Robert Charles Wilson Blind Lake

PREMIÈRE PARTIE La nouvelle astronomie

Des télescopes d’une puissance sans égale lui montrèrent les profondeurs non révélées du cosmos sur des miroirs polis en mercure liquide. Les mondes morts de Sirius, ceux à demi formés d’Arcturus, ceux riches mais sans vie en orbite autour d’Antarès et de Bételgeuse… elle les étudia tous, en vain.

POLTON CROSS,

Wings Across the Cosmos,

1938

Un

Ça pourrait s’arrêter n’importe quand.

Se retournant dans ce lit où il dormait pour la première fois, Chris Carmody roula sur un endroit plus chaud. Une femme s’était tenue peu auparavant dans ce creux entre les draps de coton. Une femme dont le nom lui échappait, encore perdu dans des strates de sommeil. Mais la chaleur de cette présence récente et la créatrice de cette chaleur subsistante lui manquaient terriblement. Il se représenta un visage, bienveillant, des yeux qui louchaient un peu et un sourire. Il se demanda où elle était allée.

Personne ne lui avait offert de partager son lit depuis pas mal de temps. Il s’étonna d’apprécier autant que le reste cette chaleur qu’elle avait laissée derrière elle. Cet espace dans lequel il venait d’entrer en son absence.

Ça pourrait s’arrêter n’importe quand. Avait-il rêvé ces mots ? Non. Il les avait entrés dans son calepin trois semaines plus tôt, en notant la remarque d’un étudiant de troisième cycle rencontré à Crossbank, à un demi-continent de là. On fait un travail sensationnel, et avec une espèce de sentiment d’urgence, sachant que ça pourrait s’arrêter n’importe quand…

Il ouvrit les yeux à contrecœur. À l’autre bout de la petite chambre, la femme avec laquelle il avait dormi s’évertuait à enfiler un collant. Elle croisa son regard et lui adressa un sourire prudent. « Salut mon chou, dit-elle. C’est pas que je veuille te presser, mais t’as pas dit que t’avais un rendez-vous ? »

La mémoire lui revint. Elle s’appelait Lacy. N’avait pas précisé son nom de famille. Serveuse au Denny’s du coin, elle avait des cheveux roux, longs comme l’exigeait la mode, et bien dix ans de moins que Chris. Elle avait lu son livre. Ou prétendait l’avoir lu. Son œil paresseux lui donnait l’air toujours distrait. Tandis qu’il battait des paupières pour terminer de se réveiller, elle couvrit d’une robe sans manches ses épaules tachées de son.

Lacy montrait peu de dispositions pour le ménage. Chris remarqua sur le rebord de la fenêtre quelques mouches mortes inondées de soleil. Sur la table de chevet, le miroir de maquillage qu’elle avait utilisé la veille au soir pour préparer à la lame de rasoir de minces et précises lignes de cocaïne. Un billet de cinquante dollars gisait près du lit sur la moquette, roulé si serré qu’on aurait dit une feuille de palmier naissante ou un phasme bizarre, avec à l’extrémité une petite tache rouille de sang séché.

En ce début d’automne, il faisait encore chaud à Constance, dans le Minnesota. Un air parfumé tordait les voilages de la fenêtre. Chris savoura la sensation de se trouver à un endroit où il n’était jamais allé et dans lequel il risquait fort de ne jamais remettre les pieds.

« En fait, tu vas à Blind Lake, aujourd’hui, non ? »

Il récupéra sa montre au sommet d’une pile d’exemplaires papier de People posée sur la table de chevet. Il disposait d’une heure pour sa correspondance. « Oui, j’y vais. » Il se demanda jusqu’où il s’était confié au cours de la soirée.

« Tu veux un petit déj’ ?

— Je ne pense pas avoir le temps. »

Elle sembla soulagée. « Pas de problème. Ça a été vraiment chouette de te rencontrer. Je connais plein de monde qui bosse à BL, mais pour la plupart, ils sont dans le support ou le commerce. Je n’avais jamais rencontré quelqu’un des hautes sphères.

— Je ne suis pas des hautes sphères. Je suis juste journaliste.

— Ne te sous-estime pas.

— J’ai passé un bon moment, moi aussi.

— T’es gentil. Tu veux prendre une douche ? Je n’ai plus besoin de la salle de bains. »

L’eau manquait un peu de pression et il remarqua un cafard mort dans le porte-savon, mais la douche lui donna le temps d’ajuster ses espérances. De rassembler ce qui lui restait de fierté professionnelle. Il emprunta à Lacy un des rasoirs jetables roses dont elle se servait pour ses jambes et entreprit de raser son reflet spectral dans le miroir de la salle de bains. Il était habillé et à la porte le temps qu’elle termine ses œufs et son jus de fruit dans la minuscule kitchenette. Comme elle travaillait le soir, elle disposait de ses matins et de ses après-midi. Le microscopique panneau vidéo posé sur la table de la cuisine diffusait à faible volume un de ces interminables téléfilms programmés durant la journée. Lacy se leva et le serra dans ses bras. Sa tête arrivait au sternum de Chris. Leur légère étreinte signifiait qu’ils n’avaient aucune importance fondamentale l’un pour l’autre, elle signifiait qu’il s’agissait juste d’un caprice d’un soir auquel ils avaient tous deux cédé sans réfléchir.

« Préviens-moi si tu repasses dans le coin. »

Il promit poliment. Mais il ne repasserait pas dans le coin.


Une fois ses bagages récupérés au Marriott, où Visions avait eu la prévenance de lui réserver une chambre qui n’avait en définitive pas servi, il rejoignit Élaine Coster et Sébastian Vogel dans le hall de l’hôtel.

« Tu es en retard », lui reprocha Élaine.

Il jeta un coup d’œil à sa montre. « Pas de beaucoup.

— Ça te tuerait d’être à l’heure de temps en temps ?

— La ponctualité est une voleuse de temps, Élaine.

— Qui a dit ça ?

— Oscar Wilde.

— Oh, voilà un modèle parfait pour toi. »

Élaine avait quarante-neuf ans et était tirée à quatre épingles dans ses habits de safari, avec un imageur numérique accroché à sa poche de poitrine et un microphone de notebook pendant comme un cheveu rebelle de la branche gauche de ses lunettes de soleil plaquées zirconium. Elle affichait une expression sévère. Journaliste scientifique, elle était son aînée de presque vingt ans, et très respectée dans un domaine où on le considérait depuis quelque temps avec un certain mépris. Il appréciait Élaine, et elle fournissait un travail d’excellente qualité, aussi lui pardonnait-il sa tendance à s’adresser à lui telle une institutrice morigénant le gamin qui lui a glissé un coussin péteur sur la chaise.

Sébastian Vogel, le troisième membre de la force expéditionnaire de Visions, restait un peu à l’écart sans dire un mot. Il n’était en réalité pas le moins du monde journaliste, mais professeur de théologie à la retraite. Ex-enseignant dans une faculté wesleyenne[1], il avait écrit un de ces livres qui, sans qu’on sache trop pourquoi, devenaient des best-sellers. Chris soupçonnait que Dieu le vide quantique devait à l’esperluette remplaçant le conventionnel « et » d’avoir connu une certaine vogue, d’avoir semblé elliptique de la bonne manière pour devenir à la mode. Le magazine avait voulu un point de vue spirituel sur la Nouvelle Astronomie en complément de la science rigoureuse d’Élaine et de la soi-disant « perspective humaine » de Chris. Mais Sébastian, individu peut-être brillant, était aussi un homme qui n’élevait au grand jamais la voix. Une barbe lui dissimulait la bouche, ce que Chris jugeait emblématique : on avait généralement du mal à interpréter les rares mots qui trouvaient le chemin de la sortie.

« La camionnette attend depuis dix minutes », ajouta Élaine.

Elle voulait parler de la camionnette de Blind Lake, au volant de laquelle patientait, l’air nerveux et le coude à la fenêtre, un jeune fonctionnaire du ministère de l’Énergie. Chris hocha la tête, jeta ses bagages à l’arrière et prit place derrière Élaine et Sébastian.

Il n’était qu’une heure de l’après-midi, mais il sentit une vague d’épuisement déferler en lui. Peut-être à cause de la lumière de septembre. Ou des excès de la nuit. (L’idée de la coke revenait à Lacy, même si c’était lui qui l’avait payée. Il avait partagé quelques lignes avec elle, histoire de se montrer de bonne compagnie… une dose plus que suffisante pour avoir la pêche presque jusqu’à l’aube.) Il ferma un instant les yeux mais sans s’accorder le luxe de dormir. Il voulait découvrir Constance en plein jour. Leur arrivée tardive, la veille au soir, ne lui avait permis de voir de la ville que le Denny’s, puis un bar dans lequel le groupe local jouait les morceaux demandés par la clientèle, et enfin l’intérieur de l’appartement de Lacy.

La ville avait fait de son mieux pour se transformer en attraction touristique. Malgré toute la célébrité qu’il avait acquise, le campus de Blind Lake restait fermé aux visiteurs de passage. Les curieux devaient se contenter de Constance, vieux village avec silo à grains et voies de garage, qui servait de base de ravitaillement aux civils employés la journée à Blind Lake et où le nouveau Marriott et l’encore plus récent Hilton accueillaient parfois congrès scientifiques ou conférences de presse.

La rue principale avait exploité avec plus d’enthousiasme que de goût le thème Blind Lake. Les bâtiments commerciaux à deux niveaux semblaient dater du milieu du siècle précédent, avec leurs briques jaunes en argile tirée du lit d’une rivière locale, et auraient pu être attractifs s’ils n’avaient succombé à une vague de mercantilisme. Bien entendu, on avait décliné le homard à satiété. En peluche, en hologramme dans les vitrines, en poster, sur les serviettes de table, en céramique genre nain de jardin…

Élaine suivit son regard et devina ses pensées. « Tu aurais dû dîner au Marriott, dit-elle. On nous a servi une putain de bisque de homard. »

Il haussa les épaules. « Ces gens essayent juste de gagner de quoi nourrir leur famille.

— Ils tirent profit de l’ignorance. Je me demande bien d’où sort cette histoire de homards. Ils n’ont pas du tout l’air de homards. Ils n’ont pas d’exosquelette et Dieu sait qu’ils n’ont pas d’océan pour y nager.

— Il fallait bien que les gens leur donnent un nom.

— Qu’ils leur donnent un nom, d’accord, mais fallait-il qu’ils en décorent leurs cravates ? »

On ne pouvait nier que les travaux de Blind Lake avaient été vulgarisés à très large échelle. Mais Chris croyait savoir que ce qui ennuyait Élaine, dans cet étalage de crustacés, c’était de se dire qu’un acte réciproque avait peut-être lieu dans les étoiles proches. Avec des caricatures d’humains en plastique se prélassant dans des vitrines sous un soleil étranger. Ou même son visage imprimé sur un mug souvenir dans lequel des créatures inimaginables buvaient de mystérieux liquides.

La camionnette, un véhicule électrique d’un bleu poussiéreux, leur avait été envoyée par Blind Lake. Chris trouva le chauffeur peu bavard, mais rien ne leur disait qu’il ne les écoutait pas pour essayer de déterminer leurs « positions » – petit travail sous couverture monté par le bureau des relations publiques. Du coup, une certaine gêne pesait sur la conversation. Ils sortirent de la ville par l’autoroute et empruntèrent en silence une route à deux voies. Malgré l’absence de marquage évident, à l’exception des balises ROUTE PRIVÉE – PROPRIÉTÉ DU GOUVERNEMENT ET DU MINISTÈRE DE L’ÉNERGIE, ils se trouvaient déjà en territoire privilégié. Tout véhicule non attendu aurait été stoppé au bout de quatre cents mètres, au premier poste de contrôle (camouflé). On gardait jour et nuit cette route sous surveillance optique et électronique. Il se souvint d’une chose que lui avait dite Lacy : là-bas, même les chiens de prairie avaient des laissez-passer.

Chris tourna la tête pour regarder le paysage défiler de l’autre côté de la fenêtre. Les terres arables inexploitées laissèrent la place aux prairies ouvertes et aux prés piquetés de fleurs sauvages. Une région sèche, mais pas désertique. Durant la nuit, une tempête avait traversé la ville en grondant tandis que Chris et Lacy se réfugiaient dans l’appartement de cette dernière. La pluie avait débarrassé l’asphalte des rues de sa pellicule huileuse, rempli les égouts de papier journal détrempé ou d’herbes pourrissantes, et provoqué une coloration tardive de la prairie.

Deux ans plus tôt, un éclair avait allumé un feu de broussailles qui était parvenu à moins de quatre cents mètres de Blind Lake. On avait expédié des pompiers depuis le Montana, l’Idaho et l’Alberta. Tout cela avait semblé très photogénique sur les chaînes d’information continue – et soulignait la fragilité de l’encore immature Nouvelle Astronomie – mais aucune menace importante n’avait jamais pesé sur les installations. Une fois encore, avaient grommelé les savants de Crossbank, Blind Lake se débrouille pour faire les gros titres. Blind Lake était la petite sœur sexy de Crossbank, sujette aux crises de vanité et fascinée par les paparazzi…

Mais toutes les traces laissées par le feu avaient été effacées par deux étés et autant d’hivers. Par les herbes folles, les orties sauvages et ces petites fleurs bleues dont Chris ignorait le nom. Par l’enviable capacité de la nature à oublier.


Ils avaient commencé par Crossbank parce que Crossbank aurait dû leur poser moins de problèmes.

Les installations de Crossbank se consacraient à un monde biologiquement actif en orbite autour de HR8832 : la deuxième planète du système, si on ne tenait pas compte de l’anneau de planétésimaux à une demi-UA de là entre le soleil et elle. Une planète rocheuse à cœur ferreux d’une masse égale à 1,4 fois celle de la terre et pourvue d’une atmosphère relativement riche en oxygène et en azote. Sur ses deux pôles, les agglutinations de glace atteignaient parfois des températures assez basses pour que le CO2 gèle, mais ses régions équatoriales étaient des plaques continentales recouvertes de mers chaudes et peu profondes, et la vie y abondait.

Une vie qui manquait tout bonnement de séduction. Multicellulaire, mais purement photosynthétique : l’évolution sur HR8832/B semblait avoir négligé d’inventer la mitochondrie nécessaire à toute vie animale. Les paysages y étaient néanmoins souvent spectaculaires : on trouvait par exemple d’immenses colonies de bactéries photosynthétiques semblables à des stromatolites et s’élevant fréquemment à une hauteur de deux ou trois étages au-dessus de la surface verte des mers, ou de prétendues étoiles de corail à symétrie quintuple, amarrées aux fonds marins et flottant à demi immergées en pleine mer.

Le grand public s’était beaucoup intéressé à ce monde d’une beauté exquise à l’époque ou il n’existait aucune autre installation semblable à Crossbank. Les mers équatoriales produisaient en moyenne toutes les 47,4 heures terrestres de stupéfiants crépuscules, souvent avec des stratocumulus montant en volutes bien plus haut que sur Terre, des châteaux de nuage extraits d’une publicité victorienne pour une bicyclette. Des boucles vidéo ajustées sur vingt-quatre heures, montrant les mers équatoriales, connaissaient le succès depuis plusieurs années en tant que fenêtres virtuelles.

Un monde magnifique qui avait engendré toute une série de nouvelles perspectives sur l’évolution planétaire et biologique. Il continuait à produire des données d’une utilité hors du commun. Mais c’était un monde statique. Il ne se passait pas grand-chose, sur la deuxième planète de HR8832. On n’y voyait d’autres mouvements que ceux du vent, de l’eau et de la pluie.

On avait fini par l’appeler « la planète où rien ne se passe », expression née sous la plume d’un éditorialiste du Chicago Tribune qui réduisait l’ensemble de la Nouvelle Astronomie à un autre de ces réservoirs de connaissances tape-à-l’œil mais inutiles financés sur fonds fédéraux. Crossbank avait appris à se méfier des journalistes. Visions avait dû négocier longuement pour obtenir que Chris, Élaine et Sébastian y passent une semaine. Le magazine n’avait obtenu aucune garantie de coopération, et ne devait sans doute d’avoir fini par réussir à convaincre les relations publiques qu’à la réputation de journaliste scientifique sérieuse dont jouissait Élaine. (Ou peut-être était-ce la réputation de Chris qui les avait rendus si difficiles à convaincre.)

Mais dans son ensemble, la visite de Crossbank avait été un succès. Tant Élaine que Sébastian affirmaient y avoir fait du bon boulot.

Chris s’était quant à lui heurté à quelques difficultés. La directrice du département Observation et Interprétation avait sans ambages refusé de lui parler. Sa meilleure citation venait de ce gamin rencontré à la cafétéria. Ça pourrait s’arrêter n’importe quand. Et même ce gamin à la cafétéria avait fini par se pencher pour lire le badge nominatif de Chris et demander : « C’est vous le Carmody qui a écrit ce bouquin ? »

Chris avait avoué être, en effet, l’auteur dudit bouquin.

Le gamin avait alors hoché la tête, quitté la table et apporté son repas au recyclage sans le terminer ni ajouter un mot.


Deux avions de surveillance les survolèrent au cours des dix minutes suivantes, et sur le tableau de bord de la camionnette, le transpondeur passe-partout commença à émettre des clignotements spasmodiques. Ils avaient franchi de nombreux points de contrôle bien avant d’atteindre la clôture métallique en accordéon qui serpentait sur la prairie de chaque côté du poste de garde en acier et parpaings, duquel un agent en uniforme sortit pour, d’un geste, leur enjoindre de stopper.

L’homme examina les papiers du chauffeur puis ceux d’Élaine, de Sébastian Vogel et enfin de Chris. Il prononça quelques mots dans son micro personnel, fournit aux trois journalistes des badges avec clip et leur fit enfin signe de passer.

Ils entrèrent donc. Après un simple contrôle, alors que le magazine avait dû négocier pendant des semaines avec le ministère de l’Énergie.

Il ne s’agissait jusque-là que d’une étendue d’herbe grasse ondulante séparée d’une autre par une clôture de grillage et de barbelés. Mais l’entrée était plus que métaphorique : elle charriait, au moins pour Chris, un authentique sens de la cérémonie. C’était Blind Lake.

Presque une autre planète.

La camionnette reprenait de la vitesse lorsqu’il regarda par-dessus son épaule et vit la barrière se refermer, glisser en travers de la route d’une manière, il s’en souviendrait bien plus tard, terriblement définitive.

Deux

Il y avait bien un lac à Blind Lake, avait appris Tessa Hauser. Elle y repensa en rentrant du collège, alors qu’elle suivait son ombre allongée sur le trottoir d’un blanc étincelant.

Blind Lake – le lac, pas la ville – consistait en un marécage boueux coincé entre deux petites collines, une eau verte et stagnante envahie de massettes, de grenouilles sauvages et de tortues hargneuses, de hérons et d’oies du Canada. M. Fleischer en avait parlé en classe. Il avait dit que ce qu’on appelait lac était en réalité un marécage, une eau ancienne piégée dans la roche poreuse du sol.

Blind Lake, le lac, n’en était par conséquent pas vraiment un. Tess trouvait cela logique, d’une certaine manière, puisque Blind Lake, la ville, n’était pas vraiment une ville non plus, mais un Laboratoire national, construit à cet endroit de A à Z, comme un décor de cinéma, par le ministère de l’Énergie. Ce qui expliquait pourquoi les maisons, boutiques et immeubles de bureaux étaient si espacés et si neufs, et pourquoi ils commençaient et cessaient de manière si abrupte dans ce vaste paysage vide.

Tess marchait seule. Elle avait onze ans et pas encore une seule amie au collège, même si Edie Jerundt (« Edie Grumf », comme la surnommaient les autres enfants) lui adressait la parole de temps en temps. Mais pour rentrer chez elle, Edie partait vers la zone commerçante et les bâtiments administratifs, tandis que Tessa habitait loin à l’ouest, dans l’autre direction, celle des grandes tours de refroidissement de l’Allée de l’Observatoire. Tess – du moins lorsqu’elle vivait avec son père, c’est-à-dire une semaine sur quatre – habitait au milieu d’une rangée de maisons mitoyennes couleur pastel pressées comme des soldats au garde-à-vous contre leurs voisines. La maison de sa mère, quoique encore plus excentrée vers l’ouest, lui ressemblait presque point pour point.

Tess était restée vingt minutes de plus en classe pour aider M. Fleischer à nettoyer les tableaux. M. Fleischer, crâne chauve et barbe brun et blanc, lui avait posé beaucoup de questions personnelles : ce qu’elle faisait à la maison, comment elle s’entendait avec ses parents, si elle aimait l’école. Tess avait répondu avec honnêteté mais sans enthousiasme, et M. Fleischer avait fini par froncer les sourcils et cesser de l’interroger. Ce dont Tess ne se plaignait pas, bien au contraire.

Est-ce qu’elle aimait l’école ? Elle ne pouvait pas le dire pour l’instant. Cela venait à peine de commencer. Il ne faisait même pas encore frais, même si un soupçon d’automne imprégnait déjà le vent qui effleurait le trottoir et agitait sa jupe. On ne pouvait rien dire sur l’école, selon Tess, avant au moins Halloween, soit deux semaines plus tard. À Halloween, on savait à quoi s’attendre… pour le meilleur ou pour le pire.

Elle n’aurait même pas pu dire si elle aimait Blind Lake, la ville qui n’en était pas une près du lac qui n’en était pas un. Elle préférait Crossbank, par certains côtés. Davantage d’arbres. Des couleurs d’automne. De la neige sur les collines l’hiver. Sa mère avait dit qu’il y en aurait ici aussi, de la neige, et même beaucoup, et peut-être cette fois-ci se ferait-elle des copines avec lesquelles elle dévalerait les collines en luge. Mais les collines semblaient trop basses et pas assez pentues pour s’y amuser en luge. Il y avait peu d’arbres, pour la plupart de jeunes plants installés autour des bâtiments scientifiques et du centre commercial. Comme des arbres pas vraiment désirés, pensa Tess. Elle passa devant quelques-uns d’entre eux sur les pelouses des maisons : des arbres si récents qu’ils se trouvaient encore tuteurés, qu’ils essayaient encore de prendre racine.

En arrivant à la petite maison de son père, elle ne vit pas sa voiture dans l’allée. Il n’était pas encore rentré, situation inhabituelle, mais pas exceptionnelle. Tess se servit de sa clé pour pénétrer dans cette demeure d’une propreté impitoyable dont le mobilier dégageait encore une odeur de neuf, une maison accueillante mais d’une certaine manière peu familière. Elle alla dans la cuisine étroite et reluisante sortir le jus d’orange du réfrigérateur et s’en servir un verre. Elle en fit déborder un peu. Elle pensa à son père et alla prendre un morceau de papier absorbant pour essuyer les carreaux du comptoir. Elle roula l’objet compromettant en boule et s’en débarrassa dans la poubelle sous l’évier.

Elle emporta son verre et une serviette dans le salon, s’allongea sur le canapé en murmurant « vidéo » pour activer le panneau de divertissement. Mais il n’y avait que des parasites sur les chaînes de dessin animé. La maison lui avait mis de côté des programmes de la veille, mais rien que des trucs pas très excitants – Les Aventures du Roi Koala, Les Incroyables Baxter – pour lesquels elle ne se sentait pas d’humeur. Elle pensa à un problème de satellite, car elle ne trouvait rien d’autre à regarder… à part les images d’Homardville diffusées en circuit fermé, le Sujet immobile et sans doute endormi dans la nuit sous une lumière électrique nue.

Son téléphone bourdonna au fond de son cartable posé à ses pieds. Tess se redressa d’un coup et une gorgée de jus d’orange descendit par le mauvais chemin. Elle farfouilla dans son cartable, récupéra son mobile et répondit d’une voix rauque.

« Tessa, c’est toi ? »

Son père.

Elle hocha la tête, ce qui ne servait à rien, puis répondit : « Oui.

— Tout va bien ? »

Elle le lui assura. Papa voulait toujours savoir si elle allait bien. Il lui arrivait de poser la question plusieurs fois dans la journée. Tess avait toujours l’impression qu’il lui demandait : Qu’est-ce que tu as ? Quelque chose ne va pas ? Elle n’avait jamais de réponse à cette question-là.

« Je vais travailler tard, ce soir, précisa-t-il. Je ne peux pas te conduire chez maman. Il faut que tu lui téléphones pour qu’elle vienne te chercher. »

C’était le jour où elle passait de la maison de son père à celle de sa mère. Tess avait une chambre dans chacune. Une petite bien rangée chez papa. Une grande en désordre chez sa mère. Il faudrait qu’elle prépare ses affaires d’école pour le transfert. « Tu ne peux pas l’appeler, toi ?

— C’est mieux que tu t’en occupes, ma chérie. » Elle hocha à nouveau la tête, puis dit : « D’accord.

— Je t’aime.

— Moi aussi.

— Du cran.

— Hein ?

— Je t’appellerai tous les jours, Tess.

— OK.

— N’oublie pas d’appeler ta mère.

— Je n’oublierai pas. »

Obéissante, et ne pouvant se laisser distraire par le panneau vidéo vierge, Tess dit au revoir puis murmura « Maman » dans le micro. Après un interlude de sons d’insecte, sa mère décrocha.

« Papa dit qu’il faut que tu viennes me chercher.

— Ah oui ? Eh bien… tu es chez lui ? »

Tess aimait la voix de sa mère, même au téléphone. Si la voix de son père semblait un tonnerre lointain, celle de sa mère évoquait une pluie d’été… apaisante, même quand elle était triste.

« Il travaille tard, expliqua Tess.

— Selon notre accord, il est censé te conduire ici. Moi aussi, j’ai du boulot à finir.

— Je peux rentrer à pied, je pense », dit Tess, mais sans le moindre effort pour cacher sa déception. Il lui faudrait bien une demi-heure, et passer devant le café-restaurant où les adolescents qui s’y rassemblaient s’étaient mis à l’appeler Spaz à cause de la manière dont elle tournait brusquement la tête pour ne pas croiser leur regard.

« Non, décida sa mère. Il se fait tard… Prépare juste tes affaires. J’arrive dans, oh, disons une vingtaine de minutes. D’ac ?

— D’accord.

— On achètera peut-être un plat à emporter en rentrant.

— Super. »

Tess rangea son téléphone dans son cartable et s’assura d’avoir pris tout ce dont elle aurait besoin chez maman : ses cahiers et ses manuels, bien sûr, mais aussi ses T-shirts et chemisiers préférés, son singe en peluche, sa bibliothèque connectable et sa veilleuse personnelle. Cela ne lui prit pas longtemps. Puis, agitée, elle posa ses affaires dans l’entrée et sortit par-derrière admirer le coucher de soleil.

Le truc bien, chez son père, c’était la vue depuis le jardin. Rien d’extraordinaire, pas de montagnes, de vallées ou quoi que ce soit d’aussi spectaculaire, mais une longue portion de prairie inexploitée qui descendait en pente douce vers la route de Constance. Le ciel semblait immense, sans aucune frontière sinon la clôture entourant Blind Lake. Les oiseaux qui vivaient dans les hautes herbes derrière la pelouse tondue avec soin jaillissaient parfois tous ensemble vers l’immense ciel immaculé. Tess ignorait de quelle espèce d’oiseaux il s’agissait – elle n’avait pas de noms pour eux. Ils étaient petits, marron et nombreux, et volaient comme des flèches quand ils repliaient les ailes.

Du jardin de son père, du moment qu’elle ne se tournait pas vers la ligne peu naturelle formée par les maisons mitoyennes, Tess ne voyait rien d’artificiel à part la clôture, la route qui conduisait à Constance à travers les collines, et le poste de garde à la barrière. Elle suivit des yeux un bus qui s’éloignait de Blind Lake, l’un de ceux qui reconduisaient les journaliers chez eux, loin. Dans cette fin de crépuscule, les vitres du bus renvoyaient une chaude lumière jaune.

Tess resta en silence les yeux fixés sur le bus. Si son père avait été là, il l’aurait déjà rappelée à l’intérieur. Tess n’ignorait pas qu’elle avait tendance à fixer les choses trop longtemps. Les nuages, les collines ou, par l’impeccable fenêtre du collège, le terrain de football sur lequel les poteaux blancs des buts marquaient les heures de leur ombre. Jusqu’à ce que quelqu’un la ramène à la réalité. On se réveille, Tessa ! Suis un peu ! Comme si elle dormait. Comme si elle ne suivait pas.

Dans des moments comme celui-là, avec le vent qui agitait l’herbe et serpentait telle une grande main fraîche autour d’elle, Tess avait conscience du monde comme d’une deuxième présence, une autre personne, comme si le vent et l’herbe avaient des voix qu’elle entendait discuter.

Au loin, le bus aux vitres luisant de jaune s’arrêta au poste de garde. Un deuxième bus s’immobilisa derrière lui. Tess attendit que le garde leur fasse signe de passer. Presque mille personnes venaient travailler chaque jour à Blind Lake – les employés de bureau, le personnel de support, les commerçants – et le garde leur faisait toujours signe de passer.

Ce soir-là, pourtant, les bus ne repartirent pas.

Tess, dit le vent. Le bruit lui rappela la Fille-Miroir et tous les ennuis que cela lui avait causés à Crossbank…

« Tess ! »

Elle sursauta. Celle-ci était une vraie voix. Celle de sa mère.

« Je ne voulais pas t’effrayer…

— Pas grave. » Tess se retourna, contente et rassurée de voir sa mère, grande femme au visage encadré de longs cheveux châtain quelque peu ébouriffés, traverser la vaste pelouse bien entretenue. Le soleil couchant projetait un peu partout une vague couleur rougeâtre : sur le ciel, les maisons, le visage de sa mère et sa jupe longue qui ondulait dans le vent. « Tu as tes affaires ?

— Près de la porte d’entrée. »

Tess vit sa mère jeter un coup d’œil sur la route. Un autre bus venait d’arriver derrière les deux premiers et restait lui aussi immobile à la barrière.

« Un problème à la clôture ? demanda Tess.

— Je n’en sais rien. Rien de grave, sûrement. » Mais elle fronça les sourcils et resta un moment à regarder. Puis elle prit la main de Tessa. « On rentre à la maison ? »

Tess hocha la tête, soudain impatiente de retrouver la chaleur de la maison maternelle, l’odeur de linge propre et de plats à emporter, le réconfort des petits espaces clos.

Trois

Le campus du Laboratoire national de Blind Lake, ses bureaux scientifiques et administratifs tout comme ses magasins de détail et de fournitures avaient été construits sur la pente presque imperceptible d’une ancienne moraine glaciaire. Vu d’avion, il ressemblait à n’importe quelle communauté suburbaine de construction récente, mais isolée, desservie par une unique route à deux voies. Au centre, près d’un ensemble partiellement clos formant la zone commerçante, se dressait un anneau de dix étages de bâtiments en béton, Hubble Plaza, où s’effectuait le travail d’interprétation de Blind Lake. Hubble Plaza, avec ses étroites fenêtres en écusson et son parc herbeux clos, était le cerveau des installations. Installations dont le cœur se trouvait à un kilomètre et demi à l’est de la ville habitée, dans une structure souterraine d’où deux énormes tours de refroidissement montaient dans l’air frais de l’automne.

Cette construction – l’Ensemble computationnel de Blind Lake – était appelée la plupart du temps Allée de l’Observatoire, ou l’Allée, voire tout simplement l’Œil.

Charlie Grogan y était ingénieur en chef depuis la mise en service, cinq ans auparavant. Ce soir-là, il travaillait tard, si on pouvait appeler « travailler tard » son habitude de rester bien après le départ de l’équipe de jour. Il y avait, bien entendu, une équipe de nuit, placée sous les ordres d’un ingénieur (Anne Costigan, dont il avait appris à respecter les compétences). Mais c’était précisément parce qu’il pouvait relâcher sa vigilance officielle qu’il trouvait ces heures supplémentaires si attirantes. Il pouvait rattraper son retard de paperasse sans risquer une interruption. Mieux, il pouvait descendre dans les salles de matériel, ou même dans la galerie O/BEC, traîner avec les types qui mettaient les mains dans le cambouis sans que sa présence ait le moindre caractère officiel. Il aimait passer du temps dans les rouages.

Il finit de remplir un formulaire de réquisition, ordonna à son serveur de le transmettre le lendemain matin et jeta un coup d’œil à sa montre : neuf heures moins dix. Les gars dans les piles avaient le droit à une pause. Charlie se promit de ne faire qu’y passer avant de rentrer nourrir Boomer, son vieux chien, regarder peut-être quelques téléchargements et se coucher. Le cycle éternel.

Il sortit de son bureau et s’enfonça de deux étages en ascenseur dans le sous-sol. L’Allée était calme, la nuit. Il ne croisa personne dans les couloirs vert glauque du niveau inférieur. Il n’entendit que le bruit de ses pas et le transpondeur intégré à son badge d’identification qui bipait lorsqu’il entrait dans une zone réglementée. Les portes chromées avaient la mauvaise idée de lui rappeler son âge – quarante-huit ans depuis janvier – en lui montrant la courbe de plus en plus prononcée de sa colonne vertébrale et la bedaine qui gonflait au-dessus de sa ceinture. Sa frange de cheveux gris ressortait sur sa peau sombre. Il était le fils d’un Anglais à la peau claire emporté vingt ans plus tôt par un cancer et d’une immigrante soudanaise spécialiste du soufisme qui ne lui avait pas survécu un an. Plus le temps passait, et plus Charlie ressemblait à son père.

Il fit un détour par la galerie O/BEC – même si le mot « détour » pouvait sembler aussi peu approprié que « rester tard ». Il avait l’habitude de s’y arrêter lors de ses promenades nocturnes.

On avait construit la galerie comme une salle d’opération, mais sans les sièges pour les étudiants : un couloir carrelé en forme d’anneau pourvu, sur le périmètre intérieur, de nombreuses parois vitrées étanches donnant sur une salle circulaire de douze mètres de profondeur. Au fond de celle-ci, alimentés par des colonnes de gaz sous-refroidis et un faisceau de conduits de lumière et de dispositifs de surveillance, les trois énormes cylindres O/BEC contenant, dans un bain d’hélium à moins 268°C, rangée sur rangée de tranches d’arséniure de gallium d’une minceur microscopique.

Charlie, ingénieur et non physicien, pouvait maintenir les machines qui faisaient fonctionner les cylindres, mais sa compréhension du processus fondamental mis en œuvre n’était au mieux que partielle. Un « Bose-Einstein Condensate » – un condensât de Bose-Einstein – était un état de la matière extrêmement ordonné, et les BEC produisaient des particules électroniques liées appelées « excitons », qui fonctionnaient comme des portes quantiques pour former un ordinateur d’une rapidité et d’une subtilité absurdes. Au-delà de ce brouillon digne du Reader’s Digest, c’était l’affaire des jeunes théoriciens ou des étudiants de troisième cycle sérieux et peu sociables qui se baladaient dans l’Allée comme dans une station balnéaire. Charlie avait un boulot plus terre à terre : il devait se débrouiller pour que tout fonctionne et reste à basse température, pour que les E/S se déroulent en douceur, et pour s’occuper des petits problèmes avant qu’ils ne deviennent grands.

Ce soir-là, quatre employés de la maintenance en combinaison stérile travaillaient en bas dans la plomberie, sans doute Stitch et Chavez avec les nouveaux des labos de Berkeley. Un personnel plus nombreux qu’à l’ordinaire… Il se demanda si Anne Costigan avait ordonné des interventions non planifiées.

Il fit le tour de la galerie puis suivit un autre couloir longeant les labos de physique de l’état solide pour aboutir à la salle de contrôle des données. Dès qu’il en franchit le seuil, Charlie sut qu’il se passait quelque chose.

Personne ne faisait de pause. Les cinq ingénieurs de l’équipe de nuit se trouvaient tous à leur poste et consultaient avec frénésie des rapports d’activité système. Seul Chip McCullough leva les yeux à l’entrée de Charlie, et ce ne fut que pour lui adresser un hochement de tête morose. Dire qu’il ne s’était écoulé que quelques heures depuis la fin officielle de sa journée de travail…

Anne Costigan se trouvait là, elle aussi. Elle leva les yeux de son moniteur portable, aperçut Charlie sur le seuil, leva le doigt pour interrompre le superviseur adjoint – une seconde – et s’avança. C’est ce que Charlie appréciait chez elle : l’économie de ses mouvements, la circonspection du moindre de ses gestes. « Bon Dieu, Charlie, tu ne dors donc jamais ?

— Je partais.

— En passant par les piles ?

— Je suis venu boire un café, en fait. Mais vous avez l’air occupés.

— On a eu un gros pic dans les E/S il y a une heure.

— Un pic d’énergie ?

— Non, un pic d’activité. Le standard téléphonique s’est illuminé, si tu vois ce que je veux dire. Comme si quelqu’un avait filé des amphétamines à l’Œil.

— Ça arrive, dit Charlie. Souviens-toi, l’hiver dernier…

— Celui-là est un peu inhabituel. Il s’est calmé, mais on est en train de procéder à un contrôle général des systèmes.

— Il produit toujours des données ?

— Oh, ouais, c’était rien de vilain, juste un hoquet, mais… tu comprends. »

Il comprenait. L’Œil et tous ses systèmes interconnectés planaient en permanence aux frontières du chaos. Comme un animal sauvage auquel on vient de mettre le harnais, l’Œil avait moins besoin de maintenance que de toilettage et de réconfort. Dans sa complexité et son imprévisibilité, il ressemblait beaucoup à un être vivant. Ceux qui comprenaient cela – et Anne en faisait partie – avaient appris à ne pas négliger les petits détails.

« Tu veux rester donner un coup de main ? »

Oui, mais Anne n’avait pas besoin de lui et il ne ferait que la gêner. « J’ai mon chien à nourrir.

— Salue Boomer de ma part. » De toute évidence, elle avait hâte de se remettre au travail.

« Sans faute. Besoin de quelque chose ?

— Non, à moins que tu n’aies un téléphone en trop. Abe est reparti sur la côte. » Abe, son consultant financier de mari, ne venait peut-être qu’un mois sur trois à Blind Lake. Un mariage mouvementé. « Les appels locaux passent sans problème, mais je n’arrive pas à obtenir L.A., je ne sais pas pourquoi.

— Tu veux que je te prête le mien ?

— Pas vraiment, en fait, j’ai déjà essayé celui de Tommy Gupta sans plus de succès. Un problème de satellite, j’imagine. »

Bizarre, songea Charlie, comme tout semble s’être mis un peu à clocher, ce soir.


Pour la cinquième fois en moins d’une heure, Sue Sampel informa son patron qu’elle n’avait pas pu lui obtenir le ministère de l’Énergie au téléphone. Chaque fois, Ray la regardait comme si elle avait elle-même bousillé le système.

Elle avait depuis longtemps dépassé son horaire normal de fin de journée, comme tout le monde, semblait-il, dans Hubble Plaza. Il se passait quelque chose. Sue n’arrivait pas à comprendre quoi. Elle avait beau être l’assistante personnelle de Ray Scutter, celui-ci, une fois de plus, n’avait pas partagé la moindre information avec elle. Elle savait juste qu’il voulait parler avec Washington et que les télécoms ne coopéraient pas.

De toute évidence, Sue n’y était pour rien – elle savait composer un numéro, pour l’amour du ciel –, mais cela n’empêchait pas Ray de la menacer du regard chaque fois qu’il lui demandait d’appeler. Et Ray Scutter avait un regard de tueur. De grands yeux aux minuscules pupilles, des sourcils broussailleux, des taches grises dans son bouc… elle avait pensé à un moment qu’il aurait pu être beau, sans son menton fuyant et ses joues un peu bouffies. Mais elle avait changé d’avis depuis. Comment disait le proverbe, déjà ? L’habit ne fait pas le moine. Ray n’avait que l’habit.

Il se détourna du poste de travail de Sue et rentra dans son bureau. « Bien entendu, grommela-t-il par-dessus son épaule, ça finira par me retomber dessus d’une manière ou d’une autre. »

O3, pensa Sue avec lassitude. C’était devenu son mantra depuis quelques mois, depuis qu’elle travaillait pour Ray Scutter. O3, pour Ouais, ouais, ouais. Ray était entouré d’incompétents. Ignoré par les chercheurs. Sans cesse contrecarré. Ouais, ouais, ouais.

Pour faire bonne mesure, elle tenta une fois encore de joindre Washington. Le téléphone afficha un message d’erreur : SERVEUR INDISPONIBLE. Le même message apparaissait à chaque connexion téléphonique, vidéo ou réseau hors de la boucle locale de Blind Lake. Le seul appel qui avait pu sortir était celui passé par Ray chez lui, en ville, pour informer sa fille de son retard. Tous les autres avaient été entrants : Sécurité, Bureau du personnel, plus la liaison militaire.

Un peu moins fatiguée, Sue se serait peut-être inquiétée. Mais il ne devait s’agir que d’un incident mineur. Pour le moment, tout ce qu’elle voulait était regagner son appartement et ôter ses chaussures. Réchauffer son dîner au micro-ondes. Fumer un joint.

Le terminal bourdonna à nouveau – d’après l’affichage, un appel d’Ari Weingart, du département Publicité et Relations publiques. Elle décrocha : « En quoi puis-je vous être utile, Ari ?

— Votre chef est dans le coin ?

— Oui, mais il n’a pas vraiment envie qu’on le dérange. C’est urgent ?

— Eh bien, en quelque sorte. J’ai là trois journalistes que je ne sais pas où loger.

— Réservez-leur donc une chambre dans un motel.

— Très drôle. Ils sont en visite pour trois semaines.

— Personne ne l’avait indiqué dans votre calendrier ?

— Ne soyez pas bornée, Sue. Je comptais les faire dormir au Centre d’accueil des visiteurs, bien entendu… sauf que le bureau du personnel vient d’en attribuer tous les lits aux travailleurs journaliers.

— Ah bon ?

— Vu que les bus pour Constance ne peuvent pas sortir…

— Les bus ne peuvent pas sortir ?

— Vous avez passé les dernières heures dans un caisson d’isolation ou quoi ? La route est fermée au niveau du poste de garde. Aucun véhicule n’entre ni ne sort. Blocus complet.

— Depuis quand ?

— Le coucher du soleil, en gros.

— Comment ça se fait ?

— Allez savoir. Soit une menace plausible sur la sécurité, soit un exercice de plus. Tout le monde pense que ce sera réglé demain matin. Mais entre-temps, il faut que je loge ces gens quelque part. »

Ray Scutter aurait réagi à ce problème en entrant dans une fureur indignée qui n’aurait avancé à rien. Sue réfléchit. « Vous pourriez peut-être appeler la direction du site pour voir si elle consent à ouvrir le gymnase du centre de loisirs. Et à y installer quelques lits de camp pour la nuit. Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Génial ! La vache, j’aurais dû y penser moi-même.

— Dites que vous venez de ma part, si besoin est.

— Vous êtes une perle. Si je pouvais, je vous piquerais à Ray. »

— J’aimerais bien, pensa Sue.

Elle se leva, s’étira, s’approcha de la fenêtre et écarta les lames verticales du store. Derrière les toits des logements ouvriers et l’obscurité de la prairie inexploitée, elle distinguait à peine la route pour Constance et la pulsation sinistre des lumières des véhicules de secours au portail sud.


Marguerite Hauser remercia le destin bienveillant qui l’avait fait habiter une maison (même si c’était l’une des plus anciennes et des plus petites) au nord-est du campus de Blind Lake, aussi loin que possible de son ex-mari Ray. Ce trajet de dix minutes pour ramener Tess avait quelque chose de réconfortant, comme s’il remontait dans son dos un pont-levis jeté sur des douves.

Dans la voiture, Tess se montra aussi calme que d’habitude, voire un peu plus. Lorsqu’elles prirent des sandwiches au poulet au drive-in du centre commercial, elle ne s’intéressa pas au menu. Arrivées à la maison, Marguerite y porta la nourriture et Tess y traîna son fourre-tout. « La vidéo marche ? demanda d’un air absent la fillette.

— Pourquoi pas ?

— Marchait pas chez papa.

— Vérifie. Je vais chercher le couvert. »

Dîner devant le panneau vidéo restait une nouveauté pour Tess. Ray n’avait pas permis cette habitude. Il avait toujours tenu à ce que les repas soient pris à table : un « moment en famille » durant lequel il ne manquait jamais de débiter son catalogue quotidien de récriminations. Il n’y a pas à dire, pensa Marguerite, le dîner paraît plus agréable avec les téléchargements. Surtout les vieux films. Tess préférait ceux en noir et blanc : les vieilles automobiles et les vêtements bizarres la fascinaient. C’est une xénophile, pensa Marguerite. Elle tient ça de moi.

Mais le panneau vidéo de Marguerite s’avéra aussi inutilisable que celui de Ray, et elles durent se contenter du contenu de la mémoire résidente domestique. Elles arrêtèrent leur choix sur une comédie de Bob Hope vieille d’un siècle, La Brune de mes rêves. Tess, qui d’ordinaire aurait débordé de questions sur le XXe siècle et tenu à savoir pourquoi tout avait cet air-, se contenta de manger sa nourriture du bout des lèvres sans quitter l’écran des yeux.

Marguerite posa la main sur le front de sa fille. « Comment tu te sens, chérie ?

— Je ne suis pas malade.

— Mais tu n’as pas faim.

— Faut croire que non. » Tess se rapprocha et Marguerite l’entoura de son bras.

Après le dîner, Marguerite rangea, changea les draps et aida Tess à trier ses livres de classe. Dans un moment d’optimisme, Tess zappa d’une chaîne de divertissements à l’autre et, n’obtenant que des écrans bleus, regarda une deuxième fois le film de Bob Hope avant d’annoncer enfin qu’elle allait se coucher. Marguerite surveilla son brossage de dents et la borda. Elle aimait la chambre de sa fille, avec sa petite fenêtre face à l’ouest, son lit recouvert d’un édredon à franges rosés, ses rangées d’animaux en peluche qui montaient la garde sur la commode. Cela lui rappelait sa propre chambre d’enfant, dans l’Ohio, il y avait si longtemps, mais sans les bien intentionnés volumes d’Histoires bibliques pour les enfants installés par son père dans le vain espoir de susciter en elle une piété ostensiblement absente. Tessa avait choisi elle-même ses livres et ses goûts la portaient plutôt vers la fantasy commerciale et la vulgarisation scientifique. « Tu veux lire un peu ?

— Je crois pas, répondit Tess.

— J’espère que tu te sentiras mieux demain matin.

— Je vais bien. Promis. »

Marguerite regarda par-dessus son épaule en éteignant la lumière. Tess avait déjà fermé les yeux. Elle semblait plus jeune que ses onze ans, avec ses joues rebondies et ce bourrelet de graisse de bébé sous le menton. Ses cheveux encore blond sale fonçaient. Marguerite supposa que de ce cocon d’enfance émergeait une jeune femme, mais les traits de celle-ci restaient indistincts, difficiles à prédire.

« Dors bien », murmura-t-elle.

Tess se blottit sous son édredon et enfonça la tête dans l’oreiller.

Marguerite ferma la porte. Elle regagna son bureau à l’autre bout du couloir, déterminée à abattre encore un peu de travail avant minuit. Chacun de ses chefs de service lui avait signalé des segments vidéo extraits des dernières vingt-quatre heures du Sujet, segments qu’elle devait revoir. Elle baissa l’éclairage et afficha les rapports l’un après l’autre sur son écran mural.

« Physiologie et Signalisation » se polarisait encore sur les lamelles pulmonaires du Sujet. « Le mouvement des lamelles pourrait indiquer une interaction sociale », proclamait le sous-titre. Il y avait un extrait du Sujet dans une assemblée au puits de nourriture. Il se tenait dans la lumière pâle et verte du puits de nourriture, où il semblait interagir avec un autre individu. Ses lamelles ventrales, des fentes blanchâtres flanquant sa chambre thoracique, frémissaient à chaque inhalation. Un comportement tout à fait normal, et Marguerite se demandait ce que les gens de « Physiologie » voulaient lui faire voir lorsqu’un nouveau texte défila sur l’écran. Les cils palpitent en un motif vertical distinct assez complexe pendant le comportement social Ah, un zoom dans un sous-écran. Les cils étaient de minuscules poils rosés, à peine visibles, mais ils bougeaient en effet comme un champ de blé caressé par le vent. On montrait en incrustation, pour comparaison, la respiration du Sujet en environnement asocial. Les cils se courbaient vers l’intérieur à chaque inspiration, mais sans ce frémissement vertical.

Potentiellement très intéressant, pensa Marguerite. Elle marqua le rapport d’une notification prioritaire, ce qui permettrait à « Physiologie et Signalisation » de le transmettre aux compilateurs pour analyse complémentaire. Elle ajouta quelques notes et requêtes (« Cohérence ? » « Autres contextes ? ») et renvoya le tout à Hubble Plaza.

Du groupe « Culture et Technologie », des copies d’écran de la dernière addition du Sujet aux murs de son logement. On voyait le Sujet, redressé de toute sa hauteur, ses jambes de soulèvement trapues tendues tandis qu’il se servait d’un bras de manipulation et de quelque chose qui ressemblait à un crayon pour ajouter un nouveau symbole (si c’en était bien un) à la chaîne ornant déjà les parois de la pièce. Celui-ci fut inséré dans une série de seize spires genre coquilles d’escargot de plus en plus grandes, et se termina par une fioriture. Cela fit penser Marguerite à ce qu’un gamin agité pourrait griffonner en marge d’un de ses cahiers. La conclusion logique en était que le Sujet écrivait quelque chose, mais on avait très vite établi que les barres, lignes, cercles, croix, points, etc., ne se répétaient jamais. S’il s’agissait de pictogrammes, le Sujet n’avait jamais écrit deux fois le même mot ; s’il s’agissait de lettres, il n’avait pas encore épuisé son alphabet. De l’art, alors ? Peut-être. De la décoration ? Possible. Mais « Culture et Technologie » pensait que cette dernière série laissait au moins penser à un contenu linguistique. Marguerite en doutait, et elle attribua au rapport une priorité qui provoquerait sa comparaison avec une douzaine de documents similaires par le bureau d’évaluation.

Le reste consistait en rapports d’activité expédiés par les comités et en deux brefs extraits que l’équipe chargée des relèvements pensait qu’elle aimerait voir : des vues de balcons, la ville s’étendant derrière le Sujet dans un après-midi pastel, rouge grès, couche sur couche, comme un empire de gâteaux de mariage rouilles. Elle enregistra ces images pour les regarder plus tard.

Elle eut terminé à minuit.

Elle éteignit le mur de son bureau et fit le tour de la maison en éteignant partout jusqu’à ce qu’une douce obscurité règne dans toute la maison. Le lendemain était un samedi : Tess n’avait pas école. Marguerite espéra que la liaison satellite serait rétablie au matin. Elle ne voulait pas que Tess s’ennuie à peine revenue à la maison.

La nuit était claire. L’automne arrivait vite, cette année. Marguerite alla se coucher les rideaux ouverts. Lorsqu’elle avait emménagé, l’été précédent, elle avait poussé son grand lit à deux places près de la fenêtre. Elle aimait regarder les étoiles avant de s’endormir, mais Ray avait toujours voulu garder les stores fermés. Elle pouvait désormais s’accorder ce plaisir. La lumière du croissant de lune tombait sur un récif de couvertures. Elle ferma les yeux et ne sentit plus son poids. Poussa un soupir et s’endormit.

Quatre

Ari Weingart, le responsable des relations publiques de Blind Lake, ne se séparait jamais de sa grande tablette électronique. Cela inquiéta un peu Chris Carmody, à qui les détenteurs de tablettes électroniques n’avaient que rarement laissé de bons souvenirs.

À l’évidence, tout ne se passait pas au mieux pour Weingart. Il avait accueilli Vogel, Élaine et Chris devant Hubble Plaza et les avait conduits dans son petit bureau qui surplombait la place centrale. Tous les quatre en étaient à la moitié du planning provisoire de la première semaine quand Weingart dut prendre un appel. Chris se retira avec le reste de l’équipe dans une salle de réunion vide où tous trois demeurèrent jusque bien après le coucher du soleil.

Lorsqu’il revint, Weingart trimballait toujours sa redoutable tablette. « Il y a eu des complications », annonça-t-il.

Élaine Coster bouillait depuis un moment derrière un exemplaire de Current Events vieux de plusieurs mois. Elle reposa le magazine et regarda posément Weingart. « S’il y a un problème avec notre planning, on peut régler ça demain. Tout ce dont on a besoin pour le moment, c’est d’un endroit pour défaire nos bagages. Et d’un serveur fiable. Je n’ai pas réussi à joindre New York depuis cet après-midi.

— Eh bien, c’est justement là le problème. Les installations sont en blocus. On a neuf cents travailleurs journaliers qui n’habitent pas sur le site mais ne peuvent pas en sortir, et je crains fort qu’ils aient priorité pour l’attribution des logements visiteurs. La bonne nouvelle, c’est que…

— Attendez un peu, fit Élaine. En blocus ? De quoi parlez-vous ?

— Je suppose que vous n’avez pas connu cette situation à Crossbank, mais cela fait partie de nos règles de sécurité. À la moindre menace contre les installations, et tant que cette menace subsiste, personne n’entre ni ne sort.

— Les installations sont menacées ?

— Je suppose. On ne m’informe pas de ce genre de choses. Mais je suis sûr qu’il n’y a rien à craindre. »

Il ne se trompe sans doute pas, songea Chris. En tant que Laboratoires nationaux, Crossbank et Blind Lake se trouvaient soumis à des protocoles de sécurité remontant aux Guerres de la Terreur. On y prenait terriblement au sérieux les menaces les plus futiles. Blind Lake – et c’était là un des inconvénients de sa célébrité médiatique – attirait l’attention d’un large éventail de cinglés et d’idéologues.

« Pouvez-vous nous préciser la nature de cette menace ?

— En toute franchise, je n’en sais rien moi-même. Mais nous avons déjà connu ce genre de situations. Et ça s’est toujours réglé avant le lendemain matin. »

Sébastian Vogel se redressa sur la chaise qu’il occupait depuis une heure à la manière d’un sphinx au repos : « Et d’ici là, où dormons-nous ?

— Eh bien, nous vous avons installé… des lits de camp.

— Des lits de camp ?

— Dans le gymnase du centre de loisirs. Je sais. Je suis vraiment désolé. C’est tout ce que nous avons pu faire dans un délai aussi court. Comme je vous l’ai dit, je ne doute pas que tout sera réglé demain matin. »

Weingart se renfrogna en consultant sa tablette, comme s’il avait une chance d’y découvrir un sursis de dernière minute. Élaine semblait sur le point d’exploser, mais Chris prit les devants : « Nous sommes journalistes. Je suis sûr que nous avons tous déjà dormi à la dure. » Enfin, peut-être pas Vogel. « Pas vrai, Élaine ? »

Weingart la regarda avec espoir.

Elle ravala ce qu’elle s’apprêtait à dire. « J’ai dormi sous la tente sur le plateau de Gobi. J’imagine que je peux dormir dans une saloperie de gymnase. »


On avait disposé des rangées de lits de camp dans le gymnase, certains déjà occupés par des journaliers qui n’avaient pu trouver de place dans les logements pour visiteurs. Chris, Élaine et Vogel s’en approprièrent trois sous le panier de basket-ball et y posèrent leurs bagages. Les oreillers ressemblaient à des marshmallows dégonflés. Les couvertures provenaient des surplus de la Croix-Rouge.

« Le plateau de Gobi ? demanda Vogel à Élaine.

— Quand je rédigeais ma biographie de Roy Chapman Andrews. Dans les pas du Temps : la paléobiologie hier et aujourd’hui. D’accord, j’avais vingt-cinq ans. Vous avez déjà dormi sous la tente, Sébastian ? »

Vogel avait soixante ans, un visage livide et des joues d’un rouge fiévreux. Il portait des pulls informes afin de dissimuler l’inélégante générosité de son ventre et de ses hanches. Élaine ne l’aimait pas – un parvenu, avait-elle glissé à l’oreille de Chris, un imposteur, quasiment un putain de spiritualiste – et Vogel avait aggravé son cas en se montrant d’une inébranlable politesse. « Dans les Algonquins, dit-il. Au Canada. Une randonnée de plusieurs jours. Il y a des dizaines d’années, bien entendu.

— Vous cherchiez Dieu ?

— C’était une sortie entre étudiants et étudiantes. Si je me souviens bien, je cherchais à tirer mon coup.

— Alors que vous étiez étudiant en théologie ?

— Nous ne faisons pas vœu de chasteté, Élaine.

— Dieu ne réprouve pas ce genre de choses ?

— Quel genre de choses ? Les rapports sexuels ? Pas que je sache, non. Vous devriez lire mon livre.

— Ah, mais je l’ai lu. » Elle se tourna vers Chris. « Et toi ?

— Pas encore.

— Sébastian est un mystique à l’ancienne. Il voit Dieu partout.

— Dans certaines choses plus que dans d’autres », précisa Sébastian, ce qui parut à Chris à la fois énigmatique et typique du personnage.

« Bien que je trouve cette conversation passionnante, intervint Chris, je pense qu’on devrait aller essayer de dîner. Le type des relations publiques a parlé d’un endroit ouvert jusqu’à minuit dans le centre commercial.

— Je suis partante, dit Élaine, du moment que tu promets de ne pas draguer la serveuse.

— Je n’ai pas faim, dit Vogel. Allez-y sans moi. Je garderai les bagages.

— Jeûnez, saint François », dit Élaine en enfilant sa veste.


Chris connaissait la biographie de Roy Chapman Andrews écrite par Élaine. Il l’avait lue au début de ses études. Élaine était alors une journaliste scientifique pleine d’avenir, sélectionnée pour un AAAS Westinghouse Award[2] et s’établissant un plan de carrière qu’il espérait suivre un jour.

Le seul et unique livre de Chris à ce jour avait aussi été une espèce de biographie. Ce qu’il y avait de bien, avec Élaine, c’était qu’elle n’avait pas monté l’histoire orageuse de ce livre en épingle et ne semblait pas le moins du monde réticente à travailler avec Chris. Étonnant comme on apprend à se contenter de peu, songea celui-ci.

Le restaurant recommandé par Ari Weingart était coincé entre un magasin d’interfaces et une boutique de fournitures de bureau dans l’aile à ciel ouvert du centre commercial. La plupart de ses magasins ayant fermé pour la nuit, la galerie semblait plus ou moins à l’abandon dans la fraîcheur de l’automne. Mais les affaires du restau, une franchise Sawyer’s Steak Seafood, marchaient très bien. Beaucoup de clients et de conversations s’y croisaient. Ils trouvèrent un box en vinyle contre la grande vitrine. Le décor, chrome, pastel et plantes en pots, faisait très fin XXe siècle, faux réconfort d’une fausse antiquité. Les menus avaient la forme de T-bones.

Chris se sentit merveilleusement anonyme.

« Bon Dieu, s’énerva Élaine. La banlieue dans toute son horreur.

— Qu’est-ce que tu commandes ?

— Voyons voir. Le “Petit-déjeuner servi à toute heure ?” Le “Pain de viande potelé façon maison” ? »

Ses paroles ironiques n’échappèrent pas au serveur qui approchait. « Le saumon de l’Atlantique est bon, annonça celui-ci.

— Bon pour quoi, exactement ? Non, laissez tomber. Le saumon fera l’affaire. Chris ? »

Embarrassé, il commanda la même chose. Le serveur haussa les épaules et s’éloigna.

« Ce que tu peux être snob, des fois, Élaine !

— Pense un peu à l’endroit où on est. À la pointe du savoir humain. Sur les épaules de Copernic et de Galilée. Et on mange où ? Dans un relais routier avec buffet de crudités. »

Chris n’avait jamais compris comment Élaine pouvait porter une telle attention à la nourriture, elle qui s’était appliquée à supprimer l’épaississement de la cinquantaine. Elle sacrifie la quantité au profit de la qualité, supposa-t-il. Un numéro d’équilibriste. C’était une Wallenda[3] de la ligne.

« Je veux dire, arrêtons, qui est snob, ici, au juste ? reprit-elle. J’ai cinquante ans, je sais ce que j’aime, je peux supporter un fast-food ou des surgelés, mais est-ce que j’ai vraiment besoin de faire comme si le pudding aux pommes était de la crème brûlée ? Toute ma jeunesse, j’ai bu du café aigre dans des tasses en papier. J’ai évolué, depuis. Ça t’arrivera aussi.

— Merci pour le vote de confiance.

— Avoue-le, Crossbank a été un fiasco pour toi.

— J’ai réuni du matériel utile. » Ou du moins une citation totémique. Ça pourrait s’arrêter n’importe quand. Presque un sermon baptiste.

« J’ai une théorie sur toi, annonça Élaine.

— On devrait peut-être se contenter de dîner.

— Non, non, tu n’échapperas pas comme ça à l’odieuse vieille sorcière.

— Je ne voulais pas dire que…

— Tais-toi donc. Prends un gressin ou je ne sais quoi. Je t’ai dit avoir lu le livre de Sébastian. J’ai aussi lu le tien.

— Ça peut sembler puéril, mais je préférerais vraiment qu’on n’en parle pas.

— Je voulais juste dire que c’est un bon bouquin. Toi, Chris Carmody, tu as écrit un bon bouquin. Tu as fait le travail sur le terrain et tu en as tiré les conclusions nécessaires. Et tu veux te reprocher de ne pas t’être défilé ?

— Élaine…

— Tu veux foutre ta carrière en l’air, faire juste semblant de bosser, ne pas respecter les délais, sauter les serveuses à gros nibards et t’endormir bourré tous les soirs ? Tu peux, sans problème. Tu ne serais pas le premier. Loin de là. S’apitoyer sur soi-même est un passe-temps si prenant.

— Un homme est mort, Élaine.

— Ce n’est pas toi qui l’as tué.

— On peut se poser la question.

— Non, Chris, on ne peut pas se la poser. Galliano est passé par-dessus cette colline par accident ou par volonté de se détruire. Peut-être regrettait-il ses péchés, peut-être pas, mais c’étaient ses péchés, pas les tiens.

— Je l’ai exposé au ridicule.

— Tu as exposé un travail à la fois gravement bâclé, intéressé et dangereux pour des innocents. Il se trouve que ce travail est celui de Galliano, et il se trouve aussi que Galliano est tombé en moto dans la Monongahela, mais c’était son choix, pas le tien. Tu as écrit un bon livre…

— Nom de Dieu, Élaine, dans quelle mesure le monde a-t-il besoin d’un autre putain de bon livre ?

— … bon et sincère, et tu l’as écrit poussé par une indignation loin d’être injustifiée.

— Merci de le dire, mais…

— Et le problème, c’est que tu n’as manifestement rien obtenu d’utile à Crossbank, et j’ai peur que tu n’obtiennes rien ici non plus, et que tu ne respectes pas la date limite afin de pouvoir poursuivre avec plus d’efficacité le projet d’auto-flagellation dans lequel tu t’es embarqué. Ce qui manque un max de professionnalisme. Je veux dire, Vogel est un tordu, mais au moins il produira un papier. »

Chris caressa un instant l’idée de se lever et de quitter le restaurant. Il pourrait rentrer au gymnase et interviewer quelques-uns des journaliers bloqués à Blind Lake. Ils lui parleraient, eux, au moins. Il n’obtiendrait d’Élaine que davantage de culpabilité, et il en avait déjà eu son content, merci bien.

Le saumon arriva, se figeant dans un filet de beurre.

« Ce qu’il faut que tu fasses… » Elle marqua un temps d’arrêt. Le serveur agitait un énorme moulin à poivre au-dessus de la table. « Virez-moi ce truc de là, s’il vous plaît. »

L’homme prit la fuite.

« Ce qu’il faut que tu fasses, Chris, c’est arrêter de te comporter comme si tu devais avoir honte de quelque chose. Ce livre que tu as écrit, utilise-le. Si quelqu’un s’y montre hostile, affronte-le. Si on a peur de toi à cause de ce bouquin, utilise cette peur. Si on te donne des réponses évasives, tu peux au moins décrire la manière dont on te répond évasivement et comment on se sent à Blind Lake dans la peau d’un paria. Mais ne rate pas cette chance. » Elle se pencha en avant et ses manches s’agitèrent dangereusement près de la sauce. « Parce que le fait est, Chris, qu’on est à Blind Lake. Le populo n’a peut-être qu’une vague notion de ce qu’il se passe ici, mais nous, nous sommes mieux informés que cela, pas vrai ? C’est ici qu’on réécrit tous les manuels. C’est ici que l’espèce humaine commence à définir sa place dans l’univers. C’est ici le pivot de ce que nous sommes et de ce que nous allons devenir.

— On dirait un prospectus. »

Elle se recula. « Pourquoi ? Tu me penses trop ridée et trop cynique pour reconnaître quelque chose de vraiment stupéfiant ?

— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je…

— Pour ce que cela vaut, tu m’as surprise dans un moment de sincérité.

— Élaine, je ne suis pas d’humeur à entendre un sermon, c’est tout.

— Eh bien, je ne te pensais pas vraiment d’humeur à cela. OK, Chris. Agis comme bon te semble. » Elle fit un geste en direction de son assiette. « Mange ce pauvre poisson maltraité.

— Une tente, dit-il. Le plateau de Gobi.

— Ouais, bon, une espèce de tente. Un habitat gonflable parachuté de Pékin. Avec des cellules énergétiques rechargeables, un chauffage nocturne et toutes les chaînes satellites.

— Tout comme Roy Chapman Andrews ?

— Eh, fit-elle. Je suis journaliste, pas martyre. »

Cinq

Au grand désarroi de Marguerite, et à l’immense déception de Tessa, la réception vidéo et téléchargement ne s’améliora pas du week-end. On ne pouvait pas davantage communiquer par téléphone ou réseau au-delà du périmètre de Blind Lake.

Marguerite supposa qu’il s’agissait d’une nouvelle manifestation des protocoles de sécurité franchement complexes de Blind Lake. Elle avait connu plusieurs blocus de ce genre quand elle travaillait à Crossbank. La plupart n’avaient pas duré plus de quelques heures, même si l’un (dû à un survol sans autorisation, en fait un simple pilote privé ayant grillé ses puces de navigation et ses transpondeurs) avait créé un petit scandale et provoqué le verrouillage du périmètre de sécurité pendant presque une semaine.

Ici à Blind Lake, le blocus, du moins pour Marguerite, n’avait rien de vraiment gênant, du moins pour le moment. Elle n’avait aucun déplacement de prévu ni aucun besoin urgent de parler à qui que ce soit de l’extérieur. Son père l’appelait de l’Ohio tous les samedis, mais il n’ignorait rien des problèmes de sécurité et ne s’inquiéterait pas outre mesure de ne pas arriver à joindre sa fille. Cela posait en revanche un problème pour Tessa.

Non qu’elle soit un de ces enfants toujours collés au panneau vidéo. Elle aimait s’amuser à l’extérieur, même si elle jouait surtout seule, et Blind Lake était l’un de ces rares endroits sur Terre où un gamin pouvait se promener non accompagné sans réelle crainte de croiser la drogue ou le crime. Mais ce week-end-là, la météo refusait de coopérer. Le temps vif et ensoleillé du samedi matin céda la place vers midi à de gros nuages asphalte et à des averses aussi brèves que violentes. Octobre annonçant la venue de l’hiver. La température chuta brutalement à 10°C, et si Tess s’aventura une fois à l’extérieur – pour aller dans le garage fouiller un carton de poupées non déballé depuis le déménagement –, elle ne tarda pas à revenir en frissonnant sous sa veste de flanelle.

Aucun changement le dimanche, où le vent souffla en bourrasques autour des gouttières et s’engouffra dans la bouche d’aération du plafond de la salle de bains. Marguerite demanda à Tess s’il y avait une camarade de classe avec laquelle elle aimerait jouer. Après quelques hésitations, Tess finit par livrer le nom d’Edie Jerundt. Elle n’était pas certaine de l’orthographe mais Dieu merci, peu de noms commençant par J figuraient dans l’annuaire interne de Blind Lake.

La mère d’Edie, Connie Jerundt – analyste séquentielle à Imagerie, apprit Marguerite –, proposa aussitôt de la leur amener pour jouer (sans même demander son avis à Edie, ce qui conduisit Marguerite à supposer que celle-ci s’ennuyait autant que Tess). Connie et sa fille arrivèrent moins d’une heure après. Elles se ressemblaient tellement qu’on aurait dit des poupées russes, l’une se nichant confortablement à l’intérieur de l’autre, sans autres différences que leurs dimensions. Toutes deux avaient de grands yeux et des cheveux châtain terne ébouriffés, des caractéristiques atténuées par l’âge adulte chez Connie mais concentrées sur le petit visage d’Edie.

Edie Jerundt avait apporté quelques téléchargements récents et les deux fillettes s’installèrent aussitôt devant le panneau vidéo. Quinze minutes durant, Connie discuta avec nervosité du long blocus de sécurité et de ses inconvénients – elle avait projeté de se rendre à Constance afin de prendre de l’avance dans ses achats de Noël – puis s’excusa en promettant de venir récupérer Edie avant 17 heures.

Marguerite observa les deux filles qui regardaient le panneau vidéo dans le salon.

Les téléchargements – des aventures de La Fille Panda – étaient un peu bébé pour Tess, et Edie avait aussi apporté ces lunettes synchronisées avec les images qu’on disait mauvaises pour les yeux si on les portait plus de quelques heures. Les séquences d’action poussées en 3D les firent tressaillir toutes les deux.

Pour le reste, elles auraient aussi bien pu être seules. Elles se tenaient chacune assises à un bout du canapé, inclinées à des angles très différents contre de gros coussins. Marguerite ressentit tout de suite une vague pitié envers Edie Jerundt, une de ces filles conçues par Dame Nature pour être persécutées et ostracisées : des bras et des jambes comme des échasses, une compréhension approximative, une parole hésitante, un embarras profond et permanent.

Marguerite trouva bien que Tess se soit prise d’amitié pour une fille comme Edie Jerundt.

À moins que…

À moins que ce ne soit Edie qui se soit prise d’amitié pour Tess.

Après les téléchargements, elles jouèrent avec les poupées récupérées dans le garage par Tess. La fillette avait assemblé cette collection hétéroclite sur les marchés aux puces en plein air, à l’époque où Ray partait en voiture de Crossbank le week-end pour aller dans la campagne du New Hampshire. Des poupées pâlies par le soleil, aux articulations bizarrement tordues et aux habits dépareillés ; des baigneurs trop grands, en général nus ; une poignée de figurines dérivées de films oubliés, bras et jambes fléchis. Tess essaya d’embarquer Edie dans un scénario (voilà la mère, voilà le père, le bébé a faim mais comme il faut qu’ils aillent travailler, il y a la baby-sitter), mais Edie s’en lassa vite et se contenta de faire défiler les poupées sur la table basse en leur attribuant des monologues sans queue ni tête (je suis une fille, j’ai un chien, je suis jolie, je te déteste). Comme doucement poussée à l’écart, Tess se replia sur le canapé pour observer ce jeu. Et commença à se cogner la tête à intervalles fixes sur le dossier. À peu près un coup par seconde, jusqu’à ce que Marguerite, en passant, lui pose la main sur le crâne.

C’est cette manière de se cogner la tête qui, avec un inquiétant retard dans l’apprentissage de la parole, avait pour la première fois incité Marguerite à penser sa fille différente. Pas anormale, jamais elle n’aurait utilisé un tel jugement de valeur. Mais oui, Tessa était différente, Tessa avait des problèmes. Des problèmes qu’aucun des thérapeutes bien intentionnés consultés par Marguerite n’avait tout à fait réussi à définir. Le plus souvent, ils parlaient d’autisme de haut niveau ou de syndrome d’Asperger. Ce qui signifiait : nous avons un tiroir à étiquette dans lequel jeter les symptômes de votre fille, mais pas vraiment de traitement.

Marguerite avait emmené sa fille chez un physiothérapeute afin de corriger sa maladresse et sa « proprioception médiocre ». Elle avait essayé des séries de médicaments destinés à modifier ses taux de sérotonine, de dopamine ou de facteur Q, mais aucun d’eux n’avait apporté le moindre changement perceptible. Ce qui voulait peut-être juste dire que Tess avait une personnalité atypique, que sa réserve maladroite et son isolement social lui poseraient des problèmes jusqu’à la fin de ses jours, sauf si elle arrivait à les surmonter par la force de sa volonté. Marguerite avait fini par estimer contre-productif tout tripatouillage de l’architecture neurochimique de sa fille. Tess était une enfant dont la personnalité n’avait pas fini de se former : il ne fallait pas la droguer ou la malmener pour la faire correspondre à la notion de maturité d’une tierce personne.

Et cela avait semblé un compromis convaincant, du moins jusqu’à ce que Marguerite quitte Ray, jusqu’aux ennuis là-bas à Crossbank.

Il n’y avait même pas eu un seul journal de tout le week-end. D’habitude, on arrivait à imprimer depuis le réseau des parties du New York Times (ou de la plupart des autres journaux urbains), mais même cette connexion de misère avec l’extérieur avait été coupée. Et si les journaux manquaient à Marguerite, quelle devait être la souffrance des accros à l’information continue ! Ils se retrouvaient coupés du grand soap opéra global, laissés dans l’ignorance des accords belges ou de la dernière désignation à la Cour continentale. Le silence du panneau vidéo et le crépitement régulier de la pluie rendaient l’après-midi assommant, aussi Marguerite fut-elle contente de pouvoir s’asseoir dans la cuisine pour feuilleter de vieux exemplaires d’Astrobiology Exozoology, en laissant son attention papillonner sur le texte dense jusqu’à ce que Connie revienne chercher Edie.

Marguerite monta extirper les filles de la chambre de Tess. Affalée sur le lit, les pieds contre le mur, Edie farfouillait dans la boîte à chaussures contenant les faux bijoux, les peignes ornementaux et les barrettes en écaille de Tess. Quant à cette dernière, elle se tenait : assise à sa commode, face au miroir.

« Ta maman est là, Edie », annonça Marguerite.

Edie cligna ses grands yeux de grenouille et se précipita en bas à la recherche de ses chaussures.

Tess resta face au miroir à s’entortiller les cheveux autour de l’index droit.

« Tess ? »

Les cheveux formèrent une boude brillante de l’ongle à la première articulation, puis tombèrent.

« Tess ? tu t’es bien amusée avec Edie ?

— Je crois.

— Tu devrais peut-être le lui dire. »

Tess haussa les épaules.

« Tu devrais peut-être le lui dire maintenant. Elle est en bas, elle se prépare à partir. »

Mais le temps que Tess descende jusqu’à la porte d’entrée, Edie et sa mère étaient déjà parties.


Le lundi, ce qui avait débuté comme un désagrément commença à ressembler davantage à une crise.

Marguerite déposa Tess au collège en allant à Hubble Plaza. Sur le parking, la foule des parents – dont Connie Jerundt, qui salua Marguerite d’un geste depuis sa voiture – bouillonnait de rumeurs. En l’absence d’urgence locale expliquant le blocus, il avait dû se produire quelque chose à l’extérieur, quelque chose d’assez grave pour provoquer une crise de sécurité, mais quoi ? Et pourquoi personne n’en avait-il été informé ?

Marguerite refusa de prendre part aux spéculations. De toute évidence (du moins pour elle), le seul comportement logique consistait à continuer à travailler. On ne pouvait peut-être pas communiquer avec le monde extérieur, mais le monde extérieur continuait à fournir de l’énergie à Blind Lake et attendait très probablement que les gens de Blind Lake poursuivent leur travail. Marguerite embrassa Tess, la regarda traverser la cour de récréation en une longue boucle stochastique et redémarra lorsque la cloche sonna.

La pluie ne tombait plus mais octobre avait pris le temps en charge et un vent froid soufflait dans le ciel d’un bleu de pierre précieuse. Elle se réjouit d’avoir insisté pour que Tess enfile un pull. Elle-même avait choisi de revêtir un coupe-vent en vinyle, qui se révéla inefficace sur le long trajet à pied entre le parking de Hubble Plaza et l’entrée de l’aile est. La neige ne tardera pas, pensa Marguerite, et Noël non plus, une fois passé le cap fatidique de Thanksgiving. L’évolution des conditions météorologiques rendait la quarantaine bien plus perturbante, comme si l’air raréfié venu du Canada apportait isolement et inquiétude.

En attendant l’ascenseur, Marguerite aperçut son ex-mari Ray qui s’engouffrait dans la supérette du rez-de-chaussée, sans doute pour sa dose matinale de DingDong. Ray était un homme aux habitudes farouchement établies, l’une d’elles consistant à prendre des DingDong au petit déjeuner. Il se donnait un mal stupéfiant pour s’assurer de ne jamais manquer de ces gâteaux au chocolat fourrés à la crème, y compris en voyages d’affaires ou en vacances. Il en emportait dans un Tupperware dans ses bagages. Une journée sans DingDong accentuait ses pires défauts ; son irritabilité, ses petites crises de rage à la moindre frustration. Elle garda l’œil sur l’entrée de la supérette tandis que l’ascenseur descendait petit à petit du neuvième étage. Juste au moment où le carillon retentissait, Ray réapparut avec un petit sac à la main. Les DingDong, sûrement. Qu’il engloutirait, aucun doute à ce sujet, enfermé dans son bureau : il n’aimait pas qu’on le voie manger des sucreries. Marguerite l’imagina, un DingDong dans chaque main, grignotant comme un écureuil fou, des miettes tombant sur sa chemise blanche amidonnée et sa cravate sinistre. Elle entra dans l’ascenseur avec trois autres personnes et se dépêcha d’appuyer sur le bouton correspondant à son étage afin de provoquer la fermeture des portes avant que Ray ait le temps de se précipiter dans la cabine.


Le travail de Marguerite – même si elle l’adorait et s’était battue de toutes ses forces pour l’obtenir – lui donnait parfois l’impression d’être une voyeuse. Une voyeuse rémunérée et impartiale, certes, mais une voyeuse tout de même.

Elle n’avait pas eu ce sentiment à Crossbank, mais ses capacités y avaient été inexploitées : elle y avait passé cinq ans à extraire des détails botaniques d’études d’archives, le genre de travail de routine ingrat que n’importe quel étudiant de troisième cycle un peu futé aurait pu effectuer. Elle pouvait encore réciter les noms latins provisoires de dix-huit variétés de mattes bactériennes. Au bout d’un an, elle avait tellement l’habitude de voir l’océan sur HR8832/B qu’elle s’imaginait le sentir, avec ses niveaux quasi toxiques de chlore et d’ozone détectés par les relevés photochromatiques, une odeur aigre et plus ou moins grasse, comme celle d’un produit de débouchage. Elle n’était entrée à Crossbank qu’à l’instigation de Ray – il y occupait un poste administratif –, et avait refusé plusieurs mutations à Blind Lake, surtout parce que Ray n’accepterait pas de déménager.

Puis elle avait rassemblé tout son courage et engagé la procédure de divorce, après quoi elle avait accepté ce poste à Obs, pour découvrir alors que Ray s’était lui-même détaché à Blind Lake. Il s’y était même installé un mois avant la date de déménagement prévue pour Marguerite, s’y créant une place et sabotant sans doute la réputation de son ex-femme auprès des administrateurs principaux.

Elle y effectuait malgré tout le boulot pour lequel elle avait été formée et qu’elle convoitait : ce qui avait jamais existé de plus proche de l’astrozoologie.

Elle avança dans le labyrinthe constitué par les bureaux de l’équipe de support, dit bonjour aux employés, aux secrétaires et aux programmeurs et s’arrêta dans la cuisine pour remplir de café trop cuit et de mélange mi-crème mi-lait son mug, souvenir de Blind Lake, orné d’un homard. Elle alla ensuite s’enfermer dans son bureau.

Du papier couvrait sa table, du papier électronique encombrait son bureau virtuel : du travail en attente, pour l’essentiel de la vérification procédurale nécessaire mais longue, frustrante et fastidieuse. Elle pourrait cependant en effectuer une partie plus tard, chez elle.

Ce jour-là, elle voulait passer du temps avec le Sujet. Du temps brut, du vrai temps.

Elle ferma les stores, réduisit l’éclairage des microlampes au soufre serties dans le plafond et alluma le moniteur qui occupait l’intégralité du mur ouest de son bureau.

Bon minutage. La journée de dix-sept heures d’UMa47/E venait de commencer.


En ce début de matinée, le Sujet s’agitait sur sa paillasse à même le sol rocheux du terrier.

Comme d’habitude, des douzaines de petites créatures – parasites, symbiotes ou progéniture – détalèrent des mamelles à sang du Sujet auxquelles elles s’étaient nourries durant son sommeil. Ces petits animaux, de la taille d’une souris, multipèdes et au corps articulé de manière ondulante, disparurent dans les fentes au pied des parois de grès. Le Sujet s’assit puis se redressa de toute sa hauteur.

Les estimations donnaient au Sujet une hauteur d’environ deux mètres dix. Un spécimen certes impressionnant. (Dans son for intérieur, Marguerite en parlait comme d’un mâle mais n’aurait jamais osé émettre la moindre supposition sur son sexe dans un papier officiel. On ne savait absolument rien du sexe et de la stratégie de reproduction des extraterrestres.) De loin et à contre-jour, le Sujet, bipède et bilatéralement symétrique, aurait peut-être pu passer pour un humain. Mais la ressemblance s’arrêtait là.

Sa peau – il ne s’agissait pas d’un exosquelette comme le laissait croire ce ridicule surnom de « homard » – était robuste, rouge brun, avec un tégument à la texture granuleuse. À cause de cette peau dense gardant l’humidité, des fentes pulmonaires exposées sur la surface ventrale ainsi que de détails comme l’articulation multiple des membres ou les minuscules membres manipulateurs de nourriture sur le coté des mandibules, certains pensaient que le Sujet et ses semblables pouvaient être le résultat de l’évolution d’une espèce d’insecte. Un autre scénario représentait une souche d’invertébrés atteignant la taille et la mobilité des mammifères en enfouissant leur notocorde dans une colonne vertébrale chitineuse tout en remplaçant leur dure carapace par une peau épaisse mais flexible et plus légère. Mais peu de preuves étaient venues soutenir cette hypothèse ou les autres. L’exozoologie présentait déjà un certain nombre de difficultés, l’exopaléobiologie restait une science à l’état de rêve.

On voyait nettement le Sujet dans la lumière dispensée par la série d’ampoules incandescentes accrochées au plafond. Ces petites ampoules, plus proches de celles des guirlandes de Noël que des lampes normales, semblaient pour le reste ridiculement familières. Ce qu’elles étaient, avec leur filament en tungstène ordinaire, comme le leur avait appris la spectroscopie : une technologie rudimentaire, robuste. De temps en temps, d’autres aborigènes venaient remplacer les ampoules hors-service et vérifier l’absence de discontinuité ou d’irrégularités dans le câble de cuivre isolé. La ville se glorifiait d’une infrastructure de maintenance raffinée et fiable.

Le Sujet ne s’habilla pas. Il ne se nourrit pas non plus : on ne l’avait jamais vu en train de manger là où il passait ses nuits. Il prit le temps d’évacuer un déchet liquide par un trou dans le sol. L’épais liquide verdâtre ruissela d’un orifice de son abdomen inférieur. Bien entendu, aucun son n’accompagnait ces images, mais l’imagination de Marguerite lui fournit éclaboussure et gargouillements.

Elle se rappela que tout ceci avait pris place cinquante ans auparavant, ce qui amoindrit son sentiment d’intrusion. Elle ne parlerait jamais à cette créature, n’interagirait jamais avec elle de quelque façon que ce soit : cette image, aussi mystérieuse que soit son trajet, était selon toute probabilité limitée à la vitesse de la lumière. Cinquante et une années-lumière séparaient l’étoile parente 47 Ursa Majoris de la Terre.

(De même, si quelqu’un ailleurs dans la galaxie l’observait elle, elle aurait trouvé refuge dans sa tombe bien avant que ses observateurs puissent tenter d’interpréter ses fonctions d’excrétion.)

Le Sujet quitta sans préambule son terrier. Il marchait sur deux jambes d’une manière qui semblait bizarre selon les critères humains, mais qui couvrait le sol avec efficacité. Cette partie de la journée pouvait s’avérer intéressante. Le Sujet occupait toutes ses matinées à peu près de la même manière : il allait assembler des pièces de machines à l’usine – mais prenait rarement deux fois le même itinéraire pour se rendre au travail. On avait réuni un nombre suffisant d’éléments pour penser qu’il s’agissait là d’un impératif culturel ou biologique (ce qui signifiait que la plupart des autres agissaient de la même manière que lui), peut-être un instinct atavique pour éviter les prédateurs. Dommage, Marguerite aurait préféré y penser comme à une idiosyncrasie du Sujet, à une préférence individuelle, à un choix manifeste.

De toute manière, le programme d’observation suivait le Sujet d’une manière précise et prévisible. Lorsque le Sujet se déplaçait, le point de vue apparent (la « caméra virtuelle », comme l’appelait Acquisition d’Image) le suivait à distance constante. Le Sujet occupait le milieu de l’écran, mais on voyait son monde autour de lui pendant ses déplacements. Il marchait avec ses congénères dans les couloirs à éclairage par incandescence de son terrier, et tout le monde avançait dans la même direction, comme dans des passages à sens unique, mais dont le sens varierait de jour en jour. Au sein d’une foule, Marguerite avait appris à reconnaître le Sujet non seulement grâce à sa position centrale à l’écran (il lui arrivait d’être masqué un instant), mais aussi grâce à ses épaules rondes et à la couleur jaune-orange vif de sa crête dorso-crânienne.

Elle aperçut la lumière du jour en passant devant des balcons et des rotondes ouverts sur l’extérieur. Le ciel était ce jour-là d’un bleu poudreux. Homardville avait reçu la plus grande partie de sa pluie durant la saison modérément froide, et c’était maintenant le cœur de l’été, au beau milieu du long flirt du soleil avec la latitude sud. La planète avait une légère inclinaison axiale mais une très longue orbite autour de son étoile : l’été dans la ville du Sujet durerait encore deux ans terrestres.

En été, le ciel se voyait plus souvent obscurci par de la poussière que par des nuages de pluie. UMa47/E était plus sèche que la Terre : comme Mars, elle pouvait engendrer de vastes tempêtes de poussières électriquement chargées. Une fine poussière flottait en permanence dans l’atmosphère, et jamais le ciel n’avait la même transparence que sur Terre. Mais ce sera une journée calme, supposa Marguerite. Chaude, à en juger par l’épanouissement des cils rafraîchisseurs du Sujet. Le bleu crayeux du ciel avait atteint sa meilleure nuance. (Marguerite cligna des yeux et imagina, en Arizona ou au Nouveau-Mexique, des pueblos sur une falaise dans le soleil tranquille de midi.)

Le Sujet finit par sortir sur l’un des larges chemins extérieurs qui se déroulaient jusqu’au sol de la ville.

Les premiers relevés à haute altitude avaient identifié pas moins de quarante de ces grandes villes de pierre, et le double de villes nettement moins imposantes, éparpillées sur la surface d’UMa47/E. Marguerite gardait sur son bureau un globe de la planète du Sujet, avec les villes repérées et nommées par leurs seules latitude et longitude. (Personne ne voulait les baptiser de peur de sembler arrogant et anthropomorphique. « Homardville » n’était qu’un surnom, et on apprenait à l’éviter en présence d’administrateurs ou de journalistes.)

Peut-être même commettait-on une erreur d’attribution en appelant cette communauté une « ville ». Mais pour Marguerite, cela ressemblait à une ville, et elle aimait la regarder.

La ville comptait plus de mille ziggourats de grès, tous énormes. En descendant, le Sujet, dont la chambre se situait très haut dans cette structure particulière, permit à Marguerite de disposer d’une vue panoramique. Les tours se ressemblaient toutes beaucoup, spirales en coquille de nautile s’élevant de places à carreaux rouges, les structures industrielles se distinguant par les cheminées jaillissant de leur sommet et les flots de fumée claire ou sombre qui se dispersaient dans l’atmosphère immobile. D’un bout à l’autre de la ville, chemins externes et espaces dégagés s’emplissaient d’autochtones qui venaient de se réveiller. Le soleil, en avance rapide vers son zénith, expédiait des doigts de lumière jaune dans les canyons ouverts à l’est. Marguerite entrevit, au-delà de la ville, des terres agricoles irriguées et, plus loin, un maquis marron et un horizon déchiqueté par des montagnes distantes. (Et en fermant les yeux, elle voyait l’image rémanente en couleurs contraires, comme non filtrées par un milliard de dollars de technologie incompréhensible, comme si elle se trouvait là-bas en chair et en os, en train de respirer la légère atmosphère, les narines brûlées par la fine poussière.)

Le Sujet atteignit le sol et longea des bandes de lumière et d’ombre parallèles pour poursuivre son chemin en direction de la tour industrielle dans laquelle il passait ses journées.

Marguerite l’observait sans prêter attention à son travail de bureau. Elle ne figurait pas parmi les observateurs principaux et il n’y avait guère de chances qu’elle remarque quelque chose qui avait échappé aux cinq comités spécialisés. Son travail consistait à intégrer leurs observations, pas à se livrer aux siennes dans son coin. Mais cela pourrait attendre au moins le déjeuner. De toute manière, le blocus empêchait les agences extérieures de lire ses rapports. Elle était libre de regarder.

Libre, si elle le voulait, de rêver.


Elle prit son déjeuner à la cafétéria du personnel dans l’aile ouest de Hubble Plaza. Ray ne s’y trouvait pas, mais elle aperçut son assistante Sue Sampel en train de prendre du café à la caisse. Marguerite avait sincèrement pitié de Sue, même si elle ne l’avait rencontrée qu’une fois ou deux : elle savait de quelle manière Ray traitait ses subalternes. D’où le fort taux de renouvellement de son équipe à Crossbank. Sue devait déjà avoir demandé sa mutation. Ou le ferait sous peu. Marguerite la salua d’un geste, auquel Sue répondit d’un hochement de tête distrait.

Après le repas, Marguerite s’attela à sa paperasse. Elle passa au crible un rapport particulièrement intéressant du chef de l’équipe Physiologie qui avait introduit mille heures de vidéo dans un processeur graphique, marquant les parties mobiles du corps du Sujet et corrélant ses changements à la situation et à l’heure du jour. Cette approche avait produit de surprenantes quantités de données concrètes, qu’il faudrait diffuser à toutes les autres divisions par l’intermédiaire d’un bulletin d’information prioritaire dont la composition revenait à Marguerite. Dès que Bob Corso et Felice Kawakami de Physiologie reviendraient de la conférence de Cancun, elle leur demanderait de l’aider… Elle imaginait un résumé sous forme de listes à puces, avec des suggestions sur les suites à donner, aussi succinct que possible afin d’éviter que les divers chefs d’équipe se plaignent de crouler sous les données.

Elle garda le Sujet sur le panneau mural afin de pouvoir, en quittant des yeux son travail, voir le Sujet effectuer le sien. Le Sujet travaillait dans ce qui était presque à coup sûr une usine. Il se tenait debout devant un piédestal dans un vaste espace clos, illuminé par un projecteur. Des faisceaux de lumière similaires délimitaient des aborigènes tout aussi similaires, alignés par centaines derrière lui comme des colonnes phosphorescentes dans une caverne sombre. Le Sujet prenait des pièces modulaires (des mécanismes cylindriques non encore identifiés) dans un casier à côté de la colonne et les insérait dans des disques préperforés. Ces disques sortaient d’une cavité de son piédestal pour atteindre une plate-forme en hauteur dont ils redescendaient une fois complétés par le Sujet. Le cycle se répétait à peu près toutes les dix minutes. Le qualifier de monotone, songea Marguerite, repousserait les limites de l’euphémisme.

Mais quelque chose retint son attention.

Le Sujet restant à peu près à la même place, la caméra virtuelle avait tourné pour le représenter de face. Elle voyait le visage du Sujet, austère dans la lumière venue d’en haut. Si toutefois on pouvait parler de visage. Certains le trouvaient horrible, mais à tort, bien entendu, c’était juste quelque chose d’extrêmement peu familier. Choquant à première vue parce qu’on en reconnaissait certaines parties (les yeux, par exemple, nichés au milieu d’os comme les yeux humains, mais entièrement blancs) tandis que d’autres (les bras d’alimentation, les mandibules) rappelaient les insectes ou vous restaient étrangères. On apprenait toutefois à transcender ces premières impressions pénibles. Plus dérangeante était l’incapacité à voir au-delà. À en voir la signification. Les humains étaient câblés pour reconnaître la manifestation d’une émotion humaine sur un visage humain et un chercheur un tant soit peu compétent pouvait parvenir à comprendre les expressions des grands singes ou des loups. Le visage du Sujet défiait quant à lui l’interprétation.

Ses mains, en revanche…

Car il s’agissait bel et bien de mains, semblables d’ailleurs à un point troublant à celles des humains, avec leurs trois longs doigts flexibles et leur protubérance osseuse fixe sur le poignet en guise de « pouce ». On en reconnaissait aussitôt toutes les parties et on n’avait aucun mal à les imaginer attraper un objet. Elles bougeaient avec agilité, d’une manière familière.

Marguerite les observa à l’œuvre.

Elles tremblaient, non ?

Marguerite eut l’impression que les mains du Sujet tremblaient.

Elle transmit une petite note à l’équipe Physiologie :


Tremblement des mains du Sujet ? Ça y ressemblait (aujourd’hui 15h30 sur les canaux directs). Me tenir au courant. M.


Puis elle se remit au travail. Cela lui plaisait, quelque part, de taper sur son clavier en ayant l’image du Sujet au-dessus de l’épaule. Comme s’ils travaillaient ensemble. Comme si elle avait de la compagnie. Comme si elle avait un ami.


Elle récupéra Tess en rentrant à la maison.

Lorsqu’elle avait gym, Tess sortait toujours de l’école avec le chemisier boutonné de travers ou les lacets pas attachés. Ce jour-là ne fit pas exception. Mais comme elle semblait d’humeur taciturne et se recroquevillait sur le siège passager pour se protéger de la froideur de l’automne, Marguerite s’abstint de tout commentaire sur sa tenue. « Tout va bien ?

— Je crois, répondit Tess.

— D’après ce que j’ai entendu dire, les canaux de données sont encore HS. Pas de vidéo ce soir.

— On regarde La Cité du Soleil, le lundi.

— Oui, mais pas ce soir, chérie.

— J’ai un livre à lire, dit spontanément Tess.

— Très bien. Quel genre de livre ?

— Un truc sur l’astronomie. »

Une fois à la maison, Marguerite prépara le dîner pendant que Tess jouait dans sa chambre. Le dîner consistait en un poulet surgelé acheté à l’épicerie de Blind Lake. Quelconque mais pratique et à la portée des talents culinaires limités de Marguerite. Le poulet tournait dans le microcuiseur lorsqu’elle sentit son téléphone vibrer.

Elle piocha le micro dans sa poche de poitrine. « Oui ?

— Madame Hauser ?

— Elle-même.

— Désolé de vous déranger si près de l’heure du dîner. Bernie Fleischer à l’appareil… le professeur principal de Tessa.

— Ah oui. » Marguerite masqua son soudain malaise. « On s’est vus en septembre.

— Je me demandais s’il vous serait possible de passer me voir dans la semaine.

— Un problème avec Tess ?

— Pas à proprement parler. Je me disais juste que nous devrions garder le contact. Nous pourrons discuter de tout cela en détail lors de notre entrevue. »

Marguerite fixa une date et rangea le téléphone dans sa poche.

Je vous en prie, pensa-t-elle. Faites que ça ne recommence pas.

Six

Le collège finissait tôt, le mercredi.

La cloche sonnait à 13h30 pour permettre aux enseignants de tenir des réunions d’un genre ou d’un autre. M. Fleischer leur avait parlé des zones marécageuses, de géographie, des différentes espèces d’oiseaux et d’animaux vivant dans la région, et Tess, même si elle avait passé le plus clair de son temps à regarder par la fenêtre, l’avait écouté avec attention. Blind Lake (le lac, pas la ville) semblait fascinant, du moins de la manière dont M. Fleischer le décrivait. Il avait parlé de la couche de glace qui recouvrait cette partie du globe des milliers et des milliers d’années auparavant. Ce qui en soi était plutôt intrigant. Bien sûr, Tess avait déjà entendu parler de la période glaciaire, mais sans bien réaliser que cela s’était produit ici ; que le sol juste sous les fondations de l’établissement avait autrefois été enfoui sous une incroyable masse de glace, que les glaciers avaient poussé les roches et le sol devant eux comme d’immenses bulldozers et qu’en se retirant, ils avaient rempli déclivités et dépressions d’une eau antédiluvienne.

La journée était fraîche et nuageuse mais ni pluvieuse ni désagréable. Voyant devant elle l’après-midi comme un cadeau non encore ouvert, Tess décida de visiter les zones marécageuses, le Blind Lake originel. Elle croisa dans la cour de récréation Edie Jerundt à qui elle proposa de l’accompagner. Edie, qui jouait au spirobole, fronça les sourcils en disant : « Naan. » La balle tinta faiblement contre le poteau de métal. Tess haussa les épaules et s’éloigna.

M. Fleischer leur avait dit qu’il y avait eu de la glace à cet endroit, dix mille ans plus tôt. Dix mille étés de plus en plus froids, si on s’imaginait remonter dans le temps vers les glaciers. Dix mille hivers s’enchaînant sans interruption. Elle se demanda à quoi le monde ressemblait lorsqu’il commençait juste à se réchauffer, avec les glaciers battant en retraite, dénudant la terre (« moraine de fond, avait dit M. Fleischer, moraine de fond ondulée quoi que cela puisse vouloir dire). La glace qui emportait le sol puis le lâchait, bloquant les vallées à substrat rocheux, remplissant de boue les nouvelles rivières et formant de la terre pour les prairies. Peut-être tout avait-il alors une odeur de printemps, se dit Tess. Peut-être cette odeur avait-elle persisté des années, odeur de gadoue, de pourriture et de nouvelles choses qui poussent.

Et bien avant ça, avant la période glaciaire, y avait-il eu un automne global ? Il fallait qu’il y en ait eu un. Tess n’en doutait pas. Un monde entier exactement comme aujourd’hui, imagina-t-elle, avec un peu de givre le matin et l’haleine qui se condensait devant vos lèvres quand on allait à l’école à pied.

Elle savait que les zones marécageuses se trouvaient derrière les endroits goudronnés de la ville et à au moins un kilomètre et demi à l’est, derrière les tours de refroidissement de l’Allée de l’Observatoire, et même derrière la petite colline où (elle le tenait d’Edie Jerundt) on faisait de la luge en hiver mais les enfants plus grands étaient méchants et te rentraient dedans si tu venais sans un adulte pour t’accompagner.

C’était loin, à pied. Elle suivit la route d’accès sans trottoir qui partait des maisons vers l’Allée, plus à l’est, et tourna en atteignant le périmètre de ce groupe de bâtiments. Tess n’était jamais entrée dans l’Œil, mais avait visité son équivalent à Crossbank au cours d’une sortie scolaire. Pour tout dire, l’Œil l’effrayait un peu. Sa mère prétendait l’installation identique à celle de Crossbank – c’en était même la copie conforme – et déjà là-bas, les grands couloirs enfouis loin sous terre, les énormes rangées de cylindres O/BEC et les bruyantes cryopompes qui les refroidissaient en permanence n’avaient pas plu à Tess. Toutes ces choses lui faisaient peur, d’autant plus que son institutrice d’alors, Mme Flewelling, répétait sans cesse qu’on ne « comprenait pas bien » ces machines et ces procédés.

Tess comprenait, au moins, que les images de la planète aquatique à Crossbank et celles d’Homardville ici à Blind Lake étaient générées dans ces endroits, dans l’Allée de l’Observatoire ou ce qu’ils appelaient à Crossbank le Grand Œil. De ces structures émanaient de grands mystères. Les images elles-mêmes n’avaient jamais beaucoup impressionné Tess – la vie statique du Sujet ou les vues encore plus statiques de l’océan, tout cela donnait des vidéos ennuyeuses –, mais quand elle était d’humeur à cela, elle pouvait les regarder de la même manière qu’il lui arrivait le soir de regarder par la fenêtre, et savourer l’exquise bizarrerie de la lumière du jour sur une autre planète.

Les tours de refroidissement de l’Œil émettaient de vagues traînées de vapeur dans l’air de l’après-midi. Les nuages passaient par-dessus comme un troupeau d’animaux nerveux. Tess contourna le bâtiment en restant bien à l’écart des clôtures. Elle coupa vers l’ouest par un sentier qui traversait l’herbe sauvage, l’un des innombrables sentiers tracés dans la prairie par les enfants de Blind Lake. Elle boutonna le col de sa veste pour se protéger du vent qui se levait.

Lorsqu’elle arriva au sommet de la colline à luge, elle avait déjà mal aux pieds et aurait rebroussé chemin si elle n’était restée fascinée en apercevant les zones marécageuses.

Derrière la colline et un périmètre herbeux s’étendait Blind Lake, un « marécage semi-permanent », avait dit M. Fleischer, un kilomètre carré et demi de prairie détrempée et de marais peu profonds, envahis de touffes d’herbe et de larges étendues de massettes. Aux endroits dépourvus de végétation des oies du Canada se reposaient sur l’eau, et Tess reconnut l’espèce que, du début à la fin de l’automne, elle avait vue traverser le ciel en un V bruyant.

Derrière, il y avait une autre clôture, ou plutôt la même clôture qui entourait tout le laboratoire national de Blind Lake, y compris les marécages. Ce terrain était clos, mais aussi sauvage. Il s’étendait à l’intérieur du prétendu périmètre de sécurité. Si elle s’aventurait dans ces marais, Tess n’aurait à craindre ni attaque terroriste ni espions, mais rien ne la protégerait en revanche des tortues hargneuses ni des rats musqués. (Elle ignorait à quoi ressemblait un rat musqué, mais M. Fleischer leur avait dit qu’il en vivait à cet endroit et leur nom ne plaisait pas à Tess.)

Elle descendit un peu la colline, jusqu’à ce que de l’eau suinte du sol sous ses pieds et que les massettes apparaissent devant elle comme des sentinelles brunes à tête cotonneuse. Dans une flaque d’eau calme, elle put voir son reflet.

À moins que ce soit la Fille-Miroir qui la regardait.

Tess ne souhaitait pas envisager cette possibilité, pas même dans le secret de son âme. Il y avait eu trop de problèmes à Crossbank. Des conseillers, des psychiatres, cette interminable litanie de questions d’une patience exaspérante qu’on lui avait posées. La manière dont les gens l’avaient regardée, la manière dont son père et sa mère eux-mêmes l’avaient regardée, comme si elle avait fait quelque chose de honteux sans s’en rendre compte. Non, pas ça. Pas question que cela recommence.

La Fille-Miroir n’avait été qu’un jeu.

Le problème, c’était que ce jeu avait semblé réel.

Pas vraiment réel, pas aussi réel ni aussi tangible qu’un rocher ou un arbre. Mais plus qu’un rêve. Ou qu’un souhait. La Fille-Miroir avait exactement la même apparence que Tess et avait habité non seulement les miroirs (lieux de ses premières apparitions) mais aussi l’air. La Fille-Miroir chuchotait des questions auxquelles Tess n’aurait jamais pensé, et auxquelles elle ne savait pas toujours répondre. La Fille-Miroir, avait dit le psy, était une invention de Tessa, mais celle-ci ne se croyait pas capable d’inventer une personnalité aussi tenace et aussi souvent ennuyeuse que la Fille-Miroir.

Elle osa jeter un nouveau coup d’œil à l’eau réfléchissante à ses pieds. De l’eau pleine de nuages et de ciel. De l’eau là où son visage lui rendait son regard oblique et semblait lui sourire en le reconnaissant.

Tess, dit le vent, et son reflet disparut dans une ondulation de rides.

Elle songea au livre d’astronomie qu’elle lisait. À la profondeur du temps et de l’espace dans lequel même une période glaciaire ne représentait qu’un instant.

Tess, murmurèrent les massettes et les joncs.

« Va-t’en, s’emporta Tess. Je ne veux plus d’ennuis avec toi. »

Le vent souffla une bourrasque et s’apaisa, mais le sentiment d’une présence non désirée persista.

Tess tourna le dos aux marais soudain menaçants. Se tourna vers l’ouest où le soleil perçait une batterie de nuages presque au même niveau que le sommet de la colline. Elle consulta sa montre : quatre heures. La clé de la maison, pendue par une chaîne à son cou, lui donna l’impression d’un billet pour le paradis, elle ne voulait plus rester dehors toute seule dans cette humidité. Elle voulait rentrer, se débarrasser de ce gros sac qui lui sciait les épaules, se blottir sur le canapé pour lire ou regarder quelque chose de bien sur le panneau vidéo. Un sentiment de doute et de culpabilité s’empara soudain d’elle, comme si elle avait fait quelque chose de mal rien qu’en venant là, alors même qu’aucune règle ni aucun règlement ne l’interdisait (il y avait juste eu cette remarque en passant de M. Fleischer quant à la possibilité de se perdre dans les marais et à l’eau parfois plus profonde qu’elle n’y paraissait).

Claquant l’air de ses ailes, un énorme héron bleu s’envola d’entre les joncs à seulement trois ou quatre mètres. Quelque chose de vert se tortillait dans la pince de son bec.

Tess fit demi-tour et remonta à toutes jambes la colline, impatiente de retrouver la vue rassurante sur Blind Lake (la ville). Le vent siffla dans ses oreilles, et le chuchotement produit par ses jambes de pantalon en frottant l’une contre l’autre ressemblait à une conversation pressante.

Elle trouva réconfortantes les tours de l’Œil quand elle passa en hâte devant elles, réconfortante la noirceur lisse de l’asphalte sur la route qui serpentait jusqu’entre les maisons, réconfortante la proximité des grands immeubles de Hubble Plaza.

Mais elle ne prêta aucune attention aux sirènes des voitures de police, là-bas au portail sud. Les sirènes lui évoquaient toujours des hurlements de bébés affamés qui se sentaient négligés. Elles signifiaient qu’une mauvaise chose s’était produite. Elle frissonna et courut jusque chez elle.

Sept

Le mercredi matin, Sébastian Vogel rejoignit Chris à l’une des minuscules tables de fortune installées dans la cafétéria du centre communautaire.

On fournissait sans frais aux pensionnaires involontaires un petit déjeuner de croissants, d’œufs brouillés trop liquides, de jus d’orange et de café. Chris commença par le café. Il lui fallait un peu de réconfort neurochimique avant même de jeter un coup d’œil sur la table chaude.

Sébastian arriva d’un pas tranquille et lâcha un exemplaire de Dieu le vide quantique sur la table. « Élaine m’a dit que vous étiez curieux de le lire. Je vous l’ai dédicacé. »

Chris s’efforça de paraître reconnaissant. Le livre était une édition de qualité, imprimée sur du vrai papier et relié en cahiers, aussi solide qu’une brique et à peu près aussi lourd. Il imagina Élaine réprimer un sourire en disant à Sébastian à quel point Chris « tenait » à le lire. Sébastian devait se balader dans Blind Lake avec une valise pleine de ses bouquins, comme pour une tournée de promotion.

« Merci, dit Chris. Je vous dois un des miens.

— Inutile. J’ai téléchargé un exemplaire de Réponses pondérées quand on avait encore une connexion. Élaine le recommandait avec beaucoup de chaleur. »

Chris essaya d’imaginer un moyen de rendre la monnaie de sa pièce à Élaine. Peut-être en assaisonnant ses céréales de strychnine.

« Elle semble penser, continua Sébastian, que ce problème de sécurité pourrait nous avantager. »

Chris feuilleta le livre de Vogel en parcourant les titres de chapitres. « Emprunter Dieu, lut-il. Pourquoi les gènes font-ils les esprits où ils les trouvent. » Cette pernicieuse esperluette. « Nous avantager de quelle manière ?

— On voit l’institution en situation de crise. Surtout si le blocus se poursuit longtemps. Élaine dit qu’on arrivera à contourner la machine à relations publiques d’Ari Weingart et à parler à de vrais gens. À voir un côté de Blind Lake jamais exploré par la presse. »

Elle avait raison, bien entendu, et pour une fois Chris avait de l’avance sur elle. Cela faisait deux jours qu’il interviewait les ouvriers bloqués sur place pour recueillir leurs impressions.

Il n’avait pas eu besoin des encouragements d’Élaine durant leur dîner au Sawyer’s. Il savait très bien que, selon toute probabilité, il se trouvait face à sa dernière chance de sauver sa carrière de journaliste. Restait à savoir s’il voulait saisir cette chance, Comme l’avait aussi souligné Élaine, d’autres options s’ouvraient à lui. L’alcoolisme ou la toxicomanie, par exemple, qu’il avait côtoyés d’assez près pour en comprendre l’attrait. Il pouvait également accepter un emploi de rédacteur de publicités ou de manuels techniques et avancer ainsi incognito jusque dans une cinquantaine paisible et respectable. Il ne serait pas le premier adulte à devoir revoir ses aspirations à la baisse et ne se sentait pas à plaindre pour cela.

Cette mission à Crossbank et Blind Lake était arrivée comme un rêve d’enfance trop longtemps différé. Un rêve éculé. Il avait grandi dans l’amour de l’espace, avait chéri les premières images des interféromètres optiques de la Nasa et d’Eurostar – des images préliminaires et grossières incluant les deux géantes gazeuses du système UMa47 (toutes deux avec d’énormes et complexes systèmes d’anneaux) et une tache alléchante : une planète rocheuse à l’intérieur de la zone habitable de l’étoile.

Ses parents avaient laissé libre cours à son enthousiasme sans jamais vraiment le comprendre. Seule sa petite sœur Portia voulait bien l’écouter en parler, et elle considérait ces discussions de la même manière que les histoires pour s’endormir. Tout était une histoire, du point de vue de Portia. Elle aimait l’écouter parler de ces mondes distants qu’on pouvait visualiser depuis peu, mais exigeait toujours de lui qu’il aille au-delà des faits établis. Y avait-il des gens sur ces planètes ? À quoi ressemblaient-ils ?

« On ne sait pas, lui répondait-il. Ils n’ont pas encore découvert ça. » Portia faisait une moue de déception – il n’avait qu’à inventer quelque chose – mais Chris avait acquis ce qu’il considérerait plus tard comme un respect journalistique pour la vérité. Si vous compreniez les faits, ceux-ci n’avaient nul besoin d’embellissement : ils étaient merveilleux en eux-mêmes et leur véracité les rendait encore plus fascinants.

Puis le signal de l’interféromètre de la Nasa avait commencé à faiblir et les nouvelles installations O/BEC, des ordinateurs quantiques sur lesquels tournaient des réseaux neuronaux adaptatifs dans une architecture organique ouverte, furent mobilisées pour extraire du bruit les dernières gouttes de signal. Bien entendu, elles avaient fait davantage. Par leurs analyses de Fourier récursives de plus en plus poussées, elles avaient d’une manière ou d’une autre dérivé une image optique même après que les interféromètres eux-mêmes avaient cessé de fonctionner. L’appareillage analytique avait remplace le télescope qu’il était censé assister.

Chris passait sa dernière année chez lui quand les premières images de HR8832/B furent transmises aux médias. Sa famille n’y avait prêté que peu d’attention. Portia, à cette époque-là une adolescente joyeuse ayant découvert la politique, se sentait frustrée qu’on ne l’autorise pas à aller à Chicago protester contre l’inauguration du Commonwealth Continental. Ses parents s’étaient l’un après l’autre réfugiés dans leurs univers de poche – son père dans le travail du bois et l’Église presbytérienne, sa mère dans une vie de bohème tardive marquée de rencontres Mensa, de blouses de madras, de fêtes parapsychiques et d’écharpes afghanes.

Et même s’ils s’étaient émerveillés des images de HR8832/B, ils ne les avaient pas vraiment comprises. Comme la plupart des gens, ils n’arrivaient pas à se représenter l’immensité de la distance les séparant de la planète, ni ce que cela signifiait d’orbiter autour d’une « autre étoile », ni pourquoi ses paysages marins étaient jolis plus que d’une manière abstraite, ni enfin pourquoi on parlait autant d’un endroit que nul ne pouvait visiter.

Chris avait été saisi d’une envie éperdue de leur expliquer. Une autre impulsion journalistique naissante. La beauté et l’importance de ces images étaient transcendantes. Cet exploit marquait l’apothéose de la lutte que l’humanité menait depuis dix millénaires contre l’ignorance. Il rachetait les inquisiteurs de Galilée et le bûcher de Giordano Bruno. C’était une perle sauvée des décombres de l’esclavage et de la guerre.

C’était aussi une merveille d’un jour, une bulle médiatique, une source de revenus temporaire pour l’industrie du gadget. Dix ans avaient passé, l’effet O/BEC s’était avéré difficile à comprendre et à reproduire, Portia avait disparu, et la première tentative de Chris pour faire du journalisme sur la longueur d’un livre avait tourné au désastre. La vérité était une matière première difficile à vendre. Même à Crossbank, même à Blind Lake, le discours scientifique avait pour ainsi dire sombré dans des chamailleries intestines sur les images cibles et leur interprétation.

Et pourtant, Chris était là. Désabusé, désorienté et dans la merde, mais avec une dernière chance de dénicher cette perle et de la partager. Une chance de réimplanter la beauté et l’importance qui l’avaient autrefois ému presque jusqu’aux larmes.

Il regarda Sébastian Vogel installé en face de lui, de l’autre côté de la table en plastique tachée. « Qu’est-ce qu’il signifie pour vous, cet endroit ? »

L’homme haussa les épaules d’un air aimable. « Je suis arrivé ici de la même manière que vous. J’ai eu un appel de Visions, j’en ai discuté avec mon agent et j’ai signé le contrat.

— Ouais, mais ce n’est que ça ? L’occasion d’être publié ?

— Je ne dirais pas cela. Je ne suis sans doute pas aussi sentimental qu’Élaine sur le sujet, mais je reconnais l’importance du travail effectué ici. Toutes les avancées astronomiques depuis Copernic ont changé le regard de l’humanité sur elle-même et sur sa place dans l’univers.

— Oui, mais il n’y a pas que les résultats, le processus entre aussi en ligne de compte. Galilée aurait pu expliquer le principe du télescope à presque n’importe qui, avec un peu de patience. Mais même les opérateurs de l’O/BEC sont incapables de vous dire ce qu’ils font.

— Vous demandez quelle est la meilleure histoire, dit Sébastian, ce que nous voyons ou ce qui nous permet de le voir. C’est un angle intéressant. Vous devriez peut-être parler aux ingénieurs de l’Allée. Ils sont sans doute plus accessibles que les théoriciens. »

Parce qu’ils se fichent de ce que j’ai révélé au public sur Galliano, se dit Chris. Parce qu’ils ne me considèrent pas comme un Judas.


L’idée ne manquait néanmoins pas d’intérêt. Après le petit déjeuner, il appela Ari Weingart pour lui demander un contact à l’Allée.

« L’ingénieur en chef y est Charlie Grogan. Si vous voulez, je le contacte et j’essaye d’arranger une rencontre.

— Ce serait sympa, répondit Chris. Du nouveau sur le blocus ?

— Non, désolé.

— Aucune explication ?

— Il va sans dire que c’est inhabituel, mais non. Et inutile de me dire à quel point les gens sont en rogne. On a un type, au département du personnel, dont la femme a commencé à accoucher vendredi juste avant la fermeture des portes. Vous imaginez sa joie. »

Sa situation n’avait rien d’unique. Cet après-midi-là, Chris interrogea trois autres journaliers dans le gymnase de Blind Lake, mais ceux-ci avaient surtout envie de parler du blocus : les familles injoignables, les animaux domestiques délaissés, les rendez-vous manqués. « Ils pourraient au moins nous filer une putain de ligne audio vers l’extérieur, lui dit un électricien. Qu’est-ce que cela pourrait faire, après tout ? Quelqu’un va nous bombarder par téléphone ? En plus, il y a des rumeurs qui commencent à circuler, normal quand on n’arrive pas à avoir la moindre véritable info. Une guerre pourrait avoir éclaté, pour ce qu’on en sait. »

Chris ne pouvait qu’en convenir. Un blocus temporaire pour un problème de sécurité était une chose, Passer la plus grande partie de la semaine sans qu’aucune information ne circule ni dans un sens ni dans l’autre frôlait la démence. À force, ils finiraient par avoir l’impression qu’il s’était produit à l’extérieur un événement d’une extrême gravité.

Et peut-être était-ce le cas. Mais cela n’expliquait rien. Même en temps de guerre, quel danger faisait courir une connexion video ou web ? Pourquoi mettre en quarantaine non seulement la population de Blind Lake, mais aussi tous ses canaux de données ?

Qui cachait quoi, et a qui ?


Il avait prévu de passer l’heure d’avant le dîner à mettre vaguement de l’ordre dans ses notes, il commençait à envisager la possibilité d’un article fini, peut-être pas les vingt mille mots demandés par Visions, mais pas loin. Il tenait même un fil conducteur : les miracles enfouis sous l’aptitude humaine à l’indifférence. La culture somnolente d’UMa47/E comme miroir lointain.

Un projet de ce genre lui ferait du bien, lui permettrait peut-être même de retrouver une partie de sa confiance en lui.

Ou alors il s’éveillerait le lendemain dans son habituelle brume d’autoapitoiement castrateur, en sachant qu’il ne trompait absolument personne avec sa poignée d’interviews à moitié retranscrites et ses fragiles ambitions. Cela aussi était possible. Peut-être même probable.

Il leva à temps les yeux de l’écran de son serveur de poche pour voir Élaine foncer sur lui. « Chris !

— Occupé.

— Il se passe des choses au portail sud. Je me suis dit que tu voudrais peut-être voir ça.

— Et il se passe quoi ?

— Qu’est-ce que j’en sais ? Quelque chose de gros arrive lentement par la route. On dirait un véhicule automatique. On le voit du haut de la colline derrière Hubble Plaza. Ton petit gadget sait faire de la capture vidéo ?

— Bien sûr, mais…

— Alors emporte-le. Viens ! »

À pied, le trajet du centre communautaire au sommet de la colline ne prenait pas beaucoup de temps. Ce qui se passait sortait assez de l’ordinaire pour qu’un petit groupe de personnes se soit rassemblé pour y assister, et Chris vit aussi des visages aux fenêtres de la tour sud de Hubble Plaza. « Tu en as parlé à Sébastian ? »

Élaine roula des veux. « Je ne reste pas en permanence eu contact avec lui et je doute que cela l’intéresse. À moins que ce soit l’esprit saint qui roule sur la route. »

Chris plissa des yeux pour regarder au loin.

On voyait sans difficulté la route sinueuse qui s’éloignait de Blind Lake sous un plafond de gros nuages bas. Et quelque chose approchait en effet de l’extérieur du portail verrouillé. Chris estima qu’Élaine devait avoir raison : on aurait dit un gros dix-huit roues sans conducteur, le genre de camion de marchandises automatique utilisé par l’armée cinq ans plus tôt pendant la crise turque. Entièrement peint en noir et sans le moindre marquage, pour ce que Chris en voyait à cette distance. Il avançait à une vitesse qui ne pouvait dépasser vingt kilomètres heure, et se trouvait donc encore à une dizaine de minutes du portail.

Chris filma quelques secondes. « T’es en bonne forme physique, j’espère ? lui demanda Élaine. Parce que j’ai l’intention de courir là-bas voir ce qui se passera à l’arrivée de ce truc.

— Ça pourrait être dangereux », dit Chris. Sans parler du froid. La température avait chuté de quelques degrés en une heure. Il n’avait pas de veste.

« Sois un homme, râla Élaine. Le camion n’a pas l’air armé.

— Non, mais il est blindé. Quelqu’un s’attend à des problèmes.

— Raison de plus. Écoute ! »

Un bruit de sirènes. Deux fourgonnettes de la sécurité de Blind Lake passèrent à toute vitesse en direction du sud.

Élaine était plutôt vive pour une femme de son âge. Chris dut accélérer pour ne pas se laisser distancer.

Huit

Mercredi après-midi, Marguerite partit tôt du travail en voiture pour se rendre à son entrevue avec M. Fleischer, le professeur principal de Tessa.

L’unique établissement scolaire de Blind Lake était un bâtiment long et bas à deux niveaux non loin de Hubble Plaza, entouré de terrains de jeux, d’un autre de sport et d’un généreux parking. Comme tous les bâtiments de Blind Lake, il avait été conçu avec soin mais sans vraiment de caractère : cela aurait pu être n’importe quel établissement scolaire, à n’importe quel endroit du pays. Il ressemblait beaucoup à celui de Crossbank, et l’odeur qui accueillit Marguerite lorsqu’elle franchit la grande porte d’entrée était la même que dans toutes les écoles dans lesquelles elle avait mis les pieds : un mélange de lait aigre, de copeaux de bois, de désinfectant, de musc adolescent et de composants électroniques chauds.

Elle suivit le couloir jusque dans l’aile ouest. Tess était rentrée cette année-là en sixième, un pas supplémentaire loin de la marelle et des Barbie, un pas chancelant au bord de l’adolescence. Marguerite, qui elle-même avait souffert durant ses années de collège, ressentit une fois de plus une vague d’appréhension conditionnée au milieu de ces rangées de casiers saumon, même s’il n’y avait presque personne – on avait renvoyé les enfants plus tôt pour permettre cette série de rencontres parents-professeurs. Elle imagina Tessa déjà à la maison, peut-être en train de lire en écoutant le bourdonnement du chauffage par le sol. En sécurité à la maison, pensa Marguerite avec un peu d’envie.

Elle frappa à la porte entrouverte de la salle 130, celle de M. Fleischer. Il lui fit signe d’entrer et se leva pour lui serrer la main.

Elle ne doutait pas que M. Fleischer était un excellent enseignant. Blind Lake étant une institution fédérale de premier plan, la présence d’un système scolaire lui aussi de premier plan figurait parmi les avantages décisifs des emplois offerts. Marguerite était sûre que M. Fleischer disposait de références impeccables. Il avait même l’air d’un bon professeur, ou du moins du genre de ceux à qui on pouvait se confier sans problème : grand, les yeux plutôt doux, bien habillé mais sans ostentation, avec une barbe soignée et un sourire généreux. Il vous serrait la main avec fermeté mais pas trop fort.

« Bienvenue », dit-il. Il avait apporté dans la salle meublée de bureaux pour enfants deux chaises aux dimensions parentales. « Asseyez-vous. »

Marrant comme tout cela me met mal à l’aise, songea Marguerite.

Fleischer jeta un coup d’œil à ses notes. « Content de vous rencontrer. Ou de vous revoir, devrais-je dire, puisqu’on s’est rencontrés à l’orientation de Tessa. Vous travaillez au département Observation et Interprétation ?

— En fait, je le dirige. »

Les sourcils de Fleischer se soulevèrent un instant. « Vous êtes là depuis août ?

— Tess et moi avons emménagé ici en août, oui.

— Mais le père de Tessa est arrivé un peu avant, je crois ?

— En effet.

— Vous êtes séparés ?

— Divorcés », répondit aussitôt Marguerite. Était-ce de la paranoïa de sa part, où Ray en avait-il déjà discuté avec Fleischer ? Ray disait toujours « séparés », comme pour réduire le divorce à une brouille temporaire. Et cela était typique de lui de décrire Marguerite comme « travaillant à Interprétation » au lieu d’admettre qu’elle dirigeait le département. « Nous avons la garde partagée, mais c’est moi qui m’occupe de Tess la plupart du temps.

— Je vois. »

Ray n’avait peut-être pas mentionné cela non plus. Fleischer marqua un temps d’arrêt et ajouta une note dans son dossier. « Désolé de vous paraître indiscret. Je cherche juste à me faire une idée de la situation de Tess à la maison. Elle a quelques ennuis ici au collège, comme vous le savez sûrement. Rien de grave, mais ses notes ne sont pas à la hauteur de nos espérances et elle semble un peu… comment dire… un peu vague en classe.

— Le déménagement…, commença Marguerite.

— … a eu une influence, je n’en doute pas. C’est un peu comme dans une base militaire, ici. Il y a tout le temps des familles qui arrivent ou qui s’en vont, et ça pèse sur les enfants. Surtout que les gamins peuvent se montrer durs avec leurs nouveaux camarades. J’en ai été témoin bien trop souvent. Mais concernant Tessa, mes inquiétudes vont un peu plus loin. J’ai jeté un coup d’œil sur son dossier à Crossbank. »

Ah, pensa Marguerite. Eh bien, il fallait s’y attendre. Rabâchons. « Tess a eu quelques problèmes au printemps. Mais tout ça, c’est terminé.

— Cela se passait pendant le divorce ?

— Oui.

— Elle consultait un thérapeute, à ce moment-là, je crois ?

— Oui, le docteur Leinster à Crossbank.

— Est-elle suivie en ce moment ?

— Ici, à Blind Lake ? » Marguerite secoua la tête d’un air résolu. « Non.

— L’avez-vous envisagé ? Nous avons parmi le personnel de quoi vous fournir une assistance d’excellente qualité, vraiment.

— Je n’en doute pas. Je ne pense pas que ce soit nécessaire. »

Fleischer marqua un nouveau temps d’arrêt. Il tapota son bureau avec son crayon. « À Crossbank, Tess a eu une espèce d’épisode hallucinatoire, exact ?

— Non, M. Fleischer, c’est faux. Tess souffrait de la solitude et parlait toute seule. Elle avait une amie imaginaire qu’elle avait baptisée la Fille-Miroir, et elle n’arrivait pas toujours à faire la différence entre la réalité et son imagination. C’est un problème, oui, mais pas une hallucination. On l’a examinée pour déterminer si elle souffrait d’épilepsie du lobe temporal ou d’une douzaine d’autres problèmes neurologiques. Tous ces examens ont donné des résultats négatifs.

— Son dossier précise qu’on lui a diagnostiqué…

— Un syndrome d’Asperger, oui, mais ce n’est pas un état si rare que cela. Elle a quelques tics, elle a été en retard au niveau de l’apprentissage de la langue et elle n’est pas très douée pour se faire des amis, mais on sait cela depuis des années. Elle se sent seule, oui, et je crois que cela a contribué à ce problème de Crossbank.

— Je crois qu’elle se sent seule ici aussi.

— Sûrement. Oui, seule et désorientée. Mettez-vous à sa place. Des parents divorcés, un déménagement, et toutes les cruautés habituelles que subit un enfant de son âge. Je sais déjà tout cela. Je m’en rends compte tous les jours. Je le vois dans son langage corporel, dans son regard.

— Et vous ne pensez pas qu’une thérapie pourrait l’aider à surmonter cela ?

— Sans vouloir paraître méprisante, la thérapie n’a pas eu beaucoup de succès. Tess a pris de manière irrégulière de la Ritaline et une flopée d’autres médicaments, dont aucun ne lui a fait le moindre bien. Au contraire. Cela devrait figurer aussi dans son dossier.

— Qui dit thérapie ne dit pas forcément médicaments. Parfois, parler suffit.

— Sauf que ça n’a pas aidé Tess. Ça a même plutôt eu tendance à la faire se sentir plus unique, plus seule, plus opprimée.

— C’est elle qui vous l’a dit ?

— Elle n’en a pas eu besoin. » Marguerite s’aperçut qu’elle avait les paumes moites. Et sa voix s’était tendue. Tes gémissements défensifs, comme Ray les appelait. « Où voulez-vous en venir, M. Fleischer ?

— Une fois encore, désolé si je vous semble indiscret. J’aime en savoir un peu plus long sur les antécédents de mes élèves, surtout quand ils ont des problèmes. Je pense que cela me permet d’être un meilleur enseignant. J’imagine que cela me donne aussi l’air inquisiteur. Je vous fais mes excuses.

— Je sais que Tess traîne un peu à l’écrit, mais…

— Elle vient en classe, mais il y a des jours où elle est… comment dire… émotionnellement absente. Elle regarde par la fenêtre. Il arrive que je l’appelle sans qu’elle réagisse. Elle se murmure des choses. Cela ne la rend pas particulière, encore moins perturbée, mais cela complique l’enseignement en ce qui la concerne. Je veux juste vous dire que nous pouvons peut-être vous aider.

— Ray est venu ici, n’est-ce pas ? »

M. Fleischer cilla. « J’ai parlé à votre mari – à votre ex mari – une ou deux fois, mais cela n’a rien d’inhabituel.

— Qu’est-ce qu’il vous a dit ? Que je la néglige ? Qu’elle se plaint de la solitude quand elle est avec moi ? »

Fleischer ne répondit pas, mais ses yeux écarquillés le trahirent. Coup au but. Salaud de Ray !

« Écoutez, dit Marguerite, je suis sensible à votre inquiétude, et je la partage, mais il faut que vous sachiez une chose : Ray ne se satisfait pas des arrangements sur la garde de Tessa et ce n’est pas la première fois qu’il essaye de me piéger, de me faire passer pour une mauvaise mère. Laissez-moi deviner : il est venu ici vous dire que cela le gênait beaucoup de devoir soulever le problème, mais qu’il se faisait du souci pour Tess, avec tous ces problèmes à Crossbank, elle ne recevait peut-être pas l’attention qu’il fallait de la part de ses parents, qu’en fait elle lui avait dit une ou deux choses qui… c’est ça, dans les grandes lignes ? »

Fleischer leva les mains. « Je ne peux m’impliquer dans ce genre de discussion. J’ai dit au père de Tessa les mêmes choses qu’à vous.

— Ray a une idée derrière la tête, M. Fleischer.

— C’est Tess qui me préoccupe.

— Eh bien… » Marguerite résista à l’envie de se mordre la lèvre. Comment cela avait-il pu si mal tourner ? Fleischer la regardait désormais avec un air soucieux et patient, condescendant, mais c’était un enseignant de sixième, après tout, et peut-être ces yeux écarquillés et ces sourcils froncés ne constituaient-ils qu’un réflexe de défense, un masque qui se mettait en place à chaque confrontation avec un enfant hystérique. Ou un parent hystérique. « Vous savez, je… il va sans dire que je suis prête à tout pour aider Tess, pour l’aider à se concentrer sur son travail scolaire…

— Sur le fond, dit Fleischer, je pense que nous sommes sur la même longueur d’onde. Tess a pas mal manqué l’école à Crossbank… Nous ne voulons pas que cela se reproduise.

— Non. En aucun cas. En toute franchise, je ne pense pas que cela se reproduira. » Elle ajouta en espérant ne pas sembler trop manifestement désespérée : « Je peux lui parler, lui demander de travailler davantage ses devoirs, si vous pensez que cela peut être utile.

— Ça pourrait. » Fleischer hésita, puis : « Tout ce que je veux dire, Marguerite, c’est que vous et moi devons garder l’œil ouvert, en ce qui concerne Tess. Empêcher les ennuis de se produire.

— J’ai les yeux grands ouverts, M. Fleischer.

— Tant mieux. C’est le plus important. Au cas où je penserais nécessaire qu’on en reparle, me permettez-vous de vous appeler ?

— Bien entendu », dit Marguerite, ridiculement reconnaissante que l’entrevue semble toucher à sa fin.

Fleischer se leva. « Merci de m’avoir consacré du temps, et j’espère ne pas vous avoir effrayée.

— Pas du tout. » Un horrible mensonge.

« Ma porte est toujours ouverte, si vous avez des inquiétudes de votre côté.

— Merci. Je vous en suis reconnaissante. »

Elle se précipita vers la porte de l’établissement, au bout du couloir, comme si elle quittait le lieu d’un crime. Je n’aurais pas dû mentionner Ray, se dit-elle, mais ses empreintes digitales traînaient sur toute la rencontre, et quelle habile mise en scène de sa part… et comme cela lui ressemblait de se servir des problèmes de Tessa comme arme.

À moins, songea Marguerite, que je me fasse des illusions. À moins que les problèmes de Tessa soient plus graves qu’un simple trouble bénin de la personnalité, à moins que tout ce cirque à Crossbank soit sur le point de se reproduire… Elle ferait n’importe quoi pour aider Tess à franchir ce cap difficile, si seulement elle savait comment l’aider, mais l’indifférence réfractaire de Tess s’avérait presque impossible à briser… surtout en présence d’interférences générées par Ray avec ses manipulations psychologiques et ses tentatives de se positionner en vue d’une hypothétique bataille juridique sur la garde de Tess.

Ray, qui voyait en chaque conflit une guerre et n’arrivait pas à échapper à sa crainte de perdre.

Marguerite sortit dans l’air automnal. L’après-midi avait gagné de manière spectaculaire en fraîcheur, et les nuages au-dessus de sa tête s’étaient rapprochés, ou du moins la longue lumière du soleil en donnait-elle l’impression. La brise, glaciale, était malgré tout la bienvenue après la chaleur oppressante de la salle de classe.

Au moment où elle se glissait dans sa voiture, elle entendit le hurlement des sirènes. Elle s’approcha avec précaution de la sortie et s’y arrêta le temps de laisser passer un véhicule de la sécurité de Blind Lake. Il semblait foncer vers le portail sud.

Neuf

Sue Sampel, l’assistante personnelle de Ray Scutter, tapa à sa porte pour lui rappeler qu’il avait rendez-vous avec Ari Weingart dans vingt minutes. Ray leva les yeux d’une pile de papiers imprimés. « Merci, je sais, répliqua-t-il en pinçant les lèvres.

— Et avec le type de la Sécurité civile à 16 heures.

— Je sais lire mon planning, merci.

— D’accord », dit Sue. Va te faire foutre aussi. Ray n’était pas de bonne humeur, ce mercredi-là, même si elle ne l’avait jamais vu d’humeur agréable et légère. Elle le supposa irrité par le blocus, comme tout le monde. Elle comprenait le besoin de sécurité, elle acceptait même l’idée qu’il puisse s’avérer nécessaire (encore que Dieu seul savait pourquoi) d’empêcher jusqu’aux communications téléphoniques avec l’extérieur du périmètre. Mais si cela durait encore un peu, les gens allaient vraiment commencer à en avoir plein le dos. Beaucoup avaient déjà commencé. Les journaliers, bien entendu, qui avaient une vie (conjoints, enfants) hors du campus de Blind Lake. Mais aussi les résidents permanents. Sue elle-même, par exemple. Elle vivait à Blind Lake, mais sortait avec des étrangers au campus et tenait beaucoup à recevoir ce capital deuxième coup de fil de l’homme qu’elle venait de rencontrer dans un groupe de célibataires laïques de Constance, un vétérinaire de son âge, quarante à cinquante ans, à la calvitie naissante et au regard doux. Elle l’imaginait le téléphone à la main regarder d’un air triste tous les messages PAS DE SIGNAL ou SERVEUR INDISPONIBLE et finir par renoncer à elle. Encore une occasion perdue. Au moins, cette fois, elle n’aurait rien à se reprocher.

Ari Weingart entra dans le bureau pile à l’heure du rendez-vous. Ce bon vieil Ari : poli, drôle, et même ponctuel. Un saint.

« Le patron est là ? demanda Ari.

— Par bonheur ou par malheur. Je vais l’informer de votre arrivée. »


Ray Scutter se laissait souvent distraire par la vue qu’il avait de sa fenêtre, au sud du cinquième étage de Hubble Plaza. En général, le flot de circulation entrant ou sortant de Blind Lake ne cessait jamais. Ces derniers temps, il n’y en avait eu aucun, et le blocus avait donné à sa fenêtre un air statique, rendu le paysage derrière la clôture aussi vierge que du papier d’emballage, sans autre mouvement que celui des ombres des nuages et une volée d’oiseaux de temps à autre. Si on regardait ce paysage assez longtemps, il commençait à sembler aussi inhumain que celui d’UMa47/E. Rien qu’une autre image importée. Tout était surface, n’est-ce pas ? À deux dimensions.

Le blocus avait généré un certain nombre de problèmes irritants, le pire étant que lui, Ray, semblait devenu l’autorité civile la plus haute du campus.

Sa position dans la hiérarchie n’avait rien de mirobolant. Mais la conférence annuelle du National Science Institute sur l’astrobiologie et la science exoculturelle s’était tenue le week-end précédent à Cancun. Une énorme délégation d’universitaires et d’administrateurs de haut rang avait mis ses maillots de bain dans ses valises et quitté Blind Lake la veille du blocus. Enlevez ces noms-là de l’organigramme et il ne restait que Ray Scutter à flotter comme un ballon au-dessus des divers responsables de département.

Ce qui signifiait que les gens venaient le voir avec des problèmes qu’il n’avait pas le pouvoir de résoudre. Venaient lui réclamer ce qu’il ne pouvait leur donner, comme une explication cohérente pour le blocus ou une dérogation spéciale pour qu’il ne s’applique pas à eux. Il était obligé de leur répondre qu’il se trouvait lui aussi dans l’ignorance. Il pouvait juste continuer à appliquer les protocoles courants et attendre des instructions de l’extérieur. En d’autres termes, attendre la fin de tout ce bordel. Mais celui-ci durait déjà depuis bien trop longtemps.

Il se détourna de la fenêtre lorsque Ari frappa et entra.

Ray n’appréciait pas l’optimisme joyeux de Weingart. Il le soupçonnait de dissimuler un mépris secret, soupçonnait que sous cette façade de franche camaraderie Weingart se livrait au trafic d’influence avec autant d’enthousiasme que n’importe quel autre responsable de département. Mais au moins Weingart comprenait-il la position de Ray et semblait-il préférer affronter la situation plutôt que de se plaindre.

Si seulement il pouvait cesser de sourire. Son sourire se précipitait sur Ray comme la lumière d’une lampe à arc, avec ses dents si blanches et si régulières qu’elles semblaient des tuiles de mah-jong lumineuses. « Asseyez-vous », dit Ray.

Weingart tira une chaise et ouvrit son ordinateur de poche. Direct au boulot. Cela plut à ray.

« Vous vouliez connaître les problèmes que nous aurons à gérer si la quarantaine se poursuit encore longtemps, j’ai établi une petite liste.

— La quarantaine ? C’est le nom que lui donnent les gens ?

— Par opposition au blocus standard de six heures, ouais.

— Pourquoi nous aurait-on mis en quarantaine ? Personne n’est malade.

— Discutez-en avec Dimi. » Dimitry Shulgin, le directeur de la Sécurité civile, que Ray attendait à 16 heures. « Le blocus suit un obscur ensemble de règles du manuel militaire. D’après Dimi, c’est ce qu’ils appellent une “quarantaine sur les données”, mais personne n’avait jamais vraiment cru qu’il y en aurait une un jour.

— Il ne m’en a pas parlé, cette espèce de saloperie de palourde slave. À quoi une telle quarantaine est-elle censée servir, au juste ?

— Ces règles ont été établies à l’époque où Crossbank commençait tout juste à obtenir des images. Un de ces scénarios paranoïaques sortis des auditions au Congrès. Dans l’hypothèse ou soit Crossbank, soit Blind Lake téléchargerait quelque chose de dangereux, rien de physique, bien sûr, mais un virus ou un ver quelconque… vous avez entendu parler de stéganographie ?

— Des données chiffrées dissimulées dans des photographies ou des images. » Il ne rappela pas à Weingart que lui, Ray, avait témoigné à ces auditions. La guerre de l’information était alors un sujet brûlant. Le lobby luddite avait craint que Blind Lake puisse importer un pernicieux programme numérique réplicatif extraterrestre ou, nom d’un chien, un mème[4] mortel, qui se propagerait alors par les canaux de données terrestres en provoquant des ravages indéfinissables.

Ray avait beau souvent se méfier de la progression à tâtons de Blind Lake dans l’inconnu, l’idée lui semblait absurde. Comment les aborigènes d’UMa47/E pourraient-ils savoir qu’on les observait ?… Et même s’ils le savaient, les images traitées sur Terre avaient voyagé, encore qu’on ne savait pas trop comment, à la traditionnelle vitesse de la lumière. Pour réagir de manière hostile, il leur faudrait à la fois une perception invraisemblable et une patience ridicule dans leur volonté de revanche. Ray avait bien dû admettre, toutefois, qu’on ne pouvait tout à fait exclure un danger relatif à la stéganographie, au moins en théorie. Aussi une suite de plans de secours avait-elle été ajoutée au réseau de plans de sécurité déjà immense entourant Blind Lake. Même si Ray considérait cela comme le plus gros canular astronomique depuis la théorie de Girolamo Fracastoro, selon laquelle la syphilis provenait de la conjonction de Saturne, de Jupiter et de Mars.

Ces décrets idiots avaient-ils vraiment été appliqués ? « Sauf qu’il n’y a pas eu provocation, dit-il à Weingart. Nous n’avons rien téléchargé de suspect.

— Pas encore, du moins, dit Weingart.

— Vous en savez plus que moi, là-dessus ?

— Pas vraiment. Mais disons que s’il y avait un problème à Crossbank…

— Allons. Crossbank observe les océans et les bactéries.

— Je sais, mais si…

— Et nous visualisons des cibles complètement différentes, en plus. Leur travail n’est pas un miroir du nôtre.

— Non, mais si d’une manière ou d’une autre, il y avait un problème avec le procédé…

— Quelque chose d’endémique à l’Œil, vous voulez dire ?

— S’il y a un problème quelconque avec les O/BEC à Crossbank, le ministère de l’Énergie ou les militaires ont pu décider de nous mettre en quarantaine par mesure de précaution.

— Ils auraient pu au moins nous prévenir.

— Blocage bidirectionnel de l’information. Rien n’entre ni ne sort. Il faut croire qu’ils ne voulaient même pas laisser passer une onde porteuse.

— Ça n’empêche pas de prévenir.

— Sauf quand on n’a pas le temps.

— Ce sont des spéculations ridicules, que ni vous ni Shulgin n’avez propagées, j’espère. Les rumeurs peuvent provoquer la panique. »

Weingart eut l’air de vouloir dire quelque chose, mais se ravisa.

« De toute manière, dit Ray, cela échappe à notre contrôle. La question la plus pressante est de savoir ce que nous pouvons faire pour nous-mêmes jusqu’à ce que quelqu’un rouvre la barrière. »

Weingart hocha la tête et entreprit de lire sa liste. « Vivres. Les canalisations nous alimentent toujours en eau potable, personne n’a fermé le robinet, mais sans intervention, on se retrouvera à court de nourriture avant la fin de la semaine et avec une famine fin novembre. J’imagine qu’on sera ravitaillés, mais il faudrait peut-être penser à mettre notre surplus en lieu sûr, voire sous bonne garde en attendant.

— Je ne peux imaginer que ce… blocus… dure jusqu’à Thanksgiving.

— Eh bien, vu qu’on envisageait des hypothèses…

— D’accord, d’accord. Quoi d’autre ?

— Idem avec les fournitures médicales, et la clinique du campus n’a pas été conçue pour affronter maladies ou blessures graves, encore moins une épidémie. En cas d’incendie, il faudra expédier les brûlés dans un grand hôpital ou subir d’inutiles pertes humaines. On n’y peut pas grand-chose, là non plus, à part demander au personnel médical de préparer des plans de secours. En plus, si la quarantaine se prolonge, les gens vont avoir besoin qu’on les aide à gérer leurs problèmes émotionnels. Nous avons déjà quelques personnes avec des affaires familiales urgentes à régler à l’extérieur.

— Elles survivront.

— Le logement. On a deux cents journaliers qui dorment dans le gymnase, sans compter les journalistes en visite, une poignée de sous-mutants et tous ceux qui se trouvaient là juste pour la journée. À long terme, s’il s’agit d’une quarantaine de longue durée, il vaudrait peut-être mieux envisager de les loger chez l’habitant. Certaines des personnes qui résident sur le campus ont des chambres d’amis ou autre, on ne devrait pas avoir de mal à trouver des volontaires. Avec un peu de chance, on peut arriver à tous les faire dormir dans un lit, du moins dans un canapé-lit. À les faire partager des salles de bains au-lieu de se battre pour les douches du centre communautaire ou dans la queue pour les toilettes.

— Étudiez cette solution », ordonna Ray, qui ajouta après un instant de réflexion : « Dressez une liste de volontaires, mais apportez-la moi avant de leur en parler. Et il faudra établir un inventaire des journaliers et des invités pour aller avec. »

Ils abordèrent d’autres points – de menus détails faciles à déléguer, pour la plupart, tous fondés sur une hypothèse que Ray n’arrivait pas à prendre au sérieux : celle d’un blocus prolongé. Un mois comme ça ? Trois mois ? Inimaginable. Une seule chose tempérait sa certitude : le fait indéniable que le blocus avait déjà trop duré.

Sue Sampel frappa discrètement à la porte pendant la récapitulation finale de Weingart. « Nous n’avons pas terminé », cria Ray.

Elle passa la tête dans l’entrebâillement de la porte. « Je sais, mais…

— Si Shulgin est là, il peut attendre un peu.

— Il n’est pas là, mais il a appelé pour annuler. Il est parti au portail sud.

— Au portail sud ? Qu’est-ce qu’il y a de si important là-bas, bordel ? »

Elle eut un sourire exaspérant. « Il a dit que vous comprendriez en regardant par la fenêtre. »


L’énorme dix-huit roues – d’un noir de poudre et lourdement blindé – avançait au ralenti comme un immense cloporte sur la route menant à Blind Lake, craintif malgré ses multiples couches de protection. À l’endroit où aurait dû se trouver le conducteur, on ne voyait qu’un cône épointé équipé de capteurs. Le camion lisait la route et estimait sa position à l’aide de transpondeurs embarqués et de coordonnées GPS. Il n’y avait pas de conducteur humain. Le camion se conduisait lui-même.

Le temps qu’Élaine et Chris atteignent le portail sud, la route était déjà bondée de journaliers, d’employés de bureau et d’un groupe de collégiens. Deux fourgonnettes de la Sécurité civile s’arrêtèrent et dégorgèrent une douzaine d’hommes en uniforme gris qui entreprirent de faire reculer la foule à ce qui leur paraissait une distance de sécurité.

La clôture entourant le périmètre intérieur de Blind Lake était un « dispositif de confinement » dernier cri, d’après ce qu’Élaine avait expliqué à Chris. Poteaux d’alliage renforcé profondément enfoncés dans le sol, chaînes et maillons en composite carbone plus résistant que l’acier, leurs surfaces exposées plus glissantes que du Téflon et bourrées de capteurs, le tout surmonté d’une double épaisseur de barbelés tranchants inclinés à quatre-vingt-dix degrés. L’ensemble pouvant être électrifié à une tension fatale.

Le portail barrant la route pouvait s’ouvrir sur un signal émis par le poste de garde ou par un transpondeur crypté. Le poste de garde consistait quant à lui en un blockhaus en béton avec des meurtrières, solide comme le substrat rocheux mais à ce moment-là vide : on avait retiré la garde à la mise en place du blocus.

Chris se faufila au premier rang de la foule, les mains d’Élaine sur les épaules. Ils finirent par arriver contre les barrières qu’imposaient les types de la sécurité. Élaine montra une voiture qui venait de s’arrêter : « Ce ne serait pas Ari Weingart ? Et je crois que c’est Raymond Scutter, avec lui. »

Chris mémorisa son visage. Ray Scutter était un personnage intéressant. Quinze ans plus tôt, il avait figuré parmi les critiques les plus en vue de l’astrobiologie, « la science où on prend ses rêves pour la réalité ». La déception martienne avait nettement augmenté la crédibilité du point de vue défendu par Ray, du moins jusqu’à ce que les Découvreurs de Planètes Terrestres commencent à produire des résultats intéressants. Les percées de Crossbank/Blind Lake avaient donné à son pessimisme un air de myopie mesquine, mais Ray Scutter avait survécu en mêlant une élégante marche arrière à un enthousiasme de converti. Ses contributions vraiment pertinentes à la première vague d’études géologiques et atmosphériques avaient non seulement sauvé sa carrière, mais lui avaient permis de progresser dans la bureaucratie jusqu’à d’importants emplois administratifs à Crossbank puis Blind Lake. Ray Scutter ferait un sujet intéressant, songea Chris. On le disait toutefois difficile à approcher, et ses déclarations publiques étaient d’une banalité si prévisible que de meilleurs journalistes que Chris avaient renoncé à s’intéresser à lui.

Pour le moment, il exhibait un air hargneux et s’engueulait avec le chef de la Sécurité. Chris n’entendait pas ce qu’ils se disaient, mais il zooma sur eux avec son enregistreur de poche et archiva quelques secondes de vidéo. Mais juste quelques-unes. Il réservait l’essentiel de la mémoire à la collision apparemment inévitable entre le camion-robot et le portail.

Le poids lourd était arrivé à moins de cent mètres du poste de garde. Sa masse semblait impossible à arrêter.

Élaine mit sa main en visière et s’absorba dans l’observation de l’extérieur de la clôture. Passé sous un ensemble de nuages, le soleil couchant déversait une lumière oblique sur la plaine. Élaine approcha sa bouche tout près de l’oreille de Chris : « C’est moi qui n’y vois plus bien, ou il y a des minidrones par là-bas ? »

Étonné, Chris regarda dans la même direction qu’elle.


Bob Krafft, un entrepreneur venu à Blind Lake avec une équipe d’ingénieurs inspecter la hauteur à l’est de l’Allée en prévision de la construction d’un nouveau logement, avait repéré le camion peu après midi, quand il ne semblait guère qu’un gros point posé au sud sur l’immense horizon.

Ayant participé aux guerres turques, Bob reconnut le genre de véhicule automatique de ravitaillement qu’on voyait plus fréquemment dans les zones de combat. Mais cela ne l’inquiéta pas. Bien au contraire. Aussi incongru que celui-ci puisse paraître, le camion représentait quand même un trafic entrant : le portail sud devrait s’ouvrir pour lui permettre d’entrer. Une occasion en or. Il sut tout de suite ce qu’il devait faire.

Il trouva sa femme Courtney au milieu des lits de camp installés dans le gymnase où ils s’étaient morfondus la plus grande partie de la semaine. Il lui dit d’attendre là mais de se tenir prête à voyager. Elle le regarda avec nervosité – Courtney était nerveuse même quand tout allait bien – mais n’ouvrit pas la bouche et hocha laconiquement la tête.

Bob alla (d’un pas rapide mais pas assez pour attirer l’attention) récupérer sa voiture à deux pâtés de maisons de là, dans le parking visiteurs sous Hubble Plaza. Il prit place à l’intérieur, vérifia la jauge de charge, démarra et regagna à vitesse modérée le centre de loisirs. Son cœur battait vite, mais ses paumes restaient sèches. Courtney, qui franchissait les grandes portes d’entrée alors qu’il lui avait dit de ne pas bouger, l’aperçut et vint prendre place sur le siège passager. « On va que’que part ? » demanda-t-elle.

Il avait toujours détesté cela chez elle, cette manière plouc de parler. Certains jours, il aimait Courtney plus que tout au monde, mais il y en avait d’autres où il se demandait quelle mouche l’avait piqué d’épouser une femme qui n’avait pas plus de distinction que les ratons laveurs s’attaquant à ses poubelles. « Je ne crois pas qu’on ait le choix, Court.

— Ouais, ben j’vois pas c’qu’y a d’si pressé. »

Avec un peu de chance, elle ne le verrait jamais. Bob possédait 25 % d’une société de construction et d’aménagement paysager basée à Constance et l’affaire marchait plutôt bien, jeudi – le lendemain –, il était censé conduire Ella Raeburn, une fille de dix-neuf ans qui avait arrêté le lycée et travaillait à l’accueil, à la clinique pour femmes de Bixby afin d’y subir un curetage. Que cette idiote d’Ella n’ait considéré aucun moyen de contraception (pas même la pilule du lendemain) n’était pas de la faute de Bob, à moins de considérer comme fautive sa prédilection pour les femmes stupides, mais il devait bien reconnaître sa responsabilité dans l’état dans lequel elle se trouvait. Il allait donc la conduire jeudi matin à Bixby, il lui payerait quelques jours dans un motel pour récupérer, lui signerait un chèque de cinq mille dollars, et on n’en parlerait plus.

S’il refusait – ou si cette situation merdique d’origine gouvernementale à Blind Lake l’y retenait un jour de plus –, Ella Raeburn expédierait par FedEx un certain enregistrement vidéo à Courtney, la femme de Bob. Celle-ci ne demanderait sans doute pas le divorce pour autant – tout bien considéré, ce mariage n’était pas une mauvaise affaire pour elle –, mais elle lui tiendrait rigueur jusqu’à la fin de sa vie de s’être vue infliger le spectacle du visage de son mari entre les généreuses cuisses de la jeune Ella Raeburn. C’est Bob lui-même qui avait eu la malencontreuse idée de filmer leurs ébats. Il n’avait pas réalisé qu’Ella se garderait une copie de la vidéo.

Et il y avait pire. Nettement pire. Si Bob n’arrangeait pas un avortement, Ella n’aurait d’autre choix que de s’en remettre au bon vouloir de son père, Toby Raeburn, quincaillier, diacre de l’église luthérienne et entraîneur à temps partiel de l’équipe de basket-ball. On le surnommait Dents parce qu’un jour, il avait d’un coup de poing fait voler une prémolaire d’un type qui tentait de voler une voiture, prémolaire qu’il avait ensuite fait enchâsser dans de l’altuglas afin de la garder sur lui en guise de porte-bonheur. Toby Dents Raeburn accorderait sans doute l’absolution chrétienne à sa fille, mais certainement pas à un entrepreneur quinquagénaire qui (comme Ella le rapporterait) l’avait initiée aux barbituriques qui la mettaient toujours d’humeur coopérative.

Bob ne gardait à Ella Raeburn aucune rancune particulière. Il ne demandait pas mieux que de payer son avortement. Elle était aussi bête qu’un sac de marteaux, mais elle savait défendre ses intérêts. Ce qu’il trouvait plutôt admirable.

Courtney avait été comme cela, avant leur mariage. Mais elle avait ensuite glissé dans une perpétuelle irritation boudeuse, et ce n’était plus pareil.

« Z’ont annulé le siège ou que’qu’chose comme ça ? demanda Courtney.

— Pas tout à fait. » Il mit le cap sur le portail sud, sans oublier de garder une vitesse qui n’attire pas l’attention. On ne pouvait pas dire que le camion noir était pressé. Il n’avait pas progressé de plus de cinq cents mètres depuis que Bob l’avait repéré et reconnu de la hauteur derrière Hubble Plaza.

« Eh ben quoi, alors ? On peut pas s’tirer comme ça.

— Techniquement, non, mais…

— Techniquement ?

— Tu vas me laisser finir, oui ? Les endroits comme celui-là, ils les bouclent pour raisons de sécurité, Court. Ils ne veulent pas que les méchants entrent. On n’autorise pas les gens à circuler parce que cela compliquerait l’application du blocus. Mais au fond, ils se fichent pas mal de nous. Nous autres, on veut juste rentrer chez nous, pas vrai ? Si on ne respecte pas les règles, on risque quoi, un sermon ? » Plus probablement une amende, et une grosse, mais il ne pouvait pas expliquer à Courtney pourquoi cela valait le coût de prendre ce risque. « Ils se fichent pas mal de nous, répéta-t-il.

— Le portail est fermé, imbécile.

— Il s’ouvrira dans un moment.

— Qui l’a dit ?

— Moi.

— Comment tu le sais ?

— Je suis médium. J’ai le don de prescience. »

Une foule s’assemblait déjà. Bob sortit de la route pour rouler sur l’herbe tondue de l’accotement et se garer aussi près que possible du côté droit du portail. Lorsqu’il éteignit le moteur, il entendit soudain le vent siffler dans les interstices de la carrosserie. Le vent devenait froid – glacial – et Courtney frissonna ostensiblement. Elle n’avait emporté aucun vêtement d’hiver à Blind Lake. Au contraire de Bob, dont la prévoyance fut pénalisée : il dut prêter son blouson à Courtney pour qu’elle arrête de gémir et rester au volant en chemise de coton à manches courtes. Le soleil descendit derrière une série de turbulents nuages gris, jetant un peu partout une lumière blafarde. Encore deux mois et on aurait de la neige jusqu’aux couilles sur la plaine. C’était un temps sombre, le genre dans lequel il se sentait toujours triste et un peu démuni, comme si le vent avait emporté quelque chose qu’il aimait.

« On va rester ici longtemps ?

— Jusqu’à ce que le portail s’ouvre, répondit-il.

— Qu’est-ce qui t’fait croire qu’on nous laissera passer ?

— Tu verras.

— J’verrai quoi ?

— Tu verras.

— Hum », fit Courtney.

Elle s’était assoupie – au chaud, supposa-t-il, les bras perdus dans le blouson de cuir trop grand pour elle et le menton enfoui dans le col – lorsque l’énorme camion noir interrompit sa lente progression à moins de dix mètres du portail. Le crépuscule était désormais bien entamé et les phares du camion pivotèrent pour balayer le sol devant eux en inlassables arcs de cercle.

La foule avait beaucoup grossi. Juste avant que Courtney s’endorme, deux véhicules de la sécurité du campus étaient arrivés de la ville toutes sirènes hurlantes. Les types vêtus de ce qui ressemblait à des uniformes de flics privés faisaient signe à la roule de reculer. Courtney ne bougeait pas et Bob se recroquevilla sur le siège conducteur, et toute cette agitation, associée au début d’obscurité, permit à la voiture de passer pour un véhicule inoccupé garé et abandonné là. Bob se réjouit de voir en quelques instants le gros de la foule se retrouver derrière lui.

Le portail commença alors à s’ouvrir. Sur un signal du camion, supposa-t-il. Mais quel spectacle merveilleux. Le vantail renforcé de trois mètres de haut se mit à pivoter vers l’extérieur avec une aisance lubrifiée d’une telle régularité qu’on aurait dit un mouvement produit sur ordinateur. Bingo, songea Bob. « Boucle ta ceinture », ordonna-t-il à Courtney.

Celle-ci ouvrit les yeux d’un coup. « Quoi ? »

Il évalua mentalement l’espace libre devant lui. « Rien ». Il lança le moteur et écrasa l’accélérateur.


Les minidrones, expliqua Élaine, étaient des armes volantes autoguidées à peu près de la taille d’un pamplemousse de Floride. Elle en avait vu à l’œuvre pendant la crise turque, où ils avaient patrouillé les zones interdites et les frontières contestées. Mais elle n’avait jamais entendu dire qu’on en utilisait hors des zones de conflit armé.

« Des machines simples et plutôt idiotes, précisa-t-elle à Chris, mais qui ne coûtent pas cher et qu’on peut utiliser en grande quantité, d’autant plus qu’elles ne restent pas dans le sol comme les mines terrestres pour arracher les jambes des gamins.

— Mais elles font quoi ?

— La plupart du temps, elles restent immobiles pour ne pas gaspiller leur énergie. Elles sont sensibles au mouvement et dotées de quelques modèles logiques pour identifier des cibles probables. Entre dans une zone interdite et elles s’élèveront comme des criquets, te prendront pour cible et cracheront sur toi un chapelet d’explosifs aussi mortels que petits. »

Chris regarda dans la direction désignée par Élaine, sans rien voir dans le crépuscule. Élaine lui dit qu’il fallait être rapide pour les repérer. Elles étaient camouflées, et si elles s’élevaient sans trouver de cible autorisée – par exemple, si le grondement de cet énorme camion automatisé sur le goudron les dérangeait –, elles se rendormaient très vite.

Chris y réfléchit tandis que le camion approchait et que les types de la sécurité, de plus en plus nerveux, chassaient les badauds encore plus loin de la route. Il décida que cela n’avait aucun sens. La clôture intérieure entourant Blind Lake n’était qu’une des dizaines de mesures de sécurité déjà en place. Quelle menace pouvait être assez redoutable pour que seul du matériel militaire puisse la juguler ?

À moins que le but ne soit de garder les gens à l’intérieur.

Mais cela n’avait pas plus de sens.

Ce qui ne signifiait pas que les minidrones n’avaient pas été déployés. Juste qu’il n’arrivait pas à comprendre pourquoi.

La foule s’apaisa tandis que l’obscurité gagnait et que le camion, arrivé à proximité du portail, s’immobilisait un moment. Quelques personnes s’éloignèrent, se sentant sans doute plus vulnérables ou plus sensibles au froid que curieuses. Mais beaucoup restèrent, pressées contre les cordes de retenue installées par la Sécurité. Le vent de plus en plus coupant ou les flocons de neige hors de saison qui commençaient à tournoyer dans les phares du camion ne semblaient pas les gêner. Mais elles reculèrent de quelques pas avec un hoquet de surprise lorsque le portail entreprit de s’ouvrir sans bruit.

Chris regarda Élaine derrière lui et s’aperçut au passage que Blind Lake s’allumait petit à petit sous les rafales de flocons, les plaques concentriques de Hubble Plaza, les feux clignotants sur les tours de l’Œil, la lumière plus chaude du quartier résidentiel des riverains, organisé en rangées logiques bien nettes.

Il se retourna en entendant soudain le bruit d’un moteur électrique bien plus proche que le grondement du camion à l’arrêt.

« Vidéo, aboya Élaine. Chris ! »

Il attrapa maladroitement le petit accessoire de son serveur personnel. Il avait les doigts froids et les commandes n’étaient pas plus grosses que des chiures de mouche ou des piqûres de puce. Il ne s’en était guère servi que comme dictaphone. Il parvint enfin à activer la commande ENREGISTREMENT VIDÉO et braqua tant bien que mal son appareil vers le portail.

Des environs du poste de garde, une voiture bondit sur le goudron. Elle n’avait pas allumé ses phares et ses occupants restaient invisibles. Mais on ne pouvait se méprendre sur ses intentions : le véhicule se précipitait vers le portail entrouvert.

« Quelqu’un qui veut rentrer chez lui donner à manger au chien », dit Élaine. Ses yeux s’écarquillèrent. « Oh mon Dieu, ça va mal tourner. »

Les drones, pensa Chris.

Il semblait que le véhicule ne pourrait passer le poste de garde, mais son conducteur avait bien évalué la largeur croissante de l’interstice. La voiture – Chris crut reconnaître une Ford ou une Tesla dernier modèle – s’y glissa avec quelques millimètres de marge de chaque côté et fit une violente embardée sur la gauche pour éviter le capot du camion-robot. Ses phares s’allumèrent alors qu’elle rebondissait sur le bord de la route et commençait vraiment à prendre de la vitesse.

« Tu enregistres ? s’enquit Élaine.

— Oui. » Du moins, il l’espérait. Trop tard pour vérifier. Et pour détourner le regard.


« Sauvés ! » cria Bob Krafft au moment où son pare-chocs arrière frôlait le camion noir. Ce n’était pas vrai, bien entendu. Sans doute un véhicule militaire les intercepterait-il, peut-être même passeraient-ils la nuit à se faire sermonner et menacer avant d’être mis à l’amende pour avoir enfreint des clauses en petits caractères du règlement. Mais merde, il n’était pas soldat et il n’avait jamais donné son accord pour rester une éternité à Blind Lake. De toute manière, cet espace ouvert qui se déployait dans ses phares était un spectacle bienvenu. « Sauvés », répéta-t-il, surtout pour couvrir les piaillements effrayés de Courtney.

Celle-ci réussit à reprendre assez de souffle pour le traiter de connard. Il répondit : « On est sortis, oui ou non ?

— Nom de Dieu, ouais, mais… »

Quelque chose à l’extérieur attira son regard. Bob l’aperçut aussi. Un petit truc qui bondissait hors de l’herbe haute.

Sans doute un oiseau, songea-t-il, mais l’automobile s’emplit soudain d’air froid et de flocons de neige, et ses oreilles lui faisaient mal, il y avait du verre brisé partout et Courtney semblait saigner : il vit du sang sur le tableau de bord, du sang partout sur son beau blouson de cuir…

« Court ? » appela-t-il. Sa voix semblait étrange, comme s’il parlait sous l’eau.

Son pied écrasa le frein, mais la route glissait et la Tesla se mit à faire des embardées malgré tous les efforts de ses servos surmenés. Quelque chose fit exploser le moteur en une goutte de feu bleu. La carcasse de la voiture décolla de la route. Bob se retrouva plaqué contre son siège, il vit le goudron, l’herbe haute et le ciel sombre tourner autour de lui, et il eut une fraction de seconde pour se dire : Tiens, on vole ! Puis l’automobile retomba sur son aile avant droite et il fut projeté sur Courtney. Du moins sur ses restes poisseux, sur Courtney devenue toute rouge et léchée par les flammes.


« Merde ! » s’exclama Ray Scutter en voyant la boule de feu. Dimitri Shulgin, le chef de la Sécurité civile, ne put que marmonner quelque chose à propos de « matériel militaire ». Matériel militaire ! Ray s’efforça de comprendre ce que cela impliquait. Une voiture avait franchi la clôture. Elle avait pris feu et s’était retournée. S’était immobilisée, à l’envers. Puis plus rien ne bougea. Même la foule amassée au portail se tut un instant. On aurait dit une photographie. Un arrêt sur image. Le temps figé. Il cligna des yeux. Des boulettes de neige lui cinglèrent le visage.

« Des drones », dit Shulgin. Ce fut comme s’il avait brisé la croûte du silence. Plusieurs personnes se mirent à hurler dans la foule.

Des drones : ces objets qui planaient au-dessus de l’automobile en feu ? Ces petites boules de base-ball ailées ? « Qu’est-ce que cela signifie ? » demanda Ray. Il dut crier deux fois sa question. Des spectateurs coururent vers leurs véhicules. Des phares jaillirent, ratissant la plaine. Soudain, tout le monde voulait rentrer chez soi.

Avec l’insouciance d’un mauvais rêve, le portail finit de s’ouvrir en silence pour s’immobiliser parallèle à la route.

Le camion robotisé noir reprit sa lente avancée, franchit l’entrée et se retrouva dans Blind Lake.

« Rien de bon », répondit Shulgin – à ce moment-là, Ray avait oublié sa question. Le chef de la Sécurité s’éloigna un peu de la route goudronnée. Il semblait refréner une envie de fuir. « Regardez. »

Dehors, dans le vide hostile, la portière côté conducteur de l’automobile en feu s’ouvrit en grinçant.


Une fois sa voiture arrêtée, Bob ne réalisa guère plus que le besoin de s’en échapper – d’échapper aux flammes et à l’objet noirci et sanglant que, il ne savait comment, Courtney était devenue. Tout au fond de son esprit, il y avait le besoin de trouver des secours, mêlé à la conscience fâcheuse que personne ne pouvait plus rien pour Court. Il aimait Courtney, ou du moins il l’appréciait assez pour penser l’aimer et éprouvait souvent une affection sincère à son égard, mais pour le moment, il avait plus que tout besoin de s’éloigner de son corps ravagé, de la voiture en feu. Le moteur ne contenait pas de combustible, mais il y avait d’autres liquides inflammables, et quelque chose les avait tous embrasés d’un coup.

Il s’écarta tant bien que mal de Courtney pour s’occuper de la portière conducteur. Celle-ci, cabossée, refusa de s’ouvrir : la poignée lui resta dans la main, S’arc-boutant sur le volant et le dossier, il la défonça à coups de pied, et même s’il se fit un mal horrible, au moins la portière grinça-t-elle et pivota-t-elle un peu sur ses charnières endommagées. Bob la força à s’ouvrir davantage et dégringola à l’extérieur en aspirant désespérément l’air froid. Il se mit à genoux. Puis, tremblant, se releva.

Cette fois, il vit distinctement ce qui sauta hors des hautes herbes au bord de la route. Il regardait par hasard dans la bonne direction, et cela lui permit d’apercevoir, dans un moment d’hyperclarté figée, le petit objet incongru qui, selon toute probabilité, serait la dernière chose qu’il verrait de sa vie. Rond et marron-camouflage, cela volait grâce à de petites ailes rotatives bourdonnantes. L’appareil flottait à environ un mètre quatre-vingt de hauteur – celle de la tête de Bob. Ce dernier regarda l’objet, le regarda dans les yeux, si toutefois certaines de ses encoches ou bosselures équivalaient à des yeux. Il reconnut un équipement militaire, même s’il n’avait jamais rien croisé de la sorte au cours de ses week-ends avec les réservistes. Il ne pensa même pas à fuir. On ne pouvait fuir de tels trucs. Il se redressa et entreprit de fermer les yeux, sans avoir le temps d’y arriver. Il sentit la morsure de la neige contre sa peau. Puis un bref poids flamboyant sur sa poitrine, puis plus rien.


Ce sanglant et définitif acte d’interdiction fut plus qu’il n’en fallait pour la foule. Tous observèrent l’homme mort, ou du moins cet ensemble sans tête de morceaux de corps recroquevillé à découvert sur le sol. Pas un bruit ne troublait le silence. Puis vinrent les hurlements, les sanglots, les portières de voitures qu’on claquait et les vélos que les gamins poussaient pour repartir paniqués dans le crépuscule et la neige vers les lumières de Blind Lake.

Une fois débarrassés des spectateurs, Shulgin eut moins de mal à organiser ses équipes. Elles n’avaient reçu aucune formation pour quoi que ce soit de ce genre. Elles consistaient pour l’essentiel en veilleurs de nuit sous contrat, engagés pour garder poivrots et adolescents à l’écart des lieux sensibles. Certains étaient des vétérans à la retraite, mais la plupart n’avaient aucune expérience militaire. Et pour être honnête, se dit Ray, ils n’ont pas grand-chose à faire, là, à part établir, autour du camion en train d’avancer lentement, un cordon mobile qui empêcherait les quelques civils restants de se mettre sur son chemin. Tâche qu’ils remplirent néanmoins de manière correcte.

Quinze minutes maximum après ces événements de l’autre côté du portail, le camion de transport noir s’immobilisa à l’intérieur du périmètre de Blind Lake.


« C’est un véhicule de livraison, dit Élaine à Chris. Conçu pour lâcher sa cargaison et rentrer chez lui. Tu vois ? La cabine se détache. »

Chris regardait presque avec indifférence. Il avait l’impression qu’on lui avait gravé l’attaque de l’automobile en fuite dans les yeux. Là-bas, dans l’obscurité, la neige humide avait déjà réduit le feu à un tas de braises fumantes. Deux personnes y avaient trouvé la mort, et ce, semblait-il à Chris, afin de communiquer de la manière la plus brutale qui soit un message à Blind Lake. On ne passe pas. Votre communauté s’est transformée en prison.

La cabine du camion changea de direction, se dégageant, elle et son fourreau de blindage, du conteneur standard en aluminium qu’ils convoyaient. Elle continua à se déplacer, plus rapidement qu’elle était arrivée, repassa le portail toujours ouvert et emprunta la route de Constance. Lorsqu’elle atteignit les débris fumants de l’automobile, elle les poussa hors de son chemin, les déblaya sur le bas-côté comme des détritus inutiles.

Le portail commença à se refermer.

Tout en douceur, songea Chris. Les morts mis à part.

Le conteneur resta derrière. Les employés de la sécurité, surmenés, se précipitèrent pour l’entourer… même si personne ne semblait avoir envie d’en approcher.

Chris et Élaine firent le tour du conteneur pour mieux le voir. Un simple levier en fermait l’arrière. Une discussion s’engagea entre Ray Scutter et l’homme identifié par Élaine comme le chef de la Sécurité de Blind Lake. Celui-ci finit par traverser le cordon pour tirer le levier d’un geste résolu. La porte du conteneur s’ouvrit tout grand.

Une demi-douzaine des hommes de Shulgin braquèrent leurs torches à l’intérieur. Le conteneur était rempli de boîtes en carton. Chris put lire quelques-unes des inscriptions figurant dessus. Kellogs. Seabury Farm. Lombardi Produce.

« Des provisions ! » fit Élaine.

On est ici pour un bon moment, songea Chris.

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