QUATRIÈME PARTIE Près du Bord

Sa construction avait duré longtemps. Elle était maintenant quasiment terminée, et les esclaves la débarrassaient à coups de pics des derniers vestiges d’argile de son manchon.

Là où d’autres esclaves frottaient industrieusement ses flancs de métal avec du sable d’argent, elle brillait déjà au soleil du lustre soyeux et organique du bronze tout neuf. Elle était encore chaude, même après une semaine de refroidissement dans la fosse de coulée.

L’Archiastronome de Krull fit un geste léger de la main, et ses porteurs déposèrent le trône dans l’ombre de la coque.

Comme un poisson, songea-t-il. Un grand poisson volant. Mais de quelles mers ?

« Elle est vraiment magnifique, murmura-t-il. Une authentique œuvre d’art.

— D’artisanat », rectifia l’homme trapu à côté de lui. L’Archiastronome se tourna lentement et leva la tête vers le visage impassible de son voisin. Pas très difficile d’avoir un visage impassible quand on a deux sphères d’or à la place des yeux. Elles luisaient d’un éclat déroutant.

« D’artisanat, parfaitement, fit l’astronome qui sourit. J’imagine qu’il n’existe pas de plus grand artisan que toi sur tout le Disque, Yeux d’Or. Je me trompe ? »

L’artisan marqua un temps, son corps nu – enfin, nu à l’exception d’une ceinture d’outils, d’un abaque de poignet et d’un hâle prononcé – se raidit tandis qu’il réfléchissait aux implications de cette dernière remarque. Les yeux d’or donnaient l’impression de contempler un autre monde.

« La réponse est à la fois oui et non », dit-il enfin. Certains des astronomes de rang inférieur debout derrière le trône s’étranglèrent devant un tel manquement à l’étiquette, mais l’Archiastronome eut l’air de n’avoir rien remarqué.

« Continue, dit-il.

— Il me manque certains talents essentiels. Je n’en suis pas moins Yeux d’Or Main d’Argent Dactylos, déclara l’artisan. J’ai réalisé les Guerriers de Métal qui gardent le tombeau de Pitchiu, j’ai conçu les Barrages de Lumière du Grand Nef, j’ai bâti le Palais des Sept Déserts. Et pourtant… – il leva la main et se tapota un œil, qui résonna légèrement – quand j’ai créé l’armée de golems pour Pitchiu, il m’a couvert d’or et ensuite, pour m’empêcher d’en reproduire une autre capable de concurrencer la sienne, il m’a fait crever les yeux.

— Décision sage mais cruelle, compatit l’Archiastronome.

— Oui. Alors j’ai appris à entendre la trempe des métaux et à voir avec mes doigts. J’ai appris à distinguer les minerais au goût et à l’odeur. Je me suis fabriqué ces yeux, mais je ne peux pas leur donner la vue.

« Puis on m’a sommé de bâtir le Palais des Sept Déserts, à la suite de quoi l’Émir m’a couvert d’argent et – ce qui ne m’a pas trop étonné – m’a fait couper la main.

— Un sérieux handicap dans ta profession, reconnut l’Archiastronome.

— J’ai utilisé une partie de l’argent pour me confectionner cette nouvelle main, où j’ai mis en application ma connaissance incomparable des leviers et des pivots. Elle me satisfait. Puis j’ai créé le premier grand barrage de lumière, d’une capacité de cinquante mille heures de jour, et alors les conseils tribaux du Nef m’ont comblé de soies précieuses et coupé les jarrets pour m’empêcher de m’enfuir. En conséquence, je me suis donné beaucoup de mal pour imaginer, à partir de la soie et de quelques bambous, une machine volante avec laquelle je me suis lancé de la tourelle la plus haute de ma prison.

— Et qui t’a conduit, après maints détours, à Krull, conclut l’Archiastronome. Force est de penser que dans une autre profession – la culture des laitues, par exemple – tu t’exposerais moins à cette mort par épisodes. Pourquoi t’obstiner ? »

Yeux d’Or Dactylos haussa les épaules.

« J’ai des dispositions pour ça », répondit-il.

L’Archiastronome leva encore les yeux sur le poisson de bronze qui brillait maintenant comme un gong au soleil de midi.

« Une telle beauté… murmura-t-il. Et unique. Approche, Dactylos. Rappelle-moi ce que je t’ai promis comme récompense ?

— Vous m’avez demandé de créer un poisson capable de nager dans les océans de l’espace qui s’étendent entre les mondes, psalmodia le maître artisan. En échange de quoi… en échange…

— Oui ? Ma mémoire n’est plus ce qu’elle était, ronronna l’Archiastronome en caressant le bronze chaud.

— En échange, poursuivit Dactylos, visiblement sans grand espoir, vous me donneriez la liberté et vous éviteriez de me couper le moindre appendice. Je ne demande aucune richesse.

— Ah, oui. Je me rappelle maintenant. » Le vieil homme leva une main veinée de bleu. « J’ai menti », ajouta-t-il. Il y eut un sifflement à peine perceptible, et le maître artisan vacilla sur ses jambes. Il baissa ensuite ses yeux d’or sur la pointe de flèche qui lui dépassait de la poitrine et hocha la tête d’un air las. Une toute petite tache de sang lui fleurit sur les lèvres.

Le silence régnait sur l’ensemble de la place (en dehors du bourdonnement de quelques mouches impatientes) tandis que sa main d’argent montait très lentement et tâtait la pointe de flèche.

Dactylos grogna.

« Facture bâclée », dit-il et il s’écroula en arrière.

L’Archiastronome poussa le cadavre du bout de l’orteil et soupira.

« Nous respecterons une courte période de deuil, comme il sied pour un maître artisan », dit-il. Il regarda une mouche bleue se poser sur un œil d’or et repartir perplexe. « Je pense que ça doit suffire, reprit-il », et il fit signe à deux esclaves d’enlever le corps.

« Les chélonautes sont-ils prêts ? » demanda-t-il.

Le maître contrôleur de lancement s’avança, l’air affairé.

« Tout à fait, Votre Proéminence.

— Combien de temps jusqu’à la porte ?

— La fenêtre de lancement, corrigea prudemment le contrôleur de lancement. Trois jours, Votre Proéminence. La queue de la Grande A’Tuin sera dans une position idéale.

— Il ne nous reste donc plus, conclut l’Archiastronome, qu’à trouver les sacrifices adéquats. »

Le maître contrôleur de lancement s’inclina.

« L’Océan y pourvoira », dit-il.

Le vieil homme sourit. « Il n’y manque jamais. »


* * *

« Si seulement tu savais naviguer…

— Si seulement tu savais tenir une barre…»

Une vague déferla sur le pont. Rincevent et Deuxfleurs s’entre-regardèrent. « Continue d’écoper ! » crièrent-ils à l’unisson et ils tendirent la main vers les seaux.

Au bout d’un moment, la voix grincheuse de Deuxfleurs monta de la cabine envahie d’eau.

« Je ne vois pas pourquoi ce serait de ma faute. » Il tendit au-dessus de lui un autre seau que le mage vida par-dessus bord.

« Tu étais censé tenir le quart, lança sèchement Rincevent.

— Je nous ai sauvés des marchands d’esclaves, souviens-toi.

— J’aime mieux être un esclave qu’un cadavre », répliqua le mage. Il se redressa et scruta le large. Il parut surpris.

C’était un Rincevent quelque peu différent de celui qui avait échappé à l’incendie d’Ankh-Morpork six mois plus tôt. Il portait davantage de cicatrices, par exemple, et connaissait beaucoup mieux le monde. Il avait visité l’Axlande, découvert les coutumes curieuses de nombreuses peuplades pittoresques – récoltant immanquablement de nouvelles cicatrices au passage – et avait même, pendant quelques jours inoubliables, navigué sur le légendaire océan Déshydraté au cœur du désert incroyablement sec qu’on appelait le Grand Nef. Sur une mer plus froide et plus humide, il avait vu flotter des montagnes de glace. Il avait chevauché un dragon imaginaire. Il avait failli prononcer le sortilège le plus puissant du Disque. Il…

… il y avait bel et bien moins d’horizon qu’il n’aurait fallu.

« Hmmm ? fit Rincevent.

— J’ai dit : il n’y a rien de pire que l’esclavage », répéta Deuxfleurs. Sa bouche s’ouvrit lorsque le mage expédia son seau loin dans la mer et s’assit lourdement sur le pont détrempé, un masque gris sur la figure.

« Écoute, je regrette de nous avoir jetés sur le récif, mais ce bateau n’a pas l’air de vouloir couler et on va bien finir par toucher terre tôt ou tard, dit Deuxfleurs en manière de réconfort. Ce courant aboutit forcément quelque part.

— Regarde l’horizon », fit Rincevent d’une voix monocorde.

Deuxfleurs plissa les yeux.

« Il m’a l’air normal, conclut-il au bout d’un moment. D’accord, on dirait qu’il y en a moins que d’habitude, mais…

— C’est à cause de la Grande Cataracte, expliqua Rincevent. On est entraînés, on va passer par-dessus le bord du monde. »

Suivit un long silence uniquement troublé par le clapotis des vagues tandis que le bateau en perdition tournoyait lentement dans le courant. Un courant déjà fort.

« C’est sans doute pour ça qu’on est rentrés dans le récif, ajouta le mage. On a été déviés de notre route pendant la nuit.

— Tu veux manger quelque chose ? » demanda le touriste. Il se mit à farfouiller dans le balluchon qu’il avait arrimé au sec sur le plat-bord.

« Tu ne comprends pas ? lança Rincevent d’une voix hargneuse. On va passer par-dessus Bord, bons dieux !

— On ne peut rien y faire ?

— Non !

— Alors, je ne vois pas de raison de s’affoler, dit calmement Deuxfleurs.

— Je le savais bien qu’il ne fallait pas aller si loin vers le Bord, se lamenta Rincevent en prenant le ciel à témoin. Je regrette…

— Je regrette de ne pas avoir ma boîte à images, dit Deuxfleurs, mais elle est restée sur le bateau des marchands d’esclaves avec le Bagage et…

— Tu n’auras pas besoin de bagages là où on va », dit Rincevent. Il s’affaissa et observa d’un œil morne une baleine au loin qui s’était imprudemment aventurée dans le courant du Bord et luttait maintenant pour le remonter.

Une ligne blanche marquait l’horizon réduit, et le mage crut entendre un rugissement lointain.

« Qu’est-ce qui se passe quand un bateau a passé par-dessus Bord ? demanda Deuxfleurs.

— Va savoir.

— Eh bien, alors, peut-être qu’on va continuer de naviguer dans l’espace et qu’on va se poser sur un autre monde. » Le regard du petit homme se perdit dans le vague. « Ça me plairait bien. »

Rincevent grogna.

Le soleil se leva dans le ciel ; il paraissait nettement plus gros, si près du Bord. Debout, adossés au mât, les deux compagnons étaient plongés dans leurs pensées. De temps en temps, l’un ou l’autre ramassait un seau pour écoper sans conviction, sans raison vraiment valable.

La mer autour d’eux avait l’air de plus en plus fréquentée. Rincevent remarqua plusieurs troncs d’arbres qui stationnaient à leur niveau, et à fleur d’eau grouillaient toutes sortes de poissons. Forcément : le courant devait charrier quantité de nourriture arrachée aux continents voisins du Moyeu. Il se demanda à quoi ressemblait une existence passée à nager sans cesse pour rester exactement à la même place. En gros à sa propre existence, conclut-il. Il aperçut une petite grenouille verte qui pataugeait désespérément, entraînée par le courant inexorable. Au grand étonnement de Deuxfleurs, il trouva une rame et la tendit prudemment vers le petit amphibien qui se hissa dessus avec reconnaissance. Dans la seconde qui suivit, une paire de mâchoires creva la surface et claqua vainement là où elle nageait précédemment.

La grenouille leva les yeux vers Rincevent, nichée dans ses mains en coupe, puis elle lui mordit le pouce en guise de remerciement. Deuxfleurs gloussa. Rincevent rangea la bestiole dans une poche et fit semblant de n’avoir rien entendu.

« Tout ça, c’est très charitable, mais quel intérêt ? demanda Deuxfleurs. Ça reviendra au même dans une heure.

— Parce que », répondit distraitement Rincevent qui se remit à écoper un peu. Des embruns volaient à présent, et le courant était si fort que des vagues se formaient et se brisaient tout autour d’eux. Le fond de l’air avait une tiédeur anormale. Une brume chaude et dorée flottait sur la mer.

Le grondement s’était amplifié. Une pieuvre plus grosse que tout ce que connaissait Rincevent émergea à quelques centaines de mètres et battit follement des tentacules avant de replonger. Une autre créature, immense et par bonheur non identifiable, hurla dans la brume. Toute une escadrille de poissons volants jaillit dans un nuage de gouttelettes irisées et réussit à gagner quelques mètres avant de retomber et de se faire entraîner dans un tourbillon.

Le monde commençait à devenir trop petit pour eux. Rincevent lâcha son seau et s’agrippa au mât tandis que l’ultime et rugissante fin de tout se précipitait à leur rencontre.

« Il faut que je voie ça…» fit Deuxfleurs qui se dirigea vers la proue, mi-tombant, mi-plongeant.

Quelque chose de dur et de rigide cogna dans la coque qui pivota de quatre-vingt-dix degrés et se colla de travers contre l’obstacle invisible. Puis le bateau s’immobilisa soudain et une cascade d’écume glacée déferla sur le pont, si bien que pendant quelques secondes, le mage se retrouva sous un bon mètre d’eau verte bouillonnante. Il se mit à crier, puis le monde sous-marin se teinta du mauve profond et sonore de la perte de conscience, car c’est à peu près à ce moment-là que Rincevent commença de se noyer.


* * *

Il se réveilla, la bouche pleine d’un liquide brûlant, et lorsqu’il avala, la douleur cuisante dans sa gorge le fit d’un coup complètement revenir à lui.

Les planches d’un bateau lui rentraient dans le dos, et Deuxfleurs, penché sur lui, le regardait d’un air de profonde inquiétude. Rincevent gémit et se mit en position assise.

C’était une erreur. Le bord du monde se trouvait à moins de deux mètres.

Au-delà, juste en dessous de la limite de la Cataracte sans fin, il y avait quelque chose de tout à fait magique.


* * *

À plus de cent kilomètres de là, et bien en dehors de la zone d’attraction du courant, un dhaw aux voiles rouges typiques d’un marchand d’esclaves indépendant dérivait sans but dans le crépuscule velouté. L’équipage – ou ce qu’il en restait – s’était attroupé sur le gaillard d’avant autour des hommes qui travaillaient fébrilement au radeau.

Le capitaine, un costaud qui portait les turbans de coude propres aux tribus du Grand Nef, avait beaucoup bourlingué, beaucoup vu de choses étranges et de gens bizarres, qu’il avait ensuite pour la plupart volées ou réduits en esclavage. Il avait commencé sa carrière comme marin sur l’océan Déshydraté au cœur du désert le plus aride du Disque. (Sur le Disque, l’eau se présente sous un quatrième état inhabituel, dû à la chaleur intense combinée aux curieux effets dessiccatifs de la lumière octarine ; elle se déshydrate en laissant un résidu argenté, comme du sable fluide, dans lequel une coque bien conçue peut évoluer sans peine. L’océan Déshydraté est une région qui sort de l’ordinaire, quoique moins que les poissons qu’il contient.) Le capitaine n’avait encore jamais vraiment connu la peur. Et voilà qu’il était terrifié.

« Je n’entends rien », marmonna-t-il à son second.

Le second fouilla les ténèbres des yeux.

« Peut-être qu’il est tombé à la mer ? » suggéra-t-il, la voix pleine d’espoir. Comme pour lui répondre, des coups sourds et furieux montèrent du banc de nage sous leurs pieds, doublés d’un fracas de bois brisé. Les hommes d’équipage se serrèrent peureusement en brandissant haches et torches.

Ils n’oseraient sans doute pas s’en servir, même si le Monstre les chargeait. Avant qu’on ait vraiment pris conscience de sa nature effroyable, plusieurs hommes l’avaient attaqué à la hache, à la suite de quoi il s’était détourné de sa fouille obstinée du bateau pour soit leur donner la chasse et les pousser à se jeter par-dessus bord, soit les… manger ? Le capitaine n’en était pas bien sûr. La Chose avait l’air d’une banale malle-cabine en bois. Un peu plus grosse que la normale, peut-être, mais pas de quoi s’inquiéter. Pourtant, si elle paraissait parfois contenir de vieilles chaussettes et autres effets divers, à d’autres moments – le capitaine frémit – elle donnait l’impression d’être… d’avoir… Il essaya de ne pas y penser. En définitive, les hommes qui s’étaient noyés par-dessus bord avaient sans doute eu plus de chance que ceux que la malle avait attrapés. Il essaya de ne pas y penser. Il avait vu des dents, des dents comme des pierres tombales en bois toutes blanches, et une langue rouge comme de l’acajou…

Il essaya de ne pas y penser. En vain.

Mais il se fit amèrement une promesse. C’était bien la dernière fois qu’il secourait des naufragés ingrats dans des circonstances mystérieuses. L’esclavage, ça valait mieux que les requins, non ? Puis ils s’étaient échappés, et lorsque ses matelots avaient fouillé leur grosse malle – d’ailleurs, comment étaient-ils apparus au beau milieu d’une mer calme, assis sur un coffre ? – elle avait mord… Il essaya encore de ne pas y penser, mais il se surprit à se demander ce qui se passerait quand cette saleté comprendrait que son propriétaire n’était plus à bord…

« Le radeau est prêt, seigneur, annonça le second.

— Mettez-le à l’eau », s’écria le capitaine avant d’ajouter : « Embarquez ! » Puis : « Mettez le feu au bateau ! »

Après tout, il ne serait pas trop difficile de se procurer un autre navire, se disait-il, philosophe, alors qu’on risquait d’attendre longtemps dans ce Paradis autour duquel les mollahs faisaient tant de battage avant d’hériter d’une nouvelle vie. Que le coffre magique s’en aille donc boulotter des homards.

Certains pirates s’assuraient l’immortalité par de grands actes de cruauté ou de bravoure. D’autres en amassant de grandes richesses. Mais le capitaine avait depuis longtemps décidé qu’il préférait, en fin de compte, s’assurer l’immortalité en évitant de mourir.


* * *

« C’est quoi, ça, bon sang ? demanda Rincevent.

— C’est magnifique, dit Deuxfleurs avec un air béat.

— Ça, j’en déciderai quand je saurai ce que c’est.

— C’est l’Arc-en-Bord, le renseigna une voix juste derrière son oreille gauche, et vous avez beaucoup de chance de le contempler. Du dessus, en tout cas. »

La voix s’accompagnait d’une haleine froide qui sentait le poisson. Rincevent resta parfaitement immobile.

« Deuxfleurs ? fit-il.

— Oui ?

— Si je me retourne, je vais voir quoi ?

— Il s’appelle Téthis. Il dit qu’il est un troll marin. Ça, c’est son bateau. Il nous a sauvés, expliqua Deuxfleurs. Tu veux te retourner, maintenant ?

— Pas pour l’instant, merci. Alors, pourquoi on ne passe pas par-dessus Bord ? demanda le mage avec un calme vitreux.

— Parce que votre bateau a heurté le Périfilet, répondit la voix dans son dos (rien qu’à l’entendre, Rincevent imaginait déjà des abîmes sous-marins et des Choses à l’affût dans des récifs de corail).

— Le Périfilet ? répéta-t-il.

— Oui. Il fait tout le tour du monde », expliqua le troll invisible. Par-dessus le grondement de la cataracte, Rincevent crut percevoir des plongeons de rames. Il espéra que c’étaient des rames.

« Ah. Vous voulez dire la périphérie, dit Rincevent. La périphérie, c’est ce qui fait le tour des choses.

— Le Périfilet aussi, fit le troll.

— Il parle de ça », intervint Deuxfleurs qui pointa le doigt vers le bas. Les yeux de Rincevent suivirent le doigt, redoutant ce qu’ils allaient voir…

Du côté Moyeu du bateau courait une corde parallèle à la mer, à moins de deux mètres au-dessus des eaux blanches. Le bateau y était arrimé, quoique toujours mobile, par un dispositif compliqué de poulies et de roulettes en bois. Celles-ci se déplaçaient le long de la corde tandis que le rameur invisible propulsait l’embarcation sur le bord même de la Grande Cataracte. Voilà qui élucidait un mystère – mais qu’est-ce qui soutenait la corde ?

Rincevent la suivit des yeux sur sa longueur et vit un solide poteau de bois qui sortait de l’eau quelques mètres plus loin. Pendant qu’il le regardait, le bateau s’en approcha puis le dépassa ; les roulettes le contournèrent proprement en cliquetant dans une rainure manifestement creusée à leur intention.

Rincevent remarqua aussi que des filins plus petits pendaient de la corde principale à peu près tous les mètres.

Il se tourna vers Deuxfleurs.

« Je vois bien ce que c’est, dit-il, mais c’est quoi ? »

Deuxfleurs haussa les épaules. Derrière Rincevent, le troll marin annonça : « Ma maison se trouve plus loin, là-bas. Nous en discuterons quand nous y serons. Pour le moment, il faut que je rame. »

Rincevent s’aperçut que s’il voulait regarder « plus loin, là-bas », il devait se retourner et découvrir à quoi ressemblait vraiment un troll marin, et il n’était pas encore sûr d’en avoir envie. Il préféra s’intéresser à l’Arc-en-Bord.

Suspendu dans les brumes à quelques longueurs au-delà du bord du monde, il n’apparaissait que le matin et le soir quand la lumière du petit soleil en orbite autour du Disque émergeait de derrière la masse de la Grande A’Tuin, la Tortue du Monde, et frappait le champ magique discal exactement sous le bon angle.

Un double arc-en-ciel irisé se formait. Près du bord de la Cataracte, les sept couleurs mineures étincelaient et dansaient dans les embruns des mers expirantes.

Mais elles paraissaient pâles auprès de la bande plus large qui flottait à l’écart, sans daigner partager le même spectre.

C’était la couleur reine, dont toutes les autres ne sont que des reflets partiels et délavés. C’était l’octarine, la couleur de la magie. Vivante, flamboyante, vibrante, c’était le pigment incontesté de l’imagination, car là où elle apparaissait, on savait que la matière ordinaire se mettait humblement au service des puissances de l’esprit magique. Elle incarnait l’enchantement même.

Mais Rincevent avait toujours trouvé qu’elle tirait sur une espèce de mauve verdâtre.


* * *

Au bout d’un moment, une petite tache sur le bord du monde devint un îlot ou un rocher si dangereusement perché que les eaux de la Cataracte tourbillonnaient autour au début de leur longue chute. On y avait bâti une cabane en bois flotté, et Rincevent vit que la corde supérieure du Périfilet passait par-dessus l’îlot rocheux grâce à des piquets de fer et traversait même la cabane par une petite fenêtre ronde. Il allait apprendre par la suite qu’ainsi le troll était averti de l’arrivée de la moindre épave dans son secteur du Périfilet au moyen d’un jeu de clochettes de bronze délicatement accrochées à la corde.

Une palissade flottante grossière avait été construite avec du bois de récupération du côté Moyeu de l’île. Elle abritait une ou deux épaves et une grande quantité de bois flotté sous forme de planches, de solives, voire de vrais troncs d’arbres entiers dont certains arboraient encore des feuilles vertes. Si près du Bord, le champ magique du Disque était si intense qu’une couronne électrique voilée tremblotait sur toute chose, sous la décharge spontanée de l’illusion brute.

Dans d’ultimes secousses grinçantes, le bateau se rangea en douceur contre une petite jetée de bois flotté. Alors que l’embarcation s’échouait et se mettait à la masse, Rincevent éprouva toutes les sensations familières d’une immense aura occulte : atmosphère graisseuse, bleuâtre au goût, une odeur de fer-blanc. Tout autour d’eux, la magie pure et libre bruinait silencieusement sur le monde.

Le mage et le touriste se hissèrent tant bien que mal sur la jetée, et pour la première fois Rincevent vit le troll.

Il n’était pas aussi terrible qu’il l’avait imaginé, loin de là.

Quoique… fit son imagination au bout d’un moment.

Le troll n’était pas terrifiant, non. Au lieu de la monstruosité tentaculaire en putréfaction qu’il s’attendait à voir, Rincevent se retrouva devant un vieillard plutôt trapu mais pas franchement laid que personne n’aurait remarqué dans la rue, à condition d’avoir l’habitude de croiser des vieillards composés d’eau sans grand-chose d’autre. C’était comme si l’Océan avait décidé de créer la vie sans suivre les étapes fastidieuses de l’évolution et qu’il avait tout bonnement transformé une partie de lui-même en bipède pour l’envoyer s’ébrouer sur la plage. Le troll était d’un bleu translucide agréable à l’œil. Alors que Rincevent l’observait, un petit banc de poissons d’argent lui traversa la poitrine comme un éclair.

« C’est malpoli de dévisager les gens », dit le troll. Sa bouche s’ouvrit sur une petite crête d’écume et se referma tout comme l’eau sur un caillou.

« Ah bon ? Pourquoi ? » demanda Rincevent. Comment il fait pour tenir debout ? lui criait son cerveau. Pourquoi il ne coule pas par terre ?

« Si vous voulez bien me suivre chez moi, je vais vous trouver à manger et de quoi vous changer », dit le troll d’un ton solennel. Il se mit en route sur les rochers sans se retourner pour voir s’ils le suivaient effectivement. Après tout, où seraient-ils allés ? La nuit tombait et une brise frisquette et humide soufflait par-dessus le bord du monde. L’Arc-en-Bord éphémère s’était déjà évanoui, et les brumes au-dessus de la Cataracte commençaient à se dissiper.

« Allez, viens », dit Rincevent en attrapant Deuxfleurs par le coude. Mais le touriste n’avait pas l’air de vouloir bouger.

« Allez, viens, répéta le mage.

— Quand il fera complètement noir, tu crois qu’on pourra voir en dessous la Grande A’Tuin, la Tortue du Monde ? demanda Deuxfleurs en regardant rouler les nuages.

— J’espère que non, répondit Rincevent. Je t’assure. Bon, on y va, maintenant ? »

Deuxfleurs le suivit à contrecœur dans la cabane. Le troll avait allumé deux lampes et s’était confortablement assis dans un fauteuil à bascule. Il se leva à leur entrée et versa deux coupes d’un liquide vert d’un grand pichet. Dans la lumière tamisée, il paraissait phosphorescent, à la façon des mers chaudes pendant les nuits d’été veloutées. Rien que pour ajouter un éclat baroque à la terreur sourde de Rincevent, il avait aussi l’air plus grand de plusieurs centimètres.

Le mobilier se composait surtout de caisses, semblait-il.

« Hum. C’est vraiment chouette chez vous, dit Rincevent. Ethnique. »

Il tendit la main vers une coupe et regarda le liquide vert miroitant. J’espère que c’est buvable, se dit-il. Parce que je m’en vais le boire. Ce qu’il fit.

C’était le breuvage que Deuxfleurs lui avait déjà fait avaler dans le bateau, mais sur le moment son esprit ne s’y était pas près attardé parce qu’il y avait plus urgent. À présent il avait le loisir d’en savourer le goût.

Sa bouche se tordit. Il laissa échapper une faible plainte. Sa jambe se releva convulsivement et lui cogna douloureusement la poitrine.

Deuxfleurs faisait tourner sa coupe d’un air pensif et en étudiait le bouquet.

« Du Ghlen Livide, dit-il. La boisson à base de noix de vul fermentée qu’on distille au gel dans mon pays. Un arrière-goût de fumée… Charpenté. Des plantations occidentales de… euh… la province de Rehigreed, c’est ça ? Récolte de l’année prochaine, je dirais, d’après la robe. Puis-je vous demander comment vous vous l’êtes procuré ? »

(Les plantes du Disque, si elles comptent des variétés communément appelées annuelles, semées dans l’année pour pousser plus tard la même année, bisannuelles, semées dans l’année pour pousser l’année suivante, vivaces, semées dans l’année pour pousser jusqu’à nouvel ordre, comprennent aussi quelques rares espèces rétroannuelles qu’une curieuse distorsion quadridimensionnelle dans leurs gènes permet de planter dans l’année pour pousser l’année dernière. L’arbre à noix de vul a ceci d’exceptionnel qu’il peut pousser jusqu’à huit ans avant qu’on le plante. Le vin de noix de vul a la réputation de donner à certains buveurs un aperçu de l’avenir, c’est-à-dire, du point de vue de la noix, du passé. Incroyable mais vrai.)

« Avec le temps, tout aboutit dans le Périfilet, répondit le troll, sentencieux, en se balançant doucement dans son fauteuil. Mon travail, c’est de récupérer les épaves flottantes. Du bois, bien sûr, et des bateaux. Des barriques de vin. Des balles de tissu. Vous. »

La lumière se fit dans la tête de Rincevent.

« C’est un filet, c’est ça ? Vous avez un filet tendu juste au bord de la mer !

— Le Périfilet », acquiesça le troll. Des vaguelettes lui ridèrent la poitrine.

Rincevent contempla dehors l’obscurité phosphorescente qui enveloppait l’île et il sourit bêtement.

« Évidemment, dit-il. Incroyable ! Vous avez enfoncé des pieux, vous l’avez attaché aux récifs et… bon sang ! Faut un filet drôlement solide.

— Il est solide, confirma Téthis.

— Vous pourriez l’étendre sur deux ou trois kilomètres, si vous trouviez assez de rochers et d’autres trucs, dit le mage.

— Seize mille kilomètres. Moi, je patrouille seulement sur une lieue.

— Mais ça ne fait qu’un tiers du pourtour du Disque ! »

Téthis clapota un peu en hochant une nouvelle fois la tête.

Tandis que les deux hommes se resservaient du vin vert, il leur parla du Périfilet, des gros efforts qu’avait coûtés sa construction, de l’antique et sage royaume de Krull qui l’avait conçu des siècles plus tôt, des sept flottes qui le patrouillaient en permanence pour le maintenir en état et ramener les épaves à Krull, de la façon dont Krull était devenu une terre de loisirs gouvernée par les chercheurs les plus érudits, de leur quête inlassable pour comprendre dans tous ses détails la merveilleuse complexité de l’Univers, de la manière dont les marins égarés dans le Périfilet étaient réduits en esclavage et avaient généralement la langue tranchée. Après quelques exclamations des deux naufragés sur ce dernier point, il s’étendit, d’un ton amical, sur la futilité de recourir à la force, sur l’impossibilité de s’échapper de l’île sinon en bateau vers l’une des trois cent quatre-vingts autres qui s’échelonnaient jusqu’à Krull, ou en sautant par-dessus Bord, et sur les grands avantages de la mutité comparée, par exemple, à la mort.

Suivit une pause. Le grondement nocturne assourdi de la Grande Cataracte ne parvenait qu’à rendre le silence plus pesant.

Puis le fauteuil à bascule se remit à couiner. Téthis semblait avoir grandi de manière alarmante durant son monologue.

« N’y voyez rien de personnel, ajouta-t-il. Moi aussi, je suis un esclave. Si vous tentez de me réduire à l’impuissance, je serai obligé de vous tuer, bien entendu, mais je n’y prendrai aucun plaisir particulier. »

Rincevent regarda les poings miroitants qui reposaient légèrement sur les cuisses du troll. Il les soupçonnait de pouvoir frapper avec toute la force d’un tsunami.

« Je crois que vous n’avez pas bien compris, expliqua Deuxfleurs. Je suis citoyen de l’empire de l’Or. Je suis sûr que Krull ne souhaite pas encourir le déplaisir de l’Empereur.

— Comment le saura-t-il, l’Empereur ? demanda le troll. Vous croyez être le premier citoyen de l’Empire qui atterrit dans le Périfilet ?

— Je ne serai pas esclave ! s’écria Rincevent. Plutôt… plutôt sauter par-dessus Bord ! » Le ton de sa propre voix le surprit.

« Non, vraiment ? » fit le troll. Le fauteuil à bascule revint heurter le mur et un bras bleu attrapa le mage par la taille. La seconde d’après, le troll sortait à grands pas de la cabane, Rincevent négligemment serré dans un poing.

Il ne s’arrêta qu’une fois arrivé à la limite côté Bord de l’île. Rincevent glapit.

« Taisez-vous sinon je vous balance pour de bon par-dessus Bord, ordonna sèchement le troll. Je vous tiens, non ? Regardez. »

Rincevent regarda.

Devant lui s’étendait une nuit douce et noire où les étoiles voilées de brume luisaient tranquillement. Mais ses yeux se tournèrent vers le bas, attirés par une fascination irrésistible.

Il était minuit sur le Disque, le soleil était donc loin, très loin en dessous, il se balançait lentement sous l’immense plastron givré de la Grande A’Tuin. Rincevent tenta une dernière fois de fixer son attention sur le bout de ses chaussures qui dépassaient du bord du rocher, mais l’à-pic l’en arracha.

À gauche et à droite, la mer contournait l’île dans sa route vers la chute gigantesque et formait deux rideaux aquatiques luisants qui se précipitaient vers l’infini. À une centaine de mètres en dessous du mage, le plus gros saumon qu’il avait jamais vu jaillit de l’écume dans un bond furieux, désordonné et finalement sans espoir. Puis il retomba, de plus en plus bas, dans la lumière dorée sous le monde.

Des ombres immenses naissaient de cette lumière comme des piliers supportant le toit de l’Univers. Des centaines de kilomètres en contrebas, le mage distingua une forme, un contour…

Comme ces dessins curieux où le tracé d’un verre ornemental devient soudain les profils de deux visages, la scène qu’il contemplait prit tout à coup une perspective nouvelle et terrifiante. Parce qu’en dessous se découpait la tête d’un éléphant, aussi grande qu’un continent de taille respectable. Une défense prodigieuse se détachait comme une montagne sur le fond de lumière dorée et traînait vers les étoiles une ombre qui allait en s’élargissant. La tête était légèrement penchée, et un œil formidable couleur rubis faisait penser à une supergéante rouge qui aurait réussi à briller en plein midi.

Sous l’éléphant…

Rincevent déglutit et s’efforça de ne pas penser…

Sous l’éléphant il n’y avait que le disque lointain et douloureux du soleil. Et lentement, majestueusement, passa devant lui ce qui, malgré des écailles grandes comme des cités, une surface grêlée de cratères, un aspect rocailleux et lunaire, était indubitablement une nageoire.

« Je lâche ? proposa le troll.

— Gnahn, fit Rincevent en s’arquant en arrière.

— Ça fait cinq ans que je vis ici, près du Bord, et je n’en ai pas eu le courage, tonna Téthis. Vous non plus, j’ai l’impression. » Il recula, ce qui permit à Rincevent de se jeter par terre.

Deuxfleurs s’approcha tranquillement du Bord et regarda en contrebas.

« Fantastique, dit-il. Si seulement j’avais ma boîte à images… Qu’est-ce qu’il y a d’autre là-dessous ? Je veux dire, si on sautait, qu’est-ce qu’on verrait ? »

Téthis s’assit sur un affleurement rocheux. Loin au-dessus du Disque, la lune émergea de derrière un nuage, donnant au troll l’aspect de la glace.

« Mon pays se trouve là-dessous, peut-être, dit-il lentement. Plus loin que vos crétins d’éléphants et cette tortue ridicule. Un vrai monde. Je viens de temps en temps ici et je regarde, mais je ne me décide jamais à sauter le pas… Un vrai monde, avec de vrais gens. J’ai des femmes et des petits, quelque part là-dessous…» Il s’interrompit et se moucha. « On apprend vite de quelle étoffe on est fait, ici, près du Bord.

— Arrêtez de dire ça, s’il vous plaît », gémit Rincevent. Il se retourna et vit Deuxfleurs debout, insouciant, à l’extrême limite du rocher. « Gnahn, fit-il et il essaya de se fondre dans le roc.

— Il y a un autre monde là-dessous ? demanda Deuxfleurs en regardant encore en contrebas. Où ça, exactement ? »

Le troll fit un geste vague du bras. « Quelque part, répondit-il. C’est tout ce que je sais. Un monde assez petit. Plutôt bleu.

— Pourquoi vous êtes ici, alors ? lui lança Deuxfleurs.

— C’est évident, non ? répliqua sèchement le troll. Je suis passé par-dessus bord ! »


* * *

Il leur parla du monde de Bathys, quelque part au milieu des étoiles, où le peuple de la mer avait engendré un certain nombre de civilisations florissantes dans les trois vastes océans qui baignaient son disque. Il avait été viandeur. La caste des viandeurs gagnait dangereusement sa vie sur de grands vaisseaux terrestres à voiles qui s’aventuraient au large dans les terres pour chasser les bancs de cerfs et de buffles, abondants sur les continents livrés aux tempêtes. Son yacht personnel avait été poussé vers des contrées inexplorées par un vent anormalement violent. L’équipage avait pris place à bord du petit chariot à rames du yacht et avait mis le cap sur un lac lointain, mais Téthis, en tant que patron viandeur, avait choisi de rester sur son bâtiment. La tempête avait carrément entraîné le bateau par-dessus le bord rocailleux du monde, en le réduisant au passage en bois d’allumettes.

« D’abord je suis tombé, dit Téthis, mais tomber, ce n’est pas si terrible, vous savez. C’est l’atterrissage qui fait mal, et il n’y avait rien en dessous de moi. Pendant ma chute, j’ai vu le monde s’éloigner en tournant dans l’espace et se perdre parmi les étoiles.

— Et après, qu’est-ce qui s’est passé ? demanda un Deuxfleurs haletant qui jeta un regard vers l’univers embrumé.

— J’ai complètement gelé, répondit simplement Téthis.

Heureusement ma race survit à ce genre d’ennui. Mais de temps en temps je dégelais quand je passais près d’autres mondes. Il y en avait un, celui que j’ai cru entouré d’un curieux anneau montagneux, il me semble, et c’était en réalité le plus gros dragon qu’on puisse imaginer, couvert de neige et de glaciers, avec la queue dans la gueule… Bref, j’en suis passé à quelques lieues, j’ai traversé son ciel comme une comète, en fait, et je suis reparti aussitôt. Ensuite, un moment je me suis réveillé, et j’ai vu votre monde me foncer dessus comme une tarte à la crème jetée par le Créateur et, ma foi, je suis tombé dans la mer, près du Périfilet, à contraxe de Krull. Toutes sortes de créatures sont rejetées contre le Périfilet, et à l’époque on cherchait des esclaves pour tenir les permanences dans les postes extérieurs, alors je me suis retrouvé ici. » Il s’interrompit et fixa intensément Rincevent. « Toutes les nuits je viens regarder en dessous, termina-t-il, et je ne saute jamais. Le courage, ça ne se trouve pas facilement, ici, près du Bord. »

Rincevent se mit à ramper avec résolution vers la cabane. Il poussa un petit cri lorsque le troll le ramassa, non sans ménagement, et le remit sur ses pieds.

« Étonnant, fit Deuxfleurs qui se pencha davantage au-dessus du vide. Il y a des tas d’autres mondes par là-bas ?

— Un grand nombre, j’imagine, répondit le troll.

— On devrait pouvoir mettre au point une espèce de… je ne sais pas, moi, une espèce de machin qui protégerait du froid, reprit le petit homme, songeur. Une espèce de bateau qu’on piloterait par-dessus le Bord et qu’on dirigerait aussi vers des mondes lointains. Je me demande…

— Oublie ça tout de suite ! gémit Rincevent. Arrête de parler de choses pareilles, tu m’entends ?

— Ils en parlent tous, à Krull. dit Téthis. » Ceux qui ont une langue, évidemment », ajouta-t-il.


* * *

« Tu es réveillé ? »

Deuxfleurs continua de ronfler. Rincevent lui flanqua un méchant coup de poing dans les côtes.

« J’ai dit : tu es réveillé ? gronda-t-il.

— Scrdfngh…

— Faut qu’on parte d’ici avant l’arrivée de cette flotte de ramassage ! »

La lumière eau-de-vaisselle de l’aube filtrait par l’unique fenêtre de la cabane, éclaboussait les tas de caisses et de paquets récupérés répandus à l’intérieur. Deuxfleurs grogna encore et voulut s’enfouir dans la pile de fourrures et de couvertures que Téthis leur avait données.

« Écoute, il y a toutes sortes d’armes et de machins ici, reprit Rincevent. Il est parti je ne sais où. Quand il va revenir, on va lui sauter dessus et… et… ben, on trouvera quelque chose. Qu’est-ce que tu en dis ?

— Ça ne me paraît pas une bonne idée, répondit Deuxfleurs. N’importe comment, c’est plutôt incorrect, non ?

— Pas de bol, répliqua sèchement Rincevent. On vit dans un univers impitoyable. »

Il fourragea dans les tas le long des murs et choisit un lourd cimeterre à lame ondulée qui avait sans doute fait la joie et la fierté d’un pirate. Une arme qui donnait l’impression de valoir autant par son poids que par son tranchant pour infliger des dégâts. Il le brandit maladroitement.

« Est-ce qu’il laisserait traîner une chose pareille si ça pouvait lui faire du mal ? » se demanda tout haut Deuxfleurs.

Rincevent l’ignora et prit position à côté de la porte. Lorsqu’elle s’ouvrit, une dizaine de minutes plus tard, il n’hésita pas et porta un coup de taille au niveau présumé de la tête du troll. La lame siffla dans le vide sans causer le moindre mal et se planta dans le chambranle ; le mage en perdit l’équilibre et s’étala par terre.

Il entendit un soupir au-dessus de lui. Il leva les yeux vers Téthis qui secouait tristement la tête.

« Ça ne m’aurait rien fait, dit le troll, mais je suis quand même blessé. Profondément blessé. » Il tendit le bras par-dessus le mage et arracha d’une secousse le cimeterre du chambranle de bois. Sans effort apparent, il tordit la lame en rond et l’envoya tournoyer par-delà les rochers ; elle heurta un caillou et rebondit, sans cesser de tourbillonner, en un arc de cercle argenté qui se termina dans les brumes en formation sur la Grande Cataracte.

« Très profondément blessé », conclut-il. Il baissa la main vers la porte et lança un sac vers Deuxfleurs.

« C’est la carcasse d’un cerf comme vous les aimez, vous autres les humains, plus quelques homards et un saumon. De la part du Périfilet », dit-il négligemment.

Il fixa le touriste, puis rabaissa les yeux sur Rincevent.

« Qu’est-ce que vous regardez comme ça ? demanda-t-il.

— C’est que… fit Deuxfleurs.

— … par rapport à hier soir… continua Rincevent.

— … vous êtes si petit, termina Deuxfleurs.

— Je vois, articula soigneusement le troll. Des réflexions désobligeantes, maintenant. » Il se redressa de toute sa taille, pour l’heure d’un mètre vingt. « Je suis peut-être fait d’eau, mais pas de bois pour autant, vous savez.

— Excusez-moi, dit Deuxfleurs en se dépêchant de s’extraire de ses fourrures.

— Vous, vous êtes faits de boue, reprit le troll, mais vous n’y pouvez rien, alors est-ce que je me suis permis des commentaires, moi ? Oh, non. Nous sommes tels que nous a faits le Créateur, voilà ce que je dis. Mais si vous tenez vraiment à le savoir, votre lune est nettement plus puissante que celles qui tournent autour de mon monde.

— La lune ? fit Deuxfleurs. Je ne compr…

— Puisqu’il faut vous mettre les points sur les i, le coupa le troll avec irritation, je souffre de flux de poitrine chroniques. »

Une cloche retentit dans les ténèbres de la cabane. Téthis se déplaça sur le plancher grinçant jusqu’au système compliqué de leviers, de cordes et de clochettes installé sur le câble supérieur du Périfilet, là où il traversait la cabane.

La cloche retentit encore, puis se mit à sonner selon un étrange rythme saccadé plusieurs minutes durant. Le troll gardait l’oreille collée tout contre.

Lorsqu’elle se tut, il se retourna lentement et regarda les deux naufragés, le front barré d’un pli soucieux.

« Vous êtes plus importants que je ne pensais, dit-il. Vous n’allez pas attendre la flotte de ramassage. Un voltigeur va passer vous prendre. C’est ce qu’ils disent à Krull. » Il haussa les épaules. « Et je n’ai même pas encore envoyé de message pour signaler que vous étiez là. Quelqu’un a encore bu du vin de noix de vul. »

Il décrocha un gros maillet suspendu à un poteau près de la cloche et s’en servit pour transmettre un bref carillon.

« Ça va remonter de segmentier en segmentier jusqu’à Krull, dit-il. Formidable, non ? »


* * *

Elle arriva par la mer à toute vitesse ; elle flottait à hauteur d’homme au-dessus de l’eau mais laissait quand même un sillage d’écume là où la puissance inconnue qui la maintenait en l’air entrait en contact avec les vagues. Rincevent, lui, la connaissait, cette puissance. S’il était, de son propre aveu, lâche, incompétent et même pas intéressant en tant que raté, il restait cependant plus ou moins mage, il avait en tête l’un des Huit Grands Sortilèges, la Mort en personne viendrait le réclamer à l’heure du trépas, et il savait identifier de la magie de pointe quand il en voyait.

La lentille qui filait au ras de l’eau vers l’île faisait peut-être six mètres de diamètre et était entièrement transparente. Sur son pourtour se tenaient assis un grand nombre d’hommes en robe noire, chacun solidement attaché au disque par un harnais de cuir, chacun les yeux braqués sur les vagues, l’air d’endurer une telle torture, un tel martyre, qu’on aurait dit l’engin transparent couronné de gargouilles.

Rincevent poussa un soupir de soulagement. Une réaction tellement inhabituelle que Deuxfleurs détourna le regard du disque en approche pour le poser sur lui.

« On est importants, pas d’erreur, expliqua Rincevent. Ils ne gaspilleraient pas toute cette magie pour deux futurs esclaves. » Il sourit.

« C’est quoi ? voulut savoir Deuxfleurs.

— Ben, l’engin lui-même a dû être crée par le Merveilleux Concentrateur de Fresnel, répondit Rincevent avec autorité. Ça demande beaucoup d’ingrédients rares et instables, comme du souffle de démon et j’en passe, et il faut au moins une semaine à huit mages de quatrième niveau pour le visualiser. Ensuite il y a les mages qui sont dessus, qui doivent tous être des hydrophobes chevronnés…

— Tu veux dire qu’ils détestent l’eau ?

— Non, ça ne marcherait pas. La haine, c’est une force d’attraction, tout comme l’amour. Ils l’ont vraiment en horreur, l’idée même de l’eau les révolte. Un très bon hydrophobe doit subir un entraînement à l’eau déshydratée dès sa naissance. Je veux dire, ça coûte une fortune rien qu’en magie. Mais ils font de grands mages climatiques. Les nuages de pluie n’insistent pas et vont voir ailleurs.

— Ç’a l’air horrible, dit le troll marin derrière eux.

— Et ils meurent tous jeunes, continua Rincevent en l’ignorant. Ils ne peuvent pas se supporter.

— Parfois je me dis qu’on aurait beau parcourir le Disque toute sa vie, on ne verrait pas tout ce qu’il y a à voir, fit Deuxfleurs. Et voilà qu’il existe apparemment encore des tas d’autres mondes. Quand je pense que je pourrais mourir sans voir le centième de tout ça, ça me rend…» Il marqua un temps, puis ajouta : «… ben, humble, j’imagine. Et ça me met très en colère, évidemment. »

Le voltigeur s’arrêta à quelques brasses de l’île, côté Moyeu, en soulevant un rideau d’embruns. Suspendu en l’air, il tournait lentement sur lui-même. Une silhouette encapuchonnée, debout près du pilier trapu au centre exact de la lentille, leur fit signe d’approcher.

« Vaudrait mieux y aller, quitte à vous mouiller les pieds, dit le troll. Ça ne vaut rien de les faire attendre. Ravi de vous avoir connus. » Il leur donna à tous deux une poignée de main humide. Comme il les accompagnait un bout de chemin dans l’eau, les deux abhorreurs les plus proches eurent un mouvement de recul, une expression d’extrême dégoût sur la figure.

La silhouette encapuchonnée baissa une main et libéra une échelle de corde. Dans l’autre elle tenait une baguette argentée qui avait l’allure indiscutable d’un objet conçu pour tuer. La première impression de Rincevent se trouva renforcée lorsque la silhouette brandit la baguette et l’agita négligemment en direction du rivage. Une portion de rocher disparut pour ne laisser qu’une fine vapeur grise de néant.

« Pour vous prouver que je n’ai pas peur de m’en servir, dit la silhouette.

— Que vous n’avez pas peur ? » fit Rincevent. Le capuchon lâcha un grognement.

« Nous savons tout de toi, Rincevent le magicien. Tu es un homme de grande ruse et de grands artifices. Tu ris au nez de la Mort. Tes prétendus airs de lâcheté ne m’abusent pas. »

Ils abusaient Rincevent. « Je… commença-t-il avant de pâlir lorsque la baguette à néant se tourna vers lui. Je vois que vous savez tout de moi », termina-t-il d’une voix faible, et il s’assit lourdement sur la surface glissante. Sur les instructions du commandant au capuchon, Deuxfleurs et lui s’attachèrent par des sangles à des anneaux fixés dans le disque transparent.

« Si tu fais seulement mine de jeter un sort, menacèrent les ténèbres sous le capuchon, tu mourras. Troisième quadrant, réconciliation, neuvième quadrant, redoublement, en avant toute ! »

Une muraille d’eau s’éleva d’un coup derrière Rincevent et le disque trembla d’une secousse soudaine. L’horrible présence du troll marin avait sans doute merveilleusement amplifié la concentration des hydrophobes, car l’engin décolla alors selon un angle abrupt et ne reprit un vol horizontal qu’une fois une douzaine de brasses au-dessus des vagues. Rincevent jeta un coup d’œil en bas à travers la surface transparente et le regretta aussitôt.

« Et voilà, c’est reparti », dit joyeusement Deuxfleurs. Il se retourna et agita la main à l’adresse du troll, désormais un tout petit point au bord du monde.

Rincevent lui lança un regard noir. « Rien ne t’inquiète donc jamais, toi ? demanda-t-il.

— On est toujours en vie, non ? répliqua Deuxfleurs. Et tu as toi-même dit qu’ils ne se donneraient pas tout ce mal pour deux esclaves. À mon avis, Téthis exagérait. À mon avis, il y a méprise. À mon avis, ils vont nous renvoyer chez nous. Une fois qu’on aura visité Krull, évidemment. Et je dois avouer que tout ça m’a l’air passionnant.

— Oh, oui, fit Rincevent d’une voix caverneuse. Passionnant. » Il se disait : J’ai connu la passion, et j’ai connu l’ennui. J’ai préféré l’ennui.

Si l’un ou l’autre avait baissé la tête à cet instant, il aurait remarqué une curieuse vague en forme de V qui filait dans l’eau loin en dessous, la pointe dirigée tout droit sur l’île de Téthis. Mais aucun des deux ne regardait. Les vingt-quatre magiciens hydrophobes, si, mais il ne s’agissait pour eux que d’une abomination de plus, guère différente de l’horreur liquide qui entourait le phénomène. Ils avaient sûrement raison.


* * *

Quelque temps avant ces événements, le bateau pirate en flammes s’était enfoncé en chuintant sous les vagues pour entamer sa longue et lente glissade vers la vase loin au fond. Plus loin qu’à l’ordinaire car directement en dessous de la quille endommagée s’ouvrait la fosse de Gorunna – une faille dans la surface du Disque, si noire, si profonde et si notoirement maléfique que même les krakens ne s’y risquaient qu’avec crainte, et par deux. Dans des failles moins notoirement maléfiques, les poissons se déplaçaient nantis de lampes naturelles sur la tête et dans l’ensemble s’en sortaient plutôt bien. Dans Gorunna, ils évitaient de les allumer et, pour autant qu’en soient capables des êtres dépourvus de pattes, ils se déplaçaient sur la pointe des pieds ; ils avaient aussi tendance à se cogner dans des choses. Des choses horribles.

Autour du bateau, l’eau vira du vert au mauve, du mauve au noir, du noir à une obscurité si complète que le noir en paraissait gris à côté. La plupart des membrures avaient déjà été réduites à l’état d’échardes par l’extrême pression.

Il descendit en spirale devant des bosquets de polypes cauchemardesques et des forêts d’algues à la dérive qui luisaient de couleurs blêmes et maladives. Des choses le frôlèrent brièvement de leurs tentacules mous et froids dans leur course vers le silence glacé.

Autre chose monta des ténèbres et l’engloutit d’une seule bouchée.

Plus tard, les insulaires d’un petit atoll vers le Bord furent stupéfaits de trouver, rejeté dans leur lagon, le cadavre ballotté par les vagues d’un monstre marin hideux, tout en becs, yeux et tentacules. Sa taille les stupéfia davantage encore, vu qu’il était plus grand que leur village. Mais leur surprise n’était rien auprès de l’immense expression affligée du monstre crevé, qu’on aurait dit piétiné à mort.

Un peu plus loin vers le Bord, deux petits bateaux qui péchaient au chalut les féroces huîtres sauvages abondantes dans ces eaux, prirent quelque chose qui traîna les deux bâtiments sur plusieurs kilomètres avant qu’un des capitaines ait la présence d’esprit de couper les filins.

Mais là encore son étonnement ne fut rien auprès de celui des insulaires sur le dernier atoll de l’archipel. La nuit suivante, ils furent réveillés par un fracas effroyable de bois brisé venu de leur jungle miniature ; lorsqu’au matin quelques âmes mieux trempées allèrent enquêter sur place, elles découvrirent des arbres anéantis sur une large bande de terre qui démarrait sur la rive côté Moyeu de l’atoll et traçait en direction du Bord une piste de destruction totale jonchée de lianes déchiquetées, de buissons écrasés et de quelques huîtres ahuries et furieuses.


* * *

Ils se déplaçaient maintenant à une altitude suffisante pour voir s’éloigner la vaste courbure du Bord, enveloppée dans les nuages floconneux qui, par bonheur, masquaient la plupart du temps la Grande Cataracte. De là-haut, la mer, d’un bleu profond que tachetait l’ombre des nuages, avait presque l’air engageante. Rincevent frissonna.

« Excusez-moi », dit-il. La silhouette encapuchonnée s’arracha à la contemplation des brumes lointaines et brandit sa baguette d’un geste menaçant.

« Je ne tiens pas à m’en servir, fit-elle.

— Ah, non ? répliqua Rincevent.

— C’est quoi, d’ailleurs ? demanda Deuxfleurs.

— La Baguette de Négativité Absolue d’Ajandurah, répondit Rincevent. Et j’aimerais bien que vous arrêtiez de l’agiter à tout bout de champ. Ça pourrait partir tout seul, ajouta-t-il en désignant du menton la pointe brillante. Je veux dire, c’est très flatteur, toute cette magie que vous étalez pour nous, mais ce n’est pas la peine de vous donner tant de mal. Et…

— La ferme. » La silhouette leva la main et repoussa son capuchon, révélant une jeune femme au teint très inhabituel. Elle avait la peau noire. Rien à voir avec le brun sombre d’Urabewe, ni avec le bleu-noir poli de Klatch où sévissent les moussons ; elle était du noir extrême de la minuit au fond d’une caverne. Ses cheveux et ses sourcils avaient la couleur du clair de lune. Ses lèvres luisaient du même éclat pâle. Elle devait avoir une quinzaine d’années, et très peur.

Rincevent ne put s’empêcher de remarquer que la main qui tenait la baguette tremblait ; difficile en effet de ne pas voir un distributeur de mort subite qu’on vous agite d’un bras hésitant à moins d’un mètre cinquante du nez. L’idée lui vint – très lentement parce qu’il s’agissait d’une sensation toute nouvelle – qu’au moins une personne dans le monde avait peur de lui. L’inverse était si fréquent qu’il avait fini par croire à une loi naturelle.

« C’est quoi, votre nom ? » demanda-t-il d’une voix aussi rassurante que possible. Elle avait peut-être peur, mais c’était elle qui tenait la baguette. Si j’avais une baguette pareille, songea-t-il, moi, je n’aurais peur de rien. Alors, grands dieux, de quoi elle me croit capable ?

« Mon nom est sans importance, répondit-elle.

— Un joli nom. Vous nous emmenez où, et pourquoi ? Je ne vois pas ce qu’il y a de mal à nous le dire.

— On vous emmène à Krull, dit la jeune fille. Et ne te moque pas de moi, l’Axlandais. Sinon je me sers de la baguette. Je dois te ramener vivant, mais personne ne m’a spécifié de te ramener en un seul morceau. Je m’appelle Marchesa, et je suis mage de cinquième niveau. Tu comprends ?

— Ben, si vous savez tout de moi, vous savez aussi que je ne suis même pas arrivé au stade de néophyte, répondit Rincevent. Je ne suis même pas mage, en réalité. » Il surprit l’expression étonnée de Deuxfleurs et se hâta d’ajouter : « Enfin, mage quand même, si on veut.

— Tu ne peux pas faire de magie parce qu’un des Huit Grands Sortilèges s’est logé de façon indélébile dans ton cerveau, dit Marchesa en rectifiant gracieusement son équilibre tandis que la grande lentille décrivait une large courbe au-dessus de la mer. C’est pour ça qu’on t’a mis à la porte de l’Université de l’Invisible. Nous sommes au courant.

— Mais tout à l’heure vous avez dit que c’était un magicien de grande ruse et de grands artifices, protesta Deuxfleurs.

— Oui. parce que pour survivre à autant d’épreuves – la plupart du temps à cause de sa tendance à se prendre pour un mage –, eh bien, il faut être une espèce de magicien. Je te préviens, Rincevent. Fais seulement mine de vouloir prononcer le Grand Sortilège, et je te tue sans hésiter. » Nerveuse, elle lui jeta un regard mauvais.

« D’après moi, le mieux, vous savez, ce serait de nous déposer quelque part, dit Rincevent. Enfin, merci de nous avoir sauvés et tout, alors si vous pouviez nous laisser reprendre notre vie, je suis sûr qu’on serait tous…

— J’espère que vous ne comptez pas nous réduire en esclavage », lança Deuxfleurs.

Marchesa eut l’air sincèrement scandalisée. « Certainement pas ! Qu’est-ce qui a bien pu vous donner une idée pareille ? Vous mènerez à Krull une existence fastueuse, riche et confortable…

— Oh, parfait, dit Rincevent.

— … mais pas très longue. »


* * *

Krull se révéla une grande île, plutôt montagneuse et fortement boisée, parsemée de jolis bâtiments blancs visibles çà et là parmi les arbres. Le terrain montait graduellement vers le Bord, si bien que le point culminant de Krull le surplombait légèrement. Les Krulliens y avaient bâti leur ville principale, elle aussi baptisée Krull, et comme la majeure partie de leurs matériaux provenaient du Périfilet, les maisons avaient des allures résolument nautiques.

Pour parler franc, on avait habilement assemblé et converti des bateaux entiers en habitations. Trirèmes, dhaws et caravelles émergeaient sous des angles bizarres de tout ce chaos de bois. Des figures de proue enluminées et des têtes de dragons axlandaises rappelaient aux citoyens de Krull que leur bonne fortune venait de la mer ; des goélettes et des caraques donnaient une forme particulière aux plus grandes constructions. Ainsi la ville s’étageait-elle entre l’océan bleu-vert du Disque et la mer cotonneuse des nuages du Bord, tandis que les huit couleurs de l’Arc-en-Bord se reflétaient sur chaque fenêtre et sur les nombreuses lunettes télescopiques de la foule des astronomes locaux.

« C’est tout bonnement affreux », laissa tomber Rincevent, lugubre.

La lentille approchait à présent en suivant la lisière même de la Grande Cataracte. L’île non seulement s’élevait à proximité du Bord, elle s’étrécissait aussi, si bien que l’engin put continuer de survoler la mer jusqu’au voisinage immédiat de la cité. Le parapet qui bordait la falaise côté Bord était parsemé de portiques en saillie au-dessus du néant. La lentille plana en douceur vers l’un d’eux et accosta aussi facilement qu’un navire se mettant à quai. Quatre gardes attendaient ; ils arboraient les mêmes cheveux de lune et les mêmes visages de nuit que Marchesa. Ils n’avaient pas l’air armés, mais lorsque Deuxfleurs et Rincevent débarquèrent en trébuchant, tous deux furent empoignés par les bras et maintenus avec assez de fermeté pour leur ôter aussitôt toute envie de s’échapper.

Marchesa resta en arrière avec les mages hydrophobes qui regardèrent les gardes conduire d’un pas vif les prisonniers le long d’une ruelle serpentant entre les maisons-bateaux. Bientôt la ruelle se mit à descendre pour pénétrer dans ce qui s’avéra une espèce de palais taillé à même le roc de la falaise. Rincevent eut vaguement conscience de tunnels brillamment éclairés et de cours à ciel ouvert. Quelques vieillards aux robes couvertes de mystérieux symboles occultes s’écartèrent et suivirent des yeux les six hommes. À plusieurs reprises, Rincevent remarqua des hydrophobes – leur incorrigible expression de dégoût devant leurs propres fluides corporels ne laissait aucun doute – et çà et là marchaient péniblement des hommes qui ne pouvaient être que des esclaves. Il n’eut guère le loisir de s’y attarder : une porte s’ouvrit devant eux et on les poussa, doucement mais fermement, dans une salle. Puis la porte claqua dans leur dos.

Rincevent et Deuxfleurs reprirent leur équilibre et firent des yeux le tour des lieux où ils se trouvaient désormais.

« Mince, fit piètrement Deuxfleurs au bout d’un moment pendant lequel il avait vainement cherché un meilleur mot.

— C’est une cellule de prison ? se demanda tout haut Rincevent.

— Tout cet or, ces soieries et ces machins, ajouta Deuxfleurs. Je n’ai jamais rien vu de pareil ! »

Au centre de la salle richement décorée, sur un tapis si épais et moelleux que Rincevent le foula d’un pied prudent, de crainte qu’il ne s’agisse d’une espèce d’animal velu amateur de plancher, se dressait une longue table luisante chargée de mets. La plupart étaient à base de poisson ; s’y ajoutait le homard le plus gros et le plus ornementé qu’ait jamais vu le mage, en plus d’une quantité de jattes et de plats débordant d’étranges préparations parfaitement inconnues. Il avança la main avec précaution et saisit une sorte de fruit mauve recouvert d’une croûte de cristaux verts.

« Oursin candi, le renseigna une voix cassée et chaleureuse dans son dos. Un mets très délicat. »

Rincevent le lâcha aussitôt et se retourna. Un vieillard était sorti de derrière les lourds rideaux. Grand, maigre, il avait l’air presque affable auprès de certaines binettes que le mage avait croisées ces derniers temps.

« La purée de concombre de mer, c’est très bon aussi, dit l’homme sur le ton de la conversation. Ces petits bouts verts, là, ce sont des bébés étoiles de mer.

— Merci du renseignement, fit Rincevent d’une voix faible.

— En fait, c’est plutôt bon, intervint Deuxfleurs, la bouche pleine. Je croyais que tu aimais ça, les fruits de mer ?

— Oui, moi aussi je le croyais, répondit Rincevent. C’est quoi, ce vin ? Des yeux de pieuvre pressés ?

— Du raisin de mer, dit le vieillard.

— Parfait, lâcha Rincevent qui en avala tout un verre. Pas mauvais. Un peu salé, peut-être.

— Le raisin de mer, c’est un genre de petite méduse, expliqua l’étranger. Mais il serait temps que je me présente, je crois. Pourquoi le visage de votre ami a-t-il pris cette couleur bizarre ?

— Le choc culturel, j’imagine, répondit Deuxfleurs. Comment avez-vous dit que vous vous appeliez ?

— Je n’ai rien dit. Je m’appelle Garhartra. Je suis le maître hôtelier, voyez-vous. J’ai l’agréable tâche de veiller à ce que votre séjour chez nous soit aussi plaisant que possible. » Il s’inclina. « Si vous désirez quoi que ce soit, il vous suffit de demander. »

Deuxfleurs s’assit sur une chaise en nacre ouvragée, un verre de vin huileux dans une main et un calmar candi dans l’autre. Il fronça les sourcils.

« Je crois qu’un détail a dû m’échapper en cours de route, fit-il. D’abord, on nous a dit qu’on allait nous réduire en esclavage…

— Un ignoble cancan ! le coupa Garhartra.

— C’est quoi, un cancan ? demanda Deuxfleurs.

— Une espèce de danse, je crois, dit Rincevent depuis l’autre bout de la longue table. Et ces biscuits, ils sont faits avec quelque chose de vraiment dégoûtant, d’après toi ?

— … ensuite on nous a secourus à grand renfort de magie…

— C’est de l’algue pressée, répondit sèchement l’hôtelier.

— … mais après, on nous menace, toujours à grand renfort de magie…

— Oui, il me semblait bien que ça ressemblait à de l’algue, convint Rincevent. Ç’a bien le goût qu’aurait de l’algue si on était assez masochiste pour en manger.

— … et puis des gardes nous emmènent sans ménagement et nous jettent ici…

— Vous poussent gentiment, rectifia Garhartra.

— … dans ce salon incroyablement somptueux, où nous tombons sur toutes ces victuailles et sur un homme qui prétend consacrer sa vie à nous rendre heureux, conclut Deuxfleurs. Tout ça manque un peu de cohérence, c’est là que je veux en venir.

— Ouais, fit Rincevent. Est-ce que vous allez recommencer à vous montrer désagréables ? Est-ce que c’est juste un répit pour la pause-repas ? Voilà ce qu’il veut dire. »

Garhartra leva les mains dans un geste rassurant.

« Je vous en prie, je vous en prie, protesta-t-il. Il était indispensable de vous faire venir au plus vite. Nous n’avons aucunement l’intention de vous réduire en esclavage. De grâce, soyez rassurés sur ce point.

— Alors, c’est parfait, dit Rincevent.

— Oui, en fait, vous serez sacrifiés, poursuivit placidement Garhartra.

Sacrifiés ? Vous allez nous tuer ? s’écria le mage.

— Vous tuer ? Oui, bien entendu. Certainement ! Ce ne serait pas vraiment un sacrifice, sinon, hein ? Mais ne vous faites pas de souci, ce sera relativement indolore.

— Relativement ? Relativement à quoi ? » Rincevent saisit une grande bouteille verte, pleine de vin de méduse-raisin de mer, et il la jeta de toutes ses forces sur l’hôtelier qui leva brusquement la main comme pour se protéger.

Un crépitement de flamme octarine jaillit de ses doigts, et l’air prit soudain la texture épaisse et graisseuse révélatrice d’une puissante décharge magique. La bouteille ralentit son vol, s’arrêta dans le vide et pivota lentement.

Au même moment, une force invisible souleva Rincevent, le précipita à l’autre bout de la pièce et le cloua peu élégamment, le souffle coupé, à mi-hauteur du mur. Il resta collé ainsi, bouche bée de rage et de stupeur.

Garhartra baissa la main et l’essuya lentement sur sa robe.

« Ça ne m’amuse pas de faire ça, vous savez, dit-il.

— J’ai bien vu, marmonna Rincevent.

— Mais en l’honneur de quoi voulez-vous nous sacrifier ? demanda Deuxfleurs. Vous nous connaissez à peine !

— Justement, non ? Ce n’est pas très correct de sacrifier un ami. D’ailleurs, vous avez été… euh… désignés. Je ne connais pas bien le dieu en question, mais il a été très clair sur ce point. Écoutez, il faut que je me sauve maintenant. Tant de choses à organiser, vous savez ce que c’est. » L’hôtelier ouvrit la porte, sortit puis repassa la tête par l’encadrement. « Je vous en prie, mettez-vous à l’aise et ne vous inquiétez de rien.

— Mais vous ne nous avez quasiment rien expliqué ! gémit Deuxfleurs.

— Ça n’en vaut pas vraiment la peine, vous ne croyez pas ? Vu qu’on vous sacrifie demain matin, inutile de vous embêter avec des détails. Passez une bonne nuit. Enfin, relativement bonne. »

Il referma la porte. Une brève lueur octarine fulgura tout autour, laissant supposer qu’on venait de la sceller au-delà des compétences de n’importe quel serrurier digne de ce nom.


* * *

Gling, clang, bang, tintinnabulèrent les clochettes du Périfilet par-dessus le grondement de la Grande Cataracte dans la nuit baignée du clair de lune.

Terton, segmentier du quarante-cinquième segment, n’avait pas entendu pareil vacarme depuis la nuit où un kraken géant avait échoué dans le filet, cinq ans plus tôt. Il se pencha hors de sa hutte bâtie sur des pilotis de bois plantés dans le fond de la mer, faute d’îlot approprié dans le secteur, et fouilla les ténèbres des yeux. Une ou deux fois, il crut voir bouger au loin. En principe, il aurait dû aller à la rame s’informer sur la cause d’un tel boucan. Mais ici, dans l’obscurité moite, l’idée ne lui semblait pas franchement géniale, aussi claqua-t-il la porte, enveloppa-t-il de toile de sac les clochettes qui sonnaient à tout va et s’efforça-t-il de se rendormir.

Sans succès, parce que même le filin supérieur du filet vibrait maintenant, comme si quelque chose de gros et de lourd rebondissait dessus. Après avoir contemplé le plafond quelques minutes et déployé des efforts insensés pour ne pas imaginer de longs tentacules épais et des yeux comme des étangs, Terton souffla sa lanterne et entrebâilla la porte.

Quelque chose s’approchait bel et bien le long du filet, par bonds géants de plusieurs mètres chacun. La chose lui apparut et, l’espace d’un instant, Terton vit une forme rectangulaire montée sur une multitude de pattes, hérissée d’algues et – bien que dépourvue de visage sur lequel Terton aurait pu lire pareil sentiment – terriblement en colère.

La hutte fut mise en pièces lorsque le monstre la traversa au pas de charge, mais Terton survécut en se cramponnant au Périfilet ; quelques semaines plus tard, il allait se faire ramasser par une flotte de récupération de retour de mission, puis s’échapper de Krull à bord d’une lentille volée (il était devenu hydrophobe à un degré étonnant) et après maintes aventures finir par gagner le Grand Nef, une région du Disque si aride qu’elle enregistrait des hauteurs de précipitations négatives, mais qu’il trouverait pourtant encore trop humide à son goût.


* * *

« Tu as essayé la porte ?

— Oui, répondit Deuxfleurs. Et elle est toujours aussi verrouillée que la dernière fois que tu l’as demandé. Il reste la fenêtre, remarque.

— L’évasion assurée, marmonna Rincevent depuis sa position à mi-hauteur du mur. Tu as dit qu’elle donne au-dessus du Rebord. Un seul pas, hein, et on plonge dans l’espace ; on risque alors de finir congelés, à moins qu’on percute un autre monde à une vitesse incroyable, ou qu’on s’abîme dans le cœur en fusion d’un soleil.

— Faut voir. Tu veux un biscuit d’algues ?

— Non !

— Quand est-ce que tu redescends ? »

Rincevent lâcha un grognement. D’embarras, entre autres raisons. Garhartra lui avait jeté le sortilège Renversement Gravitationnel Individuel d’Avatarr, peu utilisé et difficile à maîtriser, lequel avait pour effet, avant sa complète dissipation, de convaincre le corps de Rincevent que le « bas » se trouvait à quatre-vingt-dix degrés de la direction communément reconnue comme telle par la majorité des habitants du Disque. Autrement dit, il se tenait debout sur le mur, à sa perpendiculaire.

Pendant ce temps la bouteille flottait toute seule en l’air à quelques pas de là. Dans son cas, le temps avait… disons, pas vraiment été arrêté, mais ralenti de plusieurs ordres de magnitude, et sa trajectoire avait pour l’instant couvert cinq centimètres en plusieurs heures, selon les estimations de Deuxfleurs et Rincevent. Son verre luisait au clair de lune. Rincevent soupira et tâcha de se trouver une position confortable sur le mur.

« Mais tu ne t’inquiètes donc jamais, toi ? demanda-t-il avec humeur. On est là, on va se faire sacrifier à je ne sais quel dieu demain matin, et toi, tu manges des amuse-gueule aux berniques.

— On va sûrement trouver quelque chose, fit Deuxfleurs.

— Enfin, ce n’est pas comme si on savait pourquoi on va se faire tuer », continua le mage.

Ça te plairait de savoir, hein ?

« C’est toi qui as dit ça ? demanda Rincevent.

— Dit quoi ? »

Tu entends des voix, répondit-on dans la tête du mage.

Il s’assit tout droit à l’horizontale. « Vous êtes qui ? » demanda-t-il.

Deuxfleurs lui lança un regard inquiet.

« Je suis Deuxfleurs, lit le touriste. Tu t’en souviens sûrement ? »

Rincevent se prit la tête à deux mains.

« Ç’a fini par arriver, gémit-il. J’ai le cerveau qui se vide. »

Tant mieux, fit la voix. Ça commence à être surpeuplé là-dedans.

Le sortilège qui clouait Rincevent au mur se dissipa avec un petit plop. Le mage tomba en avant et atterrit en tas.

Attention… tu as failli m’écraser.

Rincevent se releva péniblement sur les coudes et plongea la main dans la poche de sa robe. Lorsqu’il la retira, la grenouille verte était assise dans sa paume, les yeux étrangement lumineux dans la pénombre.

« Toi ? » fit Rincevent.

Pose-moi par terre et recule. La grenouille cligna des yeux.

Le mage s’exécuta et entraîna un Deuxfleurs ahuri à l’écart.

Le salon s’assombrit. Un rugissement de vent se fit entendre.

Des serpentins de brume verte, mauve et octarine surgirent de nulle part et se mirent à vriller rapidement vers l’amphibien accroupi en libérant de petits éclairs dans leur rotation. La grenouille se perdit bientôt dans une brume dorée qui s’étira en hauteur et baigna la salle d’une lumière jaune et chaude. Au milieu tremblotait une forme plus sombre, indistincte, qui changeait sous leurs yeux. En même temps que retentissait la plainte stridente, à vous pétrifier le cerveau, d’un gigantesque champ magique…

Aussi brusquement qu’elle était apparue, la tornade magique s’évanouit. Et là, à la place où s’était tenue la grenouille, il y avait une grenouille.

« Fantastique », fit Rincevent.

La grenouille lui lança un regard réprobateur.

« Vraiment incroyable, poursuivit le mage avec aigreur. Une grenouille transformée par magie en grenouille. Fabuleux.

— Retournez-vous », fit une voix dans le dos du mage et du touriste. Une voix douce, féminine, presque une invite, avec laquelle on aurait bien pris quelques verres, mais qui venait d’un angle de la pièce où il n’aurait pas dû y avoir de voix du tout. Ils réussirent à se retourner sans vraiment bouger, comme deux statues pivotant sur leur socle.

Une femme se tenait debout dans les premières lueurs de l’aube. Elle paraissait… elle était… elle avait… pour tout dire, elle…

Plus tard, Rincevent et Deuxfleurs eurent du mal à s’accorder sur le moindre détail à son sujet, sinon qu’ils l’avaient trouvée belle (quelles particularités physiques la rendaient précisément belle, ils furent incapables de le dire) et qu’elle avait les yeux verts. Non pas de ce vert pâle des yeux ordinaires, à vrai dire… plutôt du vert des émeraudes fraîches, et aussi chatoyants qu’une libellule. Or, l’une des rares connaissances de nature authentiquement magique que détenait Rincevent, c’est qu’aucune divinité, aussi contrariante et versatile soit-elle par ailleurs, ne peut changer la couleur ni la nature de ses yeux…

« L…» commença-t-il. Elle leva la main.

« Tu sais que si tu prononces mon nom, il me faudra partir, souffla-t-elle. Tu t’en souviens sûrement ? je suis la seule déesse qui vient uniquement quand on ne l’invoque pas.

— Euh… oui, je pense, croassa le mage en évitant de la regarder dans les yeux. C’est vous qu’on appelle la Dame ?

— Oui.

— Vous êtes une déesse, alors ? fit Deuxfleurs, tout excité. J’ai toujours rêvé d’en voir une. »

Rincevent se raidit, dans l’attente d’une explosion de rage. Mais la Dame se contenta de sourire.

« Ton ami le mage devrait nous présenter », dit-elle.

Rincevent toussa. « Euh… ouais, fit-il. Voici Deuxfleurs, ma Dame, c’est un touriste…

— … que j’ai assisté en certaines occasions…

— … et, Deuxfleurs, voici la Dame. La Dame tout court, d’accord ? Rien d’autre. Ne t’avise pas de lui donner un autre nom, vu ? » poursuivit-il désespérément, tandis que ses yeux lançaient des regards éloquents qui échappèrent complètement au petit homme.

Rincevent frissonna. Il n’était pas athée, bien entendu ; sur le Disque, les dieux ne rigolaient pas avec les athées. Les rares ibis où il lui restait un peu de monnaie, il ne manquait jamais de glisser quelques petites pièces dans le tronc d’un temple, n’importe où, partant du principe qu’on a toujours besoin de tous les amis possibles. Mais en général il laissait les dieux tranquilles, dans l’espoir que les dieux lui ficheraient eux aussi la paix. La vie est bien assez compliquée comme ça.

Il y avait pourtant deux divinités vraiment terrifiantes. À part ces deux-là, les dieux ressemblaient grosso modo à des humains de catégorie supérieure, portés sur le vin, la guerre et la débauche. Mais le Destin et la Dame, eux, faisaient froid dans le dos.

Dans le quartier des Dieux, à Ankh-Morpork, le Destin disposait d’un temple de plomb, petit mais massif, où des adorateurs décharnés aux yeux caves se réunissaient par nuit noire pour se livrer à leurs rites prédestinés et parfaitement absurdes. La Dame, elle, n’avait aucun temple, et pourtant on aurait pu la tenir pour la déesse la plus puissante de toute l’histoire de la Création. Certains des membres les plus hardis de la Guilde des Joueurs avaient une fois voulu lui rendre une espèce de culte, dans les caves les plus profondes du siège de l’association, et tous étaient morts en l’espace d’une semaine, de misère, assassinés ou tout simplement fauchés par la Mort. Elle était la Déesse Qu’On Ne Doit Pas Nommer ; quiconque la cherchait ne la trouvait jamais, pourtant elle avait la réputation de venir en aide à ceux qui en avaient le plus grand besoin. Quoique, là encore, pas toujours. Elle était comme ça. Elle n’aimait pas le cliquetis des rosaires, en revanche elle avait un faible pour celui des dés. Personne ne savait à quoi elle ressemblait, mais il arrivait souvent qu’un joueur misant sa vie sur une partie de cartes ramasse la main qu’on venait de lui distribuer et la contemple face à Face. Évidemment, ça ne se passait pas toujours comme ça. De tous les dieux, elle était à la fois la plus courtisée et la plus maudite.

« Nous n’avons pas de dieux, là d’où je viens, dit Deuxfleurs.

— Mais si, tu sais, fit la Dame. Tout le monde a des dieux. Seulement, vous ignorez que ce sont des dieux. »

Rincevent se secoua mentalement.

« Écoutez, dit-il. Je ne voudrais pas avoir l’air impatient, mais dans quelques minutes des gens vont entrer par cette porte pour nous emmener et nous tuer.

— Oui, dit la Dame.

— J’imagine que vous n’allez pas nous dire pourquoi ? demanda Deuxfleurs.

— Si, fit la Dame. Les Krulliens ont l’intention de lancer un vaisseau de bronze par-dessus le bord du Disque. Leur principal objectif est de connaître le sexe d’A’Tuin, la Tortue du Monde.

— Plutôt futile, on dirait, dit Rincevent.

— Non. Réfléchissez. Un jour, la Grande A’Tuin risque de croiser un autre représentant de l’espèce chelys galactica, quelque part dans la nuit infinie où nous nous déplaçons. Se battront-ils ? S’accoupleront-ils ? Avec un peu d’imagination, vous comprendrez l’importance que pourrait avoir pour nous le sexe de la Grande A’Tuin. Du moins, c’est ce que disent les Krulliens. »

Rincevent s’efforça de ne pas imaginer des tortues galactiques en train de s’accoupler. Pas très facile.

« Donc, reprit la déesse, ils ont l’intention de lancer ce navire de l’espace avec deux voyageurs à bord. Ce sera l’apogée de dizaines d’années de recherches. Ce sera aussi très dangereux pour les voyageurs. Aussi, afin de réduire les risques, l’Archiastronome de Krull a négocié avec le Destin le sacrifice de deux hommes au moment du lancement. Le Destin, en retour, accepte de sourire au navire de l’espace. Un marché honnête, non ?

— Et les sacrifiés, c’est nous ? fit Rincevent.

— Oui.

— Je croyais que le Destin n’aimait pas beaucoup ce genre de marchandages. Je le croyais implacable, le Destin.

— En temps normal, oui. Mais vous deux, ça fait un moment que vous lui portez sur le système. Il a bien spécifié qu’on devait vous sacrifier, vous. Il vous a permis d’échapper aux pirates. Il vous a permis d’échouer dans le Périfilet. Le Destin peut être un dieu vicieux, parfois. »

Elle marqua une pause. La grenouille soupira et se rendit sans se presser sous la table.

« Mais vous pouvez nous aider ? souffla Deuxfleurs.

— Vous m’amusez, répondit la Dame. Je suis un peu sentimentale. Vous le sauriez si vous étiez joueurs. Alors j’ai passé un petit moment dans l’esprit d’une grenouille et vous avez eu la gentillesse de me secourir car, nous le savons tous, personne n’aime voir des créatures pathétiques et impuissantes entraînées vers la mort.

— Merci, fit Rincevent.

— Le Destin porte tous ses efforts contre vous, dit la Dame. Mais tout ce que je peux faire, c’est vous donner une chance. Rien qu’une toute petite chance. Le reste dépend de vous. »

Elle disparut.

« Mince, fit Deuxfleurs au bout d’un moment, c’est la première fois que je vois une déesse. »

La porte s’ouvrit brusquement. Garhartra fit irruption en brandissant une baguette devant lui. Deux gardes le suivaient, armés plus classiquement d’épées.

« Ah, fit-il sur le ton de la conversation. Vous êtes prêts, je vois. »

Prêts, répéta une voix dans la tête de Rincevent.

La bouteille que le mage avait jetée quelque huit heures plus tôt continuait de flotter dans les airs, emprisonnée par la magie dans son propre champ temporel. Mais durant toutes ces heures, le mana originel du sortilège s’était lentement dissipé jusqu’à ce que l’énergie magique à l’œuvre ne suffise plus à la soutenir contre le puissant champ de normalité de l’Univers, aussi la Réalité reprit-elle d’un coup ses droits en quelques microsecondes. Concrètement, la bouteille termina soudain sa trajectoire parabolique et s’écrasa sur la tempe du maître hôtelier, aspergeant les gardes d’éclats de verre et de vin de méduse.

Rincevent attrapa le bras de Deuxfleurs, flanqua un coup de pied dans l’entrejambe du garde le plus proche et entraîna le touriste ahuri dans le couloir. Garhartra, assommé, n’avait pas encore touché terre que ses deux hôtes étaient déjà loin et dévoraient les dalles à fond de train.

Rincevent vira en dérapage à un angle du couloir et se retrouva sur un balcon qui bordait les quatre côtés d’une cour intérieure. Presque tout l’espace en dessous était occupé par un bassin ornemental où quelques tortues d’eau douce prenaient le soleil parmi les feuilles de nénuphar.

Et devant Rincevent se tenaient deux mages extrêmement surpris, en robe bleu foncé et noir caractéristique des hydrophobes qualifiés. Le plus vif d’esprit des deux leva la main et attaqua les premiers mots d’un sortilège.

Il y eut un petit bruit bref à côté de Rincevent. Deuxfleurs avait craché. L’hydrophobe glapit et laissa retomber sa main comme si on venait de la lui mordre.

L’autre n’eut pas le temps de bouger, Rincevent était déjà sur lui en moulinant furieusement des poings. Un solide direct assené avec toute l’énergie de la terreur envoya l’homme basculer par-dessus la rambarde du balcon jusque dans le bassin, lequel réagit curieusement : l’eau s’écarta dans un claquement comme si on y avait lâché un ballon invisible, et l’hydrophobe hurlant resta suspendu dans son propre champ de révulsion.

Deuxfleurs le regarda avec stupeur, mais Rincevent lui empoigna l’épaule et indiqua un couloir engageant. Ils s’y précipitèrent sans plus s’occuper du premier hydrophobe qui se tordait par terre en étreignant sa main humide.

Des cris retentirent quelque temps derrière eux, mais ils s’engouffrèrent dans un couloir transversal, puis dans une autre cour, et bientôt les bruits de poursuite se turent. En définitive, Rincevent décida d’ouvrir une porte qui lui parut sûre, passa la tête de l’autre côté, trouva la pièce inoccupée, attira Deuxfleurs à l’intérieur et referma la porte derrière lui. Puis il s’y adossa en soufflant comme un bœuf.

« On est complètement perdus dans un palais, sur une île d’où on n’a aucune chance de partir, dit-il en haletant. Et le pire, c’est qu’on… Hé ! » termina-t-il lorsque l’image de la salle eut fini de remonter ses nerfs optiques détraqués.

Deuxfleurs fixait déjà les murs des yeux.

Car le plus étrange, dans cette salle, c’est qu’elle contenait l’Univers entier.


* * *

La Mort, assis dans son jardin, passait une pierre à aiguiser sur le fil de sa faux. La lame était déjà si affûtée que la moindre brise vagabonde qui soufflait dessus se faisait gentiment découper en deux zéphyrs étonnés, quoique les brises s’aventurent rarement dans le jardin silencieux de la Mort. Le bout de terrain s’étendait sur un plateau abrité qui dominait les dimensions complexes du Disque-monde, et derrière lui se dressaient les montagnes de l’Éternité, froides, immensément hautes, impassibles et méditatives.

Pfuiiit ! faisait la pierre. La Mort fredonnait un chant funèbre et marquait d’un pied osseux le rythme sur le dallage.

Quelqu’un s’approchait par le verger sombre où poussaient les pommes de nuit, et des lis piétinés exhalèrent leur parfum douceâtre. La Mort leva la tête avec colère et plongea son regard dans des yeux aussi noirs que l’intimité d’un chat, piquetés d’étoiles lointaines sans aucune corrélation avec les constellations classiques de l’univers réel.

La Mort et le Destin se toisèrent. La Mort sourit – il n’avait pas le choix, bien entendu, vu le manque de souplesse de sa constitution osseuse. La pierre à aiguiser chantait en rythme sur la lame tandis qu’il poursuivait son ouvrage.

« J’ai un travail pour toi », dit le Destin. Les mots flottèrent jusqu’à la faux et se fendirent proprement en deux rubans de consonnes et de voyelles.

« J’EN AI ASSEZ POUR AUJOURD’HUI, dit la Mort d’une voix aussi massive que du neutronium. LA PESTE BLANCHE SÉVIT TOUJOURS À PSEUDOPOLIS ET FAUT QUE J’AILLE TIRER UNE PARTIE DES HABITANTS DE SES GRIFFES. ON N’EN A PAS VU DE PAREILLE DEPUIS DES SIÈCLES. ON S’ATTEND À CE QUE JE FASSE MA TOURNÉE, COMME C’EST MON DEVOIR.

— Je faisais allusion au cas du petit voyageur et du mage indigne », souffla le Destin qui s’assit à côté de la forme en robe noire de la Mort et contempla loin en dessous le joyau aux multiples facettes qu’était l’univers du Disque, vu de cette première loge extradimensionnelle.

La faux cessa de chanter.

« Ils vont mourir dans quelques heures, annonça le Destin. Leur sort est réglé. »

La Mort se secoua et la pierre reprit son va-et-vient.

« Je croyais que ça te ferait plaisir », dit le Destin.

La Mort haussa les épaules, un mouvement particulièrement expressif chez un individu au physique de squelette.

« JE LEUR AI DONNE LA CHASSE IL Y A QUELQUE TEMPS, C’EST VRAI, FIT-IL, MAIS J’AI FINI PAR ME DIRE QUE TÔT OU TARD TOUS LES HOMMES DOIVENT MOURIR. TOUTE CHOSE MEURT UN JOUR. ON PEUT M’ESCROQUER MAIS JAMAIS ME PRIVER DE MON DU, JE ME SUIS DIT. POURQUOI M’EMBÊTER AVEC ÇA ?

— Moi non plus, on ne m’échappe pas, lança sèchement le Destin.

— À CE QU’IL PARAIT, fit la Mort, toujours souriant.

— Ça suffit, s’écria le Destin qui bondit sur ses pieds. Ils mourront ! » Il disparut dans une nappe de flammes bleues.

La Mort hocha la tête tout seul et poursuivit son travail. Au bout de quelques minutes, le tranchant de la lame parut le satisfaire. Il se leva, pointa la faux vers la grosse bougie nauséabonde qui brûlait à l’extrémité du banc puis, de deux mouvements circulaires exercés, divisa la flamme en trois tronçons lumineux. La Mort sourit.

Un petit moment plus tard, il sella son étalon blanc qui occupait une écurie à l’arrière de son logis. L’animal s’ébroua en signe d’affection ; malgré ses yeux rouges et ses flancs comme de la soie huilée, c’était un vrai cheval de chair et d’os, sûrement mieux traité à la vérité que la plupart des bêtes de somme du Disque. La Mort n’était pas un mauvais maître. Il ne pesait pas bien lourd, et même s’il revenait souvent avec les fontes pleines à craquer, elles non plus ne pesaient rien.


* * *

« Tous ces mondes ! s’exclama Deuxfleurs. C’est fantastique ! »

Rincevent grogna et continua de se déplacer prudemment autour de la salle remplie d’étoiles. Deuxfleurs se tourna vers un astrolabe compliqué au centre duquel se trouvait l’ensemble du système Grande A’Tuin-Eléphants-Disque en cuivre rehaussé de petites pierres précieuses. Tout autour, des étoiles et des planètes tournoyaient sur de délicats fils d’argent.

« Fantastique ! » répéta-t-il. Sur les murs à la ronde, des constellations composées de minuscules semences de perles phosphorescentes parsemaient d’immenses tapisseries de velours noir comme du jais et donnaient aux spectateurs présents l’impression de flotter dans l’abîme interstellaire. Divers chevalets exposaient des croquis démesurés de la Grande A’Tuin vue depuis différents points du Périfilet, lesquels croquis détaillaient méticuleusement chaque écaille gigantesque et chaque cratère qui la grêlait. Deuxfleurs contemplait ce qui l’entourait d’un regard lointain.

Rincevent se sentait profondément troublé. Ce qui le troublait le plus, c’était les deux costumes suspendus à des porte-habits au milieu de la salle. Il en fit le tour avec méfiance.

Ils avaient l’air taillés dans du cuir fin et blanc, harnachés de sangles, de tuyaux de cuivre et autres dispositifs inconnus et louches. Les jambières se terminaient dans des bottes montantes à semelle épaisse, et les bras s’enfonçaient dans de gros gantelets souples. Le plus étrange, c’était les grands casques de cuivre visiblement destinés à s’ajuster sur les épaisses collerettes des tenues. Des casques presque certainement inefficaces pour se protéger : la moindre épée n’aurait eu aucun mal à les fendre en deux, même sans toucher à leur ridicule petite fenêtre vitrée sur le devant. Chaque casque arborait à son sommet une crête de plumes blanches qui n’améliorait en rien son allure générale.

Rincevent sentait venir l’ombre d’un soupçon quant à ces costumes.

Devant eux se dressait une table encombrée de cartes célestes et de bouts de parchemin couverts de chiffres. Ceux qui allaient porter ces tenues, se dit Rincevent, auraient pour mission d’aller explorer de nouveaux mondes étranges, découvrir de nouvelles vies, d’autres civilisations et, au mépris du danger, avancer vers l’inconnu, là où aucun homme – autre qu’un éventuel navigateur malchanceux, ce qui ne comptait pas vraiment – n’était encore allé mépriser le danger ; et davantage qu’un soupçon, il sentit alors venir une horrible prémonition.

Il se retourna et vit Deuxfleurs qui le regardait d’un air songeur.

« Non…» commença Rincevent très vite. Deuxfleurs l’ignora.

« La déesse a dit qu’on allait envoyer deux hommes par-dessus le Bord, fit-il, les yeux brillants, et tu te souviens de ce qu’a raconté le troll Téthis, qu’il fallait une espèce de protection ? Les Krulliens ont résolu le problème. Ces tenues sont des armures spatiales.

— Spatiales mais pas très spacieuses, si tu veux mon avis, se dépêcha de répliquer Rincevent qui saisit le touriste par le bras. Alors, si tu veux bien, on s’en va, pas de raison de rester ici…

— Pourquoi faut-il que tu paniques tout le temps ? demanda Deuxfleurs avec irritation.

— Parce que tout le reste de ma vie vient de me défiler sous les yeux, et que ça n’a pas duré très longtemps. Si tu ne te remues pas maintenant, je pars sans toi, parce que d’une seconde à l’autre tu vas proposer d’enfiler…»

La porte s’ouvrit.

Deux solides jeunes gens entrèrent dans la salle. Ils ne portaient rien d’autre qu’un caleçon de laine chacun. L’un d’eux était encore en train de s’essuyer vigoureusement avec une serviette. Ils adressèrent un signe de tête aux deux évadés sans manifester de surprise.

Le plus grand s’assit sur un des bancs devant les sièges. Il fit signe à Rincevent et dit :

« ? Tyø yur åtl hø sooten gåtrunen ? »

Ce qui était gênant : Rincevent avait beau se considérer comme un expert dans la plupart des langues occidentales du Disque, c’était la première fois qu’on s’adressait à lui en krullien, et il n’en comprenait pas un traître mot. Deuxfleurs non plus, d’ailleurs, ce qui ne l’empêcha pas de s’avancer et de prendre une inspiration.

La vitesse de la lumière à travers une aura magique comme celle qui baigne le Disque est assez faible, à peine plus grande que celle du son dans des univers moins finement réglés. Mais c’était tout de même ce qu’on trouvait de plus rapide à l’exception, dans des circonstances de ce genre, du cerveau de Rincevent.

En un instant, il comprit que le touriste allait s’essayer lui aussi à la linguistique, mais à sa façon personnelle : en parlant lentement et fort dans sa propre langue.

Le coude de Rincevent fusa en arrière et coupa le souffle à Deuxfleurs. Lorsque le petit homme leva des yeux douloureux et surpris, Rincevent croisa son regard, tira une langue imaginaire de sa bouche et se la coupa avec une paire de ciseaux fictifs.

Le deuxième chélonaute – car telle était la profession de ces hommes destinés sous peu à voguer vers la Grande A’Tuin – leva la tête de la table couverte de cartes et suivit la scène avec étonnement. Son grand front héroïque se plissa sous l’effort qu’il déploya pour s’exprimer.

« ? Hør yu latruin nør u ? » fit-il.

Rincevent sourit, opina et poussa Deuxfleurs vers lui. Avec un soupir de soulagement intérieur, il vit le touriste s’intéresser soudain à un gros télescope de cuivre posé sur la table.

« ! Sooten u ! » ordonna le chélonaute assis. Rincevent opina, sourit, prit un des grands casques de cuivre sur le porte-habits et l’abattit de toutes ses forces sur le crâne de l’homme. Le chélonaute bascula en avant avec un grognement étouffé.

L’autre, surpris, n’eut que le temps de faire un pas : Deuxfleurs le frappa, dans un style amateur mais efficace, d’un coup de télescope. Il s’effondra sur son collègue.

Rincevent et Deuxfleurs échangèrent un regard par-dessus le carnage.

« Bon, d’accord ! fit sèchement le mage, conscient d’avoir perdu une espèce d’épreuve sans bien savoir laquelle. Pas la peine de le dire. Là, dehors, on s’attend à voir sortir ces deux gars en tenue dans une minute. Ils ont dû nous prendre pour des esclaves. Aide-moi à les cacher derrière les tentures, et après… et après…

— … on ferait mieux de passer ces costumes, poursuivit Deuxfleurs qui saisit le deuxième casque.

— Oui, fit Rincevent. Tu sais, dès que je les ai vus, j’ai su que je finirais dedans. Ne me demande pas comment je l’ai su… Parce que c’était le pire qui risquait de nous arriver, j’imagine.

— Eh bien, tu l’as dit toi-même, on n’a aucune chance de s’échapper, répondit Deuxfleurs, la voix étouffée pendant qu’il s’enfilait la moitié supérieure d’une tenue par-dessus la tête. Tout vaut mieux que se faire sacrifier.

— À la première occasion, on fonce, insista Rincevent. Ne te fais pas d’illusions. »

Il enfourna sauvagement un bras dans son costume et se cogna la tête contre le casque. Il songea une seconde que quelqu’un, là-haut, veillait sur lui.

« Merci beaucoup », dit-il, amer.


* * *

À l’extrême bord de la ville et du pays de Krull se trouvait un vaste amphithéâtre semi-circulaire en mesure d’accueillir plusieurs dizaines de milliers de spectateurs. L’arène était seulement semi-circulaire pour l’excellente raison qu’elle dominait l’océan de nuages dont les bouillonnements survolaient la Grande Cataracte loin en contrebas, et pour l’heure tous les sièges étaient occupés. La foule commençait d’ailleurs à s’impatienter. Elle était venue voir un double sacrifice ainsi que le lancement d’un grand navire de l’espace en bronze. Aucune des deux attractions n’avait encore eu lieu.

L’Archiastronome fit signe au maître contrôleur du lancement d’approcher.

« Alors ? » demanda-t-il, augmentant ce simple mot à cinq lettres de tout un lexique de colère et de menace. Le maître contrôleur pâlit.

« Aucune nouvelle, seigneur, répondit-il avant d’ajouter avec une vivacité manquant de conviction : Sinon que Votre Proéminence sera ravie d’apprendre que Garhartra a repris connaissance.

— Voilà un réveil qu’il risque de regretter, dit l’Archiastronome.

— Oui, seigneur.

— Combien de temps nous reste-t-il ? »

Le contrôleur du lancement jeta un coup d’œil au soleil qui montait rapidement.

« Une demi-heure, Votre Proéminence. Ensuite, la rotation du Disque éloignera Krull de la queue de la Grande A’Tuin et l’Intrépide sera condamné à disparaître dans les abîmes intertortelliens. J’ai déjà réglé les commandes automatiques, et donc…

— Ça va, ça va, dit l’Archiastronome en lui faisant signe de s’en aller. Le lancement doit avoir lieu. Continuez de surveiller le port, bien entendu. Quand nous aurons remis la main sur ces deux misérables, je prendrai personnellement un grand plaisir à les exécuter moi-même.

— Oui, seigneur. Euh…»

L’Archiastronome fronça les sourcils. « Qu’avez-vous encore à me dire, mon vieux ? »

Le maître contrôleur déglutit. Ce n’était pas juste, il pratiquait la magie et non la diplomatie, en vertu de quoi des petits malins s’étaient arrangés pour que la corvée d’annoncer la nouvelle tombe sur lui.

« Un monstre est sorti de la mer et il s’attaque aux bateaux du port, dit-il. Un messager en arrive à l’instant.

— Un gros monstre ? demanda l’Archiastronome.

— Pas tellement, mais extrêmement féroce, à ce qu’on dit, seigneur. »

Le maître de Krull et du Périfilet réfléchit un instant puis haussa les épaules.

« La mer est pleine de monstres, dit-il. C’est une de ses principales propriétés. Occupez-vous-en. Et… maître contrôleur ?

— Seigneur ?

— Si je suis encore contrarié, souvenez-vous que le sacrifice est prévu pour deux personnes. Je peux me sentir en veine de générosité et augmenter ce nombre.

— Oui, seigneur. » Le maître contrôleur détala, soulagé de se soustraire à la vue de l’autocrate.

L’Intrépide, qui n’était plus la coquille de bronze nu dégagée à la masse de son moule quelques jours plus tôt, reposait sur son ber au sommet d’une tour en bois au centre de l’arène. Devant lui, des rails descendaient vers le Bord où, sur quelques mètres, ils remontaient brusquement.

Aux dires de feu Dactylos Yeux d’Or, concepteur de la rampe de lancement ainsi que de l’Intrépide, ce dernier détail visait uniquement à empêcher le vaisseau de s’accrocher à des rochers au moment d’amorcer sa longue plongée. Il ne s’agissait peut-être que d’une simple coïncidence, mais à cause de ce petit redressement de la voie ferrée, le vaisseau bondirait comme un saumon et brillerait au soleil dans un au revoir théâtral avant de s’évanouir dans l’océan de nuages.

Une fanfare de trompettes éclata en bordure d’arène. La garde d’honneur des chélonautes apparut sous les acclamations de la foule. Puis les explorateurs en costume blanc émergèrent à leur tour dans la lumière.

L’Archiastronome sentit tout de suite que quelque chose clochait. Les héros, par exemple, se distinguent toujours par un port particulier. Ils ne marchent sûrement pas en canard, et l’un des chélonautes marchait en canard, pas de doute.

Le peuple rassemblé de Krull poussa un rugissement assourdissant. Tandis que les chélonautes et leurs gardes traversaient la grande arène entre les nombreux autels qu’on avait dressés à l’intention des divers mages et prêtres des multiples sectes locales afin d’assurer le succès du lancement, l’Archiastronome fronçait les sourcils. Lorsque le groupe eut franchi la moitié de l’arène, il était parvenu à une conclusion. Lorsque les chélonautes arrivèrent au pied de l’échelle d’accès au vaisseau – ne devinait-on pas chez eux comme une réticence ? – l’Archiastronome s’était levé, ses paroles noyées dans le vacarme de la foule. Son bras se tendit brusquement en arrière, les doigts écartés dans la posture dramatique et traditionnelle du jeteur de sort ; tout passant sachant lire sur les lèvres et au fait des textes classiques de la magie aurait reconnu les paroles préliminaires de la Malédiction Flottante de Vestecake, avant de prudemment prendre la fuite.

L’Archiastronome ne termina pourtant pas l’incantation. Il se retourna avec étonnement en entendant du tapage du côté du grand porche d’entrée de l’arène. Des gardes jaillissaient en courant dans la lumière du jour et jetaient leurs armes pour détaler entre les autels ou sauter d’un bond dans les tribunes par-dessus la rambarde.

Quelque chose émergea derrière eux, et la foule autour de l’entrée interrompit ses acclamations rauques avant de se lancer dans une bousculade silencieuse et décidée pour dégager le passage.

Le quelque chose en question, un dôme trapu d’algues marines, avançait lentement mais avec une sinistre détermination. Un garde surmonta suffisamment son horreur pour se dresser en travers de son chemin et lancer son javelot qui atterrit au beau milieu des algues. La foule poussa des vivats… puis retomba dans un silence de mort lorsque le dôme se précipita en avant et engloutit entièrement le garde.

L’Archiastronome chassa d’un geste sec de la main l’esquisse de la célèbre Malédiction de Vestecake et prononça sans tarder les paroles d’un des plus puissants sortilèges de son répertoire : l’Énigme de la Combustion Infernale.

Des spirales de feu octarine zigzaguèrent entre ses doigts et tout autour tandis qu’il traçait en l’air la rune tarabiscotée du sortilège et la projetait, dans un hurlement de fumée bleue, vers la forme engoémonnée.

S’ensuivit une belle explosion, et une gerbe de feu fusa dans le ciel clair du matin, dispersant au passage des flocons d’algues embrasés. Un nuage de fumée et de vapeur masqua le monstre plusieurs minutes, et lorsqu’il se dissipa, le dôme avait totalement disparu.

Un grand cercle calciné marquait cependant les dalles, dans lequel continuaient de couver quelques touffes de varech et de fucus vésiculeux.

Et au centre du cercle trônait un coffre de bois parfaitement ordinaire, quoiqu’un peu volumineux. Il n’était même pas roussi. De l’autre côté de l’arène, quelqu’un se mit à rire, mais se tut brusquement lorsque le coffre se leva sur des dizaines de ce qui ne pouvait être que des jambes et se retourna pour faire face à l’Archiastronome. Un coffre de bois parfaitement ordinaire, quoiqu’un peu volumineux, ne possède pas de face pour faire face, bien entendu, mais celui-ci faisait bel et bien face. L’Archiastronome le comprit et, de la même façon, eut l’horrible conviction que cette malle tout à fait classique, il ne savait comment, plissait les yeux.

L’objet se mit à marcher d’un pas décidé dans sa direction. L’Archiastronome frémit.

« Magiciens ! hurla-t-il. Où sont mes magiciens ? »

Tout autour de l’arène, des hommes à la figure livide jetèrent un coup d’œil de derrière des autels et de sous des bancs. Un des plus hardis, au vu de l’expression de l’Archiastronome, leva un bras tremblant et risqua un éclair vite fait. L’éclair fila dans un sifflement vers le coffre et le frappa de plein fouet dans une pluie d’étincelles blanches.

Ce fut le signal : chaque magicien, enchanteur et thaumaturge de Krull s’empressa de bondir sur ses pieds et, sous les yeux terrifiés du maître, de jeter le premier sort qui vint à son esprit paniqué. Les charmes fusèrent de partout en sifflant.

Bientôt le coffre disparut une fois de plus aux regards dans un nuage ondoyant de particules magiques qui se gonfla et l’enveloppa de formes sinueuses inquiétantes. Les sorts hurlants se ruaient à la chaîne dans la mêlée. Flammes et éclairs des huit couleurs, aveuglants, fulguraient de la chose bouillonnante qui occupait désormais la place de la malle.

Jamais, depuis les Guerres Thaumaturgiques, on n’avait vu autant de magie concentrée dans un espace aussi réduit. Même l’air tremblotait et scintillait. Les sortilèges ricochaient les uns sur les autres, engendrant du même coup des sortilèges éphémères et sauvages dont la vie brève échappait à toute logique et à tout contrôle. Les pierres sous la masse boursouflée commencèrent à se déformer et à se fendre. L’une d’elles, d’ailleurs, se métamorphosa en quelque chose qu’il vaut mieux éviter de décrire et s’éclipsa sournoisement dans quelque sinistre dimension. D’autres effets secondaires insolites commencèrent à se manifester. Une pluie de petits cubes de plomb jaillit de la tourmente pour rouler sur le sol gondolé, et des formes effrayantes lâchèrent des bredouillis obscènes accompagnés de gestes ; des triangles à quatre côtés et des cercles à deux bouts connurent une existence momentanée avant de se fondre à nouveau dans la colonne tonitruante et glapissante de magie brute en furie qui montait des dalles liquéfiées et se propageait au-dessus de Krull. Aucune importance désormais si la plupart des magiciens avaient cessé de jeter leurs sorts et pris la fuite – la chose se nourrissait à présent du flot de particules d’octarine, toujours plus dense à proximité du bord du Disque. Dans l’ensemble de l’île de Krull, les activités magiques avortèrent tandis que tout le mana disponible du secteur était aspiré par le nuage, déjà haut de quatre cents mètres, auquel le vent donnait des formes à glacer les sangs ; des hydrophobes sur leurs lentilles au ras de l’océan s’abîmèrent en hurlant dans les vagues, des potions magiques se muèrent en vulgaire eau sale dans leurs fioles, des épées enchantées fondirent et dégoulinèrent de leurs fourreaux.

Mais rien de tout ça n’empêcha le moins du monde la chose au pied du nuage, lequel luisait maintenant comme un miroir sous la puissance de la tempête énergétique environnante, de marcher d’un pas régulier vers l’Archiastronome.


* * *

Rincevent et Deuxfleurs suivaient la scène avec crainte et respect à la fois, à l’abri de la tour de lancement de l’Intrépide. La garde d’honneur avait disparu depuis longtemps en abandonnant ses armes éparpillées derrière elle.

« Eh bien, finit par soupirer Deuxfleurs. ç’en est terminé du Bagage. » Il soupira encore.

« Ne crois pas ça, dit Rincevent. Le poirier savant est absolument imperméable à toutes les formes de magie connues. Il a été fabriqué pour te suivre partout. Tu vois, quand tu mourras, si tu vas au Paradis, tu auras au moins une paire de chaussettes propres à te mettre dans l’au-delà. Mais moi, je ne tiens pas à mourir tout de suite, alors si on y allait, hein ?

— Où ça ? » demanda Deuxfleurs.

Rincevent ramassa une arbalète et une poignée de carreaux. « Partout ailleurs qu’ici, répondit-il.

— Et le Bagage ?

— Ne t’inquiète pas. Quand la tempête aura épuisé toute la magie disponible du secteur, elle s’arrêtera. »

C’est d’ailleurs ce qui commençait à se produire. Le nuage tourmenté continuait de monter au-dessus de l’arène mais il avait désormais l’air plus léger, inoffensif. Sous les yeux de Deuxfleurs, un tremblement hésitant se mit à le parcourir.

Il ne fut bientôt plus qu’un pâle fantôme. Le Bagage était à présent réapparu, forme trapue au milieu des flammes quasi invisibles. Autour de lui, les pierres qui refroidissaient rapidement commencèrent à se lézarder et à se tordre.

Deuxfleurs appela son Bagage d’une voix douce. Le coffre arrêta sa marche résolue sur les dalles martyrisées et donna l’impression d’écouter attentivement ; puis il déplaça ses dizaines de pieds selon une chorégraphie savante, pivota dans le sens de la longueur et se dirigea vers l’Intrépide. Rincevent l’observait d’un air revêche. Le Bagage était d’une nature primaire, totalement dépourvu de cerveau, il avait des réactions homicides envers tout ce qui menaçait son maître, et rien n’assurait que son intérieur occupait le même continuum spatio-temporel que son extérieur.

« Pas une égratignure », se réjouit Deuxfleurs lorsque le coffre se posa devant lui. Il ouvrit le couvercle.

« C’est bien le moment de changer de sous-vêtements ! gronda Rincevent. Dans une minute, tous les gardes et les prêtres vont revenir, et ils l’auront mauvaise, moi, je te le dis !

— De l’eau, murmura Deuxfleurs. Le coffre est rempli d’eau. »

Rincevent jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Il n’y avait aucune trace de vêtements, de sacs d’argent ni d’aucune autre des affaires du touriste. Le coffre était rempli d’eau.

Une vague jaillit de nulle part et passa en clapotant par-dessus le rebord. Elle tomba sur les dalles mais, au lieu de s’étaler, elle prit la forme d’un pied. Un second pied et la moitié inférieure de deux jambes suivirent à mesure que d’autres paquets d’eau débordaient comme pour remplir un moule invisible. Un instant plus tard, Téthis, le troll marin, se tenait devant eux en clignant des yeux.

« Je vois, dit-il enfin. Vous. Rien d’étonnant, j’imagine. »

Il regarda autour de lui, ignorant leurs mines ahuries.

« J’étais là, assis devant ma cabane, et j’admirais le coucher du soleil, quand ce machin est sorti de l’eau en rugissant et m’a avalé, dit-il. J’ai trouvé ça plutôt curieux. On est où, ici ?

— À Krull », répondit Rincevent. Il fixa d’un œil noir le Bagage désormais fermé, lequel parvenait à se donner un air suffisant. C’était une manie chez lui d’avaler des gens, mais quand son couvercle se relevait, on ne voyait rien d’autre à l’intérieur que le linge de Deuxfleurs. Sauvagement, le mage leva en force le couvercle. Il ne vit rien d’autre à l’intérieur que le linge de Deuxfleurs. Parfaitement sec.

« Tiens, tiens, fit Téthis, la tête levée. Hé ! Ce ne serait pas le navire qu’ils vont lancer par-dessus Bord, des fois ? Hein ? Si, sûrement ! »

Une flèche lui traversa la poitrine en laissant une faible ondulation derrière elle. Le troll n’eut pas l’air de s’en apercevoir. Rincevent, si. Des soldats commençaient à se montrer en bordure de l’arène, et de nombreux autres passaient la tête aux entrées.

Une autre flèche ricocha sur la tour derrière Deuxfleurs. À cette distance, les carreaux manquaient de force, mais ce ne serait qu’une question de temps…

« Vite ! fit Deuxfleurs. Dans le vaisseau ! Ils n’oseront pas tirer dessus !

— Je savais que tu allais dire ça, gémit Rincevent. Ça, je le savais ! »

Il décocha un coup de pied au Bagage. Celui-ci recula de quelques centimètres et ouvrit son couvercle d’un air menaçant.

Une lance décrivit une courbe dans le ciel et se planta en vibrant dans l’échafaudage de bois près de l’oreille du mage. Il poussa un cri bref et grimpa tant bien que mal à l’échelle à la suite des autres.

Des flèches sifflèrent tout autour d’eux lorsqu’ils débouchèrent sur la passerelle étroite qui longeait le flanc de l’Intrépide. Deuxfleurs menait le train, il trottait comme mû par ce que Rincevent estimait un surcroît d’excitation mal contenue.

Au sommet du vaisseau, en son milieu, se trouvait une grande écoutille de bronze entourée de moraillons. Le troll et le touriste s’agenouillèrent et entreprirent de les tripoter.

Au cœur de l’Intrépide, du sable fin coulait lentement depuis plusieurs heures dans un godet spécialement conçu à cet effet. Le godet était désormais plein de la quantité précise de sable nécessaire pour basculer et renverser un poids soigneusement posé en équilibre. Le contrepoids s’abaissa et dégagea une cheville d’un petit mécanisme compliqué. Une chaîne se mit en branle. On entendit un clong…

« C’était quoi, ça ? » demanda tout de suite Rincevent. Il baissa les yeux.


* * *

La pluie de flèches avait cessé. La foule des prêtres et des soldats, immobile, regardait fixement le vaisseau. Un petit bonhomme inquiet se fraya un chemin à coups de coudes et se mit à crier quelque chose.

« C’était quoi, ça ? demanda à son tour Deuxfleurs, occupé à dévisser un papillon.

— J’ai cru entendre un bruit, expliqua Rincevent. Écoutez, on va les menacer d’abîmer leur machin s’ils ne nous laissent pas partir, d’accord ? On ne fait rien d’autre, d’accord ?

— Ouais », répondit distraitement Deuxfleurs. Il s’assit sur les talons. « Ça y est, dit-il. Ça devrait s’ouvrir, maintenant. »

Un essaim de costauds grimpait à l’échelle du vaisseau. Rincevent reconnut les deux chélonautes parmi eux. Ils portaient des épées.

« Je…» commença-t-il.

Le vaisseau eut une secousse. Puis, avec une lenteur infinie, il commença de rouler sur ses rails.

À cet instant d’horreur noire, Rincevent vit que Deuxfleurs et le troll avaient réussi à soulever l’écoutille. Une échelle métallique plongeait dans la cabine, à l’intérieur. Le troll disparut.

« Faut qu’on descende de là », chuchota Rincevent. Deuxfleurs le regarda, un sourire bizarre et dément aux lèvres.

« Des étoiles, dit le touriste. Des mondes. Bon sang, tout le ciel rempli de mondes. De mondes que personne ne verra jamais. Sauf moi. » Il s’engagea dans l’écoutille.

« T’es complètement cinglé », fit Rincevent, la voix rauque, en s’efforçant de garder l’équilibre tandis que le vaisseau prenait de la vitesse. Il se retourna au moment où l’un des chélonautes tentait de franchir d’un bond l’espace qui séparait l’Intrépide de la tour, atterrit sur le flanc bombé du vaisseau, tâtonna un instant à la recherche d’une prise, n’en trouva pas et chuta en criant.

L’Intrépide filait à bonne allure maintenant. Par-dessus la tête de Deuxfleurs, Rincevent voyait la mer de nuages éclairée par le soleil et l’incroyable Arc-en-Bord qui flottait au-delà, engageant, l’air d’inviter les inconscients à s’aventurer trop loin…

Il vit aussi un groupe d’hommes gravir désespérément la partie basse de la rampe de lancement et manutentionner avec frénésie une grosse bille de bois jusque sur la voie, dans l’espoir de faire dérailler le vaisseau avant sa disparition par-dessus Bord. Les roues percutèrent la bille de bois, en conséquence de quoi le vaisseau tangua, Deuxfleurs lâcha sa prise sur l’échelle pour tomber dans la cabine, et l’écoutille se rabattit dans un claquement suivi des cliquetis horribles d’une douzaine de petits moraillons qui se remettaient en place. Rincevent plongea en avant et les tripota en gémissant.

La mer de nuages s’approchait vite à présent. Le Bord lui-même, limite rocheuse de l’arène était étonnamment près.

Rincevent se releva. Il n’y avait désormais plus qu’une seule chose à faire, et il la fit : il paniqua complètement à l’instant précis où les roues du vaisseau attaquaient la petite remontée et le projetaient, étincelant comme un saumon, dans le ciel et par-dessus Bord.

Quelques secondes plus tard éclata un crépitement de petits pieds : le Bagage franchit le bord du monde, continua d’actionner résolument ses jambes et plongea dans l’Univers.

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