Il n’y avait personne dans le vestibule de l’hôtel Brewler, aussi Heller alla derrière le comptoir du réceptionniste, déposa trente dollars (le prix de la chambre bien en évidence sur le bureau et se fit lui-même un reçu avec la machine à facturer. Il signa : Brinks. A l’évidence, l’éducation que le FBI lui avait dispensée comportait de sérieuses lacunes : Al Capone n’avait jamais dévalisé de fourgons blindés Brinks. Je suis incollable en histoire des États-Unis.
Puis il se dirigea vers la cabine téléphonique du vestibule, examina les innombrables numéros qu’on avait griffonnés autour du téléphone – principalement des numéros de prostituées, de maquereaux et d’homosexuels – trouva le numéro d’une compagnie de taxis et appela une voiture.
Lorsqu’il eut mis ses bagages dans le véhicule, il dit au chauffeur, un gars qui avait le type allemand :
Je cherche un endroit où habiter. Un hôtel meilleur que celui-ci. Un endroit qui ait de la classe.
Durant le trajet, Heller s’intéressa surtout aux pare-chocs cabossés des véhicules. Ils foncèrent à travers le flot compact de voitures – les automobilistes semblaient n’avoir qu’une idée en tête : faire du stock-car – et s’engagèrent bientôt dans Madison Avenue, faisant route vers le nord de la ville.
Le taxi déposa Heller dans un couloir de parking à l’angle de la 59e Rue et de la Cinquième Avenue. Il déchargea ses bagages et tendit vingt dollars au chauffeur qui prit le billet et démarra en trombe. Hé hé, Heller faisait l’apprentissage de New York.
Il leva la tête. Devant lui se dressait le gigantesque édifice du Snob Palace Hôtel. Des portiers et des grooms en uniforme s’agitaient devant l’entrée mais personne ne vint prendre ses bagages. Il ramassa son barda, pénétra dans l’hôtel et se retrouva dans un vestibule immense et étincelant, à peine plus petit qu’un hangar. Des lampes scintillantes et décoratives jetaient une lumière douce sur le mobilier discret mais distingué. Heller se fraya un chemin à travers la foule nantie et distinguée qui allait et venait et rallia la réception.
Derrière le comptoir, il y avait une armée d’employés absorbés par diverses tâches. Heller attendit. Personne ne leva la tête. Finalement il dit :
— Je voudrais une chambre.
— Vous avez une réservation ? demanda l’employé. Non ?… Alors allez voir le directeur adjoint. Là-bas, je vous prie.
Le directeur adjoint était occupé. D’une voix distinguée, il répondait au téléphone à un client mécontent qui, apparemment, se plaignait qu’on n’avait pas promené son caniche. Il finit par raccrocher et leva la tête. Ce qu’il vit ne parut pas l’intéresser outre mesure. Et je ne tardai pas à comprendre pourquoi en voyant derrière lui l’image reflétée par la glace murale.
Il avait devant lui un personnage qui portait une veste criarde à carreaux rouges, beaucoup trop petite, un pantalon à rayures bleues qui s’arrêtait à quelques centimètres au-dessus de ses chaussures et, pour couronner le tout, une casquette de base-ball rouge négligemment jetée en arrière sur sa tête.
— Oui ? fit le directeur adjoint d’une voix glaciale.
Heller essaya de détendre l’atmosphère.
— Je voudrais une belle chambre, voire deux.
Vos parents vous accompagnent ?
— Non, ils ne sont pas sur Terre.
— Les suites les moins chères font quatre cents dollars par jour. Ça m’étonnerait que vous soyez intéressé. Bonne journée.
Et il décrocha le téléphone pour passer un savon à l’employé qui avait oublié de promener le caniche distingué du distingué client de la suite numéro tant et tant.
Je savais ce qui clochait. Heller calculait en crédits. Un crédit vaut plusieurs dollars. Il prit ses bagages, sortit de l’hôtel et monta dans un taxi qui venait de déposer un pékinois qui avait terminé sa promenade.
— Je cherche une chambre, dit-il au chauffeur. Quelque chose de moins cher qu’ici.
Le gars démarra sans attendre, fonça vers le sud, prit Lexington Avenue, frôla l’accident à maintes reprises et s’arrêta dans la 21e Rue. Heller lui tendit un billet de vingt dollars. Le chauffeur fut extrêmement surpris lorsque le billet demeura entre les doigts d’Heller. En grommelant, il compta la monnaie, et l’argent changea promptement de main. Heller lui donna un pourboire de cinquante cents. Il apprenait vite.
Il examina l’édifice délabré qui s’élevait devant lui. L’enseigne au-dessus du trottoir disait :
Casa de Flop
Il prit ses bagages et entra. Le vestibule était dans un état de délabrement avancé. Un groupe de poivrots délabrés était écroulé dans des sièges délabrés. Et un employé délabré était affalé sur le comptoir délabré.
Je perçus un son bizarre, que j’identifiai aussitôt. C’était Heller qui reniflait.
— Pouah ! fit-il, plus pour lui-même que pour rassemblée. On se croirait dans un endroit appartenant à l’Appareil !
Violation du Code ! Violation du Code ! Et antipatriotisme ! En toute hâte, je notai la transgression et fis une marque sur la bande d’enregistrement. On ne pouvait pas m’accuser de manquement à mon devoir !
Il souleva ses bagages, fit demi-tour et sortit.
Il s’arrêta un instant pour examiner le bâtiment.
— J’en ai soupé des hôtels ! Une maison coûterait moins cher et serait plus propre !
Ce n’est que deux pâtés de maisons plus loin qu’il trouva un autre taxi. Il était arrêté en plein virage et Heller le héla avant qu’il ait eu le temps de démarrer.
Le chauffeur avait la tête de quelqu’un qui ne s’est pas couché pendant un an. De plus, il n’y avait pas le moindre espace entre ses sourcils et ses cheveux. Un descendant direct de l’homme de Neanderthal.
Heller chargea ses bagages, s’installa à l’arrière et se pencha en avant pour parler à travers la vitre grillagée qui est censée protéger les chauffeurs new-yorkais contre les malfrats.
— Vous connaissez une maison ?
Le chauffeur se retourna et dévisagea longuement Heller d’un air pensif.
— Vous avez de l’argent ? demanda-t-il enfin.
— Bien sûr que j’ai de l’argent.
— Vous êtes drôlement jeune.
— Écoutez, est-ce que vous connaissez une maison, oui ou non ?
Le chauffeur posa sur lui un regard indécis avant de hocher la tête.
— Parfait, dit Heller. Alors en route !
Ils remontèrent plusieurs avenues, non sans défoncer plusieurs véhicules, puis se dirigèrent vers East River. L’édifice des Nations unies, espèce de grand gâteau noir, ne tarda pas à se dresser devant eux. Ils étaient maintenant dans un quartier tranquille, résidentiel, aux gratte-ciel élevés et imposants.
Le chauffeur s’arrêta devant l’une des tours. C’était un très beau bâtiment moderne, tout de pierre polie et de verre opaque. Il était légèrement en retrait par rapport au trottoir et, juste devant, il y avait un petit parterre de verdure. Les véhicules accédaient à l’entrée en empruntant une petite allée en arc. Sur le mur, à gauche de l’imposante porte d’entrée, j’aperçus l’enseigne – une plaque de marbre noir, élégante, chic, avec des lettres dorées :
Gracious Palms
Le taxi ne s’était pas engagé dans l’allée car une limousine noire, massive et trapue, était garée devant l’entrée. Il y avait un chauffeur au volant. Heller posa ses bagages dans l’allée et fouilla dans ses poches pour payer la course.
Et c’est alors qu’une chose remarquable se produisit !
Le chauffeur de taxi qui, jusque-là, avait semblé plutôt abruti, regarda fixement la limousine et la porte d’entrée. Ses yeux s’écarquillèrent de terreur !
Avec un crissement de pneus, il démarra comme s’il avait tous les diables à ses trousses !
Il n’avait même pas attendu qu’Heller le paye !
Heller regarda le taxi disparaître au loin, ramassa ses bagages et se dirigea vers l’entrée.
Le moteur de la limousine tournait.
Un jeune homme à l’aspect peu commode était adossé contre le mur, à droite de l’entrée. Il portait un complet-veston et un chapeau qu’il avait rabattu sur ses yeux. Il s’avança légèrement en voyant Heller approcher. Sa main droite se porta contre sa bouche. Il tenait quelque chose dans sa paume.
Un talkie-walkie miniature ! Il prononça quelques mots dans l’appareil sans quitter Heller du regard.
Il se passait quelque chose ! Quelque chose de dangereux !
Et cet imbécile d’Heller qui ne remarquait rien ! Déjà il franchissait la porte d’entrée !
Le vestibule était petit mais majestueux. Au fond, un escalier de fer forgé montait en spirale et menait à un balcon. Sur le côté, les portes dorées des ascenseurs étaient enchâssées dans la pierre brune polie qui composait les murs. Des motifs de métal, dorés eux aussi, couraient gracieusement sur les murs. J’aperçus aussi de très jolies chaises capitonnées, disposées par groupes de deux et à moitié dissimulées par de ravissantes plantes vertes. Quant au long comptoir doré qui s’étendait devant Heller, c’était évidemment la réception.
Il n’y avait personne en vue ! Pas un chat !
Heller traversa le vestibule – avec ses chaussures à pointes qui faisaient clic-clac sur le marbre bigarré – et s’arrêta devant la réception.
A gauche du comptoir, une petite porte qui portait un écriteau avec le mot Hôte s’ouvrit d’une dizaine de centimètres et révéla le visage d’un homme à la mine patibulaire. Une main apparut par l’entrebâillement et fit signe Heller d’approcher.
Heller posa ses bagages et alla jusqu’à la porte qui s’ouvrit en grand, découvrant une vaste pièce richement décorée.
Au fond, il y avait un bureau sculpté derrière lequel était assis un petit homme bien habillé aux cheveux noirs et au visage maigre. L’écriteau sur le bureau disait :
Vantagio Meretrici, directeur
A droite du bureau, deux hommes étaient installés sur des chaises, la main droite hors de vue. Ils portaient un chapeau. Tous trois regardaient Heller.
La porte se referma derrière lui.
Quelqu’un l’agrippa par-derrière !
Et lui fit une prise !
Il poussa brutalement Heller vers une chaise près de la porte !
Il le força à s’asseoir et resta derrière lui, maintenant sa prise.
L’un des deux hommes assis près du bureau désigna Heller et dit au directeur :
— Voilà donc l’un des beaux gosses qui travaillent pour toi !
— Non, non ! protesta le petit homme. Ce n’est pas du tout le genre de la maison !
L’autre gangster laissa échapper un rire incrédule.
— Allez, arrête tes (biperies), Vantagio ! C’est quoi tes tarifs pour une jolie petite tronche comme la sienne ?
— Revenons à nos moutons, Vantagio, fit le premier gangster. Faustino dit que tu vas refourguer de la drogue, et c’est exactement ce que tu vas faire. Nous te fournissons, tu revends.
— Jamais ! hurla Vantagio. Nous perdrions toute notre clientèle ! Les clients croiraient qu’on cherche à leur soutirer des renseignements !
— Arrête ton char ! Les bougnoules et les chinetoques des Nations unies pédalent dans la choucroute ! cracha le premier gangster. Il va falloir qu’on t’apprenne quelques leçons. C’est Faustino qui dicte les ordres maintenant et tu le sais aussi bien que moi ! Alors on commence par quoi ? Je veux dire, avant de te découper en rondelles. Par casser les meubles ? Ou par estropier quelques prostituées ?
— Et si on commençait par notre joli petit chérubin ? proposa le deuxième gangster en regardant Heller.
Les deux malfrats échangèrent un sourire. Celui qui venait de parler alluma une cigarette et tira dessus jusqu’à ce que le bout soit incandescent.
— Pour commencer, on va juste lui faire quelques trous dans la gueule, histoire de te faire perdre une source de revenus !
Le gangster à la cigarette se leva et se dirigea vers Heller. L’homme qui tenait Heller resserra son étreinte.
Brusquement, Heller jeta ses jambes en l’air !
Et projeta son corps en arrière !
Ses pieds vinrent frapper la tête de l’homme qui était derrière lui !
Les mains d’Heller agrippèrent les accoudoirs de la chaise. Il se catapulta en arrière, passa au-dessus de la tête du gangster qui l’avait tenu et atterrit derrière lui !
Il porta la main au holster de l’homme et prit son revolver !
Le malfrat à la cigarette s’était arrêté net dans son élan et regardait la scène d’un air ahuri !
Celui qui se trouvait près du bureau dégaina son arme et cria à l’adresse de son acolyte :
— Vire-toi de là !
L’autre se jeta à plat ventre sur le sol.
Le gangster près du bureau fit feu !
Heller se servait de son ex-agresseur comme d’un bouclier et la balle vint se loger dans la poitrine du malfrat !
Tout en maintenant le gangster collé contre lui, Heller essaya de tirer à son tour.
Le malfrat près du bureau appuya à nouveau sur la détente. Deux fois !
Les deux balles vinrent frapper le « bouclier » d’Heller.
L’autre s’aperçut qu’il venait de descendre son camarade ! Il eut un mouvement de recul.
Heller lui logea une balle en plein cœur !
Celui qui s’était jeté à terre avait sorti son revolver et essayait de viser.
Heller sortit légèrement la tête pour voir où se trouvait son dernier adversaire, s’exposant momentanément à ses balles. Le gangster tira.
L’ex-agresseur d’Heller prit une quatrième balle.
Heller se laissa glisser à terre.
Il logea une balle dans la tête du dernier malfrat.
Deux hommes morts ! Et un troisième qui agonisait dans d’horribles convulsions.
— Doux Jésus ! fit Vantagio qui n’avait pas quitté son bureau.
Des bruits de pas précipités à l’extérieur de la pièce.
En un bond, Heller fut loin de la porte.
Le gangster qui faisait le guet à l’entrée passa un bras et la moitié du visage dans l’encadrement. Il aperçut Heller et leva son revolver !
Heller lui tira une balle dans l’épaule !
L’homme fut projeté en arrière, dans le vestibule, et tourna sur lui-même, mais il ne tomba pas. Il réussit à refermer la porte et je l’entendis détaler.
Déjà le moteur de la limousine vrombissait. Une portière claqua et la limousine démarra sur les chapeaux de roues.
— Doux Jésus ! fit à nouveau Vantagio. (Puis il parut se réveiller et dit :) Allez, môme ! Donne-moi un coup de main ! Vite !
Le gangster qui s’était trouvé près du bureau était tombé sur une carpette. Vantagio la saisit par un coin et, s’en servant comme d’un traîneau, il la tira rapidement jusqu’à la porte. Il l’ouvrit et la bloqua à l’aide d’une chaise. Puis il tira la carpette et son fardeau jusque dans le vestibule.
Le directeur désigna à Heller l’homme qu’il avait utilisé comme bouclier et lui fit signe de l’amener dans le vestibule. Heller s’exécuta promptement.
Des sirènes de voitures de police retentirent dans le lointain.
Heller aida Vantagio à sortir le troisième cadavre.
Une vieille femme apparut dans le vestibule – une femme de ménage portant un uniforme impeccable.
— Nettoie le sang sur le sol du bureau ! hurla le directeur. Fais vite !
Les voitures de police n’étaient plus très loin.
Vantagio se précipita derrière son bureau. Le réceptionniste était allongé par terre, ligoté et bâillonné. Heller coupa ses liens.
Ensuite le directeur redisposa les corps dans le vestibule. Il prit le revolver avec lequel Heller avait tiré, l’essuya avec un mouchoir et le plaça dans la main de l’ex-agresseur d’Heller.
Les voitures de police arrivaient.
— Les (enbipés) ! fit Vantagio. Ils avaient prévenu les poulets. Ils leur avaient dit de se radiner et de m’embarquer s’il y avait des coups de feu !
Le directeur examina la mise en scène, puis adressa quelques mots en italien au réceptionniste. Il allait dire quelque chose à Heller lorsqu’une voix tonitruante se fit entendre à l’entrée :
— Que personne ne bouge !
Un inspecteur de police était là, précédé de deux flics en uniforme qui tenaient des fusils à pompe. C’était un géant d’une cinquantaine d’années à la peau flasque.
— Meretrici, au nom de la loi, je t’arrête !
— Pour quel délit ? demanda Vantagio.
L’inspecteur de police regardait les cadavres. Il fustigea le réceptionniste du regard et aboya :
— Exactement ce que vous avez sous les yeux. Celui-là, là-bas (et il désigna le corps le plus éloigné de l’entrée, c’est-à-dire l’homme dont Heller s’était servi comme bouclier), essayait manifestement d’échapper aux deux autres. Il a surgi de la rue avec ces deux types à ses trousses et tous les trois ont commencé à se tirer dessus.
L’inspecteur examina les corps et les revolvers.
— On devrait les arrêter, fit Vantagio. Les coups de feu sont interdits dans cet établissement !
— Très drôle, dit l’inspecteur.
Il se dirigea vers Heller et demanda :
— Et toi, qui t’es ?
— C’est un coursier, intervint Vantagio. Il est arrivé par l’entrée de service après la fusillade.
— (Bip) ! lâcha l’inspecteur.
— J’aimerais bien que vous fassiez votre devoir de citoyen de temps en temps, dit Vantagio. Celui pour lequel les contribuables vous payent. Et j’aimerais aussi que vous me débarrassiez de ces cadavres. J’ai déjà perdu un tapis à cause d’eux !
— Ne touchez à rien ! gronda l’inspecteur. Les gars de la morgue vont arriver d’un moment à l’autre et ils vont prendre des photos. Quant à vous deux (il désigna le directeur et le réceptionniste), n’oubliez pas de vous présenter à l’instruction ! Je devrais vous embarquer comme témoins oculaires !
— Nous serons très heureux de nous acquitter de nos devoirs de citoyens, nous. A l’avenir, débrouillez-vous pour fournir une meilleure protection aux honnêtes hommes d’affaires ! (Vantagio lança un regard furieux aux cadavres et ajouta :) Les rues regorgent littéralement de tueurs ces jours-ci !
L’inspecteur partit sans rien dire. Un agent de police demeura dans le vestibule pour veiller à ce que personne ne touche aux preuves.
— Il vaudrait mieux emmener ces bagages dans mon bureau, dit Vantagio à Heller en lui faisant signe de le suivre.
Heller prit son attirail et lui emboîta le pas.
La femme de ménage avait fini de nettoyer le sang. Vantagio mit l’air conditionné sur « ventilation », vraisemblablement pour chasser la fumée et l’odeur de cordite. Il installa Heller sur une chaise et s’assit derrière son beau bureau sculpté.
— Môme, dit Vantagio, tu m’as sauvé la vie ! Jamais encore je n’avais vu un type jouer du revolver comme ça ! (Il considéra Heller pendant un instant avant de poursuivre :) Mais dis-moi, comment as-tu atterri ici ?
Heller lui expliqua qu’il cherchait un endroit où habiter, puis il lui narra sa conversation à propos d’une « maison » avec le chauffeur de taxi.
Vantagio rit.
— Mais t’es un vrai péquenot, môme ! Tu sors de ta cambrousse ! Écoute, môme. Dans l’idiome de notre belle et honnête cité, une « maison », c’est un bordel, un claque, un boxon, un lupanar, un hôtel de passe, bref, une maison de prostitution. Et c’est dans un de ces endroits que tu te trouves en ce moment. Tu es ici dans le palais des plaisirs des Nations unies, la « Maison », avec un grand « M », de tout Manhattan !
Il éclata de rire une fois encore, puis retrouva toute sa sérénité.
— En tout cas, je peux remercier la Santissima Vergine de t’avoir envoyé ici. J’ai bien cru que ma dernière heure avait sonné !
Il se laissa aller en arrière dans son fauteuil et se mit à réfléchir en dévisageant Heller.
— Un gars comme toi, c’est bon à avoir sous la main… Et si je t’offrais un boulot, môme ?… Un boulot respectable du genre videur ?
— Non merci, fit Heller. Il faut que je décroche un diplôme. Les gens refusent de vous écouter quand vous n’avez pas de diplôme.
— Ah, c’est si vrai, c’est si vrai ! Je suis un partisan convaincu de l’éducation ! (Il ajouta avec fierté :) J’ai obtenu mon doctorat de sciences politiques à l’Université d’Empire. Ça m’a permis de parvenir au top niveau dans ce business : directeur de la maison close des Nations unies !
A l’instant où il finissait de prononcer ces paroles, la porte du bureau s’ouvrit avec fracas et deux hommes hirsutes se ruèrent dans la pièce. Leurs vêtements, quoique coûteux, étaient passablement fripés.
— Où étiez-vous passés ? leur cria Vantagio.
— On est venus aussi vite qu’on a pu, dit l’un des hommes. A l’aube, cet (enbipé) d’inspecteur Grafferty a fait irruption dans notre appartement et il nous a arrêtés pour vagabondage et dégradation de la voie publique. Il a fallu toute la matinée à l’avocat pour nous faire libérer sous caution !
— C’était un coup monté, dit Vantagio. L’inspecteur de police Bulldog Grafferty… (il tourna la tête pour cracher sur le tapis)… était au bout de la rue et attendait ! Il savait que vous étiez les gorilles de la maison et il vous a mis hors circuit pour que la bande à Faustino puisse tranquillement venir ici et m’obliger à coopérer. Si je refusais, ils me tuaient. Et Grafferty se trouvait dans le coin pour dire qu’ils m’avaient descendu en légitime défense. Si le môme que vous voyez ici n’avait pas mis le holà à leur petite sauterie, je serais mort à l’heure qu’il est !
Et Vantagio leur fit un récit détaillé de ce qui s’était passé et de l’intervention d’Heller.
— Doux Jésus ! firent les deux hommes avec un ensemble parfait en regardant Heller.
— Bon, maintenant filez à la buanderie, remettez vos costards en état et regagnez votre poste. Vous ressemblez à deux clodos ! C’est un hôtel de luxe ici !
— Oui, monsieur Meretrici, répondirent-ils en chœur avant de détaler.
— C’est vraiment un hôtel de luxe ici, répéta Vantagio à l’intention d’Heller. Les gens des Nations unies sont de drôles d’oiseaux. S’ils nous soupçonnaient de refourguer de la drogue, ils penseraient aussitôt que nous cherchons à leur soutirer des informations. Non, monsieur.. Nous ne transgressons jamais la tradition. Nous nous en tenons à l’alcool de contrebande. Et l’alcool et les drogues, ça fait un très mauvais mélange, môme.
— C’est mortel, acquiesça Heller qui se souvenait sans doute de ce qu’il avait lu dans son livre.
— Hein ?… Oui, parfaitement. Tu l’as dit. Et de nos jours, il n’y a plus de guerre de gangs pour le monopole de l’alcool. Et l’alcool de contrebande rapporte autant qu’à l’époque de la Prohibition. Est-ce que tu savais que la taxe fédérale est de 10 dollars par bouteille de 75 centilitres ? Moi je trouve l’alcool de contrebande plus respectable, plus conforme à la tradition.
« Maintenant, il y a ceux qui te diront que tu ne peux pas avoir de prostitution sans drogues. Mais c’est des (biperies). La drogue, ça rend les filles complètement nases. Elles se dessèchent en un rien de temps. Elles durent pas deux ans. Et une prostituée, c’est un investissement coûteux ! Il faut l’éduquer. Il faut l’envoyer dans une école de modèles et il faut lui faire faire un stage dans une clinique. Et ensuite il faut l’expédier chez une ex-prostituée de Hong Kong pour l’examen final. C’est dur à amortir, un investissement pareil, et le fisc ne fait pas de cadeaux. Donc, pas de drogues, môme.
— Pas de drogues, fit Heller qui pensait probablement à Mary Schmeck.
— Exactement. Autrement notre clientèle de l’ONU nous laisserait tomber comme une vieille chaussette. Et, en plus, nous serions obligés d’arroser la DEA. Nous ferions faillite !
— Eh bien, navré de ne pas être tombé au bon endroit, dit Heller. Je dois prendre congé maintenant.
— Non, non ! s’écria Vantagio d’un air angoissé. Tu m’as sauvé la vie. Et pour ce qui est de jouer du revolver, Clint Eastwood est manchot à côté de toi ! Un gars comme toi, c’est bon à avoir sous la main ! Au deuxième étage, j’ai une petite chambre, une ancienne chambre de bonne. Elle est à toi.
— C’est d’accord à une condition : que je vous paye.
— Tu veux payer ? Bon, eh bien, que dirais-tu de rester assis dans un coin du vestibule de temps en temps ? Disons deux ou trois fois par semaine ? Pendant une heure ou deux ? Je m’arrangerai pour que tu aies des vêtements comme il faut. »
Non, non, Heller, songeai-je. Il sait que les gars de Faustino t’ont vu. Il veut se servir de toi comme épouvantail !
Vantagio dut voir qu’Heller n’était pas très chaud car il ajouta :
— Écoute, môme. Tu vas rentrer à l’université. Si tu optes pour l’Empire, je peux te pistonner. Nous n’avons pas de restaurant ici, mais nous avons une cuisine qui sert des plats exquis dans les chambres et qui te montera des sandwiches. On ne peut pas te servir d’alcool car, apparemment, tu es mineur, et ce serait contre la loi. Mais à part ça, tu pourrais avoir toutes les boissons que tu voudrais. Écoute. Si ça t’embête que les gens de l’ONU te prennent pour un membre de la maisonnée, j’irai même jusqu’à inventer un bobard, comme quoi tu es le fils d’un dictateur, ou quelqu’un qui veut garder l’incognito, et que tu résides ici parce que tu vas à l’université.
Ce n’était pas les dangers qu’Heller allait courir qui me préoccupaient. Non, mon problème, c’était que je ne voyais pas comment Raht réussirait à s’introduire dans cet endroit pour fouiller les bagages d’Heller ! Les maisons de passe vous volent dans les plumes quand elles vous surprennent en train de fouiller des bagages ! Elles croient que vous essayez de dévaliser les clients pour qu’ils aillent se plaindre à la police ! Et ces deux gorilles n’avaient vraiment pas l’air commodes ! Autant essayer de joindre Heller en prison !
Je savais ce qui clochait chez Vantagio. Il était encore en état de choc et réagissait par une gratitude exagérée. Personnellement, je ne trouvais pas Heller si avenant que ça !
— Maintenant écoute, dit Vantagio. Cet endroit est truffé de jolies filles. Avec ta belle gueule et baraqué comme tu es, elles vont littéralement t’assaillir. Si elles t’embêtent, tu pourras toujours faire appel à l’une des mères maquerelles. Alors qu’est-ce que tu dis, môme ? Marché conclu ?
— Est-ce que vous avez des garçons ici ? demanda Heller.
— Bon Dieu, non ! explosa Vantagio. C’est juste l’autre crétin qui prenait ses désirs pour des réalités. Il est… il était… pédé. Alors, marché conclu, môme ?
Heller commençait à peine à hocher la tête que déjà Vantagio bondissait hors de son siège et se précipitait vers la porte. Il l’ouvrit légèrement et coula un regard par l’entrebâillement. Les gars de la morgue et les cadavres n’étaient plus là. La femme de ménage nettoyait le sol du vestibule.
Vantagio s’adressa au réceptionniste :
— Appelle tout le monde.
Les nombreux membres du personnel ne tardèrent pas à arriver, l’un après l’autre. Puis les ascenseurs s’éveillèrent à la vie et, bientôt, le vestibule fut envahi par une nuée de jolies filles plus ou moins déshabillées. Elles venaient de toutes les parties du monde et toutes les couleurs de peau étaient représentées, encore qu’il y eût une majorité de jeunes femmes blanches. Le vestibule n’était plus qu’un panorama de jambes à demi révélées et de poitrines à demi découvertes.
Vantagio débarrassa Heller de sa casquette et lui dit de grimper sur un petit piédestal de marbre. Tous les ravissants visages se levèrent. On aurait dit qu’il avait devant lui, jetées pêle-mêle, les couvertures de tous les magazines de fesse et de cinéma réunis – une espèce de photomontage exclusivement composé de créatures de rêve !
Vantagio désigna Heller avant de dire, d’une voix pleine d’autorité :
— Ce gamin vient de me sauver la vie. Je veux que vous le traitiez comme il faut.
Il y eut un bruit de respiration contenue, suivi d’un « Oooooh ! » général. Je ne comprenais pas. Que pouvaient-elles donc bien trouver à Heller ? Brusquement je pris conscience qu’on était en pleine saison morte. Elles étaient en chaleur.
— Il va habiter ici, annonça Vantagio.
Un deuxième « Oooooh ! » retentit, encore plus puissant que le premier. Plusieurs filles haletaient !
Mes Dieux, songeai-je. Si seulement la comtesse Krak pouvait voir ça !
— Maintenant, écoutez, continua Vantagio en élevant la voix pour être sûr de se faire entendre. Comme vous pouvez le voir, il n’est pas majeur. Ça saute aux yeux. Autrement dit, il peut vous faire atterrir en tôle ! Si jamais il a à se plaindre de l’une d’entre vous, la (bipasse) qui l’aura indisposé sera virée sur-le-champ !
Les filles se mirent à marmonner.
Vantagio leva la tête vers le balcon et hurla :
— Marna Sesso ! Vous avez entendu ?
— Zé souis là, Signore Meretrici !
Une grosse femme moustachue apparut sur le balcon. Elle avait une poitrine opulente, des cheveux noirs et une carrure de lutteur. Elle s’avança vers la balustrade et considéra l’assemblée.
— En tant que chef-maquerelle, cria Vantagio, vous allez veiller à ce que cet ordre soit exécuté et à ce que toutes les autres maquerelles fassent de même !
— Compris, Signore Meretrici. Si elles ne font pas cé qué lé zeune garçon leur démande, elles sont virées.
— Non, non, non ! hurla Vantagio. Vous devez veiller à ce qu’elles ne s’approchent pas de lui ! C’est un gamin ! Ça peut nous coûter la prison ! Pour détournement de mineur !
Marna Sesso hocha la tête d’un air sévère.
— Compris, Signore Meretrici. Zé surveillérai lé zeune garçon sur l’un des postes dé télé du circuit interne. Il vous a sauvé la vie. Et il est plus efficace qué César Borgia ! Et c’est un garçon qu’il est bon d’avoir sous la main. Et peut-être qué la prochaine fois, il nous sauvéra la vie à tous. C’est la Santissima Vergine qui l’envoie. Et si elles né sé conduisent pas correctement avec lé zeune garçon, elles sont virées.
— Exactement ! fit Vantagio.
Les maquerelles étaient d’accord et l’assemblée commença à se disperser. Plusieurs filles demeurèrent sur place pour dévorer Heller des yeux, avec une lueur de regret dans leur adorable regard. J’étais écœuré. Est-ce qu’elles croyaient vraiment qu’il était consommable ? Il était beaucoup trop jeune !
Un groom en uniforme arriva pour prendre les bagages d’Heller. Il se débattit avec eux pendant un instant et Heller l’aida à en porter une partie. Tous les ascenseurs étaient occupés et ils empruntèrent un escalier recouvert d’une épaisse moquette pour se rendre au deuxième étage. Vantagio ouvrait la marche.
Ils traversèrent un long couloir et entrèrent dans une petite chambre. Elle était modeste mais propre – aseptisée même. Elle se composait d’une commode blanche et d’un lit en fer forgé, blanc lui aussi. La salle de bains était petite mais moderne. Rien que le strict nécessaire.
— Ça te va ? demanda Vantagio.
— Excellent, dit Heller.
Plusieurs filles les avaient suivis jusqu’à la chambre, mais Vantagio leur ordonna de déguerpir sur un ton qui ne souffrait aucune discussion. Il sortit de sa poche quelques vieilles cartes à jouer et, au dos de l’une d’elles, il inscrivit une adresse.
— Voici l’adresse d’un magasin de vêtements spécialisé dans les grandes tailles. Va t’acheter un costume qui ne t’arrive pas aux mollets. Et trouve-toi autre chose que ces chaussures de base-ball ! T’as du fric ?
— Plein, fit Heller
— Bien. Fais-toi d’abord un brin de toilette, et quand tu descendras, amène tout le pognon dont tu n’as pas besoin. Je vais te fournir un petit coffre-fort personnel dont tu seras le seul à avoir la combinaison. C’est une maison honnête ici et ce n’est pas aujourd’hui que ça changera !
Et il sortit.
Heller rangea ses affaires, se leva, vérifia la serrure de la porte et descendit avec ses cinquante mille dollars, qu’il avait fourrés dans le sac qui avait contenu son petit déjeuner.
Vantagio lui montra les rangées de coffres privés et lui apprit à en ouvrir un. Apparemment, les gens de l’ONU avaient souvent des documents et des objets qu’ils désiraient mettre en sûreté pendant les quelques heures qu’ils passaient dans la maison.
Heller s’excerça plusieurs fois à changer la combinaison, puis composa un numéro si vite que je ne pus le noter ! Même en repassant l’enregistrement sur mon deuxième écran ! De toute façon, il était désormais impossible à qui que ce soit d’approcher de ses bagages et encore plus de les fouiller. Je savais que c’était de l’utopie pure et simple que de vouloir lui dérober quelque chose. Il était surprotégé !
Il quitta le Gracious Palms à pied, probablement heureux de pouvoir prendre un peu d’exercice. Mais moi j’étais loin d’être heureux. Heller avait tant d’armes pointées sur lui maintenant qu’une calculatrice ne suffirait pas à les compter. La bande à Faustino connaissait son visage et il avait tué trois de ses hommes, peut-être même l’un de ses lieutenants ! Ensuite, il y avait l’inspecteur de police Grafferty. Il avait vu le visage d’Heller de près, et les flics, ça n’oublie pas – c’est leur boulot de cataloguer mentalement les gens qu’ils vont abattre prochainement !
Mon moral chuta de plus belle quand on m’apporta le rapport journalier de Raht et Terb un peu plus tard. Il disait :
Est allé dans un claque où il s’est fait (enbiper) et piquer ses bagages. Il n’a probablement plus un sou, mais il semble en sécurité.
Je les aurais tués !
Cliqueti-clac, cliqueti-clac. Heller marchait toujours. Le district de l’ONU était loin derrière lui à présent, à des kilomètres. Il venait de s’engager dans le quartier des marchands de vêtements, en route pour quelque destination connue de lui seul. Je ne savais peut-être pas où il allait, mais j’étais au moins certain d’une chose : il allait encore commettre quelque folie. Je le connaissais trop bien.
C’était la canicule à New York. On était en début d’après-midi et les passants se traînaient, la veste jetée en travers du bras, essuyant la sueur qui baignait leur visage. On aurait pu croire qu’ils remarqueraient l’apparence d’Heller, mais New York est un endroit singulier : personne ne fait attention à qui que ce soit, ou presque, et vous pouvez violer ou assassiner en toute impunité. Il arrive même que les cadavres sur les trottoirs ne soient ramassés que lorsque le département de l’hygiène reçoit une plainte – et encore, tout dépend du budget mensuel qu’on lui a alloué. Bref, tout cela pour dire qu’Heller passait inaperçu.
Hé, attendez ! Je faisais erreur !
Heller regarda brièvement derrière lui et je vis quelqu’un se cacher en toute hâte. Était-ce Raht ? Ou Terb ? Je repassai l’enregistrement sur l’autre écran et effectuai un arrêt sur image. Non, ce n’était ni Raht ni Terb. Mais le coup d’œil d’Heller avait été si rapide qu’il était impossible d’identifier la personne qui le filait. En tout cas, quelqu’un l’avait vu sortir du Gracious Palms.
Sur les trottoirs du quartier des vêtements, il y a constamment des livreurs qui courent comme des fous en poussant devant eux de grands chariots grillagés remplis d’habits, et Heller n’arrêtait pas de faire des sauts de côté pour les éviter. Finalement il entra dans une boutique dont l’enseigne annonçait :
GRANDES TAILLES MASCULINES
Il se trouva bientôt en train de chercher quelque chose qui lui allait. Mais ce n’était plus la saison pour l’achat des costumes d’été et c’était encore trop tôt pour les vêtements d’hiver. Et comme les affaires ne marchaient pas très fort, les vendeurs étaient tout sauf serviables.
Heller finit par dénicher un costume léger bleu foncé. Il ne trouva pas de chemise classique à sa taille et dut se rabattre sur trois chemises en coton infroissable à col Eton ![7] Le genre porté par les étudiants anglais !
Le tailleur qui s’occupait des retouches était en vacances et son assistant fit un travail de sagouin : Heller, une fois de plus, eut droit à des jambes de pantalon et à des manches trop courtes !
Heller mit quand même le costume. Avec son complet bleu nuit et son col Eton, il faisait plus jeune que jamais !
Il fit cadeau à la boutique de sa veste à carreaux rouges et de son pantalon à rayures bleues. C’étaient les vêtements qui contenaient les mouchards et qui permettaient à Raht et Terb de localiser Heller. Je songeai avec amertume que ces deux crétins allaient maintenant monter la garde devant la boutique !
Aucunes des chaussures en magasin ne plurent à Heller et il garda aux pieds ses souliers de base-ball. D’une pichenette, il rejeta sa casquette rouge en arrière sur sa tête, puis il sortit.
Peu après, il se livrait de nouveau à ce qui semblait être devenu son passe-temps favori : l’examen des carrosseries des véhicules garés.
Dans le champ de vision d’Heller, j’entrevis une fois encore la mystérieuse silhouette de tout à l’heure. Pas de doute, il était filé !
Mais faisait-il quelque chose pour semer son poursuivant ?… Fonçait-il à travers un grand magasin doté de deux entrées ?… Essayait-il de se perdre dans la foule ?… Non, pas Heller ! Il ne regardait même pas par-dessus son épaule ! Quel amateur !
Il s’agenouilla devant l’aile d’une voiture ultra-moderne et l’enfonça d’une simple pression du doigt – un truc à la portée de n’importe qui. Il regarda rapidement autour de lui pour voir si quelqu’un avait remarqué son acte involontaire de vandalisme,, puis, sans doute pour dissimuler le renfoncement dans la carrosserie, il se retourna et s’appuya contre la voiture, les bras croisés. Ce qui eut pour effet de déformer complètement l’aile !
Il s’éloigna du véhicule. Et alors, brusquement, il s’engagea dans une série d’actions complètement dingues – encore plus dingues que toutes celles auxquelles il s’était livré jusque-là !
Il arrêta un taxi et, tout en feignant l’essoufflement, il dit au chauffeur :
— Vite ! Conduisez-moi au terminus de la ligne d’autobus. Cinq dollars de pourboire pour vous !
Ils se dirigèrent vers l’ouest. Sans se presser spécialement. Heller descendit lorsqu’ils furent arrivés au terminus de la ligne de bus et régla le chauffeur.
Tout de suite après, il sauta dans un autre taxi et dit d’une voix pressante :
— Vite ! Conduisez-moi à Manhattan, à la station de navettes de l’aéroport ! Je suis en retard ! Cinq dollars de pourboire !
Aha ! Je comprenais enfin. Ou du moins je croyais comprendre. Il avait remarqué que quelqu’un le filait et il essayait de le semer !
Traverser New York, ça prend du temps, et le trajet fut long et ennuyeux.
Arrivé à destination, Heller paya le chauffeur et descendit.
Puis il remonta une file de taxis libres en stationnement tout en examinant leur carrosserie et leurs pare-chocs. Il en trouva un passablement bosselé. Il appartenait à la Compagnie des Really Red Cabs.
Heller monta à bord et dit :
— .Vite ! Il faut que je sois à l’angle de Broadway et de la 52e Rue dans deux minutes et dix-neuf secondes ! Cinq dollars de pourboire !
Ignorant les autres chauffeurs qui l’invectivaient parce qu’il n’avait pas attendu son tour pour prendre un client, le chauffeur lança son véhicule hors de la file et enclencha directement la vitesse supérieure, faisant hurler son moteur. Il coupa un virage, défonça l’aile d’une voiture qui le gênait, brûla un feu rouge, envoya dinguer un panneau « Travaux » et pila à l’angle de Broadway et de la 52e Rue. Heller regarda sa montre. Deux minutes !
Heller paya la course et les cinq dollars de pourboire.
ET DEMEURA TRANQUILLEMENT ASSIS DANS LE TAXI !
Le chauffeur, qui s’était attendu à ce qu’Heller se précipite au-dehors, se retourna et le dévisagea d’un air stupéfait.
— Qu’est-ce que vous diriez de m’apprendre à conduire dans New York ? demanda Heller.
Oh, mes Dieux ! Heller n’essayait pas de semer le type qui le suivait. Il cherchait un chauffeur de taxi casse-cou ! Heller était un incurable idiot !
— J’ai pas le temps, mon pote, dit le chauffeur.
— Pour cent dollars, vous auriez le temps ?
Silence.
— Pour deux cents dollars, vous auriez le temps ?
Silence.
Heller ouvrit la portière et fit mine de descendre.
— J’ai quasiment fini ma journée, dit le chauffeur. Je vais foncer jusqu’à la « grange » pour déposer la recette et je reviens te prendre. Attends-moi ici. Non… Viens avec moi. Je vais ramener cette épave et me procurer un taxi digne de ce nom.
Il démarra aussitôt et fila en direction du dépôt de la Compagnie des Really Red Cabs.
— Comment tu t’appelles ? cria-t-il à travers la vitre de séparation ouverte.
— Clyde Barrow.
J’émis un reniflement de colère. Encore un gangster célèbre ! Il n’y avait donc rien de sacré pour lui ?
— Je vois sur la carte d’immatriculation que vous vous appelez Mortie Massacurovitch. Ça fait longtemps que vous conduisez des taxis ?
— Moi ? fit le chauffeur en se retournant vers Heller sans tenir compte de la voiture qu’il était en train de frôler. (Je vis qu’il n’était plus tout jeune et qu’il avait une tête de dur à cuire.) Mon vieux a été taxi dans ce bled et j’ai tout appris de lui. A tel point que, durant la dernière guerre, on m’a mis conducteur de tank.
— Vous avez eu des médailles ?
— Non. Ils m’ont renvoyé chez moi en disant que j’étais trop brutal avec l’ennemi !
Heller attendit devant le dépôt que Mortie eût rendu son véhicule et livré sa recette. Brusquement, je compris ce qu’Heller avait en tête. Il avait cru cette histoire selon laquelle il est impossible de circuler dans New York’ ! Il avait l’intention d’aller chercher sa Cadillac et de la ramener en ville !
Oh non ! Non, non, non ! Et je n’avais aucun moyen de prévenir ce pauvre naïf, cet indécrottable idiot ! L’une des choses que Trapp avait à coup sûr arrangée, c’était qu’on piège la voiture d’Heller ! Dans un premier temps, Trapp avait pris les dispositions nécessaires pour qu’on ne trouve pas la Cadillac à proximité du lieu où le faux Rockecenter Junior devait être assassiné. Mais cela mis à part, la logique voulait qu’il fasse piéger la voiture – surtout que sa tentative d’assassinat avait échoué. Trapp était le genre d’homme à avoir d’innombrables plans de rechange et à tenir compte de toutes les éventualités.
Je n’avais rien d’autre à faire qu’à demeurer devant mon écran, impuissant, tandis qu’Heller préparait avec zèle et sans la moindre hésitation son propre suicide !
Mortie Massacurovitch ne tarda pas à ressortir de l’immense garage que les chauffeurs de taxi surnommaient « la grange ». Il fit signe à Heller de le suivre à l’intérieur.
Tout au fond, dans un coin, il y avait les vestiges d’un taxi. Il était recouvert de poussière et la carrosserie était tellement bosselée et éraflée que la peinture avait pratiquement disparu. Il avait toujours son drapeau de taxi » et son compteur, mais on était très loin des taxis modernes. Le véhicule que j’avais devant les yeux était une espèce de gros bloc cubique sans la moindre courbe.
— Voici un vrai taxi ! annonça Mortie. Il a de vraies ailes, en acier d’un centimètre d’épaisseur. Il a de vrais pare-chocs avec des barres latérales et des crochets. Les glaces sont incassables, à l’épreuve des balles. (Il regarda le véhicule avec fierté.) On savait les construire à l’époque ! Pas comme aujourd’hui, où on les fait en papier et en plâtre !
Dans ce modèle, le passager pouvait s’asseoir à côté du chauffeur. Mortie épousseta le siège et dit à Heller de s’installer. Puis il se mit au volant.
— Ah ! Ça fait plaisir ! Mon taxi préféré !
Il fit vérifier l’huile et l’essence et sortit de la grange, direction centre-ville. Et c’était vrai, le moteur marchait parfaitement. Cette antiquité était plus nerveuse que les taxis modernes : aux feux rouges, elle laissait tous, les véhicules sur place.
— Il a été conçu pour les démarrages en flèche, expliqua Mortie.
Dans une rue tranquille, il montra à Heller comment on changeait les vitesses. Lorsqu’il fut satisfait de la prestation d’Heller, il reprit le volant.
— Bon, voyons voir. Où est-ce que la circulation est la plus dense à cette heure de la journée ? (Il consulta sa montre.) Ah oui ! La gare principale, Grand Central Station !
Et il lança le véhicule en faisant hurler le moteur.
C’était la fin de l’après-midi, c’est-à-dire l’heure où les gens rentraient chez eux. Heller et Mortie furent bientôt aux abords du quartier de la gare. La circulation était affreusement dense ! Et les gens conduisaient vite !
— Maintenant, fit Mortie, je veux que tu fasses très attention, car c’est vraiment un art. Les gens sont fondamentalement lâches. Ils abandonnent toujours la partie avant toi. Ce qui te laisse un champ d’action considérable.
Et Mortie se mit au travail, tout en bavardant et en nommant chaque manœuvre.
C’est terrifiant !
Il s’élança entre deux voitures pour les obliger à s’écarter et à le laisser passer ! Il fit crisser ses freins pour effrayer les autres conducteurs « parce que les coups de klaxon sont mal vus ». Il vit une voiture qui allait se garer et fit une brusque embardée. La voiture s’éloigna pour l’éviter et Mortie lui vola sa place de parking. Il se mit devant un taxi qu’on venait de héler et lorsque le passager voulut monter, il lui dit qu’il n’était pas libre. Il s’aménagea une place de parking en repoussant violemment les voitures de devant et de derrière avec ses pare-chocs. Il effectua un dérapage pour « affoler un automobiliste, “comme ça il freine brutalement et tu peux lui piquer sa place dans la file” ». Il suivit une ambulance – « ça te permet d’aller quelque part à toute vitesse ». Il suivit une voiture de pompier, « histoire de rouler à fond la caisse, mais c’est mal vu d’allumer un incendie pour obliger les voitures de pompiers à sortir ».
Ensuite Heller se mit au volant. Il fit tout ce que Mortie venait de faire, avec quelques améliorations de son cru.
Laissant derrière lui une nuée de carrosseries abîmées et de conducteurs terrifiés ou vociférants, Heller, sur les instructions de Mortie, rallia un bar de la Huitième Avenue fréquenté par les chauffeurs de taxi. Mortie lui expliqua que la circulation était plus calme à cette heure-là et qu’ils feraient mieux d’en profiter pour manger un sandwich.
Heller voulut commander de la bière, mais Mortie et le patron le rabrouèrent.
— Tu dois respecter la loi, môme, dit Mortie. Il faut que tu apprennes à devenir un citoyen honnête, paisible, discipliné, respectueux des lois. C’est la seule façon de réussir. Bon, c’est pas tout ça, mais faut qu’on y aille ! C’est l’heure de pointe des spectacles à Times Square.
Pendant le trajet, Mortie dit : Il faut aussi que tu apprennes à te débarrasser d’un policier. Disons qu’un flic t’arrête pour excès de vitesse. tu attends qu’il vienne jusqu’à ta portière et alors tu lui chuchotes : « Sauvez-vous si vous tenez à la vie. Mon passager a un flingue pointé sur moi. » Et le poulet décarre.
Heller le remercia.
— C’est le genre de choses qu’il faut savoir, môme. (Quelque chose avait attiré son attention, car il dit soudain :) Dis-moi, t’as des ennemis, môme ? Est-ce que tes parents te cherchent ou quelque chose comme ça ?
Pourquoi ?
— Eh bien, ça ne peut être que toi, car je ne me suis jamais fait le moindre ennemi de toute ma vie. Un taxi a démarré derrière nous quand nous avons quitté le troquet.
Il nous suit toujours.
Mortie tourna brusquement dans une rue, la remonta et s’engagea dans un sens interdit. Il se retourna et dit : Je ne le vois plus. Je pense qu’on l’a semé. On va pouvoir se mettre au travail.
Ils étaient dans le quartier des théâtres. On était encore loin de l’heure d’ouverture, mais déjà la circulation était COMPACTE !
— Tu vois cette file de voitures, môme ? Regarde bien !
Mortie amena son véhicule à côté d’un taxi dans la file.
Il s’arrêta et hurla une insulte à l’adresse du chauffeur. Puis il fit comme s’il allait sortir de son véhicule. Le chauffeur, fou de rage, jaillit de son taxi. Mortie resta au volant. La file de voitures avança et Mortie prit la place du taxi immobilisé.
— T’as vu, môme ? C’est tout un art !
Mortie se rendit jusqu’à un carrefour où se dressait un grand hôtel. Il y avait plusieurs taxis garés le long du trottoir, ainsi que quelques clients. Mortie fonça, effectua un dérapage et bloqua le passage à la file de taxis. Il arrêta le moteur. Les autres chauffeurs se mirent à hurler.
— Je suis en panne ! leur cria Mortie.
Comme il était maintenant le premier de la file, un homme d’un certain âge très bien habillé et accompagné d’une femme lui demanda de les emmener. Désolé, je rentre à la grange.
Il démarra.
— T’as vu, môme ? J’aurais pu avoir autant de clients que je voulais. Tu dois constamment savoir ce que tu fais, tu dois constamment réfléchir, réfléchir, réfléchir.
Il remonta à toute allure une file de véhicules. Une voiture voulut sortir de la file et lui barrer le passage. Il continua sur sa lancée, effleura la voiture. Il y eut un crissement aigu lorsque les deux carrosseries se frottèrent. L’autre voiture réintégra la file en toute hâte.
— Inutile de procéder comme ça avec les limousines, dit Mortie. Leurs conducteurs sont des vrais foies jaunes Ils ont peur pour leur peinture. Pas la peine d’effleurer leur voiture. Il suffit de faire comme ceci.
Et il fit un écart et fonça droit sur une grosse limousine qui se hâta de monter sur le trottoir.
La foule compacte, les longues queues d’attente, les enseignes publicitaires qui clignotaient, les panneaux lumineux des théâtres. L’avenue était pleine d’animation et de lumières.
— Maintenant, tu vois cette voiture qui s’arrête, là-bas, devant nous ? Je vais te montrer comment on arrache une portière.
La portière côté chaussée s’ouvrit. Le vieux taxi arriva avant que le passager ait eu le temps de poser le pied dehors. Il y eut un bruit assourdissant et la portière alla voler quelques mètres plus loin.
— Tout est dans le timing, môme, dans le timing. Maintenant, tu vois ce type qui cherche un taxi ? Là-bas, sur le trottoir d’en face, c’est-à-dire du mauvais côté pour nous ?
Mortie accéléra brutalement, enfonça la pédale de frein, vira à cent quatre-vingts degrés. La voiture glissa latéralement jusqu’au trottoir d’en face. Plein d’espoir, le client voulut monter dans le taxi.
— Désolé, on rentre à la grange, fit Mortie.
Il trouva une rue en sens interdit et la remonta en marche arrière à soixante à l’heure.
— T’as vu, la voiture pointe dans la bonne direction, donc ce n’est pas illégal. Maintenant, tu vois ce feu tricolore ? On va passer au rouge. Si tu écoutes bien, tu peux entendre le déclic du changement de couleur dans le boîtier et tu pourras dire que t’es passé à l’orange.
« Bien. Maintenant je vais te montrer comment on rebondit contre un trottoir. Tiens, voilà un très beau rebord. Si tu le heurtes juste comme il faut, tu rebondis, en direction de la rue et le gars qui allait te doubler, croyant que tu étais en train de te garer, est alors éjecté ! Regarde. »
Il fit rebondir le véhicule. Il y eut un grincement strident au moment où les carrosseries des deux autos entrèrent en contact, suivi d’un bruit de verre cassé : le phare de l’autre voiture avait volé en éclats.
— OK, môme. A toi, maintenant.
Heller se mit au volant et démarra. Il fit tout ce que Mortie venait de faire. Mais au moment de brûler un feu rouge, le taxi fut ébranlé par un bruit puissant et mat.
— Qu’est-ce que c’était ? demanda Mortie. (Il désigna une étoile qui ornait maintenant l’une des vitres.) Bon sang ! Une balle !
Un autre coup mat.
— Cassons-nous d’ici, môme ! Quelqu’un est en train de transgresser les lois sur les armes à feu !
Heller ne se le fit pas dire deux fois !
Il s’engagea dans la 42e Rue, se dirigeant vers l’ouest. Il ne roulait pas très vite.
— Mets la gomme, môme ! Y a un taxi qui vient de tourner derrière nous !
— Vous êtes sûr ?
— Sûr et certain ! Il nous rattrape !
Mais Heller continuait de rouler tranquillement.
Il regardait dans son rétroviseur. Oui, pas de doute, ils avaient un taxi aux trousses. Et il gagnait du terrain !
Une balle vint frapper la vitre arrière !
— Maintenant, on peut y aller ! dit Heller.
Il remonta la 42e Rue à toute allure.
Il passa devant le Sheraton Motor Inn.
Je saisis une carte de New York pour voir s’il quittait le pays.
Il prit le West Side Elevated Highway, une autoroute surélevée qui partait vers l’ouest. La circulation était fluide. Tout en bas, au-dessous de l’autoroute, il y avait une avenue qui paraissait minuscule. Sur leur gauche, on pouvait apercevoir une rivière, la North River, ainsi que le quai d’embarquement pour les touristes qui voulaient faire un tour en bateau à vapeur. Oui, en empruntant cette autoroute, Heller pouvait se réfugier dans le Connecticut !
Il regarda à nouveau dans le rétroviseur. Le taxi les suivait toujours.
Le De Witt Clinton Park défila tout en bas sur leur droite avant de disparaître.
Heller avait ralenti et leurs poursuivants étaient tout près maintenant !
Il passa devant un panneau indicateur qui annonçait –une fourche dans l’autoroute surélevée : la 55e Rue.
Brusquement, Heller donna un coup de volant et le taxi décrivit un arc de quatre-vingt-dix degrés ! Heller enfonça la pédale de frein ! Le parapet de l’autoroute était juste devant lui ! Quinze mètres plus bas, on pouvait voir l’avenue.
Le vieux taxi était à l’arrêt !
L’autre voiture arrivait.
Soudain Heller fit marche arrière !
L’autre taxi avait juste la place pour passer entre Heller et le parapet. Il s’engagea dans l’ouverture.
Heller envoya son véhicule en avant !
Son pare-chocs heurta de plein fouet la roue avant de ses poursuivants.
La voiture fut projetée contre le garde-fou !
Elle traversa le parapet avec un fracas épouvantable !
Et jaillit dans les airs !
Avant même que la voiture ne s’écrase sur la chaussée, Heller cria à Mortie :
— Prenez le volant !
Quinze mètres plus bas, il y eut un fracas assourdissant !
Heller était déjà dehors. A l’endroit où le taxi avait disparu, le parapet était complètement déchiqueté.
Il regarda en bas. L’autoroute surélevée reposait sur des poutraisons et des piliers.
Il passa par le trou dans le parapet et gagna la chaussée, quinze mètres plus bas, en se laissant glisser le long d’un pilier.
La voiture avait atterri sur les roues et continué sa course avant de s’écraser contre un poteau.
De l’essence s’écoulait sur la chaussée !
Il y avait un feu tricolore non loin et Heller regarda le boîtier de contrôle.
Il courut jusqu’au taxi.
Les portières étaient enfoncées.
Il sortit une petite pince-monseigneur de sa poche et s’attaqua à la portière arrière. Le métal était tordu autour de la poignée, bloquant le mécanisme d’ouverture. Il inséra la pince et appuya dessus pour faire levier. Puis il glissa ses doigts dans l’interstice qu’il venait de créer, tira et réussit à ouvrir la porte.
Il regarda brièvement l’essence qui continuait de se répandre sur la chaussée, puis le feu rouge. Soudain je compris. Lorsque les vapeurs d’essence qui s’élevaient dans les airs entreraient en contact avec le boîtier de contrôle, il se produirait une explosion ! Une explosion pareille à celle d’une bombe ! Je connais bien les bombes !
Heller sortit le conducteur. Puis l’homme qui se trouvait sur le siège arrière.
Il traîna rapidement les deux hommes jusqu’au trottoir.
Il se retourna et, considérant sans doute qu’il ne les avait pas éloignés suffisamment, il les tira encore sur une quinzaine de mètres et les mit à l’abri derrière un grand contrefort de béton.
L’épave explosa avec de gigantesques flammes bleues !
Le « chauffeur de taxi » était mort. Bien qu’il lui manquât la moitié supérieure du crâne, je vis qu’il s’agissait d’un Sicilien.
Heller se tourna vers l’autre homme.
Son visage était éclairé par la lumière quasi fantasmagorique d’un lampadaire. Je le reconnus tout de suite, Torpedo Fiaccola !
Les paupières du tueur frémirent légèrement. Il était vivant !
La sirène d’une voiture de police retentit dans le lointain. L’explosion avait dû être visible à deux kilomètres à la ronde !
Torpédo ouvrit les yeux. Il vit Heller. Et le reconnut.
— Vous allez pas tuer ma mère, hein ?
Heller le dévisagea et dit :
— Je vais y réfléchir.
— Non !
Heller glissa la main dans la veste de Torpédo et prit son portefeuille. Il ne contenait que les cinq mille dollars qu’Heller lui avait rendus. Et un bout de papier sur lequel on avait écrit :
Le contrat sera considéré comme exécuté sur présentation des preuves. Remettre le paquet au porteur.
Heller agita le bout de papier sous le nez de Torpédo.
— Qui doit remettre le paquet ? demanda-t-il.
— Vous allez tuer ma mère ?
— J’y songe sérieusement. Donnez-moi le nom et l’adresse et peut-être reviendrai-je sur ma décision.
Le tueur battait nerveusement des paupières. Finalement il dit :
— Mamie, appartement 18F ; 231 Binetta Lane. New York sud.
— Et les preuves ?
— Écoutez, gémit Torpedo. Trapp va me tuer !
— On doit toujours chérir sa mère, répliqua Heller.
Torpedo frissonna et dit :
— Votre casquette de base-ball maculée de sang et une mèche de vos cheveux.
Heller ôta sa casquette, la retourna et la trempa dans l’horrible bouillie qui, il y a peu de temps encore, avait été le visage du conducteur.
— J’entends la sirène d’une ambulance, dit-il. Refaites-vous une santé à l’hôpital et ensuite allez vivre au pôle Nord. C’est un conseil d’ami. (Il se pencha sur Torpedo et remit le portefeuille et les cinq mille dollars dans sa poche.) Je n’arrête pas de vous donner ces cinq mille dollars. Prenez-les et apprenez à parler l’ours polaire. Je ne suis pas un tueur de mères, par contre j’adore faire sauter des torpedos !
La voiture de police s’était approchée lentement, prudemment, et les flammes qui s’élevaient du véhicule accidenté l’éclairaient d’une lumière vacillante. Les flics sortirent.
— Comment ça se fait que t’as sorti les corps de la bagnole, môme ? demanda le premier flic d’un ton menaçant.
— Il a failli m’écraser. Je voulais lui donner quelques conseils.
— Oh, fit le flic, je comprends. Mais ça n’empêche que je vais devoir coller un PV au conducteur. (Il sortit son carnet et demanda à l’autre flic :) A ton avis, c’est quoi le délit, Pete ?
— Dégradation de la voie publique, répondit l’autre.
— C’est celui-là qui conduisait, dit Heller. Il est mort.
— Il récolte quand même un PV, dit le premier flic en commençant à écrire.
L’ambulance arrivait en faisant beugler sa sirène. C’était sans doute les flics qui l’avaient appelée.
Mortie Massacurovitch arriva avec le taxi et Heller monta.
— Conduisez-moi au 231 Binetta Lane, dit-il.
— C’est dans Little Italy, répliqua Mortie. C’est pas la bonne heure pour y aller. T’as un flingue ?
— J’ai cent dollars de mieux pour vous.
Ils foncèrent vers le sud de New York. Ils empruntèrent la Dixième Avenue, puis la Onzième, prirent la 14e Rue, remontèrent Greenwich Avenue, contournèrent Washington Square et s’engagèrent dans Little Italy. Ils s’arrêtèrent en face de l’adresse qu’Heller avait donnée, devant le trottoir opposé. La rue était plongée dans le noir.
Heller sortit un couteau et se coupa une mèche de cheveux qu’il colla à l’intérieur de la casquette maculée de sang. Il y ajouta le bout de papier.
Il se tourna vers Mortie et dit :
— Allez à l’appartement 18F et demandez à voir Mamie. Ensuite, remettez-lui ceci et elle vous donnera un paquet en échange.
— Là-dedans ? fit Mortie en regardant le bâtiment sombre à l’aspect sinistre.
— Quand vous reviendrez, je vous donnerai cent dollars de plus.
Mortie saisit la casquette, descendit du taxi et monta l’escalier quatre à quatre.
Trois minutes plus tard, il dévalait les marches, un paquet dans la main. Il le lança à Heller et démarra sans attendre.
— Mamie était un type avec un revolver, dit Mortie. Mais il a pris la casquette sans poser de questions.
Heller lui dit de le conduire jusqu’à l’intersection de la Première Avenue et de la 42e Rue. Il agita le paquet, le colla contre son oreille et le renifla. Au moins, il faisait preuve de prudence, car il aurait très bien pu s’agir d’une bombe. Il souleva un coin du paquet et en sortit quelque chose.
— Un billet de première classe pour Buenos Aires, Argentine, ça vaut combien ? demanda-t-il à Mortie.
— Je sais pas. Trois mille dollars peut-être.
On peut se le faire rembourser ?
Bien sûr. Tu le présentes au guichet à l’aéroport. Pourquoi ? Tu ne pars pas ?
Ah, si seulement Heller voulait bien se décider à décamper !
Mortie le déposa à l’angle de la Première Avenue et de la 42e Rue. .
— Vous pensez que j’ai réussi l’épreuve ou est-ce qu’il me faut encore quelques leçons ? demanda Heller.
Mortie réfléchit quelques instants avant de répondre.
— Ma foi, avec un peu d’expérience, tu pourrais devenir l’un des meilleurs chauffeurs de taxi de New York. Je pourrais encore t’apprendre comment truander un client sur sa monnaie ou comment augmenter le kilométrage, mais c’est à peu près tout ce qu’il te reste à savoir. Tu as réussi l’épreuve. Oui, je dirai que tu as réussi l’épreuve.
Heller sortit une liasse et compta six billets de cent dollars. Mortie les fourra immédiatement dans la poche de sa chemise et démarra à toute vitesse.
Heller se mit à trotter, clic-clac, et arriva bientôt au Gracious Palms.
Dans sa chambre, il ouvrit le paquet. De l’argent en petites coupures usagées !
Il les compta. CENT MILLE DOLLARS !
Je frissonnai. Mes Dieux, Trapp devait être drôlement en colère pour offrir une somme pareille !
Heller mit les billets dans le sac qui avait contenu son petit déjeuner. Puis il descendit et le déposa dans son coffre-fort.
Vantagio était dans son bureau. La porte était ouverte et il aperçut Heller.
— Tu sors de l’argent, môme ? lança-t-il. Fais attention, tu vas avoir besoin de fric pour aller à l’université ! Claque pas tout en sorties nocturnes. Dans cette ville, tout est hors de prix.
— Ça, vous pouvez le dire, fit Heller en ajoutant les cent mille dollars aux cinquante mille qui se trouvaient déjà dans le coffre. Les prix n’arrêtent pas de grimper !
Puis il alla se coucher et ne tarda pas à dormir d’un sommeil paisible.
Pas moi ! Trapp disposait de fonds illimités et je ne savais toujours pas comment j’allais faire pour m’emparer de cette plaque !
Le rapport de Raht et Terb que je reçus quelques heures plus tard ne fit rien pour m’apaiser. Il disait :
Il s’est rendu dans une boutique appelée « Grandes Tailles Masculines ». On a dû lui donner un travail et un endroit où dormir, car il y est toujours ! Mais nous ne quittons pas la boutique des yeux.
C’est ça ! Ils continuaient de se fier au mouchard cousu dans sa veste !
Je craignais maintenant d’avoir à aller en Amérique pour prendre moi-même les choses en main. Mais même en admettant que j’y sois obligé, je n’avais aucune idée de ce que je pourrais faire, une fois là-bas.
Le lendemain, Heller se leva de bon matin. Je fus brutalement tiré de mon sommeil par la sonnerie de mon visionneur. J’étais trempé de sueur.
Lui était plein d’ardeur et de détermination. Il brossa son nouveau costume aux endroits où il l’avait sali lorsqu’il s’était laissé glisser au bas du pilier, enfila une chemise blanche propre à col Eton, coiffa une nouvelle casquette de base-ball et entreprit de remplir un petit sac à dos semblable à l’un de ces cartables que trimballent les écoliers.
Dans le sac, il mit : une bobine de fil de pêche, une cuillère à hameçon triple, une boîte à outils, une dizaine de balles de base-ball, un rouleau de ruban adhésif et les plaques minéralogiques « New Jersey ». Est-ce qu’il allait à la pêche ?
Il descendit dans le vestibule. Il était encore tôt pour une maison de passe : le réceptionniste dormait, un garde en smoking lisait le Daily Racing Form,[8] un stylo à la main, et un cheikh arabe en état d’ébriété allait et venait, essayant de trouver parmi les carpettes qui recouvraient le sol celle qui conviendrait le mieux à sa prière du matin.
Heller prit dix mille dollars dans son coffre et les mit dans sa poche. L’Arabe le salua d’une profonde révérence. Heller s’inclina à son tour et reproduisit le geste de la main qu’avait exécuté l’Oriental. L’instant d’après, il trottait dans la rue en faisant cliqueti-clac avec ses sempiternelles chaussures de base-ball.
Il s’arrêta dans une boutique de plats à emporter, acheta un petit déjeuner qu’on lui emballa dans un sac en papier, ressortit et sauta dans un taxi.
— Weehawken, New Jersey, aller simple, dit Heller.
Et il donna l’adresse du garage où il avait laissé la Cadillac !
— Alors ce sera double tarif, vu que tu ne reviens pas, fit le chauffeur.
Mon sang se glaça dans mes veines. Jusque-là je n’avais pas compris ce qu’Heller avait en tête ! Il allait chercher sa voiture ! Trapp savait très bien où elle se trouvait ! Elle était sans doute piégée ! Le « tu ne reviens pas » du chauffeur avait un goût désagréable de prophétie !
— Double tarif, acquiesça Heller.
Durant le trajet, il engloutit le café et les pains au lait. Ils traversèrent la ville, s’élancèrent dans le Lincoln Tunnel, passèrent sous l’Hudson, arrivèrent dans le New Jersey et prirent le J.F. Kennedy Boulevard.
Ils quittèrent la bruyante artère. Lorsqu’ils furent à un bloc de distance du garage, Heller dit au chauffeur de s’arrêter et de l’attendre. Le chauffeur explora du regard le quartier délabré, semi-industriel.
— Tu veux dire attendre ici ? s’exclama-t-il.
Heller sortit un billet de cinquante dollars. Il le déchira en deux et tendit une moitié au chauffeur.
— C’est d’accord, j’attends.
Heller descendit et partit au trot. Il tourna et s’engagea dans la rue où se trouvait le garage. Il s’arrêta net.
Des camions ! Des camions partout ! L’emplacement qui s’étendait devant le gigantesque hangar était littéralement truffé de camions ! Des camions remplis de cartons. Des hommes les déchargeaient sur des chariots avant de les stocker dans le hangar.
Heller alla jusqu’à la porte du garage et regarda à l’intérieur. Il y avait des piles et des piles de cartons, hautes de deux mètres, regroupées par lots séparés.
Il s’avança légèrement pour voir le fond du garage. La Cadillac était là. Elle n’avait pas de plaques d’immatriculation.
Des éclats de voix. Il y avait du grabuge quelque part. Heller tourna la tête. Il vit le jeune homme obèse, ainsi qu’une espèce de monstre patibulaire déguisé en camionneur. Ils étaient engagés dans une violente discussion.
— Ça m’est égal ! Ça m’est égal ! criait le jeune homme obèse. Vous ne pouvez pas stocker ces caisses ici ! Je me fiche complètement des ordres que vous avez reçus ! Vous ne comprenez donc pas ?
Il allait désigner la Cadillac mais se ravisa à la dernière seconde.
Je compris tout de suite son dilemme. Ils étaient en train de stocker une précieuse marchandise à côté d’une voiture piégée ! Et le jeune homme ne pouvait rien dire.
— Il n’est pas question qu’on ramène quoi que ce soit ! dit le type patibulaire. Si t’étais arrivé à l’heure, peut-être qu’on t’aurait écouté. Mais c’est trop tard maintenant ! Cette marchandise reste ici ! D’ailleurs, nous aussi on a nos ordres ! Je ne permettrai pas que mes hommes se crèvent le (bip) pour des prunes, juste parce qu’un minable comme toi…
Le jeune obèse avait aperçu Heller près de la porte. Il se figea. Puis il fit demi-tour et courut vers l’issue de secours, au fond du garage, comme s’il avait le Diable à ses trousses. Quelques secondes après, il avait disparu.
Heller s’éloigna tranquillement. Il se fraya un chemin à travers l’essaim d’ouvriers et de chariots, tourna et remonta dans le taxi.
— On va un peu plus loin, dit Heller. Conduisez-moi au 136 Crystal Parkway, à Bayonne.
Le chauffeur de taxi, qui ne connaissait que New York, dut consulter une carte.
— C’est en territoire étranger, dit-il. C’est plus vraiment la civilisation, ici. C’est le New Jersey. Impossible de demander son chemin. Les autochtones sont tous des menteurs !
Ils prirent le J.F. Kennedy Boulevard, en direction du sud, traversèrent Union City, passèrent sous une autoroute surélevée appelée Pulaski Skyway, puis devant l’université de Saint Peter et se faufilèrent à travers la circulation plutôt compacte de Jersey City. Au loin, on pouvait apercevoir les docks et les gratte-ciel new-yorkais.
— C’est quoi cette statue, là-bas, sur l’eau ? demanda Heller.
— Bon sang ! Tu ne reconnais pas la statue de la Liberté ? Tu devrais connaître ton pays mieux que ça, môme !
Ils passèrent devant l’Université d’État de Jersey City. Quelques minutes plus tard, ils étaient à Bayonne. Le chauffeur ne tarda pas à s’égarer. Il se retrouva au Port Militaire, fit demi-tour, s’engagea par erreur sur le pont de Bayonne, où il dut acquitter le péage, fit à nouveau demi-tour, paya une deuxième fois – et finit par demander le chemin à un autochtone.
Dix minutes plus tard, ils s’arrêtaient dans une rue tranquille située au cœur d’un quartier isolé composé de constructions hautes et récentes. Le 136 Crystal Parkway était un superbe immeuble flambant neuf. Heller recolla le billet de cinquante avec du ruban adhésif et régla le chauffeur.
— Je ne sais pas si je réussirai à rentrer chez moi, gémit-il.
— Engagez un autochtone pour vous guider, répliqua Heller en lui tendant vingt dollars de plus.
Le chauffeur démarra.
Pendant tout ce temps, je n’avais pas arrêté de me triturer les méninges pour essayer de me rappeler à quoi cette adresse correspondait.
Heller entra et traversa un hall luxueux. Il y avait plusieurs ascenseurs. L’un d’eux portait une plaque avec le mot PENTHOUSE.
Il appuya sur le bouton d’appel.
Je m’attendais à un ascenseur automatique, aussi je fus légèrement surpris de voir un homme ouvrir la porte. Ce n’était pas un groom. Il était vêtu d’un complet-veston et un chapeau était rabattu sur ses yeux. Au niveau de la poitrine, j’aperçus une bosse : il portait une arme dans un holster. Il était très basané, très sicilien.
— Ouais ? fit-il, méfiant.
— Je voudrais voir Corleone, dit Heller.
Mes cheveux se dressèrent sur ma tête ! Il rendait visite au chef de la Mafia du New Jersey !
— Ouais ?
— J’ai vu Jimmy « l’étripeur » Tavilnasty il y a quelques jours, dit Heller.
Tout me revint en un éclair. Cette rencontre dans le noir avec Jimmy, à Afyon, le soir où il avait pris Heller pour un agent de la DEA ! Heller allait passer un mauvais quart d’heure ! Et moi qui n’avais toujours pas la plaque !
— Papiers, fit le gangster.
Heller les lui montra.
Dans l’ascenseur, il y avait une petite cabine téléphonique recouverte de velours. L’autre décrocha le combiné. Impossible de distinguer la moindre parole. Puis il dévisagea Heller en plissant les yeux, le fouilla rapidement en effleurant ses vêtements, inspecta son sac à dos et lui fit signe de monter dans l’ascenseur.
C’était un ascenseur direct qui s’arrêtait uniquement au dernier étage. Le gangster ouvrit la porte et poussa Heller devant lui. Avec de petites tapes dans le dos, il le fit avancer dans un couloir joliment décoré. Ils parvinrent à la porte du fond. Le gangster l’ouvrit et poussa Heller à l’intérieur.
C’était une pièce somptueuse. Moderne. Beige et or. Une grande fenêtre donnait sur un vaste parc et une baie.
Une femme était confortablement installée sur un divan. Elle portait un pyjama de soie beige. C’était une blonde aux yeux bleus. Ses cheveux soyeux étaient relevés en un chignon tressé qu’elle avait enroulé au-dessus de sa tête. Ça lui faisait comme une couronne. Elle avait la quarantaine.
Elle posa le magazine de mode qu’elle était en train de lire et se leva.
Dieu qu’elle était grande !
Elle regarda Heller et traversa la pièce pour se porter à sa rencontre. Elle faisait au moins dix centimètres de plus que lui ! Une véritable montagne !
Elle souriait.
— Ainsi vous êtes un ami de ce cher Jimmy. Ne soyez pas timide. Il m’a souvent parlé des amis qu’il avait dans les gangs de jeunes. Mais vous ne leur ressemblez pas du tout.
Elle avait parlé d’une voix affectée – une sorte de roucoulement – et en imitant à la perfection l’accent de Park Avenue.[9]
— Je vais à l’université, dit Heller.
— Oh, fit-elle, comprenant brusquement. C’est la chose la plus intelligente qu’on puisse faire de nos jours. Je vous en prie, asseyez-vous. Les amis de Jimmy sont toujours les bienvenus ici. Désirez-vous boire quelque chose ?
— Il fait très chaud aujourd’hui. Vous n’auriez pas une bière ?
Elle agita le doigt d’un air badin et dit :
— Petit voyou. Oh, le vilain petit voyou ! Vous savez bien que ce serait illégal. (Puis elle leva la tête et aboya :) GREGORIO !
Un Italien basané portant une veste blanche apparut dans la seconde qui suivit.
Va chercher du lait pour le jeune gentleman et apporte-moi de l’eau gazeuse.
Gregorio la regarda, interloqué.
— Du lait ? On n’a pas de lait, Babe !
— Eh bien, sors et trouves-en, (bip) de (bip) ! tonna Babe Corleone.
Puis elle alla se blottir sur le divan et se remit à parler avec des intonations affectées.
— Comment va ce cher Jimmy ?
— Il allait très bien l’autre jour, répondit Heller. Il était en plein travail.
— Oh, ça fait plaisir à entendre, roucoula Babe. Et c’est tellement gentil de sa part de nous faire parvenir de ses nouvelles.
— Et comment va la famille ?
Aïe ! Ce sombre crétin voulait parler de la famille au sens habituel du mot. Dans ce pays et sur cette planète, le mot « famille » signifie souvent : gang de mafiosi !
Le visage de Babe s’emplit de tristesse.
— Pas très bien, je le crains, dit-elle. Voyez-vous, mon cher « Saint Joe » – ah, qu’il me manque – était un homme très attaché à la tradition. Il avait l’habitude de dire : « Si ça convenait à mon père, ça me convient aussi. » C’est pourquoi il s’en est toujours tenu au bon vieux trafic d’alcool et à la contrebande. L’honnêteté même. Et, bien entendu, nous devons respecter sa volonté. De toute façon, les drogues, ça ne vaut rien.
— Rien du tout ! appuya Heller avec conviction.
Elle lui décocha un regard approbateur avant de poursuivre :
— Faustino « la cravate » Narcotici est intenable depuis qu’il possède tous ces appuis en haut lieu. Il nous a volé une partie de notre marché de New York et maintenant il essaye même de se faire une place dans le New Jersey. Quand il a descendu « Saint Joe », ça n’a été que le début. (Elle leva la tête et regarda Heller avec tristesse et détermination.) Mais nous essayons de continuer malgré tout.
— Oh, je suis sûr que vous y arriverez, dit Heller d’un ton courtois.
— C’est très gentil de votre part de me dire cela, Jerome. Je peux vous appeler Jerome, n’est-ce pas ? Tout le monde m’appelle Babe.
— Bien sûr, madame Corleone.
Le parfait officier de la Flotte.
Et c’est alors qu’il dit quelque chose qui me fit craindre le pire.
— Madame Corleone, puis-je vous poser une question indiscrète ?
— Allez-y.
Il me sembla que Babe était brusquement sur ses gardes.
— Êtes-vous caucasienne ?
Oh ! Mes Dieux ! Il était reparti dans ses délires à propos de la légende du Prince Caucalsia ! Elle avait les cheveux blonds et elle était aussi grande que certaines femmes mancos de la région d’Atalanta.
— Pourquoi me demandez-vous cela ?
— A cause de votre visage, dit Heller. Il est très beau et allongé.
— Oh !… Vous vous intéressez à la généalogie ?
— J’ai fait quelques études.
— Mais oui ! Bien sûr ! Vous êtes à l’université !
Et elle se précipita vers un bureau sculpté, l’ouvrit et en sortit une grande carte et quelques feuilles de papier. Ensuite elle prit une chaise qu’elle plaça à côté d’Heller. Elle s’assit et étala les feuilles sur ses genoux.
— Ces documents ont été spécialement établis pour moi par le professeur Stringer ! annonça-t-elle avec emphase. C’est le meilleur généalogiste du monde !
Aha !… Je n’ignorais pas que les arbres généalogiques sont l’un des dadas des femmes américaines ! Ça devait rapporter gros à ce petit malin de Stringer.
Babe se mit à gesticuler. Fidèle à la tradition italienne, elle parlait avec les mains, la tête et le corps.
— C’est incroyable les préjugés que peuvent avoir certaines personnes ! J’étais l’une des actrices vedettes du Roxy Theater quand ce cher Joe m’a épousée.
Ce souvenir interrompit le cours de ses pensées pendant un instant et ses yeux s’embuèrent.
Hoho ! Je pigeais tout à présent. Elle avait été danseuse au Roxy ! Les girls du Roxy mesurent toutes deux mètres.
Babe se reprit et continua :
— Un capo est censé épouser une Sicilienne et toutes les vieilles peaux se sont mises à s’agiter, à piaffer et à critiquer. Surtout la femme du maire. Alors mon cher Joe a fait dresser cet arbre. Ça les a drôlement remises à leur place ! Je garde toujours ces papiers à portée de la main pour pouvoir rabattre le caquet à ces (bipasses) !
Elle déploya la carte. C’était un grand parchemin en forme d’arbre dont les branches étaient recouvertes de portraits et d’inscriptions pleines de fioritures.
— Maintenant, fit Babe sur un ton professoral, en tant qu’étudiant, vous avez sans doute appris tout cela, mais je vais quand même reprendre depuis le début. C’est une bonne chose de réviser ce qu’on a appris. Bien… La race nordique se compose du type caspien, du type méditerranéen et du type proto-négroïde…
— Caspien ? coupa Heller. La mer Caspienne borde le Caucase.
— Heu oui, fit Babe d’un air vague, avant de poursuivre avec fougue : Comme vous pouvez le voir, les races germaniques viennent d’Asie, elles ont émigré. Les Goths ont traversé l’Allemagne et sont descendus jusqu’en Italie du Nord au Ve siècle, puis jusqu’en Lombardie au VIe siècle. Et leurs descendants, ce sont les éléments dolichocéphales de la population italienne, c’est-à-dire les gens qui ont un crâne allongé – autrement dit ceux qui sont intelligents. Ils sont grands et blonds.
Mes Dieux, c’était à croire qu’elle avait répété son speech ! Elle citait probablement le professeur Stringer à la virgule près !
— Regardez cette ligne, là. Ici vous avez les Francs. Ils sont venus d’Allemagne et ils ont conquis la France – c’est pour ça que ce pays porte ce nom. Ça s’est passé au Vc siècle. Maintenant, prenez cette branche, la branche des Francs Saliens… Les Francs Saliens ont conquis le nord de l’Italie. Au IXC siècle, un Salien est devenu Empereur des Francs et chef du Saint Empire Romain. Comme vous pouvez le voir, il s’appelait Carolus Magnus, c’est-à-dire Charles le Grand. Dans les livres d’histoire, on l’appelle Charlemagne. Ce type était empereur du monde ! Empereur du (bip) de monde entier !
Elle s’interrompit et regarda Heller d’un air solennel. Il hocha la tête.
— Mais Charlemagne s’est marié de nombreuses fois, continua-t-elle. Et l’une de ses femmes – voyez cette ligne ici – a été la fille du duc d’Aoste. Aoste est une province du nord-ouest de l’Italie qui se trouve au sud du lac de Genève.
« Il y a pas mal d’Italiens grands et blonds dans le nord de l’Italie, mais dans la vallée d’Aoste, ils pullulent.
« Vous voyez cette ligne ici. Elle va directement du duc d’Aoste à la famille Biella. Mon père s’appelait Biella. Vous me suivez toujours, mon garçon ?
— Oh oui, parfaitement, fit Heller d’une voix fascinée.
— Bien. Maintenant, au début de la Seconde Guerre mondiale, mes parents se sont réfugiés en Sicile. Ils y sont restés quatre années pleines ! Après la guerre, ils ont émigré en Amérique, où je suis née. Bref (elle se redressa avec un air triomphant), je suis aussi sicilienne que n’importe quel Sicilien ! Qu’est-ce que vous en dites ?
— Les preuves sont indiscutables ! s’écria Heller.
Babe donna une pichenette à la carte.
— Et en plus, je descends directement de Charlemagne ! Oooh ! La femme du maire était littéralement verte de jalousie ! »
Babe exultait.
— Il y avait de quoi ! dit Heller. Mais attendez un peu. Il manque quelque chose ici. Mais peut-être ne le savez-vous pas ?… Est-ce que vous avez déjà entendu parler d’Atalanta ?
— Je n’ai jamais été à Atlanta.
— Non, Atalanta. Tout en haut de cet arbre, à une époque très antérieure à celle où il commence, il y a eu un prince.
Babe était tout ouïe. Et moi aussi, je peux vous l’assurer ! Emporté par sa passion stupide pour la Légende Populaire 894M, il se dirigeait tout droit vers une transgression du Code ! Je tendis la main vers mon stylo.
— Il s’agit du Prince Caucalsia, poursuivit Heller. Il…
Un « Psst ! » perçant retentit dans la pièce.
Ça venait de la porte.
Babe et Heller se retournèrent.
Un Sicilien se tenait sur le seuil. Il tenait un grand sac rempli d’argent. Il s’avança, s’arrêta au milieu de la pièce, se pencha en avant et adressa des signes pressants à Babe. Son visage… J’avais déjà vu ce visage !… Mais où ?…
Babe alla rejoindre le nouveau venu. Elle se pencha et il se dressa sur la pointe des pieds pour pouvoir lui parler à l’oreille. Il se mit à chuchoter tout en désignant Heller avec des gestes fébriles. Il parlait trop bas pour que je puisse entendre. Babe secoua la tête, l’air perplexe. Le Sicilien murmura encore quelques paroles. Il semblait exulter.
Babe écarquilla les yeux. Elle se redressa, tourna sur ses talons et marcha droit sur Heller. Elle l’étreignit !
Puis elle le repoussa et le tint par les épaules. Elle le regarda longuement, comme si elle voulait à jamais conserver son visage dans sa mémoire. Elle se tourna brusquement et, d’une voix qui fit trembler les murs, elle rugit :
— Où est cet abruti de Geovani ?
Geovani apparut dans la seconde qui suivit. C’était le malfrat qui faisait office de garçon d’ascenseur.
— Pourquoi ne m’as-tu pas dit que c’était lui, que c’était le môme ? tonna-t-elle.
D’autres visages apparurent dans l’encadrement de la porte. Des visages terrifiés !
— Et moi qui l’ai traité plus bas que terre ! gronda-t-elle.
Elle se retourna et poussa doucement Heller dans un fauteuil.
— Pourquoi, gémit-elle, ne m’avez-vous pas dit que c’est vous qui aviez sauvé le Gracious Palms ?
Heller déglutit.
— Je… Je ne savais pas que ça vous appartenait.
— Bien sûr que ça nous appartient, mon garçon ! Nous possédons et contrôlons toutes les maisons de passe de New York et du New Jersey. Qu’est-ce que vous croyez ?
Gregorio arriva – plutôt tardivement – avec le lait et l’eau gazeuse. Il tremblait et les verres s’entrechoquaient.
— Non, pas cette bibine, fit Babe. Le garçon veut de la bière, il aura de la bière ! Au diable la loi !
— Non, non, dit Heller. Il faut vraiment que j’y aille. (Il réfléchit un moment.) Vous pouvez me dire où je peux trouver Bang-Bang Rimbombo ? Je crois que j’ai des ennuis de voiture.
C’était donc pour ça qu’il était allé voir le gang Corleone !
Brusquement, les morceaux de puzzle s’assemblèrent. Il avait lu l’histoire de Bang-Bang dans les journaux, il savait qu’il faisait partie du gang Corleone. L’adresse de Babe lui avait été donnée par Jimmy Tavilnasty « l’étripeur ». Et il s’était tout simplement rendu chez Babe pour trouver un expert en voitures piégées. Il avait réalisé là un travail de détective particulièrement brillant.
Oui, mais attendez ! Il s’était montré au garage ! Lorsqu’il y retournerait, il aurait droit à un comité d’accueil. Il avait commis une grosse, grosse bourde !
Heller allait me rendre fou ! Il était trop intelligemment stupide pour espérer rester en vie !
Babe se tourna vers les gens qui étaient amassés sur le seuil. Ils échangeaient des paroles à voix basse en désignant Heller et en allongeant le cou pour mieux le voir.
— Geovani ! rugit Babe. Sors la limousine et conduis ce jeune homme chez Bang-Bang. Dis-lui que j’ai dit qu’il doit faire tout ce que le garçon lui demande.
Elle se tourna vers Heller.
— Écoutez, mon garçon. Si vous avez besoin de quelque chose, adressez-vous à Babe, d’accord ? (Elle regarda les autres.) Vous avez entendu ? Et toi, Consalvo, j’ai deux mots à te dire.
Elle désignait le Sicilien qui avait reconnu Heller, l’homme qui tenait le sac rempli d’argent.
Ça y est ! Je savais qui c’était ! C’était le réceptionniste du Gracious Palms ! Les tribulations d’Heller m’avaient tellement exténué que même ma légendaire mémoire des visages m’abandonnait.
Heller prit congé. Babe se pencha et déposa un gros baiser sur sa joue.
— Revenez quand vous le voulez, mon cher garçon. Mon cher, mon très cher garçon !
Geovani conduisait la limousine. Heller était assis à côté de lui.
— Alors comme ça, t’as descendu ces minables en deux coups de cuiller à pot ! fit Geovani d’une voix chargée de respect. Est-ce que tu savais que l’un d’eux était le neveu de Faustino ?
Pendant un instant, il resta silencieux, se concentrant sur la conduite, puis, brusquement, il lâcha le volant, mima un pistolet avec sa main et « tira » sur la route.
— Pan ! Pan ! Pan ! En deux coups de cuiller à pot ! Ouaaah !
Ils s’arrêtèrent en face d’un immeuble décrépi. Geovani conduisit Heller au deuxième étage et frappa à une porte selon un signal convenu. La porte s’ouvrit de quelques centimètres et le visage d’une jeune femme apparut dans l’entrebâillement.
— Oh, c’est toi, fit-elle. (Elle ouvrit en grand.) C’est pour toi, Bang-Bang.
Bang-Bang Rimbombo était au lit avec une deuxième fille.
— Amène-toi, dit Geovani.
— Bon sang, je sors juste de tôle ! protesta Bang-Bang. Ça faisait six mois que j’avais pas…
— C’est un ordre de Babe.
Bang-Bang bondit hors du lit et enfila ses vêtements en toute hâte.
— Y a un boulot à faire sur une voiture, ajouta Geovani. Le môme t’expliquera.
— Je vais chercher mon barda, dit Bang-Bang.
Geovani se dirigea vers le téléphone et appela un taxi.
Pendant qu’il attendait la communication, il posa la main sur le microphone du combiné et dit à Heller sur un ton d’excuse :
— Nous n’utilisons jamais la limousine pour les boulots un peu spéciaux. Et nous contrôlons les compagnies de taxis. Elles ne parlent pas.
Quelques instants après, Geovani serra la main d’Heller et sortit. Dans l’escalier, il se retourna et mima à nouveau un revolver avec sa main.
— Pan ! Pan ! Pan ! En deux coups de cuiller à pot ! cria-t-il avant de disparaître.
Le taxi arriva et Ban-Bang, chargé d’un grand sac, monta derrière. Heller s’assit à côté de lui et donna au chauffeur une adresse située à un pâté de maisons de distance du garage.
Il apprenait vite. Mais il était encore loin d’être un professionnel de l’espionnage. Car les autres seraient aux aguets. Je savais qu’il allait droit au casse-pipe. Et je n’avais toujours pas la plaque. Hagard, épuisé par le manque de sommeil, je restais rivé à l’écran. Ma vie était entre ses mains !
Heller paya le chauffeur et s’engagea dans la rue où se trouvait le garage.
— Attends, dit Bang-Bang.
C’était un petit Sicilien au visage étroit. Il avait un air rusé. Aurait-il suffisamment de bon sens pour leur éviter de se fourrer dans le pétrin ? Je l’espérais.
— Si c’est cet endroit-là, dit-il, je le connais. C’est le garage que Faustino utilise pour maquiller les voitures volées et pour d’autres combines. T’es sûr que tu sais ce que tu fais, môme ?… (Il secoua la tête.) Pénétrer là-dedans pour piéger une voiture et la transformer en bombe H, ça va pas être de la tarte.
— C’est ma voiture et je veux que tu la dé-pièges, répondit Heller.
— Ça change tout.
Et Bang-Bang mit son grand sac en bandoulière et se dirigea vers le garage.
On avait fermé la porte de l’extérieur au moyen d’un gros cadenas. Heller colla une oreille contre le mur et écouta. Il secoua la tête. Puis il fit le tour du bâtiment et examina la porte de derrière. Elle était, elle aussi, cadenassée. Il retourna à la porte d’entrée. Il recula de quelques pas et vit qu’il y avait une fenêtre près de la porte. Elle se trouvait à environ deux mètres du sol.
Il sortit un instrument minuscule, l’introduisit dans le cadenas de la porte et ouvrit presque instantanément.
Heller agissait avec rapidité, avec efficacité. Ça tranchait tellement sur sa maladresse chronique en tant qu’espion que j’oubliai pendant un instant ce qu’il était réellement : un ingénieur de combat. Les ingénieurs de combat, ça pénètre dans une forteresse ennemie sans forcer. Il était en plein dans son élément !
Il poussa la porte d’entrée, agita les mains devant lui, sans doute pour s’assurer qu’il n’y avait aucun fil susceptible de déclencher quelque chose, et pénétra à l’intérieur en évitant de poser les pieds aux endroits que l’on foulerait normalement – probablement au cas où il y aurait des mines.
Il prit une caisse, qu’il plaça sous la fenêtre. Puis il monta dessus et ouvrit le loquet de la fenêtre.
Il retourna jusqu’à la porte, fit signe à Bang-Bang d’entrer et sortit du garage. Il referma le cadenas en prenant soin de le remettre exactement dans sa position d’origine.
Ensuite il alla à la fenêtre et se hissa à l’intérieur du bâtiment. Après quoi il referma soigneusement la fenêtre. Résultat : quiconque arriverait de l’extérieur ne se douterait jamais qu’il y avait quelqu’un à l’intérieur. Pas bête. Il faudrait que je me souvienne de ce coups-là.
Le garage était rempli jusqu’au plafond de grandes piles de cartons séparées par d’étroites allées. On avait laissé un grand passage au centre pour les véhicules. Bang-Bang regardait fixement les boîtes de carton.
— (Bip) de (bip) de (bip) ! s’exclama-t-il. T’as vu ça ! (Il avait ouvert un carton et tenait une bouteille.) Du Johnnie Walker golden label ! Tu sais quoi, môme ? J’en avais entendu parler, mais je n’en avais jamais vu. (Malgré la pénombre, il dut s’apercevoir qu’Heller ne comprenait rien à ce qu’il racontait.) Tu vois, même, y a le red label et le black label. Ça, tu peux t’en procurer partout. Et puis, il y a le golden label. Les Écossais se le gardent pour eux. Il arrive quelquefois qu’ils en exportent à Hong Kong. Ça vaut quarante dollars la bouteille ! (Il examina le bouchon.) Aucune étiquette fiscale ! On l’a introduit en fraude !
Il ôta adroitement le bouchon, de façon qu’on ne remarque pas que la bouteille avait été ouverte. Puis il colla le bout de sa langue contre le goulot et inclina la bouteille vers lui.
Heller appuya une main sur la bouteille et la fit revenir à la verticale.
— Non, non, fit Bang-Bang. Je ne bois jamais pendant le travail. (Il fit rouler la goutte de whisky sur sa langue.) C’est du vrai ! Un véritable velours !
Il revissa le bouchon et remit la bouteille dans le carton. Puis il alla d’une allée à l’autre et compta les caisses. Comme je l’ai dit, les piles de cartons allaient jusqu’au plafond et le garage était aussi grand qu’un hangar.
— Bon sang ! s’écria Bang-Bang, il y a près de deux mille caisses ici ! A douze bouteilles par caisse et à quarante dollars la bouteille, ça nous fait… ça nous fait…
— Un million de dollars, dit Heller.
— Un million de dollars…, acquiesça Bang-Bang d’un air rêveur.
Il se dirigea vers le fond du garage.
— Hé ! Regarde ça !
Il avait posé une main sur des caisses d’une forme différente. A l’aide d’un couteau, il ôta adroitement un couvercle et sortit une petite boîte de la caisse.
— Des enregistreurs de poche made in Taiwan ! Il doit y en avoir… (il se mit à compter silencieusement)… cinq mille dans cette caisse. A deux cents dollars la pièce, prix de gros, ça nous fait…
— Un million de dollars, dit Heller.
— Un million de dollars, répéta Bang-Bang.
Il se planta bien droit sur ses jambes et posa un regard furieux sur la grande allée centrale.
— Nom de Dieu de (bip) de (bip) ! Tu sais ce que cet (enbipé) de Faustino essaye de faire ? Il essaye de nous piquer le marché de la contrebande ! Le fils de (bip) ! Il essaye d’empiéter sur notre monopole ! Il va inonder le marché et nous conduire à la ruine ! Bon sang ! Quand Babe va apprendre ça, elle va être livide ! (Il resta songeur pendant quelques secondes.) C’est cet escroc d’Oozopopolis !
— Il serait peut-être temps de s’occuper de ma voiture, dit Heller.
Aussitôt Bang-Bang fut tout efficacité.
— N’y touche pas ! ordonna-t-il.
Les autres avaient laissé la Cadillac à l’endroit où Heller l’avait garée. Ils avaient enlevé les plaques minéralogique. Il faisait encore plus sombre à cet endroit du garage.
Bang-Bang sortit une lampe de poche. Puis il se glissa prudemment sous le véhicule, en faisant très attention à ne pas le toucher. Il examina la suspension.
— Des fois, ils mettent la dynamite dans les ressorts. Comme ça, dès que la voiture bouge un peu, boum !… Non… Rien. Bon, regardons… Nom d’un chien !
Heller s’était accroupi et avait baissé la tête pour voir ce que faisait Bang-Bang. Il paraissait travailler sur l’intérieur de l’une des roues. Il sortit une main de dessous la voiture et lança un objet à Heller. Celui-ci l’attrapa. Un bâton de dynamite !
Bang-Bang s’attaqua à une autre roue et lança un deuxième bâton de dynamite à Heller. Puis il s’occupa des deux roues qui restaient. Heller eut bientôt dans les mains un troisième et un quatrième bâton. Bang-Bang fit courir une dernière fois sa lampe de poche sur le châssis et émergea de dessous le véhicule.
— Du boulot nul, dit-il. Ils avaient fixé un bâton verticalement sur l’intérieur de chaque roue avec du ruban adhésif. Ce type de dynamite se compose juste de sciure et de soupe. La soupe est mélangée à la sciure et on peut manipuler le bâton sans le moindre risque. C’est quand la soupe est concentrée que c’est dangereux.
— La soupe ? demanda Heller.
— La nitroglycérine. Elle explose quand tu la secoues. Cette voiture était censée exploser à des kilomètres d’ici ! Avec la rotation des roues et la force centrifuge, la soupe se serait déplacée vers l’une des extrémités du bâton et s’y serait concentrée. Ensuite, une petite secousse de plus, et BOUM ! Du boulot au rabais. Ils ont économisé le prix d’un détonateur ! Mi-nable !
Il avait prononcé ce dernier mot avec mépris.
— Peut-être que ces bâtons avaient été mis là pour qu’on les trouve, suggéra Heller. Peut-être que la vraie charge a été placée autre part.
— Ce qui voudrait dire que la dynamite servait juste à détourner l’attention et que je n’ai pas trouvé la vraie charge.
Il passa une lame de rasoir entre la vitre et le cadre pour s’assurer qu’il n’y avait aucun fil détonateur. Ensuite il ouvrit la portière et regarda sous le tableau de bord. Rien. Puis il leva le capot et examina l’arrière du moteur.
— Aha ! s’exclama-t-il. Un câble trafiqué !
Avec précaution, il glissa le rabat d’une pochette d’allumettes entre deux points de contact. Puis il prit une pince et coupa quelques fils. L’instant d’après, il extrayait un petit compteur.
— Un odomètre ! Le câble du compteur de vitesse de la voiture a été débranché et relié à l’odomètre.
Il fit tourner le compteur de l’odomètre qui s’arrêta brusquement avec un déclic. Il lut les chiffres.
— Huit kilomètres ! La bagnole devait sauter au bout de huit kilomètres !
Il examina à nouveau l’arrière du moteur.
— Doux Jésus ! Cinq kilos de plastic ! Ils ont pas regardé à la dépense ! Dis-moi, môme, quelqu’un doit sacrément t’en vouloir pour craquer autant de pognon sur un piège ! Il y a de quoi faire péter dix…
— Chut ! fit Heller.
Une voiture arrivait !
Bang-Bang referma rapidement le capot et la portière. Heller l’entraîna dans un endroit situé à environ cinq mètres de la porte du garage, entre deux piles de cartons.
La voiture s’arrêta.
— T’as un flingue ? chuchota Bang-Bang.
Heller secoua la tête.
— Moi non plus ! C’est illégal de porter une arme quand t’es en liberté sur parole. (Il changea d’épaule son grand sac bourré d’explosifs.) J’ose pas leur lancer une bombe avec tout ce whisky. Tout sauterait et nous avec !
— Chut ! répéta Heller.
Une portière de voiture claqua.
— Je vais mettre la voiture derrière, fit une voix à l’extérieur du garage.
Il y eut un long silence.
Puis une portière claqua derrière le bâtiment. Des bruits de pas : quelqu’un faisait le tour du garage. Puis une voix, juste derrière la porte d’entrée :
— La porte de derrière est toujours cadenassée.
Une deuxième voix :
— Je te l’avais bien dit. Y a personne là-dedans.
Le cliquetis d’un trousseau de clés.
— C’est tes nerfs, Chumpy. Je te parie qu’il a pris le large.
— N’importe qui aurait eu le temps d’entrer, à la vitesse d’escargot avec laquelle vous avez rappliqué !
Je reconnus la voix du jeune homme obèse. Il entra à reculons, en poussant la porte avec son dos.
Deux hommes vêtus d’un complet-veston coûteux le suivaient.
— On est venus aussi vite qu’on a pu ! Tu crois peut-être que ça prend cinq minutes pour venir du Queens jusqu’ici ! Pas avec la circulation qu’il y a ! Tu vois, y a personne ! On a perdu notre temps.
— Il va revenir ! dit Chumpy. C’est un (enbipé) de première ! Si vous repartez, j’appelle Faustino !
— Écoute, Dum-Dum, dit le deuxième gangster au premier, ça ne mange pas de pain d’attendre un peu. Surtout après tout ce temps passé dans la bagnole. Tu sais quoi ? On va laisser le cadenas ouvert et la porte entrebâillée, pour attirer les éventuels visiteurs à l’intérieur. Ensuite on ira s’asseoir derrière ces caisses là-bas, juste en face de la porte, et on attendra. J’ai envie de souffler un peu. Tous ces camions sur la route m’ont tué !
Il poussa la porte, la laissant légèrement entrouverte. Chumpy sortit un petit revolver et s’assit par terre contre une pile de cartons. Il était juste dans le champ de vision d’Heller, de profil. Je me figeai. Puis je me rendis compte qu’Heller l’épiait à travers une ouverture entre deux cartons.
Les deux autres gagnèrent leur cachette, en face de la porte.
— Ne tirez pas dans la vieille bagnole, là-bas au fond ! cria Chumpy. C’est une bombe ambulante !
— Boucle-la, Chumpy, dit l’un des gangsters. Nous allons attendre une heure. Contente-toi de la boucler.
Heller regarda vers le bas et ôta silencieusement ses chaussures. Il se déplaça latéralement, vers un endroit d’où il pouvait voir la porte. L’espace près de la porte était plongé dans l’obscurité – une obscurité rendue plus profonde encore par le contraste du rai de lumière qui filtrait par l’entrebâillement.
Heller farfouilla dans son cartable. Il sortit la bobine de fil de pêche ainsi que la cuillère avec le gros hameçon. Il fixa le fil à l’anneau du bouchon.
Je crus que j’allais défaillir ! Cet abruti allait tenter quelque chose ! Si des balles atteignaient ces caisses de whisky ou la Cadillac, l’endroit serait immédiatement transformé en brasier ! Tout ce qu’il avait à faire, c’était de patienter une heure et ils seraient partis. L’idiot !
Il enroula le fil en larges boucles autour de sa main gauche, puis il prit l’extrémité où était fixée la cuillère. Il imprima un mouvement de balancier au bouchon.
Et le lança à travers l’obscurité en direction de la porte !
Avec un timing parfait, il tira sur le fil d’un coup sec et l’hameçon s’accrocha à la porte avec un « clic » étouffé.
Il y eut un léger bruissement derrière la pile de caisses où les deux gangsters étaient cachés.
Lentement, Heller commença à ramener le fil, afin de le tendre. Le fil était invisible dans l’obscurité.
Ensuite Heller amena son sac à dos – ou plutôt son cartable – jusqu’à son épaule gauche et l’ouvrit. Il prit le fil dans la main gauche.
Il tira violemment sur le fil !
La porte s’ouvrit avec fracas !
Au même moment, il y eut comme un sifflement, suivi d’un bruit mat !
Heller avait lancé une balle de base-ball sur Chumpy !
A travers l’ouverture entre les caisses, je vis Chumpy basculer en avant. Il ne bougeait plus.
Silence total dans le garage.
Quelques minutes s’écoulèrent.
— (Bip) ! fit l’un des gangsters. C’était juste le vent.
— Ferme-moi cette porte ! dit l’autre.
Heller était toujours à son poste d’observation. Une silhouette tenant un revolver traversa l’espace vide devant la porte.
Nouveau sifflement ! Crac !
Heller venait de jeter une deuxième balle de base-ball !
L’homme tituba, tomba et ne bougea plus.
— (Bip) ! Qu’est-ce que c’est que ce…
Heller lança une troisième balle. Elle frappa le mur et rebondit. Il lançait en se basant sur la voix de l’autre ! Et par ricochet !
Il lança à nouveau !
Un bruit confus. L’homme jaillit de sa cachette et se rua vers la porte de derrière ! L’imbécile. Elle était cadenassée !
L’homme leva son arme pour faire sauter la serrure.
Heller lança !
L’homme fut projeté contre la porte et s’effondra lentement.
Heller marcha nonchalamment jusqu’à la porte d’entrée et la referma.
Bang-Bang, plus pratique, se précipita vers le deuxième gangster et s’empara de son revolver. Ensuite il courut vers le premier, puis vers Chumpy, leur confisqua leur arme et rejoignit Heller.
— Par la Madone ! Ils ont tous les trois le crâne troué. Ils sont morts !
— Regarde s’il y a d’autres charges d’explosifs dans la Cadillac, dit Heller. On a encore du travail.
Heller dénicha les clés de la voiture dans la poche de l’un des gangsters, ouvrit la porte d’entrée en grand et alla jusqu’au véhicule, à l’arrière du bâtiment. C’était une vieille Buick.
Il la conduisit dans le garage et referma la porte. Puis il remonta dans la Buick, emprunta l’allée centrale entre les caisses et alla se garer à côté de la Cadillac.
Bang-Bang avait presque terminé. Il reniflait la jauge du réservoir d’huile.
— Ils ont rien mis dans le carter. (Il remit la jauge.) Pas de sucre non plus dans l’essence – rien. Le plastic est là-bas.
Il tendait le doigt vers un rebord de fenêtre où la charge reposait en équilibre précaire.
Il s’installa à l’arrière de la Cadillac et palpa le siège. Puis il s’exclama :
— Hé, regarde ! Des rideaux !
Sans attendre, il les abaissa.
Il sortit et se dirigea vers une pile, prit un carton de whisky, le porta jusqu’à la Cadillac et le déposa sur le siège arrière. Puis il retourna à la pile et prit un autre carton. Tout en faisant la navette entre les caisses de whisky et la voiture, il se mit à chantonner :
Un forçat assoiffé voulait s’ rincer l’ gosier.
Chante, chante le Sing Sing Blues.
Il a supplié le garde d’ lui vendre un’ gorgée.
Chante, chante le Sing Sing Blues.
Il a app’lé l’directeur et crié pitié.
Chante, chante le Sing Sing Blues.
Il a écrit au gouverneur pour sa soif étancher.
Chante, chante le Sing Sing Blues.
Même le président il a tenté d’ amadouer.
Chante, chante le Sing Sing Blues.
Mais aucun d’eux n’a voulu l’écouter.
Chante, chante le Sing Sing Blues.
Tout en chantonnant, il avait littéralement bourré l’arrière de la Cadillac de cartons de whisky. Il dit à Heller d’ouvrir le coffre et il le remplit d’enregistreurs de poche made in Taiwan. Puis il examina le siège arrière de la Cadillac, réarrangea les caisses et réussit à caser deux cartons en plus.
Alors chaque soir il prie le Seigneur de l’aider,
Chante, chante le Sing Sing Blues
Et d’le noyer dans un’ mare de gin au jug’ment dernier.
Chante, chante le Sing Sing Blues.
Il exerça une dernière poussée contre les cartons et parvint à fermer la portière.
Pendant ce temps, Heller n’avait pas chômé. Il avait mis les plaques minéralogiques de la Buick sur la Cadillac. Ensuite il avait ouvert le capot de la Buick et posé la charge de plastic sur le moteur. Puis il avait pris l’un des revolvers. Il avait vérifié s’il était armé et, à l’aide d’un morceau de ruban adhésif, il l’avait fixé au moteur en le pointant sur la charge de plastic.
Il monta dans la Cadillac, l’amena à l’entrée, descendit, ouvrit la porte, remonta dans le véhicule et le sortit du hangar.
— Attends-moi dans la voiture, dit-il à Bang-Bang.
Le petit Sicilien s’installa dans la Cadillac et se mit à caresser les caisses de whisky.
Heller retourna dans le garage, referma la porte. Il récupéra la cuillère et fixa le gros hameçon au-dessus du gond supérieur de la porte, dans l’angle de l’encadrement.
Il passa le fil autour d’un clou dans le mur, puis il le déroula jusqu’à la Buick. Il s’assura que le fil était parfaitement tendu et, avec des gestes précautionneux, il l’attacha à la détente du revolver armé.
Ensuite il fit quelque chose de très bizarre. Il prit deux feuilles de papier vierges et les déposa sur le siège avant de la Buick.
Il explora le garage et trouva une grosse barre de fer.
Partant de la Buick, il remonta l’allée centrale en courant, tout en donnant des coups de barre dans les piles de cartons – gauche, droite, gauche, droite. Derrière lui, j’entendais le fracas des bouteilles qui se brisaient ainsi que le gargouillement du whisky que se répandait sur le sol.
Heller sortit par la fenêtre, la referma de façon qu’on ne devine pas qu’elle avait été ouverte et remit le loquet bien comme il faut.
Il monta dans la Cadillac.
— T’as installé un piège, hein ? demanda Bang-Bang.
Heller ne répondit pas.
Il démarra et s’arrêta à la sixième intersection, devant une échoppe à hamburgers et une cabine téléphonique. Il descendit et entra dans la cabine. Il sortit une poignée de pièces de sa poche, ainsi qu’une carte de visite.
Flooze et Plank !
Il introduisit plusieurs pièces et composa le numéro.
Une standardiste décrocha et débita le numéro qu’il venait de faire.
— Je dois absolument parler à Mr Trapp, dit Heller d’une voix haut perchée.
— Je suis désolée, répondit la standardiste. Mr Trapp est parti rejoindre Mr Rockecenter à Moscou ce matin. A QUI ai-je l’honneur ?
Heller raccrocha et dit « Nom d’un léprodonte ! » en voltarien.
Bang-Bang était devant la cabine.
— On dirait que le ciel vient de te tomber sur la tête, dit-il.
— Ça, tu peux le dire ! Un gars avait fait un marché avec moi. Il l’a rompu par deux fois. Il n’a aucun sens de l’honneur, pas la moindre parcelle d’honnêteté ! Sa parole ne vaut rien.
— C’était pour lui le piège que t’as installé.
— Oui. Je voulais lui dire qu’on avait oublié certains papiers dans la voiture. Il aurait sauté dans son aircar et rappliqué ici à la vitesse de la lumière. (Il poussa un soupir.) Eh bien, je crois qu’il ne me reste plus qu’à retourner là-bas et à défaire le piège.
— Pourquoi ?
— Une personne innocente pourrait entrer par mégarde et se faire tuer.
Bang-Bang le regardait avec des yeux ronds.
— Qu’est-ce que ça peut faire ? demanda-t-il.
J’étais tout à fait d’accord avec lui. Ah, Heller et ses scrupules… Il avait le cœur beaucoup trop tendre. J’adressai un ricanement de mépris à l’écran.
— Je ne passe pas mon temps à tuer des gens, tu sais, dit Heller. Nous ne sommes pas en guerre !
Transgression du Code ! Dans une seconde, il allait raconter à ce gangster que la Terre risquait d’être envahie.
— Comment ça, on n’est pas en guerre ! C’est la guerre ouverte ! Faustino nous a pris à la gorge. On va quand même pas gâcher un piège.
— Tu veux dire par là que nous devrions appeler Faustino.
— Non, non, non. Jamais il ne traversera le fleuve pour venir ici. Mais j’ai un candidat ! Un mec qui a retourné sa veste !
— Quelqu’un qui n’a pas d’honneur ? Quelqu’un qui a trahi ?
— Tu l’as dit ! J’ai en tête quelqu’un qui mérite largement la mort ! Un sale petit escroc alcoolo qui nous a doublés !
— Tu es sûr ?
— Évidemment que je suis sûr ! Il n’y a pas d’ivrogne plus tordu et plus malhonnête sur toute la planète.
— Ah, un « ivrogne ». Comment s’appelle-t-il ?
— Oozopopolis !
Heller haussa les épaules. Bang-Bang prit cela pour un assentiment. Il retourna à la voiture, saisit son sac et se précipita dans la cabine. Il la ferma.
Heller observa Bang-Bang à travers la porte vitrée. Le petit Sicilien enroula un mouchoir autour du microphone, sortit un gant de caoutchouc de son sac et le plaça sur le mouchoir. Ensuite il sortit un petit magnétophone et il le mit en marche. Le son filtra faiblement à travers la paroi de la cabine : un enregistrement d’avions qui décollaient.
Au moins, Bang-Bang agissait en pro. Primo, il rendait sa voix méconnaissable et secundo, il faisait croire à son correspondant qu’il appelait d’un aéroport.
Bang-Bang parla brièvement et raccrocha. Oui, c’était un pro. Son coup de fil avait été trop court pour qu’on puisse le localiser.
Il prit son sac et le ramena dans la voiture.
— Qu’est-ce que tu dirais d’un hamburger ? demanda-t-il.
Heller déclina son offre en secouant la tête. Bang-Bang se rua dans l’échoppe et la serveuse mit nonchalamment la viande à griller.
Je sentis mes doigts de pied se recourber ! Pro, mon œil ! Après un coup de fil comme celui-là, on ne reste pas à côté de la cabine !
Sur mon deuxième écran, je passai rapidement en revue leurs dernières actions. La voiture qu’ils avaient laissée dans le garage était d’une autre marque. Et son moteur avait un numéro ! Si elle explosait, personne ne serait dupe !
Heller était peut-être un pro pour ce qui était de s’introduire dans des forteresses et de les faire sauter, mais dans l’a b c du métier d’ingénieur de combat, il était bien précisé qu’on quittait immédiatement la planète ennemie et qu’on retournait à la fusée qui vous attendait dans l’espace.
Heller et Bang-Bang étaient d’épouvantables amateurs !
Le garage était en pleine vue, six pâtés de maisons plus loin !
— Il va y avoir une grosse secousse, dit Heller.
Il monta dans la Cadillac et la tourna dans l’autre sens, afin qu’elle encaisse mieux l’onde de choc-qui suivrait la déflagration.
Bang-Bang sortit de l’échoppe avec un hamburger et une bière.
— T’es sûr que t’en veux pas un ? demanda-t-il.
Heller secoua à nouveau la tête. Bang-Bang s’installa à côté de lui et se mit à manger.
— Il a gobé mon histoire, dit Bang-Bang. Je lui ai parlé en grec – j’ai passé mon enfance à Hell’s Kitchen, qui a fini par devenir le quartier grec. Autrement, il ne m’aurait pas cru.
— Comment s’appelle-t-il déjà ?
— Oozopopolis. Il y a un an environ, il n’a plus voulu de nos dessous-de-table, il a retourné sa veste et il a pris ses pots-de-vin chez Faustino. Depuis, il arrête pas de nous harceler. (Il mordit dans son hamburger.) Je lui ai dit qu’on avait vu deux gars de la pègre d’Atlantic City entrer dans le garage, qu’ils avaient refermé la porte et qu’ils étaient en train de piquer tout le stock de whisky de Faustino – valait mieux pas mêler le nom de Corleone à cette histoire. Il a pas marché, il a couru !
Bang-Bang finit son hamburger et le fit descendre avec la bière. Puis, pour passer le temps, il donna à Heller un petit cours sur la politique de la pègre.
Quelque temps après, trois voitures arrivèrent en rugissant et passèrent à toute allure devant la Cadillac. Tous les sièges étaient occupés.
— Des hommes du gouvernement. Facilement reconnaissables. Surtout à la façon dont ils tiennent ces fusils à pompe. T’as vu ? Y avait Oozopopolis. C’était le gros porc assis à l’avant de la deuxième voiture.
Les trois véhicules s’arrêtèrent en dérapant devant le garage – le garage qui n’était plus qu’une bombe à retardement à base de plastic et de vapeurs d’alcool.
Les hommes sortirent des voitures, le fusil à la main, prêts à faire feu. Je perçus une voix, à peine audible avec la distance :
— Sortez de là ! Vous êtes cernés !
Un personnage gras et bedonnant se rua en avant et frappa la porte du plat du pied.
Il y eut un éclair aveuglant !
Une flamme bleue et rouge jaillit dans la rue !
Une boule de feu se forma au-dessus du bâtiment !
L’onde de choc et l’onde de son vinrent frapper la Cadillac ! Elle recula puis se mit à tanguer !
A travers la fumée et la pluie de débris, on pouvait apercevoir les cadavres éparpillés des hommes.
Heller démarra et fit demi-tour.
— C’était qui, ce Oozopopolis ? demanda-t-il.
— Le chef de la BAFT pour le New Jersey. Bureau des Alcools, des Armes à Feu et des Tabacs. C’est un département du ministère des Finances. Les impôts, quoi. Les sales traîtres. Non seulement Oozopopolis est passé à l’ennemi, mais c’est lui qui a planqué la mitraillette dans ma piaule et qui m’a envoyé au trou. (Un large sourire fendait le visage de Bang-Bang.) Madone ! C’est Babe qui va être contente ! Non seulement on vient de faire perdre deux millions de dollars à Faustino, mais on s’est aussi débarrassés des fédéraux ! Il était temps que Babe ait un peu de répit, je peux te le dire !
Ils croisèrent bientôt les voitures de pompiers qui fonçaient vers le sinistre dont les flammes s’élevaient maintenant haut dans le ciel.