LA FIN

Rincevent se réveilla et frissonna. Il crevait de froid.

Alors, c’est ça, songea-t-il. Quand on meurt, on se retrouve dans une région humide, brumeuse et d’un froid glacial. L’Hadès, où les âmes éplorées des morts défilent à jamais dans les marécages désolés, feux follets funèbres qui papillotent dans le… Une minute…

L’Hadès n’était quand même pas à ce point dépourvu de confort ? Et Rincevent trouvait que sa position en manquait vraiment, de confort. Il avait mal au dos là où une branche le comprimait, mal aux jambes et aux bras là où des rameaux les avaient écorchés et, à en juger par la douleur de son crâne, il s’était dernièrement cogné sur quelque chose de dur. Si c’était ça, l’Hadès, c’était vraiment l’enfer… Une minute…

Arbre. Le mot émergea à la surface de son esprit et il se concentra dessus, un exploit inattendu vu le bourdonnement qui lui emplissait les oreilles et les éclairs qui lui passaient devant les yeux. Arbre. Machin en bois. C’était ça. Branches, rameaux et le reste. Et Rincevent, affalé dedans. Arbre. Tout mouillé. Un nuage blanc et glacé tout autour. Et aussi en dessous. Alors ça, c’était bizarre.

Il était vivant et gisait, couvert de contusions, dans un petit arbre épineux qui avait poussé dans la crevasse d’un rocher en saillie au milieu de la muraille blanche et écumante de la Grande Cataracte. Cette découverte le frappa à la manière d’un marteau glacé. Il frémit. L’arbre craqua en guise d’avertissement.

Quelque chose de bleu et de flou passa en flèche devant lui, plongea brièvement dans les eaux grondantes et revint en vrombissant se poser sur une branche près de sa tête. Un petit oiseau à la huppe bleu et vert. Il avala le petit poisson argenté qu’il avait cueilli dans la Cataracte et regarda le mage avec curiosité.

Rincevent s’aperçut qu’il y avait beaucoup d’oiseaux semblables dans le coin.

Ils volaient sur place, fusaient et crevaient sans peine le plan d’eau vertical ; de temps en temps l’un d’eux faisait jaillir un nouveau panache d’embruns lorsqu’il arrachait une autre victime à la Cataracte. Plusieurs étaient perchés dans l’arbre. Ils chatoyaient comme des pierres précieuses. Rincevent était en extase.

Il était en fait le premier homme à voir les bordins-pêcheurs, ces toutes petites créatures qui avaient depuis longtemps développé un mode de vie parfaitement original, même pour le Disque. Bien avant que les Krulliens aient installé leur Périfilet, les bordins-pêcheurs avaient mis au point leur propre système de surveillance autour du bord du monde pour assurer leur subsistance.

Rincevent n’avait pas l’air de les gêner. Dans un éclair qui lui donna le frisson, il se vit passer le restant de ses jours dans cet arbre, à vivre d’oiseaux et de poissons crus attrapés au vol.

L’arbre bougeait, pas de doute. Le mage laissa échapper un gémissement en se sentant glisser en arrière, mais il réussit à s’accrocher à une branche. Seulement, tôt ou tard, il finirait par s’endormir…

Un subtil changement s’opéra dans le décor, le ciel se teinta de violet. Une grande silhouette en cape noire se tenait debout dans le vide à côté de l’arbre. Elle avait une faux à la main. Son visage se dissimulait dans l’ombre d’un capuchon.

« JE VIENS TE CHERCHER », dit la bouche invisible aux accents aussi lourds que les battements de cœur d’une baleine.

Le tronc de l’arbre émit un nouveau craquement de protestation, et un caillou rebondit sur le casque de Rincevent lorsqu’une racine s’arracha du rocher.

La Mort vient toujours en personne moissonner l’âme des mages.

« Je vais mourir de quoi ? » demanda Rincevent.

La grande silhouette hésita.

« PARDON ? fit-elle.

— Ben, je ne me suis rien cassé et je ne me suis pas noyé, alors je vais mourir de quoi ? On ne peut pas se faire tuer comme ça par la Mort, il faut forcément une raison », dit Rincevent. À son grand étonnement, il ne se sentait plus terrifié. Car, sans doute pour la première fois de sa vie, il n’avait pas peur. Hélas, cette impression ne semblait pas vouloir durer longtemps.

La Mort tenait visiblement une réponse.

« TU POURRAIS MOURIR D’ÉPOUVANTE », psalmodia le capuchon. La voix rappelait encore le tombeau mais un léger tremblement trahissait l’incertitude.

« Ça ne marchera pas, répliqua Rincevent d’un air suffisant.

— IL NE FAUT PAS FORCEMENT UNE RAISON, dit la Mort. JE PEUX TE TUER SANS ÇA.

— Hé, vous n’avez pas le droit ! Ce serait un meurtre ! »

La silhouette enchaperonnée soupira et repoussa son capuchon. Au lieu de la tête de mort ricanante que Rincevent s’attendait à voir, il se retrouva face à la figure pâle et légèrement transparente d’une espèce de démon plutôt soucieux.

« Je ne fais pas du très bon boulot, hein ? fit-il d’un ton las.

— Mais vous n’êtes pas la Mort ! Qui êtes-vous ? s’écria Rincevent.

— Scrofule.

— Scrofule ?

— La Mort n’a pas pu venir, expliqua le démon, piteux. Il y a la peste à Pseudopolis, une grosse. Il a dû y aller faire sa tournée. Du coup, il m’a envoyé à sa place.

— Personne ne meurt de scrofule ! J’ai des droits. Je suis mage, moi !

— D’accord, d’accord. C’était la chance de ma vie, dit Scrofule. Mais posons le problème autrement : si je vous donne un coup de cette faux, vous y passerez aussi bien que si c’était la Mort qui le faisait. Qui verra la différence ?

— Moi ! fit sèchement Rincevent.

— Sûrement pas. Vous serez mort, répliqua Scrofule avec logique.

— Fous-moi le camp.

— C’est bien joli, tout ça, dit le démon en levant sa faux, mais mettez-vous un instant à ma place ! Ce travail représente beaucoup pour moi, et reconnaissez que votre vie n’est pas tellement folichonne. La réincarnation, ce serait forcément une amélioration… hou-là ! »

Sa main vola vers sa bouche, mais Rincevent pointait déjà un doigt tremblant sur lui. « La réincarnation ! fit-il, tout excité. Alors, c’est donc vrai ce que racontent les mystiques !

— Je ne répondrai pas à ça, dit Scrofule avec humeur. Ma langue a fourché. Bon… vous allez mourir de votre plein gré, oui ou non ?

— Non, répondit Rincevent.

— Comme vous voulez », répliqua le démon, il leva sa faux. Elle s’abattit en sifflant, un vrai coup de professionnel, mais Rincevent n’était plus là. Pour tout dire, il se trouvait quelque mètres plus bas, et la distance ne cessait de grandir parce que la branche avait choisi cet instant pour se briser net et l’envoyer poursuivre son voyage interrompu vers les abîmes interstellaires.

« Revenez ! » cria le démon.

Le mage ne répondit pas. Il chutait à plat ventre dans l’air qui se ruait à sa rencontre, les yeux fixés sur les nuages. Lesquels s’éclaircirent soudain.

Et disparurent.

En dessous, l’ensemble de l’Univers clignotait à l’intention de Rincevent. Il y avait la Grande A’Tuin, gigantesque, massive et grêlée de cratères. Il y avait la petite lune du Disque. Il y avait une lueur lointaine qui ne pouvait être que l’Intrépide. Et toutes les étoiles, qui ressemblaient étonnamment à de la poussière de diamant répandue sur du velours noir, les étoiles aguicheuses qui finissaient par inviter les plus audacieux…

La Création tout entière attendait la visite de Rincevent, qu’il fasse un saut chez elle.

Il le faisait, ça tombait bien.

Il n’avait guère le choix.


Ainsi prend fin LA HUITIÈME COULEUR,
premier livre des ANNALES DU DISQUE-MONDE
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