De par leur intelligence extrêmement différente de celle des hommes, les décapodes étaient incapables de considérer un terrien comme une entité pensante. Peut-être ne voyaient-ils en l’Homme qu’une nouvelle espèce animale, et ni ses constructions ni son industrie ne les avaient davantage impressionnés que la vie en société des fourmis n’impressionne l’homme moyen – l’émerveillement devant cette vie analogue à la sienne mis à part.
« Chris Carmody ? Vous êtes venu à pied, ou quoi ? Ôtez cette neige de vos habits et entrez. Je suis Charlie Grogan. »
L’ingénieur en chef de l’Allée de l’Observatoire, un homme de grande taille plus robuste que gras, tendit une main épaisse à Chris. Pas le moindre début de calvitie, cheveux blancs sur les tempes. Sûr de lui mais sans agressivité. « En fait, dit Chris, ouais, je suis venu à pied.
— Pas de voiture ? »
Pas de voiture, et il était arrivé à Blind Lake sans vêtements d’hiver. Même le pardessus non doublé qu’il portait ne lui appartenait pas. La neige avait tendance à y entrer par le col.
« Travailler dans un bâtiment sans fenêtres vous rend attentif aux indices sur le temps qu’il fait à l’extérieur, expliqua Grogan. La tempête de neige dure toujours ?
— Ça tombe plutôt épais.
— Ah. Eh bien, vous savez, en décembre, il faut s’attendre à un peu de neige, dans la région. On a eu de la chance de passer Thanksgiving sans plus de cinq centimètres. Accrochez votre manteau par là. Enlevez aussi vos chaussures. On a des petites pantoufles en caoutchouc, prenez-en une paire sur l’étagère. C’est un enregistreur vocal que vous avez là ?
— Tout à fait.
— Ça signifie que l’interview est déjà commencée ?
— À moins que vous ne me disiez de l’éteindre.
— Non, on est là pour ça, j’imagine. Je craignais que vous ne souhaitiez parler de la quarantaine… Je n’en sais pas plus qu’un autre sur le sujet. Mais Ari Weingart m’a dit que vous travaillez sur un livre.
— Un grand article pour un magazine. Peut-être un livre. Ça dépend.
— De si on nous laisse ressortir un jour ?
— Et de s’il y a toujours un public pour le lire.
— C’est comme si on jouait à faire semblant, vous ne trouvez pas ? Semblant de vivre dans un monde sain d’esprit. Ou d’avoir des boulots qui servent à quelque chose.
— Appelez ça un acte de foi, dit Chris.
— Ce que je suis disposé à faire – mon acte de foi à moi, si vous voulez –, c’est vous montrer l’Allée et vous parler de son histoire. Ça vous convient ?
— Ça me convient tout à fait, M. Grogan.
— Appelez-moi Charlie. Vous avez déjà écrit un livre, je crois ?
— En effet.
— Ouais, j’en ai entendu parler. Un bouquin sur Ted Galliano, le biologiste. De la diffamation, d’après certains.
— Vous l’avez lu ?
— Non, et sans vouloir vous offenser, je n’en ai pas l’intention. On m’a présenté à Galliano à une conférence sur l’informatique bioquantique. C’était peut-être un génie dans le domaine des antiviraux, mais c’était aussi un sacré con. La célébrité, parfois, ça vous monte à la tête. Tout ce qui l’intéressait, c’était de parler aux médias ou à de gros investisseurs.
— Je crois qu’il avait besoin qu’on le prenne pour un héros, à tort ou à raison. Mais je ne suis pas venu parler de Galliano.
— Je voulais juste détendre l’atmosphère. Je ne vous tiens pas rigueur de votre livre. Si Galliano a décidé de passer par dessus cette falaise à moto, ce n’était sûrement pas votre faute.
— Merci. On commence la visite ? »
L’Œil était une copie de l’installation de Crossbank, que Chris avait visitée aussi. Du moins, il y avait identité structurelle, les différences restant limitées aux détails : les noms sur les portes, la couleur des murs. On avait installé peu auparavant un timide décor de saison : une guirlande de papier crépon vert et rouge au-dessus de l’entrée de la cafétéria et une couronne de papier avec une menora dans la bibliothèque du personnel.
Les lunettes de Charlie Grogan lui montraient des choses que Chris ne pouvait pas voir, des petites sources de données locales l’informant de qui se trouvait dans tel ou tel bureau, et lorsqu’ils passèrent devant une porte marquée ENDOSTATIQUES, Charlie échangea quelques mots (par laryngophone) avec la personne à l’intérieur. « Salut Ellie… on se rend utile… nan, Boomer va bien, merci pour lui…
— Boomer ? demanda Chris.
— Mon chien. Boomer se fait vieux. »
Ils descendirent plusieurs étages en ascenseur, s’enfonçant dans l’environnement contrôlé du cœur de l’Allée. « On va vous mettre une combinaison et vous faire entrer dans les piles », annonça Charlie, mais une lumière rouge clignotait au-dessus de la large porte marquée MATÉRIEL STÉRILE dont ils approchaient. « Maintenance non planifiée, expliqua Charlie. Interdit aux touristes. Ça vous gêne d’attendre une heure ou deux ?
— Pas si on peut parler. »
Chris retourna dans la cafétéria avec l’ingénieur en chef. Charlie n’avait pas déjeuné, Chris non plus, d’ailleurs. La nourriture disponible sur les tables chaudes était la même qu’au centre communautaire, les mêmes riz pilaf, poulet au curry et sandwiches sous emballages préfabriqués livrés chaque semaine par le même camion noir. L’ingénieur attrapa un sandwich au jambon et pain de seigle. Chris, qui n’avait pas encore récupéré de sa marche dans la neige, préféra un plat chaud. Une agréable et chaleureuse atmosphère régnait dans la cafétéria, dont la cuisine exhalait une odeur riche, rassurante.
« Ça fait un sacré bout de temps que je suis dans ce métier, dit Charlie. Non qu’il y ait des novices à Blind Lake, à part les étudiants de troisième cycle qui passent par ici. Ari vous a dit que j’étais à Berkeley Lab avec le Dr Gupta ? »
Tommy Gupta avait effectué un travail novateur sur les architectures neuronales à évolution spontanée et les interfaces quantiques. « Vous deviez être étudiant.
— Ouaip. Et merci de l’avoir remarqué. C’était à l’époque où on utilisait des puces Butov comme éléments logiques. Une époque intéressante, même si personne ne savait au juste à quel point cela allait devenir intéressant.
— L’application astronomique, dit Chris. Vous étiez dessus aussi ?
— Un peu. Mais de toute évidence, on ne s’attendait pas à tout cela. »
En vérité, Chris n’avait pas besoin qu’il lui raconte cette histoire bien connue dont tout journaliste d’astronomie générale et de vulgarisation scientifique avait raconté une version ou une autre au cours des quelques années précédentes. Ce n’est guère que le dernier chapitre de l’ambition humaine, en fait, se dit-il : voir ce qu’on ne peut voir, embelli par la technologie du XXIe siècle. Cela avait commencé quand la première génération des observatoires spatiaux lancés par la Nasa, les soi-disant Découvreurs de Planètes Terrestres, avaient repéré trois planètes a priori semblables à la Terre en orbite autour d’étoiles proches comparables au soleil. Les DPT engendrèrent les interféromètres à haute définition, qui engendrèrent le plus grand de tous les projets d’interféromètre optique, l’Ensemble Galilée, six engins spatiaux automatisés, petits mais complexes, placés au-delà de l’orbite jovienne et interconnectés afin de créer un télescope virtuel d’un immense pouvoir de résolution. L’Ensemble Galilée, disait-on alors, pouvait dresser la carte des continents de mondes situés à des centaines de milliers d’années-lumière.
Et cela avait fonctionné. Un certain temps. Puis la télémétrie de l’Ensemble avait commencé à se dégrader.
Une lente mais inéluctable diminution du signal s’était produite en quelques mois. Après une enquête approfondie, la Nasa avait localisé la source du problème, qu’elle attribuait à quelques lignes de code boguées enfouies si profond dans l’architecture embarquée de Galilée qu’on ne pouvait pas les remplacer. La Nasa avait assumé ce risque dès le début. L’Ensemble était à la fois complexe et absolument inaccessible. On ne pouvait le réparer sur place. Un triomphe technologique allait devenir une plaisanterie d’un coût insensé.
« La Nasa n’avait pas de processeur O/BEC, à l’époque, dit Charlie, mais Gencorp lui a offert du temps sur son unité.
— Vous avez travaillé à Gencorp ?
— J’ai pouponné leur matériel, ouais. Gencorp obtenait de bons résultats en protéinomique. On pouvait faire la même chose avec un ensemble quantique standard, bien entendu. Les ingénieurs trouvaient les O/BEC trop compliqués et imprévisibles, ils les considéraient comme un bricolage extravagant… Comme un aspirateur avec un appendice, disaient les gens. Mais on ne peut pas rivaliser avec des résultats. Gencorp en obtenait plus vite avec une machine O/BEC que le Massachusetts Institute of Technology n’arrivait à en obtenir avec une installation BEC classique. Et des résultats qui faisaient froid dans le dos.
— Comment ça ?
— Inattendus. Contraires à l’intuition. Tous ceux qui s’y connaissent en autoprogrammation adaptative vous diront que ce n’est pas la même chose que de faire fonctionner des BEC de base, et déjà les BEC peuvent être plutôt bizarres. Je n’ai pas vraiment le droit de le dire, vu que je suis censé être un type pondéré qui s’en tient aux faits, mais un O/BEC pense de manière vraiment étrange. Encore que cette explication en vaut une autre, vu que personne ne sait vraiment pourquoi une architecture organique ouverte surpasse un processeur BEC seul. C’est ce putain de ghost in the machine, si je puis dire. Et ce que nous faisons dans la fosse ne se limite pas à des ampères et des volts. Nous nous occupons de quelque chose de presque vivant. Avec ses bons et ses mauvais jours… »
Charlie s’interrompit, comme s’il prenait soudain conscience d’avoir quitté le domaine de l’ingénierie. Il ne veut pas que je cite cela, comprit Chris. « Donc, vous avez accompagné le processeur O/BEC à la Nasa ?
— La Nasa a fini par acheter quelques cylindres à Gencorp. Je faisais partie du lot. Mais c’est une autre histoire. Vous comprenez, à la base, le problème était qu’au fur et à mesure de l’affaiblissement du signal produit par Galilée, il devenait de plus en plus difficile de séparer le signal du bruit. Notre boulot consistait à extraire ce signal, à le débusquer, à le soustraire de tous les parasites radio aléatoires vomis par l’univers. Quand les gens me demandent : “Alors, comment vous avez fait ?”, je suis bien obligé de leur répondre qu’on ne l’a pas fait, personne ne l’a fait, on s’est contentés de soumettre le problème aux O/BEC et de leur laisser générer des réponses préliminaires qu’on a cultivées pour le succès… des centaines de milliers de générations par seconde, comme une grande course invisible à l’évolution darwinienne, la survie du plus apte, avec comme définition de l’aptitude le succès dans l’extraction d’un signal à partir de données bruitées. Du code qui écrit du code qui écrit du code, et du code qui flétrit et meurt. Davantage de générations que la vie humaine n’en a connu sur Terre, presque davantage que la vie sur Terre tout court. Des nombres qui s’autocomplexifient comme l’ADN. La beauté de la chose réside dans son imprédictibilité, vous comprenez ?
— Je crois », répondit Chris. L’éloquence de Charlie lui plaisait. Il avait toujours aimé voir apparaître des signes de passion dans ses interviews.
« Je veux dire, nous avons créé quelque chose d’à la fois magnifique et mystérieux. Très magnifique. Très mystérieux.
— Et cela a fonctionné, dit Chris. Des signaux ont pu être extraits du bruit.
— Le monde entier sait que cela a fonctionné. Bien entendu, on n’en était pas sûrs nous-mêmes, pas pendant que cela se produisait. On disposait de quelques événements-seuils, comme on les appelait. On avait presque tout perdu. On avait une bonne image bien propre, puis on commençait à la perdre, presque pixel par pixel. Le bruit l’emportait. Perte d’intelligibilité. Mais chaque fois, les O/BEC la récupéraient. Sans qu’on intervienne, vous comprenez. Ça rendait les matheux fous, parce que de toute évidence, il y a un niveau où on ne peut tout simplement pas extraire un signal qui en soit vraiment un, il y a trop de perte, mais les machines arrivaient toujours à le récupérer, comme on sort un lapin d’un chapeau, hop, jusqu’à ce qu’un jour…
— Un jour ?
— Jusqu’à ce qu’un jour un type en costume entre dans le labo pour nous dire : “Les gars, la hiérarchie l’a confirmé : l’Ensemble Galilée vient juste de cesser toute émission, il vient de s’arrêter complètement, préparez-vous à fermer boutique et a rentrer chez vous.” Et ma patronne de l’époque – Kelly Hetcher, elle est à Crossbank, maintenant – s’est détournée de son moniteur pour répondre : “Eh bien, peut-être qu’il s’est arrêté, mais nous, en tout cas, on continue à produire des données.” »
Charlie termina son sandwich, s’essuya la bouche et repoussa sa chaise. « On peut sans doute aller dans les piles, maintenant. »
À Crossbank, Chris avait visité les O/BEC du niveau de la galerie. On ne l’avait pas invité dans les rouages.
La combinaison stérile était aussi confortable qu’elle pouvait l’être – alimentée en air frais et avec une large visière transparente – mais Chris se sentit quand même un peu claustrophobe à l’intérieur. Charlie lui fit franchir une porte d’accès et il se retrouva dans le silence inquiétant de la chambre O/BEC. Les cylindres recouverts d’émail blanc, de la taille d’un camion, étaient suspendus à des plates-formes d’isolation qui absorbaient toutes les vibrations du sol jusqu’au niveau d’un petit tremblement de terre. Des machines étranges, délicates.
« Ça pourrait s’arrêter n’importe quand, murmura Chris.
— Pardon ?
— C’est ce que m’a dit un ingénieur à Crossbank. Qu’il aimait cette urgence, ce travail avec un processus qui pourrait s’arrêter n’importe quand.
— Oui, cela fait partie du charme. On s’occupe de technologies d’un ordre tout à fait nouveau. » Charlie enjamba un faisceau de câbles isolés au Téflon. « Ces machines observent des planètes, mais dix ans après cette première connexion de la Nasa, on ne sait toujours pas comment elles s’y prennent. »
— Ni même si elles observent vraiment des planètes, songea Chris. Une frange de sceptiques purs et durs croyait qu’il n’y avait pas la moindre donnée authentique derrière les images, que les O/BEC se contentaient de… eh bien, de rêver.
« Donc, dit Charlie, on a vraiment deux projets de recherche en même temps : Hubble Plaza essaye de trier les données, et ici on tente de comprendre comment on obtient les données. Mais on ne peut pas regarder de trop près. On ne peut pas démonter les O/BEC, les arroser de rayons X ou quoi que ce soit d’aussi agressif. En mesurer un, c’est le casser. Blind Lake ne se contente pas de dupliquer l’installation de Crossbank : il a fallu faire accomplir à nos machines le même processus de développement, sauf qu’on a utilisé les vieux interféromètres haute définition à la place de l’Ensemble Galilée, en abaissant délibérément la force du signal jusqu’à ce que les machines chopent le truc, quel qu’il soit. Il n’y a que deux installations de ce genre dans le monde, et toutes les tentatives d’en créer une troisième ont systématiquement échoué. On est en équilibre sur la pointe d’une épingle. C’est de ça que vous parlait ce type à Crossbank. Quelque chose de vraiment étrange et merveilleux se passe ici, et on n’y comprend rien. Tout ce qu’on peut faire, c’est le pouponner en espérant qu’il ne va pas en avoir assez et s’éteindre tout seul. Ça pourrait s’arrêter n’importe quand. Bien entendu. Et pour n’importe quelle raison. »
Il conduisit Chris au-delà du dernier cylindre O/BEC et par une série de chambres jusqu’à une pièce dans laquelle ils ôtèrent leurs combinaisons stériles.
« La chose à retenir, dit Charlie, c’est qu’on n’a pas conçu ces machines pour faire ce qu’elles font. Il n’y a pas un processus linéaire, pas de A puis B puis C. On les met juste en mouvement. On définit les buts et on les met en mouvement, et ce qu’il se passe ensuite est un acte de Dieu. » Il plia sommairement les combinaisons et les laissa sur une étagère pour qu’on les nettoie.
Charlie lui fit traverser le secteur le plus actif de l’Allée, deux immenses chambres aux murs recouverts de surface vidéo, des pièces pleines d’hommes et de femmes penchés sur des bureaux reconfigurables. Cela rappela à Chris les vieilles installations de la Nasa. « On dirait le centre de contrôle à Houston.
— Je pense bien. La Nasa contrôlait l’Ensemble Galilée avec des interfaces de ce genre. Lorsque les problèmes ont empiré au point d’en devenir ingérables, elle a fait passer les données dans les O/BEC. C’est là qu’on parle aux cylindres d’alignement, de profondeur de champ, de facteurs de grossissement et autres paramètre du même acabit. »
Jusqu’au plus petit détail. Un moniteur sur le mur opposé montrait des images vidéo non montées. Homardville. Sauf qu’Élaine avait raison : ce nom ne convenait pas du tout. Les aborigènes ne ressemblaient pas le moins du monde à des homards, sauf peut-être par leur peau à la texture grossière. En fait, Chris leur avait souvent trouvé quelque chose de bovin, avec leur lente indifférence et leurs grands yeux vides en boules de billard.
Le Sujet se trouvait dans une assemblée de nourriture, tout au fond d’un puits de nourriture mal éclairé. Il y avait des pousses moussues et des épluchures de légumes partout, et des espèces d’asticots qui rampaient dans les déchets humides. Regarder ces « homards » manger, pensa Chris, vous coupe l’appétit pour un bon moment. Il se tourna vers Charlie Grogan.
« Ouais, dit celui-ci, ça pourrait s’arrêter n’importe quand, pour sûr. Vous logez au centre communautaire, m’a dit Ari ?
— Pour le moment, du moins.
— Je vous reconduis ? J’ai pour ainsi dire fini ma journée de travail. »
Chris jeta un coup d’œil à sa montre. Presque 17 heures. « Ça vaudra mieux que de marcher.
— Si le chasse-neige est passé. »
Il était tombé cinq ou six centimètres de neige fraîche pendant que Chris se trouvait dans l’Œil. Le vent, qui avait forci, fit reculer Chris dès qu’il mit le pied dehors. Chris était né et avait grandi en Californie du Sud, et malgré tout le temps qu’il avait passé dans l’est du pays, la rigueur de ces journées hivernales continuait à le surprendre. Ce n’était pas juste du mauvais temps, c’était du temps qui pouvait vous tuer. Partez dans la mauvaise direction, perdez-vous, et vous mourrez d’hypothermie avant l’aube.
« L’hiver est mauvais, cette année, admit Charlie. À cause de la calotte glaciaire qui diminue et envoie de l’eau glacée dans le Pacifique, à ce qu’on dit. Il y a des fronts de très haute pression qui arrivent du Canada. On s’y habitue, au bout d’un moment. »
Peut-être, se dit Chris. Comme on s’habitue à vivre en état de siège.
Charlie Grogan avait garé sa voiture dans le parking couvert, branchée sur une prise de recharge. Chris se glissa avec gratitude sur le siège passager. C’était une voiture de célibataire : la banquette arrière débordait de vieux journaux QCES et de jouets pour chien. Dès que Charlie sortit du parking, les pneus dérapèrent sur la neige compressée et la voiture chassa avant d’arriver enfin à accrocher l’asphalte. Telles des sentinelles drapées de tourbillons de neige, des colonnes de microlampes au soufre marquaient d’une lumière crue le chemin conduisant à la route principale.
« Ça pourrait s’arrêter n’importe quand, dit Chris. Un peu comme la quarantaine. Elle pourrait s’arrêter. Mais elle ne s’arrête pas.
— Vous avez éteint votre petit magnétophone ou pas encore ?
— Oui. Est-ce que cela fait partie de l’interview, vous voulez dire ? Non, on discute juste.
— De la part d’un journaliste…
— Je ne travaille pas pour les torchons. Promis, je radote, rien de plus. On peut parler du temps, si vous préférez.
— Je ne voulais pas vous insulter.
— Je ne me sens pas insulté.
— Cette histoire avec Galliano vous a un peu grillé, pas vrai ? »
Qui harcelait l’autre, maintenant ? Chris avait cependant l’impression de devoir à cet homme une réponse honnête. « Je ne sais pas si on peut le dire comme ça.
— J’imagine que raconter des choses peu flatteuses sur un héros national n’est pas sans risques.
— Je ne cherchais pas à ternir sa réputation. Elle est en grande partie méritée. » Tous les journaux avaient parlé de Ted Galliano vingt ans plus tôt lorsqu’il avait breveté une nouvelle famille d’antiviraux à large spectre. Il avait aussi fait fortune en fondant un trust pharmaceutique nouvelle génération pour exploiter ces brevets. Galliano était le prototype du savant-entrepreneur du XXIe siècle, tout comme Edison ou Marconi au dix-neuvième, produits eux aussi de l’environnement commercial de leur époque. Brillant, tout comme Edison et Marconi, il était lui aussi devenu un héros national. Il avait attiré à lui les meilleurs spécialistes de génomique et de protéinomique. Un enfant venant au monde dans le Commonwealth Continental pouvait désormais espérer atteindre, voire dépasser les cent ans, en grande partie grâce aux médicaments antiviraux et antigériatriques de Galliano.
Ce que Chris avait découvert, c’était que Galliano était un homme d’affaires impitoyable et parfois sans scrupule – comme Edison avant lui. Il avait fait pression sur Washington pour une protection étendue des brevets ; il avait évincé ou absorbé des concurrents par l’intermédiaire de fusions ou de leviers financiers aussi douteux les uns que les autres ; pire, Chris avait découvert plusieurs informateurs convaincus que Galliano s’était livré à des manipulations de valeurs boursières manifestement illégales. Son dernier gros effort publicitaire avait porté sur un vaccin génomique contre la plaque artério-sclérotique – jamais mis au point mais très discuté – et cet espoir avait hissé le cours des actions Galtech à des cours vertigineux. La bulle avait fini par éclater, mais pas avant que Galliano et ses amis n’aient pris leurs bénéfices.
« Vous pouviez prouver tout ça ?
— En fin de compte, non. De toute manière, je n’y pense pas comme à une biographie à scandale. C’était bel et bien un brillant scientifique. Quand le bouquin est sorti, il a d’abord suscité de bonnes réactions, certaines juste schadenfreude – les riches ont des ennemis –, d’autres plus équilibrées. Puis Galliano a eu son accident, ou s’est suicidé, tout dépend qui vous écoutez, et sa famille a monté le livre en épingle. Le Vil Journaliste Pousse le Bienfaiteur à la Mort. Ça aussi, ça fait une chouette histoire.
— Vous êtes allé au tribunal, non ?
— J’ai témoigné lors d’une enquête parlementaire.
— Il m’semblait bien avoir lu quelque chose là-dessus.
— Ils ont menacé de m’expédier en prison pour outrage. Parce que je refusais de dévoiler mes sources. Cela n’aurait rien changé, de toute manière. Mes informateurs sont tous des personnalités publiques bien connues qui, au moment de l’enquête, avaient publié des communiqués prenant parti pour les héritiers de Galliano. À cette époque, l’opinion publique considérait Galliano comme un saint mort. Personne ne veut pratiquer d’autopsie sur un saint mort.
— Pas de chance, dit Charlie. Ou mauvais timing. »
Chris regarda les rideaux de neige derrière la fenêtre passager, la neige piégée sur les surfaces exposées de la voiture, la neige qui s’entassait derrière les rétroviseurs. « Ou manque de discernement. Je me battais contre un des plus grands moulins à vent de la planète. J’étais naïf quant à la manière dont marchait le monde.
— Ouais. » Charlie garda un moment le silence. « Mais là, vous avez une bonne histoire. L’histoire de la quarantaine de Blind Lake, vue de l’intérieur.
— Pour peu que l’un de nous ait la possibilité de la raconter un jour.
— Je vous dépose devant le centre communautaire ?
— Si ce n’est pas un trop grand détour pour vous.
— Je ne suis pas pressé. Même si Boomer doit commencer à avoir faim. Je croyais qu’on vous logeait tous chez l’habitant, les visiteurs.
— Je suis sur liste d’attente. J’ai un rendez-vous demain, d’ailleurs.
— Chez qui ils vous installent ?
— Un certain Dr Hauser.
— Marguerite Hauser ? » Charlie eut un sourire énigmatique. « Faut croire qu’ils regroupent les parias.
— Les parias ?
— Oubliez ce que je viens de dire. Je ne devrais pas parler de la politique de Hubble Plaza. Hé, Chris, vous savez ce qu’il y a de bien avec Boomer, mon chien ?
— Quoi ?
— Il n’a pas la moindre idée qu’on est en quarantaine. Il ne le sait pas et il s’en fiche, du moment qu’on le nourrit à intervalles réguliers. »
Le petit veinard, pensa Chris.
Tess s’éveilla à 7 heures, comme à son habitude en semaine, mais elle sut avant même d’ouvrir les yeux qu’elle n’aurait pas école ce jour-là.
La veille, il avait neigé du matin au soir et il neigeait toujours lorsqu’elle s’était couchée. Et maintenant, sans avoir besoin d’ouvrir les stores en dentelle de sa fenêtre, elle entendait la neige. Elle l’entendait qui criblait la vitre, un son aussi discret et aussi doux qu’un murmure de souris, et elle entendait le silence alentour. Pas de pelles grattant les allées, pas de grincement de pneus, juste un assourdissant rien blanc. Ce qui signifiait beaucoup de neige.
Elle entendit sa mère s’affairer en fredonnant en bas dans la cuisine. Rien ne pressait non plus de ce côté-là. Si Tess se rendormait, sa mère ne viendrait sans doute pas la réveiller. On dirait un matin de week-end, se dit Tess. Pas de réveil soudain, mais le monde qu’on laissait s’infiltrer petit à petit. Lentement, délibérément, elle ouvrit les yeux. Le jour entrait dans sa chambre, faible et presque liquide.
Elle s’assit au bord du lit, bâilla, réarrangea sa chemise de nuit. Sentit le froid de la moquette sous ses pieds nus. Elle descendit du lit côté fenêtre et tira le rideau.
La vitre était toute blanche, opaque de blancheur, avec de la neige accumulée à une hauteur impressionnante sur le rebord extérieur. Sur la face interne, l’humidité s’était condensée en broderies de givre. Tess tendit aussitôt la main, non pour toucher le verre glacé mais pour placer la paume tout près et sentir le froid sur sa peau. On aurait presque dit que la fenêtre expirait de la fraîcheur dans la chambre. Tess prit soin de ne pas déranger les étroites lignes de glace, les motifs en flocons de neige à deux dimensions qui ressemblaient à des cartes de cités elfiques. La glace se trouvait à l’intérieur et non à l’extérieur de la fenêtre. L’hiver a passé la main à travers la vitre, pensa Tess. L’hiver est entré dans ma chambre.
Elle observa longtemps les motifs gelés. On aurait dit des mots écrits qui refusaient de révéler leur signification. En classe, la semaine précédente, M. Fleischer avait parlé de symétrie. De miroirs et de flocons de neige. Il avait montré à la classe comment plier un morceau de papier et y découper des motifs avec des ciseaux de sécurité. Quand on dépliait le papier, les coups de ciseaux aléatoires devenaient magnifiques, masques énigmatiques ou papillons. On pouvait faire la même chose avec de la peinture. On tachait le papier, puis on le pliait au milieu avant que la peinture sèche. En le rouvrant, on voyait à la place de la tache des yeux, des phalènes, des courbes ou des rayons d’arc-en-ciel.
Les motifs gelés sur la vitre ressemblaient plus à des flocons de neige, comme si on n’avait pas plié le papier une seule fois mais deux, trois, quatre… sauf que personne n’avait plié la vitre. Comment la glace savait-elle quelles formes dessiner ? Y avait-il des miroirs à l’intérieur ?
« Tess ? »
Sa mère, sur le seuil.
« Tess, il est 9 heures passées…, il n’y a pas école aujourd’hui, mais tu as peut-être envie de te lever ? »
9 heures passées ? Tess jeta un coup d’œil au réveil sur sa table de nuit. 9h08, en effet. Mais n’était-il pas 7 heures pile juste quelques instants plus tôt ?
Sur une impulsion, elle tendit la main et laissa une empreinte fondante sur la vitre. « J’arrive ! » Sa main refroidit en un instant.
« Tu veux des céréales pour le petit déjeuner ?
— Des flocons d’avoine ! » Elle avait failli dire : Des flocons de neige.
Au petit déjeuner, la mère de Tessa lui rappela qu’un pensionnaire allait passer – « s’ils ont dégagé les routes d’ici midi ». Cela intéressa énormément Tess. Ce jour-là, sa mère travaillait à la maison, et du coup la journée ressemblait encore plus à un week-end, sauf que cette nouvelle personne viendrait peut-être. Sa mère lui avait expliqué que certains des journaliers et visiteurs dormaient toujours au centre communautaire, ce qui manquait de confort, et qu’on avait demandé aux personnes ayant de la place chez elles de bien vouloir les héberger. Dans la petite pièce moquettée jouxtant le cumulus au sous-sol, la mère de Tess avait donc remplacé par un lit pliant ses appareils de culture physique, un tapis roulant et un vélo d’appartement. Tess se demanda quel effet cela ferait d’avoir un étranger au sous-sol. Un étranger qui prendrait ses repas avec eux.
Après le petit déjeuner, la mère de Tessa monta travailler dans son bureau. « Viens me trouver si tu as besoin de moi », dit-elle, mais en fait, Tess avait moins vu sa mère que d’habitude au cours des derniers jours. Il se passait quelque chose à son travail, quelque chose en relation avec le Sujet. Le Sujet se comportait de manière bizarre. Certains le pensaient malade. Ces soucis avaient absorbé l’attention de sa mère.
Toujours en chemise de nuit, Tess lut un peu dans le salon. Son livre s’appelait Hors du ciel étoilé. Destiné aux enfants, il parlait des étoiles, de la manière dont elles s’étaient formées, dont de vieilles étoiles donnaient naissance à de nouvelles, de la condensation de leur poussière en planètes et en êtres vivants. Lorsque ses yeux fatiguèrent, elle reposa le livre et observa la neige qui s’entassait contre la porte coulissante en verre. Midi approcha peu à peu et le ciel resta sombre, obscur. Elle aurait pu se préparer un sandwich pour le déjeuner, mais décida qu’elle n’avait pas faim. Elle monta s’habiller puis frappa à la porte de sa mère pour l’avertir qu’elle sortait un peu.
« Ta chemise est boutonnée de travers », lui dit sa mère en sortant dans le couloir y remédier. Elle ébouriffa ensuite les cheveux de Tessa. « Ne t’éloigne pas trop.
— Promis.
— Et quand tu reviendras, secoue bien tes bottes avant de rentrer.
— D’accord.
— Combinaison de ski, pas juste le blouson. »
Tess hocha la tête.
La perspective de sortir l’excitait, même si cela signifiait se débrouiller pour enfiler sa combinaison dans la chaleur du vestibule. La neige était si épaisse, si prodigieuse, qu’elle ressentait le besoin de la voir et de la sentir de près. Dans la nuit, songea Tess, le monde derrière la porte s’est changé en un endroit encore plus étrange. Elle termina de lacer ses bottes et sortit. L’air était plus froid qu’elle ne s’y attendait. Elle trouva agréable de l’inspirer tout au fond de ses poumons et de le laisser ressortir en bouffées opaques. Mais il tombait cet après-midi-là une neige petite et dure, pas douce du tout. Une neige qui lui piquait la peau du visage.
Des rangées de maisons mitoyennes s’étiraient à sa gauche et à sa droite. Mme Colangelo, la voisine, dégageait son allée. Tess fit comme si elle ne l’avait pas vue, de peur de se voir demander un coup de main. Mais Mme Colangelo l’ignora, apparemment absorbée par sa tache, le visage rouge et les yeux plissés, comme si la neige figurait parmi ses ennemis personnels. Des nuages blancs bondissaient de sa pelle pour se disperser dans le vent.
La neige intacte sur la pelouse devant la maison arrivait presque aux épaules de Tessa. Je suis petite, pensa-t-elle. Sa tête ne dépassait des dunes neigeuses que de quelques dizaines de centimètres, ce qui lui donna l’impression de n’être pas plus grande qu’un chien. Un point de vue de chien. Elle refréna l’envie de bondir pour plonger dans toute cette blancheur. Elle savait que la neige s’introduirait dans son col et que cela l’obligerait à rentrer bien plus tôt.
Elle se mit donc à marcher à grands pas laborieux jusqu’au trottoir. La route avait été dégagée, même si une nouvelle chute de neige avait déjà recouvert l’asphalte d’une couche fine. Les chasse-neige avaient créé des congères trop hautes pour qu’elle voie par-dessus. L’arbre devant la maison était si chargé de neige que ses branches s’affaissaient en voûtes de cathédrales. Tess se fraya un chemin par-dessous et se retrouva avec ravissement dans une espèce de caverne creusée dans la neige. Cela aurait constitué une cachette idéale, sans l’air froid qui transperçait sa combinaison et la faisait frissonner.
Elle se trouvait sous l’arbre lorsqu’elle vit un homme remonter la rue – les trottoirs étant impraticables – en direction de la maison.
Elle devina tout de suite qu’il s’agissait du pensionnaire. Il n’était pas très chaudement vêtu. Il marqua un temps d’arrêt pour examiner les numéros recouverts de neige et à peine lisibles sur les façades. Il avança jusque devant chez Tessa, puis sortit les mains de ses poches, traversa tant bien que mal la congère et gagna la porte. Tess se recula à l’ombre de l’arbre afin qu’il ne remarque pas sa présence. Lorsqu’il sonna, il avait de la neige au moins jusqu’aux genoux de son jean.
La mère de Tessa vint ouvrir à l’étranger et lui serra la main. L’homme épousseta la neige de ses vêtements et entra. La mère de Tessa s’attarda un instant sur le seuil pour suivre des yeux les traces laissées par sa fille dans la neige. Puis elle la repéra sous l’arbre et pointa l’index vers elle en repliant les autres doigts pour donner à sa main la forme d’un pistolet. « J’t’ai eue, Calamity Jane », disait toujours sa mère dans ces moments-là. Cette fois, elle ne fit qu’articuler les mots, sans les prononcer.
Tess resta un moment à l’abri de l’arbre. Elle observa Mme Colangelo finir de pelleter son allée. Elle observa deux voitures s’aventurer à vitesse prudente dans la rue. Elle décida qu’elle aimait les jours de neige. Chaque surface, même la grande baie vitrée de la maison, devenait opaque et inégale, perdait tout pouvoir réfléchissant. Et dans cette pénurie de surfaces réfléchissantes, elle ne craignait pas de voir soudain apparaître la Fille Miroir.
La Fille-Miroir se faisait souvent passer pour un reflet de Tess. Prise au dépourvu, Tess la découvrait en train de la regarder dans le miroir de la salle de bains ou de la chambre, ne différant du reflet de Tessa que par ses yeux, interrogateurs, insistants et indiscrets. La Fille-Miroir posait des questions que personne d’autre n’entendait. Des questions idiotes. Des questions d’adulte, auxquelles Tess ne savait pas répondre. Et aussi des questions qui troublaient Tess et la mettaient mal à l’aise. Rien que la veille, elle lui avait ainsi demandé pourquoi les plantes de la maison étaient vertes et vivantes au lieu de marron et sans feuilles comme toutes celles de dehors. (« Parce que c’est l’hiver, avait répondu Tess avec exaspération. Va-t’en. Je ne crois pas en toi. »)
Penser à la Fille-Miroir mettait Tess mal à l’aise.
Elle entreprit de revenir vers la maison. Il restait beaucoup de grandes étendues de neige vierge sur la pelouse. Tess s’arrêta et ôta ses gants. Ses mains étaient déjà froides, mais comme elle rentrait, cela n’avait pas d’importance. Elle enfonça ses deux mains dans la neige intacte d’une blancheur de papier, y créant deux empreintes impeccables, images en miroir de ses mains. Symétriques, pensa Tess.
En arrivant devant la porte, elle entendit parler à l’intérieur. Parler fort. La voix en colère de sa mère. Tess se glissa à l’intérieur et referma tout doucement la porte d’entrée. Ses bottes lâchèrent des grumeaux de neige glacée sur le tapis-brosse. Son bonnet de laine se mit à la démanger, soudain inconfortable. Elle l’enleva et le lâcha sur le sol.
Sa mère et le pensionnaire étaient hors de vue dans la cuisine. Tess tendit l’oreille. Le pensionnaire disait : « Écoutez, si cela vous pose problème…
— Cela me crée un problème. » La mère de Tessa semblait à la fois scandalisée et sur la défensive. « Putain de salaud de Ray !
— Ray ? Désolé, mais… qui est-ce ?
— Mon ex.
— Quel rapport ?
— Ray Scutter. Le nom vous dit quelque chose ?
— Bien sûr, mais…
— Vous pensez avoir été envoyé ici par Ari Weingart ?
— C’est lui qui m’a donné votre nom et votre adresse.
— Ari croyait bien faire, mais Ray l’a manipulé. Oh, fait chier. Excusez-moi. Non, je sais que vous ne comprenez pas ce qu’il se passe…
— Vous pourriez m’expliquer », dit le pensionnaire.
Tess comprit que sa mère parlait de son père. En général, lorsque cela se produisait, Tess n’y prêtait guère attention. Comme quand ils se disputaient. Elle se le sortait de l’esprit. Mais là, c’était intéressant. Cela impliquait le pensionnaire, à qui la colère de sa mère suffisait à conférer un nouveau et intrigant statut.
« Ce n’est pas vous, dit la mère de Tessa. Je veux dire, bon, écoutez, je suis désolée. Je ne vous connais ni d’Ève ni d’Adam… c’est juste qu’on a beaucoup cité votre nom.
— Je devrais peut-être partir.
— À cause de votre livre. C’est pour cela que Ray vous a expédié ici. Je n’ai pas beaucoup de crédibilité à Blind Lake en ce moment, monsieur Carmody, et Ray fait de son mieux pour saper mon maigre soutien. Si le bruit se répand que vous logez ici, il n’en faudra pas plus pour confirmer beaucoup d’idées fausses.
— Regroupement des parias.
— Quelque chose comme ça. Eh bien, voilà qui est gênant. Vous comprenez, je ne suis pas en colère contre vous, c’est juste que… »
Tess imagina sa mère levant les mains dans son geste eh bien, qu’est-ce que je peux y faire ?
« Dr Hauser…
— Appelez-moi Marguerite, s’il vous plaît.
— Marguerite, je suis juste à la recherche d’un logement. Je demanderai à Ari d’essayer de trouver autre chose. »
Il y eut le genre de long silence que Tess associait aussi à la tristesse chronique de sa mère. Puis elle demanda : « Vous dormez toujours dans le gymnase ?
— Oui.
— Mmmh. Eh bien, asseyez-vous. Réchauffez-vous, au moins. Je suis en train de faire du café, ça vous dit ? »
Le pensionnaire hésita. « Si cela ne vous dérange pas trop. »
Les chaises de cuisine raclèrent le sol. Tout doucement, Tess ôta ses bottes et accrocha sa combinaison dans le placard.
« Vous avez beaucoup de bagages ? demanda sa mère.
— Je voyage plutôt léger.
— Désolée de vous avoir paru hostile.
— J’ai l’habitude.
— Je n’ai pas lu votre livre. Mais on entend dire des choses.
— On entend dire beaucoup de choses. Vous dirigez Observation et Interprétation, je crois ?
— Le comité interservices.
— Et donc, qu’est-ce que Ray a contre vous ?
— C’est une longue histoire.
— Les choses ne sont pas toujours ce dont elles ont l’air au premier abord.
— Je ne vous juge pas, monsieur Carmody. Promis.
— Et je ne suis pas là pour vous mettre dans une position délicate. »
Un autre silence. Les cuillers cliquetèrent dans les tasses. Puis la mère de Tessa dit : « C’est une pièce au sous-sol. Rien de bien folichon. Mais ça vaut mieux que le gymnase, je suppose. Vous pouvez peut-être rester ici le temps qu’Ari prenne d’autres dispositions.
— Vous ne me proposeriez pas cela par pitié ? »
Sa colère retombée, la mère de Tessa laissa échapper un petit rire. « Par culpabilité, peut-être. Mais sans arrière-pensées. »
Un autre silence.
« Dans ce cas, j’accepte, dit l’étranger. Merci. »
Tess entra dans la cuisine pour les présentations. En son for intérieur, elle était excitée. Un pensionnaire ! Et qui avait écrit un livre.
Elle n’en espérait pas autant.
Tess serra la main du pensionnaire, un homme très grand aux cheveux bruns bouclés et à la courtoisie grave. Il resta à boire du café et à bavarder avec la mère de Tessa presque jusqu’au crépuscule, pour repartir ensuite chercher ses affaires. « Je pense qu’on a de la compagnie pour au moins un petit moment, dit la mère de Tessa à sa fille. Je ne crois pas que M. Carmody nous dérangera beaucoup. De toute manière, il risque de ne pas rester ici bien longtemps. »
Tess dit que cela allait.
Elle joua dans sa chambre jusqu’au dîner – des spaghettis à la sauce tomate en boite. Toutes les semaines, le camion noir livrait de la nourriture qu’on distribuait en fonction d’un système de points de rationnement au supermarché où les gens se ravitaillaient avant la quarantaine. Ce qui voulait dire qu’on ne pouvait pas choisir ce qu’on préférait. On attribuait chaque semaine les mêmes fruits, légumes, conserves et surgelés à chacun.
Mais manger des spaghettis ne dérangeait pas Tess. Et il y avait du pain beurré avec du fromage comme accompagnement, et des poires pour dessert.
Après le dîner, le père de Tessa appela. Depuis la quarantaine, on ne pouvait ni téléphoner ni expédier de courrier électronique à l’extérieur, mais un système de communication rudimentaire restait en service par l’intermédiaire du serveur central de Blind Lake. Tess prit l’appel sur son téléphone, un Mattel en plastique rose sans écran ni beaucoup de mémoire. La voix de son père dans le téléphone miniature semblait minuscule et distante. La première chose qu’il dit fut : « Tout va bien ? »
Il posait la question chaque fois qu’il appelait. Tess fit la même réponse que d’habitude : « Oui.
— Tu en es sûre ?
— Oui.
— Qu’est-ce que tu as fait, aujourd’hui ?
— Jouer.
— Dans la neige ?
— Oui.
— Tu as fait attention ?
— Oui », répondit Tess, même si elle ne savait pas trop à quoi elle était censée faire attention.
« Il paraît que vous avez eu un visiteur, aujourd’hui.
— Le pensionnaire », dit Tess. Elle se demanda comment son père en avait entendu parler aussi vite.
« Voilà. Qu’est-ce que tu en penses, d’avoir un visiteur ?
— Ça va. Je sais pas.
— Ta mère s’occupe bien de toi ? »
Une autre question familière. « Oui.
— J’espère bien. Si tu as le moindre problème là-bas, tu n’as qu’à me le dire, tu le sais. Je peux venir te chercher.
— Je sais.
— De toute manière, la semaine prochaine, tu reviens chez moi. Tu peux attendre une semaine de plus ?
— Oui, dit Tess.
— Tu seras sage d’ici là ?
— Oui.
— Appelle-moi si tu as le moindre problème avec ta mère.
— D’accord.
— Je t’aime, Tessa.
— Je sais. »
Tess remit le téléphone rose dans sa poche.
Le pensionnaire revint dans la soirée avec un sac marin. Il affirma avoir déjà dîné. Il descendit travailler un peu au sous-sol. Tess monta dans sa chambre.
La broderie de glace sur la vitre avait fondu dans la journée pour se reformer après le coucher du soleil, des symétries nouvelles et différentes poussant comme un jardin privatif. Tess imagina des routes et des maisons en cristal, et dans ces dernières des créatures cristallines : des cités de glace, des mondes de glace.
Dehors, la neige ne tombait plus et la température avait chuté. Le ciel était très dégagé, et en essuyant la glace, Tess vit beaucoup d’étoiles d’hiver derrière les branches d’arbre courbées par la neige et les tours de Hubble Plaza.
Chris retrouva Élaine pour dîner au Sawyer’s, dans le centre commercial. En dépit du rationnement, Ari Weingart avait insisté pour maintenir l’ouverture des restaurants comme lieux de rencontre et moyen de soutenir le moral de la population. Repas chauds uniquement à midi, rien d’autre que des sandwiches après 15 heures, pas de boissons alcoolisées ni de café à volonté, mais pas d’addition non plus : personne n’étant payé, il n’aurait servi à rien d’essayer de maintenir une économie locale de marché. On avait informé le personnel que la totalité des salaires leur serait payée à la fin de la quarantaine, et on encourageait les clients pourvus de monnaie à laisser un pourboire s’ils l’estimaient mérité.
Ce soir-là, il n’y avait pas d’autres clients que Chris et Élaine – la neige tombée la veille gardait tout le monde chez soi. La seule serveuse à s’être présentée était une adolescente employée à temps partiel, Laurel Brank, qui passait le plus clair de son temps dans le coin opposé de la salle à lire La Maison d’Âpre-Vent sur un affichage de poche tout en piochant dans un bol de Fritos.
« Il parait qu’on a trouvé à te loger », fit Élaine.
Un front froid avait suivi la tempête. L’air était limpide et âpre. Le vent, qui avait forci, redistribuait la neige de la veille et ébranlait les fenêtres du restaurant. « Je me retrouve au milieu de quelque chose que je ne comprends pas bien. Weingart m’a assigné chez une nommée Marguerite Hauser qui vit avec sa fille dans le quartier ouest.
— Je connais ce nom. Elle est arrivée il n’y a pas longtemps de Crossbank pour diriger Observation et Interprétation. » Élaine avait interviewé tous les membres importants des comités de Blind Lake – le genre d’interviews que Chris, avec sa réputation, avait beaucoup de mal à obtenir. « Je ne lui ai jamais parlé, mais elle ne semble pas avoir beaucoup d’amis.
— Des ennemis ?
— Pas tout à fait. Elle est nouvelle, c’est tout. On ne l’a pas encore vraiment acceptée. Son problème, c’est…
— Son ex-mari.
— Voilà. Ray Scutter. J’ai cru comprendre qu’il s’agissait d’un divorce houleux. Scutter la dénigre. Il ne la pense pas qualifiée pour diriger un comité.
— Tu crois qu’il a raison ?
— Je n’en sais rien, mais elle a des états de service impeccables. Elle n’a jamais été un gros bonnet comme Ray ni eu les mêmes références universitaires, mais elle ne s’est jamais trompée de manière aussi spectaculaire que lui non plus. Tu as entendu parler du débat sur l’intelligibilité culturelle ?
— Certaines personnes pensent qu’on finira par comprendre les Homards un jour. D’autres non.
— Si les Homards nous regardaient, qu’arriveraient-ils, eux, à comprendre de nos activités ? Selon les pessimistes, rien, ou très peu. Ils pourraient déchiffrer notre système d’échange économique et une partie de notre biologie ou de notre technologie, mais comment pourraient-ils interpréter Picasso, ou le christianisme, ou la guerre des Boers, ou Les Frères Karamazov, ou même le contenu émotionnel d’un sourire ? Nous destinons tous nos signaux à nos congénères, et ils sont fondés sur toutes sortes de particularités humaines, depuis notre physiologie externe jusqu’à notre structure cérébrale. Voilà pourquoi les chercheurs classent le comportement des Homards dans des catégories aux noms bizarres : partage de nourriture, échanges économiques, création de symboles. C’est comme si un Européen du XIXe siècle essayait de comprendre le système de parenté kwakiutl sans apprendre la langue ni pouvoir communiquer… Sauf que les Européens et les Indiens ont des besoins et des désirs fondamentaux en commun, alors que nous n’avons absolument rien en commun avec les Homards.
— Donc, ça ne sert à rien d’essayer ?
— C’est ce qu’affirment les pessimistes : rassemblons et collationnons l’information, tirons-en des enseignements, mais abandonnons l’idée de la compréhension ultime. Ray Scutter fait partie de ces pessimistes. Un jour, au cours d’une conférence, il a traité l’idée de compréhension exoculturelle d’“illusion romantique comparable à l’engouement victorien pour les tables tournantes et les spirites”. Il se considère comme un matérialiste pur et dur.
— Tout le monde à Blind Lake ne partage pas ce point de vue.
— Non, bien entendu. Il existe une autre école de pensée. De laquelle il se trouve que l’ex de Ray est membre fondateur.
— Les optimistes.
— On peut les appeler comme ça. Selon eux, bien que le comportement des Homards subisse des contraintes physiologiques uniques, celles-ci sont observables et peuvent être comprises. Et la culture n’est qu’un simple comportement acquis modifié par la physiologie et l’environnement – on peut apprendre ce comportement, donc on peut le comprendre. Ils pensent que si on en apprend suffisamment sur la vie quotidienne des Homards, la compréhension s’ensuivra inévitablement. Tous les êtres vivants ont selon eux certains buts en commun, par exemple le besoin de se reproduire, celui de se nourrir et d’excréter, et ainsi de suite – et cette communauté placerait les Homards davantage sur le plan de cousins éloignés que sur celui d’extraterrestres définitivement étrangers.
— Intéressant. Et toi, qu’en penses-tu ?
— Ce que moi j’en pense ? » Élaine sembla surprise par la question. « Je suis agnostique. » Elle inclina la tête. « Supposons qu’on soit en 1944. Supposons qu’un extraterrestre étudie la Terre, et qu’il tombe par hasard sur un camp d’extermination en Pologne. Il observe les nazis en train d’extraire l’or des dents des Juifs morts, et il se demande : c’est un comportement économique, ça fait partie de la chaîne alimentaire ou quoi ? Il essaye de comprendre, mais il n’y arrivera jamais. Jamais. Parce que certaines choses n’ont tout bonnement aucun sens. Certaines putains de choses n’ont aucun putain de sens.
— C’est ça, le problème entre Ray et Marguerite ? Ce débat philosophique ?
— Il est loin d’être philosophique, du moins en ce qui concerne la politique de Blind Lake. Les carrières se font et se défont. Le gros truc avec UMa47 a été la découverte d’une culture vivante et consciente, et c’est à elle qu’on consacre la majeure partie du temps et de l’attention. Mais si la culture homard est statique et in fine incompréhensible, on ne devrait peut-être pas. Certains planétologues préféreraient étudier la géologie et le climat, il y a même des exozoologistes qui préféreraient voir de plus près d’autres spécimens de la faune locale. On néglige beaucoup de choses pour observer ces bestioles – Les cinq autres planètes du système, par exemple. Aucune d’elles n’est habitable mais aucune non plus ne ressemble à ce qu’on connaît. Les astronomes et les cosmologues réclament depuis des années une diversification.
— Tu veux dire que Marguerite est en minorité ?
— Non… L’opinion publique est en majorité pour l’étude d’Homardville, du moins pour l’instant, mais ce soutien a beaucoup perdu de sa solidité. Ce que Ray Scutter essaye de faire, c’est de pousser ce soutien vers la diversification. Il n’aime pas rester focalisé sur un sujet unique, ce qui est la politique favorite de Marguerite.
— Mais tout ça n’est plus d’actualité… depuis le blocus, je veux dire ?
— Ça prend juste une forme différente. Certains commencent à dire qu’il faut arrêter complètement l’Œil.
— Si on l’arrête, rien ne garantit qu’il remarchera un jour. Même Ray doit le savoir.
— Pour l’instant, ce ne sont que des murmures. Mais leur raisonnement est qu’on nous a mis en quarantaine parce que quelqu’un a peur de ce que l’Œil pourrait voir un jour. Il suffit d’arrêter l’Œil pour que le problème disparaisse.
— Si les gens de dehors voulaient qu’on arrête, ils nous couperaient l’électricité. Un mot à Minnesota Edison ferait l’affaire.
— Ils veulent peut-être qu’on continue à fonctionner juste pour voir ce qu’il va se passer. On ignore leurs raisons. Mais selon ce raisonnement, on est peut-être des cobayes. On devrait peut-être débrancher l’Œil pour voir si ça leur fait ouvrir notre cage.
— Cela représenterait une perte inestimable pour la science.
— Ce dont les journaliers et le personnel civil ne se soucient pas forcément. Ils veulent juste revoir leurs enfants, leurs parents mourants ou leurs fiancées. Même parmi les chercheurs, certains commencent à parler d’“options”.
— Y compris Ray ?
— Ray garde ses opinions pour lui. Mais c’était un converti de dernière minute à l’astrobiologie. Ray croyait à un univers stérile et inhabité. Il a pris le train en marche pour s’assurer une carrière, mais je soupçonne une partie de lui-même de continuer à détester tout ce machin organique pas propre. Selon mes sources, il n’a pas prononcé le moindre mot en faveur de l’arrêt de l’Œil. Mais il n’a rien dit contre non plus. En habile politicien, il attend sans doute de voir dans quelle direction le vent va souffler. »
Une bourrasque secoua la fenêtre. Élaine sourit.
« Il souffle du nord, dit Chris. Et pas qu’un peu. Je ferais mieux de rentrer.
— Ah, tiens, au fait… je t’ai trouvé quelque chose. » Elle fouilla dans le sac à ses pieds. « J’ai fouillé dans les objets perdus du centre communautaire. »
Elle sortit une écharpe en laine marron, que Chris accepta avec reconnaissance.
« Pour empêcher le vent de rentrer dans le col de ta chemise, dit Élaine. Il paraît que t’es allé à pied à l’Allée parler à Charlie Grogan.
— C’est vrai.
— Tu t’es donc remis au boulot ?
— Plus ou moins.
— Tant mieux. Tu as trop de talent pour raccrocher.
— Élaine…
— Non, ne t’inquiète pas, j’ai terminé. Ne te refroidis pas, Chris. »
Il laissa un pourboire pour Élaine et lui et sortit dans la nuit.
Marguerite ne lui avait pas fourni de clé. En revenant du Sawyer’s, il sonna à la porte de la maison mitoyenne. Malgré l’écharpe qu’Élaine avait eu la bonne idée de lui donner, le vent, presque chirurgical, le poignardait dans une douzaine de directions. Les étoiles ondulaient dans le ciel nocturne d’une limpidité brutale.
Il dut sonner deux fois, et ce n’est pas Marguerite qui finit par répondre mais Tessa. La fillette leva vers lui de grands yeux solennels.
« Je peux entrer ?
— Je pense. » Elle lui tint la porte intérieure entrebâillée.
Il se dépêcha de la refermer derrière lui. Ses doigts le brûlaient dans l’air chaud. Il ôta sa veste puis ses chaussures couvertes de neige. Dommage qu’Élaine ne lui ait pas récupéré aussi une paire de bottes. « Ta maman n’est pas là ?
— Elle est en haut, elle travaille. »
C’était une petite fille mignonne mais peu communicative, un rien potelée et avec des yeux de chouette. Elle rappela à Chris sa petite sœur Portia… sauf que Portia n’arrêtait pas de parler. Elle observa Chris avec attention tandis qu’il rangeait sa veste dans la penderie. « Il fait froid dehors.
— Ça oui.
— Vous devriez vous trouver des vêtements plus chauds.
— Bonne idée. Tu crois que ça embêterait ta maman si je faisais du café ? »
Tess haussa les épaules et suivit Chris dans la cuisine. Il versa le bon nombre de cuillers de poudre dans le filtre, puis s’assit à la petite table en attendant que le café passe, la chaleur s’infiltrant à nouveau dans ses extrémités. Tess s’installa en face de lui.
« Ils ont ouvert l’école, aujourd’hui ? s’enquit Chris.
— Seulement l’après-midi. » La fillette posa ses coudes sur la table, les mains sous le menton. « Vous écrivez ?
— Oui », répondit Chris. Sans doute. Peut-être.
« Vous avez écrit un livre ? »
Elle posait la question sans malice. « J’écris surtout pour des magazines. Mais j’ai déjà écrit un livre, oui.
— Je peux le voir ?
— Je n’en ai pas apporté d’exemplaires. »
Tess fut visiblement déçue. Elle se balança sur sa chaise en hochant la tête à intervalles réguliers. « Tu devrais peut-être prévenir ta maman que je suis là.
— Elle n’aime pas qu’on la dérange quand elle travaille.
— Elle travaille souvent aussi tard ?
— Non.
— Je devrais peut-être aller lui dire bonjour.
— Elle n’aime pas qu’on la dérange, répéta Tess.
— Je vais juste tapoter à la porte. Voir si elle veut du café. »
Tess haussa les épaules et resta dans la cuisine.
Marguerite lui avait fait visiter la maison la veille. La porte de son bureau était entrouverte, et Chris s’éclaircit la gorge pour s’annoncer. Assise à une table de travail encombrée, Marguerite gribouillait sur un bloc-notes, mais son attention restait fixée sur l’écran du mur opposé. « Je ne vous ai pas entendu entrer, dit-elle sans lever les yeux.
— Désolé d’interrompre votre travail.
— Je ne travaille pas. Du moins, pas officiellement. J’essaye juste de comprendre ce qu’il se passe. » Elle se tourna pour lui faire face. « Tenez, regardez. »
Sur l’écran, le Sujet grimpait une rampe éclairée par quelques ampoules au tungstène. Le point de vue virtuel flottait derrière lui en gardant la moitié supérieure de son torse au centre de l’image. De dos, pensa Chris, le Sujet ressemble à un lutteur en burka de cuir rouge. « Où va-t-il ?
— Aucune idée.
— Je croyais qu’il avait des habitudes plutôt régulières ?
— Nous ne sommes pas censés parler de lui comme d’une personne, mais juste entre vous et moi, oui, cette créature a des habitudes très régulières. À cette heure, il devrait dormir – si dormir est bien ce qu’ils font lorsqu’ils restent allongés sans bouger dans le noir. »
C’était le genre de discours clinique, soigneusement non compromettant, que Chris en était venu à attendre du personnel de Blind Lake.
« On le suit depuis plus d’un an, dit Marguerite, et son agenda n’a pas varié de plus de quelques minutes. Jusqu’à ces derniers temps, il y a quelques jours, il a passé deux heures dans une assemblée de pourriture qui aurait du durer deux fois moins longtemps… Son régime alimentaire a changé. Ses interactions sociales déclinent. Et ce soir, il semble insomniaque. Asseyez-vous et regardez, si ça vous intéresse, monsieur Carmody.
— Chris, » Il ôta une pile de revues d’astrobiologie posée sur une chaise.
Marguerite alla à la porte crier : « Tess ! »
D’en bas monta un : « Ouais ?
— C’est l’heure du bain ! »
Un trottinement dans l’escalier. « Je ne pense pas avoir besoin d’un bain.
— Oh que si. Je suis encore assez occupée, tu peux te le faire couler ?
— Je crois.
— Appelle-moi quand c’est prêt. »
Ils entendirent bientôt de l’eau couler dans la salle de bains.
Chris observa le Sujet qui montait un autre passage en spirale. Le Sujet était totalement seul, ce qui sortait de l’ordinaire. Les aborigènes avaient tendance à agir en foule, même s’ils dormaient toujours seuls.
« Ils sont plutôt diurnes, en général, dit Marguerite. Une anomalie de plus. Mais quant à savoir où il va… hé ! regardez ! »
Le Sujet avait atteint une arche ouverte et venait de sortir dans la nuit étoilée extraterrestre.
« Il n’est jamais allé à cet endroit jusqu’ici.
— Quel endroit ?
— Un balcon sur la rampe qui monte dans la tour où il habite. Mon Dieu, quelle vue ! »
Le Sujet s’approcha de la petite barrière au bord du balcon. Le point de vue virtuel dériva dans son dos, et Chris put voir Homardville s’étaler derrière le torse granuleux du Sujet. Les portes et balcons des longues tours pyramidales étaient illuminés par les lumières des passages publics. Fourmilières et coquilles de cauri filetées d’or, songea Chris. Lorsqu’il était enfant, ses parents l’emmenaient un ou deux soirs par an se balader en voiture sur Mulholland Drive pour admirer les lumières de Los Angeles en contrebas. Un spectacle qui ressemblait à celui qu’il avait aujourd’hui sous les yeux. Presque aussi vaste. Et presque aussi isolé.
La fringante petite lune de la planète était pleine, et Chris distingua, à l’extérieur de la ville, une partie des terres sèches, les montagnes basses loin à l’ouest et un massif nuageux qu’un vent rapide poussait haut dans le ciel. Des spirales de poussière électrostatiquement chargée tournoyaient au-dessus des champs irrigués, se formant aussi vite qu’elles se dissipaient, comme d’immenses fantômes.
Il vit Marguerite frissonner un peu sans quitter l’écran des yeux.
Le Sujet arriva à la barrière usée. Il s’arrêta, comme s’il hésitait. « Il a des pulsions suicidaires ? demanda Chris.
— J’espère que non, répondit-elle d’une voix tendue. Nous n’avons jamais constaté de comportement destructif, mais on est nouveaux, dans le coin. Jésus, j’espère que non ! »
Mais le Sujet restait immobile, comme absorbé.
« Il regarde la vue, dit Chris.
— Possible.
— Quoi d’autre ?
— On n’en sait rien. C’est pour cela qu’on ne leur prête pas de motivation. Si j’étais à sa place, je regarderais la vue ; mais peut-être profite-t-il de la pression atmosphérique, ou peut-être espérait-il rencontrer quelqu’un, à moins qu’il soit perdu ou désorienté. Ce sont des créatures conscientes et complexes, avec un passé et des impératifs biologiques que personne ne prétend comprendre. On ne sait même pas avec certitude à quel point leur vue est bonne… si ça se trouve, il ne voit pas ce que nous voyons en ce moment.
— Quand même, si j’avais à parier, je dirais qu’il admire la vue. »
Cela valut à Chris un petit sourire. « On peut penser de telles choses, admit Marguerite. Mais on ne doit pas les dire.
— Maman ! » L’appel provenait de la salle de bains.
« J’arrive dans une seconde. Sèche-toi ! » Elle se leva. « J’ai bien peur que ce soit l’heure de coucher Tess.
— Cela vous dérange si je reste encore un peu pour regarder ?
— Pas de problème. Appelez-moi si ça devient passionnant. Tout est enregistré, bien entendu, mais rien ne vaut le direct. Bon, il ne fera peut-être rien du tout. Quand ils se tiennent debout sans bouger, ils restent souvent comme ça pendant des heures.
— Pas très portée sur la fête, comme planète, dit Chris.
— On aimerait bien pouvoir profiter de cette période statique pour explorer la ville. Mais arriver à faire suivre un seul individu par l’Œil a déjà été un petit miracle en soi. Si on regarde ailleurs, on risque de le perdre. Ne vous attendez pas à grand-chose. »
Elle avait raison, à propos du Sujet : il restait d’une immobilité totale face au large horizon de la nuit. Chris observa au loin des tourbillons de poussière, immenses et immatériels, passer au clair de lune sur les plaines. Il se demanda s’ils faisaient du bruit dans l’atmosphère plutôt ténue de la planète. Il se demanda si l’air était chaud ou frais, si le Sujet était sensible à la température. Dire que face à ce comportement tout à fait inhabituel, ils n’avaient rien pour deviner les pensées qui circulaient dans cette tête parfaitement représentée mais parfaitement impénétrable… Que signifiait la solitude pour des créatures uniquement seules la nuit ?
D’agréables bruits lui parvinrent : Marguerite discutant à voix basse avec sa fille, puis la bordant. Une rafale de rires. Marguerite finit par réapparaître sur le seuil. « Il a bougé ? »
La lune avait bougé. Les étoiles avaient bougé. Pas le Sujet.
« Non.
— Je fais du thé, si le cœur vous en dit.
— Merci. Avec plaisir. Je… »
Il fut interrompu par le bruit reconnaissable entre tous du verre qui se brise, suivi par le hurlement aigu et strident de Tessa.
Chris entra dans la chambre de la fillette juste après Marguerite.
Tess criait toujours, un sanglot aigu et soutenu. Assise au bord de son lit, elle pressait sa main droite dans le giron de sa chemise de nuit en flanelle. Du sang avait giclé sur le dessus-de-lit.
La vitre inférieure de la fenêtre était cassée. Des échardes de verre saillaient sur le cadre et un froid polaire s’engouffrait à l’intérieur. Marguerite s’agenouilla sur le lit et souleva Tessa à l’écart des bouts de verre. « Montre-moi ta main, dit-elle.
— Non !
— Si. Ça va aller. Montre-moi. »
Tess détourna la tête, ferma fort les yeux et tendit son poing serré. Du sang filtra entre ses doigts et dévala sur l’articulation. Des taches rouges de sang frais tachaient sa chemise de nuit. Marguerite écarquilla les yeux mais écarta avec fermeté les doigts masquant la blessure. « Tess, qu’est-ce qu’il s’est passé ? »
Tess inspira assez d’air pour répondre. « Je me suis appuyée sur la fenêtre.
— Tu t’es appuyée dessus :
— Oui ! »
Chris comprit qu’elle mentait et que Marguerite acceptait ce mensonge, comme si toutes deux savaient ce qu’il s’était vraiment passé. Il ne pouvait en dire autant. Il roula une couverture en boule qu’il fourra dans la brèche de la fenêtre.
Dans la main droite de la fillette, davantage de sang inonda la paume tendue, formant un petit lac. Cette fois, Marguerite ne put dissimuler un hoquet.
« Il y a du verre dans la plaie ? demanda Chris.
— Je ne peux pas dire… Non, je ne crois pas.
— Il faut faire pression dessus. Et elle aura besoin de points de suture. » Confrontée à ce nouveau motif d’inquiétude, Tess se mit à gémir. « Ne t’en fais pas, dit Chris. C’est arrivé un jour à ma petite sœur. Elle est tombée avec un verre à la main et elle s’est coupée. Plus méchamment que toi. Elle s’en est vantée, plus tard. En disant qu’elle était la seule à ne pas avoir eu peur. Le docteur lui a arrangé cela.
— Quel âge elle avait ?
— Treize ans.
— J’en ai onze », dit Tess, jaugeant son courage à ce nouveau standard.
« Chris, il y a de la gaze dans le placard de la salle de bains. Vous voulez bien aller en chercher ? »
Il rapporta la gaze et un pansement élastique marron. Comme les mains de Marguerite tremblaient, Chris pressa la gaze dans la paume de Tessa et lui dit de serrer le poing dessus. Le tissu se teinta aussitôt d’écarlate. « Il faut la conduire à la clinique, dit-il. Si vous me donnez vos clés, je ferai démarrer la voiture pendant que vous emmitouflez Tessa.
— D’accord. Les clés sont dans mon sac, dans la cuisine. Tess, tu peux marcher ? Attention aux bouts de verre par terre. »
Elle laissa des taches de sang sur la moquette jusqu’en bas des escaliers.
Le centre médical de Blind Lake, une suite de bureaux juste à l’est de Hubble Plaza, gardait sa clinique d’urgence ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. L’infirmière de service ne regarda Tess qu’un instant avant de la pousser avec sa mère dans une salle de soins. Chris s’assit à la réception où il feuilleta des exemplaires de magazines de voyage vieux de six mois pendant qu’une musique pop légère chuchotait au plafond.
D’après ce qu’il avait vu, Tess ne souffrait que d’une blessure mineure dont la clinique saurait prendre soin. Mieux valait éviter de penser à ce qui aurait pu se passer en cas de blessure plus grave. Bien que correctement équipée, la clinique n’était pas un hôpital.
Tess s’était « appuyée » sur la fenêtre. Sauf qu’on ne cassait pas une vitre de ce genre juste en s’appuyant dessus. Tess avait menti, et Marguerite avait compris pourquoi. Pour une raison dont elle ne voulait pas parler devant un étranger. Un problème avec sa fille, supposa Chris. Colère, dépression, traumatisme consécutif au divorce. Mais la fillette ne lui avait semblé ni en colère ni déprimée lorsqu’elle lui avait parlé dans la cuisine. Et il se souvenait l’avoir entendu rire spontanément dans la chambre quelques instants avant l’accident.
Ce ne sont pas mes affaires, se dit-il. Tess lui rappelait un peu – par son amabilité candide – sa sœur Portia, mais cela ne le regardait pas pour autant. Il avait cessé de vouloir réconforter les affligés et affliger ceux vivant dans le confort. Il n’était pas doué pour cela. Toutes ses croisades s’étaient mal terminées.
Marguerite sortit de la salle de soins, secouée et constellée du sang de sa fille, mais visiblement rassurée. « Ils ont nettoyé et recousu la plaie, informa-t-elle Chris. Tess s’est montrée très courageuse, d’ailleurs, une fois qu’on a vu le docteur. L’histoire de votre sœur lui a fait du bien, je pense.
— J’en suis ravi.
— Merci de votre aide. J’aurais pu la conduire moi-même, mais cela aurait été beaucoup plus compliqué. Et plus effrayant pour Tess.
— Pas de quoi.
— Ils lui ont donné un analgésique. Le docteur dit qu’on peut rentrer à la maison dès qu’il fera effet. Il faudra quand même qu’elle ne bouge pas la main pendant quelques jours.
— Vous avez appelé son père ? »
Le moral de Marguerite baissa aussitôt. « Non, mais il faut, je suppose. J’espère juste qu’il ne va pas péter les plombs. Ray est… » Elle s’interrompit. « Vous ne voulez pas connaître mes problèmes. »
Franchement, non, il ne voulait pas mettre les pieds dans cette histoire. « Excusez-moi », dit-elle avant d’emporter son téléphone à l’autre bout de la salle d’attente.
Chris ne put pas ne pas entendre une partie de la conversation. Il trouva significative la manière dont elle parlait à son ex-mari. D’abord avec une désinvolture étudiée. Expliquant l’accident d’une voix douce, le minimisant, puis se recroquevillant en entendant la réaction de Ray. « À la clinique, finit-elle par dire. Je… » Un temps. « Non. Non. » Un temps. « Ce n’est pas nécessaire, Ray. Non. Tu en fais une montagne. » Un long silence. « Ce n’est pas vrai. Tu sais que ce n’est pas vrai. »
Elle raccrocha sans dire au revoir et prit quelques instants pour se calmer. Puis elle retraversa la salle d’attente entre les rangées de mobilier hospitalier standard, les lèvres serrées, la coiffure de travers, les vêtements tachés de sang. Elle marchait avec une dignité raide, un rejet implicite de ce que lui avait dit Ray Scutter.
« Je suis désolée, mais voudriez-vous sortir démarrer la voiture ? Je vais chercher Tess. Je pense qu’elle serait mieux à la maison. »
Un autre mensonge poli, mais avec une insistance implicite. Il hocha la tête.
Un vent glacé balayait le passage entre la clinique et le parking. Il fut ravi de monter dans la petite automobile de Marguerite pour lancer le moteur. La chaleur monta des conduits du plancher. Des lignes sinueuses de neige soufflées par le vent parcouraient la rue vide. Il regarda les lumières de Hubble Plaza, l’entrée du centre commercial. Les étoiles brillaient toujours et loin sur l’horizon, au sud, il vit les feux de position d’un avion à réaction. Quelque part, des avions continuaient à voler, quelque part, le monde continuait à tourner.
Marguerite sortit de la clinique au bout d’environ dix minutes, mais elle n’avait pas atteint la voiture qu’un autre véhicule entrait à toute allure dans le parking et s’arrêtait dans un crissement de pneus.
L’automobile de Ray Scutter. Marguerite observa avec une appréhension manifeste son ex-mari en sortir et se diriger vers elle d’une démarche rapide et agressive.
Chris s’assura que la portière côté passager n’était pas verrouillée. Mieux valait éviter une confrontation. Ray semblait en rage. Mais Marguerite ne parvint pas à la voiture avant que Ray lui mette la main sur l’épaule.
Marguerite ne quitta pas son ex-mari des yeux, mais poussa Tess derrière elle pour la protéger. Tess tenait sa main blessée sous son blouson. Chris n’entendait pas ce que Ray disait. Tout ce qui lui parvint par-dessus la plainte du moteur fut quelques consonnes aboyées.
Le moment venait de se montrer courageux, ce qu’il détestait. Les gens trouvaient son livre courageux, du moins avant le suicide de Galliano. Comme c’est courageux de votre part de l’avoir écrit, disaient-ils. Le courage ne l’avait jamais mené nulle part.
Il sortit de la voiture et ouvrit la portière arrière pour faire monter Tess.
Ray le regarda d’un air étonné. « Vous êtes qui, vous, bordel ?
— Chris Carmody.
— Il m’a aidée à conduire Tess ici, s’empressa de préciser Marguerite.
— Et là, elle a besoin de rentrer à la maison », conclut Chris. Tess s’était déjà pelotonnée sur la banquette arrière, agile malgré le handicap de sa main bandée.
« De toute évidence, elle n’est pas en sécurité ici », dit Scutter, ses yeux plissés fixés sur Chris.
« Ray, contra Marguerite, nous avons un accord…
— Nous avons un accord écrit avant le blocus par un avocat que je ne peux pas contacter. » Ray avait maîtrisé les tons de l’impatience mâle, mélange à parts égales de gémissement et d’autorité. « Pas question que je te confie ma fille alors que tu permets à ce genre de choses d’arriver.
— C’était un accident, personne n’est à l’abri d’un accident.
— Surtout quand on ne surveille pas les enfants. Tu faisais quoi, tu ne quittais pas ce foutu Sujet des yeux ? »
Marguerite trébucha sur sa réponse. « Ça s’est passé une fois Tess au lit », intervint Chris. D’un signe discret, il incita Marguerite à monter en voiture.
« Vous êtes ce journaliste de tabloïdes… qu’est-ce que vous en savez ?
— J’étais là. »
Marguerite comprit son signe et monta. Ray eut l’air frustré et encore plus en colère lorsqu’il entendit claquer la portière. « J’emmène ma fille, dit-il.
— Non monsieur, répondit Chris. Pas ce soir, désolé. »
Il regarda Ray dans les yeux en se glissant au volant. Tess se mit à pleurer doucement sur la banquette arrière. Ray se pencha sur la portière, mais ce qu’il cria resta inaudible. Chris embraya et s’éloigna, non sans que Scutter ait le temps de décocher un coup de pied dans le pare-chocs arrière.
Marguerite calma sa fille. Craignant de déraper sur le verglas, Chris sortit avec précaution du parking. Ray aurait pu sauter en voiture pour les suivre, mais il sembla choisir une autre solution : la dernière fois que Chris le vit dans le rétroviseur, il était toujours debout à rager d’impuissance.
« Il déteste qu’on le voie comme ça, dit Marguerite. Je suis désolée, j’ai peur que vous vous soyez fait un ennemi, ce soir. »
Sans aucun doute. Chris comprenait l’alchimie par laquelle un homme pouvait se montrer charmant en public et brutal en privé. La cruauté comme intimité de dernier recours. La plupart des hommes n’aimaient pas avoir un public dans ces moments-là.
Elle ajouta : « je dois vous remercier à nouveau, je suis vraiment désolée pour tout ça.
— Ce n’est pas votre faute.
— Si vous voulez trouver un autre endroit pour dormir, je comprendrai.
— Votre sous-sol est toujours plus chaud que le gymnase. Si cela ne vous dérange pas. »
Tess renifla et toussa. Marguerite l’aida à se moucher.
« Je ne peux pas m’empêcher d’y penser…, reprit Marguerite. Si ça avait été pire ? Si on avait eu besoin d’un vrai hôpital ? J’en ai tellement marre de ce blocus. »
Chris s’engagea dans l’allée menant à la maison. « je pense que nous survivrons », dit-il. D’évidence, Marguerite était une survivante.
Épuisée, Tess alla se coucher sur le lit de Marguerite. La maison était froide : avec cet air glacé qui se déversait par la vitre brisée dans la chambre de Tessa, la chaudière peinait à suivre. En farfouillant dans le sous-sol, Chris trouva une lourde bâche de protection en plastique et un grand morceau de placage d’érable. Il fixa le plastique avec du ruban adhésif isolant sur le cadre de la fenêtre cassée puis cloua le placage par-dessus pour faire bonne mesure.
Marguerite était dans la cuisine lorsqu’il redescendit.
« Un dernier verre ? proposa-t-elle.
— Et comment. »
Elle lui servit du café frais et corsé de brandy. Chris consulta sa montre. Minuit passé. Il n’avait aucune envie de dormir.
« Vous devez en avoir assez de m’entendre m’excuser.
— J’ai eu une petite sœur, dit Chris. Ces choses-là arrivent, avec les enfants. Je le sais bien.
— Votre sœur. Portia, vous avez dit.
— On l’appelle tous Porry.
— Vous la voyez toujours ? Enfin, vous la voyiez avant le blocus ?
— Porry est morte il y a quelque temps.
— Oh, désolée…
— Bon, il faut vraiment que vous arrêtiez de vous excuser.
— De… Oh.
— Vous pensez que Ray va vous faire beaucoup d’ennuis pour ce soir ? »
Elle haussa les épaules. « C’est la question de l’année. Il m’en fera autant que possible.
— Cela ne me regarde pas. J’aimerais juste savoir s’il risque de débarquer ici avec un fusil à pompe.
— Ce n’est pas son genre. Ray est seulement… eh bien, qu’est-ce que je pourrais dire sur lui ? Il aime avoir raison. Il déteste qu’on le contredise. Il cherche toujours la bagarre mais déteste perdre, et il a perdu pendant la plus grande partie de sa vie. Il n’aime pas partager la garde avec moi – il n’aurait même pas signé l’accord si son avocat ne lui avait pas dit qu’il ne pouvait espérer davantage – et il me menace toujours d’une nouvelle action en justice pour me prendre Tess. Il considérera ce qu’il s’est passé ce soir comme une preuve de plus de mon incompétence maternelle. Comme des munitions supplémentaires.
— Ce soir, ce n’était pas de votre faute.
— Ray se fiche de ce qu’il s’est vraiment passé. Il se convaincra que j’en suis responsable, ou au minimum que j’ai fait preuve d’une énorme négligence.
— Vous êtes restés mariés combien de temps ?
— Neuf ans.
— Il vous maltraitait ?
— Pas physiquement. Pas tout à fait. Il brandissait le poing, mais sans frapper. Ce n’était pas son style. Mais il m’a clairement fait comprendre qu’il n’avait ni confiance en moi ni une bonne opinion de moi, loin de là. Il m’appelait tous les quarts d’heure pour me demander où j’étais, ce que je faisais et à quelle heure je rentrerais à la maison, en m’avertissant de ne pas être en retard. Il ne m’aimait pas, mais il ne voulait pas que j’accorde mon attention à qui que ce soit d’autre. Au début, j’ai cru à une simple manie, à un défaut de personnalité, à quelque chose qu’il surmonterait.
— Vous aviez des amis, de la famille ?
— J’ai des parents indulgents. Mon père a accepté Ray jusqu’à ce qu’il devienne évident qu’il ne voulait pas qu’on l’accepte. Ray n’aimait pas que j’aille voir mon père. Ni que je rende visite à des amis. Il fallait que ce soit juste nous deux. Pas de forces équilibrantes.
— Un mariage dont il est bon de sortir, dit Chris.
— Je ne suis pas sûre qu’il croie que c’est terminé.
— Les gens peuvent prendre des mauvais coups dans des situations comme celle-là.
— Je sais. J’ai entendu des histoires de ce genre. Mais Ray n’en viendrait jamais aux mains. »
Chris ne releva pas. « Comment allait Tess lorsque vous lui avez dit bonne nuit ?
— Elle avait l’air plus qu’à moitié endormie. Elle est épuisée, la pauvre petite.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé, selon vous, pour qu’elle casse cette fenêtre ? »
Marguerite prit une longue gorgée de café et sembla examiner la table. « Sincèrement, je n’en sais rien. Mais Tess a eu quelques soucis par le passé. Elle a un problème avec les surfaces réfléchissantes, les miroirs, etc. Elle a dû voir quelque chose qui ne lui plaisait pas. »
Et du coup passer sa main à travers la vitre ? Chris ne comprenait pas, mais cela mettait de toute évidence Marguerite mal à l’aise d’en parler et il ne voulait pas insister. Elle avait eu son lot d’épreuves pour la soirée.
« Je me demande ce que fait le Sujet, dit-il. Nuit blanche à Homardville.
— J’ai tout laissé en marche, non ? » Elle se leva. « Vous voulez jeter un coup d’œil ? »
Il la suivit à l’étage. Ils passèrent sur la pointe des pieds devant la chambre où dormait Tessa.
Le bureau de Marguerite était exactement dans l’état dans lequel elle l’avait laissé, les lumières allumées, les interfaces branchées, le grand écran mural suivant consciencieusement le Sujet. Marguerite poussa une exclamation en voyant l’image.
Le matin était revenu sur la portion d’UMa47/E occupée par le Sujet. Ce dernier avait quitté le balcon pour descendre dans la rue. Les vents de la nuit avaient recouvert toutes les surfaces exposées d’une fine couche de poussière blanche, une texture neuve sous la lumière rasante du soleil.
Marchant dans l’aube, le Sujet approchait d’une arche en pierre cinq fois plus haute que lui. « Où va-t-il ? demanda Chris.
— Je n’en sais rien, dit Marguerite. Mais s’il ne fait pas demi-tour, il va quitter la ville. »
« Charlie Grogan a appelé, annonça Sue Sampel lorsque Ray traversa son bureau pour accéder au sien. Ainsi que Dajit Gill, Julie Sook et deux autres directeurs de département. Oh, vous avez rendez-vous avec Ari Weingart à 10 heures, avec Shulgin à 11, puis…
— Transmettez-moi l’agenda, dit Ray. Ainsi que tous les messages urgents. Ne me passez aucun appel. » Il disparut dans le sanctum sanctorum dont il ferma la porte.
Béni soit le silence, se dit Sue. Il vaut mieux que la voix de Ray Scutter.
Sue avait laissé une tasse de café brûlant sur son bureau, hommage à sa ponctualité. Très bien, pensa Ray. Mais une journée difficile l’attendait. Depuis le départ en pèlerinage du Sujet, la semaine précédente, les comités d’interprétation nageaient dans l’hystérie. Même les astrozoologistes n’étaient pas d’accord entre eux : certains voulaient rester focalisés sur Homardville en suivant un Sujet plus représentatif, d’autres (dont Marguerite) s’affirmaient convaincus que le comportement du Sujet était significatif et qu’il fallait le suivre jusqu’au bout. Les gens de Technologie et Artefacts craignaient de perdre leur contexte urbain, mais les astrogéologues et climatologues se réjouissaient de la perspective d’un long détour dans les déserts et les montagnes. Les comités se disputaient comme des chiffonniers, et l’absence des maîtres de recherche et de communication avec Washington les privait de moyen évident de résoudre le conflit.
Tous ces gens finiraient par se tourner vers Ray pour lui demander conseil. Mais celui-ci ne voulait pas assumer cette responsabilité sans de nombreuses délibérations. Quelle que soit la décision qu’il prendrait, il aurait tôt ou tard à la défendre. Il voulait que cette défense soit irréfutable. Il avait besoin de pouvoir citer des noms et des documents, et tant pis si certains des plus exaltés parmi les partisans des comités pensaient qu’il « éludait le problème » – et il avait déjà entendu circuler cette critique. Il leur avait demandé à tous de préparer des exposés de principe.
Mieux valait commencer la journée dans de bonnes dispositions. Il déplia une serviette en papier et déverrouilla le tiroir inférieur de son bureau.
Depuis le début du blocus, Ray gardait une réserve de DingDong sous clé dans son tiroir. Cela le gênait de l’admettre, mais il se trouvait qu’il appréciait la pâtisserie industrielle et plus particulièrement les DingDong avec son café du matin, et il se passait volontiers, merci bien, des inévitables commentaires des petits malins sur le polysorbate 80 et les « calories vides ». Il aimait ôter l’emballage de papier craquant, il aimait l’odeur de sucre et de maïzena qui s’en dégageait, il aimait la texture visqueuse du gâteau et la manière dont le café brûlant lui détachait du palais l’arrière-goût un peu chimique.
Mais les DingDong ne figuraient pas dans les livraisons hebdomadaires du camion noir. Ray s’était montré assez astucieux pour racheter les derniers stocks de l’épicerie locale et de la supérette installée dans l’entrée de Hubble Plaza. Il avait commencé avec deux cartons, mais ceux-ci n’avaient pas duré bien longtemps. Pour autant qu’il pouvait le dire, son tiroir contenait les six derniers DingDong de tout Blind Lake. Après ça, fini. Le manque. De toute évidence, il n’en mourrait pas. Mais cela le contrariait beaucoup de devoir se priver à cause de cette merde bureaucratique, de cet interminable blocus silencieux.
Il sortit un DingDong de son tiroir. Un de moins, ce qui en laissait cinq, l’équivalent d’une semaine au boulot.
Mais il ne voyait plus que quatre paquets dans l’ombre.
Quatre. Il recompta. Quatre. Il passa la main dans tout le tiroir. Quatre.
Il aurait dû y en avoir cinq. Avait-il mal calculé ?
Impossible. Il avait enregistré le décompte dans son journal tous les soirs.
Il resta immobile le temps de traiter cette information fâcheuse, de laisser se développer une colère substantielle et justifiée. Puis il sonna Sue Sampel à qui il demanda de venir.
« Sue, dit-il lorsqu’elle apparut sur le seuil. Auriez-vous une clé de mes tiroirs, par hasard ?
— De vos tiroirs ? » Soit elle était surprise, soit elle le feignait de manière très plausible. « Non, pas du tout.
— Parce qu’à mon arrivée, les gens du support m’ont dit que j’avais la seule et unique clé.
— Vous l’avez perdue ? Ils doivent avoir un passe quelque part. Ou ils peuvent remplacer les serrures, j’imagine.
— Non, je ne l’ai pas perdue. » Le ton de sa voix la fit reculer. « J’ai même la clé sur moi. Mais on a volé quelque chose.
— Volé ? Qu’est-ce qui a été volé ?
— Ce qui a été volé n’a aucune importance. Rien d’essentiel, en l’occurrence. L’important, c’est que quelqu’un a accédé à mon bureau à mon insu. J’espère que même vous, vous êtes capable de voir ce que cela signifie. »
Elle jeta un coup d’œil sur son bureau. Ray réalisa, trop tard, qu’il avait laissé son DingDong du matin encore emballé à côté de sa tasse de café. Elle regarda le gâteau, puis Ray, avec une expression vous voulez plaisanter. Il sentit le sang lui affluer aux joues.
« Vous devriez peut-être en parler au personnel de nettoyage », dit Sue.
Tout ce qu’il voulait maintenant, c’était qu’elle disparaisse. « Bon, eh bien, j’imagine que ce n’est pas grave… Je n’aurais pas dû en parler.
— Ou à la Sécurité. Vous avez rendez-vous avec Shulgin en fin de matinée. »
Dissimulait-elle un sourire ? Se permettait-elle de se moquer de lui ? « Merci, fit-il avec raideur.
— Autre chose ?
— Non. » Casse-toi. « Merci de fermer la porte. »
Elle la referma doucement. Ray imagina entendre son rire qui flottait derrière elle comme un ruban rouge vif.
Ray considérait qu’il avait le sens des réalités. Il savait que quiconque cherchant à salir sa réputation (et ses ennemis étaient légion) pourrait qualifier de misogyne une partie de son comportement. Il ne haïssait pourtant pas les femmes. Bien au contraire : il leur donnait toutes les chances de se racheter. Le problème n’était pas qu’il haïssait les femmes mais qu’elles n’arrêtaient pas de le décevoir. Prenez Marguerite, par exemple. (Encore Marguerite, toujours Marguerite…)
Ari Weingart se présenta à 10 heures avec une série de propositions visant à améliorer le moral de la communauté. Cayti Lane, du département des RP, voulait mettre en place et animer un circuit vidéo local pour les nouvelles et les événements – Télé Blind Lake, en fait. « L’idée me parait bonne, dit Ari. Cayti est intelligente et photogénique, j’ai aussi dans l’idée de regrouper, pour les rediffuser, les téléchargements individuels que les gens ont gardé dans leurs serveurs domestiques. Une télé à programmes et horaires fixes, très XXe siècle, mais ça peut aider à tenir. Au moins, ça donnera aux gens un sujet de conversation à la pause-café. »
Parfait, tout cela était parfait. Ari proposa ensuite une série de débats et de conférences les samedis soirs au centre communautaire. Parfait aussi. Ari essayait de reconfigurer le siège en fête paroissiale. Libre à lui, pensa Ray. Libre à lui de distraire les détenus pleurnicheurs avec des numéros de cirque. Mais tout cet enthousiasme finissait par le fatiguer, et il fut soulagé lorsque enfin Ari remballa son sourire et quitta le bureau.
Ray recompta ses DingDong.
Bien entendu, Sue avait pu accéder à son tiroir. Aucun signe ne laissait penser qu’on en avait crocheté le mécanisme – peut-être Ray avait-il négligé de verrouiller le tiroir, faute d’inattention dont Sue aurait alors tiré avantage. Sue travaillait souvent plus tard que Ray, surtout quand Tess habitait chez lui : à l’opposé de Marguerite, il n’aimait pas laisser sa fille seule à la maison après l’école. Sue est en tête de ma liste de suspects, décida Ray, même si le personnel de nettoyage n’est pas au-dessus de tout soupçon.
Il trouvait plus facile de traiter avec les hommes qu’avec les femmes. Il suffisait d’aboyer assez fort pour en imposer à un homme. Une femme était plus rusée, selon Ray, ouvertement accommodante mais facile à subvertir. D’une loyauté qui restait provisoire et changeait trop vite. (Marguerite, par exemple…)
Au moins, Tess ne deviendrait pas une femme de ce genre.
Dimi Shulgin se présenta à 11 heures, pimpant dans son costume gris sur mesure, fournissant une distraction bienvenue malgré le lot de nouvelles de mauvais augure qu’il apportait. Shulgin avait maîtrisé l’art de l’impénétrabilité balte : son visage pâteux resta impassible tandis qu’il décrivait l’humeur générale des journaliers et du personnel salarié. « Pour l’instant, ils subissent cette quarantaine sans vraiment poser de problèmes, a priori à cause de ce qui est arrivé à ce pauvre M. Krafft quand il a franchi la clôture, dit Shulgin. C’était une bonne chose, en fin de compte, selon moi. Cela a suffisamment effrayé les gens pour qu’ils se résignent. Mais le mécontentement est en hausse. Le personnel temporaire et technique est cinq fois plus nombreux que les scientifiques et les cadres, vous savez. Beaucoup d’entre eux demandent à avoir voix au chapitre pour les décisions, et plus d’un voudrait arrêter l’Œil pour voir ce que cela donne.
— Tout ça, c’est du vent, décréta Ray.
— Pour l’instant. Mais à long terme… si le blocus se poursuit… qui sait ?
— Il faudrait qu’on nous voie agir de manière positive.
— L’apparence de l’action pourrait aider », dit Shulgin en cachant avec prudence son éventuelle ironie sous son épais accent.
« Vous savez que quelqu’un a forcé les tiroirs de mon bureau, il y a peu ?
— Vos tiroirs ? » Shulgin haussa ses sourcils en chenille. « Forcés ? Vandalisme, vol ? »
Ray agita la main en un geste qu’il imaginait magnanime. « Rien de grave, sans doute simple vandalisme d’un employé indélicat, mais ça m’a fait réfléchir. Si on lançait une enquête ?
— Sur ce vandalisme ?
— Non, pour l’amour du ciel. Sur le blocus.
— Une enquête ? Comment ? Toutes les preuves sont de l’autre côté de la clôture.
— Pas forcément.
— Vous pouvez m’expliquer ?
— Selon certains, on doit ce blocus à quelque chose qui s’est passé à Crossbank, quelque chose de dangereux, qui a un rapport avec leurs O/BEC et qui pourrait bien se produire ici aussi.
— Oui, d’où le nombre croissant de personnes qui réclament qu’on éteigne nos processeurs, mais…
— Oubliez un peu les O/BEC. Pensez à Crossbank. S’il y avait eu un problème là-bas, on en aurait entendu parler, non ? »
Shulgin réfléchit. Il se frotta le nez. « Peut-être. Mais pas forcément. Tous les administrateurs hors cadre étaient à Cancun quand on s’est retrouvés en quarantaine. Ils auraient été les premiers informés.
— Oui, dit Ray en poussant peu à peu l’idée vers sa conclusion, mais peut-être que les messages se sont empilés sur leurs serveurs personnels avant que la quarantaine entre en vigueur.
— Tout ce qu’il y a d’urgent leur aurait été retransmis…
— Mais il en resterait des copies dans les serveurs de Blind Lake, pas vrai ?
— Eh bien… sans doute. À moins que quelqu’un n’ait pris la peine de les effacer. Mais on ne peut pas s’introduire dans les serveurs personnels de la direction.
— Ah bon ? »
Shulgin haussa les épaules. « J’aurais cru.
— Dans des circonstances ordinaires, la question ne se poserait même pas. Mais les circonstances sont loin d’être ordinaires.
— S’introduire dans les serveurs et lire leur courrier. Intéressant, en effet.
— Et si on trouve quoi que ce soit d’utile, on l’annonce au cours d’une réunion générale.
— S’il y a bien des résultats. Autres que des messages vocaux de leurs femmes et leurs maîtresses. Dois-je en parler à mon équipe, lui demander de déterminer quelle difficulté cela pose de s’introduire dans nos serveurs ?
— Oui, Dimi. Parlez-en à votre équipe. »
Plus il y pensait, plus l’idée le séduisait. Il alla déjeuner l’esprit presque joyeux.
Ray changeait toutefois vite d’humeur, et lorsqu’il quitta Hubble Plaza à la fin de la journée, il se sentait à nouveau revêche. L’histoire du DingDong. Sue en avait sans doute parlé avec ses amies à la cafétéria du personnel. Chaque nouvelle journée valait à Ray une nouvelle humiliation. Il aimait avoir des DingDong au petit déjeuner, bordel, qu’est-ce qu’il y avait de si drôle, de si comiquement aberrant à cela ? Les gens sont cons, décida Ray.
Il conduisit avec prudence dans les rafales de neige dure, s’efforçant sans y parvenir de ne pas avoir un seul feu rouge sur la grande rue.
Les gens étaient cons, ce qui échappait toujours aux théoriciens de l’exoculture, aux petits optimistes aveugles de bas étage comme Marguerite. Un monde plein de cons ne leur suffisait pas. Ils en voulaient davantage. Tout un univers de connards. Un cosmos organique luisant de rosé, un miroir magique sur lequel rayonnait un visage heureux.
Le crépuscule tomba tel un rideau autour de la voiture. Comme le monde serait plus propre, se dit Ray, s’il ne contenait que des gaz, de la poussière et une étoile brillante ici ou là – froide mais virginale, comme la neige enveloppant les quelques hautes tours de Blind Lake. En réalité, Homardville leur avait enseigné quelque chose de politiquement incorrect : le fait indéniable mais inavouable que la (soi-disant) conscience n’était qu’une irrationalité pourvue d’un but, une suite de comportements déterminée par l’ADN pour produire davantage d’ADN, vide de toute autre logique que celle, déchaînée, des mathématiques de l’autoreproduction. Du chaos avec remontée d’information, z → z2 + c répété aveuglément jusqu’à ce que l’univers se soit dévoré et excrété lui-même.
Moi y compris, songea Ray. Mieux valait ne pas se voiler la face devant l’amère vérité. Tout ce qu’il aimait (sa fille) ou pensait avoir aimé (Marguerite) ne représentait guère que sa participation à cette équation, n’avait ni plus ni moins de sens que le saignement nocturne des aborigènes d’UMa47/E. Marguerite, par exemple : agissant selon des scripts génétiques imparfaits, mère possessive mais incapable, matrice ambulante réclamant l’égalité des droits devant la loi. Comme il pensait encore souvent à elle. Chaque insolence subie par Ray était un miroir de la haine que lui vouait Marguerite.
La porte du garage s’ouvrit en détectant l’arrivée de la voiture. Il se gara sous l’éblouissante lumière du plafonnier.
Il se demanda quel effet cela ferait de se libérer de toutes ces contraintes biologiques et de voir le monde tel qu’il était vraiment. Horrible à nos yeux, pensa-t-il, monotone et impitoyable, mais nos yeux nous mentent, aussi asservis à l’ADN que notre cœur et notre esprit. Peut-être les O/BEC étaient-ils devenus cela : un œil inhumain révélant des vérités que personne n’était prêt à accepter.
Il avait récupéré Tess, cette semaine-là. Il l’appela d’un « Bonjour » en entrant dans la maison. La trouva assise dans le salon à côté du sapin de Noël artificiel, penchée sur ses devoirs comme un gnome studieux. « Salut », dit-elle d’un air absent. Ray s’immobilisa un moment, surpris par l’amour qu’il lui portait, admirant les boucles serrées de ses cheveux bruns sur son crâne. Elle écrivait sur l’écran d’une ardoise électronique qui traduisait ses gribouillages puérils en quelque chose de lisible.
Il se dépouilla de son manteau et de ses couvre-chaussures puis baissa les stores sur l’obscurité neigeuse. « As-tu déjà appelé ta mère biologique ? »
L’accord signé après arbitrage avec Marguerite prévoyait que Tess appelle chaque jour le parent absent. Tess le regarda avec curiosité. « Ma mère biologique ? »
Avait-il dit cela tout haut ? « Ta mère, je veux dire.
— Oui, je l’ai déjà appelée.
— A-t-elle dit quelque chose de troublant ? Tu sais que tu peux m’en parler, si ta mère te pose des problèmes. »
Mal à l’aise, Tess haussa les épaules.
« L’étranger était avec elle quand tu as appelé ? L’homme qui vit au sous-sol ? »
Tess haussa à nouveau les épaules.
« Montre-moi ta main. »
Nul besoin d’être grand clerc pour comprendre que les problèmes de Tess à Crossbank venaient de Marguerite, même si cela avait échappé au médiateur du divorce. Marguerite n’avait cessé d’ignorer sa fille, de se consacrer exclusivement à ses chers paysages marins extraterrestres, et Tess s’était livrée à plusieurs tentatives désespérées pour attirer son attention, tentatives dont la motivation sautait aux yeux. L’étrangère effrayante dans le miroir aurait aussi bien pu être le Sujet de Marguerite : indirect, exigeant et omniprésent.
À contrecœur, baissant la tête de gêne, Tess tendit la main droite. On avait ôté les points de suture la semaine précédente. Les cicatrices disparaîtraient avec le temps, d’après le docteur de la clinique, mais elles semblaient pour l’instant blafardes, de la nouvelle peau rose entre des excroissances agressives à l’emplacement des points. Ray avait déjà pris quelques photos au cas où le problème serait soulevé un jour en cour de justice. Il tint la petite main dans la sienne et s’assura de l’absence de tout signe d’infection. De l’absence de toutes petites vies dévorant celle de la chair de sa fille.
« Qu’est-ce qu’on mange, ce soir ? demanda Tess.
— Du poulet », répondit Ray en la laissant à ses bouquins. Du poulet surgelé dans le congélateur. Il sortit la chair morte de l’oiseau de basse-cour abattu et entreprit de la cuire dans une poêlée d’huile végétale non raffinée. Avec de l’ail, du basilic, du sel et du poivre. L’odeur lui fit venir l’eau à la bouche. Attirée par cette même odeur, Tess entra d’un pas nonchalant pour le regarder cuisiner.
« Cela t’inquiète de retourner chez ta mère demain ? »
Ta mère biologique. La moitié de ton bagage génétique. La moindre moitié, pensa Ray.
« Non ! » dit Tess, presque d’un air de défi. « Pourquoi est-ce que tu n’arrêtes pas de me demander ça ?
— Ah bon ?
— Oui ! Parfois.
— Mais parfois, ce n’est pas tout le temps, si ?
— Non, mais…
— Je veux juste que tout se passe bien pour toi, Tess.
— Je sais. » Vaincue, elle se détourna.
« Tu es heureuse, ici, non ?
— Ça va, ici.
— Parce qu’on ne sait jamais avec maman, pas vrai ? Tu pourrais avoir à venir vivre ici tout le temps, Tess, si quelque chose lui arrivait. »
Tess plissa les yeux. « Qu’est-ce qui lui arriverait ?
— On ne sait jamais », dit Ray.
Avant qu’il quitte la cité, le Sujet avait mené une vie répétitive alternant travail, sommeil, et assemblées de nourriture. Ce cycle avait plongé Marguerite dans le désarroi en lui rappelant le concept hindou de kalpa, le cercle sacré, le retour éternel.
Mais cela avait changé.
Et ce changement avait transformé le cercle en quelque chose de différent : il était devenu un récit. Une histoire, pensa Marguerite, avec un début et une fin. Voilà pourquoi il fallait à tout prix garder l’Œil braqué sur le Sujet, en dépit de l’opinion des membres les plus cyniques d’Interprétation. « Le Sujet n’est plus représentatif », affirmaient-ils. Mais c’était justement ce qui le rendait si intéressant. Le Sujet était devenu un individu, davantage que la somme de ses fonctions dans la société aborigène. Le Sujet se trouvait de toute évidence confronté à une espèce de crise dans sa vie, et Marguerite ne pouvait supporter l’idée de ne pas suivre cette crise jusqu’à son terme.
Y compris jusqu’au décès du Sujet, si on en arrivait là. Ce qui n’avait rien d’impossible.
Elle avait eu assez tôt l’idée de coucher par écrit l’odyssée du Sujet, non sous forme d’analyse, mais comme ce qu’elle était devenue : une histoire. Pas pour la publier, bien entendu. Elle violerait les protocoles de l’objectivité, se livrerait de manière consciente ou non à toutes sortes d’anthropomorphismes. De toute manière, elle n’écrivait pas, du moins, pas ce genre de choses. Ce serait pour sa seule satisfaction personnelle… et parce qu’elle croyait que le Sujet le méritait. Après tout, ils s’étaient immiscés dans une existence véritable. L’intimité de l’écriture permettrait à Marguerite de lui rendre la dignité qu’ils lui avaient volée.
Elle entama le projet dans un cahier d’écolier bleu à spirale. Tess (revenue l’avant-veille de chez son père après un Noël décevant) dormait et Chris, en bas, mettait la cuisine en désordre ou pillait la bibliothèque. C’était un moment précieux, sanctifié par le silence. Un moment durant lequel elle pouvait pratiquer sa magie noire préférée : l’empathie. Et admettre de son plein gré qu’elle se souciait du sort de cette créature si inconnaissable et si intimement connue.
Les derniers jours du Sujet dans la cité furent perturbés et décousus [écrivit Marguerite].
Il se rendait à l’heure habituelle à son poste de travail, mais ses assemblées de nourriture se firent plus brèves et plus sommaires. Il descendait lentement les marches du puits de nourriture, et dans le faible éclairage des assemblées vespérales, il prenait moins de produits agricoles que d’habitude. Il passait plus de temps à racler les pousses en forme de moisissures sur les parois humides du puits pour en sucer le résidu sur ses pinces nutritionnelles.
Il s’agit en temps normal d’une période d’intense interaction sociale et les puits étaient bondés, mais le Sujet restait la tête tournée vers la paroi rocheuse et n’effectuait qu’un nombre minimal de ses gestes de signalisation visibles (ondulation de cils, mouvements de tête).
Son sommeil était perturbé aussi, ce qui par contrecoup sembla déranger les petites créatures qui, durant la nuit, s’abreuvaient à ses mamelles à sang.
La place que tiennent dans la culture ou l’écologie du Sujet ces animaux logeant dans les murs n’est pas claire. Peut-être s’agit-il de parasites, mais le fait qu’ils soient tolérés par tous laisse plutôt penser à des symbiotes ou même à une étape du cycle de reproduction. Peut-être, en se nourrissant ainsi, stimulent-ils des réactions immunitaires souhaitables… c’est du moins une théorie parmi d’autres. Peu avant son départ, toutefois, ces créatures semblèrent dégoûtées par le Sujet endormi. Elles le goûtèrent, s’en éloignèrent, revinrent effectuer une nouvelle tentative qui donna le même résultat. Dans le même temps, le Sujet, agité, bougeait plusieurs fois et d’une manière qui ne lui ressemblait pas au cours de la nuit.
Il passa sa dernière nuit dans la ville à veiller du haut d’un balcon à l’extérieur de la tour collective dans laquelle il résidait. Il est tentant de voir dans ces comportements à la fois solitude et détermination. [Tentant mais interdit, songea Marguerite.] La vie du Sujet avait changé, c’était évident, et peut-être pas en mieux.
Puis il quitta la ville.
Cela ressembla à une décision spontanée. Par un limpide matin bleu, il quitta son terrier et sa tour pour sortir directement par le portail oriental de la cité aborigène. Au soleil, sa peau épaisse luisait comme du cuir poli. Le Sujet était d’une nuance de rouge mat sur la plus grande partie du corps et d’un rouge foncé virant au noir aux articulations principales, et sa crête dorsale jaune se dressait comme une couronne flamboyante pendant qu’il marchait.
Une immense superficie agricole entoure la cité. Canaux et aqueducs charrient de l’eau d’irrigation depuis les montagnes enneigées du Nord. Une énorme quantité s’évapore en chemin dans l’atmosphère sèche et ténue, mais le filet qui reste suffit à alimenter des avenues de plusieurs kilomètres de plantes succulentes. Ces plantes, à la peau épaisse et de couleur vert olive, se divisent en quelques types de base assez similaires. Elles ont une tige robuste, des feuilles aussi larges que des assiettes et aussi épaisses que des pancakes. Plus hautes que le Sujet, elles projetaient diverses ombres sur lui tandis qu’il marchait.
Le Sujet suivit la route de terre battue, une large avenue bordée de rigoles de drainage et de verdoyantes cultures estivales. Il n’eut pas la moindre interaction sociale ni avec les ouvriers tachés de sève dans les champs, ni avec les piétons qu’il croisa en chemin. Peu après avoir quitté la ville, il obliqua vers une terre cultivée, où les ouvriers agricoles l’ignorèrent tandis qu’il assemblait plusieurs grandes feuilles d’une plante arrivée à maturité, les enveloppait dans une feuille encore plus large mais plus plate, et enfonçait le tout dans une poche de son abdomen inférieur. Un pique-nique ? Ou des provisions pour un long voyage ?
Pendant la plus grande partie de la matinée, il fut obligé de marcher sur la partie la moins occupée de la route, à l’écart de la circulation. À en croire les cartes planétaires préparées avant que les O/BEC se consacrent à un seul Sujet, cette route continue vers l’est dans les terres arides sur presque cent kilomètres, puis met le cap au nord pour traverser une chaîne de petites montagnes (les contreforts d’une chaîne plus élevée) et repartir vers l’est jusqu’à ce que, après quelques centaines de kilomètres de hautes plaines parsemées de végétation, elle atteigne une autre cité aborigène, l’agglomération urbaine encore anonyme située à 33° de latitude et 42° de longitude. 33/42 est une ville plus petite que celle du Sujet, mais un partenaire commercial régulier.
De gros camions passaient dans les deux sens, énormes plates-formes équipées de moteurs simples mais efficaces et perfectionnés, qui roulaient sur d’immenses rouleaux massifs et non sur des roues. (Peut-être avons-nous affaire là à un exemple d’efficacité aborigène. Les camions entretiennent les routes de terre battue rien qu’en les empruntant.) Il y avait aussi beaucoup de piétons, des paires, des triades et des groupes plus importants d’individus se dandinant. Mais aucun autre solitaire. Un voyage exceptionnel impliquait-il une destination exceptionnelle ?
À la mi-journée, le Sujet atteignit la fin des terres cultivées. La route s’élargit et les haies de plantes succulentes disparurent. L’horizon était plat face à lui et montagneux au nord. Les montagnes tremblotaient dans les vagues de chaleur montante. Lorsque le soleil atteignit son apex, le Sujet s’arrêta pour déjeuner, il quitta la route et gagna à quelques centaines de mètres de là une formation ombragée de grandes roches basaltiques, ou il urina en abondance sur le sol sableux avant d’escalader un des socles rocheux pour se tenir face au nord. L’atmosphère entre le Sujet et les montagnes était blanche de poussière en suspension, et les sommets neigeux semblaient flotter au-dessus du bassin désertique.
Peut-être se reposait-il, peut-être sentait-il l’air ou planifiait-il la prochaine étape de son expédition. Il resta immobile près d’une heure. Puis il revint sur la route reprendre son voyage, ne s’arrêtant que pour boire l’eau d’un fossé.
Il traversa l’après-midi à une allure régulière. À la tombée de la nuit, il avait dépassé les dernières traces d’agriculture – de vieux champs désormais en friche, des canaux d’irrigation comblés et cachés par du sable soufflé par le vent – et pénétré dans le bassin désertique séparant les montagnes du nord et la mer bien plus au sud. La circulation automobile, diurne, avait cessé pour la journée. Il se retrouvait seul, et son pas ralentit avec l’approche de la nuit. La soirée était d’une limpidité inhabituelle. Une petite lune monta rapidement depuis l’est et le Sujet chercha un endroit pour dormir.
Une exploration de plusieurs minutes lui permit de découvrir une dépression sablonneuse à l’abri d’un affleurement rocheux. Il s’y recroquevilla en position quasi fœtale, protégeant ses surfaces ventrales de l’air de plus en plus froid. Son corps s’assoupit pour se figer dans son habituelle catatonie nocturne.
Lorsque la lune eut traversé les trois quarts du ciel, un certain nombre de petites créatures insectoïdes sortirent d’un nid caché dans le sable. Elles furent immédiatement attirées par le Sujet, peut-être par son odeur ou par le rythme de sa respiration. Elles étaient plus petites que les symbiotes nocturnes de sa ville natale, avec un renflement thoracique distinct et deux paires de pattes supplémentaires. Mais elles se nourrirent de la même manière, et sans hésitation, aux mamelles à sang du Sujet.
Elles s’y trouvaient toujours (repues, peut-être) lorsque le Sujet s’éveilla aux premières lueurs de l’aube. Certaines restèrent accrochées à son corps lorsqu’il se leva. Soigneusement, méticuleusement, le Sujet les détacha et les jeta. Les créatures restèrent immobiles mais intactes jusqu’à ce que le soleil leur réchauffe le corps, et retournèrent alors s’enfouir dans le sable, leur queue en éventail rose disparaissant avec un moulinet.
Le Sujet se remit à suivre la route.
Lorsqu’elle relut ses premiers paragraphes, Marguerite ne fut pas satisfaite par ce qu’elle avait écrit.
Non parce que c’était incorrect, même si cela l’était, bien entendu – d’une scandaleuse et délicieuse incorrection. Les erreurs d’attribution pullulaient. Les spécialistes en sciences sociales en seraient choqués. Mais elle en avait assez de l’objectivité. Son propre projet, son projet personnel, était de se mettre à la place du Sujet. Quel autre moyen les êtres humains avaient-ils de se comprendre ? « Voyez cela de mon point de vue », disaient les gens. Ou : « Si j’étais à votre place… » C’était un acte d’imagination si commun qu’il en devenait invisible. On considérait les gens qui ne pouvaient pas ou ne voulaient pas le faire comme des psychotiques ou des sociopathes.
Mais quand on regarde les aborigènes, pensa Marguerite, on est censés simuler l’indifférence. Adopter une attitude distante presque puritaine dans son austérité. Est-ce vice de ma part d’admettre me soucier que le Sujet vive ou meure ?
La plupart de ses collègues répondraient oui à cette question. Marguerite caressait l’idée hérétique qu’ils pouvaient se tromper.
Toujours était-il que le récit passait à côté de quelque chose. Elle avait du mal à savoir quoi dire ou, en particulier, comment le dire. Pour qui écrivait-elle ? Pour elle seule, ou bien avait-elle un lectorat en tête ?
Deux semaines avaient passé depuis que le Sujet avait quitté la ville – depuis le soir où Tess s’était si méchamment coupé la main. Si elle continuait ce récit, il y aurait encore beaucoup de choses à écrire. Seule dans son bureau, Marguerite se tenait penchée sur son cahier, mais penser à Tess lui fit relever la tête pour écouter les bruits nocturnes de la maison.
En bas, Chris ne dormait toujours pas. Il s’était fait sa place dans la maison. Il couchait au sous-sol, passait la plus grande partie de la journée à l’extérieur, dînait au Sawyer’s et utilisait en général la cuisine et le salon une fois Tessa au lit. Une présence discrète, parfois même réconfortante. (Là : le bruit de la porte du réfrigérateur, le raclement d’une assiette.) Chris avait toujours l’air affligé lorsqu’il travaillait, comme un homme qui se battait avec désespoir pour rattraper un enchaînement d’idées qui venait de lui échapper. Mais il travaillait souvent sans interruption jusque tard dans la nuit.
Et il l’avait aidée pour Tess. Plus qu’un peu. Chris n’était pas de ces adultes qui traitaient les enfants avec condescendance ou essayaient de les impressionner. Il semblait à l’aise avec Tessa, lui parlait volontiers, ne s’offensait pas de ses silences ou bouderies sporadiques. Il n’avait pas fait tout un plat des problèmes de Tessa.
Qui semblait d’ailleurs un peu plus heureuse depuis son arrivée.
Mais cet accident où elle s’était blessé la main ne manquait pas d’inquiéter Marguerite. Tess avait tout d’abord affirmé s’être appuyée un peu trop fort sur la fenêtre, mais Marguerite ne s’y trompait pas : une vitre, la nuit, dans une pièce éclairée, reflétait les images avec autant d’efficacité qu’un miroir.
Et ce n’était pas le premier miroir que brisait Tess.
Elle en avait cassé trois à Crossbank. Le psy avait parlé de « colère inexprimée », mais Tess ne décrivait jamais la Fille-Miroir sous un jour hostile ou effrayant. Elle brisait les miroirs, disait-elle, parce qu’elle en avait assez des apparitions inopinées de la Fille-Miroir – « J’aime me voir moi quand je regarde dans un miroir. » La Fille-Miroir était importune, souvent gênante, fréquemment agaçante, mais on ne pouvait la qualifier de cauchemar absolu.
C’est à cause du sang que cet épisode avait semblé tellement plus horrible.
Marguerite avait interrogé Tess le lendemain. Un peu somnolente à cause des analgésiques, la fillette était restée alitée tout l’après-midi, en jetant de temps à autre un coup d’œil à un livre mais sans lire longtemps, par manque de concentration. Marguerite s’était assise au bord de son lit. « Je croyais qu’on en avait fini avec ça. Avec les choses cassées. » Sans accuser. Juste d’un ton curieux.
« Je me suis appuyée sur la fenêtre », avait répété Tess, mais elle avait dû sentir le scepticisme de sa mère car elle avait soupiré et ajouté d’une petite voix : « C’est juste qu’elle m’a prise par surprise.
— La Fille-Miroir ? »
Hochement de tête.
« Elle est revenue, ces derniers temps ?
— Non », avait répondu Tess. Puis : « Pas beaucoup. C’est pour ça que ça m’a surprise.
— Tu as pensé à ce que le Dr Leinster a dit à Crossbank ?
— La Fille-Miroir n’est pas réelle. C’est un peu comme une partie de moi-même que je ne veux pas voir.
— Tu penses que c’est ça ? » Tess avait haussé les épaules.
« Eh bien, qu’est-ce que tu en penses vraiment ?
— Je pense que si je ne veux pas la voir, pourquoi est-ce qu’elle n’arrête pas de revenir ? »
Bonne question, n’avait pu s’empêcher de penser Marguerite. « Elle te ressemble toujours ?
— Elle est exactement comme moi.
— Alors comment tu sais que c’est elle ? » Tess haussa les épaules. « Les yeux.
— Qu’est-ce qu’ils ont, ses yeux ?
— Trop grands.
— Qu’est-ce qu’elle veut, Tess ? » Elle avait espéré que sa fille n’entendait pas le soupçon d’appréhension dans sa voix. Le nœud dans sa gorge. Quelque chose ne va pas chez ma fille. Mon bébé.
« Je crois qu’elle veut juste que je fasse attention.
— À quoi, Tess ? À elle ?
— Non, pas seulement à elle. À tout. À tout, tout le temps.
— Tu te souviens de ce que le Dr Leinster t’a appris ?
— À me calmer et à attendre quelle s’en aille.
— Ça marche encore ?
— Je crois. Des fois, j’oublie. »
Le Dr Leinster avait dit à Marguerite que les symptômes de Tessa étaient inhabituels mais bien loin du genre de délire systématique pouvant indiquer une schizophrénie. Pas de sautes d’humeur drastiques, pas de comportement agressif, une bonne orientation temporelle et spatiale, un affect émotionnel un peu en sourdine mais dans la norme, un aperçu raisonnable de son problème, pas de déséquilibre neurochimique flagrant. Toutes ces conneries psychiatriques pour en revenir au dernier et banal verdict du Dr Leinster : Ça finira sans doute par lui passer avec le temps.
Mais le Dr Leinster n’avait pas eu à laver le pyjama plein de sang de Tessa.
Marguerite revint à son journal de bord. À son acte illicite de narration. Ce n’était toujours pas à jour : il n’y avait rien sur les Ruines de la Route Orientale, par exemple… mais cela suffisait pour la soirée.
En bas, elle trouva les lumières encore allumées. Assis dans la cuisine, la chaise inclinée en arrière et les pieds sur une autre, Chris mangeait une tartine de pain de seigle en feuilletant le numéro de septembre de la Revue d’astrogéologie. « Je descends juste boire un dernier verre, dit Marguerite. Ne vous dérangez pas pour moi. »
Jus d’orange avec un trait de vodka, ce qu’elle prenait quand elle se sentait trop agitée pour dormir. Comme ce soir-là. Elle s’assit sur une troisième chaise et posa ses pieds en pantoufles à côté de ceux de Chris. « La journée a été longue ? demanda-t-elle.
— J’ai eu une autre réunion avec Charlie Grogan à l’Œil.
— Et comment Charlie prend-il tout ça ?
— Le blocus ? Il ne s’en soucie pas trop, bien qu’il dise nourrir Boomer avec du bœuf haché, ces temps-ci. Les camions n’apportent pas de nourriture pour chien. C’est surtout l’Œil qui l’inquiète.
— Pourquoi ?
— Ils ont eu une autre petite cascade d’incidents techniques pendant ma visite.
— Vraiment ? Je n’ai pas eu de mémo à ce sujet.
— Charlie dit qu’il s’agit juste des pépins habituels, mais qu’ils en ont de plus en plus souvent – des sautes de puissance et des irrégularités dans les E/S. Je pense que ce qui le gêne vraiment, c’est la possibilité que quelqu’un débranche la prise. Il prend soin de ces O/BEC depuis si longtemps qu’il les considère comme ses enfants.
— C’est n’importe quoi, dit Marguerite, toutes ces histoires sur l’arrêt de l’Œil. » Mais elle-même ne se trouvait pas très convaincante. Elle fit une tentative maladroite pour changer de sujet. « Vous ne parlez pas souvent de votre travail. »
Elle avait déjà vidé la moitié de son verre et sentait l’alcool se frayer un chemin dans son corps à une vitesse ridicule, l’endormant, l’enhardissant.
« J’essaye de le tenir à distance de Tess et de vous. Je vous suis reconnaissant de me laisser loger ici. Je ne veux pas répandre mes ennuis.
— Pas de problème. On se connaît depuis quoi, maintenant, plus d’un mois ? Mais je suis presque certaine que tout ce qu’on raconte sur votre livre n’est pas vrai. Vous ne m’avez l’air ni malhonnête ni méchant.
— Malhonnête et méchant ? C’est ce qui se dit ? »
Marguerite rougit.
Mais Chris souriait. « J’ai déjà entendu tout ça, Marguerite.
— J’aimerais lire votre livre, un jour.
— Impossible de le télécharger, depuis le blocus. Ce qui m’avantage peut-être. » Son sourire perdit de sa conviction. « Je peux vous donner un exemplaire.
— Avec plaisir, merci.
— Merci à vous pour ce vote de confiance. Marguerite ?
— Oui ?
— Ça vous dirait de m’accorder une interview ? Sur Blind Lake, la quarantaine, votre place dans cette histoire ?
— Oh ! mon Dieu. » Elle ne s’était pas attendue à ce qu’il dise cela. Mais qu’est-ce qu’elle s’était attendue à ce qu’il dise, au juste ? « Eh bien, pas ce soir.
— Non, pas ce soir.
— La dernière fois qu’on m’a interviewée, c’était pour le journal du lycée. Sur mon projet de science.
— Un bon projet ?
— Premier prix. Celui qui permet de décrocher une bourse. Tout sur l’ADN mitochondrial – à l’époque, je croyais vouloir devenir généticienne. Un truc plutôt lourd pour une fille de pasteur. » Elle bâilla. « Il faut vraiment que j’aille me coucher. »
Sur une impulsion – ou peut-être à cause de l’alcool –, Marguerite posa sa main sur la table, la paume vers le haut. Un geste qu’il était en droit d’ignorer. Et il n’y aurait pas de mal à cela.
Chris regarda sa main, peut-être quelques secondes de trop. Puis il la couvrit de la sienne. De bon cœur ? À contrecœur ?
La sensation de sa paume contre la sienne plut à Marguerite. Aucun homme adulte ne lui avait tenu la main depuis qu’elle avait quitté Ray, qui n’était déjà pas trop du genre à tenir la main. Elle s’aperçut qu’elle ne pouvait pas regarder Chris dans les yeux. Elle laissa ce moment s’éterniser, puis retira sa main avec un sourire penaud. « Faut que j’y aille, dit-elle.
— Bonne nuit, dit Chris Carmody.
— Vous aussi », lui répondit-elle en se demandant dans quoi elle se fourrait.
Avant de se coucher, elle alla regarder une dernière fois les images transmises en direct par l’Œil.
Il ne se passait pas grand-chose. Le Sujet continuait son odyssée entamée deux semaines plus tôt. Il était loin sur la Route Orientale, avançait d’un pas ferme dans un autre matin. Sa peau semblait chaque jour plus terne, mais c’était sans doute à cause de la poussière ambiante. Il n’avait pas plu depuis des mois, ce qui n’avait toutefois rien d’inhabituel l’été à ces latitudes.
Même le soleil semblait briller moins fort, jusqu’à ce que Marguerite s’aperçoive que la brume était ce jour-là d’une épaisseur inaccoutumée, et encore plus épaisse au nord-est, presque comme si une ligne de grains approchait. Elle pourrait sans doute interroger Météorologie à ce sujet. Demain.
Enfin, avant de se coucher, elle jeta un coup d’œil dans la chambre de Tessa.
Celle-ci dormait à poings fermés. À côté du lit, la réparation bricolée par Chris avec du plastique et du placage recouvrait toujours la vitre cassée, permettant à la pièce de garder une chaleur confortable. L’obscurité à l’extérieur comme à l’intérieur. Les miroirs par chance vides. Pas d’autres bruits que la respiration tranquille de Tessa.
Et dans la quiétude de la maison, Marguerite comprit pour qui elle écrivait ce récit. Pas pour elle-même. Certainement pas pour les autres scientifiques. Ni pour le grand public.
Elle l’écrivait pour Tess.
C’était une prise de conscience stimulante, qui chassait toute possibilité de trouver le sommeil. Elle revint dans son bureau, alluma la lampe et ressortit le cahier. Elle l’ouvrit et écrivit :
Il y a plus de cinquante ans, sur une planète si distante qu’aucun être humain en vie ne peut espérer s’y rendre un jour, existait une ville de roche et de grès. Elle était aussi grande que n’importe laquelle de nos grandes villes, et ses tours s’élevaient haut dans l’atmosphère sèche et ténue de ce monde. Elle était construite sur une plaine poussiéreuse surplombée par de hautes montagnes dont les sommets restaient enneigés même durant le long été. Quelqu’un vivait là, quelqu’un qui, quoique pas tout à fait humain, n’en était pas moins une personne, à sa manière très différente de nous mais très semblable par certains côtés. Le nom que nous lui donnions était « le Sujet »…
Sue Sampel se remettait à apprécier les week-ends, malgré le blocus persistant.
Pendant un temps, cela avait été blanc bonnet et bonnet blanc : les jours de la semaine occupés mais ternis par les crises et bizarreries de son patron, samedi et dimanche calmes et moroses parce qu’elle ne pouvait pas sauter dans sa voiture pour aller se détendre à Constance. Au début, elle s’était défoncée du début à la fin du week-end, jusqu’à ce que sa réserve personnelle donne des signes de faiblesse. (Encore un article que les camions noirs ne livraient pas.) Ensuite, elle avait emprunté une poignée de romans de Tiffany Arias à une autre employée de Hubble Plaza, cinq épais volumes se passant en temps de guerre à Shiugang et consacrés à une infirmière déchirée entre son amour pour un pilote de reconnaissance militaire et sa liaison secrète avec un trafiquant d’armes alcoolique. Ces livres lui avaient plu, mais ne valaient pas à ses yeux le cannabis Fille Verte label canadien (importé régulièrement mais en toute illégalité du Protectorat économique du Nord), dont il lui restait une dizaine de grammes à l’intérieur d’une petite boîte à biscuits cachée dans son tiroir à chaussettes.
Puis Sébastian Vogel s’était présenté à sa porte avec un billet de logement signé Ari Weingart et une valise marron cabossée.
Au premier abord, il semblait peu prometteur. Mignon, peut-être, mais d’une manière plutôt lutin de Noël, frisant la soixantaine, avec un peu d’embonpoint, une couronne de cheveux gris autour de son crâne dégarni et brillant, et une barbe touffue gris-rouge. Il était sans aucun doute timide – il bredouilla en se présentant – et pire, Sue eut l’impression d’avoir affaire à une espèce de pasteur ou de prêtre à la retraite. Il promit de ne « pas la déranger du tout » et elle craignit qu’il ne tienne parole.
Le lendemain, elle avait interrogé Ari à son sujet. Il lui apprit que Sébastian était un universitaire à la retraite, et non un prêtre, l’un des trois journalistes de l’équipe bloquée à Blind Lake. Sébastian avait écrit un livre appelé Dieu le vide quantique – dont Ari lui prêta un exemplaire : un ouvrage beaucoup plus austère qu’un roman de Tiffany Arias mais aussi beaucoup plus substantiel.
Sébastian Vogel n’était néanmoins qu’une présence silencieuse dans la maison jusqu’à ce qu’il la surprenne un soir en train de se rouler un joint sur la table de la cuisine.
« Oh », fit-il depuis la porte.
Trop tard pour cacher la boîte ou les feuilles. L’air coupable, Sue essaya de plaisanter. « Euh, vous en voulez ?
— Oh non, je ne peux pas…
— Non, je comprends tout à fait…
— Je ne peux pas abuser ainsi de votre hospitalité. Mais j’en ai vingt grammes dans mes bagages, si cela ne vous gêne pas de les partager avec moi. »
Ensuite, cela commença à aller mieux.
Il avait quinze ans de plus que Sue et son anniversaire tombait le 9 janvier. Le temps que cette date arrive, ils dormaient dans le même lit. Sue l’appréciait beaucoup – et il était bien plus marrant qu’elle n’aurait pu l’imaginer – mais elle se doutait aussi qu’il s’agissait d’une simple « aventure de blocus » (elle avait entendu cette expression à la cafétéria du personnel). Les aventures de blocus fleurissaient dans toute la ville. Le mélange de traumatisme de réclusion et d’angoisse permanente s’avérait un aphrodisiaque puissant.
L’anniversaire de Sébastian tombait un samedi, et Sue le préparait depuis des semaines. Elle tenait à ce qu’il ait un gâteau, mais on ne trouvait plus de préparation rapide en boîte au magasin et elle ne se sentait pas de se lancer dans de la véritable pâtisserie. Elle s’était donc rabattue sur quelque chose de presque aussi bien : elle avait mis en œuvre son ingéniosité.
Elle lui apporta le gâteau, garni d’une seule bougie, dans la salle à manger. « Joyeux anniversaire », dit-elle.
Ce n’était pas vraiment un gâteau, mais cela en avait la valeur symbolique.
La petite bouche de Sébastian se plissa en un sourire dont sa moustache ne dissimula qu’une partie.
« C’est trop gentil ! Merci, Sue.
— Il n’y a vraiment pas de quoi.
— Non, c’est très bien ! » Il admira le gâteau. « Je n’avais pas vu de nourriture de luxe depuis des semaines. Où as-tu déniché ça ? »
En réalité, ce n’était pas un gâteau, mais un DingDong décoré d’une bougie d’anniversaire. « Tu n’as pas besoin de le savoir », répondit-elle.
Ayant convenu de déjeuner ce samedi-là avec ses amis au Viwyer’s, Sébastian demanda à Sue de l’accompagner.
Elle accepta, mais non sans réserve. Sue avait décroché une licence de sciences une vingtaine d’années plus tôt, mais cela ne lui avait guère permis d’obtenir qu’un vulgaire travail de gratte-papier à Blind Lake. Elle avait été tenue à l’écart de trop nombreuses discussions techniques pour envisager de gaieté de cœur un après-midi de bavardages entre journalistes scientifiques. Sébastian l’assura que cela ne se passerait pas ainsi. Ses amis étaient des auteurs, pas des savants. « Avec leur franc-parler, mais pas snobs. »
Peut-être bien qu’oui, peut-être bien qu’non.
Sue conduisit Sébastian, qui n’avait pas de voiture, au Sawyer’s, où ils se garèrent sous de petites rafales de neige. Le vent était vif et le soleil perçait parfois entre les canyons de nuages. Il régnait dans le restaurant une soporifique atmosphère chaude et humide.
Sébastian la présenta à Élaine Coster, une femme maigre à l’air acerbe, un peu plus âgée qu’elle, et à Chris Carmody, beaucoup plus jeune, grand et un peu sombre, mais bel homme dans le genre ébouriffé. Chris se montra amical, mais Élaine, après une poignée de main molle, dit : « Eh bien, Sébastian, on ne s’attendait pas à cela de votre part. »
Sue fut surprise par l’animosité de son ton, presque un ricanement, et par l’indifférence manifeste avec laquelle Sébastian y réagit.
Durant le déjeuner – de la soupe et des sandwiches, comme toujours depuis le début de la quarantaine –, Sue produisit des bruits gracieux mais se contenta surtout d’écouter les autres discuter. Ils parlèrent de la politique de Blind Lake, se livrant à quelques conjectures sur Ray Scutter, et s’inquiétèrent de la sempiternelle question du blocus. Ils évoquèrent des gens dont Sue n’avait jamais entendu parler jusqu’à ce qu’elle commence à se sentir ignorée, même si sous la table la main de Sébastian restait sur sa cuisse qu’elle pressait de temps en temps d’une manière rassurante.
Le bavardage finit par aborder un sujet par lequel elle se sentit concernée. Il se trouvait que Chris logeait chez l’ex-femme de Ray Scutter et que deux semaines plus tôt, Ray s’était livré pour la galerie à une espèce de numéro de macho devant la clinique de Blind Lake. Le genre de conneries typique de Ray Scutter, et Sue le leur dit.
Élaine la fixa d’un long regard troublant. « Que savez-vous de Ray Scutter ?
— Je m’occupe de son bureau pour lui. »
Les yeux d’Élaine s’écarquillèrent. « Vous êtes sa secrétaire ?
— Son assistante personnelle. Bon, ouais, sa secrétaire, au fond.
— Jolie et douée », dit Élaine à Sébastian, dont la réaction se limita à son impénétrable sourire. Elle reporta son attention sur Sue, qui refréna l’envie de se recroqueviller face à ce regard laser. « Vous en savez beaucoup, au juste, sur Ray Scutter ?
— Sur sa vie privée, rien. Sur son travail, à peu près tout.
— Il vous en parle ?
— Mon Dieu, non. Ray prend bien soin de ne jamais dévoiler son jeu, en premier lieu parce qu’il détient l’as de l’incompétence. Vous avez déjà vu des gens qui ont perdu pied brasser du vent, histoire d’avoir au moins l’air utiles ? Eh bien, c’est tout à fait le genre de Ray. Il ne me dit rien, et une fois sur deux, il faut que je lui explique son boulot.
— Il y a des rumeurs qui courent sur Ray, vous savez », dit Élaine.
Ou peut-être, pensa Sue, est-ce moi qui ai perdu pied. « Quel genre de rumeurs ?
— On dit que Ray veut s’introduire dans les serveurs de la direction pour en lire les courriers électroniques.
— Oh. Eh bien, c’est… »
Un bourdonnement s’éleva. Chris sortit son téléphone de sa poche, se détourna en chuchotant. Élaine lui décocha un regard venimeux.
Lorsqu’il se tourna à nouveau vers eux, il dit : « Désolé, tout le monde. Marguerite a besoin de moi pour garder sa fille.
— Bordel, fait Élaine, tout le monde se met en ménage, ici ? T’es devenu baby-sitter, ou quoi ?
— C’est plus ou moins une urgence, m’a dit Marguerite. » il se leva.
« Eh bien vas-y ! » Elle roula des yeux. Sébastian salua d’un aimable signe de tête.
« Ravi d’avoir fait votre connaissance, dit Chris à Sue.
— De même. » Il semblait plutôt sympa, bien qu’un peu distrait. Il était certainement de meilleure compagnie qu’Élaine et sa vision à rayons X.
Qui se braqua sur elle dès que Chris s’éloigna de la table.
« Donc, c’est vrai ? Ray se livre à du piratage illicite ?
— Illicite, je n’en sais rien. Il prévoit de rendre cela public. L’idée étant que les messages arrivés avant le blocus sur les serveurs de la direction pourraient nous faire entrevoir la cause de cette histoire.
— Si un message quel qu’il soit est passé avant le blocus, comment se fait-il que Ray n’en ait pas reçu une copie ?
— Il n’était pas bien haut dans la hiérarchie avant que tout le monde parte à la conférence de Cancun. En plus, il est nouveau, ici. Il avait des contacts à Crossbank, mais pas ce qu’on pourrait appeler des amis. Ray ne se fait pas d’amis.
— Cela lui donne le droit de s’introduire dans des serveurs sécurisés ?
— Il le pense.
— Il le pense, mais dans les faits, est-il passé à l’action ? »
Sue réfléchit à sa position. Parler à la presse serait un excellent moyen de se faire virer. Nul doute qu’Élaine lui promettrait un anonymat total. (Ou de l’argent, si elle en demandait. Ou la lune.) Mais les promesses étaient comme les chèques en bois : faciles à remplir et difficiles à encaisser, je suis peut-être stupide, mais pas autant que cette femme semble le penser, loin de là.
Elle examina Sébastian. Voulait-il quelle en parle ?
Elle lui adressa un regard interrogateur. Sébastian s’appuya à son dossier, les mains sur le ventre, la barbe ornée d’une tache de moutarde. Énigmatique comme une chouette empaillée. Mais il lui fit un signe de tête.
D’accord.
D’accord. Elle le ferait pour lui, pas pour cette Élaine.
Elle se lécha les lèvres. « Shulgin était dans le bâtiment hier avec un type de l’informatique.
— À pirater les serveurs ?
— À votre avis ? Mais ce n’est pas comme si je les avais pris sur le fait.
— Ils ont obtenu des résultats ?
— Aucun, pour autant que je sache. Ils y étaient encore quand je suis partie vendredi soir. » Ils y sont peut-être toujours, pensa Sue. Passant le silicone au tamis du chercheur d’or.
« S’ils trouvent quelque chose d’intéressant, l’information transitera par votre bureau ?
— Non. » Elle sourit. « Mais elle arrivera sur celui de Ray. »
Sébastian eut soudain l’air préoccupé. « Tout ça est très intéressant, dit-il, mais ne laisse pas Élaine t’embarquer dans quoi que ce soit de dangereux. » Il avait reposé sa main sur sa cuisse pour lui communiquer un message qu’elle n’arrivait pas à déchiffrer. « Élaine s’occupe d’abord de sa paroisse.
— Allez vous faire foutre, Sébastian », répliqua l’intéressée.
Sue fut quelque peu choquée. D’autant plus que Sébastian se contenta de hocher la tête et d’afficher à nouveau son sourire de bouddha.
« Il se peut que je voie quelque chose comme ça, dit Sue. Il se peut aussi que non.
— Si vous le voyez…
— Élaine, Élaine… intervint Sébastian. N’exagérez pas.
— J’y réfléchirai, dit Sue. D’accord ? Ça vous suffit ? On peut changer de sujet ? »
Ils avaient terminé leur carafe de café et la serveuse n’en avait pas apporté d’autre. Élaine commença à enfiler sa veste.
« Au fait, intervint Sébastian, on m’a demandé de faire une petite présentation au centre communautaire pour une des soirées d’Ari.
— Vous allez leur vendre votre bouquin ? demanda Élaine.
— D’une certaine manière. Ari a du mal à occuper ces tranches du samedi. Je pense qu’il vous sollicitera pour la prochaine. »
Sue vit avec plaisir Élaine se dérober. « Merci, mais j’ai mieux à faire.
— Je vous laisserai le dire vous-même à Ari.
— Je peux le lui mettre par écrit, s’il veut. »
Sébastian s’excusa et se dirigea vers les toilettes. Après un silence gêné, Sue, toujours froissée, finit par dire : « Vous n’aimez peut-être pas ce qu’écrit Sébastian, mais il mérite un peu de respect.
— Vous avez lu son livre ?
— Oui.
— Vraiment ? De quoi parle-t-il ? »
Sue se mit à rougir. « Du vide quantique. Du vide quantique comme moyen de communication pour, euh, une espèce d’intelligence… » Et du fait que ce que nous nommons conscience humaine n’est en réalité que la capacité à capter une infime partie de cet esprit universel. Mais elle ne put commencer à dire cela à Élaine. Elle se sentait déjà terriblement idiote.
« Non, trancha Élaine. Faux, désolée. Il se contente de raconter aux gens des choses simplistes et rassurantes qu’il déguise en conneries pseudo-scientifiques. C’est le livre d’un universitaire à la préretraite qui se fait un tas de fric et qui se le fait de la manière la plus cynique possible. Oh… »
Sébastian était arrivé sans bruit dans son dos, et à en juger par son expression ; il avait tout entendu. « Franchement, Élaine, vous exagérez.
— Ne soyez pas si susceptible, Sébastian. Vos éditeurs vous ont-ils déjà soutiré une suite ? Comment allez-vous l’appeler ? Parvenir au vide quantique en douze étapes ? La Sécurité financière par le vide quantique ? »
Sébastian ouvrit la bouche mais ne dit rien, il n’a pas l’air en colère, pensa Sue. Il a l’air blessé.
« Franchement », répéta-t-il.
Élaine se leva en boutonnant sa veste. « Amusez-vous bien, les enfants. » Elle hésita puis se retourna pour poser la main sur l’épaule de Sue. « Bon, d’accord, je sais, je suis une horrible salope. Désolée. Merci de m’avoir supportée. J’ai bien aimé ce que vous avez dit sur Ray. »
Sue haussa les épaules : elle ne trouvait rien à répondre.
Sébastian garda le silence pendant le trajet de retour. Il boudait presque. Elle avait hâte d’arriver à la maison pour lui rouler un joint.
Chris trouva Marguerite dans son bureau au premier étage, en train de crier dans son téléphone de poche. Les images vidéo transmises en direct par l’Œil emplissaient le moniteur mural.
Elles ne lui firent pas bonne impression. Elles semblaient de mauvaise qualité – striées de lignes parasites et de petits points blancs fugaces. Pire, le Sujet traversait des conditions météorologiques extrêmement mauvaises, des rubans d’ocre et de rouille, une tempête de poussière si terrible qu’elle menaçait de le dissimuler des pieds à la tête.
« Non, s’énervait Marguerite. Je me fous de ce que dit Hubble Plaza. Allons, Charlie, tu sais bien ce que ça signifie ! Non ! J’arrive. Bientôt. » Apercevant Chris, elle ajouta : « Dans un quart d’heure. »
La première cartographie à haute altitude d’UMa47/E avait révélé la présence saisonnière de tempêtes de poussière d’une intensité presque martienne, surtout dans l’hémisphère Sud. Chris se dit que celle-là devait sortir de la norme, le Sujet n’ayant pas parcouru plus de cent cinquante kilomètres depuis Homardville, qui se situait à une bien plus grande distance que cela au nord de l’équateur. Ou peut-être était-elle tout à fait naturelle, élément d’un cycle long non détecté par les surveillances préliminaires.
Le Sujet s’enfonçait dans l’atmosphère opaque, le torse incliné. Son image pâlit, redevint limpide, s’affaiblit à nouveau. « Charlie craint qu’on ne le perde complètement, dit Marguerite. Je vais à l’Œil. »
Chris la suivit en bas. Dans le salon, Tess regardait les programmes que proposait Télé Blind Lake le samedi en matinée. Un dessin animé dans lequel des lapins au museau surmonté d’énormes lunettes cultivaient des carottes dans des vases à bec et des alambics médiévaux. Sa tête rebondissait en douceur et en rythme sur le canapé.
« Tu avais dit qu’on irait faire de la luge, rappela-t-elle.
— Chérie, j’ai une urgence au boulot. Je te l’ai dit. Chris va s’occuper de toi, d’ac ?
— Je devrais pouvoir l’y emmener, dit Chris. Sauf que ça fait une sacrée trotte.
— C’est vrai ? demanda Tess. On peut ? »
Marguerite pinça les lèvres. « Je suppose, mais je ne veux pas que tu fasses l’aller-retour à pied. Mme Colangelo a dit qu’on pourrait emprunter sa voiture en cas de besoin… Chris va étudier ça. »
Il promit de poser la question, ce qui amadoua Tess, et Marguerite enfila sa parka. « Si je ne suis pas rentrée pour le dîner, il y a à manger dans le congélateur, Soyez créatifs.
— Le problème est grave ?
— Ça n’a vraiment pas été simple de faire en sorte que les O/BEC se concentrent sur un seul individu. Si on le perd dans la tempête, on n’arrivera peut-être pas à le retrouver. Pire, il y a une grosse perte de signal en ce moment, et Charlie ne sait pas pourquoi.
— Vous pensez pouvoir faire quelque chose ?
— Pas sur le plan technique. Mais il y a des gens à Hubble Plaza qui n’attendent qu’une occasion comme celle-là pour abandonner le Sujet. Je ne veux pas que cela se produise. Je vais leur mettre des bâtons dans les roues.
— Bonne chance.
— Merci. Et merci de tenir compagnie à Tess. Je me débrouillerai pour rentrer avant qu’elle aille se coucher. »
Elle se précipita à l’extérieur.
Par esprit de corps, Chris appela Élaine pour l’informer de la crise en cours à l’Allée. Elle dit qu’elle découvrirait ce qu’elle pourrait. « Les choses deviennent bizarres, dit-elle. Je commence à penser qu’il faudrait se préparer au coup dur. »
Il dut admettre se sentir lui-même un peu nerveux. Presque quatre mois de quarantaine, et on avait beau essayer de l’ignorer ou de la justifier, cela signifiait qu’il se passait quelque chose de prodigieusement mauvais – peut-être dehors, peut-être dedans. Quelque chose de mauvais, de dangereux et de caché qui finirait par venir avec bruit en pleine lumière.
Mme Colangelo, qui gérait le magasin de vêtements du centre commercial de Blind Lake, avait en réalité pris sa retraite depuis le blocus. Elle le laissa emprunter son petit roadster Marconi vert citron, et Tess chargea sa luge à l’arrière, une luge en bois, à l’ancienne. Elle expliqua que la plupart des gamins utilisaient des chambres à air ou des traîneaux en plastique, mais qu’elle avait repéré cette luge (une vraie, insista-t-elle) dans une boutique d’occasion et supplié sa mère de l’acheter. C’était à Crossbank, plus vallonné que Blind Lake mais aussi très arboré – au moins, ici, elle ne percuterait pas d’arbres.
Tess restait une énigme pour Chris. Elle lui rappelait sa sœur Portia de beaucoup (peut-être trop) de manières, par son obstination, son imprévisibilité, son irascibilité. Mais Porry avait été une grande bavarde, surtout quand elle se découvrait une nouvelle passion. Tess ne parlait que de temps en temps.
Elle garda le silence pendant les cinq premières minutes du trajet, mais il faut croire qu’elle aussi pensait à Portia : « Ta sœur allait skier, des fois ? » demanda-t-elle.
Depuis l’épisode de la fenêtre, Tess était venue plusieurs fois le trouver pour qu’il lui parle de Porry. Fille unique, Tess semblait fascinée par l’idée que Chris avait été grand frère – moins qu’un parent, plus qu’un ami. Elle semblait penser que Portia avait mené une existence de rêve. Faux. Portia avait été enterrée sous la pluie dans un cimetière de Seattle, victime de la forme la plus aiguë de la maladie mortelle qu’était l’âge adulte. Bien entendu, il ne le dirait pas à Tess. « Il ne neigeait pas souvent là où on a grandi. Ce qu’on avait de plus proche de la luge consistait à descendre sur des chambres à air les pentes d’une petite station dans les montagnes.
— Portia aimait ça ?
— Au début, non. Elle avait plutôt peur. Mais après deux ou trois descentes, elle a décidé que c’était marrant.
— Je pense qu’elle aimait ça, sauf qu’elle avait froid.
— C’est vrai, elle n’aimait pas beaucoup le froid. »
Élaine l’avait accusé de « se mettre en ménage » chez Marguerite. Il se demanda si c’était vrai. Au cours des dernières semaines, il était presque devenu partie intégrante de l’univers de Marguerite et Tessa Hauser, comme malgré lui. Non, faux, pas malgré lui : il avait effectué chaque pas de bon cœur. Mais l’ensemble de ces pas avait constitué un voyage imprévu.
Il n’avait pas encore couché avec Marguerite, mais à en croire tous les signaux qu’il arrivait à déceler, c’était là où son voyage le conduisait. Et il ne s’agissait pas d’une gentille petite affaire passagère, d’une aventure sans lendemain ou même d’une aventure de blocus explicite, l’échange de chaleurs sans promesses exprimées ou sous-entendues. Les enjeux étaient beaucoup, beaucoup plus élevés.
Était-ce ce qu’il voulait ?
Marguerite lui plaisait, tout ce qu’il savait d’elle lui plaisait. Chacune de leurs conversations nocturnes – et il y en avait eu beaucoup, ces derniers temps – les avait rapprochés. Elle n’hésitait pas à se raconter. Elle parlait sans gêne de son enfance (elle avait vécu avec son pasteur presbytérien de père dans un presbytère d’une petite banlieue dortoir – et étape ferroviaire – près de Cincinnati, une maison vieille de soixante-dix ans avec une véranda ouverte en bois), de son travail, de Tess, et parfois, avec plus de réticence, de son mariage. Rien dans sa vie quelque peu protégée ne l’avait préparée à Ray, qui avait prétendu l’aimer mais ne cherchait qu’à meubler sa vie d’une femme à la manière conventionnelle, Ray qui considérait la cruauté comme la baise ultime. Les hommes de ce genre abondaient sur terre, mais Marguerite n’en avait jamais rencontré. Il s’en était suivi neuf ans de cauchemar instructif.
Et que voyait-elle en Chris ? Pas tout à fait le contraire de Ray, mais peut-être une image plus bienveillante de la masculinité, quelqu’un à qui elle pouvait se confier, sur qui elle pouvait s’appuyer sans redouter de châtiment. Cela le flattait, mais c’était une opinion mal avisée. Non qu’il soit incapable d’aimer. Il avait adoré son travail, sa famille, sa sœur Portia, mais ce qu’il aimait avait tendance à tomber en miettes entre ses doigts, déchiré par son désir maladroit de le protéger.
Il ne la ferait jamais souffrir de la manière dont Ray l’avait tait souffrir, mais sur le long terme, il pourrait bien s’avérer tout aussi dangereux.
Tess lui avait indiqué le meilleur endroit pour la luge : de petites collines cinq cents mètres après l’Allée, là où la route d’accès se terminait en cul-de-sac goudronné. Les tours de refroidissement de l’Œil apparurent à gauche de la route, sentinelles sombres dans un paysage blanc. Tess brisa à nouveau le silence : « Portia avait des problèmes à l’école ?
— Bien sûr. Tout le monde en a, de temps en temps.
— Je déteste l’éducation physique.
— Moi, je n’ai jamais réussi à grimper à la corde.
— On n’en est pas encore là. Mais il faut qu’on porte ces stupides vêtements de gym. Portia faisait des cauchemars ?
— Parfois.
— À quoi ils ressemblaient ?
— Eh bien… Elle n’aimait pas en parler, Tess, et je lui ai promis de ne pas les raconter. »
Tess le jaugea du regard. Elle est en train de décider si elle peut me faire confiance, se dit Chris. Tess n’accordait pas sa confiance à la légère. La vie lui avait appris qu’on ne pouvait pas se fier à tous les adultes – une dure leçon, mais qui valait le coup.
Et s’il gardait toujours les secrets de Portia, il garderait peut-être ceux de Tessa. « Maman t’a parlé de la Fille-Miroir ?
— Non. C’est qui ?
— C’est ce qui ne va pas en moi. » Un autre regard oblique. « Tu savais que quelque chose n’allait pas en moi, non ?
— Je me suis un peu posé la question, le soir où il a fallu aller à la clinique.
— Je la vois dans les miroirs. C’est pour ça que je l’appelle la Fille-Miroir. » Elle marqua un temps d’arrêt. « Je l’ai vue dans la fenêtre, ce soir-là. Elle m’a prise par surprise. Ça m’a énervée, j’imagine. »
Chris sentit la gravité de la confession. Il fut flatté que Tess ait abordé le sujet avec lui.
Il leva le pied de l’accélérateur pour prolonger un peu la conversation.
« Elle me ressemble mais ce n’est pas moi. C’est ça que personne ne comprend. Alors, qu’est-ce que t’en penses ? Je suis folle ?
— Je n’en ai pas l’impression.
— Je n’en parle pas car les gens me croient cinglée. Je le suis peut-être.
— Ça arrive, qu’on ne comprenne pas ce qu’il se passe. Ce n’est pas pour autant qu’on est cinglé.
— Et pourquoi personne d’autre ne la voit ?
— Je n’en sais rien. Qu’est-ce qu’elle veut ? »
Tess haussa les épaules avec irritation. On avait dû lui poser cette question trop souvent. « Elle ne le dit pas.
— Elle parle ?
— Pas avec des mots. Je pense qu’elle veut juste que je fasse attention aux choses. Je pense qu’elle ne peut pas faire attention si moi je ne fais pas attention. Est-ce que ça tient debout ? Mais c’est juste ce que je pense. Juste une théorie.
— Portia parlait à ses jouets, des fois.
— Ce n’est pas la même chose. Ça, c’est les gamins qui le font. » Elle roula des yeux. « Edie Jerundt parle à ses jouets. »
Mieux valait que ça sorte tout seul. C’était déjà bien que Tess se soit confiée à lui. Il conduisit en silence jusqu’au bout de la route, jusqu’au cul-de-sac où on voyait déjà une demi-douzaine de voitures garées.
La pente la plus forte de la colline blanche de neige était mouchetée de lugeurs, de surfeurs et de parents complaisants.
« Beaucoup d’avions, dans le coin, aujourd’hui », remarqua Tess en descendant de voiture.
Chris jeta un coup d’œil dans le ciel mais sans rien voir d’autre qu’une tache argentée au loin sur l’horizon. Encore une remarque sibylline de Tess, « Tu m’aideras à tirer la luge en haut ? demanda-t-elle.
— Bien sûr.
— Et tu descendras avec moi ?
— Si tu veux. Mais je te préviens, je n’ai pas touché à une luge depuis des années.
— Tu m’as dit que vous n’en aviez pas. Que vous utilisiez juste des chambres à air.
— Je voulais dire que je n’avais pas glissé sur de la neige jusqu’en bas des collines depuis des années.
— Depuis que Portia était petite ?
— Voilà.
— Bon, allez, viens ! dit Tess.
Tess avait conscience, à tout moment, de la présence croissante et pressante de la Fille-Miroir.
Celle-ci glissait sur la moindre surface réfléchissante comme un fantôme insaisissable. Elle vacillait sur les fenêtres, sur le capot et les flancs bleu lustré de l’automobile. Tess avait même conscience des quelques flocons épars lâchés par un ciel haut et gris. Elle avait étudié les flocons de neige en classe de science : ils illustraient le concept de symétrie. La glace, pensa-t-elle, comme le verre, repliée en miroirs angulaires. Elle imagina la Fille-Miroir dans chacune des facettes invisibles de la neige en train de tomber.
En fait, Tess ne se sentait pas très bien. Oppressée par la Fille-Miroir comme par un lourd brouillard asphyxiant, elle finissait par avoir du mal à penser à autre chose. Peut-être en avait-elle trop raconté à Chris. Dire le nom de la Fille-Miroir n’avait sans doute pas été une bonne idée. Peut-être n’aimait-elle pas qu’on parle d’elle.
Mais Tess attendait cette sortie en luge avec impatience depuis le début de la semaine et elle n’allait pas laisser la Fille-Miroir la lui gâcher.
Chris tira la luge jusqu’en haut de la colline. On y montait doucement par un long sentier avant de redescendre par une pente forte. Tess arriva au sommet un peu essoufflée, mais la vue lui plut. Elle trouva curieux qu’on en voie tellement davantage du haut d’une si petite colline. Elle contempla les tours sombres de l’Allée puis les carrés blancs de Hubble Plaza, avec les magasins et les maisons groupés autour. Les routes, nettes et précises, semblaient celles d’une carte routière. Celle de Constance passait par le portail sud pour s’enfoncer dans le lointain tacheté de neige comme une ligne gravée dans du métal blanc. Le vent tirait sur les cheveux de Tessa, qui sortit son bonnet de la poche de son blouson pour l’enfoncer jusqu’aux sourcils sur le crâne.
Elle ferma les yeux et vit des avions. Pourquoi des avions ? La Fille-Miroir se faisait beaucoup de soucis pour les avions, en ce moment.
Pour un petit appareil à hélices et un plus gros à réaction qui fondait sur lui tel un oiseau de proie. Où ça ? Le ciel très nuageux ne révélait pas grand-chose, même s’il s’agissait de fins nuages d’altitude. Ce bourdonnement dans mes oreilles peut provenir d’un avion, se dit Tess, ou juste du vent qui agite le col de mon blouson, ou même de la pulsation de mon sang.
Ses doigts lui cuisaient mais elle avait le corps bien au chaud sous ses vêtements. J’ai chaud, j’ai froid, pensa-t-elle.
« Tess ? l’appela Chris. Ça va ? »
En général, les gens lui posaient cette question quand elle se comportait de manière bizarre, en restant immobile trop longtemps ou en regardant quelque chose trop fixement. Mais qu’est-ce que ça pouvait bien leur faire ? Qu’y avait-il de si curieux à rester debout à réfléchir ?
Peut-être était-ce cela que la Fille-Miroir voyait ou voulait que Tess voie : le grand et le petit avion. Le petit, jaune vif, avait des numéros sur les ailes mais pas d’immatriculations militaires. Il était plus volumineux que le genre d’appareils utilisés pour épandre de l’insecticide, mais pas de beaucoup. Il lui apparaissait avec netteté lorsqu’elle fermait les yeux, mais cela la déroutait aussi, comme si elle regardait l’avion de trop d’angles à la fois. C’était un avion à facettes, un avion kaléidoscope, un avion dans un miroir plein d’angles.
Chris lui tendit la corde de la luge, Tess la serra dans sa main et essaya de se concentrer sur la descente – qui lui sembla soudain davantage une corvée qu’un plaisir. La neige crissait et gémissait sous le poids des patins en bois. Quelque part au pied de la pente, des gens riaient. Puis les avions détournèrent à nouveau son attention. Pas seulement le petit, mais le grand aussi, celui à réaction, qui se trouvait encore loin de l’autre mais le traquait avec ténacité, puis…
Tess lâcha la corde. La luge partit toute seule sur la pente et Chris dut la rattraper.
Il s’agenouilla devant elle. « Tess, qu’est-ce qu’il se passe ? Qu’est-ce qui ne va pas ? »
Elle vit ses grands yeux inquiets mais ne put lui répondre. Le jet s’était approché de plusieurs kilomètres en quelques secondes à peine. Quelque chose s’en écarta alors – un missile, supposa Tess – et brilla entre les deux appareils comme un reflet dans un cristal fracturé.
Pourquoi personne d’autre ne le voyait-il ? Pourquoi les gens sur la colline continuaient-ils à rire et à s’amuser ? Étaient-ils désorientés par la neige et ses millions de millions de miroirs ? « Je ferais peut-être mieux de te ramener à la maison », dit Chris qui, de toute évidence, ne le voyait pas non plus. Tess voulut lui montrer. Elle tendit le bras et déplia les doigts, son index suivit l’invisible arc de cercle du missile, une ligne comme le trait laissé par un pinceau d’une minceur infinie sur la page blanche du ciel ; elle dit : « Là… »
Mais ensuite, tout le monde entendit l’explosion.
À l’Allée, Charlie Grogan accueillit Marguerite devant son bureau. « Viens, allons au Contrôle », lui dit-il, laconique. « Ça devient de plus en plus bizarre. »
La tension qui habitait Charlie lui sauta aux yeux, durant leur descente en ascenseur. L’Œil se situait loin sous terre, une ironie que Marguerite avait autrefois appréciée à sa juste valeur. Le joyau est dans le lotus, l’Œil dans la terre. Ce qu’il y a de mieux pour vous voir, mon cher. Cela ne semblait pas spécialement drôle, à ce moment-là.
« Je peux traiter tous les appels provenant de Hubble Plaza, dit-elle, sauf ceux de Ray lui-même. S’il appelle en se prévalant de sa supériorité hiérarchique, je n’aurai guère d’autres solutions que de prétendre que le téléphone est cassé.
— En toute franchise, Hubble Plaza n’est pas notre problème n°1 en ce moment. On a dû convoquer les deux équipes techniques, celle de jour et celle de nuit. Elles ont ôté et remplacé deux des unités d’interface. Pire, et je sais que tu n’as aucune envie d’entendre ça, on a de gros soucis avec les O/BEC. »
Les O/BEC. Même Charlie, disait-on, en parlait comme d’« une technologie touchez-du-bois ». Marguerite s’y connaissait très peu en informatique quantique : elle ne prétendait pas comprendre les subtilités des cylindres O/BEC.
Arranger une série d’O/BEC en un ensemble auto-évolutif « organique » était une expérience qui n’aurait jamais dû fonctionner, selon elle. Cela donnait des résultats imprévisibles à vous faire froid dans le dos, et elle se souvint de ce que Chris lui avait dit (ou répété) : Ça pourrait s’arrêter n’importe quand. Ça pourrait, en effet. Et c’était peut-être pour tout de suite.
Mais, mon Dieu, non, pas maintenant, pas quand ils se trouvaient si près d’une connaissance plus profonde, pas quand le Sujet courait un danger mortel.
Marguerite n’avait jamais vu la salle de contrôle et d’interface aussi bondée. Les techniciens, certains lancés dans une discussion passionnée, s’agglutinaient autour des moniteurs système. Elle vit avec consternation que le grand écran principal, la transmission en direct, restait complètement vide. « Qu’est-ce qu’il s’est passé, Charlie ? »
Il haussa les épaules. « Perte d’intelligibilité. Temporaire, à notre avis. Due à un blocage d’E/S, pas à une panne système totale.
— On a perdu le Sujet ?
— Non, comme je l’ai dit, c’est un problème d’interface. L’Œil continue à l’observer, mais nous avons du mal à communiquer avec l’Œil. » Il haussa légèrement les épaules comme pour dire : C’est ce qu’on pense, du moins.
« On a déjà connu cette situation par le passé ?
— Pas à ce point, non.
— Mais vous pouvez réparer ? »
Il hésita, « Sans doute, finit-il par dire.
— On avait encore une image il y a vingt minutes. Qu’est-ce qu’il faisait quand vous l’avez perdu ?
— Le Sujet ? Il s’était accroupi derrière une espèce d’obstacle quand tout est devenu gris.
— Tu penses que c’est à cause de la tempête ?
— Marguerite, personne n’en sait rien. On ne comprend pas le millième de ce que font les O/BEC. Comme ils peuvent voir à travers des murs de pierres, une tempête ne devrait pas les gêner. Mais la visibilité est gravement compromise, alors peut-être que l’Œil a plus de travail pour rester fixé sur une cible mouvante, peut-être que c’est ce qui nous pose problème en ce moment. Tout ce qu’on peut faire, c’est traiter les problèmes périphériques au fur et à mesure de leur apparition. Garder la température conforme aux spécifications, assurer la stabilité des puits quantiques. » Il ferma les yeux et passa la main sur le chaume de son crâne.
Nous n’aimons pas le reconnaître, se dit Marguerite, mais nous utilisons une technologie que nous ne comprenons pas. Une « structure dissipatrice » capable de développer sa propre complexité – capable de croître bien au-delà de la compréhension intellectuelle que nous en avons. Pas vraiment une machine mais un processus à l’intérieur d’une machine, l’évolution en miniature, à sa façon une nouvelle forme de vie. Nous nous sommes contentés de la mettre en route. De la mettre en route, et de la plier à nos besoins.
Faisant de nous la seule espèce dotée d’un œil plus complexe que son cerveau.
Les lumières du plafonnier vacillèrent et diminuèrent. Les moniteurs à bus de tension bêlèrent un signal d’alarme strident.
« S’il te plaît, Charlie, dit Marguerite, ne le laisse pas nous échapper. »
Chris suivait le geste brusque de Tessa lorsqu’il entendit l’explosion. Un son pas particulièrement fort, pas plus que celui d’une porte qu’on claque, mais plus lourd, chargé de nuances ondulantes, comme le tonnerre. Il se redressa et fouilla le ciel du regard. Les autres personnes firent de même, du moins toutes celles qui ne s’étaient pas encore lancées sur la pente.
Il vit d’abord un anneau de fumée en train de grandir, peu visible sur ce fond de ciel patchwork de bleu et de nuages d’altitude… puis l’avion lui-même, au loin, tombant vers la terre en une courbe oblique.
Il tombait, mais gardait quelques ressources. Le pilote semblait se démener pour reprendre le contrôle. C’était un petit avion, un appareil privé, jaune canari, sans rien de militaire : Chris le vit en silhouette alors qu’il volait un instant à l’horizontale, en parallèle à peut-être cinquante ou soixante mètres au-dessus de la route sortant de Blind Lake. Il approche, comprit-il. Il essaye peut-être d’atterrir sur la route.
Puis l’appareil vacilla à nouveau, vira soudain de bord en lâchant une bouffée de fumée noire.
Son arrivée se passait mal, et il approchait de plus en plus. « Couche-toi, dit-il à Tess. Par terre. Vite. »
La fillette resta raide, sans un mouvement, le regard fixe. Chris la plaqua dans la neige et la couvrit de son corps. Certains des lugeurs se mirent à hurler. Pour le reste, le silence de l’après-midi était devenu sinistre : les moteurs de l’avion s’étaient arrêtés. Cela devrait faire plus de bruit, pensa Chris. Tout ce métal en train de tomber.
L’appareil toucha le sol à l’extrémité nord du parking circulaire, redressant le nez au dernier instant avant de percuter une camionnette Ford rouge vif, transformant toute son énergie cinétique en un éventail de débris rouge et jaune qui créèrent sillons et cratères dans la neige. Le corps de Tessa trembla au bruit. Les éclats volèrent vers l’est, loin de la colline, et continuaient à tomber dans un crépitement assourdi par la neige lorsque l’épave s’embrasa.
Chris tira Tess en position assise.
Elle se redressa comme catatonique, les bras raidis contre les flancs. Son regard restait fixe et ne cillait pas.
« Tess, dit-il, écoute-moi. Il faut que j’aille aider, mais je veux que tu restes ici. Boutonne-toi si tu as froid, demande à un autre adulte si tu as besoin d’aide, à part ça, attends-moi, tu as compris ?
— Je crois.
— Attends-moi.
— T’attendre », dit-elle d’une voix sourde.
Il n’aimait pas l’expression de son visage ni la manière dont elle parlait, mais elle ne souffrait d’aucune blessure physique et il y avait peut-être des survivants dans l’épave en feu. Chris la serra dans ses bras pour essayer de la rassurer puis bondit en bas de la pente, ses pieds trouant la neige comprimée et lissée par les luges.
Il atteignit l’avion en flammes en même temps que trois autres adultes, deux hommes et une femme, a priori des parents venus faire de la luge avec leurs enfants. Il s’avança aussi près qu’il l’osait de l’incendie, de la chaleur qui lui cuisait le visage et évaporait la neige dans l’air. On apercevait, par plaques noires et trempées, l’asphalte du parking sous la neige. Chris voyait assez bien la camionnette – le toit en avait été arraché – pour être sur qu’il n’y avait personne à l’intérieur. On ne pouvait en dire autant du petit avion. Derrière son moteur dévoré par des flammes acharnées, une forme humaine se battait contre le verre terni de la porte de la cabine.
Chris ôta sa veste en tissu et se l’enroula autour de la main droite.
Plus tard, Marguerite lui dirait qu’il avait agi « en héros ». Peut-être. Il n’en avait pas eu l’impression. L’évidence de ce qu’il fallait faire s’était imposée à lui, il n’aurait peut-être rien tenté si le feu avait été plus violent ou si l’avion avait contenu davantage de carburant. Mais il ne se souvenait pas avoir pesé les risques. Il n’avait pensé qu’à ce qu’il fallait faire.
Il sentit la chaleur lui cuire la peau du visage, et dans son dos des bourrasques d’air glacé souffler en direction des flammes. La silhouette à peine visible dans la cabine de métal froissé tressaillit puis cessa tout mouvement. La portière lui sembla brûlante, même à travers plusieurs épaisseurs de veste. Elle était entrebâillée, mais coincée dans son cadre. Chris la mania en vain, recula pour inspirer une bouffée d’air frais, puis donna de toutes ses forces un coup de pied dans l’aluminium en accordéon. Une fois, deux fois, trois fois, jusqu’à ce que le métal plie assez pour qu’il arrive à s’accrocher, à agripper la porte à travers les épaisseurs de sa veste désormais fumante puis à faire levier.
Le pilote culbuta comme un sac de viande sur le sol humide, la tête désormais chauve et noircie aux endroits qui n’étaient pas d’un horrible rouge de viande grillée. Il portait des lunettes d’aviateur, avec un verre manquant et l’autre craquelé. Mais il respirait. Sa poitrine se soulevait et s’abaissait en vagues de crête.
Les hommes derrière Chris se précipitèrent et approchèrent suffisamment pour tirer le pilote à l’écart de l’épave. Chris se retrouva à hésiter sans but. Était-il censé faire autre chose ? La chaleur lui tournait la tête.
Il sentit une main sur son épaule, sentit qu’on l’éloignait des flammes. À peine quelques pas plus loin, l’air semblait spectaculairement plus froid, plus mordant qu’il ne l’avait été sur la colline avec Tess. Il tituba puis s’assit sur le capot d’une automobile intacte et laissa sa tête s’affaisser. On lui apporta une bouteille d’eau qu’il vida presque d’un coup, mais qui lui donna encore plus la nausée. Il entendit une ambulance approcher toutes sirènes hurlantes sur la route de Blind Lake.
Tess, pensa-t-il. Tess sur la colline.
Combien de temps avait passé ? Il chercha du regard la fillette sur la pente. Tout le monde en était descendu pour se rassembler sur le parking à distance prudente de l’avion en flammes. Tout le monde sauf Tess. Il lui avait dit de ne pas bouger et elle l’avait pris au pied de la lettre. Il l’appela, mais elle se trouvait trop loin pour l’entendre.
Tant bien que mal, il remonta sur la colline. Tess restait immobile, les yeux fixés sur l’épave. Elle ne lui répondit pas lorsqu’il l’appela. Mauvais signe. Chris la supposa en état de choc ou quelque chose de ce genre.
Il s’agenouilla devant elle, plaça son visage dans son champ de vision et posa ses mains sur les petites épaules. « Tess, dit-il. Tess, ça va ? »
Elle ne réagit pas tout de suite. Puis elle frissonna. Tout son corps trembla. Elle cligna des yeux et ouvrit la bouche en silence.
« Il faut qu’on aille te mettre au chaud », dit-il.
Elle s’appuya sur lui et se mit à pleurer.
Marguerite perdit Charlie de vue dans le bruyant chaos qui agitait la salle de contrôle.
Une obscurité absolue régna une fraction de seconde durant – panne électrique totale. Puis les lumières se rallumèrent avec quelques hésitations et la salle se remplit de voix. Marguerite alla se mettre à l’écart dans un coin désert qu’elle venait de repérer. Ne pouvant rien faire pour les aider, elle préférait éviter de les gêner.
Il s’était produit quelque chose de mauvais, quelque chose qu’elle ne comprenait pas, quelque chose qui rendait les ingénieurs frénétiques. Elle se concentra sur le grand écran mural, celui des images en direct de l’Œil et qui, hélas, restait vide. Ça pourrait s’arrêter n’importe quand.
Son téléphone bourdonna. Elle l’ignora. Elle aperçut Charlie et l’observa qui faisait le tour de la pièce pour coordonner les activités. Comme elle ne pouvait rien faire – du moins pour aider –, elle fut prise d’un sentiment de perte. Perte d’intelligibilité. Perte d’orientation. Perte de la vision. Perte du Sujet, avec qui elle avait souffert pour traverser un désert jusqu’au cœur d’une tempête de poussière. À intervalles réguliers, l’écran mural explosait en cascades de couleurs stochastiques. Marguerite ne le quittait pas du regard et essayait, en vain, d’en extraire une image. Pas de signal, juste du bruit. Rien que du bruit.
Quelques indicateurs de plus au vert, entendit-elle dire quelqu’un. Était-ce bon signe ? Apparemment. Charlie approchait, et s’il ne souriait pas, il affichait une expression moins grave qu’auparavant – combien de temps auparavant ? Une heure ?
« On arrive à récupérer quelques petits trucs, annonça-t-il.
— Une image ?
— Peut-être.
— On a perdu le Sujet ou pas ?
— Regarde. »
Elle se tourna à nouveau vers l’écran, qui se remplissait d’une nouvelle lumière. De minuscules mosaïques digitales, assemblées dans les profondeurs insondables des cylindres O/BEC. Le blanc fondit en un brun fauve. Le désert. C’est reparti, pensa Marguerite, et un frisson de soulagement parcourut sa colonne vertébrale… mais où était le Sujet ? Et en quoi consistait ce vide vierge ?
« Du sable », murmura-t-elle. De petits grains de silicate que le vent ne dérangeait pas. La tempête devait être terminée. Mais le sable ne restait pas immobile. Il s’élevait comme pour former un monticule et glissait dans tous les sens.
Le Sujet se hissa hors du sable qui le recouvrait. Bien qu’enseveli par le vent, il avait survécu. Il se releva à l’aide de ses bras manipulateurs et se tint debout, chancelant un peu, dans l’étonnante lumière du soleil. La caméra virtuelle monta avec lui. Derrière le Sujet, Marguerite vit la tempête de sable sur l’horizon où elle s’était retirée, traînant des vortex noirs comme des queues de jument.
Tout autour du Sujet se dressaient des lignes et des angles de pierre. De vieilles colonnes de pierre, des structures pyramidales et des fondations récurées par le sable. Les ruines d’une ville.