On l’appelait le Wyrmberg et elle surplombait de près de huit cents mètres la vallée verte ; une montagne immense, grise et posée à l’envers.
À sa base, elle ne mesurait pas plus de vingt mètres de diamètre. Puis elle s’élevait à travers des nuages accrochés à ses flancs, s’incurvait gracieusement vers l’extérieur comme une trompette au pavillon dressé en l’air avant d’être tronquée par un plateau d’au moins quatre cents mètres de large. Une forêt miniature le recouvrait, dont les frondaisons cascadaient par-dessus bord. On y voyait des constructions. On y trouvait même une petite rivière qui se jetait dans le vide en une cataracte tellement fouettée par le vent qu’elle arrivait au sol sous forme de pluie.
On y apercevait aussi des entrées de cavernes à quelques mètres en dessous du plateau. Elles avaient l’air grossièrement taillées, régulières, si bien qu’en cette claire matinée d’automne le Wyrmberg flottait au-dessus des nuages comme un pigeonnier géant.
Dont les « pigeons » auraient une envergure légèrement supérieure à quarante mètres.
« Je le savais, dit Rincevent. On est à l’intérieur d’un champ magique puissant. »
Deuxfleurs et Hrun parcoururent des yeux la petite cuvette où ils avaient fait leur halte du midi. Puis ils s’entreregardèrent.
Les chevaux broutaient en silence l’herbe grasse au bord du ruisseau. Des papillons jaunes voletaient dans les buissons. Le thym embaumait et les abeilles bourdonnaient. Les cochons sauvages grésillaient doucement sur leur broche.
Hrun haussa les épaules et se remit à huiler ses biceps. Ils luisaient.
« Tout m’a l’air normal, fit-il.
— Essaie de tirer à pile ou face avec une pièce, dit Rincevent.
— Quoi ?
— Vas-y. Lance une pièce.
— Hoquet. Si ça peut te faire plaisir. » Il plongea la main dans sa bourse et sortit une poignée de menue monnaie pillée dans une dizaine de royaumes. Avec soin, il sélectionna un quart d’iote de Zchloty en plomb et le plaça en équilibre sur l’ongle violacé d’un pouce.
« Choisis, fit-il. Pile ou… – il examina le revers avec une expression de concentration intense – une espèce de poisson avec des pattes.
— Quand elle sera en l’air », dit Rincevent. Hrun sourit et donna une pichenette.
L’iote monta en tournant sur lui-même.
« La tranche », fit le mage sans regarder.
La magie ne meurt jamais. Elle s’affaiblit, c’est tout.
Nulle part dans les vastes étendues bleues du Disque-monde cette vérité n’était plus manifeste qu’en ces lieux, autrefois le théâtre des grandes batailles des Guerres Thaumaturgiques, déclarées très peu de temps après la Création. À l’époque, la magie à l’état brut se trouvait en abondance, et les premiers hommes s’étaient empressés d’en faire usage dans leur conflit contre les dieux.
Les origines exactes des Guerres Thaumaturgiques se sont perdues dans les brumes du temps, mais des philosophes discaux s’accordent à penser que les premiers hommes, aussitôt après leur création, se sont à juste titre mis en colère. Gigantesques et pyrotechniques furent les batailles qui s’ensuivirent : le soleil traversait le ciel en tournoyant, les mers bouillaient, des tempêtes étranges ravageaient les terres, de petits pigeons blancs apparaissaient mystérieusement dans les vêtements des gens, et la stabilité même du Disque (porté dans l’espace à dos de quatre éléphants géants juchés sur une tortue) était menacée. Il en résulta une réaction brutale des Hauts Anciens, devant qui même les dieux doivent répondre. Les dieux furent bannis dans les hauteurs, les hommes recréés à une taille beaucoup plus réduite, et la majeure partie de l’ancienne magie sauvage retirée de la terre.
Ce qui ne résolut pas le problème des régions du Disque frappées de plein fouet par un sortilège au cours des guerres. La magie s’affaiblit – lentement, des millénaires durant, libérant au fil de sa décomposition des myriades de particules subastrales qui altéraient gravement la réalité environnante…
Rincevent, Deuxfleurs et Hrun considéraient la pièce de monnaie.
« Oui, c’est la tranche, fit Hrun. Ben, t’es un mage. Et après ?
— Je ne fais pas… ce genre de sortilège.
— Tu veux dire que tu ne sais pas. »
Rincevent ignora la réflexion parce que c’était vrai. « Essaie encore », suggéra-t-il.
Hrun sortit une poignée de pièces.
Les deux premières atterrirent normalement. La quatrième aussi. La troisième atterrit sur la tranche et s’y maintint en équilibre. La cinquième se transforma en une petite chenille jaune qui déguerpit en rampant. La sixième, arrivée au zénith de sa courbe ascendante, disparut avec un cling sec. L’instant d’après retentit un petit coup de tonnerre.
« Hé, elle était en argent, celle-là ! s’exclama Hrun qui se dressa et leva les yeux au ciel. Rends-la-moi !
— Je ne sais pas où elle est passée, dit Rincevent d’une voix lasse. Elle continue même sûrement d’accélérer. Celles que j’ai lancées ce matin, pour voir, ne sont pas retombées, en tout cas. »
Hrun regardait toujours fixement en l’air.
« Et alors ? » fit Deuxfleurs.
Rincevent soupira. Il avait craint ce moment.
« On s’est égarés dans une zone à l’indice magique élevé, dit-il. Ne me demandez pas comment ça se fait. Autrefois, un champ magique très puissant a dû être généré par ici, et on en subit les effets secondaires.
— Exactement », fit un buisson de passage.
Hrun rabaissa la tête d’un coup.
« Tu veux dire qu’on est dans un coin comme ça ? demanda-t-il. Tirons-nous d’ici !
— C’est ça, l’approuva Rincevent. Si on retourne sur nos pas, on peut s’en sortir. On s’arrêtera tous les kilomètres, par exemple, et on jettera une pièce en l’air. »
Il se releva en vitesse et se mit à fourrer des affaires dans ses fontes.
« Et alors ? » refit Deuxfleurs.
Rincevent s’arrêta.
« Écoute, lança-t-il sèchement. On ne discute pas. Allez, viens.
— Ç’a m’a l’air normal, insista Deuxfleurs. Un peu sous-peuplé, c’est tout…
— Oui. Bizarre, hein ? Allez, viens ! »
Il y eut un bruit loin au-dessus de leurs têtes, comme une lanière de cuir claquée sur un rocher mouillé. Quelque chose de vitreux et d’indistinct survola Rincevent, soulevant du feu un nuage de cendres, et la carcasse de cochon se décrocha de la broche pour monter en flèche vers le ciel.
Elle vira pour éviter un bouquet d’arbres, se redressa, décrivit un cercle étroit en vrombissant et fila vers le Moyeu en laissant un sillage de gouttelettes brûlantes de graisse de porc.
« Qu’est-ce qu’ils font maintenant ? » demanda le vieil homme.
La jeune femme jeta un regard au miroir de divination.
« Ils se dirigent vers le Bord à vive allure, l’informa-t-elle. Au fait, ils ont toujours leur coffre à pattes. »
Le vieil homme lâcha un ricanement étrangement inquiétant dans la crypte sombre et poussiéreuse. « Du poirier savant, dit-il. Remarquable. Oui, je crois que nous allons mettre la main dessus. Occupe-t’en, ma chère… avant qu’ils n’échappent à ton pouvoir, peut-être ?
— Silence ! Sinon…
— Sinon quoi, Liessa ? » fit le vieillard (dans la faible lumière, sa posture affaissée dans le fauteuil de pierre avait quelque chose de bizarre). « Tu m’as déjà tué une fois, tu te rappelles ? »
Elle grogna et se leva en rejetant ses cheveux en arrière d’un air méprisant. Des cheveux roux, pailletés d’or. Debout, Liessa Mandewyrm tenait de la vision de rêve. Elle était aussi presque nue, en dehors de deux véritables lambeaux d’une cotte de mailles extrêmement fine et de bottes de monte en peau de dragon irisée. Dans une des bottes était enfoncée une cravache peu courante, aussi longue qu’un javelot, à la pointe hérissée de tout petits barbillons d’acier.
« Mon pouvoir suffira largement », fit-elle, glaciale.
La silhouette indistincte parut opiner, ou du moins branler du chef. « C’est ce que tu n’arrêtes pas de me dire. » Liessa grogna encore et sortit de la salle à grands pas.
Son père ne prit pas la peine de la regarder partir. D’abord parce que depuis sa mort trois mois plus tôt, ses yeux n’étaient évidemment pas au meilleur de leur condition. Ensuite parce qu’étant mage – même mage défunt de quinzième niveau –, il avait depuis longtemps habitué ses nerfs optiques à voir dans des dimensions et sur des plans très éloignés de la réalité ordinaire, des nerfs qui ne valaient donc pas grand-chose pour observer la simple banalité. (De son vivant, ses yeux donnaient l’impression d’avoir huit faces et d’être vaguement insectoïdes.) Par ailleurs, comme il se trouvait désormais en suspension dans l’espace étroit entre le monde des vivants et celui ténébreux de la Mort, il pouvait surveiller l’ensemble du Champ de Causalité. Voilà pourquoi, malgré le faible espoir que sa maudite fille allait enfin se faire tuer, il ne se servit pas de ses pouvoirs considérables pour en apprendre davantage sur les trois voyageurs qui tentaient désespérément de s’échapper à bride abattue de son royaume.
À plusieurs centaines de mètres de là, Liessa se sentait d’une humeur étrange tandis qu’elle descendait d’un pas énergique les marches usées qui menaient au cœur évidé du Wyrmberg, suivie par une demi-douzaine de dragonniers. Tenait-elle sa chance ? La clé pour sortir de l’impasse, la clé du trône du Wyrmberg. Le trône lui appartenait de droit, bien entendu ; mais la tradition voulait que seul un homme pût régner sur le Wyrmberg. Ce qui contrariait Liessa ; et quand la colère la gagnait, le Pouvoir coulait plus fort en elle et les dragons étaient particulièrement gros et laids.
Il suffirait qu’elle dispose d’un homme pour que tout se passe autrement. De préférence un grand costaud sans beaucoup de cervelle. Qui ferait ce qu’on lui dirait.
Le plus grand des trois qui s’enfuyaient en ce moment du pays des dragons ferait l’affaire. Et si jamais il ne convenait pas, eh bien, les dragons avaient toujours faim et il fallait les nourrir régulièrement. Elle pouvait se charger de les rendre méchants.
Plus méchants que d’habitude, en tout cas.
L’escalier passait sous une arche de pierre et se terminait sur une corniche étroite près du plafond de la grande caverne où nichaient les wyrms.
Des rayons de soleil entrant par des myriades d’ouvertures dans les parois s’entrecroisaient dans la pénombre poussiéreuse comme des tiges d’ambre où se seraient conservés des millions d’insectes dorés. En dessous, ils ne révélaient rien d’autre qu’une légère brume. Au-dessus…
Les anneaux de circulation s’étendaient par milliers sur la surface retournée du plafond de la caverne. Il avait fallu vingt ans à vingt maçons suspendus à leur ouvrage au fur et à mesure de sa progression pour enfoncer les pitons au marteau. Pourtant ce n’était rien à côté des quatre-vingt-huit anneaux majeurs regroupés près du sommet du dôme. Cinquante autres avaient jadis été perdus : alors que des équipes d’esclaves en sueur les mettaient en place (et les esclaves ne manquaient pas aux premiers temps du Pouvoir), ils s’étaient abîmés dans les profondeurs, entraînant avec eux leurs infortunés installateurs.
Mais on en avait disposé quatre-vingt-huit, immenses comme des arcs-en-ciel, rouillés comme du sang. Depuis ces anneaux…
Les dragons sentent la présence de Liessa. L’air froufroute dans la caverne au moment où quatre-vingt-huit paires d’ailes se déploient comme un puzzle tourmenté. De grandes têtes baissent vers elle leurs yeux verts à facettes multiples.
Les bêtes sont encore légèrement transparentes. Tandis que les hommes autour d’elle prennent leurs bottes à crochet au râtelier, Liessa se concentre afin d’obtenir une vision mentale d’ensemble ; au-dessus d’elle, dans l’atmosphère à l’odeur de renfermé, les dragons lui deviennent parfaitement visibles, leurs écailles de bronze renvoient sans éclat les rayons du soleil. Sa tête l’élançait, mais maintenant que le Pouvoir s’écoule à plein débit, elle peut penser à autre chose sans que sa concentration fléchisse.
Elle boucle alors à son tour ses bottes puis exécute une roue gracieuse pour envoyer ses crochets, avec un petit bruit métallique, dans deux anneaux du plafond.
Seulement, il s’agit désormais du sol. Le monde a changé. Elle se tient maintenant debout au bord d’une profonde cuvette ou d’un cratère que tapissent les petits anneaux sur lesquels déambulent déjà les dragonniers d’une démarche oscillante. Au centre de la cuvette, leurs immenses montures attendent au sein du troupeau. Loin au-dessus s’étendent les rochers du fond de la caverne, décolorés par des siècles de fientes de dragons.
Du mouvement souple et glissé qui lui est une seconde nature, Liessa se dirige vers son propre dragon, Laolith, qui tourne vers elle sa grande tête chevaline. Il a les bajoues luisantes de graisse de porc.
C’était très agréable, lui dit-il par la pensée.
« Je croyais avoir interdit les vols non accompagnés ? » réplique-t-elle sèchement.
J’avais faim, Liessa.
« Réfrène ton appétit. Il y aura bientôt des chevaux à manger. »
Les rênes se coincent dans les dents. Est-ce qu’il y a des guerriers ? Nous aimons bien ça, les guerriers.
Liessa fait descendre l’échelle de monte puis atterrit sur Laolith et noue ses jambes autour de son cou de cuir.
« Le guerrier est pour moi. Il y en a deux autres, je vous les laisse. L’un est plus ou moins mage, j’ai l’impression », ajoute-t-elle en manière d’encouragement.
Oh, tu sais, les mages… une demi-heure après, on s’en prendrait bien un autre, grommelle le dragon. Il étend ses ailes et se laisse tomber.
« Ils nous rattrapent ! » brailla Rincevent. Il se courba encore davantage sur l’encolure de son cheval et gémit. Deuxfleurs s’efforçait de se maintenir à sa hauteur tout en se tordant le cou pour regarder les bêtes volantes derrière eux.
« Tu ne comprends pas ! cria le touriste par-dessus le vacarme épouvantable des battements d’ailes. J’ai toujours rêvé de voir des dragons !
— De l’intérieur ? hurla Rincevent. Tais-toi donc et galope ! » Il fouetta sa monture avec les rênes, fixa le bois devant eux et s’efforça de le rapprocher par la seule puissance de sa volonté. Sous ces arbres, ils seraient à l’abri. Sous ces arbres, aucun dragon ne pourrait voler…
Il entendit le claquement des ailes avant que les ombres ne se replient sur lui. Instinctivement, il se tassa sur sa selle et sentit une douleur cuisante au moment où quelque chose d’affilé lui traçait un sillon en travers des épaules.
Derrière lui, Hrun hurla, mais ça ressemblait davantage à un beuglement de rage qu’à un cri de douleur. Le barbare avait bondi dans la bruyère et dégainé Kring, l’épée noire. Il la brandit alors qu’un des dragons virait pour un nouveau passage en rase-mottes.
« C’est pas une saloperie de lézard qui va me faire un truc pareil ! » rugit-il.
Rincevent se pencha et saisit les rênes de Deuxfleurs.
« Allez, viens ! souffla-t-il.
— Mais les dragons… protesta le touriste subjugué.
— La barbe, les…» commença le mage avant de se figer. Un autre monstre volant s’était détaché de ses congénères qui tournoyaient dans le ciel ; il planait dans leur direction. Rincevent lâcha le cheval de Deuxfleurs et jura violemment avant d’éperonner le sien pour gagner les arbres, tout seul. Il ne regarda pas vers le tumulte soudain dans son dos et, lorsqu’une ombre le survola, il se contenta de bredouiller faiblement et s’efforça de disparaître dans la crinière de sa monture.
Mais au lieu de la déchirure brûlante qu’il attendait, il essuya une série de coups cinglants au moment où son cheval terrifié plongeait sous les premières ramures du bois. Le mage voulut se cramponner, mais une branche basse plus solide que les autres le désarçonna. Juste avant que les lumières bleues clignotantes de l’inconscience ne fondent sur lui, il entendit un cri aigu de reptile frustré dont les serres déchiquetaient la cime des arbres.
Lorsqu’il se réveilla, un dragon l’observait ; du moins, il regardait en gros dans sa direction. Rincevent gémit et tenta de se creuser un passage dans la mousse à coups d’omoplates quand la douleur se réveilla et lui coupa le souffle.
À travers les brumes de la souffrance et de la peur, il regarda à son tour le dragon.
La créature pendait à la branche d’un grand chêne mort, une centaine de mètres plus loin. Ses ailes de bronze doré lui enveloppaient étroitement le corps, mais la longue tête chevaline se tournait d’un côté et de l’autre au bout d’un cou remarquablement souple. Elle passait la forêt en revue.
Elle était aussi à demi transparente. Malgré les reflets du soleil sur les écailles, Rincevent distinguait nettement les contours des branches derrière elle.
Sur une de ces branches, un homme se tenait assis, minuscule auprès du reptile suspendu. Il avait l’air nu en dehors d’une paire de grandes bottes, d’un tout petit fourre-tout en cuir dans la région de l’entrejambe et d’un casque surmonté d’un haut cimier. Il tenait une épée courte dont il faisait négligemment des moulinets d’avant en arrière en regardant la cime des arbres avec l’air de celui qui s’acquitte d’une tâche fastidieuse et sans gloire.
Un scarabée se lança dans une laborieuse ascension de la jambe de Rincevent.
Le mage se demanda quels dommages risquait de causer un dragon à moitié solide. Est-ce qu’il ne le tuerait qu’à moitié ? Il décida de ne pas rester pour le découvrir.
S’aidant des talons, du bout des doigts et des muscles des épaules, Rincevent se tortilla de biais jusqu’à ce que le feuillage masque le chêne et ses occupants. Puis il se remit tant bien que mal debout et détala à fond de train entre les arbres.
Il n’avait pas de destination en tête, pas de provisions, pas de cheval. Mais tant qu’il avait encore des jambes il pouvait courir. Les fougères et les ronces le fouettaient au passage, mais il ne sentait rien du tout.
Une fois qu’il eut mis près de deux kilomètres entre le dragon et lui, il s’arrêta et s’écroula contre un arbre qui se mit à lui parler.
« Psst. »
Redoutant ce qu’il allait voir, Rincevent laissa son regard escalader le tronc. Ses yeux tentèrent bien de ne pas dépasser d’inoffensifs bouts d’écorce et de feuilles, mais le démon de la curiosité les contraignit à monter plus haut. Finalement, ils se fixèrent sur une épée noire carrément fichée à travers la branche au-dessus de sa tête.
« Ne restez donc pas planté comme ça, dit l’épée (d’une voix comme le frottement d’un doigt sur le bord d’un grand verre de vin vide). Dégagez-moi de là.
— Quoi ? fit Rincevent, la poitrine encore pantelante.
— Dégagez-moi de là, répéta Kring. Sinon, je vais passer le prochain million d’années dans un gisement houiller. Est-ce que je vous ai déjà raconté la fois où on m’a jetée dans un lac du côté de…
— Il leur est arrivé quoi, aux autres ? demanda Rincevent, toujours désespérément agrippé à l’arbre.
— Oh. ils se sont fait prendre par les dragons. Tout comme les chevaux. Et l’espèce de boîte. Moi aussi, sauf que Hrun m’a lâchée. Un coup de chance pour vous.
— Ben…» commença Rincevent. Kring l’ignora.
« J’imagine que vous avez hâte de les sauver, ajouta l’épée.
— Oui, euh…
— Alors vous me dégagez de là et on y va. »
Du coin de l’œil, Rincevent regarda l’épée au-dessus de lui. L’idée d’une opération de sauvetage était tellement éloignée de ses préoccupations présentes que, si certaines hypothèses de pointe sur la forme et la nature multiplexe et pluridimensionnelle de l’Univers étaient correctes, elle en devenait toute proche ; mais une épée magique, c’était précieux…
Et la route serait longue pour rentrer chez lui, il ne savait où…
Il grimpa comme il put dans l’arbre et progressa tout doucement le long de la branche. Kring était très solidement enfoncée dans le bois. Il empoigna le pommeau et tira jusqu’à ce que des lumières lui clignotent devant les yeux.
« Essayez encore », l’encouragea l’épée.
Rincevent gémit et serra les dents.
« Ça pourrait être pire, dit Kring. Ç’aurait pu être une enclume.
— Aaargl, geignit le mage, craignant pour l’avenir de son entrejambe.
— J’ai vécu une existence multidimensionnelle, fit l’épée.
— Hgnein ?
— J’ai porté beaucoup de noms, vous savez.
— Incroyable », dit Rincevent. Il partit en arrière lorsque la lame se libéra. Elle paraissait curieusement légère.
Redescendu à terre, il décida de jouer cartes sur table.
« Je ne crois vraiment pas que ce soit une bonne idée d’aller les secourir, dit-il. Je crois qu’on ferait mieux de retourner dans une ville, vous voyez. Pour monter une expédition de recherche.
— Les dragons sont partis vers le Moyeu, dit Kring. Mais je propose de commencer par celui dans les arbres, là-bas.
— Je regrette, mais…
— Vous ne pouvez pas les abandonner à leur sort ! »
Rincevent eut l’air surpris. « Ah bon ?
— Non. Vous ne pouvez pas. Écoutez, je vais être franche. J’ai travaillé avec du meilleur matériel que vous, mais c’est ça ou… Vous avez déjà passé un million d’années dans un bassin houiller ?
— Écoutez, je…
— Alors, si tu n’arrêtes pas de discuter, je te coupe la tête. »
Rincevent vit son propre bras se lever brusquement jusqu’à ce que la lame miroitante lui bourdonne à deux centimètres de la gorge. Il essaya de forcer ses doigts à lâcher prise. Impossible.
« Je ne sais pas faire ça, le héros ! cria-t-il.
— Je compte bien t’apprendre. »
Psepha le Bronzé gronda du fond de la gorge.
K!sdra, le dragonnier, se pencha en avant et scruta la clairière, les yeux plissés.
« Je le vois », dit-il. Il descendit souplement en se balançant de branche en branche, atterrit légèrement dans les touffes d’herbe et tira l’épée.
Il regarda longuement l’homme qui approchait et qui ne tenait visiblement pas à quitter l’abri des arbres. Il était armé, mais le dragonnier observa avec intérêt la manière curieuse dont il tenait son épée devant lui à bout de bras, comme si ça le gênait qu’on le voit en telle compagnie.
K!sdra soupesa son glaive et arbora un large sourire tandis que le mage avançait vers lui en traînant les pieds. Puis il bondit.
Plus tard, il ne devait se rappeler du combat que deux choses : d’abord la réaction mystérieuse de l’épée du mage, laquelle se redressa pour flanquer à sa lame un coup qui la lui arracha du poing. Ensuite la réaction du mage lui-même – la vraie cause de sa perte, assura-t-il –, qui se cachait les yeux de la main.
K!sdra sauta en arrière pour éviter une nouvelle botte et s’étala de tout son long dans l’herbe. Avec un grognement, Psepha déploya ses grandes ailes et s’élança de l’arbre.
Dans la seconde qui suivit, Rincevent se dressait au-dessus du dragonnier et hurlait : « Dis-lui que s’il essaye de me griller, je lâche l’épée ! Sans hésiter ! Je la lâche ! Alors, dis-lui ! » La pointe de l’épée noire planait au-dessus de la gorge de K!sdra. Le plus drôle, c’est que le mage se débattait manifestement avec elle, et qu’elle avait l’air de chantonner toute seule.
« Psepha ! » cria K!sdra.
Le dragon rugit de défi mais redressa le piqué qui aurait arraché la tête de Rincevent et regagna son arbre d’un vol lourd.
« Parle ! » brailla Rincevent.
K!sdra loucha sur lui le long de la lame.
« Qu’est-ce que tu veux que je dise ? demanda-t-il.
— Hein ?
— J’ai dit : qu’est-ce que tu veux que je dise ?
— Où sont mes amis ? Le barbare et le petit homme, quoi !
— J’imagine qu’on les a ramenés au Wyrmberg. »
Rincevent résistait désespérément contre la traction puissante de l’épée, s’efforçait de fermer son esprit au fredonnement sanguinaire de Kring.
« C’est quoi, un wyrmberg ? demanda-t-il.
— Le Wyrmberg. Il n’y en a qu’un. C’est le Pays des Dragons.
— Et je suppose que tu attendais pour m’y emmener, hein ? »
K!sdra poussa un petit cri involontaire lorsque la pointe de l’épée fit perler une goutte de sang sur sa pomme d’Adam.
« Et vous ne voulez pas qu’on sache que vous avez des dragons là-bas, hein ? » gronda Rincevent. Le dragonnier s’oublia assez pour hocher la tête et manqua d’un cheveu se trancher la gorge.
Rincevent jeta un regard affolé autour de lui et comprit qu’il lui faudrait vraiment aller au bout de son calvaire.
« Alors, d’accord, fit-il avec toute l’assurance dont il était capable. Tu ferais mieux de m’emmener à ton Wyrmberg, tu ne crois pas ?
— J’étais censé t’y emmener mort », marmonna K!sdra, la mine renfrognée.
Rincevent baissa les yeux sur lui et sourit lentement. D’un grand rictus de psychopathe totalement dépourvu d’humour. Du genre de sourire normalement fréquenté par des petits oiseaux aquatiques qui entrent et sortent tranquillement pour curer les dents de leurs déchets.
« Vivant, ça fera l’affaire tout pareil, dit-il. Si tu veux vraiment un cadavre, n’oublie pas à qui est l’épée que tient cette main.
— Si tu me tues, rien n’empêchera Psepha de te tuer aussi ! s’écria le dragonnier étendu par terre.
— Alors, voilà ce que je vais faire : je vais te découper par petits bouts », répliqua le mage. Il répéta le coup du sourire.
« Bon, d’accord, maugréa K!sdra. Tu te figures que je ne devine pas à quoi tu penses ? »
Il se tortilla pour se dégager de sous l’épée et fit un signe au dragon, lequel reprit son envol et plana vers eux. Rincevent déglutit.
« Tu veux dire qu’il faut qu’on monte là-dessus ? » fit-il.
K!sdra lui jeta un regard méprisant, la pointe de Kring toujours dirigée vers son cou.
« Comment entrer dans le Wyrmberg autrement ?
— Je ne sais pas, moi, fit Rincevent. Comment ?
— Je veux dire, il n’y a pas d’autre moyen. C’est par les airs ou pas du tout. »
Rincevent considéra encore le dragon devant lui. Il voyait très nettement à travers la bête l’herbe écrasée sur laquelle il reposait, mais lorsqu’il toucha prudemment une écaille qui n’était qu’un simple reflet doré dans le vide, elle lui parut plutôt solide. Il fallait qu’un dragon existe ou n’existe pas, se disait-il. Un dragon qui n’existait qu’à moitié, c’était pire que tout.
« Je ne savais pas qu’on voyait à travers les dragons », dit-il.
K!sdra haussa les épaules. « Ah non ? » fit-il.
Il enfourcha la bête d’un bond maladroit parce que Rincevent s’accrochait à sa ceinture. Une fois inconfortablement installé, le mage transféra sa prise qui lui blanchissait les articulations sur une partie du harnais plus commode et donna un petit coup d’épée à K!sdra.
« Tu as déjà volé ? demanda le dragonnier sans se retourner.
— Pas vraiment, non.
— Tu veux quelque chose à sucer ? »
Rincevent fixa d’un regard vide la nuque de l’homme puis baissa les yeux sur le pochon de bonbons rouges et jaunes qu’on lui offrait.
« C’est indispensable ? demanda-t-il.
— C’est la tradition, répondit K!sdra. Fais comme tu veux. »
Le dragon se leva, courut lourdement dans le pré et prit l’air en battant des ailes.
Rincevent faisait parfois un cauchemar dans lequel il chancelait sur un support impalpable, à une altitude incroyable, d’où il voyait un paysage bleui par la distance et parsemé de nuages qui se déployait sous lui (il se réveillait en général à ce moment-là, les chevilles moites ; son inquiétude aurait encore grandi s’il avait su que le cauchemar ne relevait pas, comme il le croyait, du vertige classique du Disque-monde. Il s’agissait d’un souvenir à rebours d’un événement si terrifiant de son avenir qu’il avait généré des harmoniques de trouille sur toute la durée de sa vie).
Ce vol à dos de dragon, sans être l’événement en question, en constituait néanmoins une bonne répétition.
Psepha effectua son décollage toutes griffes dehors au bout d’une série de bonds à briser les vertèbres de ses passagers. À l’apogée de son dernier saut, les larges ailes se déplièrent dans un claquement et s’étendirent avec un choc sourd qui secoua les arbres.
Puis le sol disparut, chuta par saccades successives, sans heurts. Psepha s’élevait soudain avec grâce, et le soleil d’après-midi se reflétait sur des ailes toujours aussi fines qu’une pellicule d’or. Rincevent commit l’erreur de jeter un coup d’œil en bas ; son regard tomba à travers le dragon sur la cime des arbres en dessous. Loin en dessous. Il sentit son estomac se ratatiner à cette vision.
Fermer les yeux ne valait guère mieux, ça lâchait la bride à son imagination. Il trouva un compromis : il fixa le vide à mi-distance du sol, ce qui lui permettait de regarder presque négligemment défiler la lande et la forêt.
Le vent cherchait à le saisir. K!sdra pivota à demi et lui cria dans l’oreille.
« Le Wyrmberg ! »
Rincevent tourna lentement la tête en prenant soin de garder Kring posée légèrement sur le dos du dragon. Ses yeux noyés de larmes contemplèrent l’impossible montagne inversée qui jaillissait des profondeurs boisées de la vallée comme une trompette dans une cuvette de mousse. Même à cette distance, il distinguait la faible lueur octarine dans l’atmosphère qui devait indiquer une aura magique stable d’au moins – il manqua s’étrangler – plusieurs milliPrimes ? Au moins !
« Oh, non », fit-il.
Il préférait encore regarder le sol. Il détourna bien vite les yeux et s’aperçut qu’il ne pouvait désormais plus voir la terre à travers le dragon. Alors que la créature virait en un large vol plané vers le Wyrmberg, elle prenait incontestablement de la consistance, comme si son corps s’emplissait d’une brume dorée. Lorsque le Wyrmberg apparut en face d’eux, tanguant follement sur le fond du ciel, le dragon était aussi réel que du roc.
Rincevent crut distinguer une fine traînée dans les airs, comme si quelque chose parti de la montagne avait touché la bête. Il eut l’étrange impression que le dragon devenait plus vrai.
Droit devant, le Wyrmberg se transforma, de l’état de lointain modèle réduit, en une masse de plusieurs milliards de tonnes de roche suspendue entre ciel et terre. Au sommet, le mage reconnut de petits champs, des bois et un lac, et du lac s’écoulait une rivière qui se jetait par-dessus le bord…
Il commit l’erreur de suivre des yeux le filet d’eau écumante et se rejeta en arrière juste à temps.
Le plateau évasé du massif à l’envers voguait à leur rencontre. Le dragon ne ralentit même pas.
Alors que la montagne dominait Rincevent comme la plus grande tapette à mouches de l’Univers, il vit l’entrée d’une caverne. Psepha fila vers elle de toute la puissance des muscles de ses épaules.
Le mage hurla lorsque l’obscurité s’étendit et l’enveloppa. Il eut une vision brève de roche qui défilait, rendue floue par la vitesse. Puis le dragon émergea à nouveau dans un espace dégagé.
Il se trouvait à l’intérieur d’une caverne, mais plus vaste qu’il n’était permis. Dans cette cavité immense, le dragon en vol plané avait l’air d’une mouche dorée dans une salle de banquet.
D’autres dragons – dorés, argentés, noirs, blancs – voltigeaient dans l’atmosphère transpercée par les rayons du soleil, en route vers des destinations connues d’eux seuls, ou restaient perchés sur des promontoires rocheux. En haut, sous le toit voûté de la caverne, des dizaines d’autres pendaient à des anneaux gigantesques, les ailes repliées autour du corps à la façon des chauves-souris. Il y avait aussi des hommes parmi eux. Rincevent déglutit avec force à leur vue parce qu’ils marchaient comme des mouches sur le vaste plafond.
Puis il distingua les milliers de tout petits anneaux qui constellaient la surface du dôme. Un certain nombre d’hommes à l’envers observaient le vol de Psepha avec intérêt. Rincevent déglutit encore, difficilement. Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il devait faire à présent.
« Alors ? chuchota-t-il. Qu’est-ce que tu proposes ?
— Faut attaquer, c’est évident, répondit Kring avec mépris.
— Pourquoi je n’y ai pas pensé tout seul ? fit Rincevent. Parce qu’ils ont tous des arbalètes, peut-être ?
— Défaitiste.
— Défaitiste ! C’est parce que je cours à la défaite !
— Tu es ton pire ennemi, Rincevent », dit l’épée.
Le mage leva les yeux vers les hommes tout sourires.
« On parie ? » fit-il d’une voix lasse.
Avant que Kring ait pu répondre, Psepha se cabra dans les airs et se posa sur un des grands anneaux qui oscilla de manière inquiétante.
« Tu préfères mourir tout de suite ou te rendre d’abord ? » proposa calmement K!sdra.
Des hommes convergeaient vers l’anneau de toutes parts ; ils progressaient avec un mouvement de balancier à mesure que leurs bottes à crochet s’engageaient dans les anneaux du plafond.
Il y avait d’autres bottes sur un râtelier pendu à une petite plate-forme aménagée à côté de l’anneau-perchoir. Avant que Rincevent puisse l’en empêcher, le dragonnier bondit du dos de sa monture pour atterrir sur la plate-forme d’où il adressa un grand sourire au mage déconfit.
On entendit le petit bruit éloquent d’un certain nombre d’arbalètes qu’on arme. Rincevent leva les yeux vers des visages impassibles et renversés. Les goûts vestimentaires du peuple des dragons ne dépassaient pas en matière d’originalité le harnais de cuir clouté de bronze. Les fourreaux des couteaux et des épées se portaient inversés. Ceux qui n’avaient pas de casque laissaient librement flotter leurs cheveux qui ondulaient comme des algues dans les courants d’air de ventilation près du plafond. Plusieurs femmes se trouvaient parmi eux. La position à l’envers produisait de curieux effets sur leur anatomie. Rincevent les regarda, les yeux écarquillés.
« Rends-toi ! » répéta K!sdra.
Rincevent ouvrit la bouche pour se soumettre. Kring fredonna un avertissement, et d’horribles ondes de douleur remontèrent en flèche le bras du mage. « Jamais », couina-t-il. La douleur cessa.
« Bien sûr que non ! tonna une voix de stentor derrière lui. C’est un héros, non ? »
Rincevent se retourna et plongea les yeux dans deux narines poilues. Elles appartenaient à un jeune homme solidement bâti, nonchalamment suspendu par ses bottes au plafond.
« Comment t’appelles-tu, héros ? demanda-t-il. Pour que nous sachions qui tu étais. »
Une douleur atroce parcourut le bras de Rincevent. « Je… je suis Rincevent d’Ankh, souffla-t-il non sans peine.
— Et moi Lio!rt, seigneur des dragons », fit l’homme suspendu en prononçant son nom avec un clic dur dans le fond de la gorge qui, selon Rincevent, faisait forcément partie intégrante du mot. « Tu viens me défier en combat mortel.
— Ben, non, je ne…
— Tu te trompes. K!sdra, aide notre héros à enfiler une paire de bottes. Je suis sûr qu’il brûle de commencer.
— Non, écoutez, je viens seulement chercher mes amis. Il n’y a certainement pas…» balbutia Rincevent tandis que le dragonnier le guidait d’une main ferme jusque sur la plateforme, le poussait vers un siège et entreprenait de lui lacer des bottes à crochet aux pieds.
« Dépêche-toi, K!sdra. Il ne faut pas priver notre héros de son destin, fit Lio!rt.
— Écoutez, mes amis sont sûrement très bien ici, alors si vous pouviez… vous voyez… me déposer quelque part…
— Tu les retrouveras bientôt, tes amis, dit le seigneur des dragons d’un ton léger. Si tu as de la religion, s’entend. Ceux qui entrent dans le Wyrmberg n’en repartent jamais. Enfin, si, métaphoriquement. Montre-lui comment s’accrocher aux anneaux, K!sdra.
— Regarde un peu dans quoi tu m’as fourré ! » souffla Rincevent.
Kring vibra dans sa main. « Souviens-toi, je suis une épée magique, bourdonna-t-elle.
— Comment je pourrais l’oublier ?
— Grimpe à l’échelle et attrape un anneau, expliqua le dragonnier, ensuite tu lèves les pieds pour y passer les crochets. » Malgré les protestations du mage, il l’aida à grimper jusqu’à ce qu’il soit suspendu la tête en bas, la robe coincée dans ses bottes, Kring pendouillant au bout de son bras. Sous cet angle, la vue des dragonniers était à peu près supportable, mais les dragons accrochés à leurs perchoirs dominaient la scène comme de gigantesques gargouilles. Leurs yeux brillaient, intéressés.
« Prépare-toi », fit Lio!rt. Un dragonnier lui tendit un objet allongé, enveloppé dans de la soie rouge.
« Nous combattons jusqu’à la mort, reprit-il. La tienne.
— Et je suppose que je gagne ma liberté si je sors vainqueur ? » demanda Rincevent sans grand espoir.
Lio!rt montra d’un signe de tête les dragonniers rassemblés.
« Ne sois pas naïf », dit-il.
Rincevent prit une profonde inspiration. « J’imagine que je dois vous avertir, fit-il d’une voix à peine tremblante. Cette épée est magique. »
Lio!rt laissa tomber l’enveloppe de soie rouge dans les ténèbres et brandit une lame d’un noir de jais. Des runes luisaient à sa surface.
« Quelle coïncidence », dit-il en se fendant d’une botte.
Rincevent se pétrifia de peur, mais son bras se détendit lorsque Kring frappa d’estoc. Les épées s’entrechoquèrent dans une explosion de lumière octarine.
Lio!rt se balança en arrière, les yeux étrécis. Kring franchit sa garde d’un bond et, malgré l’épée adverse qui se releva brusquement pour détourner une grande partie de la force d’impact, une mince traînée rouge apparut sur le torse du seigneur.
En grognant, il s’élança vers le mage ; ses bottes cliquetaient à mesure qu’il enfilait les anneaux. Les épées se croisèrent encore dans une nouvelle décharge violente de magie ; au même moment, Lio!rt abattit sa main libre contre la tête de Rincevent et l’ébranla si fort qu’un pied se décrocha soudain et gigota désespérément.
Rincevent se savait presque certainement le pire mage du Disque-monde, vu qu’il ne connaissait qu’un seul sortilège ; il n’en restait pas moins un mage, et donc, selon les lois inexorables de la magie, ce serait la Mort en personne qui viendrait le chercher à l’heure de son trépas (au lieu de déléguer un de ses nombreux serviteurs, comme c’est généralement le cas).
Voilà pourquoi, alors qu’un Lio!rt tout sourire ramenait le bras en arrière et portait un coup de taille indolent, le temps s’embourba dans la mélasse.
Aux yeux de Rincevent, le monde s’éclaira soudain d’une lueur octarine tremblotante, teintée de violet par l’impact des photons sur la soudaine aura magique. Le seigneur des dragons avait l’air d’une statue blafarde, et son épée se déplaçait à l’allure d’un escargot dans la lumière.
Près de Lio!rt se tenait une autre silhouette, perceptible uniquement à ceux qui voient dans les quatre dimensions supplémentaires de la magie. Grande, mince, sombre, elle maniait à deux mains, sur fond d’une soudaine nuit d’étoiles froides, une faux au tranchant proverbial…
Rincevent se baissa. La lame lui passa dans un sifflement glacial au ras de la tête et s’enfonça dans le plafond rocheux de la caverne sans ralentir. La Mort poussa un juron de sa voix de crypte gelée. Le tableau s’effaça. Ce qui passait pour la réalité sur le Disque-monde reprit ses droits dans une bouffée de bruits. Lio!rt eut le souffle coupé devant la soudaine rapidité du mage à esquiver son coup meurtrier, et avec l’énergie du désespoir que seule donne une peur panique, Rincevent se détendit comme un serpent et se jeta dans l’espace qui les séparait. Il referma les deux mains sur le bras armé du seigneur des dragons et le tordit violemment.
C’est à cet instant que le seul anneau qui le retenait encore, déjà en surcharge, se détacha du roc avec un méchant petit bruit métallique.
Rincevent tomba dans le vide, se balança follement et se retrouva suspendu au-dessus d’un plongeon fatal qui lui romprait le cou, les mains cramponnées si fort au bras du seigneur des dragons que l’homme hurla.
Lio!rt leva les yeux sur ses pieds. De petits éclats de roche tombaient de la voûte autour des pitons des anneaux.
« Lâche donc, salaud ! s’écria-t-il. Ou nous allons mourir tous les deux ! »
Rincevent ne répondit pas. Il se concentrait pour maintenir sa prise et fermer son esprit aux images pressantes du sort qui l’attendait sur les cailloux en bas.
« Abattez-le ! » beugla Lio!rt.
Du coin de l’œil, Rincevent vit plusieurs arbalètes pointées sur lui. Lio!rt choisit ce moment pour frapper de sa main libre, et une poignée de bagues percuta les doigts du mage.
Il lâcha prise.
Deuxfleurs empoigna les barreaux et se hissa. « Tu vois quelque chose ? demanda Hrun depuis le niveau de ses pieds.
— Rien que des nuages. »
Hrun l’aida à redescendre et s’assit au bord d’un des lits de bois qui constituaient le seul ameublement de la cellule. « Merde alors, fit-il.
— Ne désespère pas, dit Deuxfleurs.
— Je ne désespère pas.
— Je pense qu’il doit y avoir une méprise. Je pense qu’ils vont bientôt nous relâcher. Ils m’ont l’air tout à fait civilisés. »
Hrun le considéra par-dessous ses sourcils broussailleux. Il voulut dire quelque chose puis parut se raviser. Il se contenta de pousser un soupir.
« Et à notre retour, nous pourrons nous vanter d’avoir vu des dragons ! poursuivit Deuxfleurs. Hein, qu’est-ce que tu en dis ?
— Les dragons, ça n’existe pas, répliqua Hrun tout net. Codex de Chimérie a tué le dernier il y a deux cents ans. Je ne sais pas ce qu’on voit, mais ce ne sont pas des dragons.
— Mais ils nous ont transportés dans les airs ! Dans cette salle, il devait y en avoir des centaines…
— Sûrement de la magie, fit Hrun pour balayer l’objection.
— Ben, ça ressemblait à des dragons, insista Deuxfleurs d’un air de défi. J’ai toujours voulu voir des dragons, depuis tout petit. Des dragons qui volent dans le ciel, qui crachent des flammes.
— Ils rampaient dans les marécages, des trucs de ce genre, et tout ce qu’ils crachaient, c’était leur haleine infecte, fit Hrun en s’allongeant sur sa couchette. Ils n’étaient pas très gros, non plus. Ils ramassaient du bois de chauffage.
— Moi, j’ai entendu dire qu’ils ramassaient des trésors.
— Et du bois de chauffage. Dis, ajouta Hrun dont la figure s’éclaira, tu as remarqué toutes ces salles par où ils nous ont amenés ? Drôlement impressionnant, j’ai trouvé. Pas mal de bonne camelote, et certaines tapisseries doivent valoir une fortune. » Il se gratta le menton d’un air songeur, dans un bruit de porc-épic qui se fraye un chemin dans les ajoncs.
« Qu’est-ce qui se passe, maintenant ? » demanda Deuxfleurs.
Hrun se cura l’oreille puis examina distraitement son doigt.
« Oh, dit-il, à mon avis, dans une minute la porte va s’ouvrir d’un coup, on va me traîner dans une espèce d’arène sacrée où je vais combattre peut-être deux araignées géantes et un esclave de deux mètres cinquante des jungles de Klatch, ensuite je sauve une sorte de princesse de l’autel des sacrifices, je trucide quelques gardes ou autres, puis la fille me montre le passage secret pour sortir d’ici, on fauche deux chevaux et on s’échappe avec le trésor. » Hrun posa sa tête sur ses mains et contempla le plafond en sifflotant un air sans queue ni tête.
« Tout ça ? fit Deuxfleurs.
— C’est ce qui se fait d’habitude. »
Deuxfleurs s’assit sur sa couchette et s’efforça de réfléchir. Difficile, il avait la tête pleine de dragons.
Les dragons !
Depuis qu’il avait deux ans, les images de ces animaux fougueux dans le Livre octarine des fées le fascinaient. Sa sœur lui avait dit qu’ils n’existaient pas réellement, et il se souvenait de sa déception amère. Si le monde ne possédait pas de créatures aussi belles, avait-il conclu, alors c’était un monde sans intérêt. Plus tard, il avait dû faire son apprentissage auprès du maître comptable Neufroseaux, dont l’esprit dénué de fantaisie représentait tout ce que les dragons n’étaient pas, et chez qui on ne perdait pas son temps à rêver.
Mais quelque chose ne collait pas, chez ces dragons-là. Ils étaient trop petits et aérodynamiques, comparés à ceux qu’il gardait en mémoire. Un dragon, ça devait être gros, vert, griffu, exotique, cracher le feu – gros, vert, avec de longues griffes acér…
Quelque chose bougea à la limite de son champ de vision, dans l’angle le plus éloigné, le plus sombre du cachot. Lorsqu’il tourna la tête, ça disparut, mais il crut entendre un tout petit bruit qu’auraient pu produire des griffes grattant la pierre.
« Hrun ? » fit-il.
Un ronflement lui répondit de l’autre couchette.
Deuxfleurs s’approcha du recoin à pas feutrés, en tâtant prudemment les moellons au cas où il y aurait un passage secret. À cet instant, la porte s’ouvrit à la volée et cogna sourdement contre le mur. Une demi-douzaine de gardes firent irruption, se déployèrent et mirent aussitôt un genou en terre. Leurs armes étaient uniquement pointées sur Hrun. Quand il y repensa plus tard, Deuxfleurs se sentit très vexé.
Hrun ronflait.
Une femme entra d’un pas décidé dans la cellule. Peu de femmes marchent d’un pas décidé de manière convaincante, mais elle était de celles-là. Elle jeta un bref coup d’œil à Deuxfleurs, comme s’il s’agissait d’un meuble, puis fit tomber un regard mauvais sur l’homme allongé.
Elle portait le même type de harnais de cuir que les dragonniers, mais en beaucoup plus réduit. En dehors de la crinière magnifique de cheveux auburn qui lui cascadait jusqu’à la taille, c’était la seule concession à ce qui, même sur le Disque-monde, passait pour de la pudeur. Elle portait aussi sur le visage une expression songeuse.
Hrun eut un gargouillis, se retourna et continua de dormir.
D’un geste prudent, comme si elle maniait un instrument d’une rare délicatesse, la femme tira une fine dague noire de sa ceinture et l’abattit.
L’arme n’avait pas parcouru la moitié de sa courbe que la main droite de Hrun jaillit, si vite qu’elle donna l’impression de sauter d’un point à un autre de l’espace sans jamais occuper l’intervalle qui les séparait. Elle se referma autour du poignet de la femme dans un claquement étouffé. Son autre main tâtonna fébrilement à la recherche d’une épée qui n’était pas là…
Hrun se réveilla.
« Gngh ? » fit-il en regardant avec un froncement de sourcils intrigué la femme au-dessus de lui. Puis il avisa les arbalétriers.
« Lâche-moi », ordonna-t-elle d’une voix calme, basse et tranchante comme un diamant. Hrun desserra lentement sa prise.
Elle recula en se massant le poignet et regarda Hrun à la façon d’un chat qui surveille un trou de souris.
« Bien, fit-elle enfin. Tu as passé la première épreuve. Quel est ton nom, barbare ?
— Qui traites-tu de barbare ? gronda Hrun.
— C’est ce que je voudrais savoir. »
Hrun compta lentement les arbalétriers et fit un calcul rapide. Ses épaules se relâchèrent.
« Je suis Hrun de Chimérie. Et toi ?
— Liessa, la Dame aux Dragons.
— C’est toi, le seigneur du coin ?
— Ça reste à voir. Tu me fais l’effet d’être un mercenaire, Hrun de Chimérie. Je pourrais trouver à t’employer – si tu passes les épreuves, évidemment. Il y en a trois. Tu as passé la première.
— Et c’est quoi, les… – Hrun marqua un temps, ses lèvres remuèrent sans bruit, puis il risqua : … deux autres ?
— C’est dangereux.
— Et la récompense ?
— Inestimable.
— Excusez-moi, fit Deuxfleurs.
— Et si je rate les épreuves ? » demanda Hrun en ignorant le touriste. L’air entre Hrun et Liessa crépitait de petites explosions de charisme tandis que leurs yeux cherchaient une prise.
« Si tu avais échoué à la première, tu serais mort à présent. Ce qu’on peut considérer comme une sanction typique.
— Euh, dites…» commença Deuxfleurs. Liessa lui accorda un bref regard et parut vraiment le remarquer pour la première fois.
« Enlevez-moi ça », dit-elle tranquillement avant de revenir à Hrun. Deux gardes se remirent l’arbalète en bandoulière, empoignèrent Deuxfleurs par les coudes et le soulevèrent de terre. Puis ils passèrent vite la porte au petit trot.
« Hé, fit Deuxfleurs tandis qu’ils descendaient à vive allure le couloir, où… (lorsqu’ils s’arrêtèrent devant une autre porte) est mon… (lorsqu’ils ouvrirent la porte) Bagage ? » Il atterrit sur un tas de ce qui avait jadis dû être de la paille. La porte se referma à la volée, son écho ponctué par le claquement des verrous qu’on enclenchait dans leur gâche.
Dans l’autre cellule, Hrun avait à peine cillé.
« D’accord, dit-il, c’est quoi, la deuxième épreuve ?
— Tu dois tuer mes deux frères. »
Hrun réfléchit.
« Les deux en même temps ou l’un après l’autre ? demanda-t-il.
— Consécutivement ou simultanément, l’assura-t-elle.
— Hein ?
— Tue-les, voilà, fit-elle sèchement.
— De bons combattants, sans doute ?
— Renommés.
— Et donc, en récompense de tout ça… ?
— Tu m’épouseras et tu deviendras le Seigneur du Wyrmberg. »
S’ensuivit une longue pause. Les sourcils de Hrun se froncèrent sous l’effort d’un calcul aussi intense qu’inhabituel.
« Toi et la montagne, c’est ce que je gagnerai ? dit-il enfin.
— Oui. » Elle le fixa droit dans les yeux, et ses lèvres contractèrent. « La récompense en vaut la peine, je t’assure. »
Hrun baissa son regard sur les bagues qu’elle portait aux doigts. Les pierres en étaient grosses : des diamants lactés bleus incroyablement rares des bassins argileux de Mithos. Lorsqu’il parvint à s’en détacher, il vit Liessa le foudroyer d’un œil furieux.
« Comme ça, tu calcules ? grinça-t-elle. Toi, Hrun le Barbare, qui t’engagerais sans hésiter entre les mâchoires de la Mort lui-même ? »
Hrun haussa les épaules. « Ben tiens, fit-il, la seule raison pour s’engager entre les mâchoires de la Mort, c’est qu’on peut comme ça lui voler ses dents en or. » D’un geste large, il ramena un bras au bout duquel se trouvait la couchette de bois. Elle percuta les arbalétriers, et Hrun la suivit joyeusement, assommant un homme d’un coup de poing et arrachant son arme à un autre. Un instant plus tard, tout était terminé.
Liessa n’avait pas bougé.
« Alors ? fit-elle.
— Alors quoi ? demanda Hrun au milieu du carnage.
— Tu as l’intention de me tuer ?
— Hein ? Oh, non. Non, c’est seulement, tu vois, une espèce d’habitude. Histoire de garder la main. Alors, où ils sont, ces frères ? » Il avait un grand sourire.
Assis sur sa paille, Deuxfleurs fixait les ténèbres. Il se demandait depuis combien de temps il était là. Des heures, au moins. Des jours, probablement. Il se dit que ça faisait peut-être des années et qu’il ne s’en rendait même pas compte.
Non, il valait mieux éviter ce genre de réflexions. Il s’efforça de penser à autre chose : l’herbe, les arbres, l’air frais, les dragons. Les dragons…
Il y eut un grattement imperceptible dans les ténèbres. Deuxfleurs sentit la sueur lui picoter le front.
Il n’était pas tout seul dans la cellule. Quelque chose faisait de petits bruits qui, même dans l’obscurité la plus noire, donnaient une impression d’énormité. Deuxfleurs sentait un déplacement d’air.
Il leva le bras ; l’atmosphère était graisseuse et des étincelles tombèrent en une pluie fine, signes d’un champ magique localisé. Il en vint à souhaiter ardemment de la lumière.
Une boule de feu lui passa en grondant près de la tête et s’écrasa sur le mur d’en face. Alors que les pierres s’embrasaient dans une chaleur de fournaise, Deuxfleurs leva les yeux sur le dragon qui occupait à présent plus de la moitié du cachot.
Je suis à tes ordres, seigneur, fit une voix dans sa tête.
À la lueur de la roche crépitante et crachotante, Deuxfleurs contempla son propre reflet dans deux immenses yeux verts. Derrière eux, le dragon était aussi chamarré, cornu, hérissé de piquants et souple que dans ses souvenirs : un vrai dragon. Même repliées, ses ailes restaient assez larges pour frôler les murs de chaque côté de la cellule. Il était couché, le prisonnier entre ses serres.
« À mes ordres ? » demanda-t-il, la voix vibrante de terreur et de félicité.
Bien sûr, seigneur.
La lueur s’estompa. Deuxfleurs pointa un doigt tremblant vers la porte, du moins vers l’emplacement où il se rappelait l’avoir vue, et ordonna : « Ouvre-la. »
Le dragon leva sa grosse tête. Il projeta un autre jet de mais cette fois, alors qu’il contractait les muscles de son cou, la couleur de la flamme passa de l’orange au jaune, du jaune au blanc et enfin au bleu très pâle. En même temps, elle s’étrécissait, et là où elle toucha le mur, la roche en fusion crachota et coula. Lorsqu’elle atteignit la porte, le métal explosa en une gerbe de gouttelettes brûlantes.
Des ombres noires se tordaient et dansaient sur les murs. Le métal bouillonna l’espace d’un moment douloureux pour les yeux, puis la porte s’abattit en deux morceaux dans le couloir derrière. La flamme s’évanouit avec une soudaineté presque aussi saisissante que son apparition.
Deuxfleurs enjamba prudemment la porte qui refroidissait déjà et inspecta le couloir dans les deux sens. Vide.
Le dragon le suivit. Le chambranle massif lui posa un petit problème, vite résolu d’un mouvement d’épaules qui arracha les montants de bois avant de les rejeter de côté. La créature regarda Deuxfleurs, l’air d’attendre ; sa peau ondulait et se contractait tandis qu’elle cherchait à ouvrir les ailes dans le passage étriqué.
« Comment tu as fait pour entrer ? » demanda Deuxfleurs.
Tu m’as invoqué, maître.
« Je ne me souviens pas de ça. »
Par la pensée. Tu m’as appelé par la pensée, émit patiemment le dragon.
« Tu veux dire qu’il a suffi que je pense à toi et tu es apparu ? »
Oui.
« C’était de la magie ? »
Oui.
« Mais j’ai pensé aux dragons toute ma vie ! »
Ici, la frontière entre la pensée et la réalité doit être un peu floue. Tout ce que je sais, c’est qu’avant je n’existais pas, puis que tu m’as pensé et qu’après j’existais. Je suis donc à tes ordres, bien sûr.
« Grands dieux ! »
Une demi-douzaine de gardes choisirent cet instant pour déboucher au détour du couloir. Ils se figèrent, bouche bée. Puis l’un d’eux se reprit suffisamment pour lever son arbalète et tirer.
La poitrine du dragon se souleva. Le carreau explosa en débris ardents en plein vol. Les gardes détalèrent hors de vue. Une fraction de seconde plus tard, une nappe de feu inonda les dalles où ils s’étaient tenus.
Deuxfleurs leva des yeux admiratifs.
« Tu voles aussi ? » demanda-t-il.
Évidemment.
Deuxfleurs jeta un coup d’œil d’un côté puis de l’autre du couloir et décida de ne pas suivre les gardes. Il se savait déjà complètement perdu, alors une direction ou une autre, ça ne pourrait pas être pire. Il se glissa entre le dragon et le mur et s’éloigna en hâte pendant que la bête monstrueuse se retournait avec peine pour lui emboîter le pas.
Ils enfilèrent en catimini une succession de couloirs qui s’entrecroisaient comme dans un labyrinthe. Un moment, Deuxfleurs crut entendre des cris, loin derrière, mais ils s’estompèrent rapidement. De temps en temps, ils passaient devant la voûte obscure d’une porte en ruine qui se dessinait dans la pénombre. Une vague clarté filtrait par différentes cheminées et se réfléchissait çà et là sur de grands miroirs scellés dans des angles du couloir. Parfois une lueur plus vive tombait d’un puits de lumière au loin.
Curieux, se disait Deuxfleurs tandis qu’il descendait tranquillement une imposante volée de marches et soulevait du pied des nuages de poussière argentée, les tunnels sont beaucoup plus larges par ici. Et aussi mieux construits. Des niches ménagées dans les murs abritaient des statues, et de-ci de-là on avait accroché des tapisseries fanées mais intéressantes. Elles représentaient surtout des dragons – des dragons par centaines, en vol ou accrochés à leurs anneaux-perchoirs, des dragons montés par des hommes qui chassaient le cerf et parfois d’autres hommes. Deuxfleurs en toucha délicatement une. Le tissu tomba aussitôt en poussière dans la chaleur sèche ambiante et ne laissa que des mailles pendouillantes, celles qu’on avait tressées de fil d’or très fin.
« Je me demande pourquoi ils ont abandonné tout ça », fit Deuxfleurs.
Je ne sais pas, répondit dans son crâne une voix polie.
Il se retourna et leva les yeux vers la tête écailleuse et chevaline au-dessus de lui.
« Comment tu t’appelles, dragon ? » demanda-t-il.
Je ne sais pas.
« Je crois que je vais t’appeler Neufroseaux. »
Alors c’est mon nom.
Ils pataugèrent dans la poussière envahissante d’une enfilade de salles immenses creusées dans le roc et soutenues par de gros piliers sombres. Avec un certain talent, d’ailleurs ; du sol au plafond, les murs n’étaient qu’un amas de statues, gargouilles, bas-reliefs et colonnes cannelées qui créaient d’étranges ombres mouvantes quand le dragon donnait obligeamment de la lumière à la demande de Deuxfleurs. Ils traversèrent de longues galeries et de vastes amphithéâtres taillés dans la pierre, tous tapissés d’une épaisse couche de poussière mœlleuse et complètement déserts. Personne n’avait mis les pieds dans ces cavernes mortes depuis des siècles.
Puis il vit la piste qui menait vers une autre entrée de tunnel sombre. Quelqu’un l’empruntait régulièrement et son dernier passage était récent. Une piste étroite et profonde dans la couche grise.
Deuxfleurs la suivit. Elle le conduisit par de nouvelles salles immenses et des couloirs sinueux assez grands pour un dragon (et des dragons avaient autrefois pris ce chemin, semblait-il ; il tomba sur un local plein de harnais en décomposition, à la taille de dragons, et sur un autre qui contenait des cottes de mailles assez grandes pour des éléphants). La piste s’acheva sur deux portes vertes en bronze, chacune si élevée que son sommet se perdait dans la pénombre. Devant Deuxfleurs, à hauteur de poitrine, s’offrait une petite poignée de cuivre en forme de dragon.
Dès qu’il la toucha, les portes s’ouvrirent dans un silence surprenant.
Aussitôt, des étincelles crépitèrent dans les cheveux de Deuxfleurs et une soudaine bouffée de vent chaud et sec passa, qui ne dispersa pas la poussière à la manière d’un courant d’air classique mais en souleva un instant des formes déplaisantes, comme vivantes, avant de les laisser retomber. Aux oreilles du touriste parvenaient les étranges pépiements criards des Choses captives dans les lointaines Dimensions de la Basse-Fosse, au-delà du tissu fragile de l’espace et du temps. Des ombres apparurent là où rien n’aurait dû les produire. L’air bourdonna comme une ruche.
Bref, il se trouvait au milieu d’une phénoménale décharge de magie.
Une lueur vert pâle éclairait la chambre derrière la porte. Entassés contre les murs, chacun sur sa propre tablette de marbre, s’étageaient des cercueils, rangée après rangée. Au centre de la pièce, sur un piédestal, se dressait un fauteuil de pierre occupé par une silhouette affaissée qui ne bougea pas mais ordonna d’une voix fragile de vieillard : « Entrez, jeune homme. »
Deuxfleurs s’avança. La forme assise était humaine, pour autant qu’il pouvait en juger à la lumière trouble, mais vu sa position curieusement affalée, il se réjouit de ne pas mieux la distinguer.
« Je suis mort, vous savez, dit sur le ton de la conversation une voix sortant de ce que Deuxfleurs espéra ardemment être une tête. J’imagine que vous vous en êtes aperçu.
— Euh… fit Deuxfleurs. Oui. » Il commença à reculer.
« C’est évident, hein ? reconnut la voix. Vous devez être Deuxfleurs, c’est ça ? Ou bien est-ce que ça se passe plus tard ?
— Plus tard ? Plus tard que quoi ? » Deuxfleurs s’arrêta.
« Eh bien, fit la voix, vous voyez, un des avantages de la mort, c’est qu’elle libère comme qui dirait des liens du temps ; je vois donc tout ce qui s’est passé ou se passera, tout en même temps, sauf que je sais maintenant qu’en pratique le temps n’existe pas.
— Ça n’a pas l’air d’un désavantage, remarqua Deuxfleurs.
— Vous croyez ? Imaginez que chaque moment soit à la fois un lointain souvenir et une mauvaise surprise, et vous comprendrez ce que j’entends par là. Bref, je me souviens à présent de ce que je vais vous dire. Ou est-ce que je l’ai déjà fait ? Joli dragon, à propos. Ou est-ce que je le dis trop tôt ?
— Oui, pas mal. Il est apparu comme ça, expliqua Deuxfleurs.
— Apparu ? s’étonna la voix. C’est vous qui l’avez invoqué !
— Oui, enfin… tout ce que j’ai fait…
— Vous avez le Pouvoir !
— J’y ai pensé, c’est tout.
— C’est ça, le Pouvoir ! Est-ce que je vous ai déjà dit que je suis Greicha Ier ? Ou est-ce après ? Je vous demande pardon, mais je manque un peu d’expérience en transcendance. Bref, oui… le Pouvoir. Il invoque les dragons, vous savez.
— Je crois que vous m’avez déjà dit ça, l’avertit Deuxfleurs.
— Ah bon ? C’est bien ce que je comptais faire, dit le mort.
— Mais comment est-ce qu’on s’y prend ? J’ai pensé aux dragons toute ma vie, mais c’est la première fois que j’en fais apparaître un.
— Oh, eh bien, vous voyez, la vérité c’est que les dragons n’ont jamais existé de la manière dont vous et moi (jusqu’à ce qu’on m’empoisonne il y a quelques semaines) comprenons l’existence. Je parle du vrai dragon, le draconis nobilis, vous saisissez ; le dragon des marais, le draconis vulgaris, est une créature vile qui ne vaut pas la peine qu’on s’y attarde. Le vrai dragon, lui, est une créature d’un tel raffinement d’esprit que seules les imaginations les plus inspirées sont en mesure de lui faire prendre forme dans ce monde. Mieux que ça, l’imagination en question doit opérer dans un lieu fortement imprégné de magie qui permet d’affaiblir les cloisons de séparation entre les univers du visible et de l’invisible. À ce moment-là, les dragons passent à travers, comme qui dirait, et impriment leur forme sur la matrice des possibilités de notre monde. J’étais un maître en la matière, de mon vivant. J’arrivais à imaginer jusqu’à… oh, cinq cents dragons d’un coup. Aujourd’hui, Liessa, la plus douée de mes enfants, a du mal à invoquer cinquante créatures parfaitement banales. Voilà où ça mène, l’éducation nouvelle. Elle n’y croit pas vraiment. C’est pour ça que ses dragons sont plutôt assommants – tandis que le vôtre, poursuivit la voix lie Greicha, est presque aussi réussi que certains des miens. Un régal pour les yeux, même si je n’en ai plus vraiment.
— Vous n’arrêtez pas de dire que vous êtes mort… s’empressa de signaler Deuxfleurs.
— Et alors ?
— Ben, les morts, euh… ils… vous savez, ils ne parlent pas beaucoup. En général.
— J’étais un mage exceptionnellement puissant. Ma fille m’a empoisonné, bien sûr. C’est la méthode de succession de mise dans notre famille, mais… (le cadavre soupira, ou du moins un soupir s’échappa légèrement au-dessus de lui) il est vite devenu clair qu’aucun de mes trois enfants n’est assez puissant pour ravir la seigneurie du Wyrmberg aux deux autres. Une situation qui laisse à désirer. Un royaume comme le nôtre a besoin d’un seul dirigeant. J’ai donc résolu de rester officieusement vivant, ce qui les contrarie tous terriblement, comme de juste. Je ne donnerai à mes enfants la satisfaction de m’enterrer que lorsqu’il n’en restera plus qu’un pour conduire la cérémonie. » Deuxfleurs entendit une vilaine respiration sifflante. Il se dit que c’était censé être un gloussement.
« Alors, c’est l’un d’eux qui nous a enlevés ? demanda-t-il.
— Liessa, répondit la voix du mage défunt. Ma fille. Son pouvoir est le plus fort, vous savez. Les dragons de mes fils sont incapables de voler sur plus de quelques kilomètres avant de disparaître.
— Disparaître ? J’ai en effet remarqué qu’on voyait à travers celui qui nous a amenés ici. J’ai trouvé ça un peu bizarre.
— Bien sûr, fit Greicha. Le Pouvoir n’opère qu’à proximité du Wyrmberg. C’est la loi du carré inverse, vous voyez. Enfin, je crois. Plus les dragons s’éloignent, plus ils ont tendance à s’estomper. Sinon, ma petite Liessa serait maîtresse du monde à présent, telle que je la connais. Mais je ne dois pas vous retenir, je vois ça. Vous allez vouloir sauver votre ami, j’imagine. »
Deuxfleurs resta bouche bée. « Hrun ? fit-il.
— Pas lui. Le mage maigrichon. Mon fils Lio!rt est en train d’essayer de le tailler en pièces. J’ai apprécié la façon dont vous l’avez sauvé. Dont vous allez le sauver, je veux dire. »
Deuxfleurs se redressa de toute sa taille, une tâche facile. « Où est-il ? demanda-t-il en se dirigeant vers la porte d’un pas qu’il espérait héroïque.
— Suivez le sentier dans la poussière, répondit la voix. Liessa passe me voir de temps en temps. Elle continue de venir voir son vieux papa, ma petite fille. Elle seule avait assez de cran pour m’assassiner. C’est bien la fille de son père. Bonne chance, au fait. Je crois me rappeler avoir dit ça. Enfin, que je vais le dire maintenant. »
La voix radoteuse se perdit dans un dédale de conjugaisons tandis que Deuxfleurs enfilait à toutes jambes les tunnels morts et que le dragon bondissait en souplesse à sa suite. Mais le touriste dut bientôt s’appuyer contre un pilier, complètement hors d’haleine. Il avait l’impression de ne pas avoir mangé depuis une éternité.
Pourquoi tu ne voles pas ? demanda Neufroseaux dans sa tête. Le dragon déploya ses ailes et les battit à titre d’essai, ce qui le souleva brièvement de terre. Deuxfleurs le considéra un instant, puis s’élança et se hissa prestement sur le cou de la bête. Ils eurent bientôt décollé ; le dragon filait facilement à quelques pieds du sol en laissant un nuage tourbillonnant de poussière dans son sillage.
Deuxfleurs se cramponna de son mieux alors que Neufroseaux fusait dans une succession de cavernes et s’élançait autour d’un escalier en colimaçon qui aurait accueilli sans peine une armée en déroute. Au sommet, ils débouchèrent dans des secteurs plus passants ; les miroirs aux angles des couloirs étaient soigneusement astiqués et renvoyaient une lumière blafarde.
Je sens d’autres dragons.
Les ailes ne furent plus qu’une masse indistincte, et Deuxfleurs se sentit rejeté en arrière lorsque le dragon vira pour foncer dans un couloir latéral comme une hirondelle folle de moucherons. Un autre virage sec, et ils jaillirent du couloir dans le flanc d’une caverne immense. Il y avait des rochers, loin en dessous, et tout en haut, de grands rais de lumière pénétraient par de larges orifices près du plafond. Où il y avait beaucoup d’activité, d’ailleurs… Alors que Neufroseaux voltigeait, battant lourdement l’air de ses ailes, Deuxfleurs leva le regard vers les silhouettes des bêtes perchées et les tout petits points humanoïdes qui, il ne savait comment, marchaient la tête en bas.
C’est une salle des perchoirs, dit le dragon d’un ton satisfait.
Sous les yeux du touriste, un des points se détacha du plafond et se mit à grossir…
Rincevent regarda le visage pâle de Lio!rt chuter loin de lui. Ça, c’est marrant, bredouilla une petite voix dans sa conscience, pourquoi est-ce que je m’envole ?
Puis il se mit à faire des cabrioles dans les airs, et la réalité s’imposa. Il tombait vers les rochers constellés de guano, tout en bas.
Son cerveau fut pris de vertige à cette seule pensée. Les paroles du Sortilège choisirent ce moment pour remonter des profondeurs de son esprit, comme toujours dans une situation de crise. Pourquoi ne pas nous prononcer ? semblaient-elles insister. Qu’est-ce que tu as à perdre ?
Rincevent agita la main dans son sillage.
« Ashonai », lança-t-il. Le mot se forma devant lui en une flamme bleue et froide qui fila dans le vent de sa chute.
Il agita l’autre main, ivre de terreur et de magie.
« Ebiris », entonna-t-il. Les syllabes se figèrent en un mot orange tremblotant qui se suspendit auprès de son congénère.
« Urshoring. Kvanti. Pythan. N’gurad. Feringomalee. » Tandis que les mots irradiaient autour de lui leurs couleurs de l’arc-en-ciel, il rejeta les mains en arrière et se prépara à prononcer le huitième et dernier mot qui apparaîtrait en octarine scintillant et conclurait le sortilège. Les rochers tout proches étaient oubliés.
«…» commença-t-il.
Le choc lui coupa le souffle, le sortilège s’éparpilla et s’éteignit. Deux bras se nouèrent autour de sa taille, et l’Univers bascula de côté lorsque le dragon remonta après son long piqué, les griffes effleurant un bref instant le rocher le plus haut du fond pestilentiel du Wyrmberg. Deuxfleurs éclata d’un rire triomphant.
« Je l’ai eu ! »
Et le dragon, virant avec grâce au sommet de sa chandelle, donna un battement d’ailes nonchalant et fusa par l’ouverture d’une caverne dans l’air du matin.
À midi, dans un grand pré verdoyant sur le plateau luxuriant qui chapeautait le Wyrmberg à l’équilibre incroyable, les dragons et leurs maîtres formaient un large cercle. Il y avait place au-delà pour une foule de serviteurs, d’esclaves et autres miséreux qui tiraient une maigre pitance de ce toit du monde, et tous observaient les silhouettes rassemblées au centre de l’arène herbeuse.
Le groupe réunissait un certain nombre de grands seigneurs des dragons, parmi lesquels Lio!rt et son frère Liartes. Le premier se frottait encore les jambes avec de petites grimaces de douleur. Liessa et Hrun se tenaient un peu à l’écart, entourés de certains partisans de la jeune femme. Entre les deux factions se dressait le gardien héréditaire des traditions du Wyrmberg.
« Comme vous le savez, dit-il d’une voix mal assurée, le Seigneur pas-tout-à-fait défunt du Wyrmberg, Greicha Ier, a stipulé qu’il n’aurait pas de successeur tant qu’un de ses enfants ne se sentirait pas assez fort – ou, le cas échéant, assez forte – pour défier et vaincre ses frères ou sœur dans un combat à mort.
— Oui, oui, on connaît tout ça. Abrège », fit une petite voix irritée, surgie du néant tout près de lui.
Le Gardien des Traditions déglutit. Il n’avait jamais accepté l’incapacité de son ancien maître à mourir convenablement. Est-ce qu’il est mort, oui ou non, ce vieux vautour ? se demandait-il.
« Il n’est pas sûr, chevrota-t-il, qu’on ait le droit de lancer un défi par personne interposée…
— Mais si, mais si, répondit sèchement la voix désincarnée de Greicha. C’est une preuve d’intelligence. On ne va pas y passer la journée.
— Je vous défie, lança Hrun en foudroyant les frères du regard. Tous les deux ensembles. »
Lio!rt et Liartes échangèrent un coup d’œil.
« Tu veux nous combattre tous les deux ensemble ? fit Liartes, un grand type noueux aux cheveux longs et noirs.
— Ouais.
— Les chances ne sont pas très égales, tu ne trouves pas ?
— Ben si. Je vous suis supérieur en nombre de un contre deux. »
Lio!rt grimaça. « Espèce de barbare arrogant…
— Ça suffit comme ça ! gronda Hrun. Je vais…»
Le Gardien des Traditions avança une main veinée de bleu pour le retenir.
« Il est interdit de se battre sur le Champ du Massacre, dit-il avant de marquer une pause, le temps de réfléchir à la logique de ses propos. Enfin, vous me comprenez », hasarda-t-il. Puis il renonça à s’expliquer davantage et ajouta : « En tant que défiés, messeigneurs Lio!rt et Liartes ont le choix des armes.
— Le dragon », firent-ils en chœur. Liessa grogna.
« On peut se servir du dragon de manière offensive, donc c’est une arme, dit Lio!rt d’un ton ferme. Si tu n’es pas d’accord, un duel réglera le différend.
— Ouais », approuva son frère en hochant la tête à l’adresse de Hrun.
Le Gardien des Traditions sentit un doigt fantomatique lui tapoter la poitrine.
« Ne reste pas là comme ça, la bouche ouverte, dit la voix sépulcrale de Greicha. Dépêche-toi, tu veux ? »
Hrun recula en secouant la tête.
« Oh, non, fit-il. Une fois, ça m’a suffi. J’aime mieux mourir que me battre sur un de ces bestiaux.
— Meurs donc, alors », répliqua le Gardien des Traditions aussi aimablement que possible.
Lio!rt et Liartes repartaient déjà sur le gazon vers les serviteurs qui attendaient auprès de leurs montures. Hrun se tourna vers Liessa. Elle haussa les épaules.
« Je n’ai même pas droit à une épée ? implora-t-il. Ni même à un couteau ?
— Non, répondit-elle. Je n’avais pas prévu ça. » Elle parut soudain plus petite, toute morgue disparue. « Je suis navrée.
— Toi, tu es navrée ?
— Oui. Je suis navrée.
— Oui, il m’a bien semblé entendre que tu étais navrée.
— Ne me regarde pas comme ça ! Je peux t’imaginer le meilleur dragon…
— Non ! »
Le Gardien des Traditions s’essuya le nez sur un mouchoir, tint le petit carré de soie un moment en l’air, puis le lâcha.
Un grondement d’ailes fit pivoter Hrun. Le dragon de Lio!rt avait déjà décollé et virait dans leur direction. Alors qu’il descendait en piqué au ras du pré, une gerbe de feu lui jaillit de la gueule et traça dans l’herbe un sillon noir qui se rua vers le barbare.
À la dernière seconde, il écarta Liessa d’une poussée et sentit la douleur violente du feu sur son bras tandis qu’il plongeait pour se mettre à l’abri. Il roula en touchant le sol et rebondit sur ses pieds tout en cherchant frénétiquement des yeux l’autre dragon. La bête lui arrivait sur le flanc, et Hran fut forcé d’effectuer un saut mal calculé à pieds joints pour échapper au jet de feu. La queue du dragon le fouetta au passage et lui flanqua une gifle cuisante en travers du front. Il se releva tant bien que mal et secoua la tête pour chasser les étoiles qui lui tournoyaient devant les yeux. Son dos boursouflé lui hurlait sa souffrance.
Lio!rt revint pour une seconde attaque, mais plus lentement cette fois afin de prendre en compte l’agilité surprenante du colosse. Alors que le sol montait vers lui, il vit le barbare parfaitement immobile, la poitrine haletante, les bras ballants. Une cible facile.
Lorsque son dragon reprit du champ, Lio!rt tourna la tête, s’attendant à voir un gros tison horrible.
Il n’y avait rien. Intrigué, il se retourna à nouveau vers l’avant.
Son regard tomba sur Hrun qui se hissait d’une main sur les écailles d’épaule du dragon et de l’autre étouffait les flammes dans ses cheveux. Lio!rt saisit vite sa dague, mais la douleur avait aiguisé au plus haut point les réflexes déjà excellents de Hrun. Un revers percuta le poignet du seigneur des dragons, envoyant la dague voler vers le pré, et un autre cueillit l’homme au menton.
Le dragon, qui supportait un double poids, ne se trouvait qu’à quelques mètres du sol. Une chance : au moment où Lio!rt perdit connaissance, l’animal disparut d’un coup.
Liessa se précipita sur le pré pour aider un Hrun titubant à se remettre debout. Il la regarda en clignant des yeux.
« Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il d’une voix épaisse.
— C’était vraiment extraordinaire ! dit-elle. Ton saut périlleux dans les airs et tout !
— Ouais, mais qu’est-ce qui s’est passé ?
— C’est un peu difficile à expliquer…»
Hrun leva les yeux vers le ciel. Liartes, de loin le plus prudent des deux frères, décrivait des cercles à haute altitude.
« Eh ben, tu as en gros dix secondes pour essayer, dit-il.
— Les dragons…
— Ouais ?
— Ils sont imaginaires.
— Comme toutes ces brûlures imaginaires sur mon bras, tu veux dire ?
— Oui. Non ! » Elle secoua violemment la tête. « Je te raconterai plus tard !
— D’accord, si tu déniches un très bon médium », répliqua sèchement Hrun. Il leva la tête pour lancer un regard noir à Liartes qui commençait à descendre en larges cercles.
« Écoute-moi, tu veux ? Si mon frère est inconscient, son dragon ne peut pas exister, il ne peut pas accéder à notre…
— Sauve-toi ! » cria Hrun. Il la repoussa loin de lui et se jeta à plat ventre tandis que le dragon de Liartes passait dans un grondement de tonnerre et creusait une autre balafre fumante dans le gazon.
Pendant que la créature prenait de la hauteur pour un nouveau piqué, Hrun se remit péniblement debout et fonça à toutes jambes vers les bois qui bordaient l’arène. Des bois clairsemés, guère plus qu’une large haie laissée à l’abandon, mais au moins aucun dragon ne pourrait y voler.
Lequel ne s’y risqua même pas. Liartes posa sa monture sur l’herbe à quelques mètres de là et mit tranquillement pied à terre. Le dragon replia ses ailes et plongea la tête dans la verdure, tandis que son maître s’appuyait contre un arbre et sifflotait un air sans suite.
« Le feu te fera sortir », dit-il au bout d’un moment.
Les fourrés restèrent immobiles.
« Tu te caches peut-être dans ce buisson de houx, là-haut ? »
Le buisson de houx ne fut plus qu’une boule de feu jaunâtre.
« Je suis sûr d’avoir vu bouger dans ces fougères. »
Les fougères ne furent plus que des squelettes de cendre blanche.
« Tu ne fais que retarder l’échéance, barbare. Pourquoi ne pas t’avouer vaincu tout de suite ? J’ai brûlé des tas de gens ; ça ne fait pas du tout mal », reprit Liartes en lançant un regard en coin vers les buissons.
Le dragon poursuivit sa progression dans le petit bois, incinérant chaque buisson et touffe de fougère suspects. Liartes dégaina son épée et attendit.
Hrun se laissa tomber d’un arbre et se mit à galoper dès qu’il eut touché terre. Derrière lui, le dragon rugit et s’écrasa dans les buissons en voulant se retourner, mais le barbare courait, courait, les yeux fixés sur Liartes, une branche morte à la main.
Le fait est peu connu mais authentique : un bipède peut battre un quadrupède à la course sur une courte distance, uniquement à cause du temps que met le quadrupède à faire le tri dans ses pattes. Hrun entendit le raclement des griffes dans son dos puis un claquement sourd de mauvais augure. Le dragon avait à demi ouvert les ailes et tentait de s’envoler.
Alors que Hrun lui fonçait dessus, le seigneur des dragons leva vicieusement son épée qui s’enfonça dans la branche. Le barbare lui rentra alors dedans et les deux hommes roulèrent à terre.
Le dragon rugit.
Liartes hurla lorsque Hrun remonta sèchement son genou avec une précision d’anatomiste, mais il parvint à donner un coup de poing au hasard qui recassa le nez du barbare.
Hrun s’écarta d’une poussée du talon et se remit debout comme il put pour se retrouver face à la tête chevaline et furieuse du dragon aux naseaux dilatés.
Il envoya son pied et percuta la tempe de Liartes qui essayait de se relever. L’homme s’écroula.
Le dragon disparut. La boule de feu qui fusait vers Hrun se dissipa ; ce n’était guère plus qu’une bouffée d’air chaud lorsqu’elle l’atteignit. Puis on n’entendit plus d’autre bruit que le crépitement des buissons en flammes.
Hrun se balança le seigneur des dragons inconscient sur l’épaule et regagna l’arène au petit trot. À mi-chemin, il trouva Lio!rt étalé par terre, dont une des jambes accusait un angle peu élégant. Il se baissa et, avec un grognement, il le hissa sur son épaule libre.
Liessa et le Gardien des Traditions attendaient sur une estrade dressée à une extrémité du pré. La dragonnière avait maintenant recouvré son sang-froid, et c’est d’un air assuré qu’elle regarda Hrun jeter les deux hommes sur les marches à ses pieds. Les gens qui l’entouraient observaient une attitude déférente de courtisans.
« Tue-les, ordonna-t-elle.
— Je tue quand ça me chante, répondit-il. De toute façon, ça n’est pas bien de tuer des adversaires inconscients.
— Je ne vois pas de moment mieux choisi », dit le Gardien des Traditions. Liessa eut un reniflement méprisant.
« Alors, je les bannirai, fit-elle. Une fois hors de portée de la magie du Wyrmberg, ils n’auront plus de pouvoir. Ce ne seront plus que de vulgaires brigands. Cela te satisfait-il ?
— Oui.
— Je suis étonnée de te voir si clément, barb… Hrun. »
Hrun haussa les épaules. « Dans ma position, on n’a pas le choix, faut penser à son image de marque. » Il regarda autour de lui. « Bon, elle est où, la troisième épreuve ?
— Je te préviens, elle est périlleuse. Si tu le désires, tu peux t’en aller maintenant. Mais si tu passes l’épreuve, tu deviendras Seigneur du Wyrmberg et, bien entendu, mon époux légitime. »
Hrun croisa son regard. Il réfléchit à la vie qu’il avait menée jusque-là. Elle lui parut soudain faite de longues nuits humides à la belle étoile, de combats désespérés contre des trolls, des gardes municipaux, d’innombrables bandits et prêtres maléfiques et, au moins en trois occasions, contre d’authentiques demi-dieux – et pour quel résultat ? Enfin, pour des trésors en veux-tu en voilà, il devait le reconnaître. Mais c’était passé où, tout ça ? Sauver des vierges en danger apportait certaines récompenses éphémères, mais la plupart du temps il avait fini par les installer dans une ville ou une autre pourvues d’une dot coquette, parce qu’au bout d’un moment même les ex-vierges les plus charmantes devenaient possessives et ne goûtaient guère ses efforts pour voler au secours de leurs consœurs d’infortune. Bref, la vie ne lui avait en gros rapporté qu’une renommée et tout un réseau de cicatrices. Ça pourrait être marrant de devenir seigneur. Hrun sourit. Une pareille base d’opérations, tous ces dragons et un bon groupe de combattants, voilà qui s’appelait avoir des atouts en main.
Par ailleurs, la donzelle n’avait rien d’un laideron.
« La troisième épreuve ? demanda-t-elle.
— Toujours sans arme ? » fit Hrun.
Liessa leva les mains et ôta son casque, laissant cascader ses boucles de cheveux roux. Puis elle dégrafa la broche de sa robe. En dessous, elle était nue.
Tandis que Hrun la parcourait du regard, son cerveau mit en branle deux machines à calculer imaginaires. L’une évaluait l’or de ses bracelets, les rubis tigrés qui ornaient ses bagues d’orteil, le diamant qui parait son nombril et deux tortillons en filigrane d’argent fort originaux. L’autre était directement branchée sur sa libido. Toutes deux dressèrent un bilan nettement positif.
Elle leva la main pour lui offrir un verre de vin et lui répondit en souriant : « Je ne crois pas. »
« Il n’a rien fait pour te sauver », signala Rincevent à bout d’arguments.
Il se cramponnait de toutes ses forces à la taille de Deuxfleurs tandis que le dragon virait lentement et que le monde s’inclinait selon un angle hasardeux. Aux dernières nouvelles, le dos écailleux qu’il chevauchait n’était qu’une espèce de rêve éveillé, ce qui n’arrangeait en rien la sensation de vertige qui lui tordait les chevilles. Ses pensées revenaient sans cesse à ce qui risquait d’arriver si Deuxfleurs perdait sa concentration.
« Même Hrun n’aurait pas pu l’emporter contre ces arbalètes », affirma le touriste, catégorique.
Alors que le dragon prenait de l’altitude au-dessus de la zone boisée où ils avaient tous trois dormi d’un sommeil humide et inconfortable, le soleil se leva au bord du Disque. Instantanément, les bleus et les gris mornes d’avant l’aube se transformèrent en un fleuve de bronze éclatant qui se déversa sur le monde et flamboya d’or au contact de la glace, de l’eau ou d’un barrage de lumière. (À cause de la densité du champ magique qui enveloppe le Disque, la lumière elle-même se déplace à des vitesses subsoniques ; une intéressante propriété dont a tiré parti le peuple des Sorcas du Grand Nef, par exemple, qui a conçu au fil des siècles des barrages aussi complexes que délicats et des vallées tapissées de silice poli afin de capturer la lumière solaire lente et, en quelque sorte, de l’emmagasiner. Les réservoirs scintillants du Nef, remplis à ras bord après plusieurs semaines de soleil ininterrompu, offrent un spectacle absolument magnifique, vus des airs ; dommage, donc, que Deuxfleurs et Rincevent n’aient pas une seule fois regardé dans cette direction.)
Devant eux, les milliards de tonnes de l’incroyable Wyrmberg édifié par la magie se dressaient contre le ciel, ce qui n’était pas si terrible, jusqu’à ce que Rincevent tourne la tête et voie l’ombre de la montagne se déployer lentement sur la couverture nuageuse du monde…
« Qu’est-ce que tu vois ? » demanda Deuxfleurs au dragon.
Je vois un combat au sommet de la montagne, lui répondit aimablement l’animal.
« Tiens ! fit le touriste. C’est sûrement Hrun en train de se battre pour sa vie. »
Rincevent ne répondit pas. Au bout d’un moment, Deuxfleurs se retourna. Le mage avait le regard fixe, perdu dans le néant, et ses lèvres remuaient en silence.
« Rincevent ? »
Son compagnon lâcha un petit croassement.
« Pardon, fit Deuxfleurs. Qu’est-ce que tu dis ?
— … jusqu’au bout… la Grande Cataracte…» marmonna Rincevent. Ses yeux reprirent vie, parurent un instant surpris, puis s’écarquillèrent de terreur. Il commit l’erreur de regarder en bas.
« Aaargl », commenta-t-il avant de commencer à glisser. Deuxfleurs le rattrapa.
« Qu’est-ce qui se passe ? »
Rincevent essaya de fermer les yeux, mais son imagination n’avait pas de paupières et elle n’en perdait pas une miette.
« Ça ne te fait pas peur, l’altitude ? » parvint-il à dire.
Deuxfleurs contempla le paysage tout petit en dessous, tacheté d’ombres de nuages. L’idée d’avoir peur ne lui était pas venue.
« Non, répondit-il. Pourquoi ? On meurt tout pareil quand on tombe de dix mètres ou de dix mille, c’est ce que je dis toujours. »
Rincevent s’efforça de réfléchir calmement à l’argument mais n’y trouva pas de logique. Ce n’était pas la chute en elle-même, mais le choc qu’il…
Deuxfleurs le rattrapa d’un geste vif.
« Tiens-toi bien, dit-il d’un ton joyeux. On y est presque.
— Je voudrais être revenu en ville, gémit Rincevent. Je voudrais être revenu sur le plancher des vaches !
— Je me demande si les dragons peuvent voler jusqu’aux étoiles ? fit Deuxfleurs d’une voix songeuse. Ça, ce serait vraiment quelque chose…
— Tu es dingue », répliqua tout net Rincevent. Comme l’autre ne répondait pas, le mage se tordit le cou vers l’avant et découvrit avec horreur la figure de Deuxfleurs levée vers les étoiles pâlissantes, fendue d’un drôle de sourire.
« Ne t’avise pas à ça », ajouta-t-il, menaçant.
L’homme que tu cherches discute avec la femme aux dragons, dit Neufroseaux.
« Hmmm ? fit Deuxfleurs qui regardait toujours les étoiles de plus en plus indistinctes.
— Quoi ? demanda aussitôt Rincevent.
— Ah oui. Hrun, fit Deuxfleurs. J’espère qu’on arrive à temps. Plonge, maintenant ! Descends ! »
Rincevent ouvrit les yeux tandis que le vent s’enflait en une bourrasque sifflante. Le vent les lui avait peut-être ouverts de force – en tout cas il les empêchait de se fermer.
Le sommet plat du Wyrmberg monta vers eux, tangua dangereusement puis culbuta pour n’être plus qu’une traînée verte qui défila en trombe de chaque côté. Des bois et des champs miniatures se fondirent en une tache bigarrée qui se précipita à leur rencontre. Un bref éclair argenté fusa dans le paysage : sans doute le petit fleuve qui se jetait dans le vide au bord du plateau. Rincevent s’efforça de chasser ces souvenirs de sa tête, mais ils s’y trouvaient bien, s’amusaient à terroriser les autres occupants et à culbuter le mobilier à coups de pieds.
« Je ne crois pas », répondit Liessa.
Hrun accepta lentement la coupe de vin. Il souriait comme une citrouille un soir de Halloween.
Autour de l’arène, les dragons se mirent à donner de la voix. Leurs maîtres levèrent les yeux. Une espèce de traînée verte traversa l’arène en trombe, et Hrun disparut.
La coupe de vin resta un instant suspendue dans les airs puis s’écrasa sur les marches. Alors seulement, une goutte s’en échappa.
Ceci parce qu’à la seconde précise où il saisissait avec précaution Hrun dans ses griffes, Neufroseaux avait momentanément synchronisé leurs rythmes vitaux. Vu que la dimension de l’imaginaire est beaucoup plus complexe que celles du temps et de l’espace, dimensions extrêmement mineures en vérité, cette manœuvre eut pour conséquence de transformer séance tenante un Hrun stationnaire et priapique en un Hrun lancé latéralement à cent cinquante kilomètres-heure sans autre effet désastreux que quelques gorgées de vin perdues. Seconde conséquence : Liessa poussa un hurlement de rage et invoqua son dragon. Dès que la bête dorée se matérialisa devant elle, la jeune femme bondit en selle, toujours nue, et arracha son arbalète à un garde. Puis elle décolla tandis que les autres dragonniers se ruaient en masse vers leurs propres montures.
Posté en observateur derrière le pilier où il s’était prudemment éclipsé durant la folle bousculade, le Gardien des Traditions capta alors fortuitement les échos interdimensionnels d’une théorie en train d’éclore au même instant dans le cerveau d’un psychiatre précurseur d’un univers adjacent ; peut-être parce que la fuite dimensionnelle s’effectuait dans les deux sens, le psychiatre aperçut fugitivement la fille sur le dragon. Le Gardien des Traditions sourit.
« Tu veux parier qu’elle ne le rattrapera pas ? » demanda Greicha d’une voix qui sentait les vers et le sépulcre, tout près de son oreille.
Le Gardien des Traditions ferma les yeux et déglutit avec force.
« Je croyais que Monseigneur aurait maintenant définitivement élu domicile dans le Pays de l’Épouvante, parvint-il à dire.
— Je suis un mage, fit Greicha. La Mort en personne vient chercher un mage. Et, ah, ah, apparemment il n’est pas dans le coin…»
« ON Y VA ? » demanda la Mort.
Il montait un cheval blanc, un cheval de chair et d’os mais à l’œil rouge et aux naseaux ardents ; il tendit une main osseuse, cueillit l’âme de Greicha, la roula jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’un point de lumière douloureuse, puis il l’avala.
Ensuite il éperonna son coursier qui bondit dans les airs en faisant jaillir des étincelles sous ses sabots.
« Seigneur Greicha ! murmura le vieux Gardien des Traditions alors que l’Univers clignotait autour de lui.
— Ça, c’était une sale blague, lui parvint la voix du mage, grain de poussière sonore qui disparaissait dans les dimensions infinies des ténèbres.
— Monseigneur… à quoi ressemble la Mort ? cria le vieillard en chevrotant.
— Je vais étudier la question à fond, et après je te le dirai, lui répondit une toute petite modulation dans la brise.
— Oui », murmura le Gardien des Traditions. Une pensée lui vint. « Plutôt dans la journée, s’il vous plaît », ajouta-t-il.
« Espèces de gugusses, hurla Hrun, perché sur les griffes des pattes antérieures de Neufroseaux.
— Qu’est-ce qu’il dit ? rugit Rincevent tandis que le dragon fendait les airs dans sa recherche d’altitude.
— Rien entendu ! » beugla Deuxfleurs dont la voix fut emportée dans la bourrasque. Comme le dragon virait légèrement, il regarda en dessous la toupie miniature qu’était à présent le puissant Wyrmberg et vit l’essaim de créatures qui montait à leur poursuite. Les ailes de Neufroseaux n’arrêtaient pas de brasser l’air à petits coups dédaigneux. Un air plus rare, d’ailleurs. Les oreilles de Deuxfleurs se débouchèrent brusquement pour la troisième fois.
En tête de l’essaim, remarqua-t-il, volait un dragon doré. Un dragonnier le montait.
« Hé, ça va bien ? » s’inquiéta instamment Rincevent. Il dut avaler plusieurs fois à pleins poumons l’air étrangement distillé pour sortir sa phrase.
« J’aurais pu être un seigneur, et vous, les gugusses, il a fallu que vous veniez… hoqueta Hrun tandis que l’atmosphère raréfiée et glacée aspirait la vie de sa poitrine pourtant puissante.
— Gu’est-ce gui s’basse, aveg l’air ? » marmonna Rincevent. Des lumières bleues apparurent devant ses yeux.
« Ouch », fit Deuxfleurs, et il perdit connaissance.
Le dragon disparut.
Pendant quelques secondes, les trois hommes continuèrent de monter. Deuxfleurs et le mage offraient un étrange tableau, assis l’un devant l’autre, jambes écartées, à califourchon sur quelque chose qui n’existait plus. Puis ce qui tenait lieu de gravité sur le Disque revint de sa surprise et réclama son dû.
À cet instant, le dragon de Liessa passa en flèche, et Hrun lui atterrit lourdement sur le cou. Liessa se pencha et l’embrassa.
Ce détail échappa à Rincevent qui poursuivait sa chute, les bras toujours serrés autour de la taille du touriste. Le Disque ressemblait à une petite mappemonde épinglée sur le ciel. Il ne donnait pas l’impression de bouger, mais Rincevent savait qu’il n’en était rien. Le monde entier lui fonçait dessus comme une tarte à la crème géante.
« Réveille-toi ! hurla-t-il par-dessus le rugissement du vent. Les dragons ! Pense à des dragons ! »
Il y eut un concert de battements d’ailes lorsqu’ils plongèrent à travers l’escadrille de créatures lancées à leur poursuite ; puis le crépitement s’estompa vers les hauteurs. Les dragons hurlèrent et virèrent sec dans le ciel.
Aucune réponse de Deuxfleurs. La robe de Rincevent claquait autour de lui, mais il ne se réveillait pas.
Des dragons, songea Rincevent, pris de panique. Il essaya de se concentrer, essaya d’imaginer un dragon aussi vrai que nature. Si lui, il y arrive, se dit-il, alors moi, je peux en faire autant. Mais rien ne se produisit.
Le Disque était plus grand à présent, cercle enveloppé de tourbillons nuageux qui montait lentement à leur rencontre.
Rincevent essaya encore, il plissa les yeux et banda le moindre de ses nerfs. Un dragon. Son imagination, organe plutôt malmené et surmené, se tendit vers un dragon… n’importe lequel.
« ÇA NE MARCHERA PAS, se moqua une voix au timbre sourd de glas funèbre. TU NE CROIS PAS AUX DRAGONS. »
Rincevent regarda l’horrible apparition équestre qui lui souriait, et son cerveau s’emballa de terreur.
Il y eut un éclair éblouissant.
Il y eut des ténèbres soudaines.
Une surface moelleuse se matérialisa sous les pieds du mage, une lumière rose le baigna, et un concert de cris stupéfaits s’éleva soudain.
Il jeta autour de lui un regard affolé. Il se tenait debout dans une espèce de tunnel principalement occupé par des sièges où l’on avait attaché des hommes et des femmes vêtus d’accoutrements barbares. Tout le monde lui criait dessus.
« Réveille-toi ! souffla-t-il. Aide-moi ! »
Traînant derrière lui le touriste toujours inconscient, il s’éloigna à reculons de la foule jusqu’à ce que sa main libre trouve une poignée de porte à la forme bizarre. Il l’actionna, se baissa pour passer par l’ouverture, puis claqua le battant avec force.
Son regard fit le tour de la nouvelle pièce où il venait de pénétrer et croisa celui terrifié d’une jeune femme qui lâcha le plateau qu’elle tenait pour pousser des hurlements.
Des hurlements du genre qui rameute des secours musclés. Saturé d’adrénaline sécrétée par la peur, Rincevent pivota et la bouscula pour passer. Il y avait encore des sièges dans ce tunnel-ci, et leurs occupants se tassèrent lorsque le mage remorqua en vitesse Deuxfleurs le long de l’allée centrale. De l’autre côté des rangées de sièges, il y avait de petites fenêtres. De l’autre côté des petites fenêtres, sur fond de nuages floconneux, il y avait l’aile d’un dragon. Une aile argentée.
Je me suis fait avaler par un dragon, songea-t-il. C’est idiot, se rétorqua-t-il, on ne voit pas à l’extérieur des dragons quand on est dedans. Son épaule heurta alors la porte à l’extrémité du tunnel et il la franchit pour pénétrer dans un local de forme conique encore plus curieux que le tunnel.
Il fourmillait de toutes petites lumières scintillantes. Au milieu des lumières, dans des fauteuils adaptés à leur morphologie, quatre hommes le fixaient, bouche bée. Alors qu’il les dévisageait lui aussi, il vit leurs regards coulisser en coin.
Rincevent se tourna lentement. À côté de lui se tenait un cinquième homme : jeune, barbu, aussi basané que le peuple des nomades du Grand Nef.
« Où je suis ? fit le mage. Dans le ventre d’un dragon ? »
Le jeune homme recula en se ramassant et brandit une petite boîte noire sous le nez du mage. Les hommes dans leurs fauteuils se baissèrent brusquement.
« C’est quoi ? demanda Rincevent. Une boîte à images ? » Il avança la main et s’en saisit ; le mouvement eut l’air de surprendre le jeune basané qui poussa un cri et voulut récupérer son bien. Il y eut un autre cri, poussé cette fois par un des occupants des fauteuils. Sauf que maintenant, il n’était plus assis. Il se levait et pointait un petit objet métallique sur le jeune homme.
Ce qui eut un effet étonnant. Le jeune basané s’accroupit à nouveau, les bras en l’air.
« Donnez-moi la bombe, s’il vous plaît, monsieur, dit l’homme qui tenait l’objet métallique. Avec précaution, je vous prie.
— Ce truc-là ? fit Rincevent. Prenez-le ! Je n’en veux pas ! » L’homme s’en saisit prudemment et le posa par terre. Ceux restés assis se détendirent, et l’un d’eux se mit à parler au mur d’un ton pressant. Le mage l’observa, ahuri.
« Ne bouge pas ! » jeta sèchement l’homme qui tenait l’objet métallique – une amulette décréta Rincevent, c’est sûrement une amulette. Le jeune basané recula dans l’angle.
« Vous avez fait preuve d’un grand courage, dit à Rincevent le porteur d’amulette. Vous le savez ?
— Quoi ?
— Qu’est-ce qu’il a, votre ami ?
— Mon ami ? »
Rincevent baissa les yeux sur Deuxfleurs, qui dormait toujours paisiblement. Ce n’était pas une surprise. Ce qui en était une, en revanche, c’est que le touriste portait de nouveaux vêtements. Des vêtements bizarres. Ses hauts-de-chausses s’arrêtaient maintenant juste au-dessus du genou. Il portait aussi une espèce de gilet en tissu aux rayures gaies. Il avait le crâne coiffé d’un petit chapeau de paille ridicule. Piqué d’une plume.
Une sensation de gêne du côté des jambes fit baisser la tête au mage. Ses vêtements à lui avaient changé eux aussi. Au lieu de sa vieille robe confortable, si merveilleusement adaptée aux réactions rapides en toutes circonstances, ses jambes étaient enfermées dans des tubes d’étoffe. Il portait une veste du même tissu gris…
Il n’avait à ce jour jamais entendu la langue que parlait l’homme à l’amulette. Une langue rude qui rappelait vaguement l’axlandais – alors pourquoi arrivait-il à en comprendre chaque mot ?
Voyons voir, ils avaient soudain surgi dans ce dragon après… ils s’étaient matérialisés dans ce drag… ils avaient soud… ils avaient… ils avaient… ils avaient si naturellement lié conversation à l’aéroport qu’ils avaient décidé d’occuper des sièges voisins dans l’avion, et il avait promis à Jack Zweiblumen de lui faire visiter les États-Unis dès leur arrivée. Oui, c’était ça. Ensuite Jack avait eu un malaise, alors il avait paniqué et l’avait emmené dans la cabine où il avait surpris ce pirate de l’air. Évidemment. Qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire : axlandais ?
Le docteur Rjinswand se frotta le front. Ce qu’il lui fallait, c’était un bon verre.
Des ondes de paradoxe se propagèrent sur l’océan de la Causalité.
Il est un point, sans doute capital, que doit garder à l’esprit tout observateur extérieur à l’ensemble du multivers : si le mage et le touriste venaient tout récemment d’apparaître dans un avion en plein ciel, dans le même temps ils y voyageaient aussi tout à fait normalement. Autrement dit : s’ils avaient effectivement surgi dans cet assortiment particulier de dimensions, ils y avaient également toujours vécu. C’est ici que le langage courant abandonne la partie et va prendre un verre.
Le fait est que plusieurs millions de milliards d’atomes venaient de se matérialiser (pour tout dire, non – voir plus bas) dans un univers où ils n’auraient pas dû se trouver. D’ordinaire, ce genre de situation se solde par une formidable explosion, mais comme les univers sont par nature plutôt prompts à réagir, celui-ci s’était protégé en dévidant instantanément son continuum spatio-temporel jusqu’à pouvoir aisément loger les atomes en surplus, puis en le rembobinant jusqu’à ce petit halo lumineux de feu de camp que ses habitants, faute d’un meilleur terme, appellent communément le Présent. L’Histoire en avait bien sûr été modifiée – quelques guerres en moins, quelques dinosaures en plus et ainsi de suite – mais, dans l’ensemble, l’épisode ne fit guère de bruit.
Hors de cet univers particulier, pourtant, les répercussions de ce soudain dédoublement rebondirent en va-et-vient à la face du Grand Tout, incurvant des dimensions entières et engloutissant des galaxies sans laisser de traces.
Tout ceci échappa complètement au docteur Rjinswand, trente-trois ans, célibataire, né en Suède, élevé dans le New Jersey, spécialiste des phénomènes de rupture par oxydation de certains réacteurs nucléaires. N’importe comment, il n’en aurait pas cru un mot.
Zweiblumen avait toujours l’air inconscient. L’hôtesse, qui avait aidé Rjinswand à regagner son siège sous les applaudissements des autres passagers, se penchait sur lui avec inquiétude.
« Nous avons envoyé un message radio, dit-elle à Rjinswand. Une ambulance attendra à l’atterrissage. Euh… d’après la liste des passagers, vous êtes docteur…
— Je ne sais pas ce qu’il a, s’empressa de répondre Rjinswand. Ce serait sans doute différent s’il s’agissait d’un réacteur Magnox, évidemment. Il a peut-être reçu une sorte de choc ?
— Je n’ai jamais…»
Un fracas épouvantable à l’arrière de l’appareil termina la phrase de l’hôtesse. Plusieurs passagers poussèrent des cris. Une bourrasque soudaine emporta magazines et journaux épars dans une tornade hurlante qui serpenta follement dans l’allée centrale.
Mais autre chose la remontait, l’allée. Quelque chose d’imposant, d’oblong, en bois et cerclé de cuivre. Monté sur des centaines de pattes. Si c’était bien ce qu’on croyait voir – un coffre ambulant comme on en trouve dans les histoires de pirates, remplis à ras bord d’or et de joyaux mal acquis – alors ce qui devait être son couvercle s’ouvrit brusquement en grand.
Il n’y avait pas de joyaux. Mais une multitude de grosses dents carrées, blanches comme du sycomore, et une langue palpitante, rouge comme de l’acajou.
Une valise d’un autre âge venait le dévorer.
Rjinswand se cramponna à Zweiblumen inconscient pour y trouver un semblant de réconfort et se mit à bredouiller. Il souhaita de tout son cœur se retrouver ailleurs…
Il y eut des ténèbres soudaines.
Il y eut un éclair éblouissant.
Le brusque départ de plusieurs millions de milliards d’atomes d’un univers où ils n’avaient de toute manière aucun droit de se trouver provoqua un violent déséquilibre dans l’harmonie du Grand Tout, qu’il tenta fébrilement de corriger, effaçant du même coup un certain nombre de sous-réalités. D’immenses vagues de magie brute bouillonnèrent sans retenue autour des fondations même du multivers, affluèrent par la moindre fissure dans des dimensions jusque-là paisibles et entraînèrent des novae, des supernovae, des collisions stellaires, des vols désordonnés d’oies sauvages et l’engloutissement de continents imaginaires. Des mondes éloignés, situés à l’autre bout du temps, connurent des couchers de soleil magnifiques d’octarine scintillant lorsque des particules à haute teneur magique traversèrent l’atmosphère en grondant. Dans le halo cométaire entourant le légendaire Système Glaciaire de Zeret, une noble comète mourut tandis qu’un prince flamboyait dans les cieux.
Tout ceci échappa complètement à Rincevent qui, cramponné à la taille d’un Deuxfleurs inerte, plongeait vers la mer du Disque, quelques centaines de mètres plus bas. Même les convulsions de toutes les dimensions ne pouvaient briser l’inflexible loi de la Conservation de l’énergie, et le bref trajet en avion de Rjinswand avait suffi à le transporter, horizontalement, à plusieurs centaines de kilomètres de distance, et verticalement, à sept mille pieds d’altitude.
Le mot « avion » s’embrasa puis s’éteignit dans la tête de Rincevent.
N’était-ce pas un bateau, là, en dessous ?
Les eaux froides de la mer Circulaire montèrent en rugissant à sa rencontre et l’aspirèrent dans leur étreinte verte et suffocante. L’instant d’après s’éleva une autre gerbe d’éclaboussures lorsque le Bagage, encore affublé d’une étiquette marquée de la puissante rune de voyage TWA, prit à son tour contact avec la mer.
Plus tard, ils s’en servirent comme radeau.