PREMIÈRE PARTIE Couleur de magie

L’incendie grondait dans la cité géminée d’Ankh-Morpork.

Lorsqu’il lécha le quartier des Mages il flamboya dans les tons bleus et verts parfois émaillés des lueurs étranges de la huitième couleur, l’octarine ; lorsque ses flammes de tête s’infiltrèrent dans les cuves et dans les réserves d’huile le long de la rue des Marchands, il progressa par une succession d’explosions et de fontaines ardentes ; dans les rues des parfumeurs il dégagea une odeur suave ; lorsqu’il s’en prit aux bottes d’herbes sèches et rares emmagasinées chez les maîtres apothicaires, il fit perdre la raison à la population qui se mit à parler avec Dieu.

Tout le centre de Morpork était désormais livré aux flammes, et les citoyens plus riches et plus honorables d’Ankh, sur la rive d’en face, affrontaient bravement la situation en démolissant frénétiquement les ponts. Mais déjà, à Morpork, les bateaux à quai – chargés de grain, de coton, de bois d’œuvre et calfatés au goudron – flambaient joyeusement puis, leurs amarres réduites en cendres, fendaient le fleuve Ankh avec la marée descendante et dérivaient vers la mer telles des lucioles en train de se noyer, mettant au passage le feu aux palais et pavillons riverains. N’importe comment, des étincelles poussées par le vent atterrissaient loin sur l’autre rive dans des jardins retirés ou des cours de fermes reculées.

La fumée du feu de joie s’élevait à des kilomètres de hauteur, en une colonne noire sculptée par le vent, visible de partout sur le Disque-monde.

Il faisait sûrement grosse impression depuis le sommet d’une colline fraîche et sombre, distante de quelques lieues, où deux silhouettes regardaient le spectacle avec grand intérêt.

La plus grande mâchonnait une cuisse de poulet, appuyée sur une épée à peine plus courte qu’un homme de taille normale. Sans l’impression d’intelligence méfiante que dégageait l’individu, on aurait pu le prendre pour un barbare des terres désolées du Moyeu.

Son compère, beaucoup plus petit, était enveloppe de la tête aux pieds dans une cape brune. Plus loin, quand l’occasion se présentera, on constatera qu’il se déplace avec une légèreté toute féline.

Le tandem n’avait guère échangé plus d’une parole au cours des vingt dernières minutes, à l’exception d’une discussion brève et non aboutie sur l’origine d’une explosion particulièrement violente que l’un attribuait à l’entrepôt des huiles et l’autre à l’atelier de l’enchanteur Kerible. Il y avait de l’argent en jeu.

Le plus grand finit de ronger son os et le jeta dans l’herbe avec un sourire triste. « Toutes ces petites ruelles qui partent en fumée… dit-il. Je les aimais bien, moi.

— Toutes ces maisons pleines de trésors », fit le petit. Il ajouta d’un air songeur : « Je me demande si ça brûle, les pierres précieuses. Paraît que ça ressemble au charbon.

— Tout cet or qui fond et qui dégouline dans les caniveaux, reprit le grand en l’ignorant. Et tout ce vin qui bout dans les fûts.

— Il y avait des rats, remarqua son compagnon en cape brune.

— Il y avait des rats, c’est vrai.

— Faisait pas bon y rester en plein été.

— C’est vrai aussi. Quand même, on ne peut pas s’empêcher de ressentir un… enfin, un petit…»

Sa voix mourut, puis sa figure s’illumina. « On devait huit pièces d’argent au vieux Fredor, à la Sangsue Écarlate », ajouta-t-il. Le plus petit opina.

Ils restèrent un moment silencieux tandis qu’une nouvelle série d’explosions traçait une ligne rouge dans un quartier jusque-là obscur de la plus grande cité du monde. Puis le plus grand bougea.

« Fouine ?

— Oui ?

— Je me demande qui a allumé tout ça ? »

Le petit spadassin connu sous le nom de la Fouine ne répondit pas. Il observait la route dans la lumière rougeoyante. Peu de gens l’empruntaient depuis que la porte de Déosil s’était écroulée, parmi les premières, dans une pluie de braises chauffées à blanc.

Mais maintenant deux cavaliers la remontaient. Les yeux de la Fouine, toujours plus perçants dans l’obscurité et le demi-jour, distinguèrent les silhouettes de deux hommes à cheval suivis d’une espèce d’animal court sur pattes. Sûrement un riche marchand qui prenait la fuite avec toutes les richesses que ses mains fébriles avaient pu rafler. Voilà ce que la Fouine dit à son compagnon, lequel soupira.

« Le statut de voleurs de grand chemin nous va mal, fit le barbare, mais comme tu dis, les temps sont durs et aucun lit douillet ne nous attend ce soir. »

Il changea sa prise sur l’épée et, alors que le cavalier de tête se rapprochait, s’avança sur la route, la main levée et la figure fendue d’un sourire soigneusement calculé pour rassurer et menacer à la fois.

« Pardonnez-moi, monsieur…» commença-t-il.

Le cavalier tira sur les rênes de sa monture et repoussa son capuchon. Le grand malandrin vit un visage marbré de brûlures superficielles et ponctué de touffes de poils roussis, restes d’une barbe. Même les sourcils avaient disparu.

« Fous le camp, lâcha le visage. T’es Bravd l’Axlandais{Le moment est peut-être venu de s’intéresser à la forme et à la cosmologie du système du Disque. Il existe bien entendu deux directions principales sur le Disque : vers le Moyeu et vers le Bord. Mais comme le Disque effectue une rotation sur lui-même tous les huit cents jours (afin de répartir son poids équitablement sur le dos des pachydermes qui le supportent, selon le Réforgule de Krull), il s’y ajoute deux autres directions secondaires : le sens direct et le sens rétrograde.

Vu que le minuscule soleil en orbite conserve une course fixe tandis que le Disque majestueux tourne lentement en dessous, on en déduira sans peine qu’une année discale ne compte pas quatre mais huit saisons. En été, le soleil se lève et se couche au plus près du Bord, et en hiver en un point à quatre-vingt-dix degrés environ sur la circonférence.

Ainsi, dans les pays qui entourent la mer Circulaire, l’année commence par la Nuit des Porchers, se poursuit par le printemps prime jusqu’au premier solstice d’été (la veille des Petits Dieux), auquel succède l’automne prime et, à cheval sur le point médian de l’année (la Nuit Cruelle), l’hiver seconde (également connu sous le nom d’hiver d’axe, puisqu’à cette époque le soleil se lève dans le sens de la rotation). Puis vient le printemps seconde, talonné par l’été deuxième, et les trois quarts de l’année sont atteints à la Nuit de la Toute-Fin — la seule, selon la légende, où les sorcières et les ensorceleurs restent au lit. Puis les feuilles mortes et les gelées nocturnes s’acheminent vers l’hiver de contraxe et vers une nouvelle Nuit des Porchers nichée en son cœur tel un joyau de glace.

Comme le soleil faible ne réchauffe jamais de près le Moyeu, les terres centrales restent gelées en permanence. Le Bord, en revanche, est une région d’îles ensoleillées et de douceur de vivre.

La semaine discale compte évidemment huit jours et le spectre solaire huit couleurs. Huit est un chiffre d’une portée occulte considérable sur le Disque, et un mage ne doit jamais, au grand jamais, le prononcer.

La raison d’être de ce qui précède demeure obscure mais explique en partie pourquoi, sur le Disque, on est moins porté à adorer les dieux qu’à les maudire.}, c’est ça ? »

Bravd eut conscience d’avoir bêtement perdu l’initiative.

« Va-t-en, tu veux ? fit le cavalier. Je n’ai pas le temps, vu ? »

Il jeta un coup d’œil à la ronde et ajouta : « Et c’est valable aussi pour ton acolyte pouilleux qui se fourre tout le temps dans les coins d’ombre et qui se cache sûrement quelque part. »

La Fouine surgit près du cheval et regarda attentivement la silhouette débraillée. « Eh, c’est Rincevent le mage, non ? lança-t-il d’un ton ravi tout en archivant dans sa mémoire la description que l’homme venait de faire de lui, en vue d’une vengeance à déguster froide. Il me semblait bien avoir reconnu la voix. »

Bravd cracha par terre et rengaina son épée. Ça ne valait presque jamais le coup de se colleter avec les mages, ils se promenaient rarement avec des richesses dignes de ce nom.

« Il fait drôlement le malin pour un mage traîne-ruisseau, marmonna-t-il.

— Vous n’y êtes pas du tout, fit le mage d’une voix lasse. Vous me flanquez tellement la frousse que j’ai l’épine dorsale comme de la gelée ; je souffre en ce moment d’un excès de terreur. Mais si vous me laissez le temps de récupérer, je vous offrirai une peur plus à propos. »

La Fouine montra du doigt la ville en flammes.

« T’es passé là-dedans ? » demanda-t-il.

Le mage se frotta les yeux d’une main à vif toute rouge. « J’y étais quand le feu s’est déclaré. Vous le voyez, lui ? Là-bas ? » Il désigna dans son dos, plus loin sur la route, son compagnon de voyage qui se rapprochait en dépit d’un style de monte qui lui imposait de vider les arçons toutes les cinq secondes.

« Et alors ? fit la Fouine.

— C’est lui le responsable », répondit simplement Rincevent.

Bravd et la Fouine observèrent la silhouette qui sautillait maintenant sur la route à cloche-pied, l’autre pied dans un étrier.

« Incendiaire, hein ? lâcha enfin Bravd.

— Non, répondit Rincevent. Pas précisément. Disons seulement que si le chaos absolu se traduisait par la foudre, ce gars-là serait du genre à rester debout en haut d’une colline, en armure de cuivre mouillée, et à brailler : « Tous les dieux sont des salauds. » Vous avez à manger ?

— On a du poulet, dit la Fouine. En échange d’une histoire.

— Comment il s’appelle ? voulut savoir Bravd qui avait tendance à prendre du retard dans les conversations.

— Deuxfleurs.

— Deuxfleurs ? répéta Bravd. Drôle de nom.

— S’il n’y avait que ça, fit le mage en mettant pied à terre. Du poulet, tu dis ?

— À la diable », précisa la Fouine. Rincevent gémit.

« J’y pense, reprit la Fouine en claquant des doigts, on a entendu une très grosse explosion il y a… oh, à peu près une demi-heure…

— C’était l’entrepôt des huiles qui sautait », expliqua Rincevent qui grimaça au souvenir de la pluie ardente.

La Fouine se retourna et sourit, l’air d’attendre, à l’adresse de son compagnon qui grogna et lui tendit une pièce tirée de sa bourse. Puis un cri s’éleva sur la route avant de s’interrompre soudain. Rincevent ne leva pas les yeux de son poulet.

« Entre autres choses, il ne sait pas monter à cheval », dit-il. Puis il se raidit comme assommé par un souvenir brutal, lâcha un glapissement bref de terreur et se précipita dans l’obscurité. Lorsqu’il revint, le dénommé Deuxfleurs lui pendait mollement sur l’épaule. Petit et malingre, il était très curieusement vêtu d’une culotte coupée aux genoux et d’une chemise aux couleurs si violemment incompatibles que l’œil délicat de la Fouine s’en offusqua, même dans la pénombre.

« Rien de cassé, à première vue », dit Rincevent. Il soufflait comme un bœuf. Bravd lança un clin d’œil à la Fouine et voulut aller étudier de plus près la forme qu’ils prenaient pour un animal de bât.

« Tu ferais mieux de laisser tomber, dit le mage sans interrompre son examen de Deuxfleurs inconscient. Crois-moi. Un pouvoir le protège.

— Un sortilège ? demanda la Fouine en s’accroupissant.

— No-on. Mais une espèce de magie, d’après moi. Pas du type habituel. Je veux dire, c’est une magie qui peut changer l’or en cuivre mais en même temps ça reste de l’or, qui enrichit les gens en détruisant leurs biens, qui permet au faible de marcher sans crainte au milieu des voleurs, qui passe à travers les portes les plus solides pour soutirer les trésors les mieux gardés. Elle me tient en ce moment – je suis obligé de suivre ce fou bon gré mal gré et d’éviter qu’on lui fasse du mal. Elle est plus forte que toi, Bravd. Elle est même, à mon avis, plus rusée que toi, la Fouine.

— Tu l’appelles comment, alors, cette puissante magie ? »

Rincevent haussa les épaules. « Dans notre langue, ça donne : son-réfléchi-d’esprits-souterrains. Vous avez du vin ?

— Tu sais sûrement que je me défends plutôt bien question magie, dit la Fouine. Pas plus tard que l’année dernière, assisté de mon ami que tu vois là. j’ai soulagé l’archimage d’Ymitury, connu pour son pouvoir, de son bourdon, de sa ceinture de pierres de lune et de sa vie, à peu près dans cet ordre. Ça ne me fait pas peur, ton son-réfléchi-d’esprits-souterrains. Malgré tout, ajouta-t-il, tu éveilles ma curiosité. Et si tu m’en disais plus ? »

Bravd regarda la forme sur la route. Elle s’était rapprochée et il la vit plus distinctement dans la lumière d’avant l’aube. Il aurait juré que c’était…

« … un coffre sur pattes ? fit-il.

— Je vais vous expliquer, dit Rincevent. Si j’ai du vin, s’entend. »

De la vallée monta un grondement suivi d’un chuintement. Un citoyen plus avisé que les autres avait ordonné la fermeture des grandes écluses de l’Ankh à la sortie de la cité double. Privé de son issue habituelle, le fleuve avait débordé de son lit et déferlait dans les rues embrasées. Bientôt, le continent de feu se réduisit à un chapelet d’îlots dont chacun rapetissa à mesure que progressait la marée sombre. Et de la cité de fumées et d’émanations s’éleva un nuage de vapeur brûlante qui masqua les étoiles.

La Fouine se dit qu’il ressemblait à une espèce de champignon noir.


* * *

La cité double d’Ankh la fière et de Morpork la putride, dont toutes les autres villes du temps et de l’espace ne sont, comme qui dirait, que de vulgaires reflets, a subi nombre d’assauts au cours de son histoire à la fois longue et mouvementée, et elle s’est toujours relevée pour reprendre son essor. Aussi, l’incendie – et son inondation subséquente, laquelle détruisit tout ce qui n’était pas inflammable et ajouta à la liste des soucis des survivants une diarrhée particulièrement nauséabonde –, l’incendie, donc, n’en marqua pas la fin. Il fut plutôt comme une ponctuation embrasée, une virgule de charbon ardent, ou un point-virgule salamandre, dans une histoire ininterrompue.

Quelques jours avant ces événements, un bateau remontait l’Ankh avec la marée de l’aube et venait s’amarrer, parmi beaucoup d’autres, dans le dédale de pontons et de quais qui encombraient la rive de Morpork. Il transportait une cargaison de perles roses, de cerneaux galactophores et de pierre ponce, quelques lettres officielles pour le Patricien d’Ankh et un passager.

C’est le passager qui avait attiré l’attention de Colinmaille l’Aveugle, un des mendiants du service du matin sur le quai des Perles. Il donna un coup de coude dans les côtes de Wa l’Éclopé et pointa le doigt sans un mot.

L’étranger se tenait à présent sur le quai et regardait sur la passerelle plusieurs matelots qui s’échinaient à descendre un gros coffre cerclé de cuivre. Un autre homme, visiblement le capitaine, était à côté de lui. Le marin donnait l’impression – chaque fibre nerveuse du corps de Colinmaille l’Aveugle lui hurlait l’information dans le cerveau, des fibres que même une toute petite quantité d’or impur faisait vibrer à cinquante pas –, l’impression d’un veinard qui s’attend à un enrichissement imminent.

De fait, une fois le coffre déposé sur les pavés, l’étranger plongea la main dans une bourse, et une pièce étincela. Plusieurs pièces. De l’or. Colinmaille l’Aveugle, le corps parcouru de vibrations comme une baguette de coudrier en présence d’eau, siffla tout bas. Puis il flanqua un autre coup de coude à Wa qui comprit et détala par une ruelle voisine vers le cœur de la ville.

Lorsque le capitaine remonta à bord, abandonnant le nouvel arrivant vaguement désemparé sur le quai, Colinmaille l’aveugle rafla sa sébile et traversa la rue, l’air patelin mais l’œil avide. À sa vue, l’étranger se mit à farfouiller fébrilement dans sa bourse.

« Bien le bonjour, monseigneur », commença Colinmaille l’Aveugle qui leva la tête et se retrouva nez à nez avec quatre yeux. Il se retourna pour s’enfuir.

« ! » fit l’étranger en lui attrapant le bras. Colinmaille avait conscience que les matelots accoudés au bastingage se moquaient de lui. En même temps, ses sens hautement spécialisés détectaient une fragrance étouffante d’argent. Il se figea. L’étranger le lâcha et feuilleta rapidement un petit livre noir qu’il avait tiré de sa ceinture. Puis il prononça : « Banjour.

— Quoi ? » fit Colinmaille. L’homme parut dérouté.

« Banjour ? répéta-t-il, plus fort que nécessaire et avec tant d’application que le mendiant entendit cliqueter les voyelles qui tombaient en place.

— Banjour toi-même », riposta Colinmaille. L’étranger se fendit d’un grand sourire et farfouilla encore dans sa bourse. Cette fois, sa main ressortit une grosse pièce d’or. Elle était en fait légèrement plus large qu’une couronne ankhienne de huit mille piastres, et le motif qui l’ornait ne disait rien à Colinmaille qui comprit pourtant clairement son message, à savoir :

Mon propriétaire actuel a besoin de secours et d’assistance, alors pourquoi ne pas les lui fournir, comme ça vous et moi, on pourra aller se donner du bon temps quelque part ensemble ?

De subtiles modifications dans l’attitude du mendiant mirent l’étranger plus à l’aise. Il consulta une nouvelle fois son opuscule.

« Je voudrais qu’on m’indique le chemin d’un hôtel, une taverne, une pension, une auberge, un hospice, un caravansérail, dit-il.

— Quoi, tous ?

— ? » fit l’étranger.

Colinmaille s’aperçut qu’un petit attroupement de poissonnières, de ramasseurs de coquillages et de gobe-mouches professionnels les observaient avec intérêt.

« Écoutez, dit-il. Je connais une bonne taverne. Ça ira ? » Il frémit à l’idée que la pièce d’or puisse lui échapper. Celle-là, il la garderait, même si Ymor confisquait tout le reste. Et le gros coffre qui composait l’essentiel des bagages du nouveau venu était sûrement plein d’or.

L’homme aux quatre yeux consulta son livre.

« Je voudrais qu’on m’indique le chemin d’un hôtel, un lieu de repos, une taverne, un…

— Oui, d’accord. Alors venez », s’empressa de répondre Colinmaille. Il ramassa un des ballots et s’en alla d’un pas vif. L’étranger, après un instant d’hésitation, lui emboîta le pas sans se presser.

Le cours des pensées du mendiant suivit une dérivation dans ses méninges. Réussir à emmener si facilement le nouveau venu au Tambour Crevé, ça, c’était un coup de veine, pas de doute, et Ymor le récompenserait sûrement. Mais sa nouvelle relation, malgré sa docilité, avait un il ne savait quoi qui mettait mal à l’aise. Ce n’étaient pas les deux yeux en trop, pourtant bizarres. Il y avait autre chose. Il jeta un coup d’œil dans son dos.

Le petit homme marchait tranquillement au milieu de la rue et regardait autour de lui, l’air vivement intéressé.

Il y avait effectivement autre chose qu’aperçut Colinmaille ; il faillit en bredouiller d’émotion.

Le gros coffre de bois qui, la dernière fois qu’il l’avait vu, reposait lourdement sur le quai, suivait maintenant son maître d’une démarche vaguement chaloupée. Tout doucement, des fois qu’un mouvement brusque de sa part briserait le contrôle chancelant qu’il exerçait sur ses jambes, Colinmaille se pencha légèrement afin de regarder sous le coffre.

Il y vit des tas et des tas de petites jambes.

Très posément, Colinmaille se retourna et repartit d’un pas extrêmement prudent vers le Tambour Crevé.


* * *

« Bizarre, fit Ymor.

— Il avait un gros coffre de bois, ajouta Wa l’Éclopé.

— C’est sûrement un marchand ou un espion », conclut Ymor. Il arracha un bout de viande à la côtelette qu’il tenait en main et le jeta en l’air. Le morceau n’avait pas atteint le zénith de sa trajectoire qu’une forme noire se détacha de l’ombre, dans un angle de la salle, et plongea dessus pour le saisir au vol.

« Un marchand ou un espion, répéta Ymor. Moi, je préférerais un espion. Un espion, ça rapporte deux fois, parce qu’on touche toujours la récompense quand on le livre. T’en penses quoi, Withel ? »

En face d’Ymor, le deuxième plus grand voleur d’Ankh-Morpork ferma à demi son œil unique et haussa les épaules.

« Je me suis renseigné sur le bateau, dit-il. C’est un navire de commerce indépendant. Il se rend de temps en temps aux îles Brunes. De vrais sauvages, là-bas. Les espions, ils ne savent pas ce que c’est, et d’après moi, les marchands, ils les mangent.

— Il avait un peu l’air d’un marchand, hasarda Wa. Sauf qu’il n’était pas gros. »

Il y eut un battement d’ailes à la fenêtre. Ymor extirpa sa masse du fauteuil, traversa la pièce et revint avec un grand corbeau. Après qu’on lui eut détaché de la patte la capsule à message, l’oiseau s’envola pour rejoindre ses congénères tapis parmi les poutres. Withel le regarda sans sympathie. Les corbeaux d’Ymor restaient loyaux envers leur maître, tout le monde le savait, au point que l’unique tentative de Withel pour se hisser au rang de premier voleur d’Ankh-Morpork avait coûté l’œil gauche au bras droit de leur seigneur. Mais pas sa vie, pourtant. Ymor respectait l’ambition.

« B 12, lut Ymor après avoir jeté le petit étui et déplié le petit rouleau à l’intérieur.

— Gorrin le Chat, traduisit machinalement Withel. En faction dans la tour du gong au temple des Petits Dieux.

— Il dit que Colinmaille a emmené notre étranger au Tambour Crevé. Pas mal, comme idée. Dularge est… un ami à nous, non ?

— Ouais, fit Withel. Quand il sait ce qui fait marcher le commerce.

— Ton Gorrin, là, il a dû être client chez lui, reprit Ymor sur le ton de la plaisanterie, parce qu’il parle d’un bagage à pattes, si je déchiffre bien son gribouillage. » Il regarda Withel par-dessus le papier.

Withel détourna les yeux. « Il sera puni », dit-il tout net. Wa considéra l’homme dont le corps tout de noir vêtu et renversé dans son fauteuil avait la nonchalance d’un puma étendu sur une branche dans la jungle des Terres du Bord, et il se dit que le Gorrin, du haut du temple des Petits Dieux, allait bientôt rejoindre ces petites divinités qui peuplaient les nombreuses dimensions de l’Au-delà. Et il lui devait trois pièces de cuivre, le Gorrin.

Ymor froissa le billet et le jeta dans un coin. « Je crois qu’on ira faire un tour au Tambour Crevé tout à l’heure, Withel. On pourra peut-être aussi goûter à cette bière qui plaît tellement à tes hommes. »

Withel ne répondit rien. Être le bras droit d’Ymor, c’était comme mourir flagellé en douceur à coups de lacets de chaussure parfumés.


* * *

La cité double d’Ankh-Morpork, la plus importante de toutes les villes riveraines de la mer Circulaire, abritait comme de juste un grand nombre de bandes de malfaiteurs, de guildes de voleurs, de syndicats et autres organisations de ce genre. Ce qui expliquait en partie sa prospérité. La plupart des petites gens domiciliées sur la rive rétrograde du fleuve, dans le dédale des ruelles de Morpork, arrondissaient leurs maigres revenus en effectuant quelques menues tâches pour l’un ou l’autre des clans rivaux. Ainsi, à la minute où Colinmaille et Deuxfleurs pénétraient dans la cour du Tambour Crevé, la plupart des chefs de bandes étaient déjà informés de l’arrivée en ville d’un individu apparemment plein aux as. Certains rapports des mouchards les plus observateurs faisaient état d’un livre qui indiquait à l’étranger ce qu’il devait dire et d’un coffre qui marchait tout seul. Des détails dont personne ne daigna tenir compte. Aucun magicien capable de tels enchantements ne se risquait jamais à moins d’un kilomètre des quais de Morpork.

À cette heure où le gros des habitants se levaient tout juste ou s’apprêtaient à se mettre au lit, il n’y avait pas beaucoup de monde au Tambour Crevé pour voir Deuxfleurs descendre l’escalier. Lorsque le Bagage apparut derrière lui et entreprit de le descendre à son tour d’une démarche chaloupée mais assurée, les clients assis aux tables de bois rugueux jetèrent comme un seul homme un coup d’œil soupçonneux à leurs consommations.

Dularge rudoyait le petit troll qui balayait la taverne lorsque le trio passa devant lui. « Merde, c’est quoi, ça ? fit-il.

— Aie l’air de rien », lui souffla Colinmaille. Deuxfleurs feuilletait déjà son livre.

« Qu’est-ce qu’il fait ? demanda Dularge, les poings sur les hanches.

— Ça lui indique quoi dire. Je sais, ça paraît idiot, marmonna le mendiant.

— Comment un livre peut-il indiquer ce qu’il faut dire ?

— Je voudrais un logement, une chambre, un hébergement, un garni, pension complète, vos chambres sont-elles propres, une chambre avec vue, combien coûte une chambre pour la nuit ? » débita Deuxfleurs d’une traite.

Dularge regarda Colinmaille. Le mendiant haussa les épaules.

« Il est bourré de fric, dit-il.

— Dis-lui que c’est trois pièces de cuivre, alors. Et son machin, là, il ira à l’écurie.

— ? » fit l’étranger. Dularge leva trois doigts rouges boudinés et une soudaine compréhension éclaira la figure de l’étranger. Il plongea la main dans sa bourse et déposa trois grosses pièces d’or dans la paume du tavernier.

Dularge les fixa, l’œil rond. Elles représentaient à peu près quatre fois la valeur du Tambour Crevé, personnel compris. Il regarda Colinmaille. Aucune aide à attendre de ce côté-là. Il regarda l’étranger. Il déglutit.

« Oui, fit-il d’une voix anormalement aiguë. Et puis y a les repas, bien sûr. Hum. Vous comprenez, oui ? Nourriture. Manger. Non ? » Il se livra aux mimiques adéquates.

« Nurture ? répéta le petit homme.

— Oui, répondit Dularge qui commençait à transpirer. Moi, je serais vous, je regarderais dans votre petit bouquin. »

L’homme ouvrit son manuel et fit courir son doigt le long d’une page. Dularge, qui savait lire, si l’on peut dire, loucha dessus à l’envers. Ce qu’il vit n’avait aucun sens.

« Nouuuurriture, fit l’étranger. Oui. Escalope, parmentier, côtelette, civet, ragoût, fricassée, hachis, farce, soufflé, boulette, blanc-manger, sorbet, gruau, boudin, tourner en eau de boudin, radis, sans un radis, friandises, gelée, confitures. Abats de volaille. » Il fit un sourire radieux à Dularge.

« Tout ça ? demanda l’aubergiste d’une petite voix.

— C’est sa façon de parler, dit Colinmaille. Me demande pas pourquoi. C’est comme ça. »

Dans la salle, tous les yeux observaient l’étranger, sauf deux : ceux du mage Rincevent qui, assis dans l’angle le plus sombre, sirotait une chope de très petite bière.

Lui, il observait le Bagage.

Observons à notre tour Rincevent.

Regardez-le. Efflanqué, comme la plupart des mages, vêtu d’une robe rouge sombre brodée de quelques signes cabalistiques en paillettes ternies. On aurait pu le prendre pour un simple apprenti enchanteur enfui de chez son maître par bravade, ennui, crainte et goût prononcé pour l’hétérosexualité. Pourtant, au bout d’une chaîne autour de son cou pendait l’octogone de bronze qui révélait l’ancien étudiant de l’Université de l’Invisible, la faculté de magie dont le campus transcendant au temps et à l’espace ne se trouve jamais exactement Ici ni Là. Ses diplômés embrassaient en général la carrière de mage, mais Rincevent – suite à un événement malheureux – avait arrêté ses études nanti d’un unique sortilège pour tout bagage et vivotait comme il pouvait en ville en tirant parti d’un don inné pour les langues. En principe il fuyait le travail, mais sa vivacité d’esprit donnait à ses relations l’impression d’avoir affaire à un rongeur déluré. Et il savait reconnaître du poirier savant quand il en voyait. Il en voyait en ce moment même et il n’en croyait pas ses yeux.

Un archimage, au prix d’un grand effort et d’une grosse dépense de temps, arriverait peut-être à obtenir un petit bourdon en bois de poirier savant. L’arbre ne poussait que sur les sites de magie ancienne. Il n’existait sûrement pas plus de deux bourdons de ce type dans toutes les cités de la mer Circulaire. Un gros coffre en poirier savant… Rincevent essaya de calculer et conclut que, même si la malle était pleine à craquer d’opales étoilées et de baguettes d’auricholate, le contenu ne dépasserait pas le dixième de la valeur du contenant. Une veine se mit à battre sur son front.

Il se leva et s’approcha du trio.

« Je peux vous aider ? hasarda-t-il.

— Tire-toi, Rincevent, gronda Dularge.

— Je me disais seulement que ça pourrait être utile de s’adresser à ce monsieur dans sa propre langue, répliqua aimablement le mage.

— Il s’en sort très bien tout seul », fit l’aubergiste qui recula quand même de quelques pas.

Rincevent sourit poliment à l’étranger et risqua quelques mots de chimérien. Il était fier de sa maîtrise de la langue, mais il ne suscita que de l’étonnement chez l’étranger.

« Ça ne marchera pas, intervint Colinmaille du ton du gars au courant. C’est le livre, vous voyez. Il lui dit quoi dire. Magique. »

Rincevent tâta alors du haut borograve, du vanglemesht, du sumtri et même de l’orougou noir, langue qui ne possède aucun nom et qu’un seul adjectif, obscène d’ailleurs. Chaque tentative rencontra une incompréhension polie. En désespoir de cause, il essaya le trob barbare, et la figure du petit homme se fendit d’un sourire ravi.

« Enfin ! dit-il. Mon bon monsieur ! C’est incroyable ! » (Bien qu’en trob le dernier mot se traduise en fait par : « une-chose-qui-ne-peut-arriver-qu’une-fois-dans-l’existence-utile-d’un-canoë-soigneusement-évidé-à-la-hache-et-au-feu-dans-le-plus-grand-des-arbres-diamant-qui-poussent-dans-les-fameuses-forêts-d’arbres-diamant-sur-les-premières-pentes-du-mont-Awayay-séjour-des-dieux-du feu-à-ce-qu’on-dit ».)

« C’était quoi, tout ça ? demanda Dularge, soupçonneux.

— Qu’a dit l’aubergiste ? » demanda le petit homme.

Rincevent déglutit. « Dularge, fit-il. Deux chopes de ta meilleure bière, s’il te plaît.

— Tu le comprends ?

— Oh, bien sûr.

— Dis-lui… Dis-lui qu’il est le bienvenu. Dis-lui que le petit-déjeuner, ça coûte… euh… une pièce d’or. » L’espace d’un instant, la figure de l’aubergiste donna l’impression d’un combat intérieur titanesque, puis il ajouta, dans un élan de générosité : « Le tien est compris dedans.

— Étranger, dit Rincevent d’une voix égale, si vous restez ici, vous serez poignardé ou empoisonné avant la nuit. Mais continuez de sourire, sinon je vais y avoir droit aussi.

— Oh, allons donc, fit l’étranger en regardant autour de lui. L’endroit me paraît délicieux. Une authentique taverne morporkienne. J’en ai tellement entendu parler, vous savez. Toutes ces vieilles poutres au charme désuet. Et les prix sont très raisonnables. »

Rincevent jeta un rapide coup d’œil à la ronde, des fois qu’une fuite d’enchantement depuis le quartier des Magiciens de l’autre côté du fleuve les aurait momentanément transportés ailleurs. Non, il s’agissait bien toujours du Tambour Crevé, avec ses murs tachés de fumée, son sol en compost de vieux joncs et d’insectes anonymes, sa bière qu’on n’achetait pas vraiment, qu’on louait plutôt pour un temps limité. Il essaya d’associer cette image à l’adjectif « désuet », ou plus exactement à son équivalent trob, à savoir : « cette-agréable-singularité-architecturale-qu’on-trouve-dans-les-petites-maisons-coralliennes-des-pygmées-mangeurs-d’éponges-de-la-péninsule-d’Orohai ».

Son esprit chancela sous l’effort. Le visiteur poursuivit : « Je m’appelle Deuxfleurs », et il tendit la main. Instinctivement, les trois autres baissèrent les yeux pour voir si elle ne tenait pas une pièce.

« Enchanté de vous connaître, fit Rincevent. Moi, je suis Rincevent. Écoutez, je ne blaguais pas. C’est un coupe-gorge, ici.

— Parfait ! Exactement ce que je voulais !

— Hein ?

— C’est quoi, ce qu’il y a dans les chopes ?

— Ça ? De la bière. Merci, Dularge. Oui. De la bière. Vous savez. De la bière.

— Ah. La boisson typique. Une petite pièce d’or suffira à la payer, à votre avis ? Je ne veux offenser personne. »

Il l’avait déjà à moitié sortie de sa bourse.

« Aaargl, croassa Rincevent. Je veux dire, non, ça n’offensera personne.

— Bien. Un coupe-gorge, vous dites. Fréquenté, vous voulez dire, par des héros et des aventuriers ? »

Rincevent réfléchit. « Oui ? proféra-t-il.

— Excellent. Je voudrais en rencontrer. »

Tout s’expliqua dans l’esprit du mage. « Ah, fit-il. Vous venez enrôler des mercenaires (des-guerriers-qui-se-battent-pour-la-tribu-qui-a-le-plus-de-farine-de-noix-lactée) ?

— Oh, non. Je veux seulement les rencontrer. Pour pouvoir le raconter quand je rentrerai chez moi. »

Rincevent songea que si Deuxfleurs rencontrait la plupart des clients du Tambour, il ne rentrerait jamais chez lui, à moins d’habiter en aval du fleuve et d’y passer au fil du courant.

« Où c’est, chez vous ? » voulut-il savoir. Dularge s’était éclipsé dans une arrière-salle, remarqua-t-il. Colinmaille les observait d’un œil soupçonneux depuis une table voisine.

« Avez-vous entendu parler de la ville de Bès Pélargic ?

— Ben, je ne suis pas resté longtemps en Trob. Je n’étais que de passage, vous voyez…

— Oh, ce n’est pas en Trob. Je parle trob parce qu’il y a beaucoup de marins béTrobi dans nos ports. Bès Pélargic est le principal port maritime de l’Empire agatéen.

— Je n’en ai jamais entendu parler, je le crains. »

Deuxfleurs haussa les sourcils. « Non ? C’est une grande ville. Vous naviguez dans le sens direct depuis les îles Brunes pendant une semaine, et vous y êtes. Ça ne va pas ? »

Il fit en hâte le tour de la table et tapa dans le dos du mage. Rincevent avait avalé sa bière de travers. Le continent Contrepoids !


* * *

À trois rues de là, un vieil homme lâcha une pièce dans une coupelle d’acide qu’il fit tourner doucement. Dularge attendait impatiemment, mal à l’aise dans un local baignant dans la puanteur de cuves et de cornues bouillonnantes, encombré d’étagères garnies de formes sombres qui rappelaient des crânes et des bizarreries empaillées.

« Alors ? lança-t-il.

— Ça ne se fait pas comme ça, ces choses-là, répondit le vieil alchimiste avec mauvaise humeur. Ça prend du temps, une analyse. Ah ! » Il poussa du doigt la coupelle, où la pièce gisait désormais dans des volutes de couleur verte. Il se livra à quelques calculs sur un bout de parchemin.

« Extrêmement intéressant, dit-il enfin.

— C’est une vraie ? »

Le vieux fit la moue. « Ça dépend de ce que vous entendez par là, fit-il. Si vous voulez dire : est-ce que ce jaunet est identique à, mettons, une pièce de cinquante piastres, alors la réponse est non.

— Je le savais, s’écria l’aubergiste qui se dirigea vers la porte.

— Je ne suis pas sûr de m’être bien fait comprendre », dit l’alchimiste. Dularge se retourna, furieux.

« Comment ça ?

— Eh bien, vous voyez, pour une raison ou une autre, notre monnaie s’est un peu dénaturée au fil des ans. La teneur en or d’une pièce moyenne atteint à peine quatre douzièmes, le reste est constitué d’argent, de cuivre…

— Et alors ?

— J’ai dit que cette pièce-là n’est pas comme les nôtres. C’est de l’or pur. »

Après le départ de Dularge, ventre à terre, l’alchimiste passa un certain temps à contempler le plafond. Puis il sortit un tout petit bout de mince parchemin, fourragea en quête d’une plume parmi les débris qui jonchaient son établi et rédigea un message très court, très succinct. Il s’approcha ensuite de ses cages de colombes blanches, jeunes coqs noirs et autres animaux de laboratoire. De l’une il tira un rat au pelage luisant, roula le parchemin dans l’étui attaché à une patte arrière et relâcha l’animal.

Le rat courut un moment de droite et de gauche en flairant par terre avant de disparaître dans un trou du mur d’en face.

À peu près au même instant une diseuse de bonne aventure au palmarès ridicule jusque-là et qui vivait de l’autre côté du pâté de maisons jeta par hasard un coup d’œil dans sa boule de cristal, poussa un petit cri et, dans l’heure qui suivit, vendit ses bijoux, divers accessoires magiques, la majeure partie de ses vêtements et presque tous ses autres biens difficilement transportables sur le cheval le plus rapide qu’elle put acheter. Le fait que, plus tard, au moment où sa maison s’effondrerait en flammes, elle mourrait sous un éboulement imprévu dans les montagnes de Morpork, ce fait-là prouve que la Mort aussi a le sens de l’humour.


* * *

Toujours à peu près à l’instant où le rat voyageur disparaissait et galopait dans un labyrinthe de galeries sous la ville, poussé par un instinct ancestral, le Patricien d’Ankh-Morpork se saisissait des lettres distribuées ce matin-là par albatros. L’œil pensif, il considéra de nouveau celle du dessus et convoqua son chef des espions.

Et au Tambour Crevé, Rincevent, bouche bée, écoutait Deuxfleurs.

« Alors j’ai décidé d’aller voir par moi-même, disait le petit homme. Huit ans d’économies, ça m’a coûté. Mais je ne regrette pas le moindre demi-rhinu. Je veux dire, j’y suis. À Ankh-Morpork. Qu’on célèbre dans les chansons et les contes, je veux dire. Dans les rues qu’ont arpentées Heric Blanchelame, Hrun le Barbare, Bravd l’Axlandais et la Fouine… C’est exactement comme je l’imaginais, vous savez. »

La figure de Rincevent était un masque d’horreur fascinée.

« Là-bas à Bès-Pélargic, poursuivait gaiement Deuxfleurs, je ne supportais plus de rester toute la journée assis derrière un bureau, à totaliser des colonnes de chiffres, avec la retraite au bout pour tout avenir… Où est l’aventure dans tout ça ? Deuxfleurs, je me suis dit, c’est maintenant ou jamais. Il y a mieux à faire qu’écouter les histoires des autres. Tu peux y aller toi-même. Il est temps d’arrêter de traîner sur les quais pour entendre ce que racontent les marins. Alors je me suis composé un recueil d’expressions et j’ai pris une place sur le premier bateau en partance pour les îles Brunes.

— Pas de gardes du corps ? murmura Rincevent.

— Non. Pour quoi faire ? Qu’est-ce que j’ai d’intéressant pour les voleurs ? »

Rincevent toussa. « Vous avez, euh… de l’or, fit-il.

— À peine deux mille rhinus. Tout juste assez pour subsister un mois ou deux. Enfin, chez moi. J’imagine qu’ici on pourrait les faire durer un peu plus longtemps.

— Un rhinu, ça ne serait pas une de ces grosses pièces d’or ? demanda Rincevent.

— Si. » Deuxfleurs regarda d’un air inquiet le mage par-dessus ses étranges lentilles de vue. « Deux mille, ça suffira, d’après vous ?

— Aaargl, croassa Rincevent. Je veux dire, oui… ça suffira.

— Bien.

— Hum. Est-ce que tout le monde est aussi riche que vous, dans l’Empire agatéen ?

— Moi ? Riche ? Ça alors, où êtes-vous allé chercher une idée pareille ? Je ne suis qu’un pauvre employé ! J’ai trop donné à l’aubergiste, vous croyez ? ajouta Deuxfleurs.

— Euh… il se serait contenté de moins, concéda Rincevent.

— Ah. Je le saurai, la prochaine fois. J’ai beaucoup à apprendre, à ce que je vois. Il me vient une idée. Rincevent, accepteriez-vous de me servir de… je ne sais pas, peut-être que le mot « guide » conviendrait à la situation ? Je pense avoir les moyens de vous payer un rhinu par jour. »

Rincevent ouvrit la bouche pour répondre mais sentit les mots se recroqueviller dans sa gorge, peu décidés à mettre le nez dans un monde qui sombrait si vite dans la folie. Deuxfleurs rougit.

« Je vous ai offensé, dit-il. C’était une demande déplacée à faire à un homme comme vous qui exercez une profession libérale. Vous avez sûrement un programme chargé auquel vous voulez retourner… des tâches de grande magie, sans doute…

— Non, répondit Rincevent d’une petite voix. Pas pour le moment. Un rhinu, vous dites ? Un par jour. Tous les jours ?

— Je crois, vu les circonstances, que je devrais peut-être aller à un rhinu et demi par jour. Plus les frais, bien entendu. »

Le mage se ressaisit magnifiquement. « Ce sera très bien, dit-il. Parfait. »

Deuxfleurs plongea la main dans sa bourse et en sortit un gros objet rond en or qu’il regarda un instant avant de le ranger à nouveau. Rincevent n’eut pas le temps de le voir distinctement.

« Je crois, dit le touriste, que je me reposerais bien un peu maintenant. La traversée a été longue. Et puis, si ça ne vous fait rien, vous pourriez repasser à midi et nous irions visiter la ville.

— Bien sûr.

— Alors soyez assez aimable pour demander à l’aubergiste de me conduire à ma chambre. »

Rincevent s’exécuta, et il regarda Dularge, nerveux comme un pou, tout juste revenu au galop d’une arrière-salle, monter le premier l’escalier de bois derrière le bar. Au bout de quelques secondes, le Bagage se leva et trottina à leur suite.

Le mage regarda alors les six grosses pièces dans sa main. Deuxfleurs avait insisté pour lui payer ses quatre premiers jours de gages d’avance.

Colinmaille hocha la tête et lui fit un sourire encourageant. Rincevent gronda en lui montrant les dents.

Étudiant, Rincevent n’avait jamais eu de bonnes notes en préconnaissance, mais aujourd’hui des circuits dont il ne s’était jamais servi palpitaient dans son cerveau, et l’avenir lui apparaissait comme gravé en couleurs vives sur ses prunelles. L’espace entre ses omoplates se mit à le démanger. Le plus sage, il le savait, c’était d’acheter un cheval. Un cheval rapide ; et cher – à première vue, il ne connaissait pas de marchand de chevaux assez riche pour lui rendre la monnaie sur presque une once d’or.

Ensuite, évidemment, les cinq pièces restantes lui permettraient d’ouvrir un cabinet rentable à une distance raisonnable, disons trois cents kilomètres. Voilà ce qui serait le plus sage.

Mais qu’adviendrait-il de Deuxfleurs, tout seul dans une ville où même les cafards avaient un instinct infaillible pour l’or ? Faudrait être une vraie canaille pour l’abandonner.


* * *

Le Patricien d’Ankh-Morpork sourit, mais des lèvres seulement.

« La porte d’Axe, vous dites ? » murmura-t-il.

Le capitaine des gardes salua vivement. « Oui, monseigneur. Nous avons dû abattre son cheval pour l’arrêter.

— Ce qui t’amène tout droit ici, fit le Patricien en baissant les yeux sur Rincevent. Et qu’as-tu à dire pour ta défense ? »

Selon la rumeur, une aile entière du palais du Patricien était dévolue à des clercs qui passaient leur temps à collationner et mettre à jour tous les renseignements recueillis par le réseau d’espions merveilleusement organisé de leur maître. Rincevent n’en doutait pas. Il jeta un coup d’œil du côté du balcon qui longeait un des murs de la salle d’audience. Un petit sprint, un bond agile… une pluie soudaine de carreaux d’arbalète. Il frissonna.

Le Patricien cala ses mentons dans une main couverte de bagues et posa sur le mage des yeux petits et durs comme des perles.

« Voyons, dit-il. Parjure, vol d’un cheval, mise en circulation de fausse monnaie… Oui, j’ai l’impression que pour toi, c’est l’Arène, Rincevent. »

C’en était trop.

« Je n’ai pas volé le cheval ! Je l’ai acheté honnêtement !

— Mais avec de la fausse monnaie. Ce qui revient à du vol, tu vois.

— Mais ces rhinus, c’est de l’or massif !

— Des rhinus ? » Le Patricien en manipula un de ses doigts épais. « C’est ainsi qu’on les nomme ? Très intéressant. Mais, comme tu l’as fait remarquer, ils ne ressemblent pas vraiment à nos piastres…

— Ben, évidemment, ce n’en…

— Ah, tu le reconnais, alors…»

Rincevent ouvrit la bouche pour parler, se ravisa et la referma.

« Exactement. Et pour couronner le tout n’oublions pas l’opprobre moral que jette ton lâche abus de confiance envers un étranger en visite sur nos côtes. Quelle honte, Rincevent ! »

Le Patricien fit un vague geste de la main. Les gardes derrière Rincevent reculèrent, et leur capitaine s’écarta de quelques pas sur la droite. Rincevent se sentit soudain très seul.

On raconte qu’à l’instant de la mort d’un mage, la Mort vient le réclamer en personne (au lieu de confier la tâche à un subalterne tel que la Pestilence ou la Famine comme c’est souvent le cas). Rincevent chercha nerveusement du regard autour de lui une grande silhouette en noir (les mages, même les mages ratés, possèdent dans leurs rétines, en plus des cônes et des bâtonnets, les tout petits octogones qui leur permettent de voir dans l’extrême octarine, la couleur fondamentale dont toutes les autres ne sont que des ombres pâlichonnes affectant l’espace normal à quatre dimensions ; on prétend qu’il s’agit d’une espèce de violet jaune-vert fluorescent).

C’était quoi, cette ombre tremblotante dans le coin ?

« Évidemment, dit le Patricien, je pourrais faire preuve de clémence. »

L’ombre disparut. Rincevent leva les yeux, une expression d’espoir insensé sur la figure.

« Oui ? » demanda-t-il.

Le Patricien fit un autre geste de la main. Rincevent vit les gardes sortir de la salle. Seul en compagnie du suzerain des cités jumelles, il souhaita presque qu’ils reviennent.

« Approche, Rincevent », dit le Patricien. Il désigna une coupe de friandises sur une table basse en onyx à côté du trône. « Veux-tu une méduse candie ? Non ?

— Euh… fit Rincevent, non.

— Je te demande maintenant d’écouter attentivement ce que je vais dire, reprit le Patricien d’une voix aimable, sinon tu mourras. D’une mort intéressante. Et longue. S’il te plaît, cesse de gigoter comme ça.

« Puisque tu es plus ou moins mage, tu sais bien entendu que nous vivons sur un monde en forme de disque, en quelque sorte ? Et qu’il existe, dit-on, vers l’autre bord, un continent qui, malgré sa petitesse, égale en poids toutes les grandes masses continentales de notre hémicercle ? Et que ce phénomène est dû, selon les anciennes légendes, au fait qu’il est en grande partie constitué d’or ? »

Rincevent fit oui de la tête. Qui n’avait pas entendu parler du continent Contrepoids ? Certains marins croyaient même à ces contes pour enfants et prenaient la mer pour le trouver. Évidemment, ils rentraient les mains vides, ou ne rentraient pas du tout. Sans doute dévorés par des tortues géantes, de l’avis de navigateurs plus dignes de foi. Parce que, bien sûr, le continent Contrepoids n’était rien de plus qu’un mythe solaire.

« Il existe bel et bien, évidemment, reprit le Patricien. Il n’est pas fait d’or, mais c’est vrai que l’or y est un métal très courant. La majeure partie de sa masse est due à d’immenses dépôts d’octefer enfouis dans la croûte discale. Il devient alors clair pour un esprit perspicace comme le tien que l’existence du continent Contrepoids représente une menace mortelle pour notre peuple, chez nous…» Il marqua un temps en voyant la bouche béante de Rincevent. Il soupira. « Est-ce que par hasard tu n’aurais pas tout suivi ?

— Aaargl », répondit Rincevent. Il déglutit et s’humecta les lèvres. « Enfin, non. Je veux dire… Ben, l’or…

— Je vois, fit le Patricien d’une voix douce. Tu te dis, peut-être, que ce serait merveilleux d’aborder le continent Contrepoids et d’en ramener de l’or plein les cales ? »

Rincevent eut l’impression d’un piège qu’on tendait.

« Oui ? hasarda-t-il.

— Et si chaque riverain de la mer Circulaire possédait un tas d’or à lui ? Est-ce que ce serait une bonne chose ? Qu’arriverait-il ? Réfléchis bien. »

Le front de Rincevent se plissa. Il réfléchit. « On serait tous riches ? »

La chute de température qui accueillit sa réponse lui apprit que ce n’était pas la bonne.

« Autant te le dire, Rincevent, les seigneurs de la mer Circulaire entretiennent des relations avec le souverain de l’Empire agatéen, comme on l’appelle, poursuivit le Patricien. Mais des relations insignifiantes. Nous avons très peu de chose en commun. Nous n’avons rien qu’ils désirent, et eux n’ont rien que nous puissions acheter. Cet empire est vieux, Rincevent. Vieux, rusé, cruel et très, très riche. Alors nous échangeons des vœux fraternels par albatros. De loin en loin.

« Une de ces lettres est arrivée ce matin. Un sujet de l’empereur s’est apparemment mis en tête de visiter notre ville. Apparemment, ce qui l’intéresse, c’est regarder. Seul un fou endurerait toutes les privations d’une traversée de l’océan dans le sens direct avec pour seul but de regarder quelque chose. Pourtant, lui l’a fait.

« Il a débarqué ce matin. Il aurait pu rencontrer un grand héros, ou le plus habile des voleurs, ou encore un grand philosophe pétri de sagesse. C’est sur toi qu’il est tombé. Il t’a engagé comme guide. Tu serviras de guide, Rincevent, à ce regardeur, ce Deuxfleurs. Tu veilleras à ce qu’il ramène chez lui une bonne image de notre petite patrie. Qu’en dis-tu ?

— Euh… Merci, monseigneur, répondit Rincevent d’une voix pitoyable.

— Il y a un autre détail, évidemment. Ce serait une tragédie s’il arrivait quoi que ce soit de fâcheux à notre petit visiteur. Ce serait terrible s’il mourait, par exemple. Terrible pour le pays tout entier, parce que l’empereur agatéen se soucie de son peuple et qu’il pourrait sûrement nous éliminer d’un signe de tête. D’un simple signe de tête. Et ce serait terrible pour toi, Rincevent, parce que dans les semaines qui nous resteraient avant le débarquement de la formidable flotte impériale de mercenaires, certains de mes serviteurs s’occuperaient de ta personne dans l’espoir que les capitaines ivres de vengeance, à leur arrivée, se radoucissent à la vue de ton corps toujours en vie. Il existe certains sortilèges qui empêchent la vie de quitter un corps, aux dieux ne plaise qu’on en arrive à de telles extrémités, et… Je vois à ta mine que tu commences à comprendre ?

— Aaargl.

— Je te demande pardon ?

— Oui, monseigneur. Je… euh… j’y veillerai… je veux dire, je ferai mon possible pour veiller… je veux dire… enfin, j’essayerai de prendre soin de lui et de veiller à ce qu’il ne lui arrive rien de mal. » Et après ça j’irai jongler avec des boules de neige en enfer, ajouta-t-il amèrement dans l’intimité de son crâne.

« Épatant ! J’ai déjà cru comprendre que Deuxfleurs et toi êtes en bons termes. Un excellent début. Quand il repartira sain et sauf dans son pays, tu n’auras pas affaire à un ingrat. Je lèverai même sûrement les accusations qui pèsent sur toi. Merci, Rincevent. Tu peux partir. »

Rincevent décida de ne pas réclamer la restitution des cinq derniers rhinus. Il s’en alla prudemment à reculons.

« Ah, une autre chose encore, dit le Patricien tandis que le mage cherchait les poignées de la porte à tâtons.

— Oui, monseigneur ? répondit-il, la mort dans l’âme.

— Je suis sûr que tu ne songes pas à te soustraire à tes obligations en fuyant la ville. Tu me parais fait pour la vie citadine. Mais sois certain qu’à la tombée de la nuit les seigneurs des autres villes seront informés de la situation.

— Je vous assure que cette idée ne m’est même jamais venue à l’esprit, monseigneur.

— Vraiment ? Alors moi, à ta place, je poursuivrais ma figure en justice pour diffamation. »


* * *

Rincevent arriva au Tambour Crevé à fond de train, juste à temps pour entrer en collision avec un homme qui en jaillissait de dos. La hâte de l’inconnu s’expliquait en partie par la lance plantée dans sa poitrine. Il glouglouta bruyamment et s’écroula mort aux pieds du mage.

Rincevent risqua un coup d’œil par l’embrasure de la porte et recula d’un bond lorsqu’une lourde hache de jet lui passa sous le nez dans un bruissement de perdrix.

Sûrement un lancer au petit bonheur, lui apprit un second coup d’œil prudent. L’intérieur obscur du Tambour était le théâtre d’une mêlée de combattants, dont un grand nombre – lui confirma un troisième coup d’œil prolongé – taillés en pièces. Rincevent se pencha en arrière pour esquiver un tabouret fou qui fila s’écraser de l’autre côté de la rue. Puis il plongea dans la taverne.

Il portait une robe sombre, qu’assombrissaient encore un port quotidien et des lavages sporadiques. Dans la pénombre pleine de fureur, personne n’eut l’air de remarquer une forme indistincte qui se glissait désespérément de table en table. Un moment, un combattant tituba en arrière et marcha sur ce qui lui parut des doigts. Ce qui lui parut des dents lui mordit la cheville. Il poussa un cri strident et baissa sa garde juste ce qu’il fallait pour qu’une épée maniée par un adversaire étonné l’embroche.

Rincevent atteignit l’escalier en suçant sa main meurtrie et en courant curieusement penché en avant. Un carreau d’arbalète se ficha dans la rampe au-dessus de lui, et il laissa échapper un gémissement.

Il grimpa l’escalier d’une traite sans respirer, s’attendant à tout moment à un autre tir mieux ajusté.

Dans le couloir à l’étage il se redressa, le souffle court, et vit le plancher devant lui jonché de cadavres. Un grand type à la barbe noire, une épée ensanglantée à la main, essayait une poignée de porte.

« Hé ! » s’écria Rincevent. L’homme regarda autour de lui, puis, presque distraitement, tira un court couteau de jet de sa bandoulière et le lança. Rincevent se baissa. Un cri bref s’éleva dans son dos lorsque l’arbalétrier qui mettait en joue lâcha son arme et s’agrippa la gorge.

Le grand barbu avançait déjà la main vers un autre couteau. Rincevent regarda autour de lui d’un air affolé puis, dans une improvisation hallucinée, il se releva pour prendre une pose de mage.

Il rejeta la main en arrière. « Asoniti ! Kyorucha ! Bizelbor ! »

L’homme hésita, cilla nerveusement des yeux à droite et à gauche dans l’attente du phénomène magique. Il conclut qu’il n’y en aurait pas au moment où Rincevent, fonçant en vrombissant dans le couloir, lui flanquait un méchant coup de pied dans l’aine.

Tandis que le barbu hurlait et s’empoignait l’entrejambe, le mage ouvrit la porte d’une traction, bondit à l’intérieur, referma le battant derrière lui et s’y adossa, hors d’haleine.

Tout était calme dans la chambre. Deuxfleurs dormait paisiblement sur le lit bas. Et au pied du lit reposait le Bagage.

Rincevent s’avança de quelques pas ; la cupidité le poussait aussi facilement que s’il était monté sur roulettes. Le coffre était ouvert. Il contenait des sacs, et dans l’un d’eux le mage vit briller de l’or. L’espace d’un instant, l’avidité l’emporta sur la prudence, et il tendit doucement la main… Mais à quoi bon ? Il ne vivrait jamais assez longtemps pour en profiter. À contrecœur, il ramena la main et fut surpris de voir un léger frémissement parcourir le couvercle ouvert du coffre. N’avait-il pas imperceptiblement bougé, comme agité par le vent ?

Rincevent regarda ses doigts, puis le couvercle. Il paraissait lourd et il était cerclé de bandages de cuivre. Parfaitement immobile à présent.

Quel vent ?

« Rincevent ! »

Deuxfleurs sauta du lit. Le mage fit un bond en arrière, un sourire forcé sur la figure.

« Mon vieux, pile à l’heure ! Nous allons déjeuner, et ensuite, je suis sûr que vous avez prévu un programme du tonnerre pour cet après-midi !

— Euh…

— Formidable ! »

Rincevent prit une profonde inspiration. « Écoutez, dit-il au désespoir, allons manger ailleurs. Ça se cogne un peu en bas.

— Une bagarre de taverne ! Pourquoi vous ne m’avez pas réveillé ?

— Ben, vous voyez, je… Quoi ?

— Je croyais m’être fait bien comprendre ce matin, Rincevent. Je veux connaître la vraie vie morporkienne : le marché aux esclaves, la fosse aux Catins, le temple des Petits Dieux, la Guilde des Mendiants… et une vraie bagarre de taverne. » L’ombre d’un doute passa dans la voix de Deuxfleurs. « Vous en avez bien, non ? Vous savez, des gens qui se balancent aux lustres, des duels à l’épée sur les tables, le genre d’histoires dans lesquelles se fourrent toujours Hrun le Barbare et la Fouine. Vous savez… de l’action. »

Rincevent s’assit lourdement sur le lit.

« Vous tenez vraiment à voir une bagarre ? demanda-t-il.

— Oui. Qu’est-ce qu’il y a de mal à ça ?

— Pour commencer, on risque de se faire blesser.

— Oh, je ne parlais pas d’y participer nous-mêmes. Je veux seulement en voir une, c’est tout. Et certains de vos célèbres héros. Vous en avez, non ? Ce ne sont pas que des fables de marins ? » Voilà qu’au grand étonnement du mage, Deuxfleurs l’implorait presque.

« Oh, ouais. Pour ça, on en a », s’empressa de répondre Rincevent. Il se les imagina mentalement et recula devant cette simple évocation.

Tous les héros de la mer Circulaire franchissaient un jour ou l’autre les portes d’Ankh-Morpork. La plupart venaient des tribus barbares voisines du Moyeu glacé, région plus ou moins spécialisée dans l’exportation de héros. Presque tous possédaient des épées magiques grossières dont les harmoniques non étouffées affectaient le plan astral et fichaient la pagaille à des kilomètres à la ronde dans les expériences délicates de sorcellerie appliquée, mais Rincevent n’avait rien à redire de ce côté-là. Il savait bien qu’il était un marginal question magie, il ne voyait donc aucun inconvénient à ce que la seule apparition d’un héros aux portes de la ville suffise à faire exploser les cornues et à matérialiser des démons dans tout le quartier des Magiciens. Non, ce qu’il n’aimait pas chez les héros, c’était leur morosité suicidaire à jeun et leur folie homicide en état d’ébriété. Et puis il y en avait trop. Certains des plus célèbres terrains de basses quêtes héroïques, aux alentours de la cité, étaient littéralement envahis en pleine saison. On parlait d’instaurer un système de roulement par équipes.

Rincevent se frotta le nez. Les seuls héros qu’il appréciait, c’étaient Bravd et la Fouine, momentanément absents de la ville, et Hrun le Barbare, quasiment un intellectuel selon les normes axlandaises vu qu’il pouvait réfléchir sans remuer les lèvres. On disait que Hrun courait l’aventure quelque part dans le sens direct.

« Écoutez, dit-il enfin. Avez-vous déjà vu un barbare ? »

Deuxfleurs fit non de la tête.

« C’est ce que je craignais, reprit Rincevent. Eh bien, ce sont…»

Un bruit de pieds au pas de course monta de la rue et une reprise du tumulte du rez-de-chaussée. Suivit un vacarme dans l’escalier. La porte s’ouvrit à la volée avant que Rincevent ait eu le temps de se ressaisir pour foncer vers la fenêtre.

Mais au lieu de l’hystérique rendu furieux par l’appât du gain qu’il s’attendait à voir, il se retrouva devant la figure ronde et rougeaude d’un sergent du guet. Il respira à nouveau. Bien sûr. Le guet prenait toujours soin de ne pas intervenir trop tôt dans une bagarre si l’avantage ne penchait pas lourdement en sa faveur. L’emploi donnait droit à la retraite et attirait des postulants d’un naturel prudent et réfléchi.

Le sergent lança un regard noir à Rincevent, puis considéra Deuxfleurs avec intérêt.

« Tout va bien, ici, alors ? fit-il.

— Oh, très bien, répliqua Rincevent. Vous avez été retardés, c’est ça ? »

Le sergent l’ignora. « C’est lui, l’étranger, alors ? demanda-t-il.

— On partait, se hâta de dire Rincevent qui passa au trob. Deuxfleurs, je crois qu’on devrait déjeuner ailleurs. Je connais des restaurants. »

Il sortit dans le couloir avec toute l’assurance dont il était capable. Deuxfleurs le suivit, et quelques secondes plus tard le sergent laissa échapper un cri étranglé lorsque le Bagage referma son couvercle dans un claquement, se leva, s’étira et leur emboîta le pas.

Les hommes du guet évacuaient les corps de la salle du bas. Il n’y avait pas de survivants. Le guet y avait veillé en leur laissant largement le temps de s’échapper par la porte de derrière, un heureux compromis entre la prudence et la justice qui profitait à toutes les parties.

« Qui sont tous ces hommes ? demanda Deuxfleurs.

— Oh, vous savez. Des hommes, c’est tout », répondit Rincevent. Et avant qu’il ait pu se retenir, un secteur désœuvré de son cerveau prit le contrôle de sa bouche et ajouta : « Des héros, en fait.

— Vraiment ? »

Quand on a un pied pris dans le Miasme Gris de H’rull, il est beaucoup plus facile de s’y engager franchement et de s’enfoncer dedans que de continuer de se débattre. Rincevent se laissa entraîner.

« Oui, celui-là, là-bas, c’est Erig Legrosbras, et là-bas, c’est Zenell le Noir…

— Est-ce que Hrun le Barbare est ici ? » voulut savoir Deuxfleurs en regardant avidement autour de lui. Rincevent prit une profonde inspiration.

« C’est lui, là, derrière nous », répondit-il.

L’énormité de ce mensonge était telle que ses ondes se propagèrent par un des plans astraux inférieurs jusque dans le quartier des Magiciens de l’autre côté du fleuve, où elles acquirent une vitesse incroyable au contact de l’immense vague de puissance qui y planait en permanence, avant de rebondir furieusement autour de la mer Circulaire. Une harmonique atteignit même Hrun en personne, alors qu’il combattait deux gnolls sur une saillie près de s’effondrer au sommet des monts Caderack, et elle lui causa l’espace d’un instant un malaise inexplicable.

Deuxfleurs, pendant ce temps, avait repoussé le couvercle du Bagage et sortait en hâte un lourd cube noir.

« C’est fantastique ! dit-il. On ne me croira jamais, chez moi !

— Qu’est-ce qu’il raconte ? demanda le sergent, indécis.

— Il est content que vous nous ayez sauvés », répondit Rincevent. Il lança un coup d’œil en coin à la boîte noire, s’attendant à moitié à ce qu’elle explose ou émette d’étranges sons musicaux.

« Ah », fit le sergent. Lui aussi fixait la boîte.

Deuxfleurs leur adressa un sourire radieux.

« J’aimerais garder un souvenir de cet événement, dit-il. Croyez-vous pouvoir leur demander d’aller se placer près de la fenêtre, s’il vous plaît ? Ça ne sera pas long. Et, euh… Rincevent ?

— Oui ? »

Deuxfleurs se dressa sur la pointe des pieds pour lui chuchoter à l’oreille.

« J’imagine que vous savez ce que c’est, n’est-ce pas ? »

Rincevent baissa les yeux sur la boîte. Un œil de verre tout rond dépassait au centre d’une de ses faces, et un levier à l’arrière.

« Pas vraiment, répondit-il.

— C’est un appareil à faire rapidement des images, l’informa Deuxfleurs. Une toute nouvelle invention. J’en suis assez fier mais, écoutez, je ne crois pas que ces messieurs… enfin, je veux dire qu’ils pourraient… disons, avoir quelques craintes. Est-ce que ça vous ennuierait de leur expliquer ? Je les dédommagerai du temps perdu, évidemment.

— Il a une boîte avec un démon à l’intérieur qui dessine des images, traduisit brièvement Rincevent. Faites ce que vous dit ce cinglé et il vous donnera de l’or. »

Le guet sourit nerveusement.

« J’aimerais vous avoir sur l’image, Rincevent. Voilà, très bien. » Deuxfleurs sortit le disque d’or que Rincevent avait déjà remarqué, loucha un moment, les yeux plissés, sur sa face invisible, marmonna « Trente secondes, ça devrait suffire », et lança joyeusement : « Souriez, s’il vous plaît !

— Souriez », grinça Rincevent. Un bourdonnement s’échappa de la boîte.

« Parfait ! »


* * *

À grande altitude au-dessus du disque, le second albatros filait comme une flèche ; à si grande altitude, en fait, que ses tout petits yeux orange et déments embrassaient l’ensemble du monde et l’immense anneau miroitant de la mer Circulaire. Il portait, attaché à une patte, un étui jaune contenant un message. Loin en dessous, caché par les nuages, son congénère qui avait transmis le message précédent au Patricien d’Ankh-Morpork s’en retournait chez lui d’un vol placide.


* * *

Rincevent regarda le petit carré de verre d’un œil ahuri. Il était là, oui, minuscule silhouette aux couleurs parfaitement rendues, debout devant un groupe d’hommes du guet dont les figures étaient figées dans un rictus de terreur. Un bourdonnement de panique muette monta des gardes qui l’entouraient alors qu’ils tendaient le cou par-dessus son épaule pour voir.

Avec un grand sourire, Deuxfleurs sortit une poignée de petites pièces dans lesquelles Rincevent reconnut des quarts de rhinu. Il adressa un clin d’œil au mage. « J’ai eu le même genre de problèmes quand j’ai fait escale aux îles Brunes, dit-il. Ils croyaient que l’iconographe allait voler une partie de leur âme. Ridicule, non ?

— Aaargl, fit Rincevent, puis, comme cette réponse ne suffisait guère à relancer la conversation, il ajouta : Je ne trouve pas que ça me ressemble beaucoup, tout de même.

— C’est facile de s’en servir, poursuivit Deuxfleurs en ignorant la remarque. Regardez, tout ce qu’il faut c’est appuyer sur ce bouton. L’iconographe s’occupe du reste. Tenez, je vais me placer à côté de Hrun, et vous allez prendre l’image. »

Les pièces calmèrent l’agitation des hommes comme l’or sait le faire, et Rincevent fut stupéfait de contempler dans sa main, trente secondes plus tard, un petit portrait sur verre de Deuxfleurs qui brandissait une immense épée ébréchée et souriait comme si tous ses rêves se réalisaient.


* * *

Ils déjeunèrent dans un petit restaurant près du pont d’Airain, le Bagage blotti sous la table. La nourriture et le vin, tous deux de loin supérieurs à l’ordinaire de Rincevent, contribuèrent grandement à le détendre. Les choses s’annonçaient plutôt bien, estima-t-il. Un peu d’imagination et un esprit vif, il n’en fallait pas plus.

Deuxfleurs avait l’air de réfléchir, lui aussi. Le nez dans son vin, l’air songeur, il demanda :

« Les bagarres de taverne sont courantes par ici, j’imagine ?

— Oh, assez, oui.

— L’aménagement et les installations subissent sûrement des dommages ?

— L’amé… Oh. je vois. Vous voulez dire les bancs, ces machins-là. Oui, je suppose.

— Ça doit être contrariant pour les aubergistes.

— Je n’y ai jamais vraiment réfléchi. Ça fait partie des risques de la profession, je pense. »

Deuxfleurs le regarda d’un air songeur.

« Là, je pourrais peut-être les aider, dit-il. Les risques, c’est mon métier. Dites, c’est un peu gras, ce qu’on mange, non ?

— Vous vouliez goûter aux spécialités morporkiennes, vous avez dit, répliqua Rincevent. C’est quoi, cette histoire de risques ?

— Oh, je connais tout sur les risques. C’est mon métier.

— C’est bien ce qu’il m’avait semblé entendre. Je ne vous ai pas cru, d’ailleurs.

— Oh, des risques, je n’en prends pas. Ce qui m’est peut-être arrivé de plus excitant, c’est de renverser de l’encre. Moi, j’évalue les risques. Jour après jour. Savez-vous quelles sont les probabilités pour qu’une maison prenne feu dans le quartier du Triangle Rouge de Bès Pélargic ? Une chance contre cinq cent trente-huit. C’est moi qui ai calculé ça, ajouta-t-il avec un accent de fierté.

— Pour… — Rincevent tenta de réprimer un rot – pour quoi faire ? ’scusez-moi. » Il se resservit du vin.

« Pour… – Deuxfleurs marqua un temps – je ne peux pas le dire en trob. Je ne crois pas que les béTrobi ont un mot pour ça. Dans ma langue, ça s’appelle…» Il proféra une suite de syllabes barbares.

« Hache-sueur-rance, répéta Rincevent. Un drôle de mot. Qu’esse ça veut dire ?

— Eh bien, supposez que vous ayez un bateau chargé, disons, de lingots d’or. Il risque d’essuyer des tempêtes ou de se faire capturer par des pirates. Vous ne tenez pas à ce que ça arrive, alors vous contractez une peau-lisse-d’hache-sueur-rance. Je calcule les chances que vous avez de perdre votre cargaison d’après les avis de tempête et les rapports d’actes de piraterie au cours des vingt dernières années, ensuite je les augmente un petit peu, et vous me donnez de l’argent en fonction de ces chances…

— … et de la petite augmentation… fit Rincevent en agitant un doigt solennel.

— … et alors, si la cargaison est perdue, je vous indemnise.

— Endémise ?

— Je vous paye la valeur de votre cargaison, expliqua patiemment Deuxfleurs.

— J’comprends. C’est comme un pari, pas vrai ?

— Une gageure ? Plus ou moins, j’imagine.

— Et ça rapporte de l’argent, cette hache-sueur-rance ?

— On récupère ses fonds, certainement. »

Baignant dans la chaleur douce et jaune du vin, Rincevent s’efforça de traduire cette hache-sueur-rance en termes intelligibles aux riverains de la mer Circulaire.

« Ch’crois que ch’comprends pas votre hache-sueur-rance, dit-il d’un ton ferme en regardant négligemment le monde tanguer autour de lui. La magie, cha oui. La magie ch’comprends. »

Deuxfleurs sourit. La magie, c’est une chose, et le son-réfléchi-d’esprits-souterrains, ç’en est une autre.

— ’oi ?

— Quoi ?

— Ch’mot bijarre qu’vous avez dit, fit Rincevent avec impatience.

— Le son-réfléchi-d’esprits-souterrains ?

— Jamais entendu caujer. »

Deuxfleurs essaya de lui expliquer.

Rincevent essaya de comprendre.


* * *

Durant tout le long après-midi ils visitèrent la cité sur la rive sens direct du fleuve. Deuxfleurs ouvrait la marche, sa curieuse boîte à images pendue au bout d’une courroie passée autour du cou. Rincevent, à la traîne, gémissait de temps en temps et vérifiait que sa tête était toujours là.

Quelques autres personnes les suivaient aussi. Dans une ville où les exécutions publiques, duels, bagarres, querelles magiques et événements étranges ponctuaient régulièrement le train-train quotidien, les habitants avaient élevé la profession de curieux au summum de la perfection. C’étaient tous sans exception des badauds de grande expérience. En tout cas, Deuxfleurs prenait, ravi, image sur image d’autochtones occupés à ce qu’il appelait des activités typiques, et comme un quart de rhinu changeait ensuite de mains « en dédommagement », une procession de nouveaux riches stupéfaits et heureux l’escorta bientôt au cas où ce détraqué exploserait en une pluie d’or.

Au temple de Sek-aux-Sept-Mains, des prêtres et des artisans de la transplantation cardiaque rituelle convoqués à la hâte convinrent que la statue du dieu, haute de cent empans, était bien trop sacrée pour qu’on en fasse une image magique, mais une indemnisation de deux rhinus les poussa à reconnaître, à leur grande stupeur, qu’elle ne l’était peut-être pas tant que ça.

Une séance prolongée à la fosse aux Catins procura une série d’images colorées et instructives, et Rincevent en cacha un certain nombre sur lui afin de les examiner de près en privé. Comme les vapeurs d’alcool de son cerveau se dissipaient, il se mit à réfléchir sérieusement au fonctionnement de l’iconographe.

Même un mage raté sait que certaines substances sont sensibles à la lumière. Peut-être les plaques de verre étaient-elles traitées selon un quelconque procédé occulte qui figeait la lumière passant au travers ? Un truc dans ce goût-là, en tout cas. Rincevent se disait souvent qu’il existait quelque chose, quelque part, plus efficace que la magie. Il était en général déçu.

Quoi qu’il en soit, il saisit bientôt toutes les occasions de se servir de la boîte. Deuxfleurs n’était que trop content de le laisser faire, puisqu’il avait ainsi la possibilité d’apparaître sur ses propres images. C’est alors que Rincevent remarqua un détail étrange. La possession de la boîte donnait une espèce de puissance à son opérateur : quiconque se trouvait face à l’hypnotique œil de verre obéissait docilement aux ordres les plus péremptoires sur l’attitude et l’expression qu’il fallait prendre.

Ce fut pendant qu’il s’occupait ainsi sur la place des Lunes-Brisées que la catastrophe se produisit.

Deuxfleurs avait pris la pose auprès d’un vendeur de charmes ahuri, tandis que son escorte de nouveaux admirateurs l’observait avec intérêt au cas où il se livrerait à une folie amusante.

Rincevent mit un genou à terre, la meilleure position pour prendre l’image, et appuya sur le levier enchanté.

« Te fatigue pas. J’suis à court de rose », fit la boîte.

Une porte que le mage n’avait pas remarquée jusque-là s’ouvrit sous son nez. Une petite silhouette humanoïde verte et affreusement verruqueuse se pencha au-dehors, désigna la palette encroûtée de couleurs que tenait sa main griffue et se mit à brailler. « Pas de rose ! Tu vois ? s’époumona l’homoncule. Ça sert à rien de t’exciter sur le levier si y a plus de rose, hein ? Si tu voulais du rose, fallait pas prendre toutes ces images de jeunes dames, tu comprends ? À partir de maintenant, c’est du monochrome, l’ami. Vu ?

— D’accord. Ouais, bien sûr », répondit Rincevent. Dans un coin sombre de la petite boîte, il crut reconnaître un chevalet et un tout petit lit défait. Il espéra avoir fait erreur.

« Bon, du moment que t’as compris », dit le diablotin qui referma la porte. Rincevent crut entendre, étouffés, des grommellements et le raclement d’un tabouret qu’on traînait sur le plancher.

« Deuxfleurs…» commença-t-il. Et il releva la tête.

Deuxfleurs avait disparu. Tandis que Rincevent dévisageait la foule et que des fourmillements d’horreur lui remontaient l’épine dorsale, il sentit une légère poussée dans le bas du dos.

« Retourne-toi lentement, fit une voix comme de la soie noire. Ou dis adieu à tes reins. »

La foule suivait la scène avec intérêt. La journée se révélait plutôt bonne.

Rincevent se retourna doucement et sentit la pointe d’une épée lui érafler les côtes. À l’autre bout de la lame, il reconnut Stren Withel : voleur, spadassin cruel, prétendant frustré au titre de pire canaille du monde.

« Salut », dit-il d’une petite voix. À quelques pas de là il vit deux hommes patibulaires soulever le couvercle du Bagage et montrer d’un doigt excité les sacs d’or. Withel sourit. L’effet sur sa face couturée de cicatrices était effrayant.

« Je te connais, toi, dit-il. Un mage traîne-ruisseau. C’est quoi, ce machin ? »

Rincevent s’aperçut que le couvercle du Bagage tremblait légèrement, et pourtant il n’y avait pas de vent. Et lui tenait toujours la boîte à images.

« Ça ? Ça fait des images, répondit-il joyeusement. Hé, continuez de sourire comme ça, vous voulez bien ? » Il recula rapidement et pointa la boîte.

L’espace d’un instant. Withel hésita. « Quoi ? fit-il.

— Parfait, on ne bouge plus…» dit Rincevent.

Le voleur marqua un temps, puis il grogna et ramena son épée en arrière.

Il y eut un clac et un duo de cris horribles. Rincevent ne tourna pas la tête, par crainte de ce qu’il risquait de voir, et lorsque Withel le chercha à nouveau des yeux, il se trouvait de l’autre côté de la place et continuait de prendre de la vitesse.


* * *

L’albatros décrivit lentement de longues courbes descendantes qui s’achevèrent dans un tourbillon de plumes manquant de dignité et un bruit sourd lorsqu’il atterrit lourdement sur sa plate-forme dans le jardin aviaire du Patricien.

Le gardien des oiseaux, lequel somnolait au soleil et ne s’attendait guère à une dépêche longue distance si tôt après l’arrivage du matin, bondit sur ses pieds et leva les yeux.

Quelques instants plus tard, il cavalait dans les couloirs du palais en tenant la capsule à messages et – à cause d’une maladresse due à la surprise – en suçant la méchante blessure qu’un bec lui avait laissée au dos de la main.


* * *

Rincevent dévala une ruelle sans se soucier des hurlements de rage qui s’échappaient de la boîte à images et sauta un mur, sa robe élimée claquant autour de lui comme les plumes d’un choucas ébouriffé. Il atterrit dans l’avant-cour d’un marchand de tapis, dispersa articles et clients, plongea par la porte de derrière dans un chapelet d’excuses, s’engouffra en dérapage dans une autre ruelle et s’arrêta, en vacillant dangereusement, à l’instant où il allait basculer étourdiment dans l’Ankh.

On dit de certains fleuves mystiques qu’une seule goutte de leur eau suffit à ôter la vie à un homme. Après sa traversée turbide des cités jumelles, l’Ankh aurait pu s’ajouter à la liste.

Au loin, les cris de rage se teintèrent d’un accent perçant de terreur. D’un regard désespéré. Rincevent chercha autour de lui un bateau ou une prise sur les murs à pic de chaque côté.

Il était pris au piège.

Sans qu’il l’ait invoqué, le Sortilège lui vint à l’esprit. Dire que Rincevent l’avait appris serait sans doute inexact ; c’est le Sortilège qui avait appris Rincevent. L’événement avait entraîné son expulsion de l’Université de l’Invisible : pour une histoire de pari, il avait osé ouvrir les pages du dernier exemplaire existant du grimoire personnel du Créateur, l’In-Octavo (pendant que le bibliothécaire de l’Université était occupé ailleurs). Le sortilège avait bondi de la page pour s’enfouir aussitôt au fond de son cerveau, d’où même tous les experts réunis de la faculté de Médecine n’avaient pas réussi à le déloger malgré leurs flatteries. Ils n’avaient pas réussi non plus à déterminer exactement de quel sortilège il s’agissait, sinon qu’il faisait partie des huit fondamentaux étroitement entrelacés dans le tissu même du temps et de l’espace.

Depuis lors il manifestait une tendance inquiétante, dès que Rincevent se sentait déprimé ou particulièrement menacé, à vouloir se faire prononcer.

Le mage serra les dents, mais la première syllabe passa en force à la commissure des lèvres. Sa main gauche se leva malgré lui et, tandis que la puissance magique le faisait tournoyer sur lui-même, se mit à projeter des étincelles octarines…

Le Bagage tourna à toute vitesse au coin de la ruelle ; ses centaines de genoux jouaient comme autant de pistons.

Rincevent ouvrit la bouche toute grande. Le sortilège mourut sur ses lèvres sans être prononcé.

Le coffre ne paraissait aucunement gêné par le tapis d’ornement qui le drapait d’un air coquin ni par le voleur qui lui pendait au couvercle par un bras. C’était, littéralement, un poids mort. Un peu plus loin le long du couvercle dépassaient les restes de deux doigts, propriétaire inconnu.

Le Bagage s’arrêta à quelques pas du mage et, au bout d’un moment, rentra ses jambes. Rincevent ne lui voyait pas d’yeux mais il était sûr que le coffre le regardait. Et qu’il attendait. « Va coucher », dit le mage d’une voix faible. Le Bagage refusa de bouger, mais son couvercle s’ouvrit en grinçant et relâcha le cadavre du voleur.

Rincevent se souvint de l’or. Le coffre avait censément besoin d’un maître. En l’absence de Deuxfleurs, avait-il adopté le mage ?

La marée changeait et, dans la lumière jaune de l’après-midi, il voyait dériver des débris au fil de l’eau vers la porte du Fleuve, à quelques centaines de mètres à peine en aval. Ce fut l’affaire d’un instant d’envoyer le cadavre du voleur les rejoindre. Même si on le découvrait plus tard, il ne susciterait guère de commentaires. Et les requins de l’estuaire avaient l’habitude de prendre des repas aussi copieux que réguliers.

Rincevent regarda s’éloigner le corps et réfléchit à la manœuvre suivante. Le Bagage flotterait sûrement. Tout ce qu’il avait à faire, c’était attendre la tombée de la nuit et se laisser emporter par la marée. Il ne manquait pas de coins déserts en aval où il pourrait patauger jusqu’à la berge, et après… Eh bien, si le Patricien avait vraiment passé le mot à son sujet, il n’aurait qu’à changer de vêtement, se raser, et le tour serait joué. N’importe comment, il existait d’autres pays et il avait le don des langues. Qu’il gagne seulement la Chimérie, le Gonim ou le Trapellun, et une demi-douzaine d’armées n’arriveraient pas à le ramener. Et ensuite… la fortune, le confort, la sécurité…

Restait, évidemment, le problème de Deuxfleurs. Rincevent s’autorisa un bref instant de tristesse.

« Ça pourrait être pire, dit-il en guise d’adieu. Ça pourrait être moi. »

Il voulut alors bouger et s’aperçut que ses vêtements s’étaient accrochés à quelque chose.

Il tordit le cou et découvrit que le couvercle du Bagage retenait fermement le bord de sa robe.


* * *

« Ah, Gorphal, fit aimablement le Patricien. Entre. Assieds-toi. Puis-je insister pour que tu prennes une étoile de mer candie ?

— Je suis à vos ordres, maître, répondit calmement le vieil homme. Sauf, peut-être, pour ce qui concerne les échinodermes en conserve. »

Le Patricien haussa les épaules et désigna le rouleau de parchemin sur la table.

« Lis ça », dit-il.

Gorphal prit le parchemin et leva légèrement un sourcil en reconnaissant les idéogrammes familiers de l’empire de l’Or. Il lut en silence pendant peut-être une minute, puis retourna le document pour examiner attentivement le sceau de l’autre côté.

« Tu as une réputation de spécialiste des affaires de l’Empire, fit le Patricien. Peux-tu m’expliquer ça ?

— Pour bien connaître l’Empire, il est moins besoin de noter des événements spécifiques que de s’intéresser à une certaine tournure d’esprit, répondit le vieux diplomate. Le message est curieux, oui, mais pas surprenant.

— Ce matin, l’Empereur m’a chargé (le Patricien se permit le luxe d’une mine renfrognée), m’a chargé, Gorphal, de protéger ce Deuxfleurs. À présent, on dirait que je doive le faire tuer. Tu ne trouves pas ça surprenant ?

— Non. L’Empereur n’est encore qu’un enfant. C’est un… idéaliste. Un passionné. Un dieu pour son peuple. Alors que la lettre de cet après-midi vient, sauf erreur de ma part, de Neuf-Miroirs-Pivotants, le Grand Vizir. Il a vieilli au service de plusieurs empereurs. Il les tient pour des éléments nécessaires, quoique agaçants, à la bonne marche de l’Empire. Il déteste que les choses ne restent pas à leur place. On ne bâtit pas un empire de cette façon-là. C’est son point de vue.

— Je commence à comprendre… dit le Patricien.

— Parfaitement. » Gorphal sourit dans sa barbe. « Ce touriste n’est pas resté à sa place. Après avoir accédé aux désirs de son maître, Neuf-Miroirs-Pivotants prendra, j’en suis sûr, ses propres dispositions pour que ce voyageur isolé n’ait pas l’occasion de rentrer au pays en ramenant, peut-être, la maladie de l’insatisfaction. L’Empire aime que les gens restent à la place qu’il leur a attribuée. Ce serait alors tellement plus commode si ce Deuxfleurs disparaissait pour de bon en pays barbare. À savoir ici, maître.

— Et que me conseilles-tu ? » demanda le Patricien.

Gorphal haussa les épaules.

« Simplement de ne rien faire. Les choses s’arrangeront sûrement d’elles-mêmes. Toutefois… – il se gratta pensivement une oreille – la Guilde des Assassins, peut-être… ?

— Ah, oui. La Guilde des Assassins. Qui en est le président, en ce moment ?

— Zlorf Pied-de-Flanelle, maître.

— Glisse-lui un mot, veux-tu ?

— Parfaitement, maître. »

Le Patricien hocha la tête. Il se sentait plutôt soulagé. Il était d’accord avec Neuf-Miroirs-Pivotants : la vie était bien assez dure comme ça. Les gens n’avaient qu’à rester à leur place.


* * *

Des constellations étincelantes brillaient au-dessus du Disque-monde. L’un après l’autre les boutiquiers fermèrent leurs devantures. L’un après l’autre les gonocoquins, voleurs, crocheteurs, prostituées, manipulateurs, relapses et monte-en-l’air se réveillèrent et prirent leur petit-déjeuner. Les mages vaquèrent à leurs affaires polydimensionnelles. Ce soir-là, deux planètes majeures entraient en conjonction, et les premiers sortilèges embrumaient déjà l’atmosphère au-dessus du quartier des Mages.

« Écoute, fit Rincevent, ça n’avance à rien. » Il se déplaça de quelques centimètres en crabe. Le Bagage le suivit fidèlement, le couvercle entrebâillé, menaçant. Le mage songea l’espace d’un instant se mettre hors d’atteinte d’un bond désespéré. Le Bagage clappa du couvercle d’avance.

De toute façon, se dit Rincevent la mort dans l’âme, cette saleté le suivrait quand même. C’est qu’elle avait l’air tenace. Même s’il réussissait à se trouver un cheval, le mage avait la désagréable impression que le coffre ne lâcherait pas sa piste. Jamais. Il traverserait les fleuves et les océans à la nage. Se rapprocherait un peu plus chaque nuit, pendant que lui serait obligé de faire halte pour dormir. Et un jour, dans une ville exotique, à des années d’ici, il entendrait des centaines de petits pieds galoper sur la route dans son dos…

« Tu te trompes de gars ! gémit-il. C’est pas de ma faute ! C’est pas moi qui l’ai kidnappé ! »

Le Bagage s’avança légèrement. Il ne restait plus maintenant qu’une étroite bande de jetée graisseuse entre les talons de Rincevent et le fleuve. Un éclair de prescience l’informa que le coffre arriverait à nager plus vite que lui. Il évita d’imaginer à quoi ressemblait une noyade dans l’Ankh.

« Il continuera tant que t’auras pas cédé, tu sais », fit une petite voix sur le ton de la conversation.

Rincevent baissa les yeux sur l’iconographe qui lui pendait toujours autour du cou. La trappe était ouverte et l’homoncule, appuyé contre l’encadrement, fumait une pipe en suivant la scène d’un œil amusé.

« Tu y passeras avec moi, au moins », fit Rincevent, les dents serrées.

Le diablotin se retira la pipe de la bouche. « Qu’est-ce que tu dis ?

— Je dis que tu y passeras avec moi, merde !

— Comme tu veux. » Le diablotin tapota la paroi de sa boîte d’un air entendu. « On verra bien qui coulera le premier. »

Le Bagage bâilla et s’avança d’un petit centimètre.

« Bon, d’accord, fit Rincevent avec irritation. Mais faut me laisser le temps de réfléchir. »

Le Bagage recula lentement. Rincevent regagna prudemment un lieu un peu plus sûr et s’assit, le dos contre un mur. De l’autre côté du fleuve, les lumières d’Ankh luisaient.

« T’es un mage, dit le diablotin imagier. Tu vas bien trouver un moyen de lui remettre la main dessus.

— Je ne vaux pas lourd comme mage, j’en ai peur.

— Tu peux sauter sur le dos des gens et les changer en vers de terre, ajouta l’autre d’un ton encourageant en ignorant sa dernière remarque.

— Non. La Transformation en Animaux, c’est un sortilège de huitième niveau. Je n’ai même pas fini mes études. Je ne connais qu’un seul sortilège.

— Eh ben, ça ira.

— Ça m’étonnerait, fit Rincevent au désespoir.

— Il fait quoi, alors, ce sortilège ?

— Peux pas te le dire. Tiens pas vraiment à en parler. Mais franchement, soupira-t-il, les sortilèges, ça n’est guère intéressant. Il faut trois mois pour en retenir même un simple, et une fois qu’on s’en est servi, pouf ! y en a plus. C’est ce qui est tellement idiot dans ces histoires de magie, tu vois. Tu passes vingt ans à apprendre le sortilège qui fait apparaître des vierges nues dans ta chambre, et tu t’es tellement intoxiqué aux vapeurs de mercure et usé les yeux à lire des vieux grimoires que tu n’arrives pas à te rappeler ce qu’il faut en faire après.

— J’avais jamais vu les choses sous cet angle, fit le diablotin.

— Hé là, écoute… ça n’a pas de sens. Quand Deuxfleurs a dit qu’ils avaient une meilleure magie dans l’Empire, j’ai cru… j’ai cru… »

Le diablotin le regarda, attendant la suite. Rincevent jura tout bas.

« Ben, si tu veux savoir, j’ai cru que ce n’était pas de magie qu’il parlait. Pas en tant que telle.

— Il parlait de quoi, alors, si c’est pas de magie ? »

Rincevent commençait à se sentir vraiment malheureux. « Je ne sais pas, dit-il. D’une meilleure façon de procéder, j’imagine. Un système un peu plus sensé. Domestiquer… domestiquer la foudre, ou autre chose. »

Le diablotin posa sur lui un regard doux mais compatissant.

« La foudre, ce sont les piques que se lancent les géants du tonnerre quand ils se battent, dit-il gentiment. C’est un fait météorologique reconnu. On peut pas la domestiquer.

— Je sais, fit Rincevent d’une voix pitoyable. C’est là que pèche mon raisonnement, bien sûr. »

Le diablotin hocha la tête et disparut dans les profondeurs de l’iconographe. Quelques instants plus tard, Rincevent sentit une odeur de jambon frit. Il attendit que son estomac n’y tienne plus et cogna sèchement sur la boîte. Le diablotin réapparut.

« J’ai réfléchi à ce que tu m’as dit, lança-t-il avant que Rincevent ait pu ouvrir la bouche. Même si t’arrivais à la domestiquer, comment tu lui ferais tirer un chariot ?

— De quoi tu parles, bon sang ?

— De la foudre. Ça va de haut en bas. Faudrait la faire aller de long en large, pas de haut en bas. De toute façon, elle cramerait sûrement le harnais.

— Je m’en fiche, moi, de la foudre ! Comment veux-tu que je réfléchisse le ventre vide ?

— Mange un bout, alors. Faut être logique.

— Comment veux-tu ? Dès que je bouge le petit doigt, cette foutue caisse se met à jouer des charnières pour me faire peur ! »

En réponse, le Bagage s’ouvrit tout grand.

« Tu vois ?

— Il veut pas te mordre, fit le diablotin. Y a de quoi manger, là-dedans. Tu lui sers à rien si tu crèves la dalle. »

Rincevent fouilla des yeux les recoins sombres du Bagage. Il aperçut effectivement, dans le fouillis des boîtes et des sacs d’or, plusieurs bouteilles et des paquets enveloppés dans du papier huilé. Il lâcha un rire incrédule, fureta sur la jetée abandonnée jusqu’à ce qu’il trouve un bout de bois à peu près de la longueur désirée qu’il coinça aussi poliment que possible dans l’ouverture entre le couvercle et le coffre, puis sortit un des paquets plats.

Le paquet contenait des biscuits qui se révélèrent aussi durs que du bois-diamant.

« ’utain de ’erde, marmonna-t-il en se massant la mâchoire.

— Ça, c’est les Biscuits de Voyage du Capitaine Huitpanthères, l’informa le diablotin depuis la porte de sa boîte. Ç’a sauvé des tas de vies en mer, ça.

— Oh, sûrement. On s’en sert comme radeau, ou est-ce qu’on les jette aux requins pour les voir comme qui dirait couler à pic ? Il y a quoi, dans les bouteilles ? Du poison ?

— De l’eau.

— Mais il y en a partout, de l’eau ! Pourquoi il a voulu amener de l’eau ?

— Il se méfiait.

— Il se méfiait ?

— Oui. De l’eau du coin. Tu comprends ? »

Rincevent ouvrit une bouteille. Le liquide qu’elle contenait aurait pu être de l’eau. La saveur en était plate, nulle, sans trace de vie. « Ça ne sent rien, et ça n’a pas de goût », grommela-t-il.

Le Bagage émit un petit grincement pour attirer son attention. Avec une nonchalance délibérée pour mieux faire comprendre la menace, il referma lentement son couvercle, broyant la cale improvisée de Rincevent comme une baguette de pain sec.

« D’accord, d’accord, fit le mage. Je réfléchis. »


* * *

Le quartier général d’Ymor occupait la Tour Penchée, au carrefour de la rue du Givre et du passage du Gel. À minuit, la sentinelle solitaire appuyée parmi les ombres leva les yeux vers les planètes en conjonction et se demanda distraitement quel changement elles annonçaient dans son destin.

Il y eut un bruit imperceptible, comme un bâillement de moucheron.

Le garde jeta un coup d’œil dans la ruelle déserte et surprit alors le reflet de la lune sur un objet dans la boue à quelques pas. Il le ramassa. La clarté lunaire se réfléchit sur de l’or, et le garde avala une goulée d’air si bruyante que la venelle faillit en renvoyer l’écho.

Le même petit bruit se reproduisit, et une nouvelle pièce roula dans le caniveau de l’autre côté.

Le temps qu’il la ramasse, une troisième apparut un peu plus loin qui tournait encore sur elle-même. À ce qu’on disait, se souvint-il, l’or naissait de la lumière cristallisée des étoiles. Jusqu’à ce jour il n’avait jamais cru qu’un corps aussi lourd que l’or puisse tomber naturellement du ciel.

Alors qu’il arrivait à la hauteur de la ruelle d’en face, d’autres pièces tombèrent. Elles étaient encore dans leur bourse, il y en avait des tas, et Rincevent les lui abattit lourdement sur le crâne.

Lorsque le garde revint à lui, il leva les yeux et tomba sur la figure hallucinée d’un mage qui lui menaçait la gorge d’une épée. Quelque chose d’autre, dans le noir, lui étreignait fermement la jambe.

C’était le genre d’étreinte troublante laissant entendre que le responsable pourrait serrer encore beaucoup plus s’il le voulait.

« Où il est, le riche étranger ? siffla le mage. Vite !

— Qu’est-ce qui me tient la jambe ? » demanda l’homme, un accent de terreur dans la voix. Il se tortilla pour essayer de se dégager. L’étreinte se resserra.

« Tu n’aimerais pas savoir, répondit Rincevent. Écoute-moi bien, s’il te plaît. Où est l’étranger ?

— Pas ici ! Ils le tiennent chez Dularge ! Tout le monde le cherche ! Vous êtes Rincevent, c’est ça ? Le coffre… le coffre qui mord les gens… ononnonnon… j’vous en priiiie…»

Rincevent était parti. Le garde sentit l’invisible étreigneur de jambe – ou plutôt l’invisible chose, comme il commençait à le redouter – relâcher sa prise. Puis, tandis qu’il s’efforçait de se relever, un objet gros, lourd et anguleux surgit des ténèbres, le percuta et fonça sur les traces du mage. Un objet monté sur des centaines de tout petits pieds.


* * *

Avec le seul secours de son recueil d’expressions réunies par ses soins, Deuxfleurs tentait d’expliquer à Dularge les mystères de l’hache-sueur-rance. Le gros aubergiste écoutait avec une vive attention, et ses petits yeux noirs brillaient.

Depuis l’autre bout de la table, Ymor les observait d’un air légèrement amusé et de temps en temps jetait à un de ses corbeaux de petits morceaux pris dans son assiette. À côté de lui, Withel faisait les cent pas.

« Tu t’inquiètes trop, fit Ymor sans quitter des yeux les deux hommes en face de lui. Je le sens, Stren. Qui oserait nous attaquer ici ? Et le mage traîne-ruisseau va venir. Il est trop lâche pour faire autrement. Et il va vouloir marchander. Et alors il sera à nous. Tout comme l’or. Et le coffre. »

L’œil unique de Withel lança un éclair, et il fit claquer son poing dans une paume gantée de noir.

« Qui aurait cru qu’il y avait autant de poirier savant sur tout le Disque ? demanda-t-il. Comment on aurait pu savoir ?

— Tu t’inquiètes trop, Stren. Je suis sûr que tu peux faire mieux cette fois-ci », dit aimablement Ymor.

Son lieutenant grogna de dégoût et fit le tour de la salle à grands pas pour houspiller ses hommes. Ymor continuait d’observer le touriste.

Curieusement, le petit homme n’avait pas l’air conscient de la gravité de sa situation. Ymor l’avait à plusieurs reprises vu embrasser la salle d’un regard extrêmement satisfait. Il discutait aussi depuis une éternité avec Dularge, et Ymor avait vu un papier changer de mains. Et Dularge avait donné quelques pièces à l’étranger. Bizarre.

Lorsque l’aubergiste se leva et passa en se dandinant près de la chaise d’Ymor, le bras du maître voleur se détendit comme un ressort d’acier et saisit le gros homme par son tablier.

« Vous parliez de quoi, mon ami ? demanda doucement Ymor.

— D… de rien, Ymor. D’affaires entre nous, quoi.

— Pas de secrets entre amis, Dularge.

— Ouuu…i. Mais je ne sais pas trop moi-même, en fait. C’est une sorte de pari, vous voyez ? répondit l’aubergiste, nerveux. Hache-sueur-rance, ça s’appelle. C’est comme un pari que le Tambour Crevé ne brûlera pas. »

Ymor fixa les yeux de l’autre jusqu’à ce que la figure de l’aubergiste se contracte de peur et d’embarras. Puis le maître voleur éclata de rire.

« Ce vieux tas de bois bouffé aux vers ? fit-il. Sûrement un cinglé, ce gars-là !

— Oui, mais un cinglé plein d’argent. D’après lui, maintenant qu’il a la… — je ne retrouve pas le mot, ça commence par un p, c’est comme qui dirait l’enjeu du pari – les gens pour qui il travaille dans l’Empire agatéen paieront. Si le Tambour Crevé brûle. Je n’espère pas ça, remarquez. Qu’il brûle. Le Tambour Crevé, je veux dire. Je veux dire, c’est comme ma maison, le Tambour…

— Tu n’es pas complètement idiot, quand même ? » fit Ymor en repoussant l’aubergiste.

La porte s’ouvrit à la volée sur ses gonds et percuta sourdement le mur.

« Hé, c’est ma porte ! » brailla Dularge. Il reconnut alors celui qui se tenait en haut des marches et il plongea derrière la table un copeau de temps avant qu’un dard sombre et court ne traverse la salle pour se ficher dans la menuiserie avec un bruit mat.

Ymor déplaça prudemment la main et se versa un autre cruchon de bière.

« Tu me tiendras bien compagnie, Zlorf ? lança-t-il d’un ton égal. Et range-moi cette épée, Stren. Zlorf Pied-de-Flanelle est notre ami. »

Le président de la Guilde des Assassins fit tournoyer sa courte sarbacane et la logea dans son étui d’un même mouvement souple.

« Stren ! » jeta Ymor.

Le voleur vêtu de noir siffla tout bas et rengaina son épée. Mais il garda la main sur la poignée et les yeux sur l’assassin.

Ça n’était pas facile. La promotion à la Guilde des Assassins se faisait par concours, l’épreuve pratique étant la plus importante – la seule, à vrai dire. Voilà pourquoi la figure large et honnête de Zlorf n’était qu’un entrelacs de tissu cicatriciel, résultat de nombreux combats rapprochés. De toute façon, elle ne devait déjà pas être très jolie au départ – on racontait que Zlorf avait choisi une profession où les capuches noires, les capes et les maraudes nocturnes jouaient un grand rôle parce qu’il y avait du sang troll dans sa famille et que les trolls craignaient la lumière du jour. Ceux qui le racontaient à portée d’oreilles de Zlorf ramenaient généralement les leurs chez eux dans leur chapeau.

Il descendit l’escalier sans se presser, suivi par un groupe d’assassins. Arrivé directement en face d’Ymor, il déclara : « Je viens pour le touriste.

— C’est une affaire qui te concerne, Zlorf ?

— Oui. Grinjo, Urmond… attrapez-le. »

Deux assassins s’avancèrent. Stren se trouva soudain devant eux, et son épée donna l’impression de se matérialiser à quelques centimètres de leur gorge sans avoir dû franchir l’espace intermédiaire.

« Je n’arriverai peut-être à tuer qu’un seul de vous deux, murmura-t-il, mais je vous suggère de vous demander : lequel ?

— Regarde là-haut, Zlorf », fit Ymor.

Une rangée de prunelles jaunes maléfiques suivaient la scène depuis l’ombre des chevrons.

« Un pas de plus, et vous repartez d’ici avec moins d’yeux qu’en arrivant, dit le maître voleur. Alors assieds-toi et bois un coup, Zlorf, et discutons entre gens raisonnables. Moi, je croyais qu’on avait passé un accord. Tu ne voles pas, je ne tue pas. Pas pour de l’argent, j’entends », ajouta-t-il après une pause.

Zlorf prit la bière qu’on lui tendait.

« Et alors ? fit-il. Je le tue. Et après, toi, tu le voles. C’est lui, ce type à l’air bizarre, là-bas ?

— Oui. »

Zlorf fixa Deuxfleurs qui lui répondit par un grand sourire. Il haussa les épaules. Il perdait rarement son temps à se demander pourquoi des gens voulaient en faire assassiner d’autres. C’était comme ça qu’il gagnait sa vie, voilà tout.

« Qui c’est, ton client, si je puis me permettre ? » demanda Ymor.

Zlorf leva la main. « Je t’en prie, protesta-t-il. C’est contraire aux usages de la profession.

— Bien sûr. Au fait…

— Oui ?

— Je crois que j’ai deux gardes dehors…

— Tu avais.

— Et quelques autres sous le porche en face, dans la rue…

— C’était avant.

— Et deux archers sur le toit. »

Une ombre de doute passa fugitivement sur la figure de Zlorf, comme le dernier rayon du soleil sur un champ mal labouré.

La porte s’ouvrit à la volée, esquintant sérieusement l’assassin qui se tenait auprès.

« Arrêtez de faire ça ! » brailla Dularge sous sa table.

Zlorf et Ymor levèrent les yeux vers la silhouette sur le seuil. Elle était courtaude, grasse et richement vêtue. Très richement vêtue. Un certain nombre d’autres silhouettes, grandes et massives, se dressaient derrière elle. Très grandes, et très menaçantes, celles-là.

« C’est qui, ça ? demanda Zlorf.

— Je le connais, répondit Ymor. Il s’appelle Rerpf. Il tient la taverne du Plat Ras-bord, près du pont d’Airain. Stren… liquide-le. »

Rerpf leva une main couverte de bagues. Stren Withel, à mi-chemin de la porte, hésita en voyant plusieurs trolls impressionnants se baisser pour franchir le seuil et venir se placer de chaque côté du gros bonhomme en clignant des yeux dans la lumière. Des muscles façon melons saillaient sur des avant-bras comme des sacs de farine. Chaque troll tenait une hache à double tranchant. Entre le pouce et l’index.

Dularge jaillit de son abri, la figure convulsée de rage.

« Dehors ! hurla-t-il. Faites-moi sortir ces trolls ! »

Personne ne bougea. Le silence tomba soudain dans la salle. Dularge lança un regard rapide autour de lui. Il prit peu à peu conscience de ce qu’il venait de dire, et à qui. Un gémissement s’échappa de ses lèvres, ravi de prendre la clé des champs.

L’aubergiste atteignit la porte de la cave au moment même où un troll, d’un petit mouvement vif et négligent de sa main comme un jambon, lançait sa hache qui tournoya à travers la taverne. Le claquement de la porte et le bruit du battant qui se fendit dans la foulée se confondirent.

« Bordel de merde ! s’exclama Zlorf Pied-de-Flanelle.

— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda Ymor.

— Je suis ici au nom de la Guilde des Marchands et Négociants, répondit Rerpf d’un ton uni. Pour protéger nos intérêts, pourrait-on dire. Je veux parler du petit homme. »

Ymor fronça les sourcils.

« Je regrette, fit-il. J’ai cru vous entendre mentionner la Guilde des Marchands ?

— Et des Négociants », convint Rerpf. Dans son dos à présent, en plus d’autres trolls se pressaient plusieurs humains qu’Ymor reconnaissait vaguement. Il les avait sans doute vus derrière des comptoirs et des étalages. Des silhouettes floues, en général – vite ignorées, vite oubliées. Au fond de son esprit, une mauvaise impression se mit à grandir. Il songea à ce que devait ressentir, disons, un renard face à un mouton en colère. Un mouton, de surcroît, qui avait les moyens d’employer des loups.

« Puis-je vous demander depuis quand cette… Guilde existe ? fit-il.

— Depuis cet après-midi, répondit Rerpf. J’en suis le vice-maître, responsable du tourisme, voyez-vous.

— C’est quoi, votre tourisme, là ?

— Euh… on n’est pas très sûrs », répondit Rerpf. Un vieux barbu passa la tête par-dessus l’épaule du maître de la guilde et caqueta : « Je parle au nom des marchands de vin de Morpork, et pour nous, le tourisme, c’est le commerce. Vu ?

— Et alors ? lâcha froidement Ymor.

— Et alors, répliqua Rerpf, on protège nos intérêts, je viens de le dire.

— De-HORS, les vo-LEURS ! De-HORS, les vo-LEURS ! » caqueta encore son vieux compagnon. Plusieurs voix reprirent le slogan. Zlorf sourit. « Et les as-sas-SINS », entonna le vétéran. Zlorf gronda.

« Ça tombe sous le sens, dit Rerpf. Des vols et des meurtres à tous les coins de rue… quelle image de nous les visiteurs vont-ils ramener chez eux ? Ils viennent de loin pour admirer notre belle cité, ses nombreuses curiosités historiques, son organisation municipale, toutes ses coutumes désuètes, et ils se réveillent morts dans une ruelle sombre, ou même au fil de l’Ankh. Comment vont-ils raconter à leurs amis qu’ils ont passé un séjour formidable ? Regardons les choses en face, il faut aller de l’avant avec son temps. »

Les regards de Zlorf et d’Ymor se croisèrent.

« Il le faut, non ? fit Ymor.

— Alors allons-y ensemble, collègue », confirma Zlorf. D’un seul geste, il porta sa sarbacane à ses lèvres et propulsa une fléchette qui vola en sifflant vers le troll le plus proche. Le troll pivota et projeta sa hache qui ronfla au-dessus de la tête de l’assassin pour se planter dans un voleur malchanceux derrière lui.

Rerpf se baissa afin de permettre à un troll dans son dos de lever son énorme arbalète de fer et de décocher un carreau long comme une pique vers l’assassin le moins loin. C’était parti…


* * *

Il a déjà été signalé que les individus sensibles aux radiations jusque dans l’extrême octarine – la huitième couleur, le pigment de l’Imagination – sont capables de voir ce qui demeure invisible aux autres.

C’est ainsi que Rincevent, qui traversait en hâte les bazars du soir grouillants de monde à la lueur des torches, le Bagage courant lourdement sur ses talons, Rincevent, donc, bouscula une grande silhouette sombre, se retourna pour lui balancer quelques jurons bien sentis et contempla la Mort.

C’était forcément la Mort. Personne d’autre ne se promène avec des orbites vides ; évidemment, la faux posée sur une épaule était un indice supplémentaire. Alors que le mage horrifié fixait l’apparition, deux amoureux qui riaient d’une plaisanterie intime lui passèrent carrément au travers sans avoir l’air de la remarquer.

La Mort, pour autant qu’un visage dépourvu de traits en soit capable, parut surpris{Au risque d’étonner le lecteur, la Mort est de sexe masculin. (NDT)}.

« RINCEVENT ? dit-il d’une voix aussi grave et pesante que le claquement de portes de plomb, loin sous terre.

— Euh… fit le mage en tâchant d’échapper à ce regard fixe sans yeux.

— MAIS QU’EST-CE QUE TU FICHES ICI ? (Boum, boum, firent les dalles de cryptes dans des places-fortes vermoulues sous des montagnes ancestrales…)

— Euh, pourquoi pas ? Bon, je suis sûr que vous avez des tas de choses à faire, alors si vous voulez b…

— J’AI ÉTÉ SURPRIS QUAND TU M’AS BOUSCULE, RINCEVENT, PARCE QUE J’AI RENDEZ-VOUS AVEC TOI CE SOIR MÊME.

— Oh, non, pas…

— ÉVIDEMMENT, LE PLUS FRUSTRANT DANS CETTE HISTOIRE, C’EST QUE JE M’ATTENDAIS À TE RETROUVER À PSEUDOPOLIS.

— Mais c’est à huit cents kilomètres d’ici !

— PAS BESOIN DE ME LE RAPPELER, TOUT LE SYSTÈME EST ENCORE EN TRAIN DE SE DÉGLINGUER, JE LE VOIS BIEN. ÉCOUTE, TU NE POURRAIS PAS, DES FOIS… ? »

Rincevent recula, les mains tendues devant lui pour se protéger. Le marchand de poisson séché d’un étal voisin observa ce cinglé avec intérêt.

« Pas question !

— JE POURRAIS TE PRÊTER UN CHEVAL TRÈS RAPIDE.

— Non !

— ÇA NE TE FERA PAS MAL DU TOUT.

— Non ! » Rincevent pivota et prit ses jambes à son cou. La Mort le regarda partir et haussa les épaules avec amertume.

« VA TE FAIRE FOUTRE, ALORS », lâcha-t-il. Il se retourna et remarqua le marchand de poisson. Avec un grondement rageur, il tendit un doigt osseux et le cœur de l’homme cessa de battre, mais il n’en tira guère de fierté.

Il se souvint alors de ce qui devait arriver plus tard ce même soir. Il serait inexact de dire que la Mort sourit, puisque n’importe comment ses traits restaient figés en un rictus calcaire. Mais il fredonna un petit air guilleret comme une fosse commune puis – ne s’arrêtant que pour abréger les heures d’un éphémère de passage et prendre une des neuf vies d’un chat tapi sous l’étal à poissons (tous les chats voient dans l’octarine) – il pivota sur ses talons et se dirigea vers le Tambour Crevé.


* * *

La rue Courte, à Morpork, est en fait une des plus longues de la ville. La rue des Filigranes croise son extrémité sens direct à la façon de la barre d’un T, et le Tambour Crevé est situé de telle sorte qu’il a vue sur toute l’enfilade de la chaussée.

À l’autre bout de la rue Courte, un parallélépipède sombre se leva sur des centaines de petites jambes et se mit à courir. Au début il se déplaça pesamment au trot, mais à mi-longueur de l’artère il filait déjà comme une flèche…

Une ombre plus sombre glissa le long d’un des murs du Tambour, à quelques mètres des deux trolls qui gardaient la porte. Rincevent transpirait. S’ils entendaient le léger tintement des bourses spécialement préparées qu’il portait à la ceinture…

Un des trolls tapa sur l’épaule de son collègue, ce qui produisit le bruit de deux cailloux cognés l’un contre l’autre. Il montra du doigt la rue sous la clarté des étoiles…

Rincevent jaillit de sa cachette, se retourna et balança son fardeau à travers la fenêtre du Tambour la plus proche.


* * *

Withel la vit arriver. La bourse décrivit une courbe à travers la salle en tournant lentement sur elle-même avant d’éclater contre le bord d’une table. La seconde suivante, des pièces d’or roulaient par terre, toupillaient, scintillaient.

Le silence se fit soudain dans la taverne, en dehors des bruits ténus de l’or et des geignements des blessés. En jurant, Withel étendit raide l’assassin avec lequel il se battait. « C’est une ruse ! s’écria-t-il. Que personne ne bouge ! »

Soixante hommes et une douzaine de trolls se figèrent, les mains tâtonnantes.

Puis, pour la troisième fois, la porte s’ouvrit à la volée. Deux trolls la franchirent précipitamment, la claquèrent derrière eux, laissèrent tomber la lourde barre en travers du panneau et dévalèrent l’escalier.

Du dehors parvint une course de pieds allant crescendo. Et, pour la dernière fois, la porte s’ouvrit. Pour tout dire, elle explosa, la grande barre de bois fusa loin dans la salle et même l’encadrement céda.

Panneau et chambranle atterrirent sur une table qui vola en éclats. Ce fut alors que les combattants pétrifiés remarquèrent qu’il y avait autre chose dans le tas de décombres : un coffre qui s’ébroua frénétiquement pour se dégager du bois en miettes.

Rincevent apparut dans l’encadrement de la porte défoncée et projeta une nouvelle grenade d’or. Elle s’écrasa contre un mur dans une pluie de pièces.


* * *

Au fond de sa cave, Dularge leva les yeux, marmonna tout seul et reprit son travail. Toute sa provision de bougies pour l’hiver d’Axe s’étalait déjà par terre avec sa réserve de petit bois. Il s’attaquait à présent à un baril d’huile de lampe.

« Hache-sueur-rance », grommela-t-il. De l’huile gicla et se répandit en volutes visqueuses autour de ses pieds.


* * *

Withel se ruait à travers la salle, la figure convulsée en un masque de fureur. Rincevent visa soigneusement et toucha le voleur en pleine poitrine avec une bourse d’or.

Mais voilà qu’Ymor hurlait et pointait un doigt accusateur. Un corbeau fondit de son perchoir parmi les chevrons droit sur Rincevent, les serres ouvertes et luisantes.

Il n’atteignit pas sa cible. À mi-parcours, le Bagage bondit de son tas de petit bois, béa un instant dans les airs et referma son couvercle dans un claquement.

Il retomba avec légèreté. Rincevent vit son couvercle se rouvrir, juste un peu. Assez pour qu’une langue, large comme une feuille de palmier, rouge acajou, lèche quelques plumes vagabondes.

Au même instant, le lustre géant tomba du plafond, plongeant la taverne dans la pénombre. Rincevent se ramassa comme un ressort, sauta à pieds joints, agrippa une poutre, effectua un rétablissement et se hissa dans la sécurité relative du toit avec une vigueur qui l’étonna lui-même.

« Passionnant, hein ? » fit une voix près de son oreille.

En dessous, voleurs, assassins, trolls et marchands eurent tous conscience à peu près en même temps de se trouver dans une salle que les pièces d’or rendaient traîtresse sous les pas et qui renfermait, outre les formes soudain menaçantes dans la semi-obscurité, quelque chose d’absolument horrible. Comme un seul homme, ils se précipitèrent vers la porte, hélas ils avaient une vingtaine d’avis divergents sur sa position exacte.

Loin au-dessus du chaos, Rincevent fixa Deuxfleurs.

« C’est vous qui avez coupé la lumière ? souffla-t-il.

— Oui.

— Qu’est-ce que vous fichez ici ?

— Je me suis dit qu’il valait mieux ne pas rester dans les jambes de tout le monde. »

Rincevent réfléchit. Pas grand-chose à dire à ça, lui sembla-t-il. Deuxfleurs ajouta : « Une vraie bagarre ! Mieux que tout ce que j’avais imaginé ! Je devrais les remercier, à votre avis ? Ou alors c’est vous qui avez tout arrangé ? »

Rincevent posa sur lui un regard vide. « Je crois qu’on devrait redescendre maintenant, dit-il d’une voix blanche. Ils sont tous partis. »

Traînant Deuxfleurs, il traversa la salle encombrée de débris et grimpa l’escalier. Ils émergèrent dans les tout derniers instants de la nuit. Il restait encore quelques étoiles mais la lune était couchée, et une faible lueur grise grandissait en direction du Bord. Plus important, la rue était déserte.

Rincevent renifla. « Vous ne sentez pas comme une odeur d’huile, vous ? » demanda-t-il.

C’est alors que Withel sortit de l’ombre et lui fit un croche-pied.


* * *

Au sommet de l’escalier de sa cave, Dularge s’agenouilla et farfouilla dans sa boîte d’amadou. Elle était humide.

« Je vais le tuer, ce salaud de chat », grommela-t-il, puis il chercha à tâtons la boîte de secours normalement posée sur le rebord près de la porte. Elle ne s’y trouvait pas. Le tavernier lâcha un gros mot.

Une bougie allumée apparut à mi-hauteur, tout près de lui.

« TENEZ, PRENEZ ÇA.

— Merci, fit Dularge.

— JE VOUS EN PRIE. »

Dularge allait lancer la bougie en bas des marches. Sa main s’arrêta à mi-course. Il regarda la bougie, les sourcils froncés, puis il se retourna et la leva pour éclairer la scène. Elle ne donnait pas beaucoup de lumière, mais elle fit quand même apparaître une forme dans le noir…

« Oh, non… souffla-t-il.

— Eh, si », fit la Mort.


* * *

Rincevent roula par terre.

L’espace d’un instant, il crut que Withel allait l’embrocher sur place. Mais c’était pire. L’autre attendait qu’il se relève. « À ce que je vois, tu as une épée, le mage, dit-il tranquillement. Je te suggère de te remettre debout, on va voir comment tu t’en sers. »

Rincevent se releva aussi lentement qu’il l’osa et tira de sa ceinture la courte épée récupérée sur le garde quelques heures et une centaine d’années plus tôt. C’était une petite babiole émoussée, comparée à la rapière de Withel, fine comme un cheveu.

« Mais je ne sais pas me servir d’une épée, gémit-il.

— Parfait.

— Vous savez qu’on ne peut pas tuer un mage avec une arme tranchante ? » lança Rincevent en désespoir de cause.

Withel eut un sourire glacial. « C’est ce que j’ai entendu dire, fit-il. J’ai hâte de vérifier ça. » Il se fendit.

Rincevent para l’attaque par un vrai coup de chance, écarta brusquement la main sous l’effet de la surprise, dévia la deuxième attaque par pur hasard, et reçut la troisième à travers sa robe au niveau du cœur.

Il y eut un tintement.

Le rugissement de triomphe de Withel lui mourut dans la gorge. Il retira l’épée et en tâta de la pointe l’homme pétrifié de terreur et de culpabilité. Il y eut un autre tintement, et des pièces d’or commencèrent à tomber en bas de la robe du mage.

« Comme ça, tu saignes de l’or, hein ? siffla Withel. Mais est-ce que tu en caches aussi dans ta barbe en broussaille, sale petit…»

Alors qu’il ramenait sa rapière en arrière pour porter le coup de grâce, la lueur menaçante qui grandissait dans l’entrée du Tambour Crevé vacilla, baissa d’intensité puis explosa en une boule de feu rugissante qui bomba les murs vers l’extérieur et souffla le toit à une trentaine de mètres dans les airs avant d’éclater au travers en une gerbe de tuiles portées au rouge.

Withel fixa le bouillonnement de flammes, déconcerté. Et Rincevent bondit. Il plongea sous la garde de son adversaire et fit décrire à sa propre lame un arc de cercle tellement mal jugé qu’elle frappa l’homme à plat et sauta d’entre les doigts du mage. Il se mit à pleuvoir des étincelles et des gouttelettes d’huile enflammée tandis que Withel tendait ses deux mains gantées, saisissait Rincevent par le cou et le forçait à tomber à genoux.

« C’est toi qui as fait ça ! s’écria-t-il. Toi et ta boîte à malices ! »

Son pouce trouva la trachée-artère de Rincevent. C’est fini, songea le mage. Où que j’aille, ça ne pourra pas être pire qu’ici…

« Excusez-moi », fit Deuxfleurs.

Rincevent sentit la pression se relâcher. Withel se redressa alors lentement ; sa figure exprimait la haine absolue.

Un charbon ardent tomba sur le mage. Il le chassa vite de la main et se releva tant bien que mal.

Derrière Withel, Deuxfleurs tenait la propre épée effilée du voleur et lui chatouillait de la pointe le creux des reins. Les yeux de Rincevent s’étrécirent. Il plongea la main dans sa robe et la ressortit, le poing fermé.

« Ne bouge pas, fit-il.

— Je fais ça comme il faut ? s’inquiéta Deuxfleurs.

— Il dit qu’il va te perforer le foie si tu bouges, traduisit librement Rincevent.

— Ça m’étonnerait, fit Withel.

— Tu paries ?

— Non. »

Alors que Withel bandait ses muscles pour se retourner contre le touriste, Rincevent envoya violemment son poing et atteignit le voleur à la mâchoire. Withel le considéra un instant avec stupeur, puis s’écroula doucement dans la boue.

Le mage déplia son poing qui le cuisait, et le rouleau de pièces d’or s’échappa d’entre ses doigts endoloris. Il baissa les yeux sur le voleur étendu à terre.

« Grands dieux », fit-il, le souffle court.

Il releva les yeux et hurla lorsqu’un autre charbon ardent lui atterrit sur la nuque. Des flammes couraient sur les toits des deux côtés de la rue. Tout autour de lui, les riverains jetaient leurs biens par les fenêtres et tiraient leurs chevaux des écuries fumantes. Une nouvelle explosion dans le volcan porté à blanc qu’était le Tambour projeta tout un dessus de cheminée en marbre qui fendit les airs au-dessus des têtes.

« C’est la porte Rétrograde la plus près ! cria Rincevent par-dessus le crépitement des poutres qui s’écroulaient. Venez ! »

Il empoigna un Deuxfleurs récalcitrant par le bras et l’entraîna avec lui dans la rue.

« Mon Bagage…

— La barbe, avec votre bagage ! Si vous restez ici plus longtemps, là où vous allez vous retrouver, vous n’en aurez pas besoin, de bagage ! Venez ! » brailla Rincevent.

Ils traversèrent au petit trot la foule apeurée qui fuyait le quartier tandis que le mage aspirait à grandes goulées l’air frais de l’aube. Quelque chose l’intriguait.

« Je suis sûr que toutes les bougies étaient éteintes, dit-il. Alors comment il a pris feu, le Tambour ?

— Je n’en sais rien, gémit Deuxfleurs. C’est affreux, Rincevent. Et on s’entendait si bien. »

Rincevent s’arrêta net de surprise, au point qu’un autre fuyard lui rentra dedans avant de repartir en tournoyant et en jurant.

« On s’entendait si bien ?

— Oui, une belle équipe, j’ai trouvé – la langue a posé quelques problèmes, mais ils tenaient tellement à me voir participer à leur petite fête, impossible de refuser –, vraiment de braves gens, j’ai trouvé…»

Rincevent voulut apporter quelques rectifications mais s’aperçut qu’il ne savait pas par où commencer.

« Un coup dur pour ce pauvre Dularge, poursuivit Deuxfleurs. Tout de même, il a été prévoyant. J’ai toujours le rhinu qu’il m’a versé comme première prime. »

Rincevent ignorait le sens du mot « prime », mais son cerveau tournait à plein régime.

« Vous avez hache-sueuré le Tambour ? demanda-t-il. Vous avez parié avec Dularge qu’il ne brûlerait pas ?

— Oh, oui. L’estimation standard. Deux cents rhinus. Pourquoi vous posez cette question ? »

Rincevent se retourna, considéra les flammes qui fonçaient vers eux et se demanda combien de quartiers d’Ankh-Morpork on pouvait acheter avec deux cents rhinus. Beaucoup, conclut-il. Mais pas en ce moment, pas à la vitesse où avançaient les flammes.

Il baissa les yeux sur le touriste.

« Espèce…» commença-t-il et il fouilla sa mémoire pour trouver le plus gros mot de la langue trob ; les heureux petits béTrobi ne s’y entendaient guère question jurons.

« Espèce…» répéta-t-il. Une autre silhouette pressée le bouscula, et la lame qu’elle portait sur l’épaule le manqua de peu. L’humeur massacrante de Rincevent explosa.

« Espèce de petit (comme celui qui, un anneau de cuivre dans le nez, prend un bain de pieds au sommet du mont Raruaruaha pendant un violent orage et hurle qu’Alohura, déesse de la Foudre, a la physionomie d’une racine d’uloruaha malade) !

— JE FAIS MON BOULOT, MOI, C’EST TOUT », répondit la silhouette qui s’éloigna à grands pas.

Chaque mot tomba avec le poids d’une dalle de marbre ; de plus, Rincevent était sûr que lui seul les avait entendus.

Il empoigna à nouveau Deuxfleurs.

« Tirons-nous d’ici ! » suggéra-t-il.


* * *

L’incendie d’Ankh-Morpork eut un effet secondaire intéressant, en rapport avec la peau-lisse d’hache-sueur-rance : celle-ci s’envola de la ville par le toit ravagé du Tambour Crevé, fut poussée à grande altitude dans l’atmosphère du Disque-monde par le courant ascendant thermique subséquent, et atterrit à plusieurs jours et quelques milliers de kilomètres de là sur un buisson d’uloruaha des îles béTrobi. Les insulaires, des gens simples et rieurs, en vinrent à l’adorer comme un dieu, au grand amusement de leurs voisins plus blasés. Curieusement, les pluies et les récoltes dans les années qui suivirent connurent une abondance quasi surnaturelle, ce qui poussa la faculté des religions mineures de l’Université de l’Invisible à dépêcher une équipe de chercheurs. Leur conclusion : Comme quoi, hein ?


* * *

Poussé par le vent, le feu se propagea depuis le Tambour plus vite qu’un homme au pas. Les madriers de la porte Rétrograde brûlaient déjà lorsque Rincevent l’atteignit, la figure rougie et boursouflée par les flammes. Deuxfleurs et lui se déplaçaient maintenant à cheval – ils n’avaient guère eu de mal à trouver des montures. Un marchand roublard en avait demandé cinquante fois leur valeur avant de rester bouche bée lorsqu’on lui avait fourré mille fois ce qu’ils coûtaient dans les mains.

À peine venaient-ils de la franchir que le premier gros madrier de la porte s’effondra dans une explosion d’étincelles. Morpork était déjà un chaudron de flammes.

Tandis qu’ils montaient au galop la route baignée d’une lueur rouge. Rincevent jeta un coup d’œil de côté à son compagnon de voyage, lequel s’appliquait pour l’heure à maîtriser les rudiments de l’équitation.

Bordel de merde, songea-t-il. Il est vivant ! Et moi aussi. Qui aurait cru ça ? Ça n’est peut-être pas si bête, cette histoire de son-réfléchi-d’esprits-souterrains ? Peu commode d’emploi, comme locution. Rincevent força sa langue à prononcer les syllabes épaisses qui formaient le mot dans l’idiome de Deuxfleurs.

« Eco-lirie ? essaya-t-il. Ecro-gnothie ? Echo-gnomie ? »

Ça ferait l’affaire. C’était à peu près ça.


* * *

À plusieurs centaines de mètres en aval de la dernière banlieue fumante de la ville, un objet curieusement rectangulaire et apparemment lourdement imbibé d’eau aborda la boue de la rive rétrograde. Aussitôt, un grand nombre de jambes lui poussèrent qui tâtonnèrent en quête de points d’appui.

Après s’être hissé sur la berge, le Bagage, strié de traînées de suie, maculé d’eau et très, très en colère, s’ébroua et s’orienta.

Puis il s’éloigna d’un trot enlevé ; le petit diablotin incroyablement laid juché sur son couvercle contemplait le paysage avec intérêt.


* * *

Bravd regarda la Fouine et haussa les sourcils. « Et voilà, fit Rincevent. Le Bagage nous a rattrapés, ne me demandez pas comment. Il reste du vin ? » La Fouine souleva l’outre vide. « Je crois que t’as assez bu pour ce soir », dit-il. Le front de Bravd se plissa.

« L’or c’est l’or, fit-il enfin. Comment un gars bourré d’or peut-il se prendre pour un pauvre ? Soit on est pauvre, soit on est riche. Ça tombe sous le sens commun. »

Rincevent eut un hoquet. Il trouvait le sens commun plutôt difficile à appréhender. « Eh ben, dit-il, d’après moi, le fait est… eh ben, vous connaissez l’octefer ? »

Les deux aventuriers répondirent oui de la tête. L’étrange métal iridescent avait presque autant de valeur que le poirier savant dans les pays riverains de la mer Circulaire et il était quasiment aussi rare. Le possesseur d’une aiguille en octefer ne se perdait jamais, vu qu’elle indiquait toujours le Moyeu du monde grâce à son extrême sensibilité au champ magique du Disque ; elle reprisait aussi miraculeusement ses chaussettes.

« Eh ben, le fait est, vous voyez, que l’or aussi a une espèce de champ magique. Une espèce de sorcellerie financière. L’écho-gnomie. » Rincevent gloussa.

La Fouine se mit debout et s’étira. Le soleil était maintenant définitivement levé, et la ville gisait en dessous d’eux, enveloppée de brumes, pleine de vapeurs fétides. Et aussi d’or, se dit-il.

Même un habitant de Morpork, face à la mort, abandonne ses trésors pour sauver sa peau. Il était temps d’y aller.

Le petit homme répondant au nom de Deuxfleurs avait l’air de dormir. La Fouine le regarda et secoua la tête.

« La ville nous attend ; enfin, ce qu’il en reste ! dit-il. Merci pour ta belle histoire, le mage. Tu vas faire quoi, maintenant ? » Il lança un regard au Bagage qui recula aussitôt et claqua du couvercle vers lui.

« Eh bien, maintenant on ne risque plus de trouver de bateaux pour quitter la ville, gloussa Rincevent. J’imagine qu’on va prendre la route de la côte jusqu’à Chirm. Faut que je veille sur lui, vous comprenez. Mais écoutez, c’est pas moi qui ai fait…

— Mais oui, mais oui », l’interrompit la Fouine, apaisant. Il fit demi-tour et enfourcha d’un bond le cheval que tenait Bravd. Quelques instants plus tard, les deux héros n’étaient plus que deux petits points sous un nuage de poussière qui se dirigeait vers la ville de charbon de bois plus bas.

L’air abruti, Rincevent contempla le touriste étendu par terre. Les deux touristes. Profitant de son état vulnérable, une pensée vagabonde qui parcourait les dimensions en quête d’un cerveau où s’abriter se glissa dans sa tête.

« C’est encore un joli pétrin où tu m’as mis là », gémit-il et il s’écroula à la renverse.


* * *

« Cinglé », fit la Fouine. Bravd, qui galopait à sa hauteur, approuva de la tête.

« Tous les mages finissent comme ça, dit-il. C’est les vapeurs de mercure. Ça leur pourrit la cervelle. Les champignons, aussi.

— Pourtant…» commença son compagnon vêtu de brun. Il plongea la main dans sa tunique et en ressortit un disque d’or au bout d’une courte chaîne. Bravd leva les sourcils.

« Le mage a dit que le petit homme avait une espèce de disque d’or qui lui donnait l’heure, fit la Fouine.

— Et ç’a éveillé ta cupidité, mon petit ami ? Comme voleur, t’as toujours été un expert, la Fouine.

— Tu l’as dit », reconnut l’autre, modeste. Il toucha le bouton sur le bord de l’objet qui s’ouvrit brusquement.

Le tout petit démon emprisonné leva les yeux de son minuscule abaque et grimaça. « Il ne manque que dix minutes avant les huit heures », gronda-t-il. Le couvercle se referma sèchement et faillit pincer les doigts de la Fouine.

La Fouine lâcha un juron et balança le diseur d’heure loin dans la bruyère, où l’objet heurta sans doute un caillou. N’importe comment, quelque chose fendit le boîtier, il y eut un éclair éclatant d’octarine et une bouffée de soufre lorsque l’être du temps disparut dans la dimension démoniaque qui était son royaume.

« Pourquoi t’as fait ça ? demanda Bravd qui n’était pas assez près pour avoir entendu parler le démon.

— Fait quoi ? répliqua la Fouine. Je n’ai rien fait, moi. Il ne s’est rien passé. Viens… Des affaires en or nous passent sous le nez ! »

Bravd hocha la tête. Tous deux tournèrent leurs montures puis galopèrent vers l’antique Ankh et d’honnêtes enchantements.

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