans le coin toute seule. Si on allait dans mon bureau, que je passe un coup de fil à ta maman ?
— À ma maman ?
— Ouais, à ta maman. »
La fillette sembla y réfléchir.
« D’accord », dit-elle.
Charlie dénicha quelques brochures sur papier glacé et les donna à Tess pour qu’elle les regarde pendant qu’il sonnait le serveur de poche de Marguerite. Celle-ci fut manifestement surprise de son appel et sa première question porta sur le Sujet : il s’était passé quelque chose d’intéressant ?
Tout dépend de la manière dont on voit les choses, se dit Charlie. Il n’arrivait pas à se sortir de la tête ce rêve sur le Sujet. Yeux dans les yeux. Cela avait semblé ridiculement réel.
Mais il ne lui en parla pas. « Sans vouloir t’inquiéter, Marguerite, ta fille est ici.
— Tess ? Ici ? Où ça, ici ?
— À l’Œil.
— Elle a école, à cette heure. Qu’est-ce qu’elle fiche là-bas ?
— Pas grand-chose, en fait, mais elle a réussi à entrer au nez et à la barbe des gardes et à descendre dans la galerie O/BEC.
— Tu te fous de moi.
— J’aimerais bien.
— Comment est-ce possible ?
— Bonne question.
— Donc… elle s’est mise dans de sales draps, Charlie ?
— Elle est là dans mon bureau, et je ne vois pas l’intérêt d’en faire toute une histoire. Mais tu voudrais peut-être passer la prendre.
— Donne-moi dix minutes », dit Marguerite.
Tess se laissa raccompagner par Charlie jusqu’au parking. Elle n’avait pas l’air de vouloir parler, et encore moins d’expliquer de quelle manière elle avait pénétré dans le complexe. Peu après, sa mère arriva à toute allure sur le parking visiteurs et Tess grimpa avec gratitude à l’arrière.
« Il faut qu’on en parle ? demanda Marguerite.
— Peut-être plus tard. »
En revenant dans son bureau, il reçut un appel prioritaire de Tabby Menkowitz, de la Sécurité. « Salut Charlie, dit-elle. Comment se porte Boomer, en ce moment ?
— Il se fait vieux mais la santé va. Qu’est-ce qu’il se passe, Tab ?
— Eh bien, mon logiciel de détection des personnes inconnues m’a sorti une grosse alerte. Quand j’ai vérifié les caméras, je t’ai vu escorter une petite fille hors du bâtiment.
— C’est la gamine d’une chef d’équipe. Elle séchait l’école et avait envie d’en savoir plus sur l’Allée.
— Tu t’es débrouillé comment pour la faire entrer ? Tu l’as mise dans un sac à dos ? Parce qu’on l’a repérée quand elle partait, mais pas quand elle arrivait.
— Ouais, ça m’a intrigué aussi. Elle a juste dit qu’elle était entrée pendant que personne ne regardait.
— Nos caméras de sécurité couvrent tout le périmètre du complexe, Charlie. Elles regardent tout le temps.
— Alors c’est un mystère, j’imagine, Inutile de paniquer à ce sujet, si ?
— Ce n’est pas la même chose que si quelqu’un quittait la ville, mais j’aimerais vraiment beaucoup savoir où elle a trouvé un point faible. C’est une information primordiale.
— Tabby, on est en état de siège… Ça peut sûrement attendre que les gros problèmes soient résolus.
— Mais c’est un gros problème. Tu me demandes de laisser tomber ?
— Je te dis juste que c’est une gamine de onze ans. Étudie le problème si tu veux, mais ne l’embringuons pas dans une enquête officielle.
— Tu l’as trouvée en bas dans la galerie ?
— Elle s’est approchée de moi sans bruit.
— Ça va vraiment loin, Charlie. C’est un gros trou.
— Ouais, je sais. »
Tabby garda le silence. Charlie laissa ce silence jouer et Tabby faire le pas suivant. « Tu connais cette fille ? demanda-t-elle.
— Je connais sa maman. Tu veux une autre donnée ? C’est la fille de Ray Scutter.
— Y a-t-il encore autre chose que tu saches ? Je te pose la question à toi parce que c’est toi qui l’as fait sortir du bâtiment sans m’en avertir.
— Ouais, désolé, j’ai été pris de court, en quelque sorte. Vraiment, je n’en sais pas plus.
— Oui oui.
— Promis.
— Oui oui. Tu comprends, je suis obligée d’étudier le problème.
— Ouais, bien sûr.
— Mais j’imagine que je n’ai pas besoin de traiter tout de suite la paperasserie.
— Merci, Tabby.
— Il n’y a absolument rien dont tu doives me remercier. Promis.
— Je dirai bonjour de ta part à Boomer.
— Donne-lui plutôt une pastille à la menthe. À ce barbecue, l’été dernier, son haleine dégoûtait tout le monde. » Elle raccrocha sans prendre congé.
Une fois seul, Charlie s’autorisa enfin à réfléchir aux événements de l’après-midi. À les tourner et retourner dans sa tête. Sauf… Eh bien, que diable s’était-il passé ? Il avait rêvassé dans la galerie O/BEC et la fille s’était pointée. Était-il censé pouvoir trouver une signification à tout ça ?
Il envisagea d’appeler Marguerite après le travail.
En attendant, une autre question le préoccupait. Il n’était pas certain de vouloir connaître la réponse, mais ne pas la connaître le tourmenterait comme une migraine.
Aussi prit-il une grande respiration et appela-t-il son ami Murtaza à Acquisition d’Image. La communication fut établie aussitôt. « Ça a l’air tranquille, chez vous.
— Ouaip, dit Murtaza. Calme plat.
— Tu as le temps de me rendre un petit service ?
— Peut-être. J’ai une pause à 15 heures.
— Ça ne prendra pas longtemps. J’ai juste besoin que tu regardes les images horodatées de la dernière heure, en gros, surtout vers… » Il procéda à une estimation. « Disons, entre midi vingt-cinq et 13 heures.
— Les regarder pour chercher quoi ?
— N’importe quel comportement inhabituel.
— T’as pas de chance. Il se contente de marcher dans la nature. C’est comme regarder de la peinture sécher.
— Quelque chose de petit, Comme un geste.
— Tu peux être plus spécifique ?
— Non, désolé.
— D’accord. Bon, eh bien, c’est plutôt facile. » Charlie patienta le temps que Murtaza définisse la tranche horaire et lance une application de recherche visuelle, glissant sur les images de l’après-midi stockées en mémoire. Le balayage dura moins d’une minute. « Rien, dit Murtaza. Je te l’avais dit. »
Charlie en fut soulagé. « Tu es sûr ?
— Aujourd’hui, mon pote, le Sujet est aussi prévisible qu’une horloge. Il s’est même pas arrêté pour pisser.
— Merci, dit Charlie en se sentant un peu idiot.
— Absolument rien. Juste une toute petite anomalie à une heure moins dix. Il s’est plus ou moins arrêté pour regarder par-dessus son épaule. Il n’y avait rien à regarder. C’est tout.
— Oh.
— Quoi, c’est ça que tu cherchais ?
— Une idée en passant. Désolé de t’avoir dérangé.
— Pas de problème. Ce week-end, on pourrait peut-être aller se boire une bière, qu’est-ce que t’en dis ?
— Pas de problème.
— Dors un peu, Charlie. Tu as l’air de te faire du souci. »
Ouais, pensa-t-il. Je m’en fais.
Chris avait passé la plus grande partie de la nuit à consoler Marguerite. Le fragment de magazine ne confirmait rien, mais laissait supposer un grand danger et Marguerite, angoissée, ne cessait de revenir à un seul et même sujet : Tess. Tess menacée par Ray, Tess menacée par le monde.
Il avait fini par ne plus savoir quoi lui dire.
Elle s’était endormie aux alentours de l’aube. Chris erra dans la maison. Il ne connaissait que trop bien ce sentiment, cet accès de peur équivoque et d’insomnie qui venait avec l’aurore comme un vilain flash d’amphétamine. Il finit par s’installer dans la cuisine, les stores ouverts pour voir le ciel d’un bleu de cobalt et les maisons mitoyennes de style banlieusard éclairées dans l’efflorescence de l’aube comme des boîtes de bonbons abîmées.
Il aurait aimé avoir de quoi se détendre. L’un de ces calmants qui autrefois lui passaient si facilement entre les mains, un apaisant, un euphorisant chimique, voire un simple petit joint. Avait-il peur ? De quoi avait-il peur ?
Pas de Ray, ni des O/BEC, peut-être même pas de la mort. Il avait peur de ce que Marguerite lui avait donné : sa confiance.
Je ne suis pas le genre de type à qui il faut confier des choses fragiles, songea Chris. Je suis le genre de type qui les laisse tomber.
Il appela Élaine Coster dès le soleil monté à une hauteur décente. Il lui parla de la clinique, du pilote dans le coma et de la page à moitié brûlée.
Elle proposa une rencontre à 10 heures au Sawyer’s. « Je préviendrai Sébastian, dit Chris.
— Tu tiens vraiment à impliquer ce charlatan ?
— Il nous a été utile, jusqu’ici.
— Comme tu veux. »
Il réveilla Marguerite avant de sortir. Il lui dit où il allait et lui prépara du café. Elle s’assit en chemise de nuit dans la cuisine, l’air désespéré.
« Je ne peux pas m’empêcher de penser à Tess. Ray a vraiment l’intention de la garder, tu crois ?
— J’ignore ce qu’il pourrait faire ou ne pas faire. Le plus urgent est de savoir s’il la met en danger.
— S’il risque de lui faire du mal, tu veux dire ? Non. Je ne pense pas. Du moins, pas directement. Pas physiquement. Ray est quelqu’un de compliqué, c’est même un salaud de première, mais pas un monstre. Il aime Tess, à sa manière.
— Elle est censée revenir vendredi. Il vaudrait peut-être mieux attendre jusque-là, histoire de voir comment il se comportera une fois qu’il aura eu l’occasion de se calmer. S’il insiste pour la garder, on avisera à ce moment-là.
— S’il arrive quelque chose de mauvais à Blind Lake, je veux avoir Tess avec moi.
— On n’en est pas encore là. Mais même si Tess ne court aucun danger, Marguerite, ça ne veut pas dire que toi, tu es en sécurité. Quand Ray vient ici chez toi, cela devient du harcèlement. Il est sur une mauvaise pente. Tes serrures ont un niveau d’intelligence élevé ? »
Elle haussa les épaules. « Pas vraiment. Je peux générer une nouvelle clé, j’imagine… mais Tess ne pourra plus entrer sans moi.
— Génère une nouvelle clé et mets à jour la carte de Tess même si cela t’oblige à aller à son école. Et reste sur tes gardes. Ferme ta porte à clé quand tu es seule et ne l’ouvre pas sans avoir vérifié qui sonne. Assure-toi d’avoir en permanence ton serveur de poche à portée de main. En cas d’urgence, appelle-moi, ou appelle Élaine, ou même ce type de la Sécurité, mmmh, ah, oui, Shulgin. N’essaye pas de gérer cela toute seule.
— Tu donnes l’impression d’avoir déjà vécu ce genre de situation. »
Il partit sans répondre.
Au Sawyer’s, Chris s’appropria un box isolé loin de la vitrine. Il n’y avait pas grand monde. Chris présumait que le cuisinier et les deux serveuses ne venaient guère plus que par habitude. Le menu ne proposait que trois sandwiches : jambon, fromage et jambon-fromage.
Élaine arriva en même temps que Sébastian Vogel et Sue Sampel. Tous trois s’assirent en regardant Chris avec appréhension. Dès que la serveuse eut pris leur commande, Chris posa sur la table une pochette en plastique transparent contenant la page de magazine brûlée.
« Ouah, fit Sue. Vous avez vraiment volé ça ?
— On n’utilise pas ce mot-là, rectifia Élaine. Chris dispose d’une source anonyme de haut niveau.
— Regardez-la, dit Chris. Prenez votre temps. Tirez-en des conclusions. »
Il ne restait de lisible qu’un quart de la page. Le reste était trop brûlé, et même la partie lisible à l’extrême droite était décolorée et roussie.
On arrivait a déchiffrer une partie de gros titre :
OSSBANK, LE MYSTERE DEMEURE,
SELON LE MINISTERE DE LA DEFENSE.
Et en dessous, la partie droite d’une colonne en caractères d’imprimerie.
« Qu’est-ce qu’il y a de l’autre côté de la page ? demanda Élaine.
— Une pub pour une bagnole. Et une date. »
Elle retourna la pochette. « Mon Dieu, ça a presque deux mois.
— Ouais.
— Le pilote avait ça sur lui ?
— Ouais.
— Et il est toujours dans le coma ?
— J’ai appelé la clinique ce matin. Pas de changement.
— Qui d’autre est au courant ?
— Marguerite. Et vous trois.
— OK… N’en parlons à personne d’autre pour le moment. »
La serveuse apporta du café. Chris couvrit la page avec le menu des desserts.
« Tu as eu un peu de temps pour réfléchir à tout ça, dit Élaine. Qu’est-ce que ça a donné ?
— De toute évidence, il y a une crise à Crossbank. On ne dispose pas de beaucoup d’indices sur la nature de cette crise. Quelque chose d’assez important pour impliquer l’infanterie et peut-être aussi pour qu’on interdise toute circulation… Qu’est-ce que ça disait, déjà ?… à l’est du Mississippi. On a le mot “peste” entre guillemets et ce qui ressemble à un démenti de la Santé Publique…
— Ce qui peut vouloir dire tout et n’importe quoi, dit Élaine.
— Nous avons des “autres décès” ou peut-être “pas d’autres décès”. Nous avons de mystérieuses références à du corail, à une étoile de mer et à un pèlerin. Une déclaration qui semble attribuée à Ed Baum, le conseiller scientifique du Président. L’événement était assez important pour s’attirer une couverture médiatique majeure et susciter des déclarations des agences fédérales, mais pas assez pour évincer les annonceurs du magazine.
— Cette pub a pu avoir été achetée et payée six mois plus tôt. Elle ne prouve rien.
— Sébastian ? fit Chris. Sue ? Une opinion ? »
Tous deux avaient l’air grave. « L’utilisation du mot spirituelle m’intrigue », dit Sébastian.
Élaine roula des yeux. « M’étonne pas. »
« Continuez », l’encouragea Chris.
Sébastian fronça les sourcils et sa bouche pincée disparut presque dans son énorme barbe. Plus le blocus se poursuit, se dit Chris, plus il ressemble à un gnome. Il avait trouvé le moyen de prendre du poids. Ses joues étaient rouge cerise. « Rédemption spirituelle. Quel genre de désastre engendre ne serait-ce que l’illusion d’une rédemption ? Ou attire les pèlerins ?
— N’importe quoi, estima Élaine. On attire des pèlerins en annonçant avoir vu un portrait de la Vierge Marie dans un drap de lit sale. Les gens sont crédules, Sébastian. Il faut bien, sinon votre livre ne serait jamais devenu un best-seller.
— Oh, je ne pense pas que nous ayons affaire ici au Second Avènement. Encore que les gens l’ont peut-être cru. Mais cela laisse malgré tout penser à quelque chose d’étrange, vous ne trouvez pas ? À quelque chose d’ambigu.
— Une chose étrange et ambiguë. Ouah, j’admire votre perspicacité. »
Chris rangea la page de magazine dans sa poche. Il laissa les autres parler quelques minutes. De toute évidence, cela frustrait Élaine de n’avoir que la moitié de l’explication. Sébastian semblait plus intrigué qu’effrayé, et Sue s’accrochait à son bras gauche en gardant sagement le silence.
« Les médisants ont peut-être raison, avança Élaine. Il est arrivé quelque chose aux O/BEC de Crossbank. Il faut donc envisager l’arrêt de l’Œil.
— Peut-être », dit Chris. Il avait réfléchi à ce scénario la veille avec Marguerite. « Mais si les types dehors voulaient qu’on l’arrête, ils auraient pu nous couper le courant il y a des mois de cela. Peut-être qu’ils ont réagi de cette manière pour Crossbank et que cela n’a fait qu’empirer les choses.
— Peut-être, peut-être, peut-être, j’en ai ras le cul des peut-être. Il nous faut des informations supplémentaires. » Elle adressa un regard significatif à Sue.
Celle-ci grignota son sandwich comme si elle n’avait rien entendu.
« Brave fille, lui dit Sébastian. Il ne faut jamais se porter volontaire. »
Sue Sampel – avec ce que Chris jugea une remarquable expression de dignité – avala la dernière bouchée de jambon et de fromage, but une gorgée de café et s’éclaircit la gorge. « Vous voulez savoir ce qu’a donné l’incursion de Ray dans les serveurs de la direction. Désolée, mais je n’ai pas réussi à le découvrir. La paranoïa de Ray est montée d’un cran, ces derniers temps. Tout le personnel de support doit désormais se munir de clés à validité limitée. On ne peut pas venir plus tôt ou rester après le travail sans autorisation de la Sécurité. La plupart des bureaux sont sous surveillance vidéo, et ce n’est pas juste pour la forme.
— Mais qu’est-ce que vous savez, alors ? demanda Élaine.
— Rien que ce sur quoi je tombe ici ou là. Dimi Shulgin est arrivé avec un paquet de sorties d’imprimante, sans doute les courriers électroniques expédiés par Crossbank restés dans les caches depuis le blocus. Ray se montre extrêmement nerveux depuis qu’il a vu ça. Je n’ai pas pu m’en approcher un tant soit peu pour avoir une idée du contenu. Et si Ray a vraiment eu l’intention un jour de rendre tout cela public, il faut croire qu’il a changé d’avis. »
Ray n’est pas seulement nerveux, se dit Chris. Il a peur. Son vernis de rationalité s’écaille comme de la peinture sur la porte d’une étable.
« Alors on est baisés, dit Élaine.
— Pas forcément. Je pourrais peut-être vous trouver quelque chose. Mais il va me falloir de l’aide. »
Sue joue la cruche de manière très convaincante, se dit Chris, mais elle n’est pas stupide. Les imbéciles n’obtenaient pas de postes à Blind Lake, même subalternes. Sue leur dit que si les sorties d’imprimante se trouvaient toujours dans le bureau de Ray, elle pourrait, peut-être, et avec un peu de chance, les trouver et les numériser dans son serveur personnel. Elle pouvait s’introduire dans le bureau de Ray sous un prétexte quelconque et utiliser son passe pour accéder au contenu de ses tiroirs, mais elle avait pour cela besoin d’au moins une demi-heure.
« Et la surveillance ?
— C’est là que la paranoïa de Ray va jouer en notre faveur. Les caméras ne sont pas obligatoires dans les bureaux des cadres. Ray a fait débrancher la sienne l’été dernier. J’imagine qu’il ne veut pas que quiconque puisse le voir manger ses DingDong.
— Ses DingDong ? »
Sue écarta la question d’un geste. « La Sécurité me verra entrer et sortir de son bureau, mais rien de plus, si je reste à l’écart de la porte de communication. De toute manière, je passe mon temps à entrer et sortir de son bureau… Ray sait que quelqu’un a la clé de ses tiroirs, mais pas que c’est moi, et si tout se déroule bien, il ne saura même pas que j’ai numérisé les documents.
— Vous êtes absolument sûre qu’il garde les sorties d’imprimante dans son bureau ?
— Absolument sûre, non, mais je parie que oui. Le problème, c’est de tenir Ray et ses copains à l’écart pendant que j’opère.
— J’imagine que vous avez un plan », dit Élaine.
Sue eut l’air contente. « Impossible pendant la semaine. Je peux venir le week-end sans éveiller les soupçons, mais Ray passe souvent le week-end, lui aussi, et on voit Shulgin traîner dans le coin, depuis quelque temps. J’ai donc consulté l’agenda de Ray. Ce samedi, il donne une de ces espèces de conférences au centre communautaire. Ari Weingart a organisé un de ses grands débats, avec deux ou trois orateurs en plus de Ray. Le connaissant, Ray voudra avoir Shulgin dans le public pour le soutenir, Shulgin plus n’importe qui susceptible de faire une apparition : Ari, disons, ou un des autres chefs de département que Marguerite. Il prend ce machin très au sérieux. À mon avis, il veut essayer de rassembler du soutien pour l’arrêt de l’œil. »
Chris avait entendu parler du débat de samedi. Marguerite était censée y prendre la parole. Elle avait préparé quelque chose par écrit, même si elle se montrait très réticente à se trouver sur scène avec Ray. Ari Weingart l’avait convaincue que ce serait une bonne idée, que cela accroîtrait sa visibilité et consoliderait peut-être son soutien au sein des autres départements.
« Quel rôle on joue là-dedans, nous ? demanda Chris.
— Aucun, en fait. Je vous veux juste tous dans le public pour surveiller Ray sur la scène. Comme ça, s’il part en coup de vent, vous pouvez m’appeler. »
Sébastian secoua la tête. « Ça reste quand même beaucoup trop dangereux. Tu pourrais te mettre dans de sales draps. »
Elle eut un sourire indulgent. « C’est gentil de ta part, mais je crois que j’y suis déjà. Je crois qu’on y est tous. Pas toi ? »
Personne ne se donna la peine de discuter.
Élaine resta quelques minutes après le départ de Sue et de Sébastian.
Le Sawyer’s connaissait un petit regain d’activité aux alentours de midi. Un tout petit. Dehors, le ciel de l’après-midi était bleu, l’air calme et froid.
« Bon, alors, dit Élaine, tu es prêt pour ça, Chris ?
— Je ne sais pas de quoi tu parles.
— On est encore plus dans la merde que quiconque n’accepte de l’admettre. En sortir vivant pourrait bien être la chose la plus difficile qu’aucun de nous n’ait jamais faite. Tu es à la hauteur ? »
Il haussa les épaules.
« Tu penses à ta copine. Et à sa fille.
— Inutile d’impliquer ma vie privée, Élaine.
— Allons, Chris, j’ai des yeux. Tu n’es pas aussi impénétrable que tu te plais à le penser. Quand tu as écrit ce bouquin sur Galliano, tu as enfilé ton costume de preux chevalier et tu as entrepris de redresser quelques torts. Et cela t’a valu de te faire clouer au pilori. Tu t’es aperçu que le gentil n’était pas apprécié de tous, même quand il a raison. Bien au contraire. Très décevant pour un gentil garçon de banlieue comme toi. Alors tu t’es complaisamment apitoyé sur ton sort, ce qui est compréhensible et légitime, après tout. Mais voilà qu’arrive cette connerie de blocus, plus ce qu’il s’est passé à Crossbank, sans parler de Marguerite et de sa petite fille. Je te soupçonne d’avoir envie de ressortir ta tenue de preux chevalier. Ce que je veux dire, c’est très bien. C’est le bon moment. Ne résiste pas à cette tentation. »
Chris plia sa serviette et se leva. « Tu ne sais foutre rien sur moi », trancha-t-il.
Entre le départ de Chris et l’appel de Charlie Grogan pour lui demander de venir chercher sa fille, Marguerite avait passé la matinée avec le Sujet.
Malgré les menaces explicites de Ray et le danger implicite qui pesait sur Blind Lake, Marguerite ne pouvait rien faire d’utile, du moins pour le moment. On exigera beaucoup de moi, se dit-elle, et sans doute très bientôt. Mais pas tout de suite. Pour l’instant, elle se trouvait coincée dans les limbes de la crainte et de l’ignorance. Sans vraiment de travail à effectuer ni de moyen de calmer le tourbillon de ses émotions. Elle n’avait pas dormi, mais dormir était hors de question.
Aussi se prépara-t-elle une théière et observa-t-elle le Sujet tout en gribouillant des notes pour des requêtes qu’elle ne soumettrait probablement jamais. L’entreprise tout entière court à l’échec, songea-t-elle, tout comme le Sujet lui-même, sans doute. Il paraissait nettement plus faible, à la lumière du soleil qui se levait dans un ciel pâle tacheté de nuages d’altitude. Il marchait depuis des semaines, loin de toute route fréquentée, muni de maigres vivres. Ses évacuations cloacales matinales étaient fines et verdâtres. Lorsqu’il marchait, son corps se tordait parfois dans des positions qui suggéraient la douleur.
Mais ce matin-là, il trouva à la fois eau et nourriture. Il avait pénétré dans les contreforts d’une haute chaîne de montagnes, une région encore très sèche dans laquelle il parvint pourtant à dénicher une oasis où un flot d’eau glaciale descendait en cascade une terrasse de rochers pour former, dans une cuvette de granit, une mare profonde et d’une transparence de verre autour de laquelle des succulents étalaient leur feuillage en bouquet.
Le Sujet se baigna avant de manger. Il s’avança avec circonspection dans la mare jusque sous la chute d’eau. Il avait accumulé au cours de son périple une épaisse couche de poussière qui colora l’eau autour de lui. Lorsqu’il ressortit de la mare, son tégument dermique luisait et avait abandonné sa couleur blanchâtre au profit d’une nuance sombre de terre brûlée. Il tourna la tête comme pour s’assurer de l’absence de tout prédateur. (Des espèces prédatrices fréquentaient-elles cette partie de son monde ? Marguerite estima cela peu probable – de quel gibier cette espèce se serait-elle nourrie ? – mais pas impossible.) Puis, rassuré, il cueillit, pela et lava plusieurs des feuilles charnues avant de les dévorer. Des fragments humides tombaient de ses mandibules et s’entassaient à ses pieds. Une fois les feuilles ingurgitées, il trouva des amas moussus qu’il nettoya de sa large langue gris-bleu.
Il patienta ensuite le temps de digérer son repas, pause que Marguerite mit à profit pour rouvrir le cahier dans lequel elle écrivait pour Tess : sa narration de l’odyssée du Sujet destinée aux enfants.
Écrire l’apaisa, même si son récit n’était pas à jour, loin de là. Elle venait de finir de relater la tempête de sable et le réveil du Sujet au milieu des ruines d’une ville elle-même au milieu du désert.
Elle écrivit :
Tout autour de lui, dans le matin calme et tranquille, se dressaient les colonnes et les tertres d’édifices depuis longtemps abandonnés et érodés par les saisons.
Ces structures ne ressemblaient pas aux grands bâtiments coniques de sa ville d’origine. Ceux qui les avaient construites – ses ancêtres, peut-être – ne les avaient pas construits de la même manière. Ils avaient érigé des colonnes, comme les Grecs, des colonnes qui pouvaient autrefois avoir soutenu des maisons bien plus grandes, ou des temples, ou des lieux de commerce.
Les colonnes étaient taillées dans de la pierre noire. Le vent sableux du désert les avait polies et lissées à la perfection. Certaines montaient encore haut, mais la plupart avaient été réduites à une fraction de leur taille originale, et le vent avait fait gîter vers l’est celles encore debout. On voyait aussi les restes d’autres types de bâtiments, des fondations carrées et même quelques petites pyramides, le tout aussi arrondi que les galets dans le lit d’un cours d’eau.
La tempête avait arasé le sol du désert en une surface plane, et le soleil jetait désormais des ombres dures au milieu des ruines. Le Sujet resta figé en contemplation. Les ombres en cadran solaire raccourcirent avec l’avancée du matin. Puis – se rappelant peut-être sa destination – le Sujet se remit en marche vers l’ouest. À midi, il avait quitté les ruines de la ville qui disparurent derrière l’horizon, comme complètement perdues. Le Sujet n’avait plus devant lui que le sable scintillant et les silhouettes d’un bleu spectral de montagnes lointaines.
Elle venait de finir cette phrase lorsque Charlie Grogan appela.
La voiture sortait à vitesse modérée de l’Allée. À l’intérieur, Tess gardait le silence et Marguerite conduisait en s’efforçant de rassembler ses pensées. Elle avait une décision importante à prendre.
Mais elle tenait d’abord à savoir ce qu’il s’était passé. Tess avait quitté le collège pour aller à l’Œil où elle avait embêté Charlie, cela au moins était évident, mais pourquoi ?
« Je m’excuse », dit Tess en lui jetant de la banquette arrière des coups d’œil craintifs. Suis-je à ce point effrayante ? se demanda Marguerite. Juge et jurée ? Me voit-elle ainsi ?
« Tu n’as pas à t’excuser, dit Marguerite. J’ai une idée. Je vais appeler M. Fleischer et lui dire que tu avais un rendez-vous mais que tu as oublié de lui donner le mot. Qu’est-ce que tu en penses ?
— D’accord », dit Tess d’un ton prudent, attendant la contrepartie.
« Mais je suis sûre qu’il s’inquiète pour toi. Moi aussi. Comment se fait-il que tu ne sois pas retournée au collège cet après-midi ?
— Je ne sais pas. Je voulais juste aller à l’Œil.
— Comment ça ? Je croyais que tu n’aimais pas aller là-bas. Tu avais détesté la visite, à Crossbank.
— J’ai juste eu envie.
— Assez pour sécher l’école ?
— Faut croire.
— Comment t’as fait pour y entrer ? Ça a semblé troubler M. Grogan.
— Je suis entrée, c’est tout. Personne ne regardait. »
Sur ce point, au moins, elle devait dire la vérité. Tess était trop candide pour entrer au bluff ou dénicher un accès caché. Elle avait dû aller à la porte d’entrée et l’ouvrir : l’enquête de Charlie révélerait un garde assoupi ou un employé sorti fumer.
« Tu as trouvé ce que tu cherchais ?
— Je ne cherchais rien de spécial.
— Tu as appris quelque chose ? »
Tess haussa les épaules.
« Parce que tu sais, ça ne te ressemble pas vraiment. Tu n’avais jamais séché l’école.
— C’était important.
— Important à quel point, Tess ? »
Pas de réponse. Rien qu’un froncement de sourcils et des larmes aux yeux.
« C’était à cause de la Fille-Miroir ? »
L’expression malheureuse de Tessa se fit misérable.
« Oui.
— Elle t’a dit d’aller là-bas ?
— Elle ne me dit jamais rien. Elle voulait juste y aller. Alors j’y suis allée.
— Eh bien, qu’est-ce qu’elle cherchait ?
— Je ne sais pas. Je pense qu’elle voulait juste vérifier si elle voyait son reflet ou pas.
— Son reflet ? Son reflet où ?
— Dans l’Œil, dit Tess.
— Dans un miroir à l’Œil ? Ce n’est pas un télescope de ce genre-là. Il n’y a pas de véritable miroir.
— Pas dans un miroir… dans l’Œil. »
Marguerite ne savait ni quelle conduite adopter ni comment poser la question suivante. Elle avait peur des réponses de Tessa, car ces réponses semblaient folles. La folie : le mot interdit. La pensée indicible. Marguerite détesta cette discussion à propos de la Fille-Miroir, parce que toute cette histoire semblait démente et qu’elle ne se sentait pas capable de le supporter. Elle pouvait supporter à peu près n’importe quoi d’autre : blessure, maladie… Elle pouvait imaginer Tess avec un appareil orthopédique ou le bras en écharpe, elle savait consoler sa fille quand celle-ci se faisait mal, tout cela restait largement à la portée de ses capacités maternelles. Mais je vous en prie, songea-t-elle, pas la folie, pas le genre d’aliénation réfractaire qui exclut tout réconfort et toute communication. Durant ses études, Marguerite avait travaillé de nuit dans un hôpital psychiatrique. Elle avait vu des schizophrènes incurables. Des fous qui vivaient dans leur propre réalité virtuelle cauchemardesque, plus isolés que dans n’importe quelle cellule d’isolement. Elle refusait d’imaginer Tess comme cela.
Elle immobilisa la voiture sur le parking du collège mais demanda à Tess de rester encore un peu avec elle.
Mort et folie : pouvait-elle vraiment protéger sa fille de l’une ou l’autre ?
Je ne peux même pas la protéger de Ray.
Ray avait menacé de garder Tess avec lui, d’en assurer la garde physique… en fait, de la kidnapper. Mais elle est avec moi, maintenant, pensa Marguerite. Et si j’avais le choix, je l’emmènerais loin d’ici, je la conduirais par la route jusqu’à Constance et ensuite loin, loin, n’importe où loin de la quarantaine et des rumeurs pénibles rapportées par Chris, loin de l’Œil et de la Fille-Miroir.
Mais c’était impossible.
Il fallait qu’elle renvoie Tess au collège, d’où elle rentrerait retrouver Ray et une illusion de normalité de plus en plus fragile. Si je gardais Tess, pensa Marguerite, ce serait moi qui enfreindrais notre accord, et Ray enverrait ses types de la Sécurité la récupérer.
Mais si je la laisse aller le retrouver, et s’il se passe quelque chose…
« Je peux sortir, maintenant ? » demanda Tess.
Marguerite prit une profonde respiration pour se calmer. « Pourquoi pas. Oui, retourne au collège. Mais plus d’expéditions pendant les cours, d’accord ?
— D’accord.
— Tu promets ?
— Promis. » Elle posa la main sur la poignée.
« Une dernière chose, dit Marguerite. Écoute-moi. Écoute. C’est important, Tess. S’il arrive quoi que ce soit d’étrange chez papa, tu m’appelles. Peu importe l’heure du jour ou de la nuit. Ne te pose même pas la question. Appelle-moi. Parce que je me soucie de toi même quand tu n’es pas avec moi.
— Est-ce que Chris aussi se soucie de moi ? »
Surprise, Marguerite répondit : « Oui, bien sûr, Chris aussi.
— D’accord. »
Tess ouvrit la porte et sortit. Marguerite suivit des yeux sa fille qui traversait le parking désert, traînant les pieds dans les tourbillons de vieille neige, sa parka toujours boutonnée de travers et son bonnet serré dans ses petites mains gantées.
Je la reverrai, se dit Marguerite. Je la reverrai. Il le faut.
Puis Tess disparut à l’intérieur de l’établissement et l’après-midi fut calme et vide.
Le samedi matin, Sue Sampel se réveilla tendue.
Dans la journée, elle était censée effectuer ce petit vol d’informations, comme promis si imprudemment au cours de la semaine. Ses mains tremblaient lorsqu’elle se brossa les dents, et son reflet dans le miroir ressemblait au portrait d’une quadragénaire terrifiée.
Elle laissa Sébastian dormir une heure de plus tandis qu’elle se préparait du café et du pain grillé. Sébastian était de ces personnes capables de dormir au milieu d’une tempête ou d’un tremblement de terre, alors que Sue, à son grand dam, revenait à une vague conscience au moindre moineau bruyant.
Le livre de Sébastian traînait sur la table de la cuisine. Sue le feuilleta pour passer le temps. Elle l’avait lu de la première à la dernière page quelques semaines plus tôt et relu peu auparavant en essayant d’absorber les idées qui lui avaient échappé a la première lecture. Dieu le vide quantique. Un titre pesant. Comme deux sumotori en balance sur une esperluette.
Mais le contenu n’avait rien de nunuche ou de superficiel. Il l’avait même poussée aux limites de sa licence de science. Par chance, Sébastian savait très bien expliquer les concepts difficiles. Et elle avait eu le privilège de disposer de l’auteur chaque fois qu’elle coinçait sur un passage.
Le livre n’était ni ouvertement religieux ni scientifiquement rigoureux. Sébastian lui-même le qualifiait de « philosophie spéculative ». Il l’avait un jour décrit comme « une causerie entre hommes, écrite gros. Très gros ». Sue supposait qu’il avait dit cela par modestie.
Le livre regorgeait d’histoire scientifique obscure, de savoir évolutionnaire et de physique quantique. Matériel excitant pour un professeur de théologie en université dont les œuvres publiées jusque-là incluaient des romans roses aussi torrides que Erreurs d’attribution dans les textes pauliniens du 1er siècle. Grosso modo, il affirmait que les êtres humains avaient atteint leur état de conscience actuel en s’appropriant une partie d’une intelligence universelle. En d’autres termes, en se branchant sur Dieu. Cette définition de Dieu, soutenait-il, pouvait être étendue pour correspondre aux définitions de déités d’un large éventail de cultures et de croyances. Dieu était-Il omniprésent et omniscient ? Oui, car il se diffusait dans toute la création. Était-il singulier ou multiple ? Les deux : Il était omniprésent parce que inhérent aux processus physiques de l’univers, mais Son esprit était connaissable (par les humains) seulement par fragments discrets et dissemblables. Existait-il après la mort une vie ou une espèce de réincarnation ? Au sens le plus littéral, non, mais notre conscience étant empruntée, elle continuait à vivre sans nos corps, bien que comme un fragment minuscule de quelque chose de presque infiniment plus vaste.
Sue comprenait où il voulait en venir. Il cherchait à apporter aux gens la consolation de la religion sans les charger des bagages du dogmatisme. Il montrait une certaine désinvolture sur le plan scientifique, ce qui mettait en rogne des gens comme Élaine Coster. Mais il avait le cœur au bon endroit. Il voulait une religion capable de réconforter de manière convaincante la veuve et l’orphelin sans les livrer au patriarcat, à l’intolérance, au fondamentalisme ou à de bizarres règles diététiques. Il voulait une religion qui ne soit pas en bagarre perpétuelle avec une cosmologie moderne.
Plutôt louable, estima Sue. Mais où est mon réconfort ? Le réconfort pour la petite voleuse. L’employée de bureau indélicate. Pardonnez-moi, car je sais exactement ce que je fais et j’hésite à le faire.
En supposant que cela ait la moindre importance. En supposant qu’ils ne soient pas tous condamnés. Elle avait lu le fragment de magazine au Sawyers et en avait tiré ses propres conclusions.
Sébastian descendit. Il sortait de la douche et avait revêtu sa plus belle tenue décontractée : un blue-jean et un pull en tricot vert qui ressemblait à quelque chose qu’un pasteur anglican aurait pu jeter à la poubelle.
« Le casse est pour aujourd’hui, dit Sue.
— Comment te sens-tu ?
— J’ai peur.
— Tu n’es pas obligée, tu sais. C’était bien de ta part de te porter volontaire, mais personne ne t’en voudra de changer d’avis.
— Personne à part Élaine.
— D’accord, peut-être Élaine. Mais sans plaisanter…
— Sans plaisanter, il n’y a pas de problème. Promets-moi juste une chose.
— Quoi ?
— Quand tu seras à cette réunion à la mairie… je veux dire, je sais que les autres surveilleront pour moi, qu’ils appelleront si Ray part pour Hubble Plaza. Mais le seul en qui j’aie vraiment confiance, c’est toi. »
Il hocha la tête, les yeux comme ceux d’une chouette et l’air ridiculement solennel.
« J’ai besoin d’être prévenue au moins cinq minutes à l’avance que Ray va débarquer.
— Tu auras tes cinq minutes.
— Promis ?
— Promis. »
La matinée passa bien trop vite. La conférence à la mairie commençait à 13 heures, et Sue demanda à Sébastian de conduire afin qu’il puisse la déposer devant Hubble Plaza en attirant le moins possible l’attention. Ils n’échangèrent pas plus de quelques mots dans la voiture. Elle l’embrassa rapidement lorsqu’il s’arrêta. Puis elle sortit dans l’air froid, se servit de sa carte pour s’introduire dans Hubble Plaza, salua d’un geste les gardes de l’entrée et s’avança vers les ascenseurs en évitant de montrer trop de hâte. Ses pas résonnaient dans le hall carrelé comme le tic-tac d’un métronome, allegro synchrone avec les battements de son cœur.
Marguerite arriva à la salle de conférences du centre communautaire à 12h45, et lorsqu’elle repéra Ari Weingart en train de la chercher parmi la foule qui se pressait dans l’entrée, elle se tourna vers Chris : « Oh ! mon Dieu. C’est une erreur.
— La conférence ?
— Non. Aller sur scène avec Ray. Avoir à le regarder, à l’écouter. J’aimerais pouvoir… Oh, salut, Ari. »
Ari lui agrippa fermement le bras. « Par ici, Marguerite. Vous passez en premier, je vous l’avais dit ? On aura ensuite Ray, puis Lisa Shapiro de Géologie et Climatologie, et on finira avec les questions du public. »
Elle se retourna pour regarder une dernière fois Chris, qui haussa les épaules et lui adressa ce qu’elle devina être un sourire de soutien.
C’est vraiment dingue, pensa-t-elle en franchissant sur les talons d’Ari une porte réservée au personnel qui aboutissait dans la pénombre des coulisses. Pas seulement parce qu’elle serait forcée de se montrer avec Ray, mais parce qu’elle et lui joueraient la comédie. Tous deux feraient comme s’ils n’avaient pas vu le moindre indice sur le désastre de Crossbank (quel qu’il soit). Tous deux feraient comme s’ils ne s’étaient pas disputés au sujet de Tess. Comme s’ils ne se méprisaient pas. Joueraient non la courtoisie, mais du moins l’indifférence.
En sachant que cela pourrait s’arrêter n’importe quand.
Nous voilà avec tous les ingrédients d’un désastre, se dit Marguerite. D’autant plus que sa « conférence » consistait en une série de notes personnelles qu’elle n’avait jamais prévu de rendre publiques – des conjectures sur le projet UMa47 aux limites de l’hérésie. Mais si la crise était aussi mauvaise, aussi potentiellement mortelle qu’elle en avait l’air, pourquoi perdre son temps à se montrer hypocrite ? Pourquoi ne pas, une fois dans sa vie, cesser de penser en termes de carrière et dire simplement ce qu’elle pensait ?
Cela lui avait semblé une bonne idée, du moins jusqu’à ce qu’elle se retrouve sur scène derrière un rideau baissé avec Lisa Shapiro assise entre Ray et elle. Elle évita le regard de son ex-mari, mais la présence de celui-ci suscitait en elle un sentiment de claustrophobie dont elle n’arrivait pas à se débarrasser.
Il était tiré à quatre épingles, avait-elle remarqué en arrivant. Cravate, costume aux plis impeccables. Un petit sourire pincé aux lèvres, accentué par ses joues flasques et son menton fuyant, comme un homme qui sentait une odeur désagréable mais s’efforçait de se montrer poli à ce sujet. Il tenait une liasse de papiers à la main.
Sur la gauche de Marguerite, Ari se tenait au pupitre et faisait signe à quelqu’un de lever le rideau. Déjà ? Marguerite consulta sa montre. Treize heures tapantes. Elle avait la bouche sèche.
Ari l’avait informée que la salle pouvait accueillir deux mille personnes. Il en était entré à peu près la moitié, mélange de scientifiques, de personnel de support et de main-d’œuvre occasionnelle. Les quatre manifestations de ce genre organisées par Ari depuis le début de la quarantaine avaient été bien accueillies et avaient attiré du monde. On voyait même un type qui, muni d’une caméra, assurait la retransmission en direct sur Télé Blind Lake.
Comme nous sommes civilisés dans notre cage, pensa Marguerite. Comme nous oublions facilement le fait qu’il y a des cadavres de l’autre côté du portail.
On leva le rideau et éclaira la scène, transformant l’auditoire en un néant indistinct perçu plutôt que vu. Ari la présenta. Et dans cette étrange troncature de temps qui se produisait toujours lorsqu’elle s’adressait à un public, Marguerite se retrouva elle-même au pupitre à remercier Ari puis les auditeurs, et à se débattre avec l’affichage de ses notes sur son serveur de poche.
« Le problème… »
Sa voix dérapa dans les aigus. Elle s’éclaircit la gorge.
« Le problème que je veux soulever aujourd’hui est le suivant : avons-nous été trompés par notre propre approche rigoureusement déconstructive des personnes observées sur UMa47/E ? »
Une entrée en matière assez aride pour faire bâiller les profanes parmi le public, mais elle vit quelques visages familiers d’Interprétation froncer des sourcils.
« J’utilise un langage délibérément provocateur en parlant de personnes observées. Depuis le début, tant à Crossbank qu’à Blind Lake, on a cherché à se débarrasser de tout anthropomorphisme : la tendance à attribuer à d’autres espèces des caractéristiques humaines. La tentation est grande de trouver un bébé panthère mignon ou noble un aigle, et nous le faisons depuis que nous avons appris à marcher. Nous vivons toutefois une époque de lumières, une époque qui a appris à voir et à évaluer les autres êtres vivants pour ce qu’ils sont et non pour ce que nous voudrions qu’ils soient. Et la longue et honorable histoire de la science nous a au moins appris à observer avec soin avant de juger… et à juger, s’il le faut, en nous fondant sur ce que nous voyons et non sur ce que nous préférerions croire.
« Nous nous disons par conséquent qu’il faudrait appeler créatures ou organismes et non personnes les objets de notre étude sur 47 Ursa Majoris. Nous ne devons rien présumer à leur propos. Nous ne devons inclure dans la grille analytique ni nos peurs, ni nos désirs, ni nos espoirs ou nos rêves, ni nos préjugés linguistiques, ni nos métarécits bourgeois ou notre bagage culturel d’extraterrestres imaginaires. Raccompagnez M. Spock à la porte et laissez H.G. Wells dans la bibliothèque. Si nous voyons une ville, nous ne devons pas parler de ville, ou alors juste de manière provisoire, car le mot ville implique Carthage, Rome, Berlin et Los Angeles, produits de la biologie humaine, de l’ingéniosité humaine, et de milliers d’années d’expertise humaine cumulée. Nous nous rappelons que la ville que nous observons n’en est peut-être pas une du tout mais peut-être plutôt une fourmilière ou un récif de corail. »
Lorsqu’elle marqua un temps d’arrêt, elle entendit résonner sa voix, écho grave qui revenait du fond de la salle.
« En d’autres termes, on essaye de toutes nos forces de ne pas s’illusionner. Et l’un dans l’autre, on y arrive bien. La barrière entre nous et les personnes d’UMa47/E n’est que trop évidente. Les anthropologues nous ont appris il y a longtemps que la culture était un ensemble de symboles partagés, et nous n’en partageons aucun avec les sujets de notre étude. Omnis cultura ex cultura, et les deux cultures se mélangent aussi mal, supposons-nous, que l’huile et l’eau. Nos comportements épigénétiques et les leurs ne se recoupent nulle part.
« Cela a pour inconvénient de nous obliger à partir des premiers principes. On ne peut pas parler d’“architecture” chtonienne, par exemple, car il faudrait ôter de ce mot à l’apparence innocente tous ses piliers et poutres d’intentions et d’esthétique humaines… sans lesquels le mot “architecture” devient insupportable, une structure instable. Nous n’osons pas davantage parler d’“art”, d’“œuvre”, de “loisir” ou de “science” chtoniens. La liste est sans fin, et il ne nous reste guère que le comportement brut. Le comportement à examiner et cataloguer dans tous ses menus détails.
« Nous disons que le Sujet se déplace à tel endroit, effectue telle ou telle tâche, est plutôt lent ou rapide, tourne à gauche ou à droite, mange ceci et cela, du moins si nous ne regimbons pas à utiliser le mot “manger” et son lot d’anthropomorphisme rampant, peut-être “ingérer” conviendrait-il mieux. La signification est la même, mais cela fait mieux dans un rapport écrit. Le Sujet ingère un bol alimentaire de matériau végétal. En fait, il mange une plante : vous le savez et moi aussi, mais le scientifique chargé de relire l’article que vous avez soumis à la revue Nature ne laisserait jamais passer cela. » Il y eut quelques rires prudents. Dans son dos, Ray ne masqua pas un grognement de dérision. « Nous surveillons la connotation du moindre mot que nous utilisons avec l’instinct de censure d’un Bowdler[6]. Tout cela au nom de la science, et très souvent pour d’excellentes raisons.
« Mais je me demande si nous ne nous aveuglons pas nous-mêmes par la même occasion.
« Ce qu’il manque selon moi, dans nos discours sur les gens d’UMa47/E, c’est un récit.
« Les indigènes d’UMa47/E ne sont pas humains, mais nous, oui, et les êtres humains interprètent le monde en construisant des récits pour l’expliquer. Le fait que certains de nos récits soient naïfs, ou pleins d’espoir, ou tout bonnement erronés n’invalide guère le procédé. Après tout, la science est un récit, à la base. Un anthropologue, ou une armée d’anthropologues, peut examiner de près des fragments osseux et les cataloguer selon une douzaine ou une centaine de caractéristiques en apparence triviales, mais l’objet tacite de tout ce travail est un récit… celui de la manière dont des êtres humains se sont distingués parmi les autres animaux de notre planète, l’histoire de nos origines et de nos ancêtres.
« Prenez la table périodique des éléments. C’est un catalogue, une liste des éléments connus et possibles ordonnée selon un principe d’organisation. Cela ressemble à une connaissance statique, tout à fait le genre de connaissances que nous accumulons sur le Sujet et ses semblables. Mais même cette table périodique sous-entend un récit. Elle constitue une définition dans l’histoire de l’univers, le point final d’un long récit sur la création de l’hydrogène ou de l’hélium, sur le Big Bang, sur la fabrication des éléments lourds dans les étoiles, la relation entre les électrons et les noyaux atomiques, le noyau et sa désintégration, et le comportement quantique des particules subatomiques. Nous avons nous aussi notre place dans ce récit. Nous sommes en partie le résultat d’une chimie carbonée dans l’eau… un autre récit caché dans la table périodique… tout comme, ajouterais-je, les gens que nous observons sur UMa47/E. »
Elle marqua un temps d’arrêt. Dieu merci, il y avait un verre d’eau glacée sur le pupitre. Marguerite en but une gorgée. À en juger par le bruit de fond, elle avait déjà suscité quelques disputes à voix basse au sein du public.
« Les récits se recoupent et divergent, se combinent et se recombinent. Comprendre un récit peut nécessiter d’en créer un autre. Fondamentalement, le récit est la manière dont nous comprenons. Le récit est la manière dont nous comprenons l’univers et il coule de source que c’est celle dont nous nous comprenons nous-mêmes. Un étranger peut nous sembler impénétrable voire effrayant jusqu’à ce qu’il nous raconte son histoire, jusqu’à ce qu’il nous dise son nom, d’où il vient et où il va C’est peut-être la même chose avec les habitants chtoniens d’UMa47/E. Cela ne me surprendrait pas qu’eux aussi, à leur manière, échangent et créent des récits. Peut-être que non, ils peuvent avoir un autre moyen d’organiser et de diffuser la connaissance. Mais je vous promets que nous ne les comprendrons qu’en commençant à nous raconter des histoires à leur sujet. »
Elle distinguait d’autres visages dans le public, désormais. Il y avait Chris, sur l’allée centrale, qui hochait la tête pour l’encourager. Élaine Coster se tenait près de lui, Sébastian Vogel à ses côtés. Elle supposa qu’ils gardaient leurs serveurs à la main, au cas où Ray se ruerait à Hubble Plaza.
Et juste devant elle, au premier rang, Tess l’écoutait avec attention. Ray avait dû l’amener. Marguerite adressa un sourire à sa fille.
« Bien entendu, nous sommes des scientifiques. Nous avons un nom à nous pour les récits préliminaires : nous appelons cela une hypothèse et nous la confrontons à l’observation et à l’expérimentation. Bien entendu aussi, toute hypothèse que nous hasardons sur les indigènes doit être très, très provisoire. C’est une première approximation, une supposition éclairée, voire une devinette au hasard.
« Je crois néanmoins que nous nous sommes montrés bien trop timides sur ce point Et, selon moi, cela est dû au fait que les questions que nous oblige à poser la création de ce récit sont des plus dérangeantes. Aucune des espèces intelligentes que nous croisons – et pour la première fois de notre histoire, nous avons un point de comparaison – ne peut s’affranchir de sa biologie. En d’autres termes, une partie de son comportement sera spécifique à son histoire génétique. Mais s’il s’agit bel et bien d’une espèce intelligente, une autre partie de son comportement sera discrétionnaire, flexible, innovante. Ce qui ne veut pas dire qu’elle sera toujours rationnelle. Bien au contraire, si cela se trouve.
« Et là, je pense, réside le problème fondamental auquel nous rechignons à nous confronter. Nous nourrissons des croyances intimes envers nous-mêmes. Un théologien pourrait nous voir comme une espèce qui cherche Dieu. Un biologiste comme un ensemble de fonctions physiologiques étroitement liées et capables d’activités très complexes. Un marxiste comme les protagonistes d’un dialogue entre l’histoire et l’économie. Un philosophe comme le résultat de l’appropriation, par l’ADN, des mathématiques des propriétés émergentes dans des systèmes chaotiques semi-stables. Nous considérons que ces croyances s’excluent l’une l’autre et nous nous y cramponnons religieusement selon nos préférences.
« Je soupçonne néanmoins qu’en ce qui concerne les indigènes d’UMa47/E, nous trouverons tous ces descripteurs à la fois utiles et insuffisants. Il nous faudra parvenir à une nouvelle définition d’espèce intelligente, et cette définition devra nous inclure nous et eux. Ce qui, à mon avis, est ce que nous évitions jusqu’à présent. »
Une autre gorgée d’eau. Ne se tenait-elle pas trop près du microphone ? Des derniers rangs, le bruit devait sans doute donner l’impression qu’elle se gargarisait.
« Tout ce que nous disons sur ces indigènes ouvre une nouvelle perspective sur nous-mêmes. Nous les trouverons plus ou moins courageux que nous, plus ou moins doux, plus ou moins belliqueux, plus ou moins affectueux… peut-être, en fin de compte, plus ou moins sensés.
« En d’autres termes, nous pourrions être forcés de tirer à leur propos, et par conséquent au nôtre, des conclusions qui ne nous plairont pas.
« Mais nous sommes des scientifiques, et nous ne sommes pas censés nous dérober. En tant que scientifique, je me plais à croire – je suis même tentée de parler de foi – que la compréhension vaut mieux que l’ignorance. Au contraire de la vie, au contraire du récit, l’ignorance est statique. Comprendre implique un mouvement en avant, et donc la possibilité d’un changement.
« Voilà pourquoi il est si important de continuer à suivre le Sujet. » Aussi longtemps que possible, ajouta-t-elle en son for intérieur. « Il y a quelques mois, il n’aurait pas été déraisonnable de soutenir que la vie du Sujet était une routine invariable dont nous avions tiré tout ce que nous pouvions. Les événements récents ont démontré que ce n’est pas je cas. La vie du Sujet, que nous avons crue cyclique, est devenue très proche d’un récit, un récit que nous pourrions suivre jusqu’à son terme et duquel nous ne manquerons pas d’apprendre énormément.
« Nous avons déjà appris beaucoup. Nous avons par exemple vu les ruines à 33/28, une ville abandonnée, si je peux utiliser ce terme, selon toute apparence plus ancienne que celle du Sujet et très différente du point de vue architectural. Et cela aussi implique un récit. Cela implique que le comportement architectural des indigènes est flexible, qu’ils ont amassé de la connaissance et l’ont employée à des usages divers et variés.
« Cela implique, en résumé, au cas où un doute subsisterait, que les indigènes sont bel et bien des gens, intellectuellement proches des humains et moralement équivalents à eux, cela implique aussi que le meilleur moyen de construire leur récit est de faire référence au nôtre. Même si la comparaison n’est pas toujours à notre avantage. »
Telle était sa fin en apothéose. Sa thèse provocatrice. Sauf que personne ne semblait sûr qu’elle ait bel et bien terminé. Elle s’éclairât à nouveau la gorge, dit : « C’est tout, merci » et se dirigea vers sa chaise. Elle entendit les applaudissements monter dans son dos. Sans déborder d’enthousiasme, ils semblaient polis.
Ari monta sur l’estrade, la remercia et présenta Ray.
Sue Sampel passa vingt minutes à travailler sur son propre bureau, prenant un air occupé par la surveillance vidéo incrustée dans le mur.
Elle s’était mis du travail de côte afin de rendre sa présence plausible. Non qu’il y ait beaucoup de véritable boulot. Une vilaine plaisanterie, ces rapports que Ray tenait à faire, documentant les détails quotidiens de la gestion du site Blind Lake. Ces rapports n’allaient qu’à un seul endroit, un dossier marqué EN ATTENTE – en attente de quoi, de la fin du monde ? – mais ils serviraient d’alibi si un jour quelqu’un voulait savoir ce que Ray avait fait durant le blocus. Sue avait quant à elle l’impression que Ray passait beaucoup de temps à se préparer à répondre à un interrogatoire.
Elle gardait un œil sur l’horloge. À 13h30, elle se mit à farfouiller parmi des papiers et des fichiers informatiques comme si elle avait perdu quelque chose. Quelque chose qu’elle irait chercher dans le bureau de Ray. Tout cela semblait ridiculement irréaliste, comme une pièce de théâtre de lycée.
Ou un mauvais film. Et dans le film, se dit Sue, ce serait à ce moment-là que quelqu’un entrerait sans prévenir et… Shulgin, sans doute, ou même Ray, un pistolet à la main.
« Sue ? »
Elle se mordit la langue et expulsa un « Aïe ! » qui avec un peu de chance pouvait passer pour un « Oui ? »
Ce n’était pas Ray, mais Gretchen Krueger, des Archives.
« Je ne m’attendais pas à te trouver là aujourd’hui, dit Gretchen. J’ai vu ta porte ouverte en allant prendre quelques vieux numéros du JAE. Ray est là aussi ?
— Non, je finis juste un truc. Sauf que je n’arrête pas de perdre des choses. » Consolidation supplémentaire de son alibi.
« Une fois que j’en ai fini ici, je pars retrouver Jamal et Karen au Sawyer’s. Tu veux te joindre à nous ? Tu serais plus que la bienvenue.
— Merci, mais tout ce que je veux cet après-midi, c’est une douche et une sieste.
— Je connais ça.
— Mais amuse-toi bien quand même, Gretch.
— J’y compte bien. Lève un peu le pied, Sue. Tu as l’air fatiguée. »
Gretchen s’éloigna dans le couloir et Sue se prépara à violenter une nouvelle fois le bureau de Ray. Mais elle commença par bien fermer la porte donnant sur le couloir. Elle s’aperçut que sa main tremblait.
Elle se glissa alors dans le sanctuaire de Ray, hors de portée des caméras de sécurité.
Elle sortit tout d’abord une pile de dossiers du placard contre le mur – n’importe lesquels, du moment qu’elle avait quelque chose d’apparence innocente à ressortir. Puis elle alla au bureau de Ray, introduisit sa clé dans la serrure principale et ouvrit l’un après l’autre les cinq tiroirs.
Le paquet de sorties d’imprimante se trouvait dans celui en bas à gauche, celui où Ray gardait ses DingDong avant d’avoir épuisé ses réserves. Il l’a sans doute aspiré pour récupérer les miettes, le connaissant, se dit Sue. Il doit être méchamment accro. Et méchamment en manque.
Elle prit la feuille du dessus.
De : Bo Xiang, Laboratoire national de Crossbank
À : Avery Fishbinder, Laboratoire national de Blind Lake
TEXTE : Salut Ave ! Comme promis, voici quelques aperçus du matériel que nous présenterons à la conférence cette année. Désolé de ne pas pouvoir être plus explicite (je sais que tu ne veux pas être pris au dépourvu) mais on nous a empêchés d’en parler tant que tout ça n’était pas officiel. En un mot comme en cent, nous avons trouvé des traces d’une culture intelligente disparue sur HR8832/B. Je t’enverrai des copies d’écran, mais il y a une région de soulèvement basaltique dans l’hémisphère Nord, avec de l’eau très peu profonde et des îles exposées, en apparence identique aux centaines d’autres régions humides du même genre, mais avec les restes de structures d’une conception de toute évidence très élaborée, dont un lieu spécifique ou du moins une référence architecturale aux « flotteurs coralliens » ponctuant l’équateur. On ne sait toujours pas vraiment comment corréler cela avec l’absence de motilité animale ; Gossard pense à une extinction massive très loin dans le passé…
Bon sang, se réprimanda Sue, ne lis pas. Elle jeta un coup d’œil furtif à la porte. Elle était seule, mais cela pouvait changer.
Elle sortit son serveur de sa poche, contacta son nœud domestique et activa la fonction de numérisation. Le serveur, de modèle crayon, avait exactement la même largeur qu’une feuille de papier standard. Sue en promena le côté photosensible de haut en bas du document jusqu’à obtenir un bip confirmant l’intégralité du transfert. Elle passa à la page suivante. Puis à la suivante. Mais il y avait beaucoup de pages. Elle jeta un coup d’œil à sa montre. Bientôt 14 heures. Elle en avait peut-être pour encore vingt minutes. Voire plus.
Du calme, se recommanda-t-elle. Elle numérisa une autre page.
Assis dans le public, Chris Carmody regarda Ray se lever et s’approcher du pupitre.
Chris avait l’impression qu’il était important de jauger ce type. Une nouvelle confrontation avec Ray Scutter pouvait survenir de mille manières différentes. Et dans ce cas, Chris ne voulait pas merder.
Il y avait mille manières de merder.
Ray semblait plutôt avenant, ce jour-là. Il sourit à l’auditoire et s’installa au pupitre avec une facilité qui avait échappé à Marguerite. C’était le « charme » dont elle avait parlé, et peut-être était-ce ce charme qu’elle avait vu en lui à leur première rencontre : un sourire convaincant et des mots qui sonnaient bien. Ray commença :
« Je vais m’écarter du texte que j’avais préparé – je sais que vous nous avez demandés d’être brefs, Ari, et je promets de faire de mon mieux – pour réagir à quelques remarques de l’oratrice précédente. »
Marguerite, qui devait pourtant s’attendre à une réaction de ce genre, se tortilla sur sa chaise.
« En tant que scientifiques, dit Ray, nous devons garder entre autres choses à l’esprit que les apparences peuvent être trompeuses. Nous avons parlé de l’installation O/BEC comme s’il s’agissait d’un télescope optique hors pair. Je me permets de vous rappeler qu’il n’en est rien. À son niveau le plus fondamental, l’Œil est un ordinateur quantique fonctionnant comme un générateur d’images. Nous supposons que les images qu’il génère représentent fidèlement les événements du passé d’une lointaine planète. Peut-être. Peut-être pas. S’il obtient bel et bien de véritables informations, nous ne savons pas de quelle manière il y parvient. Les images qu’il crée correspondent aux données dont nous disposons sur UMa47/E : sa taille, son atmosphère, la distance par rapport à son étoile… À part cela, toutefois, nous n’avons aucun moyen de confirmer ce que l’Œil prétend voir. Tant que nous ne pourrons pas dupliquer et comprendre plus efficacement l’effet, nous ne pouvons que supposer assister à de véritables événements.
« Et si nous hésitons sur les conclusions que nous tirons, ce n’est pas par frilosité. Mais parce que nous ne voulons pas nous tromper. Pour cette raison, et pour beaucoup d’autres, je crois que le choix de suivre le Sujet et sa culture de près a été peu judicieux et terriblement prématuré.
« Par opposition à l’oratrice qui m’a précédé, j’aimerais vous rappeler que nous fabriquons des histoires – pardon, bâtissons des récits – sur la vie extraterrestre pour ainsi dire depuis que l’humanité existe. Est-ce génie ou sottise ? Intéressante question. Au nom de la science, un certain Percival Lowell nous a autrefois demandé de croire à des canaux et à une civilisation sur Mars. Cette méprise n’a été dissipée par la science du XXe siècle que pour se voir remplacée par la découverte prometteuse et en définitive truquée de bactéries fossiles dans un météorite martien. Examinée de plus près, Mars s’est avérée stérile de toute vie. Les microbes qu’on croyait habiter l’océan de boue tiède dans la subsurface d’Europe se sont de même révélés illusoires. Notre imagination nous devance, semble-t-il. Elle est intuitive, elle bondit en avant, et elle voit ce qu’elle a envie de voir. Un manifeste pour l’imagination n’est pas vraiment ce dont nous avons besoin, surtout en ce moment. »
Il poussa un soupir théâtral.
« Cela étant dit, et je pense qu’il fallait le dire, passons à un problème plus pressant et qui nous concerne tous de près, ici à Blind Lake.
« Il va sans dire que le blocus, baptisé quarantaine par certains, est un événement sans précédent que nous nous sommes tous efforcés de comprendre. Quarantaine est le terme qui convient, à mon avis. Plus personne ne conteste, j’imagine, qu’on nous a confinés ici non pour notre bien, mais pour la protection des gens de l’extérieur.
« Cela semble pourtant absurde, ridicule. Qu’avons-nous ici, à Blind Lake, qui puisse être considéré comme une menace ?
« Qu’avons-nous, en effet ? Certains ont suggéré qu’un danger pouvait résider dans les images mêmes que nous étudions, qu’elles pouvaient contenir un code stéganographique ou un autre message caché destructeur pour l’esprit humain. Mais nous n’avons pas vu grand-chose pour étayer cette hypothèse… à moins que vous ne vouliez prendre comme exemple le panégyrique de l’oratrice précédente. » Ray eut un sourire oblique, comme s’il avait dit quelque chose d’un peu méchant mais de très astucieux, et un rire gêné s’éleva du public. Il but une gorgée d’eau avant de continuer : « Non, je pense que nous devons concentrer nos soupçons sur le processus lui-même… sur le mécanisme O/BEC.
« Pourrait-il y avoir quelque chose de dangereux dans les cylindres O/BEC ? Nous en savons à peine assez pour répondre à cette question. Ce que nous savons, c’est que les processeurs O/BEC sont de très puissants ordinateurs quantiques d’un nouveau genre et que nous les utilisons pour développer du code réplicatif autoévolutif.
« Ces mots en eux-mêmes devraient nous donner l’alerte. Dans toutes les autres situations où nous avons essayé d’exploiter des systèmes évolutionnaires réplicatifs, nous avons été forcés de procéder avec le plus grand soin. Je fais allusion au quasi-désastre de l’année dernière au laboratoire nanotech du MIT – nous savons tous à quel point cela aurait pu être pire – et aux cultivars de riz nouveau qui ont provoqué tant de réactions histaminiques fatales en Asie au début des années 2020. »
Élaine griffonnait à toute bride sur un calepin électronique. Sébastian Vogel restait calme et attentif, tel un bouddha barbu.
« L’objection évidente est que ces événements concernaient de vrais systèmes réplicatifs dans le vrai monde, et non du code à l’intérieur d’une machine. Mais cette objection manque de perspicacité. L’écosystème virtuel des O/BEC est peut-être fini, il est en réalité énorme aussi. Littéralement des milliards de générations d’algorithmes sont itérés et moissonnés chaque jour afin de nous servir. Nous les sélectionnons à intervalles réguliers en fonction des résultats que nous désirons, mais ils continuent en permanence à se multiplier. Nous supposons qu’écrire les conditions limitatives nous confère un pouvoir divin sur nos créations. Ce n’est peut-être pas le cas.
« Bon, évidemment, nous n’avons jamais perdu un chercheur dans une embuscade montée par un algorithme. » D’autres rires : l’auditoire profane semblait aimer cela, même si les gens d’Observation et Interprétation gardaient un silence méfiant. « Et ce n’est pas ce que je sous-entends. Mais selon certains indices, dont je n’ai pas encore la liberté de parler, les installations de Crossbank ont été arrêtées quelques heures avant la mise en place de la quarantaine à Blind Lake, et il s’y est bel et bien produit quelque chose de dangereux, peut-être en rapport avec leurs machines O/BEC. »
Voilà qui était nouveau. Dans tout le public, les gens se redressèrent littéralement sur leurs sièges. Chris jeta un coup d’œil à Élaine, qui haussa les épaules : elle ne s’attendait pas à ce que Ray aborde le sujet.
Peut-être Ray n’en avait-il pas eu l’intention. Il brassa ses papiers et eut un long moment l’air dérouté.
« Cela reste à confirmer, bien entendu… »
Il mit de côté son discours écrit.
« Mais je veux revenir un instant aux affirmations de l’oratrice précédente…
— Il improvise, chuchota Élaine. Marguerite a dû marquer un point à un moment ou à un autre. Ou alors il a bu quelques verres avant de monter sur scène.
— Si je me souviens bien… C’est Goethe, je crois, qui a écrit que la nature aimait l’illusion. “La nature aime l’illusion, et ceux qui refusent de partager ses illusions, elle les punit comme punit un tyran.” Nous tenons des propos désinvoltes sur une espèce “intelligente” comme si l’intelligence était un attribut simple et facilement quantifiable. Bien sûr que non. La perception que nous avons de notre propre intelligence est faussée et idiosyncrasique. Nous nous différencions des autres primates comme si nous étions rationnels et eux sous l’emprise de pulsions purement animales. Mais les grands singes, par exemple, sont d’une rationalité quasi complète : ils cherchent de la nourriture, mangent lorsqu’ils ont faim, dorment quand ils sont fatigués, s’accouplent si le besoin et l’opportunité se présentent. Un singe philosophique pourrait bien demander quelle espèce est vraiment guidée par la raison.
« Il pourrait demander : “À quel moment nous ressemblons-nous le plus, les singes et les hommes ?” Pas quand nous mangeons, dormons ou déféquons, puisque chaque animal fait tout cela. Les hommes s’avèrent uniques lorsqu’ils produisent des outils élaborés, composent des opéras, partent en guerre pour des raisons idéologiques ou expédient des robots sur Mars : seuls les êtres humains font cela. Nous imaginons notre futur et contemplons notre passé, personnel ou commun. Mais à quel moment un grand singe passe-t-il en revue les événements de sa journée ou imagine-t-il un avenir radicalement différent ? La réponse évidente est : quand il rêve. »
Chris regarda Marguerite sur la scène. Elle semblait aussi surprise que quiconque. Ray était maintenant secoué, mais il avait entamé un scénario qui disposait de sa propre et puissante inertie.
« Quand il rêve. Quand le singe rêve. Endormi, il ne raisonne pas mais rêve les rêves qui permettent la raison. Dans ses rêves, le singe s’imagine chassé ou chasseur, nourri ou affamé, effrayé ou en sécurité. En réalité, il n’est rien de tout cela. Il court ou il souffre de la faim dans un modèle fragmentaire du monde entièrement de sa projection. Un comportement humain ! Tout à fait humain. Vous, pourrait dire ce singe philosophique, vous êtes les hominidés qui rêvent durant la journée. Vous ne vivez pas dans le monde. Vous vivez dans votre rêve du monde.
« Les rêves infusent notre existence. Nos plus anciens ancêtres ont appris à jeter un épieu, non sur un animal en train de courir, mais sur l’endroit où cet animal en train de courir se retrouverait lorsque l’épieu aurait traversé les airs à une certaine vitesse. Nos ancêtres sont arrivés à cela par l’imagination, non par des calculs. Autrement dit : en rêvant. Nous rêvons l’avenir de l’animal et nous lançons l’épieu sur ce rêve. Nous rêvons des images du passé dont nous nous servons pour projeter et corriger nos propres actions futures. Et comme stratagème évolutionnaire, nos rêves ont eu un succès phénoménal. En tant qu’espèce, le rêve nous a permis de sortir de l’impasse de l’instinct pour accéder à un tout nouvel univers de comportements inexplorés.
« Nous l’avons fait avec une efficacité telle, à mon avis, que nous en avons oublié la vérité fondamentale qui est que nous rêvons. Nous confondons ce rêve avec la raison. Mais le singe raisonne aussi. Ce que le singe ne fera pas, c’est rêver les idéologies, rêver le terrorisme, rêver les dieux vindicatifs, l’esclavage, les chambres à gaz, les remèdes mortels aux problèmes oniriques. Les rêves sont généralement des cauchemars. »
Le public était perdu. Ray ne semblait plus s’en soucier. Il ne parlait plus qu’à lui-même, pourchassant une idée dans un labyrinthe que lui seul voyait.
« Mais il y a des rêves desquels, en tant qu’espèce, nous ne pouvons pas nous réveiller. Nos rêves sont les rêves qu’aime la nature. Nos rêves sont épigénétiques et ils ont servi d’une manière remarquable notre génome. En quelques centaines de milliers d’années, nous avons accru notre nombre de quelques sous-espèces hominoïdes localisées à une population de huit ou dix milliards dominant la planète. Si nous raisonnons à l’intérieur des limites de nos rêves de plein jour, la nature nous récompense. Si nous raisonnions de manière aussi simpliste et directe que les singes, nous ne serions pas plus nombreux qu’eux.
« Mais nous avons maintenant effectué quelque chose de nouveau. Nous avons construit des machines qui rêvent. Les images générées par les appareils O/BEC sont des rêves. Fondés, nous disons-nous, sur le monde réel, mais ce ne sont pas des images télescopiques au sens traditionnel. Lorsque nous regardons dans un télescope, nous voyons avec l’œil humain et interprétons avec un esprit humain. Lorsque nous regardons une image O/BEC, nous voyons ce qu’une machine en train de rêver a appris à rêver.
« Cela ne veut pas dire que ces images n’ont aucune valeur ! Seulement que nous ne pouvons pas les accepter telles quelles. Et nous devons nous poser une autre question. Si notre machine peut rêver avec plus d’efficacité qu’un être humain, qu’est-elle capable de faire d’autre ? Quels autres rêves pourrait-elle bien avoir, peut-être à notre insu ?
« Les organismes que nous étudions ne sont peut-être pas les habitants d’une planète rocheuse en orbite autour de l’étoile Ursa Majoris 47. Les espèces extraterrestres sont peut-être bien les appareils O/BEC eux-mêmes. Et le pire… le pire… »
Il s’interrompit, prit son verre d’eau et le vida. Il avait le visage rouge.
« Ce que je veux dire, c’est : comment s’éveille-t-on d’un rêve qui active votre conscience ? En mourant. C’est le seul moyen. Et si l’entité O/BEC – appelons-la comme ça – est devenue un danger pour nous, il faut peut-être que nous la tuions. »
Vers l’avant, une petite voix cria : « Tu ne peux pas faire ça ! »
Une voix d’enfant. Chris reconnut Tess, qui venait de se dresser au pied de la scène.
L’air abasourdi, Ray baissa les yeux vers sa fille. Il ne sembla pas la reconnaître. Lorsqu’il y parvint, il lui fit signe de s’asseoir en disant : « Désolé. Désolé. Mes excuses pour cette interruption. Mais nous ne pouvons pas nous permettre de nous montrer sentimentaux. Nos vies sont en jeu. Nous sommes peut-être, en tant qu’espèce… » Il s’essuya le front de la main. Le véritable Ray a pris le dessus, pensa Chris, et ce n’est pas un spectacle agréable. « Nous sommes peut-être des machines à rêver débridées, capables de ravages considérables, mais nous devons nous montrer fidèles à notre génome. Notre génome est ce qui produit un rêve tolérable à partir des mathématiques sans valeur et rigoureusement précises de l’univers dans lequel nous habitons… Que verrons-nous, si nous nous réveillons vraiment ? Un univers qui chérit la mort bien davantage que la vie. Ce serait idiot, complètement idiot de renoncer à notre primauté pour un nouvel ensemble de chiffres, un autre système dissipatif non linéaire étranger à notre mode de vie… »
Un homme peut sourire et sourire, et être un scélérat, avait écrit Shakespeare. Chris comprenait cela. C’était une leçon qu’il aurait dû apprendre bien plus tôt. S’il l’avait apprise à temps, peut-être sa sœur Portia serait-elle encore en vie.
« Arrête de parler comme ça ! » cria Tess d’une voix stridente.
Ray sembla alors s’éveiller et réaliser qu’il avait agi de manière bizarre, qu’il s’était rendu ridicule en public. Son visage était rouge brique.
« Ce que je veux dire… »
Le silence s’éternisa. Des murmures naquirent dans l’auditoire.
« Ce que je veux dire… »
Ari Weingart fit un pas hors des coulisses côté jardin.
« Je suis désolé, dit Ray. Je m’excuse si j’ai dit quelque chose… si je n’ai pas parlé comme il faut. Cette réunion… »
Il agita la main, expédiant le verre vide sur le sol de la scène, où il se brisa de manière spectaculaire.
« Cette réunion est terminée, grogna Ray dans le micro. Vous pouvez tous rentrer chez vous. »
Il sortit dans les coulisses. Sébastian Vogel se mit à chuchoter à toute vitesse dans son serveur de poche. Marguerite se précipita en bas de la scène pour réconforter sa fille.
Sue Sampel venait de remettre les sorties d’imprimante dans l’ordre lorsque son serveur sonna.
Le bip sembla emplir tout le silence du bureau de Ray. Sue sursauta et la moitié de la liasse lui échappa des mains pour aller s’éparpiller par terre.
« Merde ! » Elle sortit la baguette téléphonique de sa poche. « Oui ? »
C’était Sébastian. Ray venait de sortir de scène. L’air en rogne. Il pouvait se rendre n’importe où.
« Merci, dit Sue. Retrouve-moi devant l’entrée dans cinq minutes. » Elle ramassa les papiers – ils s’étaient répandus en un grand cercle, et une partie avait glissé sous le bureau – et les remit plus ou moins en ordre. Pas le temps de peaufiner. Même si Ray n’était pas entré en beuglant, Sue avait les nerfs tendus à se rompre. Elle remit les papiers dans le tiroir, referma à clé, sortit du bureau de Ray, rassembla les affaires qu’elle avait laissées sur la table, puis se précipita dans le couloir en tirant la porte derrière elle.
Le trajet en ascenseur prit à peu près une éternité, mais il n’y avait personne dans le hall d’entrée et Sébastian l’attendait déjà devant le bâtiment. Elle plongea dans la voiture en disant : « Démarre ! démarre ! »
Le vent avait forci depuis le matin. Sur les grandes prairies entre la ville de Blind Lake et les tours de refroidissement de l’Œil, la neige se remit à tomber.
Ray Scutter quitta la salle de conférences sans destination précise et inspira de grandes goulées d’air glacé lorsque les portes se refermèrent dans son dos. Échangeant douleur contre lucidité.
Il avait commis une erreur, sur scène. Pire : il avait perdu le contact avec lui-même. Quelle ridicule digression sur les singes et les hommes. Non qu’il ait proféré des idées aberrantes. Mais il les avait débitées d’une manière égocentrique, presque maniaque.
La faute en incombait en partie à Marguerite, avec son petit discours pieux qui réclamait qu’on le réfute. Mais il n’aurait pas dû mordre à l’hameçon. Ray avait toujours su maîtriser un auditoire, et cela le troublait d’avoir laissé celui-là lui échapper à ce point. Mettons ça sur le compte du stress, songea-t-il.
Du stress, de la frustration, d’une folie contagieuse. Ray avait lu avec la plus grande attention les sorties d’imprimante de Crossbank, et c’était son diagnostic : la démence comme maladie contagieuse. À Blind Lake, cela pourrait bien entendu commencer n’importe quand, cela avait peut-être même déjà commencé ; il ne plaisantait pas lorsqu’il qualifiait le discours de Marguerite de symptomatique.
Des flocons de neige sinuaient tout le long de la zone commerçante, emportés par le vent tourbillonnant. Ray avait laissé son pardessus dans les coulisses du centre communautaire, mais il était hors de question de retourner le chercher. Il décida de se réfugier dans son bureau, à un demi-pâté de maisons de là, afin de passer quelques coups de fil, d’évaluer les dégâts, de découvrir à quel point il s’était foutu dans la merde avec cet éclat sur scène. Des pensées fugitives lui tournaient encore dans la tête. Des rêves de plein jour.
Il traversa le hall d’entrée de Hubble Plaza et un ascenseur vide le hissa au sixième étage tandis que la neige fondait en rosée dans sa chevelure. Il se sentait pris de vertiges et de nausées. Ses oreilles vibraient à cause d’un bourdonnement quelconque, un bruit interminable. Je me suis mis dans l’embarras, se dit-il, d’accord, mais à long terme, ou même à court terme, cela compte-t-il vraiment ? Si personne ne quittait Blind Lake vivant (et il considérait cela tout à fait possible), quelle importance ? Il avait fait mauvaise impression aux maîtres de recherche, bordel, la belle affaire. Il ne cherchait plus à avoir de l’avancement.
Il restait bien placé pour survivre. Il pourrait même se sortir plutôt à son avantage de la crise, s’il se débrouillait bien. En quoi cela consistait-il ? À tuer les O/BEC, pensait Ray. Trop tard pour engendrer un support populaire, mais il avait posé les bases et aurait peut-être même réussi quelques conversions si Marguerite ne l’avait pas provoqué. S’il ne s’était pas perdu dans un labyrinthe d’idées accessoires. Si Tess ne l’avait pas interrompu.
Il s’immobilisa soudain à la porte de son bureau.
Tess.
Il avait oublié sa fille. Il l’avait laissée dans le public.
Il sortit son serveur de la poche de sa chemise et prononça le nom de Tessa.
Elle répondit aussitôt : « Papa ?
— Tess, où es-tu ? »
Elle eut une hésitation à laquelle Ray essaya, en vain, de trouver une signification. Puis elle répondit : « Dans la voiture.
— Dans la voiture ? La voiture de qui ?
— Euh, de maman.
— Tu ne rentres pas chez ta mère avant lundi.
— Je sais, mais…
— Elle n’aurait pas dû t’emmener. Ce n’était pas bien. Ce n’était pas bien du tout de sa part de faire ça.
— Mais…
— Est-ce qu’elle t’y a obligée, Tess ? Est-ce que ta mère t’a forcée à monter dans la voiture avec elle ? Tu peux me le dire. Si elle écoute, donne-moi juste un indice. Je comprendrai. »
D’un ton plaintif : « Non ! Ça ne s’est pas passé comme ça. Tu es parti.
— Rien que quelques minutes, Tess.
— Je ne pouvais pas le savoir !
— Tu aurais dû m’attendre.
— Et puis tu as dit toutes ces choses, tu as parlé de la tuer.
— Je ne comprends pas ce que tu racontes. Je ne ferais jamais de mal à ta mère.
— Quoi ? Je veux dire, quand t’étais sur scène. Tu as parlé de tuer la Fille-Miroir !
— Je n’ai pas… » Il s’interrompit, se força à se calmer. Tess était sensible, et à en juger par sa voix, déjà effrayée. « Je n’ai pas mentionné la Fille-Miroir. Tu as dû mal comprendre.
— Tu as dit qu’il fallait qu’on la tue !
— Je parlais du processeur de l’œil, Tess. Passe-moi ta mère, s’il te plaît. »
Un autre silence. « Elle ne veut pas discuter avec toi.
— Elle doit t’amener chez moi. C’est dans l’accord que nous avons signé. Il faut que je le lui dise.
— On va à la maison. » Tess semblait au bord des larmes. « Je suis désolée !
— Tu vas chez ta mère ?
— Oui !
— Elle n’a pas le droit de…
— Je m’en fiche ! je me fiche de ce qu’elle n’a pas le droit de faire ! Au moins, elle, elle ne veut tuer personne !
— Tess, je te l’ai dit, je ne… »
Un déclic. Tess avait coupé la communication.
Lorsqu’il rappela, il n’obtint que la messagerie vocale. Il essaya de joindre Marguerite. Même chose.
« Salope », murmura Ray. En pensant à Marguerite. Peut-être même à Tess, qui l’avait trahie. Mais non, non, marche arrière, ce n’était pas juste. Tess avait été induite en erreur. Induite en erreur par sa mère qui la dorlotait et la gâtait. C’était exactement ça, toutes ces conneries de Fille-Miroir.
Marguerite s’en servait contre lui. Papa veut tuer la Fille-Miroir. Elle l’endoctrinait. Cela rendait Ray furieux rien que de l’imaginer. Il se représentait quels mensonges on avait demandé à Tess de croire le concernant.
Était-elle donc perdue pour lui, elle aussi ?
Non. Non. Impossible. Pas encore.
Il s’enferma dans son bureau, tourna sa chaise vers la fenêtre et envisagea d’appeler Dimi Shulgin. Shulgin aurait peut-être des idées.
La vue, de sa fenêtre, était hostile et sans vie. Blind Lake avait appris à vivre sans prévisions météorologiques, mais elles étaient inutiles pour voir les nuages déferler. Des nuages bas, lourds de neige, poussés du nord-ouest par un vent de force 8 à 9. Un épisode de plus de cet hiver interminable.
La neige qui tombait rendait la ville indistincte, presque illusoire, comme un ferrotype ou un décor de théâtre en tons de gris. La vitre fléchit un peu sous l’effet d’une bourrasque, changeant légèrement l’image du paysage. Ray suivit un certain temps des yeux l’approche de la tempête.
Lorsqu’il se détourna de la fenêtre, la roulette de sa chaise accrocha quelque chose caché sous son bureau. Le personnel de nettoyage devenait de plus en plus négligent, mais il le savait déjà. C’était une feuille de papier. Les sourcils froncés, il se pencha pour la ramasser.
DE : Bo Xiang, Laboratoire national de Crossbank
À : Avery Fishbinder, Laboratoire national de Blind Lake
TEXTE : En réponse à ta question, la probabilité que les structures de terre sèche soient naturelles est très faible. Bien qu’on rencontre souvent ce genre de symétrie dans la nature, la taille et le degré de précision remarquable de ces structures suggèrent une construction plutôt qu’une évolution. Non que ce soit un argument définitif, mais
Ray interrompit sa lecture et posa le papier sur son bureau, face imprimée vers le haut.
Lentement, sans plus se hâter, en s’interdisant toute conclusion prématurée, il déverrouilla ses tiroirs et ôta de celui du bas les sorties d’imprimante remises par Shulgin. Il feuilleta rapidement l’épaisse liasse.
Les pages n’étaient pas dans l’ordre.
Quelqu’un avait une nouvelle fois fouillé son bureau.
Ray se leva. Il vit son reflet dans la vitre, une image collée sur un mur de nuages, un homme figé dans une couche de verre.
Le temps s’était nettement dégradé lorsque Marguerite et Tess arrivèrent à la maison avec Chris. Cela vaut peut-être mieux, se dit celui-ci. Cela dressait une barrière supplémentaire entre Marguerite et Ray. S’il venait chercher sa fille Tess – ou avec des idées de vengeance en tête –, la neige devrait au moins le ralentir.
Les larmes versées par Tess après le coup de fil de son père avaient cédé la place à un hoquet soutenu, et Marguerite mit le bras autour des épaules de sa fille au moment de la faire entrer dans la maison. La fillette se débarrassa de sa parka et de ses bottes avant de se précipiter sur le canapé du salon comme sur un radeau de sauvetage.
Marguerite activa le verrou électronique de la porte. « Mieux vaut mettre aussi le mécanique, estima Chris.
— Tu crois que c’est nécessaire ?
— Je crois que c’est plus sage.
— Tu ne deviendrais pas un peu parano ? Ray ne se…
— On ignore ce que Ray pourrait faire. Ne prenons pas de risques. »
Elle actionna le verrou mécanique et rejoignit sa fille sur le canapé.
Chris lui emprunta son bureau afin d’imprimer les documents que Sue avait transférés sur son serveur. Il n’y avait pas de fenêtre dans la pièce, mais il entendait le vent se déchaîner à l’extérieur, faire levier sur la gouttière tel un homme avec un couteau émoussé.
Chris songea au comportement de Ray sur scène. Sa priorité avait été de se moquer de Marguerite, de l’humilier, ce qu’il avait fait de manière plutôt intelligente, en déguisant sa colère, en la contrôlant. Pour un type comme Ray, tout reposait sur le contrôle. Mais le monde regorgeait d’insolence ingérable. Ce qu’on attendait ne se produisait pas. Les épouses désobéissaient puis vous abandonnaient. Vos théories se révélaient fausses.
On fouillait votre bureau.
L’important, dans ce petit effondrement de Ray, se dit Chris, c’est qu’il met en évidence un effilochement plus profond. Les gens comme lui souffraient de fragilité émotionnelle, et c’était ce qui faisait d’eux des tyrans si efficaces. Ils vivaient juste au seuil de la rupture. Et le franchissaient parfois.
L’imprimante éjecta les documents, la trentaine de pages dérobées par Sue. Le trésor de Ray, pour ce qu’il valait. Chris s’assit et se mit à lire.
Marguerite passa la fin de l’après-midi en compagnie de sa fille.
Tess s’était bien calmée une fois à la maison. Mais son angoisse crevait toujours les yeux. Depuis qu’elle s’était recroquevillée sur le canapé pour s’emmitoufler dans un édredon comme dans un châle de prière, elle ne quittait plus des yeux l’écran vidéo. Télé Blind Lake diffusait de vieux téléchargements des fasters, une émission pour enfants que Tess ne regardait plus depuis ses six ans. Elle avait augmenté le volume pour noyer le bruit du vent et celui de la neige dure qui crépitait contre les fenêtres.
Marguerite resta presque tout le temps assise à côté d’elle. Elle aurait aimé savoir la teneur des documents que Chris imprimait et lisait, mais rien de tout cela ne lui paraissait urgent pour le moment, ce qui pouvait sembler étrange. Quelques heures durant, le monde resta suspendu entre obscurité et véritable nuit, dorloté dans la tempête de plus en plus forte, et elle n’eut d’autre besoin ou envie que rester blottie sur le canapé avec Tess.
Peu après 17 heures, elle alla dans la cuisine préparer le dîner. De la neige s’était entassée derrière la fenêtre au-dessus de l’évier, la rendant opaque comme un hublot de navire submergé, et on ne voyait à l’extérieur que de vagues formes en mouvement sous une immense pression d’obscurité. Se pouvait-il vraiment que Ray vienne essayer de lui faire du mal ? Par ce temps ? Elle supposa toutefois qu’une personne sur le point d’accomplir un acte affreux ne le remettait pas à plus tard à cause de la neige.
Tess la rejoignit dans la cuisine et s’assit sur une chaise pour regarder sa mère couper des poivrons jaunes destinés à une salade. « Chris va bien ? demanda-t-elle.
— Bien sûr. Il est juste en haut en train de travailler. » De s’entretenir au téléphone avec Élaine Coster, la dernière fois qu’elle avait jeté un coup d’œil.
« Mais il est toujours dans la maison ?
— Ouaip, il est toujours là.
— Tant mieux. » Elle semblait sincèrement soulagée. « C’est mieux quand il est là.
— Je trouve aussi.
— Combien de temps il va rester ? »
Question intéressante. « Eh bien… au moins jusqu’à la fin de tous ces problèmes à Blind Lake. Et peut-être encore après. » Peut-être. Elle n’en avait pas discuté avec lui. Si elle le questionnait sur ses plans à long terme, n’aurait-elle pas l’air présomptueuse ou en manque ? La réponse lui plairait-elle ? Et dans de telles circonstances, comment quiconque pouvait-il avoir des plans à long terme ?
Leur relation lui semblait plutôt solide. Était-elle tombée amoureuse de Chris Carmody ? Elle le pensait, mais le mot l’effrayait, elle avait peur de le dire et presque aussi peur de l’entendre. L’amour était un phénomène naturel, souvent faux ou passager. Comme une période chaude en octobre, cela pouvait se terminer n’importe quand.
« Tess ? Je peux te poser une question ? »
La fillette haussa les épaules. Elle se berçait doucement contre le dossier de sa chaise.
« Pendant la conférence, tu as dit : Tu ne peux pas la tuer. De qui parlais-tu ?
— Tu sais bien.
— De la Fille-Miroir ?
— Faut croire.
— Je ne pense pas que papa parlait de la Fille-Miroir. Il parlait des processeurs, là-bas, à l’Œil.
— Même chose, répliqua Tess avec une gêne visible.
— Même chose ? Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
— Je ne sais pas comment l’expliquer. Mais c’est là qu’elle vit en réalité. Tout ça, c’est du pareil au même. »
L’insistance de Marguerite pour obtenir des détails ne suscitant aucune réaction, elle finit par laisser Tess battre en retraite sur le canapé. C’était tout de même une nouveauté, cette idée que la Fille-Miroir vivait dans l’Œil. Cela avait peut-être une signification, mais que Marguerite ne parvenait pas à déchiffrer. Était-ce pour cette raison que Tess s’était rendue en douce à l’Allée, la semaine précédente ? Pour pister la Fille-Miroir jusqu’à son repaire ?
Quand toute cette folie se terminera, se promit Marguerite, je l’emmènerai quelque part loin d’ici. Dans un endroit différent. Sec et chaud. Marguerite avait souvent pensé aller visiter le Sud-Ouest désertique – l’Utah, l’Arizona, le parc de Canyonlands, les Four Corners[7] – mais Ray avait toujours mis son veto. Peut-être y emmènerait-elle Tess en vacances. Un pays sec, mais qui ressemblait peut-être un peu trop à l’UMa47/E du Sujet. La recherche du salut dans des endroits vides.
Chris appela Élaine. Le serveur du bureau de Marguerite capta le canal audio qu’il relaya sur les transducteurs muraux, une connexion si propre que Chris entendit le bruit de la tempête derrière la voix d’Élaine. « Tu es à côté d’une fenêtre ? lui demanda-t-il. On dirait qu’il y a des chiens qui hurlent. »
Élaine couchait dans un petit appartement de service laissé vide par un technicien de maintenance parti à Fargo subir une lithotritie la veille du blocus. Un deux pièces au rez-de-chaussée dont les fenêtres donnaient sur les poubelles à l’arrière du Sawyer’s. « Je n’ai pas beaucoup de place pour bouger, ici… C’est mieux ?
— Un peu.
— On avait bien besoin en ce moment d’une autre de ces foutues tempêtes au pays des vaches. Bon, tu as lu les documents ? Qu’est-ce que tu en retires ? »
Chris pesa sa réponse.
Les documents étaient exactement ce qu’avait soupçonné Sue Sampel : des messages textuels qui traînaient dans les serveurs des maîtres de recherche partis à Cancun pour la conférence annuelle. Ils contenaient des nouvelles soigneusement tenues secrètes mais qui auraient été rendues publiques a la conférence : la découverte d’une structure artificielle à la surface de HR8832/B.
La structure ressemblait à une demi-sphère hérissée de pointes, avec des bras radiaux. Une note en comparaît la forme à celle d’un adénovirus géant ou d’une molécule de C60 Chris résuma ce qu’il avait lu : « Apparemment, elle exprime un principe mathématique appelé fonction énergie qui peut être écrit comme une expression du volume dans un espace de dimensions plus nombreuses… mais un icosaèdre aussi, donc ça ne prouve rien. S’il s’agit vraiment d’un artefact, ses constructeurs semblent avoir disparu. Un des messages affirme que l’intérieur de la structure est d’une difficulté unique à imaginer, quoi que cela puisse signifier…
— Et cetera, dit Élaine. Beaucoup de blabla scientifique curieux, mais dis-moi une chose : y vois-tu le moindre début de menace ? Quoi que ce soit expliquant ce qu’on a lu dans ce fragment de magazine ?
— Il doit y avoir un lien.
— Bien entendu, mais pense à ce que Ray disait dans sa conférence. Il affirmait détenir la preuve que les processeurs O/BEC de Crossbank étaient devenus physiquement dangereux.
— On pourrait en tirer cette conclusion.
— J’emmerde les conclusions qu’on pourrait en tirer : vois-tu la moindre preuve de cela ?
— Pas dans ces papiers, non.
— Tu crois que Ray dispose de preuves dont nous ne savons rien ?
— Possible. Mais Sue ne le pense pas, et elle a approché Ray de très près.
— C’est vrai. Tu sais quoi, Chris ? À mon avis, Ray n’a pas la moindre preuve. Juste une hypothèse. Et quelque chose qui le démange un max.
— Tu penses qu’il veut arrêter l’Œil et qu’il se sert de cette hypothèse comme excuse ?
— Exactement.
— Mais l’Œil pourrait bien être une menace. Le fait que Ray manque d’objectivité ne signifie pas qu’il a tort.
— S’il n’a pas tort, il est au moins irresponsable. Il n’y a rien dans ces documents qu’il ne pouvait pas partager avec le reste d’entre nous.
— Ray n’aime pas partager. Cela figurait sans doute dans son dossier au jardin d’enfants. Qu’est-ce que tu proposes qu’on fasse ?
— Qu’on rende tout cela public.
— De quelle manière ?
— En transmettant ces documents à tous les serveurs domestiques de Blind Lake. J’aimerais aussi y joindre un petit résumé, comme une lettre explicative, disant que nous avons obtenu les documents d’une source protégée et que leur contenu est important mais peu probant.
— Comme ça, Ray ne pourra pas agir seul de son côté. Il sera obligé de tout expliquer…
— Et peut-être de nous consulter un peu avant de débrancher la prise.
— Sue pourrait avoir des ennuis.
— Elle a bon cœur, Chris, mais j’aurais aussi tendance à penser qu’elle en a déjà, des ennuis. Des gros. Même si Ray ne peut rien prouver, il n’est pas idiot.
— Cela pourrait nous causer des ennuis.
— Qu’est-ce que tu appelles des ennuis ? Rester indéfiniment enfermés dans une installation fédérale dirigée par un cinglé, ça ressemble à des ennuis quoi qu’on fasse d’autre. Mais si tu préfères, je ne fais pas figurer ton nom dans les documents que je transmettrai.
— Non, sers-t’en, dit Chris. Mais n’implique pas Marguerite.
— Aucun problème. Mais si tu penses à la réaction de Ray, j’insiste, ce n’est pas un imbécile, gardez vos portes fermées à clé.
— C’est déjà fait. À double tour.
— Bien. Maintenant, préparez-vous pour une tempête de merde par rapport à laquelle ce blizzard ressemblera à une averse d’été. »
Au dîner, Tess mangea à peine et parla peu, même si le rituel sembla lui procurer un certain réconfort. Ou peut-être, se dit Marguerite, appréciait-elle juste d’avoir Chris près d’elle. Chris était un homme à la fois grand et doux, mélange grisant pour une petite fille nerveuse. Ou même une femme nerveuse.
Après le repas, Tess emporta un livre dans sa chambre. Marguerite prépara du café pendant que Chris l’informait du contenu des documents volés. Un grand nombre d’entre eux avaient été rédigés par Bo Xiang. Marguerite le connaissait pour avoir travaillé avec lui à Crossbank, et il n’était pas du genre à s’exciter sans une bonne raison.
On n’avait jamais trouvé le moindre indice d’une civilisation technologique sur HR8832/B. La structure doit être d’un âge incommensurable, se dit-elle. HR8832/B avait connu un certain nombre d’importantes glaciations planétaires : la structure devait être antérieure à au moins l’une d’elles. La ressemblance avec les flotteurs coralliens équatoriaux suggérait quelque chose, mais quoi ?
On ne pouvait répondre à ces questions, du moins pour le moment. De plus, Chris et Élaine avaient raison : rien de tout cela ne prouvait l’existence d’une menace.
La tempête secouait la fenêtre de la cuisine pendant qu’ils discutaient. On peut obtenir des images de mondes en orbite autour d’une autre étoile, se dit Marguerite, pourquoi ne peut-on pas empêcher une fenêtre de trembler dans le mauvais temps : Il régnait à l’extérieur une obscurité épaisse et impressionnante. Les lampadaires urbains semblaient des balises voilées, des torches dans le lointain. Autrefois, les journaux auraient mentionné un temps de ce genre : “Une tempête d’hiver bloque les autoroutes dans l’Ouest. Aéroports fermés, voyageurs coincés…”
Tess se couchait en général vers 22 heures, 23 heures le week-end, mais il était 21 heures lorsqu’elle vint dans la cuisine leur annoncer : « Je suis fatiguée.
— La journée a été longue, reconnut Marguerite. Je te fais couler un bain ?
— Je prendrai une douche demain matin. Je suis juste fatiguée.
— Monte te changer, alors. Je viendrai te border. » Tess hésita.
« Qu’est-ce qu’il y a, chérie ?
— Je pensais que Chris voudrait peut-être me raconter une histoire. » Elle baissa la tête comme pour dire : C’est les bébés qui demandent ça, mais je m’en fiche.
« Avec plaisir », répondit spontanément Chris.
Difficile de ne pas aimer cet homme-là, songea Marguerite.
« Quel genre d’histoire te ferait envie ? » s’enquit Chris, assis au bord du lit de Tess. Il pensait déjà connaître la réponse :
« Une histoire de Porry.
— Promis, Tess, je crois t’avoir raconté toutes les histoires de Porry qu’il y avait à raconter.
— Tu n’es pas obligé d’en raconter une nouvelle.
— Tu as une préférence ?
— L’histoire des têtards », répondit-elle aussitôt.
La fenêtre de la chambre était toujours plus ou moins bien bouchée par des planches. L’air froid entrait par les fentes, s’infiltrait sous les panneaux radiants électriques puis traversait le plancher en cherchant les endroits les plus profonds de la maison, Tess avait remonté ses couvertures jusqu’au menton.
« C’était en Californie, dit Chris. On y a grandi dans une petite maison avec un avocatier dans le jardin. Au bout de la rue, il y avait un égout pluvial, comme un grand lit de rivière mais en béton, avec un grillage pour empêcher les gamins du coin d’y aller.
— Mais vous y alliez quand même.
— C’est toi ou moi qui raconte l’histoire ?
— Désolée. » Elle tira les couvertures par-dessus sa bouche.
« On y allait quand même, moi comme tous les autres gamins du quartier. Il y avait un endroit du grillage où on pouvait passer dessous. En faisant attention, on arrivait à descendre les parois abruptes de l’égout, et au printemps, quand il n’y avait pas beaucoup d’eau, on y trouvait des têtards dans des flaques.
— Les têtards, ce sont bien des bébés grenouilles ?
— Oui, mais qui ne ressemblent pas du tout à des grenouilles. On dirait plutôt de petits poissons noirs avec une longue queue toute mince et pas la moindre nageoire. Les bons jours, on pouvait en attraper des centaines rien qu’en plongeant le seau. Tous les adultes nous disaient de ne pas jouer près de l’égout, que c’était dangereux. Ils avaient raison, on n’aurait vraiment pas dû aller là-bas, mais on y allait quand même. Tous. Sauf Porry. Elle voulait venir, mais je ne la laissais pas faire.
— Parce que tu étais son grand frère et qu’elle était trop jeune.
— On était tous trop jeunes. Porry devait avoir six ou sept ans, et donc, moi, onze ou douze. Mais j’étais assez grand pour savoir qu’elle pourrait s’attirer des ennuis, je la faisais toujours attendre près du grillage, même si elle détestait cela. Un jour, j’étais descendu dans l’égout avec deux copains, on a dû fouiller un peu trop longtemps dans la boue : quand je suis remonté, Porry était fatiguée et frustrée, elle pleurait presque. Elle n’a pas voulu me parler pendant qu’on rentrait chez nous.
« C’était le printemps, une saison à laquelle, certaines années, il se met parfois à pleuvoir à torrents, en Californie du Sud. Eh bien, la pluie s’est mise à tomber plus tard dans la journée. Et pas une petite pluie. Des gouttes aussi grosses que des assiettes, comme disait ma maman. Après le dîner, j’ai fait mes devoirs et Porry est allée jouer dans sa chambre. Du moins, c’est ce qu’elle avait prétendu. À peu près une heure plus tard, ma mère l’a appelée, Porry n’a pas répondu, et on la cherchée dans toute la maison sans la trouver.
— Vous ne pouviez pas demander au serveur domestique ?
— Les maisons n’étaient pas aussi intelligentes, à l’époque.
— Alors tu es sorti la chercher.
— Ouaip. Je n’aurais sans doute pas dû faire ça non plus, mais mon papa s’apprêtait à appeler la police… et j’avais l’impression de savoir où elle était partie.
— Tu aurais dû en parler à tes parents, d’abord.
— J’aurais dû, mais je ne voulais pas leur dire que je savais descendre dans l’égout pluvial. Mais tu as raison : il aurait été plus courageux de leur dire.
— Tu n’avais que onze ans.
— Je n’avais que onze ans et je ne faisais pas toujours ce qu’il y avait de plus courageux, alors je suis sorti en douce de la maison, j’ai couru sous la pluie jusqu’au passage sous le grillage, et une fois de l’autre côté, j’ai commencé à chercher Porry.
— Je trouve que c’était courageux. Tu l’as trouvée ?
— Tu sais comment ça finit.
— Je fais semblant de ne pas savoir.
— Porry avait emporté un seau et était descendue chercher ses propres têtards. Elle avait remonté la moitié de la pente quand elle s’est mise à avoir peur. Le genre de peur qui vous empêche de continuer comme de rebrousser chemin, et du coup on ne bouge plus. Elle restait accroupie là, à pleurer, au-dessus de l’eau qui coulait fort et montait vite. Quelques minutes de plus, et Porry aurait été emportée.
— Mais tu l’as sauvée.
— Eh bien, je suis descendu, je l’ai prise par le bras et je l’ai aidée à remonter. Ça glissait pas mal, sous la pluie. On arrivait au grillage quand elle a dit : Mes têtards ! Il a fallu que je reparte chercher son seau. Ensuite on est rentrés à la maison.
— Et tu ne l’as pas dénoncée.
— J’ai dit que je l’avais trouvée en train de jouer dans la cour des voisins. On a caché le seau dans le garage…
— Et vous l’avez oublié !
— On l’a oublié, mais les têtards ont fait leur boulot de têtards : ils ont commencé à se transformer en grenouilles. En ouvrant le garage, quelques jours plus tard, mon père a trouvé le sol couvert de ces petites grenouilles vertes qui lui sautaient sur les jambes et partout sur la voiture. Une avalanche de grenouilles. Il a crié, ce qui nous a tous fait sortir en courant de la maison, et Porry s’est mise à rire…
— Mais elle n’a pas voulu dire pourquoi.
— Non, elle n’a pas voulu dire pourquoi.
— Et tu n’avais jamais raconté cela.
— Jamais, à personne. Jusqu’à maintenant. »
Tess eut un sourire de satisfaction. « Ouais. Les grenouilles allaient bien ?
— Pour la plupart. Elles ont colonisé tous les jardins et toutes les haies de la rue. On a eu un été bruyant, cette année-là, avec tous ces coassements.
— Oui. » Tess ferma les yeux. « Merci, Chris.
— Pas besoin de me remercier. Tu crois que tu vas arriver à dormir ?
— Ouais.
— J’espère que le bruit du vent ne t’en empêchera pas.
— Ça pourrait être pire, dit Tess avec son premier sourire de la journée. Ça pourrait être des grenouilles. »
Marguerite écouta le début de l’histoire depuis le seuil avant de se replier dans son bureau, où elle alluma l’écran mural. Pas pour travailler. Juste pour regarder.
Le crépuscule approchait sur la petite portion d’UMa47/E occupée par le Sujet. Celui-ci traversait un modeste canyon parallèle au soleil couchant. Peut-être cela venait-il de la lumière rasante, mais Marguerite lui trouva l’air particulièrement souffrant. Il cherchait de la nourriture depuis longtemps, maintenant, et survivait grâce à la substance moussue qui poussait partout où on trouvait de l’eau et de l’ombre. Marguerite soupçonnait cette mousse d’être peu nutritive, peut-être même insuffisante pour subvenir aux besoins du Sujet. Celui-ci avait la peau craquelée et ratatinée. Pas besoin d’être physicien pour résoudre cette équation : le Sujet consommait plus de calories qu’il n’en absorbait.
Quelques étoiles apparurent dans le ciel de plus en plus sombre. La plus brillante n’était pas une étoile mais une planète : l’une des deux géantes gazeuses du système, UMa47/A, presque trois fois plus grosse que Jupiter et assez pour montrer un disque perceptible au premier abord. Le Sujet s’immobilisa et tourna la tête d’un côté et de l’autre. Peut-être pour s’orienter, voire pratiquer une espèce de navigation aux étoiles.
Elle entendit Chris fermer la porte de la chambre de Tessa. Il passa la tête dans le bureau : « Je peux me joindre à toi ?
— Prends une chaise. Je ne travaille pas vraiment.
— La nuit tombe, constata-t-il avec un geste en direction de l’écran.
— Il va bientôt dormir. Je sais que ça a l’air idiot, Chris, mais je m’inquiète pour lui. Il est loin de… eh bien, de tout. Personne ne semble vivre là, pas même les parasites qui se nourrissent de lui la nuit.
— Cela ne vaut-il pas mieux ?
— Mais techniquement, ce ne sont sans doute pas des parasites du tout. Il doit s’agir d’une symbiose bienveillante, sinon il n’y en aurait pas plein les villes.
— New York est plein de rats. Cela ne veut pas dire qu’on veut d’eux.
— La question reste ouverte. Mais de toute évidence, il ne va pas bien.
— Il n’atteindra peut-être pas Damas.
— Damas ?
— Il me fait tout le temps penser à saint Paul sur le chemin de Damas, En train d’attendre une vision.
— On ne saura jamais s’il l’a eue, j’imagine. J’espérais quelque chose de plus tangible.
— Eh bien, je ne suis pas expert en la matière.
— Personne n’est expert en la matière. » Elle détourna les yeux de l’affichage. « Merci d’avoir aidé Tess à se coucher. J’espère que tu n’en as pas marre de lui raconter des histoires.
— Pas du tout.
— Elle aime tes… comment elle appelle ça ? les histoires de Porry. En fait, je suis un peu jalouse. Tu ne parles pas beaucoup de ta famille.
— Tessa est un public facile.
— Pas moi ? »
Il sourit. « Tu n’as pas onze ans.
— Tess t’a-t-elle jamais demandé ce qu’il était arrivé à Portia une fois adulte ?
— Non, et tant mieux.
— Comment est-elle morte ? » demanda Marguerite. Elle se reprit : « Désolée, Chris. Je suis sûre que tu n’as pas envie d’en parler. Cela ne me regarde pas, vraiment. »
Il garda un moment le silence. Mon Dieu, pensa-t-elle, je l’ai blessé.
Puis il raconta : « Portia a toujours été un peu plus têtue qu’intelligente. Elle n’a jamais eu de facilités à l’école. Elle a très vite arrêté ses études universitaires et s’est liée avec une bande, des toxicos à temps partiel…
— La drogue, dit Marguerite.
— Ce n’était pas juste la drogue. Elle n’avait pas de problèmes avec la drogue, parce que cela ne l’avait jamais vraiment attirée, j’imagine. Mais elle manquait de discernement sur le caractère des gens. Elle a emménagé dans la caravane d’un type près de Seattle et n’a plus donné de nouvelles pendant un temps. Elle disait l’aimer, mais ne voulait même pas qu’on lui parle au téléphone.
— Mauvais signe.
— C’est arrivé juste après la sortie de mon livre sur Galliano. Je passais par Seattle en tournée de promotion, alors j’ai appelé Porry et on a convenu d’un rendez-vous. Pas là où elle vivait, elle a refusé net. Il tallait que ce soit quelque part en ville. Et elle toute seule, sans son copain. Elle semblait un peu réticente à me voir, mais elle a donné le nom d’un restaurant et on s’est retrouvés là-bas. Elle est arrivée dans de vilaines fringues et avec de grosses lunettes de soleil. Le genre qu’on porte pour cacher un bleu ou un œil au beurre noir.
— Oh non…
— Elle a fini par admettre que tout n’allait pas pour le mieux entre son copain et elle. Elle venait de décrocher un boulot et mettait de l’argent de côté pour avoir un endroit à elle. Elle m’a dit de ne pas m’inquiéter pour elle, qu’elle s’en sortait.
— Le type la battait ?
— Manifestement. Elle m’a supplié de ne pas m’en mêler. D’éviter mes conneries de grand frère, comme elle a dit. Mais je sauvais le monde de la corruption. Si je pouvais exposer Ted Galliano à un droit de regard public, pourquoi devrais-je supporter ce genre de choses de la part d’un cow-boy de caravane ? Alors j’ai récupéré l’adresse de Portia dans l’annuaire et j’y suis allé pendant qu’elle était au travail. Le type était chez lui, bien entendu. Il n’avait vraiment pas l’air dangereux. Il mesurait 1,75m, avec une rose tatouée sur son bras droit tout maigre. On aurait dit qu’il avait passé la journée à descendre un pack de bières en graissant un moteur. Il s’est montré agressif, mais je l’ai juste plaqué contre la caravane avec mon avant-bras sous son menton en lui disant que s’il touchait à nouveau à Portia, il aurait affaire à moi. Il s’est confondu en excuses. Il a même commencé à pleurer. Il a dit qu’il ne pouvait pas s’en empêcher, que c’était la faute à la bouteille, hé mon pote, tu sais ce que c’est. Il a dit qu’il allait se maîtriser. Et je suis parti en pensant avoir fait le bien. En quittant la ville, je me suis arrêté dans les bureaux où Porry bossait pour lui laisser un chèque, de quoi l’aider à prendre son indépendance. Deux jours après, j’ai reçu un appel d’un service d’urgences de Seattle. Elle avait été méchamment tabassée et souffrait d’une hémorragie cérébrale. Elle est morte ce soir-là. Son copain a brûlé la caravane et a quitté la ville sur une moto volée. Pour autant que je le sache, la police est toujours à sa recherche.
— Mon Dieu, Chris… Je suis vraiment désolée !
— Non. C’est moi qui suis désolé. Ce n’est pas une histoire qui convient à une nuit de tempête. » Il lui toucha la main. « Elle n’a même pas de morale, à part tout le monde peut avoir des emmerdes. Mais si j’ai semblé un peu réticent à me placer entre Ray et toi…
— Je comprends. Et je te suis très reconnaissante de ton aide. Mais, Chris, tu sais quoi ? Je peux m’occuper de Ray. Avec ou sans toi. Je préférerais avec, mais… tu comprends ?
— Tu es en train de me dire que tu n’es pas Portia. »
La seule source de lumière de la pièce provenait du crépuscule rougeoyant sur UMa47/E. Le Sujet s’était allongé pour la nuit. Au-dessus des parois du canyon, les étoiles brillaient en constellations auxquelles personne n’avait donné de nom. Personne sur Terre, en tout cas.
« Je suis en train de te dire que je ne suis pas Portia. Et je te propose une tasse de thé. Ça te dit ? »
Elle lui prit la main et l’emmena dans la cuisine, où la fenêtre était blanche de neige et où la bouilloire chantait un contrepoint au bruit du vent.
Sue Sampel était bien éveillée lorsqu’on sonna à la porte, à pourtant minuit passé, et même presque 3 heures du matin, à en croire sa montre.
La tempête dehors et la tension nerveuse emmagasinée durant sa rafle dans le bureau de Ray l’empêchaient de dormir. Sébastian, le veinard, était monté vers minuit pour sombrer aussitôt dans un profond sommeil. Elle s’était pelotonnée avec Dieu le vide quantique en une espèce de présence par procuration. Et avec un grand verre de liqueur de pêche.
Mais le livre lui semblait moins substantiel à la relecture. Bien qu’écrit dans une langue superbe et rempli d’idées saisissantes, les incohérences et défauts logiques lui apparaissaient avec plus de netteté. C’était cet amour enjoué de Sébastian pour les hypothèses extravagantes qui, supposa-t-elle, avait énervé Élaine Coster.
Sébastian expliquait par exemple dans son livre que ce que les gens appelaient « vide de l’espace » n’était pas qu’une simple absence de matière, mais un mélange complexe de particules virtuelles qui apparaissaient et disparaissaient trop vite pour interagir avec la substance ordinaire des choses. Cela concordait avec ce que Sue se rappelait de sa première année de physique à l’université. Elle soupçonna moins de rigueur scientifique de la part de Sébastian lorsqu’il affirmait que les irrégularités localisées du vide quantique démontraient la présence de « matière noire » dans l’univers. Et presque personne d’autre que lui ne prenait au sérieux son idée fondamentale, selon laquelle la matière noire représentait une espèce de réseau neural fantomatique habitant le vide quantique.
Mais Sébastian n’était pas un scientifique et n’avait jamais prétendu en être un. Poussé dans ses retranchements, il qualifierait ces idées de « cadres » ou de « suggestions » à ne sans doute pas prendre au pied de la lettre. Sue comprenait, mais aurait aimé qu’il puisse en être autrement : elle aurait souhaité que ses théories soient aussi solides que des maisons, assez solides pour pouvoir s’y abriter.
Encore que sa maison à elle ne semblait pas d’une solidité à toute épreuve, ce soir-là. Le vent soufflait avec une férocité terrible et la neige était si dense que la vue par les fenêtres ressemblait à une image O/BEC d’une planète sur laquelle l’humanité ne pourrait pas vivre. Elle s’enfonça un peu plus dans le canapé, but une autre gorgée de liqueur et lut :
La vie évolue en investissant des domaines préexistants et en exploitant des forces de la nature préexistantes. Les lois de l’aérodynamique étaient latentes dans l’univers naturel avant qu’elles soient « découvertes » par les insectes et les oiseaux. De manière similaire, la conscience humaine n’a pas été inventée de novo mais représente l’adoption par la biologie de mathématiques universelles et implicites…
C’était l’idée que Sue préférait : les gens étaient des parties de quelque chose de plus grand, quelque chose qui apparaissait d’un coup ici sous une forme appelée Sue Sampel et là sous une autre appelée Sébastian Vogel, toutes deux uniques mais reliées l’une à l’autre, à la manière de deux sommets montagneux distincts mais appartenant à la même planète. Sinon, pensa-t-elle, que sommes-nous à part des animaux perdus ? Des animaux égarés, exilés du ventre maternel, ignorants et mourants.
La sonnette la fit sursauter. Son serveur domestique eut la délicatesse d’en réduire le volume, mais lorsqu’elle demanda qui se trouvait à la porte, le serveur répondit : « Personne non reconnue. » Son ventre se noua. Quelqu’un ne figurant pas parmi ses visiteurs réguliers.
Ray Scutter, pensa-t-elle. Qui d’autre ? Élaine l’avait prévenue que ce genre de choses pourrait se produire. Ray était impulsif, plus impulsif que jamais depuis le blocus, peut-être même assez pour braver la tempête et se présenter à sa porte à 3 heures du matin. Il devait avoir vu le publipostage général d’Élaine, à l’heure qu’il était. Il saurait (même s’il ne pouvait peut-être pas le prouver) que Sue avait dupliqué les documents de son bureau. Il serait furieux. Pire, en rage. Dangereux. Oui, mais à quel point ? À quel point au juste Ray Scutter était-il cinglé ?
Elle aurait voulu avoir un peu moins bu. Mais elle avait cru que cela l’aiderait à s’endormir, et elle n’avait plus d’herbe depuis un mois. Dans l’expérience de Sue, les drogues et l’alcool étaient comme des hommes, et l’herbe était le meilleur des petits amis. La cocaïne aimait se mettre sur son trente et un puis sortir, mais la coke vous abandonnait à la fête ou vous harcelait jusqu’aux petites heures du matin, L’alcool promettait de l’amusement mais finissait par vous mettre dans l’embarras, l’alcool était un type vêtu d’une chemise voyante et pourvu à la fois d’une mauvaise haleine et d’une opinion sur tout. L’herbe, en revanche… l’herbe aimait câliner et faire l’amour. L’herbe aimait manger de la crème glacée et regarder les émissions de fin de soirée à la télé. L’herbe lui manquait.
La sonnette retentit à nouveau. Sue jeta un coup d’œil par la fenêtre latérale. C’était bien la petite automobile bleu nuit de Ray garée contre les congères du trottoir, et elle devait avoir un système de conduite plutôt efficace pour parvenir jusque chez Sue dans la neige de plus en plus épaisse.
Une autre série de coups de sonnette, que le serveur assourdit avec dédain.
Bien sûr, elle pouvait l’ignorer. Mais cela lui semblait lâche. En réalité, elle n’avait rien à craindre. Qu’allait-il faire ? L’engueuler ? Je suis une grande fille, se dit-elle. Je peux affronter cela. Autant en finir.
Elle songea à réveiller Sébastian, mais décida de le laisser dormir. Sébastian était beaucoup de choses, mais pas un bagarreur. Elle pouvait gérer cela elle-même. Voir ce que Ray voulait, si nécessaire l’envoyer paître.
Elle prit tout de même un couteau à découper dans la cuisine, juste au cas où. Elle se trouva idiote – le couteau servait juste à se rassurer, à se sentir courageuse – et le tint caché dans son dos lorsqu’elle alla ouvrir la porte. Elle l’ouvrit parce que après tout, on était à Blind Lake, la communauté la plus sûre du globe, même quand votre patron vous en voulait méchamment.
Son cœur battait deux fois trop vite.
Ray se tenait en grand pardessus noir sous la lumière jaune du porche. Le vent le décoiffait et ornait sa chevelure d’étoiles de neige. Il avait les lèvres pincées et les yeux brillants. Sue se plaça en travers du passage, prête à claquer la porte si le besoin s’en faisait sentir. L’air d’un froid polaire s’engouffra dans la maison.
Elle dit : « Ray…
— Vous êtes virée », l’interrompit-il. Elle cilla. « Quoi ? »
Il parlait d’une voix plate et égale, les lèvres figées dans ce qui semblait un ricanement perpétuel. « Je sais ce que vous avez fait. Je suis venu vous dire que vous étiez virée.
— Je suis virée ? Vous avez fait tout ce chemin pour me virer ? »
C’en était trop. Avec la tension de la journée accumulée en elle comme une charge électrique, le moment était si ridiculement décevant – Ray la virant d’un boulot devenu depuis longtemps superflu et sans importance – qu’elle eut du mal à garder son sérieux.
Qu’allait-il faire ensuite, la chasser de Blind Lake ?
Mais elle sentit qu’elle devait à tout prix masquer son amusement. « Ray, écoutez, je suis désolée, mais il est tard.
— Ferme-la. Ferme ta putain de gueule. Tu n’es qu’une voleuse. Je sais que tu as volé les documents. Et l’autre chose, aussi.
— L’autre chose ?
— Il faut que je te fasse un dessin ? La pâtisserie ! »
Le DingDong.
Ce fut la goutte d’eau. Elle rit malgré elle – un gloussement étranglé qui se transforma en un fou rire à gorge déployée. Nom de Dieu, le DingDong – le pseudo-gâteau d’anniversaire de Sébastian – ce foutu DingDong !
Elle riait encore lorsque Ray lui sauta à la gorge.
Sébastian avait toujours eu le sommeil lourd.
Il s’endormait vite et se réveillait lentement. Les cours du matin avaient été le fléau de sa carrière universitaire. Il se disait souvent qu’il aurait fait un très mauvais moine, incapable de supporter le célibat et toujours en retard aux matines.
La lointaine sonnette de la porte d’entrée et le bruit considérable qui suivit ne dérangèrent pas son sommeil. Il s’éveilla quand quelqu’un chuchota son nom.
À moins que ce ne soit le vent. Dans le cocon des couvertures, il ouvrit les yeux sur l’obscurité de la pièce, tendit un moment l’oreille sans rien entendre sinon le gémissement de la tempête sur l’avant-toit. Il posa la main du côté où dormait Sue, où il ne trouva que froid et vide. Rien d’inhabituel. Sue était plus ou moins insomniaque. Il referma les yeux et soupira.
« Sébastian ! »
La voix de Sue. Elle n’était pas dans le lit mais dans la chambre, et elle semblait terrifiée. Il se dépouilla des couches de sommeil comme un chien mouillé se secoue pour se sécher. Il tendit la main vers la lampe de chevet qu’il faillit renverser. Lorsque la lumière jaillit, il vit Sue près de la porte, une main crispée sur le bas-ventre, pâle et en nage.
« Sue ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Il m’a fait mal », dit-elle, et elle écarta la main pour lui montrer le sang sur sa chemise de nuit, le sang qui se répandait autour de ses pieds.
Quand il ne réglait pas les problèmes de l’Œil, Charlie Grogan habitait un deux-pièces à deux pâtés de maisons au nord de Hubble Plaza.
Charlie dormait dans la chambre, son vieux chien Boomer dans un nid de couvertures en coton dans un coin de la cuisine. Le carillon les réveilla en même temps, mais Boomer fut le premier debout.
Arraché à un rêve confus sur le Sujet, Charlie attrapa son serveur de poche et pressa la touche de connexion avec l’entrée de l’immeuble.
« Qui est là ?
— Ray Scutter. Mes excuses, je sais qu’il est tard. Désolé de vous déranger, mais il s’agit en quelque sorte d’une urgence. »
Ray Scutter, en bas de chez lui dans la plus vilaine tempête de l’hiver. Au beau milieu de la nuit. Charlie secoua la tête. Il n’était pas prêt à réfléchir sérieusement. « Ouais, d’accord, montez », dit-il en déverrouillant la porte de la copropriété.
Il avait enfilé à la hâte chemise, pantalon et chaussettes lorsque Ray atteignit sa porte. Toute cette activité nocturne déboussolait Boomer, et Charlie dut lui ordonner de se tenir tranquille quand Ray entra dans l’appartement. Le chien renifla les genoux du visiteur avant de s’éloigner d’une démarche traînante et empruntée.
Ray Scutter. Si Charlie connaissait l’administrateur exécutif de vue, il ne lui avait jamais parlé en tête à tête. Il n’était pas allé non plus assister au discours de Ray à la mairie, plus tôt dans la journée, mais le bruit courait que cela avait été un désastre. Charlie se montrait tolérant avec ce genre de choses : il détestait prendre la parole en public et savait avec quelle facilité les mots vous manquaient dans cette situation.
« Vous pouvez accrocher votre pardessus dans la penderie, dit Charlie. Asseyez-vous. »
Ray ne fit ni l’un ni l’autre. « Je ne vais pas rester, dit-il. Et j’espère que vous allez m’accompagner.
— Pardon ?
— Je sais que cela paraît bizarre. Monsieur Grogan… Charlie, je crois ?
— Charlie ira très bien.
— Charlie, je suis ici pour vous demander de l’aide. »
Quelque chose dans la voix de Ray dérangea Boomer, qu’on entendit gémir dans la cuisine. Charlie fut plus troublé par son aspect : le costume fripé, les cheveux ébouriffés, et le visage marqué par ce qui ressemblait à des égratignures toutes récentes.
Beaucoup de rumeurs couraient sur Ray Scutter, qu’on disait nul comme directeur, et un vrai connard. Mais Charlie ne tenait aucun compte de ce genre de racontars. De toute manière, le patron était le patron. « Dites-moi en quoi je peux vous être utile, monsieur Scutter.
— Vous disposez d’un transpondeur passe-partout pour l’Œil, je crois ?
— En effet, mais…
— Je veux juste visiter les lieux.
— Pardon ?
— Je sais que cela sort de l’ordinaire. Je sais aussi qu’il est 4 heures du matin. Mais j’ai des décisions à prendre, Charlie, et je ne veux pas les prendre avant d’avoir inspecté moi-même les installations. Je ne peux pas vous en dire davantage.
— Monsieur Scutter, dit Charlie, il y a l’équipe de nuit. Je ne suis pas sûr que vous ayez besoin de moi. Je vais juste appeler Anne Costigan qui…
— N’appelez personne. Je ne veux pas que les gens sachent que j’arrive. Ce que je veux, c’est aller là-bas, juste vous et moi, pour faire un petit tour discret et voir ce qu’il est possible de voir. Si quelqu’un se plaint, si Anne Costigan se plaint, j’en prendrai la responsabilité. »
Tant mieux, se dit Charlie, puisque c’est de ta responsabilité. Il se rendit à contrecœur dans le couloir décrocher sa parka de la patère.
La tournure prise par les événements déplaisait à Boomer, qui gémit derechef et partit en direction de la chambre, sans doute pour trouver un coin chaud dans le lit de Charlie. Boomer était un chien opportuniste.
Ils prirent la voiture de Ray, un petit véhicule courtaud pourvu de nombreuses options pour la conduite par mauvais temps. L’automobile s’en sortait plutôt bien, dans la neige, avec ses microprocesseurs qui contrôlaient chaque roue et trouvaient de l’adhérence là où il n’y aurait pas dû en avoir. La vitesse restait néanmoins modérée. La neige tombait comme des sacs de confettis mouillés, presque trop drue pour que les essuie-glaces arrivent à dégager le pare-brise. Il ne restait dans cette opacité d’espace et de temps d’autres points de repère que les lampadaires, bougies passant dans l’obscurité avec une régularité de métronome.
Dans l’espace restreint de l’habitacle, Ray dégageait une odeur plutôt acre. Sa sueur possédait une étrange nuance acétique, déplaisante, avec tout en dessous quelque chose de cuivré, le genre d’odeur qu’on remarque avec les dents du fond. Charlie essaya d’imaginer une manière d’entrouvrir une fenêtre au milieu de la tempête de neige sans insulter Ray.
Ray parla un peu en conduisant. On ne pouvait vraiment qualifier leur échange de conversation, Charlie ne disposant que de maigres munitions pour l’alimenter. « Si vous me disiez ce que vous cherchez à l’Œil, monsieur Scutter, dit-il à un moment, je pourrais peut-être vous aider à le trouver. »
Mais Ray secoua la tête. « Je vous fais confiance et je comprends votre curiosité, mais il ne m’est pas permis d’en discuter. »
Ray étant plus ou moins le patron de Blind Lake depuis le blocus, Charlie l’aurait cru libre de discuter de tout ce qu’il voulait. Mais il n’insista pas. Il s’aperçut qu’il avait peur de Ray Scutter, et pas seulement à cause de sa supériorité hiérarchique. Ray dégageait des vibrations très bizarres.
Charlie trouva que les petites taches sur son pardessus et son pantalon ressemblaient à du sang séché.
« Vous travaillez depuis longtemps avec les processeurs O/BEC, affirma Ray.
— Tout à fait. Depuis Gencorp. J’ai d’ailleurs connu le Dr Gupta à l’époque de Berkeley Lab.
— Vous êtes-vous jamais demandé, Charlie, ce que nous avons réveillé en construisant l’Œil ?
— Pardon ?
— En construisant ce putain d’énorme espace de phase mathématique que nous avons peuplé de code automodifiant ?
— J’imagine qu’on peut voir ça aussi de cette manière.
— Il n’existe dans l’univers aucun phénomène qu’on ne puisse décrire en termes mathématiques. Tout est calcul, Charlie, y compris vous et moi : nous ne sommes que des petits calculs isolés, de l’eau et des minéraux exécutant des instructions de reproduction vieilles d’un million d’années.
— C’est un point de vue bien sombre.
— Dit le singe en redoutant une menace.
— Pardon ?
— Rien. Désolé. Je manque un peu de sommeil.
— Je connais ça », dit Charlie, même s’il se sentait plus réveillé que jamais.
Ray parvint d’une façon ou d’une autre à garder la voiture sur la route. Charlie ressentit un soulagement immense en voyant le poste de garde se profiler sur la gauche. Il se demanda sur qui était tombé le tour de garde par une nuit – ou un matin – aussi épouvantable. Il eut bientôt la réponse : Nancy Saeed. Elle scanna le passe-partout de Charlie et s’aperçut avec une surprise manifeste de la présence de Ray Scutter. Ancienne de la Marine, elle esquissa même un salut en le voyant.
Quelques instants plus tard, Ray se garait près de l’entrée principale. L’avantage d’arriver tôt : on trouvait une bonne place de parking.
Charlie escorta Ray jusque dans son bureau, où ils déposèrent leurs manteaux. Charlie avait si souvent fait visiter le complexe à des dignitaires et des VIP que c’en était devenu une routine. Introduction et instructions dans son bureau, puis la visite proprement dite. Mais ce n’était pas le numéro de cirque habituel. Loin de là.
« J’ai rencontré votre fille ici, l’autre jour », dit Charlie.
Ray pencha la tête à la manière d’un prédateur flairant une piste. « Tessa était ici ?
— Eh bien, elle… ouais, elle est venue, elle voulait voir les O/BEC.
— Toute seule ?
— Sa mère est venue la chercher après. »
Ray fit la grimace. « J’aimerais pouvoir vous dire que je suis fier de ma fille, Charlie. Ce n’est malheureusement pas le cas. Par bien des côtés, elle tient de sa mère. C’est le risque, avec la roulette génétique. Vous avez des enfants ?
— Non.
— Tant mieux pour vous. Ne déroulez jamais vos paires de base. C’est un pari idiot.
— D’accord », dit Charlie en essayant de ne pas dévisager son interlocuteur.
« Que voulait-elle, Charlie ?
— Votre fille ? Juste jeter un coup d’œil.
— Tess a eu quelques problèmes émotionnels. Parfois, la folie est contagieuse. »
Si ça s’attrape, pensa Charlie, alors tu es en retard pour ton contrôle. « Il arrive parfois des choses étranges, répondit-il en s’efforçant d’adopter un ton amical. Tenez, enlevez vos chaussures et enfilez une paire de ces chaussons jetables. Je reviens dans une minute.
— Où allez-vous ?
— Un type à voir à propos de la plomberie », répondit Charlie.
Il s’éloigna d’une distance suffisante dans le couloir principal pour que son mensonge ait l’air convaincant. Dès qu’il eut tourné le coin, il activa son serveur de poche et appela Tabby Menkowitz à la Sécurité. Elle décrocha presque aussitôt.
« Charlie ? Le jour ne se lève pas avant une heure… Qu’est-ce que tu fiches ici ?
— Je pense qu’on pourrait bien avoir un problème, Tab.
— On a des tonnes de problèmes. De quel genre, le tien ?
— J’ai dans mon bureau Ray Scutter qui veut visiter le complexe.
— Tu te fiches de moi.
— J’aimerais bien.
— Dis-lui de prendre rendez-vous. On est occupés.
— Tabby, je ne peux pas juste lui dire… » Il prit conscience de ce qu’elle venait de dire. « Occupés à quoi ?
— Tu n’es pas au courant ? Parles-en à Anne. C’est peut-être bien que tu sois déjà là. D’après ce que j’ai cru comprendre, les O/BEC sortent des chiffres étranges et les gens d’Obs s’excitent à mort sur quelque chose… mais ce n’est pas mon rayon. Je sais juste que tout le monde est bien trop occupé pour jouer à des jeux politiques avec la direction. Alors mets monsieur Scutter en attente.
— Je ne crois pas qu’il soit d’humeur à attendre. Il…
— Charlie ! Je suis occupée, OK ? Débrouille-toi ! »
Charlie regagna son bureau aussi vite que possible. Il arrivait quelque chose d’important aux O/BEC, et il voulait descendre examiner cela de plus près. Mais il devait d’abord raccompagner Ray à l’extérieur, si possible, ou sinon le mettre en communication téléphonique avec Tabby.
Sauf qu’il n’y avait plus personne dans son bureau.
Ray avait disparu. Ainsi, comme s’en aperçut Charlie, que sa carte passe-partout, qu’il avait laissée au revers de sa parka quand il l’avait accrochée à la patère près de la porte.
« Merde. »
Il voulut rappeler Tabby Menkowitz, mais ne parvint pas à l’obtenir à cause d’un problème avec son serveur de poche, qui sonna une fois et n’afficha plus qu’un écran bleu.
Charlie le tripotait encore lorsque le sol se mit à bouger sous ses pieds.
Chris fut sorti d’un sommeil sombre et sans rêve par le gazouillement de son serveur de poche, qui luisait tel un crayon lumineux sur la table de chevet. Il consulta l’horloge intégrée avant de presser le bouton de réponse : 4 heures du matin. Il avait eu à peu près une heure de véritable sommeil. La tempête rongeait toujours la peau de la maison.
L’appel provenait d’Élaine Coster. Elle se trouvait à la clinique de Blind Lake en compagnie de Sébastian Vogel et de Sue Sampel. Sue avait reçu un coup de couteau. De Ray Scutter. « Vous devriez peut-être venir ici, si vous y arrivez avec ce temps. Je veux dire, ce n’est pas si horrible, Sue va s’en sortir et tout. En fait, elle vous demandait… mais je n’arrête pas de me dire qu’on devrait rester ensemble un moment, tous. »
Chris observa Marguerite qui s’agitait et se retournait sous les couvertures. « On arrive dès que possible. »
Il la réveilla et lui raconta ce qu’il s’était passé.
Laissant Chris conduire dans la neige, Marguerite prit place sur la banquette arrière avec Tess, qui ne s’était réveillée qu’à contrecœur et ignorait encore ce que son père avait fait. Marguerite voulait qu’elle continue à l’ignorer, du moins pour le moment. La fillette subissait déjà bien assez de stress.
Dans la voiture, avec la tête de Tessa blottie dans son giron, la neige collant aux vitres et Blind Lake tout entier recouvert d’une profonde et glaciale obscurité, Marguerite ne cessa de penser à Ray.
Elle l’avait mal jugé.
Elle n’aurait jamais cru que Ray se laisserait aller à la violence physique. Elle avait même encore du mal à se le représenter. Ray avec un couteau. Chris avait parlé d’un coup de couteau. Ray en train de se servir d’un couteau. De l’enfoncer dans le corps de Sue Sampel.
« Tu sais, dit-elle à Chris, je ne me suis évanouie qu’une fois, dans ma vie. À cause d’un serpent. »
Chris se débattit avec le volant pour prendre un virage vers le centre commercial. La voiture chassa et ses microprocesseurs firent clignoter des alertes de perte de traction jusqu’à ce qu’elle se redresse. Mais Chris eut le temps de décocher un regard curieux à Marguerite.
« J’avais sept ans, raconta celle-ci. Un matin d’été, en sortant de la maison, j’ai vu un serpent lové sur les marches de la véranda pour se chauffer au soleil. Un gros serpent qui luisait et brillait sur les vieilles marches en bois. Trop grand et trop brillant pour être réel. Je me suis dit que ce n’était pas un vrai et qu’un des gamins du quartier l’avait mis là pour m’embêter. Alors j’ai sauté par-dessus. Trois fois. Une, deux puis trois. Juste pour prouver à un éventuel observateur qu’on ne me la faisait pas. Le serpent n’a pas bougé, pas la moindre réaction, et je suis partie à la bibliothèque sans plus y penser. Mais à mon retour, mon père m’a dit qu’il avait tué un crotale, ce matin-là. Qu’avec une pelle, il avait coupé en deux un crotale monté sur la véranda. Qu’il avait dû faire attention, même si l’animal était léthargique, car un serpent de ce genre pouvait frapper plus vite que l’éclair et avait assez de venin pour tuer un cheval. » Elle regarda Chris. « C’est à ce moment-là que je me suis évanouie. »
Ils atteignirent la clinique de Blind Lake vingt minutes plus tard. Chris gara la voiture à l’abri d’un surplomb en béton, les roues côté passager sur le trottoir. Élaine Coster vint à leur rencontre dans l’entrée. Sébastian Vogel était là aussi, affalé sur une chaise, la tête entre les mains.
Élaine dévisagea Marguerite d’un regard intense. « Sue veut vous voir.
— Moi ?
— Sa blessure est plus ou moins superficielle. On lui a fait des points de suture et on l’a mise sous sédatifs. L’infirmière dit qu’elle devrait dormir, mais elle avait les yeux grands ouverts il y a tout juste quelques minutes, et quand je lui ai appris que vous veniez, Chris et vous, elle m’a dit : Je veux parler à Marguerite. »
Oh mon Dieu, songea Marguerite. « Si elle ne dort toujours pas, je suppose que…
— Je vous montre le chemin. »
Chris promit de veiller sur Tess qui, l’air endormie, s’intéressait plus ou moins aux jouets de la salle d’attente.
« Entrez, chérie, dit Sue. Je suis trop faible pour mordre. »
Marguerite se faufila à l’intérieur.
La chambre de Sue se trouvait tout près de celle où Adam Sandoval – l’homme tombé sur Blind Lake à bord d’un avion endommagé – reposait dans le coma. Sue n’était certes pas dans le même état, mais elle semblait terriblement faible. À demi allongée, une perfusion dans la saignée du bras, elle avait le visage blême et l’air bien plus vieille que ses quarante et quelques années. Elle réussit pourtant à sourire. « Promis, ce n’est pas aussi vilain que ça en a l’air. J’ai perdu du sang, mais le couteau n’a rien coupé de plus important que ce que le Dr Goldhar appelle du tissu adipeux. De la graisse, autrement dit. J’imagine que cela m’a sauvée d’avoir mangé autant de desserts dans ma vie. Comme dans les films où le type se serait pris une balle en plein cœur sans la bible dans sa poche. Il y a une chaise près du lit, Marguerite. Vous ne voulez pas vous asseoir ? Ça me fatigue de vous voir rester debout. »
Docile, Marguerite s’assit. « Vous devez beaucoup souffrir.
— Plus maintenant. Ils m’ont gavée de morphine. Ou de quelque chose dans le genre. L’infirmière dit qu’en général ça fait dormir les gens, mais que je fais une réaction idiosyncrasique. Ce qui signifie, je pense, que ça me donne envie de discuter. Vous ne croyez pas que c’est ce que ressentent les drogués ? Les bons jours ?
— Peut-être au début.
— Ça ne va pas durer, vous voulez dire. Vous avez sûrement raison. Ça me donne l’impression d’un château de cartes, de quelque chose qui ne peut durer éternellement. L’euphorie a un coût. Et je veux en profiter tant qu’elle dure. »
Cela pourrait se terminer n’importe quand, pensa Marguerite. « Comment vous dire à quel point je suis désolée ?
— Merci, mais inutile. Vraiment, j’apprécie que Chris et vous soyez venus malgré ce temps horrible.
— Quand j’ai appris que c’était Ray… que c’était lui qui vous avait blessée…
— Eh bien ?
— Je vous dois une excuse.
— Voilà ce que je craignais de vous entendre dire. Et pourquoi je voulais vous parler. » Elle fronça les sourcils, ce qui rendit son visage encore plus blafard. « Je ne vous connais pas beaucoup, Marguerite, mais on s’entend bien, non ?
— Je crois.
— Assez pour parler un peu de vie privée ? » Elle n’attendit pas la réponse. « J’ai l’impression d’avoir plus d’expérience que vous avec les hommes. Pas forcément une expérience positive, mais une expérience plus importante. Je ne dis pas que je sois une traînée ni vous une vierge, juste que vous et moi ne nous situons pas au même point sur la courbe de distribution, si vous voyez ce que je veux dire… Désolée, les médicaments me tournent un peu la tête. Un peu de patience. J’ai appris, entre autres choses, qu’on ne pouvait pas assumer la responsabilité des actes d’un homme. Surtout d’un connard qu’on a déjà foutu dehors. Alors je vous en prie, ne vous excusez pas de sa part. Ce n’est pas un pit-bull que vous auriez mieux dû tenir en laisse. Il est responsable à cent pour cent de la manière dont il s’est comporté pendant votre mariage. Et il l’est tout autant de ça. »
Elle montra le bandage qui soulevait le léger drap de la clinique.
Marguerite dit : « J’aurais aimé avoir pu faire quelque chose pour l’en empêcher.
— Moi aussi. Mais vous ne pouviez pas.
— Je n’arrête pas de me dire…
— Non, Marguerite. Non. Vraiment. Vous ne pouviez pas. »
Peut-être pas. Mais elle n’avait cessé de sous-estimer la folie de Ray. Elle avait sauté au-dessus de ce crotale cent fois, mille fois, sans autre protection que son innocence sans cervelle.
Elle aurait pu se faire tuer. Cela avait failli arriver à Sue.
« Eh bien… puis-je dire que je suis désolée que vous ayez été blessée ?
— Vous l’avez déjà dit. Et merci. Je veux parler à Chris, maintenant, mais, vous savez quoi, je commence peut-être bien à avoir sommeil, là. » Ses paupières se mirent en berne. « Je me sens soudain toute chaude et un peu… comment dire… oraculaire.
— Oraculaire ?
— Comme l’oracle de Delphes. La sagesse pour un sou, si je parviens à rester réveillée assez longtemps pour la dispenser. Je me sens très sage et j’ai l’impression que tout finira par aller bien. Ça doit être la morphine. Mais Chris est un type bien. Vous vous en sortirez bien avec lui. Il fait beaucoup d’efforts, que cela se voie ou non. Il a juste besoin d’une raison de ne plus se mépriser. Il a besoin de votre confiance, et de se montrer à la hauteur de cette confiance… mais cela repose en partie sur lui. »
Marguerite la regarda sans répondre.
« Maintenant », dit Sue, d’une pâleur spectaculaire sur le drap blanc cassé, « je crois qu’il faut vraiment que je dorme. »
Elle ferma les yeux.
Marguerite resta tranquillement assise tandis que la respiration de Sue se stabilisait. Puis elle sortit sur la pointe des pieds dans le couloir et referma la porte derrière elle.
Sue l’avait surprise, ce soir. Ray aussi, d’une manière bien plus terrifiante. Et si je n’arrive pas à comprendre ces gens-là, se dit-elle, comment puis-je même prétendre comprendre le Sujet ? Peut-être Ray avait-il eu raison sur ce point. Tous ses grands discours sur les récits : absurde, ridicule, rêve puéril.
Son serveur trilla dans sa poche : un message prioritaire expédié par l’Œil. Marguerite pressa la touche RÉPONSE en s’attendant à d’autres mauvaises nouvelles.
Il s’agissait d’un message textuel, une alerte des gens d’Acquisition de Données qui disait : Trouvez un écran le plus vite possible.
« À ce que je comprends, confia Sébastian Vogel à Chris, la blessure est moins grave qu’elle en avait l’air. En toute franchise, j’ai cru Sue en danger de mort. Mais pendant que je la conduisais ici, elle n’a presque pas arrêté de parler. »
Chris trouva que Sébastian avait l’air fragile, avec son corps rond serré dans la mesquine circonférence d’une chaise de salle d’attente. L’air quant à elle renfrognée, Élaine Coster restait assise à l’autre bout de la réception, tandis que Tess jouait sans conviction avec les jouets de la salle d’attente, destinés à des enfants bien plus jeunes qu’elle. Elle fit parcourir des montagnes russes en fil de fer à un train de perles de couleur. Les perles claquaient les unes contre les autres quand d’un pic elles glissaient dans une vallée.
« Elle tenait absolument à parler de mon livre, dit Sébastian. Vous imaginez ça ? Vu ce qu’elle souffrait ?
— Comme c’est mignon, railla Élaine de l’autre côté de la pièce. Vous avez dû vous sentir flatté. »
Sébastian eut l’air sincèrement blessé. « J’étais horrifié.
— Alors pourquoi nous le raconter ?
— Elle était peut-être en train de mourir, Élaine. Elle m’a demandé s’il y avait vraiment un Dieu, un Dieu du genre que je décrivais dans mon livre. “Duquel nos esprits s’élèvent et auquel ils retournent.” Elle citait mon livre.
— Et alors, que lui avez-vous répondu ?
— J’aurais peut-être dû lui mentir. Je lui ai dit que je n’en savais rien.
— Comment elle a pris ça ?
— Elle ne m’a pas cru. Elle me croit modeste. » Il regarda Élaine, puis Chris. « Ce foutu bouquin ! Ce torchon. Bien sûr que je l’ai écrit pour le fric. Même pas pour un gros paquet, juste une modeste avance d’un éditeur de seconde zone. Un petit quelque chose pour étoffer ma retraite. Personne ne s’attendait à ce que les ventes s’envolent comme ça. Je ne le destinais pas à devenir un credo. Au mieux, c’est une espèce de science-fiction théologique. Une blague de penseur.
— Un mensonge, en d’autres termes, dit Élaine.
— Oui, oui, mais en est-ce vraiment un ? Ces derniers temps…
— Ces derniers temps, quoi ?
— Je ne sais pas comment le dire. Cela ressemble plus à de l’inspiration. Vous comprenez l’histoire de ce mot, inspiration ? Le pneuma, le souffle sacre, le souffle de la vie, le souffle divin ? L’inhalation de Dieu ? Peut-être quelque chose parlait-il par mon intermédiaire.
— Votre détecteur de conneries m’a l’air d’avoir merdé », dit Élaine, mais plus doucement, remarqua Chris, et en montrant moins de mépris.
Sébastian secoua la tête. « Élaine… Vous savez pourquoi votre ironie ne me touche pas ? Parce que je le partage. Si j’ai jamais été sincère quant à l’existence de Dieu, cela m’a passé peu après la puberté. Si vous traitez mon bouquin de torchon, Élaine, je ne discuterai pas. Vous vous souvenez d’avoir prédit que j’écrirai une suite ? Vous aviez raison à cent pour cent. J’ai signé le contrat la semaine précédant mon départ pour Crossbank. Sagesse le vide quantique. Ridicule, n’est-ce pas ? Mais, oh, mon Dieu, le fric qu’ils m’ont proposé ! Juste pour écrire quelques aphorismes inoffensifs dans une langue recherchée. À qui cela pourrait-il faire du mal ? À personne. Encore moins à moi. Ma carrière universitaire est finie et la publication du premier volume a anéanti toute la crédibilité que j’avais en tant qu’intellectuel. Il ne me reste plus d’autre choix que de traire la vache. Mais… »
Sébastian marqua un temps d’arrêt. Le pas d’Élaine résonna sur le sol carrelé lorsqu’elle vint s’asseoir à côté de lui.
Chris observa Tess qui jouait avec une grossière voiture en bois. Si elle les écoutait, elle n’en montrait rien.
« Mais ? l’encouragea Élaine.
— Mais… comme je l’ai dit, je me retrouve à me demander… C’est-à-dire, je me réveille parfois le matin en y croyant. En y croyant de tout mon cœur, en y croyant de la manière à laquelle je crois à ma propre existence.
— En croyant quoi, que vous êtes un prophète ?
— Pas vraiment. Non. Je me réveille en pensant que je suis tombé sur une vérité. Malgré moi. Une vérité fondamentale.
— Quelle vérité, Sébastian ?
— Qu’il y a quelque chose de vivant dans les processus physiques de l’univers. Qui ne le crée pas forcément. Qui le modifie, peut-être. Mais surtout, qui s’en nourrit. Qui mange le passé pour excréter le futur. »
Tess lui décocha un regard curieux, puis fit rouler sa voiture un peu plus loin.
« C’est l’étape finale de la démence, vous savez, dit Élaine. Quand on commence à vraiment prêter attention aux voix qu’on a dans la tête.
— Bien entendu. Je suis peut-être fou, Élaine, mais pas idiot. Je sais diagnostiquer un état délirant. Alors je me suis demandé si Ray Scutter pouvait avoir raison, si une folie contagieuse avait contaminé Blind Lake. Cela expliquerait beaucoup de choses, vous ne pensez pas ? La raison de notre quarantaine. Une partie du comportement de Ray. Et peut-être même pourquoi Sue se retrouve à l’hôpital avec un coup de couteau dans le ventre. »
Cela pourrait peut-être même expliquer la Fille-Miroir, se dit Chris.
Il regarda Tess, de peur qu’elle ait entendu cette remarque sur son père, mais Tess avait abandonné son véhicule en bois près des portes battantes marquées RÉSERVÉ AU PERSONNEL MÉDICAL et disparu dans le couloir.
Il se leva et l’appela. Pas de réponse.
Tess cherchait sa mère lorsqu’elle ouvrit la porte de l’homme endormi.
Elle crut d’abord la chambre vide. Celle-ci n’était que faiblement éclairée, mais du seuil, Tess distinguait le lit, la fenêtre, un moniteur médical qui clignotait sans bruit, la forme squelettique d’une potence à intraveineuse. Elle allait battre en retraite lorsque l’homme endormi dit : « Salut, toi. Reste un peu. »
Elle hésita.
L’homme endormi reposait immobile sur son lit, mais il faut croire qu’il ne dormait pas, après tout. Il avait l’air amical. Mais on ne savait jamais.
« Pas besoin d’avoir peur », dit l’homme. Tess remarqua qu’il avait prononcé « pas b’zoin ». Pour une raison ou pour une autre, cela le rendit moins effrayant.
Elle avança avec prudence d’un pas.
« Vous êtes l’homme de l’avion, affirma-t-elle.
— Exact. L’avion. Je m’appelle Adam. Comme dans le palindrome : Madam Adam. » Sa voix, lente et râpeuse, semblait celle d’un vieillard, et même d’un vieillard endormi. « J’ai ma licence de pilote depuis quinze ans. Mais je suis plutôt un pilote de week-end. Je possède une quincaillerie à Loveland, dans le Colorado. Adam Sandoval. Le type de l’avion. C’est moi. Comment t’appelles-tu ?
— Tessa.
— Et on doit être à Blind Lake.
— Oui.
— Il a l’air de faire froid, dehors.
— Il neige. On entend la neige souffler contre la fenêtre.
— Mauvaise visibilité », rêvassa Adam Sandoval comme s’il faisait rouler en songe son avion sur une piste imaginaire.
« Vos blessures sont graves ? » demanda Tess. Il n’avait toujours pas bougé.
« Eh bien, je n’en sais rien. Je ne souffre pas. Je ne suis même pas sûr d’être tout à fait réveillé. Es-tu un rêve, Tessa ?
— Je ne crois pas. » Elle réfléchit à ce que cet homme avait fait. Il était, au sens propre, tombé du ciel. Comme Dorothy dans Le Magicien d’Oz, il était venu à Blind Lake dans une tornade.
« Comment c’est, dehors ?
— Il neige, tu l’as dit toi-même. Et on dirait qu’il fait nuit.
— Non, je veux dire, à l’extérieur de Blind Lake. »
L’homme marqua un temps d’arrêt. Il sembla fouiller dans une boîte de souvenirs, une boîte fermée à clé depuis si longtemps qu’il ne savait plus trop ce qu’il avait laissé dedans.
« Ça a été dur de prendre l’air ce jour-là, raconta-t-il enfin. La garde nationale surveillait tous les aéroports, même les petits aérodromes locaux. Tout le monde se faisait du souci à cause de l’étoile de mer. » il marqua un nouveau temps d’arrêt. « L’étoile de mer de Crossbank a pris ma femme. Ou c’est ma femme qui l’a prise, il vaut peut-être mieux le dire comme ça. »
Tess ne comprît rien, rien du tout, mais elle l’écouta avec patience. Il aurait été impoli de l’interrompre. Elle espéra qu’au moins une partie de ce qu’il disait lui semblerait compréhensible à un moment ou à un autre.
« Il y a six ans, on a diagnostiqué à Karen, ma femme, un cancer du col de l’utérus. On ne pouvait pas le traiter à cause d’une bizarrerie du système immunitaire de Karen. Le traitement l’aurait tuée aussi vite que la maladie. Elle a donc eu le droit à un peu de chirurgie et à prendre une poignée de pilules toutes les quatre heures pour entraver les métastases. Elle aurait vécu encore vingt ans, sans problème, quelle importance si de temps à autre il fallait engloutir quelques capsules de ceci ou de cela ? Mais Karen disait que les pilules la rendaient malade, et je dois reconnaître qu’elle courait tout le temps aux toilettes, du coup ce n’était pas facile pour elle de quitter la maison ; en plus, l’opération l’avait fatiguée et faite se sentir vieille, et j’imagine qu’elle était cliniquement déprimée par-dessus le marché, même si elle semblait plus triste que malade, triste du matin au soir.
— Dommage, dit Tess.
— Elle regardait beaucoup la vidéo quand elle restait seule à la maison. Alors quand cette étoile de mer de Crossbank est apparue, elle l’a vue tout de suite sur le panneau. Elle m’a fait imprimer les magazines d’information, aussi.
— J’étais à Crossbank, déclara Tess. L’année dernière. Je ne me souviens pas d’une étoile de mer.
— Ouais, mais t’y étais avant. Même à l’époque, il n’y avait pas beaucoup de photos. Au début, ils ont essayé de garder la presse à l’écart. Mais une vidéo amateur circulait, et ensuite une autre étoile de mer est apparue en Géorgie et tout d’un coup le monde entier a vu qu’il se passait quelque chose, même si on ne savait pas quoi. Une faction du Congrès a carrément voulu balancer une bombe atomique sur l’étoile de mer. L’idée a horrifié Karen. Je te jure qu’elle les trouvait magnifiques.
— Magnifiques ?
— Les étoiles de mer. Surtout celle de Crossbank. La taille qu’elle avait, comme la chose la plus grande et la plus parfaite que tu aies jamais vue, et toutes ces branches et ces voûtes faites d’on ne savait quoi, on aurait dit de la nacre, avec des arcs-en-ciel à l’intérieur. On savait qu’on regardait quelque chose de spécial, mais certains ont pensé à un lieu saint et le reste d’entre nous s’est imaginé qu’il s’agissait de 666 et des Quatre Cavaliers à la fois. Karen appartenait à la première catégorie et moi à la seconde. Peut-être que si on est déprimé, un truc de ce genre commence à ressembler au salut. Mais si on veut juste s’accrocher à sa vie et se battre pour qu’elle redevienne normale, ce n’est qu’une autre menace, une autre distraction.
— Je ne comprends pas de quoi vous parlez.
— J’imagine qu’il fallait le voir depuis le début. Surtout la grande étoile de mer qui grossissait à Crossbank là où il y avait ce télescope bizarre. Karen s’agitait de plus en plus en regardant ça sur les réseaux, avec les soldats partout, les routes fermées, et tous les autres pays qui voulaient savoir quelle chose infernale nous avions fabriquée, et est-ce que c’était dangereux, bien entendu personne n’avait la réponse à ces questions. Tu sais ce qui m’a surpris, pour Karen ? L’énergie qu’elle avait soudain, elle qui ne décollait plus du canapé depuis six mois. Elle avait pris pas mal de poids malgré tous ses trajets aux toilettes et toutes ses pilules, mais elle s’est vite requinquée. Je n’en suis pas absolument sûr, mais je crois qu’elle faisait juste semblant de prendre ses médicaments. Elle semblait penser que vivre ou mourir n’avait plus d’importance : ce qui lui arrivait était trivial. Elle ne parlait pas de ces choses, tu comprends, mais ça l’a manifestement beaucoup intéressée que le gouvernement admette avoir perdu plusieurs hommes et une chiée – pardon – un gros paquet de robots dans l’étoile de mer à Crossbank. On pouvait entrer dans cette chose ou y envoyer une caméra télécommandée, mais les caméras cessaient toujours d’émettre et les gens qui entraient trop loin ne revenaient pas. »
Tess s’approcha de la fenêtre sombre et masquée par la neige. Elle imaginait l’« étoile de mer » de M. Sandoval avec une précision surprenante. Un labyrinthe cloîtré, comme un flocon de neige, pensa-t-elle, déployé en trois dimensions. Elle le voyait presque dans la vitre embuée. Elle se dépêcha de détourner les yeux.
« Qu’est-il arrivé à Mme Sandoval ? s’enquit-elle.
— Karen est partie un jour dans notre vieille Ford. Sans explication, sans laisser un mot, sans rien. Bien sûr, ça m’a mis dans tous mes états. J’ai parlé plusieurs fois à la police, mais j’imagine qu’elle était trop occupée par tout cet exode vers l’ouest avant le blocage des routes au niveau du Mississippi. On a fini par m’informer de l’arrestation de Karen avec une poignée de soi-disant pèlerins qui essayaient de passer dans la zone interdite entourant Crossbank. Puis la police a rappelé pour me dire que c’était une erreur, qu’on ne l’avait pas arrêtée, même si elle se trouvait bien avec ce groupe : elle faisait partie de la douzaine de personnes qui avaient réussi à déjouer le blocus, grâce à une vieille piste de randonnée. Ça m’a fait tout drôle d’imaginer Karen dans les bois en train d’escalader des rochers et boire aux ruisseaux. Elle qui n’aimait même pas qu’on fasse un barbecue dans le jardin, nom de Dieu. Elle se plaignait des moustiques. Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’elle allait faire dans les bois comme ça.
— Elle est entrée dans l’étoile de mer ?
— C’est ce qu’on m’a dit. Je n’y étais pas.
— Et elle n’en est pas sortie ?
— Non, elle n’en est pas ressortie », répondit M. Sandoval d’une voix désormais monocorde.
Tess y réfléchit. « Elle est morte ?
— Eh bien, elle n’est pas ressortie. Je ne sais rien de plus. C’est à cause de ça que j’ai un peu perdu les pédales, j’imagine. »
Cela inquiétait un peu Tess qu’il reste ainsi immobile sur son lit. « Monsieur Sandoval, si vous ne pouvez pas bouger, je ferais peut-être mieux d’appeler un docteur.
— Je ne peux pas bouger. Comme je te l’ai dit, je ne suis pas sûr d’être réveillé. Mais je suis à peu près sûr de ne pas avoir besoin d’un médecin.
— Promis ?
— Promis.
— Pourquoi êtes-vous venu à Blind Lake ?
— Pour tuer la chose qui pousse ici. »
Tess en fut choquée. Comme papa, se dit-elle. M. Sandoval était venu tuer la Fille-Miroir.
Elle recula d’un pas.
« Ça me semble franchement dingue, dit-il. D’être allongé ici en pensant au passé. On réagit bizarrement quand on perd quelqu’un sans savoir à qui faire porter le chapeau. On ne pouvait manifestement plus rien pour Crossbank, mais ils ont parlé de Blind Lake aux nouvelles, ils ont dit qu’ils l’avaient fermé au cas où il s’y passerait la même chose. Ça m’a mis en rogne. Ils devraient le bombarder, je me suis dit. S’il y a le moindre risque. L’éradiquer sous un tapis de bombes. Mais non, juste une quarantaine. Cela me semblait manquer un peu de tripes, merde. Désolé pour mon vocabulaire.
— Ça va, dit Tess. Mais s’ils nous avaient bombardés, on serait tous morts. »
Au moment où elle prononçait ces mots, elle se demanda si c’était vrai. La Fille-Miroir n’aurait peut-être pas laissé les bombes tomber. Pouvait-elle faire cela ?
La Fille-Miroir lui semblait maintenant horriblement proche, Ne regarde pas la fenêtre, s’ordonna Tess. Mais le vent secouait la vitre, comme pour attirer son attention, comme pour dire : Regarde-moi, regarde-moi.
« J’imagine que je le sais, maintenant, répondit M. Sandoval. J’imagine que j’avais un peu perdu les pédales, à ce moment-là, j’ai pensé pouvoir prendre mon avion, donner un plan de vol par Fargo pour monter dans le Manitoba, puis faire un petit détour au bon endroit… Je comptais m’écraser en plein dans votre télescope pour l’abîmer le plus possible, et me tuer par la même occasion. »
Tess compris qu’il disait la vérité. Des atomes de l’ancienne colère de M. Sandoval flottaient au-dessus de son lit, comme des flocons de neige. Cela lui parut à la fois adulte, mystérieux, et un peu puéril. Le plan était de ceux qu’Edie Jerundt aurait pu imaginer. Mais avec une colère et un chagrin cent pour cent adultes. Si les émotions de M. Sandoval avaient une odeur, se dit Tess, ce serait celle de quelque chose de cassé et d’électrique. Comme des câbles surchauffés et du plastique qui noircit.
« Bien entendu, dit M. Sandoval, c’est trop tard, maintenant.
— Oui. Ils ont abattu votre avion.
— Non, je veux dire, ça a déjà commencé. Tu ne le sens pas ? »
Tess craignait de le sentir, en effet.
Marguerite cherchait juste à savoir ce qui avait mis en émoi les gens d’Obs à l’Œil. La clinique était presque déserte. Depuis le départ du Dr Goldhar, une fois Sue recousue et stabilisée, il ne restait que Rosalie Bleiler et deux infirmiers, de service de nuit, ainsi que le personnel de sécurité et d’entretien. Marguerite essaya toutes les portes jusqu’à trouver une salle de réunion vide. Elle entra et referma la porte pour plus de tranquillité – en ayant l’impression d’agir en catimini alors qu’elle ne faisait rien de mal – et connecta son serveur de poche au grand affichage mural de la pièce.
Les images retransmises en direct par l’Œil s’affichèrent aussitôt, nettes.
D’après ce qu’elle vit, l’après-midi touchait à sa fin, sur UMa47/E. Des vents annonçant le crépuscule expédiaient de la poussière dans l’atmosphère, donnant au ciel un blanc d’orme. Le Sujet semblait poursuivre son énigmatique odyssée et parcourait une suite de petits canyons érodés, tout comme la veille et l’avant-veille. Qu’y avait-il de si inhabituel ? Aucune note textuelle du service d’Acquisition n’accompagnait les images, il n’y avait rien pour expliquer leur excitation apparente.
L’excellente précision de l’image, peut-être ? La clinique avait sans doute installé un affichage plus moderne : jamais Marguerite n’avait vu l’image aussi vive, même sur les moniteurs de l’Œil. Aussi nette que si on regardait par une fenêtre. Elle voyait la poussière collée à la crête du Sujet, elle pouvait en compter les grains. Elle sentait presque le souffle desséchant du vent sur son visage.
Cette créature, pensa-t-elle. Cette chose. Cette énigme.
Le Sujet suivit une autre courbe sinueuse dans un vieil arroyo, et Marguerite vit soudain ce que l’équipe d’Acquisition de Données avait dû repérer plus tôt, quelque chose de si étrange qu’elle recula d’un pas et faillit trébucher sur une chaise.
Quelque chose d’extrêmement étrange. D’artificiel. La destination du Sujet, peut-être, l’objet de sa quête.
Elle comprit aussitôt pourquoi la structure n’avait pas été découverte par les surveillances à haute altitude. C’était grand mais pas ridiculement grand, et ses prolongements tout comme ses colonnes étaient couverts d’années, voire de siècles de poussière. Cela chatoyait comme un mirage dans la lumière.
Le Sujet se déplaçait dans l’ombre de cette structure et n’avait pas marché aussi vite depuis des jours et des jours. Marguerite imagina entendre ses grands pieds tournés vers l’extérieur érafler le sol caillouteux du désert.
Mais qu’était cette chose, aussi grande qu’une cathédrale, toute aussi manifestement ancienne que laissée à l’abandon ? Pourquoi le Sujet avait-il effectué un si long voyage pour la trouver ?
S’il vous plaît, supplia-t-elle à part elle, pas encore un mystère, pas encore un acte incompréhensible…
Passant sous le premier des grands prolongements en voûtes, le Sujet se retrouva dans une ombre plus douce.
« Qu’est-ce que tu viens faire là ? » demanda Marguerite tout haut.
Le Sujet se retourna et la regarda. La regarda de ses immenses yeux solennels d’un blanc de perle.
Un petit vent sec dérangea les cheveux de Marguerite. Elle tomba à genoux de stupéfaction, en essayant de s’accrocher à la table de réunion, à n’importe quoi capable de supporter son poids. Mais elle ne sentit sous sa main que du gravillon, la poussière des siècles, la surface desséchée d’UMa47/E.
Lorsqu’il sentit le sol bouger sous ses pieds et entendit les sirènes appeler à l’évacuation de l’Œil, Ray en fut consterné mais pas surpris. Quelque chose veillait, et ce quelque chose n’aimait pas ce que Ray était venu faire.
Mais il avait été préparé depuis toujours à cette confrontation. Cela lui semblait de plus en plus évident. Ray ne croyait pas beaucoup au destin, mais dans le cas présent, c’était un concept doté d’un énorme pouvoir explicatif. Toutes sortes d’expériences qui avaient semblé mystérieuses à l’époque où il les avait vécues – les années de querelles académiques, son scepticisme profond quant au fonctionnement de l’Œil, sa première initiation, tant d’années auparavant, aux rites de la mort – prenaient désormais un sens à ses yeux. Même son ridicule mariage avec Marguerite, une femme têtue et maussade rechignant à tout compromis sur ce qui comptait pour lui. Une femme aux idées sentimentales sur les autochtones d’UMa47/E. Telles étaient les pierres sur lesquelles Ray avait été affûté telle une lame.
Le mot « lame » fit remonter en lui le malencontreux souvenir de ce qu’il s’était passé chez Sue Sampel. Cela avait été un pur réflexe : il n’avait jamais eu l’intention de la blesser physiquement. Elle l’avait rendu furieux en éclatant de ce rire strident et insolent, alors il l’avait poussée, et la lame était apparue dans la main de Sue et il avait dû lutter pour la lui enlever, et au bout d’un moment de maladresse, il y avait eu du sang. Mon Dieu, comme il détestait le sang. Mais cette rencontre, se dit-il, aussi horrible soit-elle, a elle aussi constitué une expérience tutélaire : elle a prouvé que je suis capable d’un acte audacieux et transgressif.
Il connaissait assez bien la disposition des lieux pour parvenir à la batterie d’ascenseurs centraux. Deux des quatre cabines étaient vides, leurs portes s’ouvrant et se refermant comme des paupières spasmodiques.
Les secousses du sol s’étaient calmées. Un séisme dans cette région, bien que peu probable, n’avait rien d’impossible. Mais Ray n’y croyait pas. Il se passait quelque chose en bas, dans les profondeurs de l’Œil.
De toute évidence, l’équipe de nuit avait bien été entraînée à évacuer d’urgence. Les employés se déversaient deux par deux dans les cages d’escaliers, l’air inquiet mais calme, en se disant sans doute que la secousse avait cessé et qu’ils n’évacuaient que par formalité.
Une femme au regard perçant repéra Ray debout près des ascenseurs : « On est censés sortir directement, pas redescendre dans les rouages, vint-elle lui dire. Et on n’est vraiment pas censés se servir des ascenseurs. »
Foutus responsables de couloirs, pensa Ray. Il montra brièvement sa carte passe-partout volée en disant : « Contentez-vous de quitter le bâtiment aussi vite que possible.
— Mais on nous a dit…
— Si vous ne voulez pas perdre votre travail, allez-y. Ou alors donnez-moi votre nom et votre numéro de badge. »
La voix de l’autorité. La femme grimaça et partit avec un regard blessé. Ray entra dans la cabine d’ascenseur la plus proche et pressa le bouton du cinquième sous-sol pour approcher le plus possible de la galerie O/BEC. Il pensait disposer d’un peu de temps pour arriver à ses fins. Une fois le personnel civil hors du bâtiment, Shulgin y expédierait une équipe d’inspecteurs, mais la tempête ralentirait considérablement ce processus.
Les sirènes résonnaient au fond du puits d’ascenseur. Ray se trouvait quatre étages sous la plaine du Minnesota lorsque les sirènes se turent, l’ascenseur s’immobilisa et les lumières s’éteignirent.
Panne d’électricité. Les systèmes de secours s’activeraient dans quelques secondes.
Malgré tout, se dit Ray, ne devrait-il pas y avoir un éclairage de sécurité ?
Il fallait croire que non. L’obscurité était totale.
Il sortit son serveur de sa poche, mais même cet appareil-là restait éteint. Ray aurait aussi bien pu être aveugle.
Il n’avait jamais aimé les espaces sombres et clos.
Il tendit les mains pour s’orienter. Il recula dans un coin de la cabine, avec des murs attenants à sa gauche et à sa droite. Les surfaces d’aluminium poli étaient froides et inertes au toucher.
Cela ne va pas durer, se dit-il. Et si la panne d’électricité se poursuivait, cela ne pouvait que nuire aux O/BEC. Les pompes cesseraient de fonctionner, l’hélium liquide ne circulerait plus, la température dans les cylindres monterait au-dessus du seuil critique des -268°C. Mais une voix contradictoire s’éleva en lui : Cette saloperie t’a eu.
Tiens bon, s’ordonna-t-il. Il était arrivé à l’Allée empli de certitude et avec la sensation de son pouvoir : il y était venu par une suite de pas irrévocables, convaincu que les O/BEC étaient la source de tout ce qui avait mal tourné à Blind Lake. Mais le bâtiment l’avait privé de son énergie. Il se retrouvait coincé dans une boîte, avec sa confiance qui commençait à s’effriter dans le noir.
Je ne suis pas ici pour moi, se dit Ray. Il fallait qu’il garde cela à l’esprit. Il était là parce que les enfants naïfs placés désormais sous sa responsabilité jouaient avec une machine dangereuse, et il comptait bien les en empêcher, que cela leur plaise ou non. Il s’agissait par-dessus tout d’un acte altruiste. Bien davantage : d’un acte de rédemption. Ray avait commis une erreur chez Sue Sampel, il était prêt à l’admettre. Il tirait une certaine fierté de sa capacité à considérer les problèmes avec réalisme. N’importe qui d’autre se serait peut-être laissé aveugler par la cupidité, le refus ou la peur. Pas Ray. La machinerie de ce bâtiment était devenue une menace dont il allait s’occuper. Il effectuait un acte d’une nécessité morale tellement fondamentale que cela le laverait de toutes les erreurs qu’il aurait pu commettre en l’accomplissant.
À moins qu’il ne soit trop tard. L’ascenseur ne bougeait pas, mais Ray imaginait entendre le bâtiment craquer et gémir autour de lui, se déformer dans l’obscurité. Cette chose que nous avons éveillée, se dit Ray, est puissante, elle est forte et elle est en train d’en prendre conscience.
Il remonta avec méthode une jambe de son pantalon. Il avait quitté Sue la main serrée sur le couteau ensanglanté. Il n’avait voulu ni le lâcher ni l’abandonner. Le couteau, l’acte de s’en servir comme arme, avait rendu la suite à la fois possible et nécessaire. C’était à ce moment-là qu’il avait imaginé pénétrer dans l’Œil grâce au passe-partout de Charlie Grogan. Il avait pris le chemin de chez Charlie avec le couteau posé à côté de lui sur le siège passager, objet intouchable décoré de filets du sang de Sue Sampel. Puis il s’était arrêté au bord de la route, avait nettoyé le couteau à l’aide d’un mouchoir jetable et s’était plaqué avec soin la lame contre le mollet gauche avec un rouleau de gros ruban adhésif trouvé dans la boîte à gants. Cela lui avait semblé une bonne idée, à ce moment-là.
Il voulait maintenant garder le couteau à la main, prêt à servir. Pire, il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il avait peut-être laissé un peu de sang sur la lame, après tout, et la perspective du sang de Sue Sampel touchant sa peau et pénétrant ses pores lui semblait à la fois grotesque et insupportable. Mais dans le noir absolu de l’ascenseur immobilisé, il eut du mal à trouver le côté non aiguisé du couteau. Il s’était emmailloté comme une putain de momie.
Il n’avait pas beaucoup réfléchi non plus au problème physique consistant à décoller de sa jambe poilue ce qui semblait des centaines de mètres de ruban adhésif. Il enlevait presque à coup sûr un peu de peau avec. Il tira longtemps, en haletant, à la manière enseignée à Marguerite durant ces cours de préparation à l’accouchement auxquels il l’avait accompagnée avant la naissance de Tessa. Ses larmes coulaient lorsqu’il parvint à la dernière couche de bande, et en l’arrachant, le couteau vint avec, coupant un joli petit bout de mollet le long de la cheville.
C’en était trop. Ray hurla de douleur et de frustration, et son hurlement sembla rendre l’ascenseur immobile beaucoup plus petit, d’une étroitesse insupportable. Il ouvrit grand les yeux, en cherchant la lumière – il avait entendu dire que l’œil humain pouvait détecter ne serait-ce qu’un seul photon – mais il n’y avait rien, rien que l’aiguillon de sa propre sueur.
Il n’était pas impossible qu’il meure là, ce qui serait très mauvais ; ou pire, s’il se trompait sur l’Œil, si Shulgin le trouvait là une fois la crise terminée, en plein délire et avec une arme compromettante à la main ? Le couteau, ce putain de couteau. Il ne pouvait pas le garder et il ne pouvait pas s’en débarrasser.
Et si les murs se refermaient sur lui comme des dents ?
Il se demanda s’il arriverait – au cas où cela s’avérerait nécessaire – à se tuer lui-même avec le couteau. Comme un samouraï qui s’éventre avec son épée. À quel point et à quelle vitesse pourrait-il se blesser avec une lame de quinze centimètres ? En termes d’efficacité, valait-il mieux s’ouvrir les poignets avec ou se l’enfoncer dans le ventre ? Se trancher la gorge était-il une meilleure solution ?
Il pensa à la mort. À l’impression que cela lui ferait de s’écouler loin du désordre de son propre moi, de dériver de plus en plus profondément dans le passé statique et vide.
Il imagina entendre la voix de Marguerite, l’entendre lui murmurer à l’oreille des mots qu’il ne comprit pas :
l’ignorance
la curiosité
la douleur
l’amour
… preuves supplémentaires, s’il en était besoin, que la folie des O/BEC l’avait déjà contaminé…
À ce moment-là, les lumières se rallumèrent.
« Ah ! nom de Dieu ! Merde ! » dit Ray, un instant stupéfait.
L’ascenseur revint à la vie en bourdonnant et reprit sa descente.
Ray s’aperçut qu’il s’était mordu la langue : il avait la bouche pleine de sang. Il le cracha sur le revêtement de sol vert, redescendit le revers de son pantalon sur sa cheville blessée et attendit l’ouverture des portes.
« Elle est peut-être partie chercher sa mère », dit Élaine, mais quand Chris appela à nouveau Tessa, il n’obtint pas davantage de réponse, et le couloir bien éclairé du rez-de-chaussée était vide aussi loin que portait le regard.
Il sortit son serveur de poche et prononça à nouveau le prénom. Pas de réponse. Il essaya Marguerite. Rien non plus.
« Ça fait quand même un peu froid dans le dos », estima Élaine.
Pire que cela. Chris avait l’impression de se retrouver dans un de ces cauchemars où une chose absolument essentielle s’est volatilisée entre vos mains. « Sue est dans quelle chambre ?
— La 211, répondit aussitôt Élaine. À l’étage.
— Sonne l’infirmière de service et demande-lui de chercher Tess. Je trouverai Marguerite. »
Élaine regarda Chris s’élancer dans l’escalier. Elle ne s’inquiétait pas vraiment. La gamine avait dû descendre à la cafétéria ou partir faire un tour en chariot médical. « Plutôt amateur de vie de famille, notre Chris, dit-elle à Vogel.
— Ne lui enviez pas ce qu’il a trouvé ici, murmura celui-ci. Cela pourrait s’arrêter n’importe quand. »
Chris découvrit Sue Sampel tout près de s’endormir, seule dans sa chambre sombre. « Marguerite est déjà partie, dit-elle. Chris ? C’est vous ? Chris ? Qu’est-ce qu’il y a, Marguerite s’est perdue ?
— Je n’arrive pas à contacter son serveur. Pas de quoi s’inquiéter. »
Elle bâilla. « Racontez pas de conneries. Vous, vous vous inquiétez.
— Rendormez-vous, Sue.
— Je crois que je vais le faire. Je crois qu’il faut. Mais je sais bien que vous mentez. Chris ? Ne vous perdez pas dans le noir, d’accord ?
— D’accord », promit-il. Même s’il n’avait aucune idée de ce qu’elle voulait dire par là.
Il parcourut le couloir d’un bout à l’autre, en ouvrant les portes. À part la chambre dans laquelle Adam Sandoval reposait immobile et comateux, il ne trouva qu’espaces de rangement vides, armoires pharmaceutiques verrouillées, salles de réunion inoccupées et bureaux plongés dans le noir.
Son serveur bourdonna dans sa poche. Il le sortit et répondit à Élaine, qui l’informa que l’infirmière de nuit avait appelé la sécurité et que le personnel de service entamait une recherche systématique dans toutes les pièces. « Mais il se passe aussi quelque chose à l’Œil. J’ai eu Ari Weingart, qui m’a dit qu’on évacuait l’Allée de l’Observatoire. »
Chris regarda le serveur dans sa main : si le sien fonctionnait, pourquoi pas celui de Marguerite ou de Tessa ?
Si Marguerite et Tessa manquaient toutes deux à l’appel, cela signifiait-il qu’elles étaient ensemble ? Et si elles ne se trouvaient plus dans le bâtiment, où étaient-elles parties ?
Il regagna les épaisses portes en verre de l’entrée. Si Marguerite avait quitté la clinique, elle aurait pris la voiture. Impossible de voyager autrement ; par ce temps. Si l’automobile avait disparu, il pourrait peut-être en emprunter une autre et la suivre.
Mais la conventionnelle et urbaine petite automobile de Marguerite n’avait pas bougé de l’endroit où Chris l’avait garée, les roues sur le trottoir, sous une nouvelle couche de neige. Il ouvrit la porte et la neige entra dans la clinique, portée par un vent passager, petits flocons se transformant en diamants détrempés sur le sol carrelé.
Dans son dos, Élaine lui mit la main sur l’épaule. « C’est bizarre, d’accord, mais il faut que tu te calmes.
— Tu crois que Ray a quelque chose à y voir ?
— J’y ai réfléchi. Ari dit qu’il a eu Shulgin au téléphone et que Shulgin a parlé à Charlie Grogan. Ray est quelque part à l’Œil. »
Chris garda la porte entrouverte, laissant l’air glacé lui caresser le visage. « Elle était juste là, en train de jouer avec ce foutu camion en bois. Les gens ne disparaissent pas comme ça. »
Et pourtant si, pensa-t-il. Ils vous filent comme de l’eau entre les doigts.
« Monsieur Carmody ? » l’interpella Rosalie Bleiler, l’infirmière de service. « Pourriez-vous fermer cette porte, s’il vous plaît ? Elmo, je veux dire Elmore Fisk, notre garde de nuit, aimerait vous voir à l’entrée de service.
— Il a trouvé Tess ? »
Le ton de sa voix fit tressaillir Rosalie. « Non, monsieur, mais il a trouvé des empreintes d’enfant là-bas dans la neige. »
Tess n’était pas habillée pour sortir. « A-t-il suivi ces empreintes ? »
Elle hocha la tête. « Jusqu’à environ cinquante mètres après le parking visiteurs. Mais c’est justement là le problème. Il dit que les empreintes ne vont nulle part. Elles s’arrêtent d’un coup. »
Jusqu’à ce jour, il y avait eu sept tentatives sérieuses pour sortir de Blind Lake. Trois d’entre elles avaient vu les mini-drones mettre à mort les personnes ayant franchi la clôture et pénétré dans la zone interdite. Les forces de sécurité avaient mis fin à quatre autres tentatives à l’intérieur de Blind Lake. La dernière était celle d’un traiteur souffrant d’agoraphobie qui avait choisi d’escalader seul la clôture mais dont le courage s’était évanoui à mi-hauteur. Le temps que la Sécurité le trouve et le convainque de redescendre, il souffrait de gelure aux doigts des deux mains.
Herb Dunn, un vétéran de la Marine de cinquante-deux ans, travaillait à la Sécurité civile depuis que, dix ans plus tôt, la succursale de FedEx à Fargo avait réduit ses effectifs. La quarantaine de Blind Lake avait coupé la communication entre Herb et ses créanciers (dont deux ex-femmes), ce dont il ne se plaignait pas. Seul l’accès aux derniers films et aux sites Web érotiques lui manquait, Quand il eut compris qu’il n’allait pas attraper la peste ou quoi que ce soit, Herb s’était installé dans le blocus sans vraiment d’inconfort.
Sauf cette semaine. Cette semaine, il était de ce que la Sécurité appelait Patrouille du Petit Jour, le tour de garde le moins apprécié de tous. La Patrouille du Petit Jour consistait à envoyer un type en véhicule tout-terrain faire le tour de la clôture, sans doute pour sauver les mécréants de leurs propres et malencontreuses tentatives d’évasion. La Patrouille du Petit Jour n’avait encore jamais trouvé un seul mécréant, mais Herb lui supposait un certain effet dissuasif. Ce jour-là, étant donné la saloperie de tempête subie par Blind Lake durant la nuit, Shulgin lui avait dit de raccourcir son circuit : juste un aller-retour au portail principal. Cela n’avait malgré tout rien d’une partie de plaisir.
La neige avait commencé à se calmer lorsqu’il sortit du garage, mais un vent féroce soufflait hélas du nord-ouest. Les véhicules de la Sécurité, des Honda à conduite intelligente munies de pneus à roulement mutable, étaient de bonnes machines ; Herb pensait néanmoins qu’une motoneige se serait montrée plus efficace.
Un chasse-neige avait dégagé la route principale partant de Hubble Plaza, au centre, mais seulement jusqu’au lotissement du personnel, en direction du sud. Ensuite, et jusqu’à la clôture, ce n’était que neige soufflée et dérivante, flocons trop épars pour dissimuler la route mais pas pour ralentir la Honda. Herb se consola un peu en pensant que son déplacement n’avait rien d’urgent ni d’indispensable, ce qui lui rendit les retards plus faciles à supporter. Il trouva une position plus confortable dans la chaleur embuée de la cabine et essaya de se représenter son actrice favorite du moment dans une nudité totale. (Chez lui, il avait des applis de vidéoservice pour cela.)
Quand il arriva au portail principal, l’aube avait eu le temps de venir et de disparaître. La lumière suffisait désormais à marquer les limites de son champ de vision, une bulle de neige soufflée par le vent autour de la cabine de la Honda et une portion de nuages pesants dans un ciel qui ressemblait à une rivière boueuse.
Il atteignit le point de demi-tour au portail principal – aucune audacieuse tentative d’évasion en cours – et s’arrêta, moteur au ralenti. Il fut tenté de fermer les yeux et de récupérer un peu du retard de sommeil qu’il avait pris en regardant de vieux téléchargements jusqu’après minuit alors qu’il devait se lever à 3h30 afin de se préparer pour cette expédition qui ne rimait à rien. Mais si on le surprenait à dormir, il se retrouverait de Patrouille du Petit Jour jusqu’à la fin des temps. De toute manière, le café du petit déjeuner avait fait son chemin en lui et il ressentait le besoin pressant d’écrire son nom dans la neige.
Il descendait de la Honda dans la matinée glaciale lorsque les nuages bas se levèrent. Il vit alors quelque chose bouger de l’autre côté du portail principal. Quelque chose dehors dans le noman’s land. Quelque chose de gros. Il crut d’abord à un de ces camions de livraison robotisés chargés de vivres et de fournitures, mais lorsque le vent vira à nouveau, il vit plusieurs autres formes incertaines. Des machines énormes, juste à l’extérieur de la clôture.
Il avança encore un peu au pas de l’oie dans la neige. Juste pour voir, se dit-il. Il s’était autant approché du portail qu’il en avait l’intention lorsque celui-ci commença soudain à s’ouvrir. Le vent marqua une autre accalmie, un instant de calme presque surnaturel, et il reconnut les véhicules à l’extérieur : des tanks Powell et des véhicules blindés de transport de troupes. Des douzaines, en file indienne, à l’extérieur de Blind Lake.
Il se retourna et effectua quelques pas maladroits en direction de la Honda, mais se retrouva aussitôt encerclé par une demi-douzaine de soldats en masque aérosol et combinaison protectrice blanc-camouflage. Des soldats portant des lunettes de vision nocturne ci des fusils à impulsions thermiques.
Herb Dunn avait servi dans l’armée. Il connaissait la musique.
Il leva les mains en essayant de prendre un air inoffensif.
« Je ne suis qu’un employé », dit-il.
Trop troublée pour ressentir de la terreur, Marguerite se força à se concentrer sur sa respiration. Elle ignora le sol sableux sous ses mains et ses genoux, ignora la sensation de chaleur sèche, et surtout ferma les yeux pour ignorer la présence du Sujet. Inspire, pensa-t-elle. Respirer, c’est important. Respirer, c’est important parce que… parce que…
Parce que si elle se trouvait vraiment à la surface d’UMa47/E, elle n’arriverait pas à respirer.
L’atmosphère d’UMa47/E était moins oxygénée que celle de la Terre, et très raréfiée. La différence de pression lui aurait fait éclater les tympans, si elle était arrivée là depuis Blind Lake.
Mais c’était la peur, et non l’anoxie, qui la faisait haleter, et ses oreilles ne semblaient pas avoir de problèmes.
Par conséquent, se dit-elle – toujours à genoux, les yeux bien fermés – par conséquent, par conséquent, je ne suis pas vraiment là. Par conséquent je ne cours aucun danger immédiat.
(Mais si je ne suis pas là, pourquoi est-ce que je sens des grains de sable sous mes ongles, pourquoi est-ce que je sens le souffle du vent sur ma peau ?)
L’été des onze ans de Marguerite, ses parents l’avaient emmenée en vacances en Alaska. Au grand désarroi de Marguerite, son père leur avait offert une virée en avion au-dessus du parc national de Glacier Bay. Le minuscule monomoteur avait piqué et tangué dans les vents des montagnes, terrifiant Marguerite jusqu’à la nausée, la terrifiant bien trop pour qu’elle puisse seulement regarder par le hublot.
Son père lui avait alors mis le bras autour des épaules pour lui dire de sa voix pastorale la plus profonde : « Tout va bien, Margie. Tu ne cours pas le moindre danger. »
Elle s’était répété la phrase jusqu’à la fin du vol. Son mantra. Tu ne cours pas le moindre danger. Une nappe d’huile sur des eaux mouvementées. Cela l’avait calmée. Les mots lui revenaient, maintenant.
Tu ne cours pas le moindre danger.
(Mais ce n’est pas vrai. Je suis perdue, je suis sans défense, je ne sais pas ce qu’il se passe et je ne sais pas non plus comment rentrer chez moi…)
Pas le moindre danger. Le mensonge absolu.
Elle ouvrit les yeux et se força à se lever.
Le Sujet se tenait immobile à plus d’un mètre d’elle. Marguerite le savait d’expérience : une fois immobile, il risquait fort de le rester un bon moment. (Elle se souvint du commentaire de Chris – pas très portée sur la fête, comme planète – et refoula une envie idiote de glousser.) Ses inscrutables yeux blancs la regardaient, ou du moins regardaient dans sa direction, et Marguerite était tentée de lui retourner son regard. Mais chaque chose en son temps, se dit Marguerite. Commence par te comporter en scientifique. (Tu es une scientifique. Tu ne cours pas le moindre danger. Deux mensonges encourageants.)
Évalue ton environnement.
Elle se tenait juste à l’intérieur de la structure dans laquelle était entré le Sujet. En regardant derrière elle, Marguerite vit, à proximité choquante des voûtes, le désert qu’elle replaça d’instinct dans le contexte de la géographie d’UMa47/E : le plateau continental de la plus grande plaque continentale, loin de toutes les mers salées et peu profondes de la planète, à la limite équatoriale d’une zone tempérée. Mais il y avait bien plus que cela. Il y avait un ciel aussi blanc et lumineux qu’une porcelaine sortant du four, une chaîne de collines basaltiques érodées disparaissant au loin, la longue lumière d’un soleil étranger, des ombres qui s’allongeaient sous ses yeux. Il y avait un vent irrégulier sentant la chaux et la poussière. Ce n’était pas une image mais un endroit : tactile, tangible, avec une vraie texture.
Si je ne suis pas là, se demanda Marguerite, où suis-je ?
Le plafond de la structure filtrait la lumière directe du soleil. « Structure », se fit-elle la réflexion, était un de ces mots équivoques tant apprécié des gens d’Obs, mais pouvait-elle vraiment appeler cela une « construction » ?
Il n’y avait pas vraiment de murs, rien que rangée sur rangée de colonnes (blanc d’orme et rose corail) arrangées en une suite de voûtes irrégulières jointes en un toit. Plus loin, les ombres s’épaississaient, impénétrables. Le sol n’était que sable soufflé et dérivant. Cela ne ressemblait en rien à Homardville. Ça a peut-être poussé ici au fil des siècles, se dit-elle. Elle toucha la colonne la plus proche. Elle était fraîche et un peu iridescente, comme de la nacre.
Un picotement naquit dans sa main, qu’elle retira.
Bien entendu, tout ceci était impossible, et pas seulement parce qu’elle respirait sans problème sur la surface d’une planète inadaptée à l’homme. Les images O/BEC d’UMa47/E avaient franchi cinquante et une années-lumière. Ce que les moniteurs avaient affiché était littéralement de l’histoire ancienne. Il n’y avait pas la moindre simultanéité, sauf si les O/BEC étaient parvenus à défier les lois fondamentales de l’univers.
Mieux valait peut-être penser à cette expérience comme à une observation en réalité virtuelle profonde. Ou à un rêve très réaliste.
Malgré sa fragilité, cet échafaudage lui donna le courage de regarder le Sujet en face.
Celui-ci était moitié plus grand qu’elle. Aucune de ses observations n’avait préparé Marguerite à la masse animale brute du Sujet. Cela lui rappela sa première rencontre physique avec un gros animal, lors d’une sortie dans un zoo pédagogique avec sa classe de quatrième. Les animaux d’apparence innocente à la télé s’étaient avérés plus grands, plus sales, plus odorants et bien plus imprévisibles qu’elle ne l’avait imaginé. Cela l’avait déconcertée qu’ils soient si eux-mêmes, si indifférents à ses idées préconçues.
Le Sujet était impitoyablement lui-même. À part sa bipédie et sa station verticale, il n’avait rien d’humain. Il ne ressemblait pas davantage à un insecte ou à un crustacé, malgré cette ridicule appellation de « homard » dont on l’avait affublé.
Il avait des pieds larges, plats, parcheminés, sans ongles ni orteils. Des pieds servant à se tenir debout, pas à courir. Le long voyage les avait recouverts de poussière et de crasse, et le tégument caillouteux était devenu par endroits presque lisse à force d’érosion. Marguerite se demanda s’il en souffrait.
Ses jambes, aussi grandes que celles de Marguerite mais presque deux fois plus épaisses, dégageaient une impression de vigueur, comme deux troncs d’arbres enveloppés dans du cuir rouge brique. Elles se rejoignaient avec homogénéité et l’entrejambe ne s’ornait d’aucun de ces complexes attirails typiques de la sexualité humaine, ce qui n’était pas forcément surprenant : les endroits plus adaptés pour installer des organes génitaux ne manquaient pas, même s’il restait à démontrer que le Sujet ou ses semblables possédaient des organes génitaux du type conventionnel.
Son thorax s’élargissait en un disque épais, auquel étaient fixés ses quatre bras : les deux manipulateurs, fins, souples et terminés par ce qui ressemblait un peu à des mains humaines – quatre doigts dont un opposable –, même si les articulations ne correspondaient pas du tout, et deux trapus servant à saisir la nourriture, juste assez longs pour atteindre la bouche, qui semblaient vraiment bizarres et relevaient autant d’une mâchoire externe que d’un jeu de membres supplémentaire. En lieu et place de mains, ces bras secondaires possédaient des structures osseuses en lames de pelle avec lesquelles ils coupaient et broyaient les matériaux végétaux.
La tête du Sujet était un dôme mobile avec des replis de chair là où l’anatomie humaine aurait placé un cou. Sa bouche, fente rosé verticale, cachait une longue langue râpeuse, presque préhensible. Il avait des yeux aussi écartés que ceux d’un oiseau, nichés dans du cartilage d’un violet bleuâtre. Des yeux non d’un blanc pur, s’aperçut Marguerite, mais tirant sur le jaune, l’ivoire de vieilles touches de piano. On ne voyait pas la moindre structure à l’intérieur, ni pupille ni cornée, peut-être s’agissait-il d’amas inorganisés de cellules photosensibles, ou peut-être cette structure restait-elle cachée sous une surface en partie opaque, comme une paupière permanente.
Personne n’avait pu définir la fonction de la crête orange au sommet de son crâne. Sur Terre, de tels attributs servaient à la sélection sexuelle, mais on pouvait difficilement lui attribuer de genre parmi le peuple du Sujet, chaque individu étant doté d’une telle crête.
La caractéristique la plus remarquable – ou la plus remarquablement étrange – du Sujet était la cavité dorsale qui creusait verticalement son thorax jusqu’à mi-hauteur. Tout le monde s’accordait à penser qu’il s’agissait d’un orifice respiratoire. Aussi longue que l’avant-bras de Marguerite, elle s’ouvrait et se refermait à intervalles réguliers comme une bouche haletant sans lèvres. (Dans un de ses moments de vulgarité, Ray l’avait comparée devant Marguerite à un « vagin malade ».) Lorsqu’elle s’ouvrait, Marguerite voyait dessous un tissu poreux en nid-d’abeilles, jaune et humide. De fins cils gris argent frangeaient l’ouverture.
Je ne cours pas le moindre danger, se rappela-t-elle, mais en toute franchise, elle avait peur du Sujet, peur de l’évidence de son poids, de sa substance, de son implicite force animale. Peur même de son odeur, une légère puanteur organique à la fois douceâtre et désagréablement riche, comme l’odeur se dégageant de l’écorce d’un citron verdi par la moisissure.
Eh bien, se dit Marguerite, et maintenant ? On fait comme s’il s’agissait d’une véritable rencontre ? On se parle ?
Pouvait-elle seulement parler ? La peur lui avait asséché le gosier. Sa langue lui semblait engourdie comme un morceau de coton.
« Je m’appelle Marguerite, chuchota-t-elle. Je sais que tu ne comprends pas. »
Il ne comprenait peut-être même pas le concept de langage parlé. Elle resta longtemps à regarder. Le Sujet en disait peut-être beaucoup par ses silences. Peut-être parlait-il un langage d’immobilité.
Mais il ne restait pas complètement immobile.
Sa fente respiratoire s’élargit pour émettre un soufflement presque inaudible. Cela pouvait-il être un langage ? On aurait plutôt dit de la détresse respiratoire.
Merde, se dit Marguerite, être là, je ne sais ni où ni pourquoi, juste pour me retrouver encore une fois confrontée à l’impossibilité d’une communication, c’est vraiment ridicule. Je ne sais même pas s’il parle ou s’il meurt.
Le Sujet acheva son discours, s’il s’agissait bien d’un discours, en exhalant une bouffée à l’odeur de lait tourné.
Pour le reste, il n’avait toujours pas bougé.
Si c’est là une occasion et non une simple hallucination, songea Marguerite, elle est gâchée. Sa peur se mêlait de frustration. Se tenir si incroyablement, si extraordinairement près de lui. Et en même temps toujours aussi loin. Toujours muette, toujours sourde.
Dehors, les ombres s’allongeaient avec la tombée de la nuit. Le ciel pâle s’était assombri en une nuance de blanc plus bleue.
« Je ne comprends pas ce que tu as dit, avoua Marguerite. Je ne sais même pas si tu as dit quelque chose. »
Le Sujet exhala et fit palpiter ses cils.
Si, il a parlé, dit une voix.
Elle n’appartenait pas au Sujet. Marguerite l’entendait venir de tout autour d’elle. Des voûtes nacrées, ou des ombres plus loin.
Mais ce n’était pas le plus étrange.
Le plus étrange, c’était qu’on aurait juré la voix de Tessa.
Élaine Coster intercepta Chris au moment où il s’apprêtait à sortir de la clinique. « Oh là, dit-elle, attends un peu… Tu vas où ?
Elle savait qu’il flippait à cause de la disparition de Tess et de Marguerite. L’infirmière de service avait raconté à Élaine l’histoire des empreintes de la fillette qui disparaissaient dans la neige. Élaine détestait imaginer Tess, qui lui avait semblé une gamine plutôt gentille, dehors par un tel froid. Mais le jour approchait à grands pas, et Élaine estimait qu’on retrouverait la fillette sans trop de difficultés, Chris devait juste faire preuve d’un peu de patience. Quant à Marguerite…
« Je pars à l’Allée de l’Observatoire, annonça Chris.
— À l’Œil ? Je suis désolée, mais enfin, pour quoi faire ? Ari ma dit qu’on était en train de l’évacuer.
— Je ne peux pas te l’expliquer. »
Elle lui prit le bras avant qu’il puisse ouvrir la porte. « Allons, Chris, tu n’es pas si bête. Tu penses que Tess et Marguerite sont à l’Œil ? Comment cela pourrait-il être seulement possible ? »
S’il vous plaît, se dit Élaine, pas un autre cas de démence à Blind Lake.
« Tess ne traînait pas dehors sans but. Sa piste part en ligne droite, et elle part dans la direction de l’Œil.
— Mais cette piste disparaît, à un moment ?
— Oui.
— Donc Tess est peut-être juste revenue à la porte de la clinique. Tu sais, en remettant les pieds dans ses empreintes.
— En marchant à reculons dans la neige ? La nuit ?
— Eh bien, donne-moi ton opinion sur le sujet. Si elle est à l’Œil, comment y est-elle allée ? Des ailes lui ont poussé, Chris ? Ou peut-être a-t-elle utilisé la téléportation ? Le voyage astral ?
— Je ne prétends pas comprendre comment elle a fait. Mais la dernière fois qu’elle a disparu de l’école, c’est là qu’elle est allée.
— Tu crois vraiment qu’elle a fait tout ce chemin à pied par ce temps ?
— À pied, je n’en sais rien. Mais je pense qu’elle est là-bas, je pense qu’elle a des ennuis, et je pense que Marguerite voudrait que j’aille la chercher.
— Parce que tu lis dans les esprits, en plus ? Il y a déjà Ari, Shuigin et un tas d’autres gens qui ouvrent l’œil, pour Tess et Marguerite. Laisse-les faire leur boulot. Tu ne pourras pas le faire mieux qu’eux. Chris, écoute-moi. Écoute-moi. Un de mes contacts de la Sécurité m’a appelé. On a l’équivalent de tout un putain de bataillon de matériel et de personnel militaire qui vient d’arriver au portail principal et qui entre dans Blind Lake. Tu comprends ? Le blocus est terminé ! je ne sais pas ce qu’il va se passer ensuite, mais selon toute probabilité, Blind Lake sera évacué avant la nuit : toi, moi Tess, Marguerite, tout le monde. Je pars sur la route voir ce qu’il s’y passe, et je veux que tu m’accompagnes. On est toujours journalistes. On tient un article, là.
Il lui sourit d’une manière qui ne plut pas à Élaine, à la fois triste et désolée. Elle décida qu’elle détestait tous les jeunes hommes au regard malheureux.
« Occupe-t’en, Élaine, dit-il. C’est ton article. À toi de raconter l’histoire. »
Élaine l’observa qui introduisait son grand corps dans la voiture et partait à une vitesse imprudente entre les flocons qui continuaient à tomber.
De sa chaise, où il ressemblait à un bouddha tassé dans un fauteuil de compagnie aérienne, Sébastian Vogel lui dit : « Je crois que j’ai fini par comprendre. »
Élaine s’assit avec lassitude à côté de lui. « Par pitié, assez de conneries métaphysiques. » Elle avait à faire. Il fallait qu’elle remballe son serveur et ses notes manuscrites pour les garder sur elle, même si un bureaucrate armé voulait les lui confisquer. Qu’elle se prépare à retrouver le monde extérieur, quoi qu’il soit devenu, avec ses pèlerins, ses avions qui s’écrasaient, ses barrages routiers à l’est du Mississippi.
« Depuis Crossbank, dit Sébastian, je me demande pourquoi vous avez accepté cette mission. Une journaliste scientifique expérimentée, engagée par un magazine new-yorkais clairement de deuxième zone pour traiter un sujet déjà rabâché à mort, en partageant de surcroît les feux de la rampe avec un théologien excentrique et un colporteur de ragots discrédité. Dès le début, j’ai trouvé que ça ne tenait pas debout. Mais je crois comprendre, maintenant. Tout ça, c’est à cause de Chris, pas vrai ?
— Oh, allez vous faire foutre, Sébastian.
— Vous avez lu son livre, vous avez suivi son histoire dans la presse, vous avez assisté à son témoignage devant le Congrès. On vous a peut-être même tuyautée sur les problèmes éthiques de Calliano. Vous avez vu Chris se faire clouer au pilori, et vous saviez qu’il avait raison malgré tout le scandale et la mauvaise presse. Vous vous êtes intéressée à lui. Il vous rappelait peut-être ce que vous étiez à son âge. Vous avez accepté ce boulot pour pouvoir le rencontrer. »
C’était d’autant plus agaçant que Sébastian ne se trompait pas. Élaine fit appel à son plus féroce regard allez-vous-faire-voir.
« Vous a-t-il déçu ? demanda Sébastian. En tant que projet personnel ? »
Je n’ai pas le temps pour cela, se dit Élaine. Le manque de sommeil lui tournait la tête. Peut-être pouvait-elle rester assise là jusqu’à ce que les soldats viennent la chercher. Après tout, elle avait stocké tout son travail important dans son serveur de poche, et il faudrait qu’ils l’arrachent à son cadavre pour le lui prendre. « Quand j’ai rencontré Chris, je me suis dit qu’ils l’avaient brisé. Il était malheureux, cela crevait les yeux : il n’écrivait pas, sa consommation de drogues douces manquait un peu de modération et il se traînait une culpabilité bien trop lourde pour lui.
— Je ne suis pas sûr que son expérience avec Galliano en soit la seule cause.
— Sans doute pas. Je me suis juste dit…
— Vous avez voulu lui donner un coup de main, dit doucement Sébastian.
— Oui. Je suis une foutue sainte. Maintenant, fermez-la.
— Vous avez voulu lui transmettre un peu de votre cynisme.
— S’il apprenait à ne pas s’impliquer, il serait meilleur journaliste.
— Mais peut-être pas meilleur en tant qu’être humain.
— Là n’est pas mon propos.
— Ce dont il a besoin, Élaine, je le dis sans méchanceté, mais ce dont il a besoin, vous n’étiez pas en mesure de le lui donner.
— Dixit le gourou. » Elle se mordit la lèvre. « Et donc, vous en pensez quoi ? Vous pensez qu’il l’a trouvée ? Cette chose dont il a besoin ?
— Je crois qu’il est justement en train de la chercher », répondit Sébastian.
Sur le chemin de l’Œil, Chris croisa plusieurs voitures qui en partaient. Le bruit se répand que le siège est terminé, devina-t-il, et du coup le personnel de nuit quitte les installations.
Malgré le petit jour, la route restait délicate. Il vit plus d’une automobile abandonnée dans le fossé et des employés vêtus d’épaisses parkas faire signe à leurs collègues pour qu’ils les emmènent.
Il passa le poste de garde désert et se rendit directement à l’entrée de l’Œil, où il trouva Charlie Grogan occupé à faire sortir des retardataires dans l’air glacé du matin. Le bruit des sirènes se heurtait au vent déchaîné.
« Absolument impossible, décréta Charlie lorsque Chris lui eut expliqué ses intentions. Le bâtiment a subi une espèce de secousse tôt ce matin et il y a eu ensuite des problèmes électriques et de communication divers et variés. On a des protocoles stricts pour des situations de ce genre. Je ne peux laisser personne entrer dans le bâtiment avant qu’il n’ait été déclaré structurellement sain. Et même une fois inspecté, il y aura le problème du confinement cryogénique. » La tristesse se peignit sur son visage. « Les O/BEC sont sans doute déjà morts.
— Tessa est là-dedans.
— Que vous dites, monsieur Carmody, mais j’en doute fort. Nos gars de la Sécurité ont dirigé l’évacuation de manière très méthodique. Et de toute manière, que ferait Tessa ici à 5 heures du matin ? »
Elle chercherait la Fille-Miroir, se dit Chris. « Ce ne serait pas la première fois qu’elle entre dans le bâtiment sans que personne ne s’en aperçoive.
— Vous avez vraiment une raison valable de croire Tess là-dedans ?
— Oui.
— Vous voulez bien me la donner ?
— Désolé. Il va falloir me faire confiance.
— Désolé aussi, écoutez, même si elle est à l’intérieur, on a des gens de la Sécurité de Blind Lake qui vont entrer. Ils peuvent peut-être vous conseiller.
— Charlie, vous feriez bien de vérifier. J’ai entendu dire qu’on redirigeait les hommes de Shulgin sur le portail sud.
— Quoi, à cause de ces militaires qui arrivent ?
— Appelez Shulgin. Demandez-lui quand vous pouvez espérer voir arriver un détachement de la Sécurité. »
Charlie soupira. « Écoutez, je vais en discuter avec Tabby Menkowitz, peut-être qu’elle a moyen de trouver un volontaire chez nous pour faire le tour de…
— Si Tess voit un étranger, elle se cachera. Dans une aussi grande installation, je ne doute pas qu’une fillette de onze ans saura éviter de se faire prendre.
— Mais elle se montrera pour vous ?
— Je crois qu’il y a des chances, oui.
— Vous avez l’intention de faire comment, d’explorer toutes les pièces du bâtiment ?
— La dernière fois, vous l’avez trouvée dans la galerie O/BEC, pas vrai ?
— Ouais, mais…
— Ce sont les O/BEC qui l’intéressent.
— Je pourrais perdre mon boulot, dit Charlie.
— Est-ce vraiment un problème, à ce stade ?
— Merde, Chris. » Puis : « Si ça finit mal et qu’on retrouve votre corps dans les décombres, qu’est-ce que je suis censé dire ?
— Que vous ne m’avez pas vu.
— Si seulement. » Le serveur de Charlie bourdonna dans sa poche, il l’ignora. « Bon, écoutez. Prenez ça. » Il tendit à Chris son casque rayé de jaune. « il a un transpondeur intégré. Ça vous donnera des privilèges d’urgence passe-partout s’il reste encore un minimum de sécurité automatique en état de marche. Mettez-le. Et si vous ne trouvez pas Tess là où vous pensez la trouver, tirez-vous au plus vite, d’accord ?
— Merci.
— Et rapportez-moi mon putain de casque », dit Charlie.
Dès que Marguerite reconnut la voix de Tessa, Tess en personne sortit de derrière (ou, d’une certaine manière, de l’intérieur de) la plus proche colonne iridescente.
Sauf que, et Marguerite s’en rendit tout de suite compte, ce n’était pas vraiment Tess. C’était son portrait craché, jusqu’à la salopette en jean et au T-shirt jaune dont Marguerite avait habillé en hâte sa fille au moment de partir à la clinique de Blind Lake. Mais Tess n’avait jamais semblé si surréalistiquement parfaite, si illuminée de l’intérieur, si impassiblement lucide.
C’était la Fille-Miroir.
« Inutile d’avoir peur », dit celle-ci.
Si, pensa Marguerite, je crois qu’il faut que j’aie peur. « Tu es la Fille-Miroir, balbutia-t-elle.
— Tess m’appelle comme ça.
— Et qu’est-ce que tu es, en réalité ?
— Il n’y a pas de mot simple pour cela.
— C’est toi qui m’as amenée ici ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— Parce que c’était ce que tu voulais. »
Vraiment ? « Qu’est-ce que tu as à voir avec ma fille ?
— J’ai beaucoup appris de Tess.
— Tu lui as fait du mal ?
— Je ne fais pas de mal aux gens. »
Cette créature, cette chose qui s’était approprié l’apparence de Tess, avait aussi sa diction et sa manière de ne pas donner de réponse directe aux questions qu’on lui posait. « Tess dit que tu vis dans l’Œil. Dans les processeurs O/BEC.
— J’ai une sœur à Crossbank, affirma la Fille-Miroir avec fierté. Et d’autres dans les étoiles. Presque innombrables. J’ai une sœur ici. On discute entre nous. »
Cette conversation est trop bizarre pour avoir vraiment lieu, décida Marguerite. Elle avait l’évolution et l’inertie d’un rêve et, comme un rêve, il faudrait la poursuivre jusqu’au bout. La participation de Marguerite était non seulement nécessaire, mais obligatoire.
Ursa Majoris 47 avait entrepris de se coucher sur l’horizon, projetant dans le dédale des voûtes de longues ombres complexes. « Cette planète se trouve à des années et des années de la Terre », dit Marguerite en pensant au temps, à son écoulement et à ses paradoxes. « Je ne peux pas être là.
— Tu n’es pas là, dit l’image de Tess en montrant le désert, tu es là-dedans. C’est différent, ici. De plus en plus, au fur et à mesure que tu t’enfonces à l’intérieur. Tu as raison, si tu sortais d’ici, tu mourrais. Ton corps ne pourrait pas respirer ni continuer à vivre, et si tu comptais les heures, elles seraient différentes de celles de Blind Lake.
— Comment connais-tu Blind Lake ?
— J’y suis née.
— Pourquoi as-tu l’apparence de Tess ?
— Je te l’ai dit : elle m’a beaucoup appris.
— Mais pourquoi Tess ? »
La Fille-Miroir haussa les épaules d’une manière qui rappelait désespérément Tess, « Elle connaissait ma sœur à Crossbank avant ma naissance. Cela aurait pu être quelqu’un d’autre. Mais il fallait que ce soit quelqu’un. »
Comme le Sujet, se dit Marguerite. On aurait pu choisir de suivre n’importe quel individu. Mais c’est tombé sur lui.
Leur échange se déroulait sous le regard indifférent du Sujet, si toutefois son immobilité signifiait un genre ou un autre d’indifférence.
« Vas-y, dit la Fille-Miroir. Parle-lui. Ce n’est pas ce que tu veux ? »
En fin de compte, si, mais cela n’avait jamais été qu’un fantasme. Elle ne savait pas par où commencer. Elle se tourna à nouveau vers le Sujet.
« Bonjour », dit-elle d’une voix fêlée, en se sentant idiote.
Pas de réaction.
Elle regarda la Fille-Miroir d’un air d’impuissance.
« Pas comme ça. Raconte-lui une histoire, suggéra celle-ci.
— Quelle histoire ?
— La tienne. »
Absurde, se dit Marguerite. Elle ne pouvait pas juste lui raconter une histoire. C’était une idée puérile, une idée à la Tess. Elle était là depuis déjà trop longtemps. À l’inverse du Sujet, elle ne pouvait pas rester indéfiniment au même endroit. Elle restait un être humain mortel.
Mais alors même qu’elle brassait ces pensées, elle sentit une vague de calme l’envahir. Cela lui rappela ce qu’elle ressentait en couchant Tess, en la bordant, en lui lisant (avant que Tess devienne trop grande pour cela) un extrait des vieux et étranges livres pour enfants qu’elle-même avait trouvés si fascinants : Le Magicien d’Oz, Bilbo le Hobbit, Harry Potter. La fatigue de Marguerite s’évanouit (peut-être à cause d’un charme jeté par la Fille-Miroir) et, fermant les yeux, elle se surprit à se demander ce qu’elle pourrait raconter au Sujet sur la Terre, non son histoire ni sa géographie mais son expérience personnelle de cette planète. Il ne pourrait manquer de trouver cela d’une étrangeté effrayante. Son histoire à elle : née de manière conventionnelle, selon la biologie humaine, de deux parents humains, sa mémoire émergeant de manière diffuse d’un brouillard de berceaux et de couvertures ; l’apprentissage de son nom (elle avait été « Margie » les douze premières années de sa vie) ; le plongeon dans l’ennui, les terreurs et les rares joies de l’école (Mlle Marmette, M. Foucek, Mme Bland, austères divinités des trois premières années de primaire) ; le cycle des saisons et le nom des mois, septembre et école, novembre et les premiers véritables jours froids, janvier sombre et souvent pénible, les mois de tempête et de dégel avant juin, juin chaud et porteur de promesses, les fugaces libertés d’août ; les drames de l’enfance : appendicite, appendicectomie, grippe, pneumonie ; les amitiés naissantes, durables ou avortées ; la prise de conscience progressive de ses parents comme deux personnes réelles et distinctes qui ne se limitaient pas à subvenir à ses besoins : sa mère qui cuisinait, tenait la maison, lisait de grands livres et dessinait des croquis au fusain (des villages ruraux isolés, théoriquement espagnols, noyés dans la lumière clinique du soleil) ; son père, distant et non moins amateur de livres, pasteur presbytérien, grandiloquent seigneur des dimanches mais doux sur le front domestique, son père qui lui avait souvent semblé un homme seul, seul pour Dieu, seul pour la grande architecture du cosmos, l’échafaudage de significations qu’il imaginait lorsqu’il lisait les Évangiles synoptiques et auquel, lui avait-il avoué un jour, il n’avait jamais vraiment réussi à croire ; sa propre curiosité naissante envers le monde, la place de celui-ci dans le temps et sa place à elle dans la nature, une curiosité strictement scientifique, du moins de la manière dont elle comprenait le mot « science » d’après les émissions vidéo et les romans spéculatifs : la sensation agréable que procurait la compréhension des connaissances générales sur les planètes, les lunes, les étoiles, les galaxies, leurs débuts et leurs fins ultimes, de savourer même les questions sans réponse parce qu’elles étaient partagées, reconnues et systématiquement remises en cause, à l’inverse de la religiosité fragile de son père, dont il ne souhaitait même pas discuter, la foi, présumait-elle, étant comme un antique service à thé, magnifique et ancien mais à protéger de la lumière comme de la chaleur ; savoir, aussi, la fierté qu’il tirait de la liste toujours croissante des exploits de sa fille (des notes brillantes dans toutes les matières sauf en musique et en éducation physique, où sa gaucherie la trahissait, les prix en maths et les récompenses aux expo-sciences, les bourses d’éducation) ; les soudains outrages de l’adolescence, comprendre le corps féminin qui avait commencé à la surprendre de tant de manières, apprendre à assimiler les taches de sang dans ses sous-vêtements à la biologie reproductive, les œufs, les graines, les ovaires, le pollen et une chaîne d’actes charnels la reliant à l’ancêtre commun de tout ce qui vivait sur Terre ; ses premières escarmouches érotiques (un garçon nommé Jeremy dans le sous-sol meublé de sa maison tandis que sa mère donnait une fête au rez-de-chaussée ; un autre plus âgé, Elliot, dans sa chambre une nuit d’hiver où ses parents étaient coincés par la mousson dans un aéroport thaïlandais) ; sa fascination précoce pour les images O/BEC de HR8832/B, des paysages marins comme des illustrations victoriennes en couleur de Melville (Taïpi, Omou), une fascination précoce qui l’avait conduite à l’astrobiologie ; la bourse de Princeton (à la cérémonie de remise des diplômes, sa mère avait versé des larmes de fierté mais subi, cette nuit-là, la première d’une série d’attaques ischémiques qui culmineraient six mois plus tard en une crise fatale) ; l’enterrement où elle s’était forcée à rester debout bien droit à côté de son père alors qu’elle avait envie de se coucher et de faire disparaître le monde ; sa première véritable relation, une liaison universitaire avec un homme du nom de Mike Okuda obsédé lui aussi par les images O/BEC et qui avait admis fantasmer, lorsqu’ils faisaient l’amour, sur la possibilité de se trouver lui-même sous la surveillance invisible d’autres mondes ; la douleur de la séparation lorsqu’il avait accepté un boulot de conception de moteurs à effet Hall quelque part sur la côte ouest, et sa prise de conscience, suite à cela, que l’amour ne lui tomberait jamais dessus mais qu’il lui faudrait le construire à partir de ses composantes, avec l’aide d’un conjoint de bonne volonté ; son apprentissage à Crossbank, où elle élaborait des classifications provisoires pour des espèces végétales chthoniennes en se fondant sur les images sélectionnées par Obs (le péristome à quatre lobes, la pâle racine pivotante mise à nu par une tempête) ; sa rencontre avec Ray, lorsqu’elle avait confondu l’admiration qu’elle lui portait avec la possibilité de l’aimer, et leur première intimité physique, lorsqu’elle avait senti en Ray une réticence aux limites de la répugnance, réticence pour laquelle elle s’en était voulu ; l’érosion de leur mariage (Ray inlassablement soupçonneux et vigilant, rechignant même aux visites à des amis malades, son attitude distante durant la grossesse) et ce qui l’avait soutenue durant ce passage difficile (son travail, ses longues promenades loin de la maison, le poids des crépuscules d’hiver) ; la perte des eaux, l’accouchement, la mise au monde à l’hôpital, abasourdie et sous sédatifs, tandis que dans le couloir, Ray se disputait bruyamment avec un aide-infirmier ; le fascinant miracle que fut Tessa, le sentiment d’une espèce de divinité (aurait pu dire son père) dans cet échange des rôles, la fille devenant mère, témoin de ce qu’elle avait elle-même vécu autrefois ; sa frustration croissante lorsque les installations de Blind Lake avaient commencé à obtenir des images d’un monde nouveau et habité tandis qu’elle continuait pour sa part à cataloguer des algues et des fleurs de lagune ; le divorce, l’amère dispute autour de la garde de Tess, la peur physique de plus en plus grande que lui inspirait Ray, peur quelle écartait comme paranoïaque (mais à tort : c’était un vrai serpent) ; la mutation à Blind Lake, la satisfaction et la solitude, le blocus, Chris…
Comment pouvait-elle mettre cela en mots ? L’histoire ne se limitait pas à une seule. Elle était fractale, des histoires à l’intérieur d’histoires ; déballez-en une et vous les déballiez toutes, quod est superius est sicut quod est inferius… Et bien entendu, le Sujet ne comprendrait pas.
« Mais si, dit la Fille-Miroir.
— Si, quoi ?
— Il comprend. En partie, du moins.
— Mais je n’ai rien dit.
— Si, si. Tu as parlé et nous avons traduit pour toi. »
Intéressant, ce « nous » royal – la Fille-Miroir et ses sœurs dans les étoiles, supposa Marguerite… Mais le Sujet ne bougeait toujours pas.
« Non, dit la Fille-Miroir avec la voix de Tessa. Il parle. »
Vraiment ? Son orifice ventral fléchissait, ses cils ondulaient comme un champ de blé caressé par le vent. L’air sentit soudain le goudron chaud, la réglisse, le lait tourné.
« Même s’il parle, je ne comprends toujours pas.
— Ferme les yeux et écoute.
— Je n’entends rien.
— Écoute. »
La Fille-Miroir lui prit la main, et le savoir déferla en elle, trop de savoir, un tsunami de connaissances, bien trop important pour pouvoir l’organiser ou le comprendre.
(« C’est une histoire, chuchota la Fille-Miroir. Juste une histoire. »)
Une histoire, mais comment pouvait-elle la raconter alors qu’elle ne la comprenait pas elle-même ? Une tempête s’agitait sous son crâne. Idées, impressions, mots aussi évanescents que des rêves, qui risquaient de se volatiliser si elle ne les fixait pas aussitôt dans sa mémoire. Elle songea avec désespoir à Tess : s’il s’agissait là d’une histoire, comment la raconterait-elle à Tess ?
Cette envie d’organiser lui fut bénéfique. Elle s’imagina au pied du lit de sa fille en train de lui raconter une histoire sur le Sujet. Il est né… mais ce n’était pas le terme exact, mieux valait dire « venir à la vie »… Il est venu à la vie… non.
Recommençons.
Le Sujet…
La personne que nous appelons le Sujet…
La personne que nous appelons le Sujet (s’imaginait raconter Marguerite) vivait bien avant de ressembler un tant soi peu à ce qu’elle est devenue, bien avant de pouvoir penser ou se souvenir. Il y a des créatures – Tu te rappelles, Tess – qui vivent dans les murs des grandes ziggourats de pierre de la Ville, dans des terriers cachés. Des petits animaux, plus petits que des chatons, et très nombreux, avec leurs nids comme des villes minuscules dans la Ville elle-même. Ces petits animaux naissent sans protection, comme les mammifères et les marsupiaux, ils sortent la nuit pour se nourrir de sang aux mamelles du Sujet et de ses semblables, et regagnent avant l’aube l’abri des murs. Ils vivent, meurent et se reproduisent entre eux, et c’est tout, en général. En général. Sauf qu’une fois tous les treize ans, de la manière dont UMa47/E calcule les années, l’organisme des congénères du Sujet produit une espèce de virus génétique qui contamine certaines des créatures se nourrissant d’eux, et ces créatures contaminées changent de manière spectaculaire. C’est ainsi que le Sujet et ses semblables ont commencé leurs vies : comme une contamination virale chez une autre espèce. (Pas vraiment une contamination, plutôt une symbiose – Tu connais ce mot, Tess ? – initiée des millions d’années plus tôt, ou un dimorphisme sexuel bizarrement poussé à son extrême : le peuple du Sujet avait débattu de cette question sans parvenir à une conclusion.) La vie du Sujet avait commencé de cette manière. Comme des milliers d’autres créatures d’un an soudain trop grandes et trop maladroites pour regagner leurs terriers, il a été capturé et éduqué, éveillé à la conscience dans un établissement enfoui loin sous la Ville, un endroit dont il gardait de tendres souvenirs : chaleur, humidité des eaux d’infiltration, aliments sucrés dans les puits de nourriture ; l’évolution de son corps en quelque chose de nouveau, de fort et de grand ; la connaissance croissant d’elle-même dans son cerveau à l’instar de celle enseignée par ses tuteurs, pénétrant chaque matin une nouvelle chambre de son esprit. Son intégration graduelle dans la vie quotidienne de la Ville, en remplacement de travailleurs morts ou ayant perdu leurs facultés. La prise de conscience que la Ville était une grande machine et qu’il travaillait pour le bien-être de la Ville tout comme la Ville travaillait inlassablement pour lui.
La prise de conscience, aussi, de la place de la Ville dans l’histoire de son peuple et celle du monde. Il existait de nombreuses Villes comme la sienne, mais toutes différentes, chacune unique. Certaines minières et d’autres industrielles, certaines où vieux et infirmes allaient mourir dans l’oisiveté. Certaines étaient étrangères sur des continents loin de l’autre côté des mers peu profondes, et les tours faites de brique ou creusées aux flancs des montagnes y ressemblaient à d’immenses blocs rocheux. Le Sujet rêvait souvent de visiter en personne ces endroits. Au moment de son second cycle de fertilité, il avait voyagé loin de sa Ville de Ciel jusqu’à ses partenaires commerciaux du Nord, la Ville rouge grès de Réduction et celle noire de fumée d’Immensité, et il en était revenu, sachant qu’il n’effectuerait jamais de voyage plus important sauf en cas d’improbables et exceptionnelles circonstances. Il s’était aperçu qu’il aimait voyager. Il aimait se réveiller dans le froid du matin sur les plaines. Il aimait l’ombre des rochers au crépuscule.
Ses cycles de fertilité avaient peu d’importance pour lui. Il savait qu’au cours de son existence, il n’aurait guère qu’une ou deux véritables occasions de contribuer à la continuité génétique de la Ville, ses gamètes viraux se combinant avec d’autres dans le corps des petites créatures pour devenir morphologiquement actifs. Il trouvait néanmoins agréable, sur le plan abstrait, de savoir qu’il avait lancé son essence dans l’océan des probabilités, où elle pouvait revenir en flottant, à son insu, sous la forme d’un nouveau citoyen avec des idées et des odeurs neuves et uniques. Cela le faisait penser au long passé qu’on lui avait enseigné au cours de son éducation. La Ville était très vieille. L’histoire de son peuple, longue et modulée.
Ils avaient beaucoup appris au cours de leurs millénaires, élevés par la nature à une curiosité somnolente, à la création de choses avec leurs doigts. Ils avaient appris les voies des rochers et du sol, du vent et de la pluie, des nombres et du rien, des étoiles et des planètes. Quelque part sur la lune la plus proche d’UMa47/E, on trouvait les ruines d’une Ville que ses ancêtres avaient bâtie – au zénith d’un cycle particulièrement inventif – puis abandonnée car ni viable ni naturelle. Ils avaient distillé l’essence des atomes. Ils avaient construit des télescopes qui évaluaient les limitations de l’atmosphère, des métaux et de l’optique. Ils s’étaient mis à l’écoute des étoiles mais n’en avaient reçu aucun message.
Et longtemps auparavant (Marguerite imagina Tess les yeux écarquillés), ils avaient construit de subtils calculateurs quantiques d’une complexité quasi infinie qui avaient exploré les mondes habités les plus proches. (Exactement comme on a fait à Crossbank, imagina-t-elle Tess dire, exactement comme à Blind Lake !) Et ils ont appris ce que nous apprenons en ce moment : les technologies conscientes donnent naissance à des formes de vie entièrement nouvelles. Ils avaient découvert des mondes plus anciens et d’autres plus jeunes que le leur, des mondes sur lesquels la même configuration s’était répétée. La conclusion coulait de source.
Les machines qu’ils avaient construites rêvaient dans la profondeur de la substance de la réalité et, dans leurs rêves, en découvraient d’autres comme elles.
C’était, croyait le Sujet, un cycle de vie bien plus lent mais tout aussi inévitable que le cycle de vie de ses semblables : un drame de la création, de la transformation et de la complexité qui se jouait sur des millions d’années.
Le Sujet y pensait souvent : la grande époque des Cités Observatrices d’Étoiles, leurs télescopes quantiques, et les structures qui étaient nées et avaient grandi en lignes hésitantes sur la surface de la planète, des structures ne ressemblant à rien de ce que son peuple avait construit ou envisagé de construire, des structures comme d’immenses cristaux à nervures ou d’énormes protéines, des structures dans lesquelles on pouvait entrer mais dont il était difficile de sortir, des structures conduisant au cœur de la machinerie vivante de l’univers, des structures, en un sens, elles-mêmes vivantes.
(Des structures comme celle-ci, comprit Marguerite.)
Mais le Sujet n’avait jamais espéré voir une de ces structures de ses yeux. Aucune Ville n’avait été placée près de l’une d’elles depuis des siècles. Le Sujet et ses semblables avaient appris à les éviter, les avaient écartées comme des portes ouvrant sur des pièces qui défiaient la compréhension. Ils avaient construit leurs Villes ailleurs et refréné leur curiosité.
Le Sujet s’était néanmoins souvent interrogé sur ces structures. Il trouvait dérangeant et intrigant de penser à son espèce comme à un lien entre les créatures dépourvues de pensée qui se nourrissaient de lui la nuit et celles qui enjambaient les étoiles.
Ces sentiments occasionnels mis à part, il menait une vie d’une monotonie saine, routine cyclique équilibrée, complète et satisfaisante. Il travaillait dans une usine animée en remplacement d’un outilleur mourant. Il servait bien sa Ville et ses heures se ressemblaient d’une manière satisfaisante. À la fin de chaque journée, il construisait un idéogramme pour représenter ce qu’il avait ressenti, pensé, vu et senti durant son cycle de travail. Les idéogrammes se ressemblaient beaucoup, comme ses journées, mais comme ses journées, il n’y en avait pas deux d’identiques. Une fois les murs de sa chambre recouverts d’un bout à l’autre d’idéogrammes, il mémorisait la séquence et effaçait tout pour recommencer. Dans sa vie, il avait mémorisé vingt séquences entières.
Cela semblait ennuyeux (s’imagina dire Marguerite à Tess), mais cela ne l’était pas. Le Sujet, comme tous ses semblables, restait souvent longtemps immobile, mais jamais insensible. Son immobilité regorgeait de stimuli dégustés : les odeurs de l’aube et du crépuscule, la texture de la pierre, les subtilités des saisons, la manière dont les souvenirs imprégnaient le silence jusqu’à ce qu’il en déborde. Il se trouvait parfois en prise à une étrange mélancolie, que ses congénères qualifiaient de vestige atavique de sa vie de créature nocturne dépourvue de pensée – nous autres humains appellerions cela solitude, qu’il ressentait lorsque, depuis les routes en colimaçon de sa tour d’habitation, il regardait les nombreuses autres tours de la ville, les champs irrigués verts et humides ou les plaines sèches sur lesquelles les vents faisaient tourbillonner la poussière dans le ciel blanchissant. C’était un sentiment du genre Je veux, je veux, un désir sans objet. Cela ne tardait jamais à passer, non sans lui laisser un arrière-goût de tristesse, étrange et piquant.
Puis, un jour, un nouveau sentiment l’a submergé.
Les civilisations qui donnaient naissance aux structures en étoile n’étaient jamais tout à fait les mêmes. (Oui, la nôtre y compris : je ne sais pas à quel point nous changerons, Tess, juste que nous ne serons jamais ce que nous étions avant ce siècle.) Les structures en étoile ont pris conscience de notre présence dès nos premiers coups d’œil sur UMa47/E. Elles ont senti Blind Lake, nos O/BEC, la présence de ce qui a dû leur sembler une nouvelle mentalité d’enfant. (Je ne sais pas s’ils ont appelé Fille-Miroir la leur) Ils savaient que nous observions le Sujet, et le Sujet n’a pas tardé à le savoir aussi. Nous sommes devenus une présence dans son esprit. (Est-ce qu’on t’a déjà parlé du principe d’incertitude, à l’école, Tess ? Parfois, il suffit d’observer une chose pour en changer la nature. On ne peut jamais regarder une chose sans qu’on nous regarde ni en voir une en passant inaperçus. Tu comprends ?)
La vie du Sujet n’a tout d’abord pas changé. Il savait qu’on l’observait, mais cela n’avait aucune importance. Nous étions loin dans l’espace et le temps, nous ne signifions rien pour la Ville de Ciel. Nous n’étions dans sa vie qu’un frémissement dans ses glyphes quotidiens, un arôme inconnu dans le lointain.
Mais nous avons commencé à nous placer entre le Sujet et la chose qu’il préférait au monde.
Du fait de leur étrange phylogenèse, les congénères du Sujet ne s’accouplaient jamais, ne se liaient jamais en couples, ne tombaient jamais amoureux. Leur loyauté épigénétique primordiale allait à la Ville dans laquelle ils avaient vu le jour. Le Sujet aimait la Ville à la fois de manière abstraite – comme le produit d’innombrables siècles d’efforts communs – et pour elle-même : ses allées poussiéreuses et ses couloirs élevés, ses tours ensoleillées, ses puits à nourriture mal éclairés, son chœur quotidien de bruits de pas et de silences apaisants la nuit. La Ville lui paraissait parfois plus réelle que ses habitants. La Ville le nourrissait et s’occupait de lui. Il aimait la Ville et se sentait aimé en retour.
(Mais nous l’avons différencié, Tess. Nous l’avons rendu différent, et d’une manière que ses congénères n’ont eu aucun mal à sentir. Parce que nous l’observions, et parce qu’il le savait, sa relation avec la Ville de Ciel changeait soudain de nature : il s’en sentait désuni, écarté, soudain seul d’une manière dont il n’avait jamais été seul jusqu’ici. (C’est vrai : seul parce que nous étions avec lui !) Il a vu la Ville comme d’un autre œil, et ni la Ville ni ses congénères ne l’ont plus regardé de la même manière.
Cela l’a rendu malheureux. Il s’est mis à penser de plus en plus souvent aux structures en étoile.
Ces structures lui avaient presque paru une légende, une histoire qui se créait à force d’être racontée. Il comprenait maintenant qu’elles existaient bel et bien, que les conversations entre les étoiles ne cessaient jamais et que le hasard l’avait élu comme représentant de son espèce. Il a commencé à envisager de se rendre à la structure la plus proche, néanmoins très éloignée de sa Ville, dans le désert occidental.
Pour une personne de son âge, un pèlerinage sortait de l’ordinaire. La croyance générale voulait qu’un pèlerin pénétrant dans une structure en étoile se voie assimilé dans une intelligence plus vaste, destin peu séduisant pour les jeunes, même si les vieillards et les individus proches de la mort se sentaient parfois appelés à effectuer le voyage. Le Sujet a commencé à sentir un lien entre son destin et les structures en étoile, aussi s’est-il mis à organiser son voyage, d’abord avec négligence, puis avec de plus en plus de sérieux au fur et à mesure que son étrangeté lui attirait ostracisme, ignorance dans les assemblées de nourriture et indifférence sur son lieu de travail. Que pouvait-il faire d’autre ? La Ville ne l’aimait plus.
Cela ne l’empêchait pas, lui, d’aimer la Ville, et lui dire au revoir l’a fait terriblement souffrir. Il a passé une nuit entière seul sur un balcon élevé, à savourer la combinaison unique de lumières et d’ombres de la Ville ainsi que les ombres subtiles et changeantes des lunes dans les voies de communication. Il lui a semblé aimer tout cela à la fois, chaque pierre et chaque pavé, chaque puits, citerne, cheminée noire de suie et champ vert odorant. Sa seule consolation était que la Ville continuerait sans lui. Son absence la blesserait peut-être en surface (il faudrait le remplacer), mais cette blessure ne tarderait pas à guérir et la Ville dans sa bienveillance oublierait jusqu’à son existence. Ce qui était très bien.
Il n’a eu aucun mal à localiser la structure en étoile. L’évolution avait doté le Sujet et ses congénères de la capacité à détecter d’infimes variations dans le champ magnétique planétaire : le nord, le sud, l’est et l’ouest lui paraissaient aussi évidents que le haut et le bas pour nous. Le nom dont ils avaient baptisé la structure tenait en quatre voyelles aspirées qui définissaient son emplacement avec autant de précision qu’un dispositif GPS. Mais il savait que le voyage serait long et difficile. Il a mangé autant que possible, emmagasinant humidité et substances nutritives dans les replis de son corps. Il a pris soin de ne pas franchir de trop grandes distances dans une même journée. Il a vu des choses qui ont excité sa curiosité et suscité son admiration, comme les ruines emplies de dunes d’une Ville si ancienne qu’elle n’avait pas de nom, une Ville abandonnée des éternités avant sa naissance. Il s’est souvent reposé. Il a néanmoins fini son voyage faible, déshydraté, désorienté et dépourvu.
(Je crois qu’il avait pitié de moi, Tess, parce que je n’avais jamais aimé une Ville, tout comme j’étais tentée de le plaindre de n’avoir jamais aimé un de ses semblables)
Lorsqu’il a trouvé la structure en étoile, elle lui a paru moins impressionnante que prévu, cette agglomération étrange mais poussiéreuse de voûtes et d’arêtes au cœur de laquelle, il le savait, il y avait eu autrefois un processeur quantique, une machine construite par ses ancêtres au sommet de leur intelligence. Était-ce vraiment son destin ?
Il a mieux compris lorsqu’il est entré dedans.
(Je ne peux expliquer cela qu’en partie, Tess. Je ne sais pas de quelle manière les structures en étoile font ce qu’elles font. Je ne sais pas vraiment ce que veut dire la Fille-Miroir quand elle parle de ses « sœurs dans les étoiles » et affirme que cette structure est l’une d’elles. Je pense qu’il y a là des points extrêmement difficiles à comprendre pour un esprit humain)
Le Sujet a compris que ce qui l’attendait plus loin dans la structure était un genre d’apothéose : sa mort physique, mais pas la fin de son être.
Avant que cela se produise, toutefois, il voulait en savoir davantage sur nous, peut-être autant que nous avions voulu en savoir plus sur lui.
Voilà pourquoi la Fille-Miroir m’a amenée à lui. Pour dire bonjour. Pour raconter une histoire. Pour dire au revoir.
(Une histoire comme cette histoire-là. Cela tient-il debout, Tess ? J’aimerais que ça se termine mieux Et désolée pour tous les mots compliqués.)
À l’ouest, la nuit n’allait plus tarder à envahir les plaines. Le ciel d’un bleu de soie, derrière les voûtes, s’assombrissait de plus en plus et l’obscurité grandissait comme une chose vivante dans les canyons et sous les terrasses rocheuses face à l’est. Marguerite avait étrangement sommeil, comme si les conséquences du choc l’avaient vidée de toute énergie.
Le Sujet avait terminé son histoire. Il voulait maintenant achever son voyage. Il voulait aller au cœur de la structure en étoile et découvrir ce qui l’attendait là-bas. Sentant son besoin de s’éloigner, Marguerite rechigna soudain à le laisser partir.
Elle demanda à la Fille-Miroir : « Je peux le toucher ? »
Un silence.
« Il dit oui. »
Elle tendit la main et fit un pas en avant. Le Sujet resta immobile. La main de Marguerite semblait pâle, comparée à la texture rugueuse de la peau du Sujet. Elle posa ses doigts sur le corps, au-dessus de l’orifice ventral. Il avait la peau comme de l’écorce flexible chauffée par le soleil. Il la dominait, et il sentait abominablement mauvais. Elle se raidit et plongea son regard dans ses yeux blancs et neutres. Voyant tout. Ne voyant rien.
« Merci, murmura-t-elle. Désolée. »
À pas lourds et pesants, le Sujet se détourna. Ses énormes pieds firent sur le sol sableux comme un bruissement de feuilles mortes.
Lorsqu’il eut disparu dans les profondeurs ombragées de la structure en étoile, Marguerite, pressentant que sa propre présence en ces lieux touchait à sa fin, s’agenouilla à côté de la Fille-Miroir.
Comme c’est étrange, pensa-t-elle, de voir cette chose, cette entité, sous la forme de Tess. Comme c’est trompeur.
« Combien d’autres espèces intelligentes avez-vous connues, toi et tes sœurs ? »
La fille-Miroir inclina la tête sur l’épaule, un autre geste emprunté à Tess. « Des milliers et des milliers d’espèces ancêtres, répondit-elle. Sur des millions et des millions d’années.
— Vous vous souvenez de toutes ?
— De toutes. »
Des milliers d’espèces intelligentes sur des mondes orbite autour de milliers d’étoiles. La vie, se dit Marguerite, et sa quasi-infinité de variations. Toutes semblables. Toutes différentes. « Ont-elles quelque chose en commun ?
— Sur le plan physique ? Non.
— Quelque chose d’intangible, alors.
— L’intelligence l’est.
— Quelque chose de plus. »
La Fille-Miroir sembla réfléchir à la question. Peut-être consultait-elle ses « sœurs ».
« Oui », finit-elle par répondre. Ses yeux brillaient, pas du tout comme ceux de Tess. Elle avait une expression solennelle. « L’ignorance, dit-elle. La curiosité. La douleur. L’amour. »
Marguerite hocha la tête. « Merci.
— Maintenant, dit la Fille-Miroir, je crois qu’il faut que tu ailles aider ta fille. »
Lorsque la porte de l’ascenseur s’ouvrit sur les espaces sombres et tremblotants de la galerie O/BEC, Ray découvrit avec stupéfaction que Tess l’attendait.
Elle leva vers lui de grands yeux interrogateurs. Il baissa le couteau mais résista à la tentation de le cacher dans son dos. Il avait du mal à comprendre le but ou la signification de la présence de sa fille.
« Tu sues », dit-elle.
L’air était chaud, la lumière faible. Les appareils O/BEC se trouvaient toujours à un couloir de là, mais Ray s’imagina sentir leur proximité, une pression sur ses tympans, le poids d’un mal de tête. Qu’était-il venu faire ici ? Tuer la chose qui avait miné son autorité, fait capoter son mariage et subverti l’esprit de sa fille. Il avait supposé cette chose encore vulnérable – il n’avait qu’un couteau et ses deux mains, mais il pourrait débrancher une prise, couper un câble ou arracher une ligne d’alimentation. Les O/BEC existaient par le consentement des hommes, un consentement qu’il allait leur retirer.
Mais si les O/BEC avaient découvert un moyen de se protéger ?
« Pourquoi tu veux faire ça ? » demanda Tess comme s’il avait parlé tout haut. Ce qui était peut-être le cas. Il considéra sa fille d’un œil critique.
« Tu ne devrais pas être là », dit-il.
Elle lui prit la main. Ses petits doigts étaient plus chauds que l’air ambiant. « Viens voir, dit Tess. Viens ! »
Il franchit derrière elle une série de barrières de sécurité automatiques jusqu’à la galerie, jusqu’à la plate-forme aux parois de verre qui surplombait la profonde structure des O/BEC. Il s’aperçut alors que son plan pour arrêter les machines était devenu irréalisable et qu’il lui faudrait trouver une autre manière de procéder.
Dans les cylindres O/BEC, des réseaux quasi biologiques habitaient un espace de phase presque infini, communiquant avec le monde extérieur (d’abord) par la télémétrie des interféromètres DPT. Ils appliquaient des transformations de Fourier à des signaux dégradés se noyant dans du bruit puis dérivaient (mystérieusement) l’information désirée par ce que les théoriciens avaient choisi d’appeler « d’autres moyens ». Ils ont parlé à l’univers, se dit Ray, et l’univers leur a répondu. L’ensemble O/BEC savait des choses que l’espèce humaine ne pouvait que deviner et avait maintenant atteint un niveau inédit d’interaction avec le monde physique.
La chambre O/BEC, haute de trois étages, avait été une salle blanche style Nasa. Rien (à part les O/BEC) n’aurait dû y vivre. Mais Ray eut l’impression, dans la lumière faiblarde, que la chambre avait été envahie par quelque chose – sinon la vie, du moins quelque chose d’autoreproductif, une croissance transparente qui avait partiellement rempli l’enceinte O/BEC et montait le long des parois comme l’hiver le givre sur une fenêtre. Le fond de la chambre, dix mètres plus bas, était recouvert d’un fluide cristallin gélatineux qui miroitait et bougeait comme l’écume sur une plage.
« C’est pour que les O/BEC puissent se nourrir sans énergie extérieure, expliqua Tess. Les racines s’enfoncent loin sous la terre. Pour y récupérer de la chaleur. »
À quelle profondeur fallait-il descendre pour « récupérer de la chaleur » d’une prairie enneigée ? Deux cent cinquante mètres ? Cinq cents ? Jusqu’au magma en fusion ? Pas étonnant que la terre ait tremblé.
Et comment Tess savait-elle cela ?
De toute évidence, elle avait développé une espèce d’empathie avec les O/BEC. Une folie contagieuse, songea Ray. Tess avait toujours été instable. Peut-être les O/BEC exploitaient-ils cette faiblesse.
Et il ne pouvait rien y faire. Les cylindres se trouvaient hors de portée et sa fille avait été irrémédiablement compromise. Ce fait le frappa avec la force d’un véritable coup. Il s’assit par terre en se laissant glisser contre le mur, le couteau mal assuré dans sa main droite.
Tess s’agenouilla et le regarda dans les yeux.
« Tu es fatigué », affirma-t-elle.
Elle avait raison. Jamais il n’avait ressenti une telle fatigue.
« Tu sais, dit Tess, ce n’était pas de sa faute. Ni de la tienne. »
Qu’est-ce qui n’était pas de la faute de qui ? Ray jeta à sa fille un coup d’œil consterné.
« Que tu sois sorti de la voiture, dit-elle. Que tu aies vécu. Tu n’étais qu’un enfant. »
Elle lui parlait de la mort de sa mère. Sauf que Ray ne lui avait jamais raconté cette histoire. Ni à Marguerite ni à personne depuis qu’il était adulte. La mère de Ray, Bethany (mais Ray ne l’avait jamais appelée que Mère), l’avait conduit à l’école dans la grande Ford familiale, le genre de voiture qu’on ne voyait plus et qu’alimentait un mélange de biogasoil et de batteries rechargeables très banal après le conflit saoudien, un véhicule patriotique dans lequel il avait toujours été fier qu’on le voie. La voiture était rouge vif, se souvint Ray, d’un rouge de jouet neuf et tentant, lisse comme du Téflon et brillant comme l’émail. Ray avait dix ans et une conscience aiguë des couleurs comme des textures. Il venait de descendre de la voiture dans laquelle sa mère l’avait conduit à l’école (instantané : l’Institut Baden, un collège privé dans un faubourg arboré de Chicago, un bâtiment élégamment suranné en brique jaune, endormi dans la chaleur d’un matin de septembre) et atteignait la cour quand il se retourna pour faire au revoir de la main (la main levée, en écoutant les voix des enfants et le bourdonnement à haute tension des cigales) au moment où un camion d’une antenne médicale mobile Modesto Fuchs – volé, apprit-il plus tard, par un accro à l’Oxycontin qui cherchait à faire main basse sur la pharmacie de bord – déviait de l’autre file de Duchesne Street droit sur le flanc de la Ford rouge vif.
La Ford patriotique encaissa bien le choc, mais la mère de Ray avait vu le camion arriver et eu la mauvaise idée de vouloir sortir du véhicule. Le camion Modesto Fuchs l’écrasa entre la porte et le châssis avant de rebondir plusieurs mètres en arrière, laissant Bethany Scutter dans la rue avec l’abdomen ouvert comme les pages centrales d’un livre rouge et bleu.
Assistant à ce drame du sommet de l’Olympe du choc naissant, Ray se livra alors sur la condition humaine à certaines observations qui ne l’avaient plus quitté de toutes ces années. Les gens, comme leurs promesses, étaient fragiles et peu fiables. Les gens étaient des sacs de fluides et de gaz costumés pour jouer un rôle (Parent, Enseignant, Thérapeute, Épouse) et susceptibles à tout moment de s’effondrer en revenant à leur état naturel. L’état naturel de la matière biologique était « tué sur la route ».
Ray ne retourna pas à l’Institut Baden avant un an, durant lequel son père lui fit administrer, contre sa mélancolie, tous les remèdes pharmaceutiques et métaphysiques que pouvaient fournir les meilleures cliniques. Il se remit vite. Ayant déjà manifesté une prédilection pour les mathématiques, il se plongea dans les sciences non organiques : astronomie et, plus tard, astrophysique, matière dans laquelle l’espace et le temps s’étendaient sur une échelle assez grande pour offrir une perspective bienvenue. Il s’était secrètement réjoui lorsqu’on avait prouvé l’absence de vie sur Mars et Europe : il aurait trouvé plus perturbant qu’on les découvre pleins de biologie, pourris comme un cageot d’oranges de Noël qu’on aurait laissées se gâter dans un coin du sous-sol.
Des cascades de doigts de givre gris argent montèrent sur les fenêtres de la galerie O/BEC, masquant une partie de la lumière, se réarrangeant en formes qui évoquaient des colonnes et des voûtes. Ray estima qu’il n’aurait pas dû raconter cette histoire à Tess. Si toutefois il la lui avait racontée. Il lui semblait, dans sa confusion, que c’était elle qui venait de la lui raconter.
« Tu te trompes, dit Tess. Elle n’est pas morte pour que tu la détestes. »
Les yeux de Ray s’écarquillèrent. Ressentant surprise et colère face à ce que sa fille était devenue, il ramassa le couteau.
Elle est là, se dit Chris. Dévoré par un sentiment d’urgence qu’il ne s’expliquait pas lui-même, il descendit à toute vitesse les escaliers de secours menant à la galerie O/BEC. Ses pas crépitaient comme des coups de feu dans le cylindre de béton de la cage d’escalier.
Elle était là. Il le savait avec une certitude aussi inéluctable qu’un mal de tête. Les traces de Tessa disparaissant dans la neige n’avaient guère constitué qu’un indice ambigu. Mais il savait que Tess se trouvait dans la galerie O/BEC aussi sûrement qu’il avait su où était partie Porry, le soir des têtards. Il ne s’agissait pas d’une simple intuition : l’information semblait avoir été injectée directement dans son système sanguin.
Peut-être était-ce le cas. Si Tess pouvait disparaître d’un parking enneigé, qu’y avait-il d’autre de possible ? Les événements actuels devaient beaucoup ressembler à ce qui s’était produit à Crossbank : quelque chose d’énorme, d’apparence catastrophique, peut-être contagieux, et d’une étrangeté profonde.
Et Tess se trouvait au milieu de tout cela, tout comme lui, à peu de choses près. Il atteignit une porte marquée GALERIE (ACCÈS RÉGLEMENTÉ). Grâce au transpondeur de Charlie Grogan, elle se déverrouilla lorsqu’il la toucha.
L’Œil gémissait autour de lui, remuant après la secousse du matin sous des pressions inconnues. Chris savait la structure potentiellement dangereuse, mais s’il ressentait une peur considérable, il s’inquiétait encore davantage pour Tess.
Non qu’il ait quoi que ce soit à faire là. La mort de Porry lui avait enseigné que les bonnes intentions pouvaient s’avérer aussi mortelles que les mauvaises, et que l’amour était un instrument peu pratique et peu fiable. Du moins le pensait-il. Il se trouvait pourtant là, dans la merde jusqu’au cou, à essayer de toutes ses forces de protéger la fille d’une femme à laquelle il se sentait profondément attaché (une femme qui avait elle aussi disparu, mais son appréhension en ce qui concernait Tess ne semblait pas s’étendre à Marguerite. Il croyait Marguerite en sécurité. Là encore, il s’agissait d’un savoir venu de nulle part).
Le bâtiment gémit à nouveau. Les sirènes d’alerte bégayèrent et se turent, et dans le silence soudain il entendit des voix dans la galerie : celle d’une enfant, sans doute Tessa, et celle d’un homme, peut-être Ray.
L’univers entier raconte une histoire, expliqua la Fille-Miroir.
Tess se tenait accroupie derrière un énorme chariot à roulettes transportant une bouteille cylindrique d’hélium, blanche et vide, deux fois plus grande qu’elle. La Fille-Miroir n’était pas physiquement présente, mais Tess entendait sa voix. La Fille-Miroir répondait à des questions qu’elle avait à peine commencé à poser.
L’univers est une histoire comme une autre, disait la Fille-Miroir. Une histoire dont le héros s’appelle « complexité ». Complexité naissait dès la première page, fluctuation dans la symétrie primordiale. Les détails de la gestation (la synthèse des quarks, leur condensation en matière, la photogenèse, la création de l’hydrogène et de l’hélium) avaient moins d’importance que le schéma global : une chose en devenait deux qui devenaient un grand nombre, et toutes se combinaient de manière fondamentalement imprévisible.
Comme un bébé, se dit Tess. Cela, elle l’avait appris à l’école. Une cellule fertilisée en donnait deux, quatre, huit, qui devenaient cœur, poumons, cerveau, soi-même. Était-ce cela, la « complexité » ?
Oui, pour une grande partie, répondit la Fille-Miroir. Une grande partie d’une longue, longue chaîne de naissances. Les étoiles se formaient dans l’univers en expansion et en refroidissement ; des nuages galactiques s’enrichissaient de calcium, d’azote, d’oxygène et de métaux provenant d’anciens cœurs stellaires ; les étoiles plus récentes précipitaient ces éléments en planètes rocheuses ; les planètes rocheuses, bombardées de glace venue du disque d’accrétion de leur étoile, formaient des océans ; la vie naissait, et une autre histoire commençait : des cellules seules se joignaient en groupes étranges, devenaient des créatures multicellulaires puis êtres pensants, des êtres d’une complexité suffisante pour contenir l’histoire de l’univers à l’intérieur de leurs crânes calcifiés…
Tess se demanda si c’était la fin de l’histoire.
Loin de là, lui apprit la Fille-Miroir. Très loin de là. Les créatures pensantes fabriquent des machines, continua-t-elle, et leurs machines deviennent de plus en plus complexes, et les créatures finissent par bâtir des machines qui pensent et même davantage : des machines qui investissent leur complexité dans la structure d’états quantiques potentiels. Les cultures d’organismes pensants génèrent ces nœuds de complexité extrêmement denses de la même manière que les étoiles massives s’effondrent en singularités.
Tess demanda si c’était ce qu’il se passait là, dans les corridors mal éclairés de l’Œil.
Oui.
« Et que se passe-t-il ensuite ? »
Cela dépasse l’entendement.
« Comment l’histoire finit-elle ? »
Personne ne peut le dire.
« Est-ce la voix de mon père ? » La voix en question semblait provenir du niveau d’observation de la galerie O/BEC, où Tess voulait aller mais où elle avait très peur de se rendre.
Oui.
« Qu’est-ce qu’il fait là ? »
Il songe à mourir, répondit la Fille-Miroir.
Chris pénétra dans la galerie d’observation O/BEC – circulaire à la manière d’une salle d’opération – du côté opposé à celui où se trouvait Ray. Il ne voyait de Tess et de son père que deux vagues silhouettes déformées par les panneaux de verre ceignant les quelques mètres de largeur de la chambre O/BEC.
Le verre n’était plus transparent, mais voilé par ce qui ressemblait à des cordes et des colonnes de givre. Quelque chose de désastreusement étrange se produisait en bas, dans les cylindres du cœur.
Chris s’accroupit et commença à parcourir lentement la galerie. Il entendait la voix de Ray, basse et sans inflexion, rebondir sur les parois courbes.
« Je ne la déteste pas. À quoi bon ? Elle m’a appris une leçon. Une leçon que la plupart des gens n’apprennent jamais. Nous vivons dans un rêve. Un rêve de surfaces. Nous aimons tellement nos peaux que nous ne voyons pas ce qu’il y a en dessous. Mais ce n’est qu’une histoire. »
La voix de Tess, d’un calme surnaturel : « Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ? »
Chris les voyait maintenant derrière la courbe du mur de verre. Il s’accroupit et resta immobile, aux aguets.
Assis par terre, jambes écartées, Ray regardait droit devant lui. Tess se tenait assise dans son giron. Elle aperçut Chris et lui sourit. Elle avait les yeux lumineux.
Ray tenait un couteau dans la main droite. La lame en était posée sur la gorge de Tessa.
Mais bien entendu, ce n’était pas Tessa.
Ray avait l’impression de tomber d’une falaise, chaque impact au cours de la chute lui valant une blessure irréparable, mais l’impact final, l’atterrissage brutal, fut de comprendre que cette chose qu’il avait prise pour sa fille n’était pas Tess mais le symptôme de sa maladie. De toutes leurs maladies, peut-être.
C’était la Fille-Miroir.
« Tu es venu me tuer », dit la Fille-Miroir.
Il tenait le couteau contre sa gorge. Elle avait la voix et le corps de Tessa, mais ses yeux la trahissaient. Ses yeux et la connaissance intime qu’elle avait de lui.
« Tu penses que seule la douleur est authentique, murmura-t-elle. Mais tu te trompes. »
C’en était trop. Il pressa le couteau dans le creux de sa gorge, aussi impossible que soit cet acte, un meurtre qui ne pouvait réussir, l’exécution d’une force primordiale ayant la forme de son enfant unique, et le tira avec violence sur la peau pâle.
Il s’attendait à du sang. Il n’y en eut pas. Le couteau ne rencontra aucune résistance.
Elle se volatilisa comme une bulle qui éclate.
Une nouvelle secousse se fit sentir loin sous le sol, et les parois de verre opaque de la galerie O/BEC commencèrent à s’effriter.
Mais ce n’est pas vraiment Tess, se dit Chris. Il entendit alors derrière lui une course paniquée et une petite voix qui hurlait… Non, ça, c’était Tess, en train de courir vers son père.
Chris se retourna à temps pour l’attraper par les épaules et la soulever.
Elle lui donna des coups de pied et se tortilla dans ses bras. « Mais lâche-moi ! »
Les parois de verre séparant la galerie de l’enceinte O/BEC s’effondrèrent. Des tentacules d’une substance nacrée commencèrent à sinuer sur le sol en ensembles de dentelle symétriques. L’air empestait l’ozone. Chris regarda Ray qui se relevait tant bien que mal et clignait des yeux comme un homme qui sortait d’un cauchemar. Ou se retrouvait dedans.
Ray avança en titubant vers la chambre O/BEC, désormais une fosse ouverte.
Des pointes de matière cristalline s’élevèrent jusqu’au plafond qu’elles transpercèrent, libérant une neige de plâtre. Les barres de néon au-dessus de leurs têtes perdirent de leur éclat.
« Ray, appela Chris. Hé, mon vieux. On n’est pas en sécurité, ici. Il faut sortir. Il faut qu’on fasse remonter Tess. »
La fillette se détendit contre lui et attendit la réaction de son père. Chris garda une main fermement posée sur la petite épaule.
Ray Scutter plongea le regard dans l’abîme à ses pieds. La chambre O/BEC était un puits d’une croissance cristalline haute de trois étages, un fût plein de verre. Il lança à Chris un petit coup d’œil dédaigneux. « Évidemment qu’on n’est pas en sécurité, ici. C’est bien là le putain de problème.
— Vous avez peut-être raison. Je ne vais pas argumenter avec vous. Il faut qu’on fasse remonter Tess, Ray. Il faut qu’on prenne soin de votre fille. »
Ray sembla y réfléchir. Mais plus rien ne le pressait. Il les regarda à nouveau tous les deux, longuement. Chris eut l’impression de n’avoir jamais vu un visage refléter autant de fatigue.
Puis son expression s’apaisa, comme s’il avait résolu une énigme difficile. « Vous, faites-le », dit-il.
Et il enjamba le rebord.
Tess s’arracha à l’étreinte de Chris et se rua vers l’endroit où son père s’était tenu.
Le Sujet disparut, tout comme les lumineuses voûtes cathédrales en pierre et le paysage aride d’UMa47/E. Marguerite se retrouva soudain plongée dans une obscurité déconcertante, qui devint les contours de la salle de réunion aveugle du premier étage de la clinique. Ses genoux se dérobèrent. Elle s’agrippa à une chaise pour ne pas tomber. Un rectangle tremblotant de bruit sans signification emplissait l’écran mural. Perte d’intelligibilité, pensa Marguerite.
Combien de temps était-elle partie ? En supposant qu’elle soit vraiment partie. Elle n’avait probablement jamais quitté la pièce, même si elle sentait dans toutes les cellules de son corps s’être rendue à la surface d’UMa47/E, avoir touché de ses doigts la peau parcheminée du Sujet.
La salle de réunion vide, la clinique, le matin neigeux à Blind Lake, la folie de Ray : comment se réinsérer dans cette histoire ? Elle pensa à Tess, en bas dans la salle d’attente avec Chris, Élaine et Sébastian. Elle prit une grande inspiration pour se calmer et sortit dans le couloir.
Mais le couloir était plein de gens en combinaisons protectrices blanches, des gens armés. Marguerite les regarda sans comprendre jusqu’à ce que deux d’entre eux viennent la prendre par les bras.
« Ma fille est en bas, parvint-elle à dire.
— Madame, nous évacuons ce bâtiment et tous les autres. » Une voix féminine, ferme mais pas hostile. « On triera tout le monde après. Veuillez nous accompagner. »
Marguerite se soumit à cette humiliation jusqu’à l’entrée de la clinique, où on l’autorisa à récupérer son manteau d’hiver sur le dossier d’une chaise. On l’escorta ensuite à l’extérieur où, dans le froid matinal à couper au couteau, on la plaça avec un groupe d’employés de la clinique. Son cœur se serra quand elle ne vit trace ni de Chris ni de Tess.
Elle aperçut Sébastian Vogel et Élaine Coster qu’on faisait monter dans un véhicule de transport de troupes avec une douzaine d’autres personnes. Elle les appela, cria le nom de Tessa, mais Élaine fut tirée à l’intérieur par un homme casqué et Sébastian ne put qu’esquisser un vague geste en direction de l’ouest… en direction de l’Allée de l’Observatoire que, en haussant le cou, Marguerite vit au bout de la rue, à l’opposé de la zone commerçante.
Elle en resta bouche bée.
Les tours de refroidissement en béton avaient disparu. Non, pas disparu, elles avaient été englobées, enchâssées dans un échafaudage d’épines argentées noueuses, de minarets cristallins et de contreforts en voûte. La substance englobante grossit sous ses yeux, projetant des bras radiaux comme une énorme étoile de mer.
Tess, pensa-t-elle. Mon bébé. Ne laissez pas mon bébé s’échapper.
Tess se tenait au bord du gouffre qui avait contenu les cylindres O/BEC et n’était plus qu’une fosse bouillonnante de pousses de corail vitreuses. Une fraction de seconde durant, Chris apprécia l’incongruité de la situation : Tess immobile dans sa salopette poussiéreuse et son T-shirt jaune vif au milieu de la galerie en évolution, Tess plongeant le regard au fond de l’abîme dans lequel son père avait disparu.
Et dans lequel, de toute évidence, elle était tentée de le suivre.
Chris avança vers la fillette jusqu’à ce que, tournant la tête vers lui, elle lui décoche un regard d’avertissement sur lequel on ne pouvait se méprendre.
« Tess…
— Il a sauté », dit-elle.
Un bruit emplissait maintenant l’air, un grincement et un tintement qui évoquaient le verre. Chris eut du mal à entendre Tess. Oui, Ray avait sauté. Devait-il le reconnaître ?
Encore dix pas, pensa-t-il. Dix pas et je serai assez près d’elle pour l’attraper et l’emmener loin d’ici. Mais ces dix pas représentaient une grande distance.
Le bout des chaussures de Tess frôlait l’abîme.
« Il est mort ? » demanda-t-elle.
De tout son être, Chris sentit qu’elle ne serait pas facile à rassurer. Elle voulait la vérité.
La vérité : « Je n’en sais rien, Tess. Je n’arrive pas à le voir.
— Approche », dit-elle. Un pas de plus. « Non ! Pas de moi. Du bord. »
Il avança lentement et de biais pour essayer de réduire l’espace entre eux sans l’effaroucher. Il baissa les yeux en atteignant le trou.
Des cristaux pâles escaladaient le bord de la chambre, mais une brume nacrée noyait les cylindres O/BEC. Aucun signe de Ray.
« Elle ne fait que se protéger, dit Tess.
— Qui ça ?
— La Fille-Miroir. Ou quel que soit le nom qu’on lui donne. Elle ne pouvait plus compter sur les machines pour assurer sa sécurité. Alors elle s’en est occupée elle-même. »
Tess parlait-elle des O/BEC ? Avaient-ils réussi à régler leur propre environnement et à éliminer leur dépendance aux humains ?
« Je ne le vois pas, se lamenta Tess. Et toi ?
— Non. » Ray avait disparu.
« Il est mort ? »
Tess ne pleurait pas, mais le chagrin transparaissait dans sa voix. Un mot de travers pouvait alimenter son désespoir et la faire basculer par-dessus bord. Un mensonge flagrant peut-être aussi.
« Je n’en sais rien. Je ne le vois pas non plus. » C’était du moins une partie de la vérité, mais aussi une dérobade, et Tess lui lança un regard méprisant. « Je crois qu’il est mort.
— Eh bien, se dépêcha de préciser Chris, ça en a l’air. »
Elle hocha la tête avec solennité, oscillant de tout son corps.
Chris s’approcha d’un petit pas de plus. Combien encore de ces mouvements incrémentaux avant de pouvoir attraper Tess et l’éloigner du bord ? Six ? Sept ?
« Il n’aimait pas l’histoire dans laquelle il vivait », affirma Tess. Elle surprit le mouvement de Chris à qui elle décocha un autre coup d’œil d’avertissement. « Je ne suis pas Porry, tu sais. Tu n’as pas besoin de me sauver.
— Éloigne-toi du bord, alors.
— Je n’ai pas encore pris ma décision. Peut-être que si on meurt ici, on ne meurt pas vraiment. Cet endroit devient vraiment spécial. Ce n’est plus l’Œil. »
Non, en effet, se dit Chris.
« La Fille-Miroir m’attraperait, continua Tess. Et elle m’emmènerait.
— Même comme ça, aucun retour ne serait possible.
— Non… pas de retour.
— Porry ne sauterait pas, dit-il.
— Comment le sais-tu ?
— Je le sais.
— Porry est morte, rappela Tess.
— Elle… » Il était sur le point de le nier mais se retint à temps. Tess observait son visage avec attention. « Comment le sais-tu ?
— Je t’ai entendu parler à maman. » L’ultime histoire de Porry. « Comment est-elle morte ? » demanda Tess.
La vérité. Quoi que cela signifie. Où résidait la vérité, et pourquoi était-elle si séduisante et si évasive ? « Je n’aime pas parler de ça, Tess. »
Elle fit délibérément passer son poids d’un pied sur l’autre. « Un accident ?
— Non. »
Elle plongea à nouveau son regard dans la fosse. « C’était de ta faute ? »
Un pas infinitésimal de plus. « Elle… J’aurais pu faire mieux. J’aurais dû la sauver.
— Mais c’était de ta faute ou pas ? »
Ces souvenirs vivaient dans un endroit sombre. Le petit ami de Porry, son meurtrier. Le petit ami de Porry, en larmes. Promis, je ne la toucherai plus. C’est la bouteille, mon vieux, pas moi. Son petit ami, le dernier jour de la vie de Porry, puant d’une sueur alcoolique et promettant de se racheter.
Et j’ai cru ce fils de pute. Alors, était-ce de ma faute ?
Comment abattre ce monument de douleur qu’il s’était construit ? Pleurer sa sœur avec chaque blessure qu’il s’infligeait.
Tess voulait la vérité.
« Non, dit-il. Non. Ce n’était pas de ma faute.
— Mais l’histoire ne finit pas bien. »
Un pas. Un autre. « Certaines histoires ne finissent pas bien. »
Les yeux de Tess luisirent. « J’aurais préféré qu’elle ne meure pas, Chris.
— Moi aussi.
— Est-ce que mon histoire finit bien ?
— Je ne sais pas. Personne ne le sait. Je peux essayer de contribuer à ce qu’elle finisse bien. »
Des larmes coulèrent des yeux de Tess. « Mais tu ne peux rien promettre.
— Je peux promettre d’essayer.
— C’est la vérité ?
— Oui, c’est la vérité, dit Chris. Donne-moi la main, maintenant. »
Il la tira dans ses bras et s’éloigna en courant de la galerie, courut vers la cage d’escalier, remonta quatre à quatre, le cœur battant à tout rompre, jusqu’à ce qu’il sente le tranchant de l’hiver et voie au moins un peu de soleil.