— Que se passe-t-il ?
Artémisia n’avait pas besoin de feindre l’inquiétude. Derrière Gillbret, se tenait le capitaine de la garde, tandis qu’une demi-douzaine d’hommes se maintenaient discrètement à distance.
— Il est arrivé quelque chose à mon père ?
Gillbret la rassura.
— Non, non. Tout va bien. Vous dormiez ?
— Presque. Mes suivantes sont parties depuis longtemps, et je suis toute seule. Vous m’avez fait une peur bleue.
Redressant la tête, elle se tourna vers le capitaine.
— Que voulez-vous de moi, capitaine ? Dépêchez-vous, s’il vous plaît. Vous choisissez mal votre heure pour me demander audience.
Gillbret intervint avant que l’autre pût ouvrir la bouche.
— Il s’est passé une chose fort amusante, Arta. Le jeune homme – je ne me souviens plus de son nom, mais vous voyez de qui je veux parler – a pris la fuite, en terrassant deux gardes au passage. Mais nous sommes à sa hauteur, maintenant : une compagnie de gardes contre un seul fugitif. Et me voici, le traquant opiniâtrement et étonnant ce brave capitaine par mon zèle et mon courage.
Artémisia réussit à prendre une expression d’intense stupéfaction.
Le capitaine marmonna une imprécation inaudible, puis dit :
— Excusez-moi, monseigneur, mais vos explications manquent de clarté, et vous nous retardez fâcheusement. Madame, l’homme qui dit être le fils de l’ex-Rancher de Widemos a été arrêté pour haute trahison. Il a réussi à s’échapper, et se trouve quelque part dans le Palais, que nous devons fouiller pièce par pièce.
Artémisia eut un mouvement de recul.
— Y compris mes appartements ?
— Si Votre Grâce le permet.
— Ah ! mais certainement pas ! Si un étranger se trouvait chez moi, je le saurais ! Vous manquez singulièrement de respect, capitaine. Imaginer que je pourrais être en compagnie d’un homme, d’un inconnu de plus, à cette heure de la nuit me paraît tout à fait inconvenant.
Le capitaine ne put que s’incliner.
— Loin de moi une idée pareille, madame. Veuillez m’excuser de vous avoir importunée à pareille heure. Votre assurance me suffit. Mais je tenais à m’assurer que vous étiez saine et sauve. Cet homme est dangereux.
— Sûrement pas dangereux au point que vous et vos hommes ne puissent en venir à bout.
Gillbret s’interposa de nouveau.
— Allons, capitaine, venez ! Pendant que vous échangez des politesses avec ma nièce, notre homme aurait le temps de dévaliser l’arsenal. Je vous conseillerais de laisser un garde à la porte d’Artémisia, pour éviter qu’elle ne soit de nouveau dérangée dans son sommeil. A moins, chère amie (et il fit un clin d’œil à Artémisia) que vous ne préfériez vous joindre à nous ?
— Non, merci, répondit Artémisia froidement.
— C’est ça, placez un garde, prenez-en un grand, dit Gillbret. Tenez, celui-là sera parfait. Ah ! nos gardes sont vraiment bien vêtus ! N’est-ce pas, Artémisia ? On les reconnaît de loin rien qu’à leur uniforme.
— Venez, monseigneur, lui dit le capitaine avec impatience. Vous nous retardez inutilement.
Sur un ordre bref, le gaillard en question sortit des rangs, salua Artémisia puis son capitaine, et alla prendre position devant la porte. Artémisia entendit la patrouille s’éloigner d’un pas rythmé.
Oui, Gillbret avait bien choisi, se dit-elle. Le garde était aussi grand que Biron de Widemos, bien qu’il eût les épaules moins larges. En fait, Biron n’avait pas que des défauts. Malgré son jeune âge, qui expliquait qu’il fût aussi peu raisonnable, il était au moins grand et musclé, ce qui pouvait avoir ses avantages. Elle avait été stupide de lui parler aussi vertement. Il n’était pas mal, à y bien réfléchir. Pas mal du tout.
Elle se dirigea vers le cabinet de toilette.
En entendant toucher à la porte Biron se raidit et retint sa respiration.
Artémisia regarda les fouets qu’il tenait, prêt à s’en servir.
— C’est moi, ne faites pas de bêtises !
Il poussa un soupir de soulagement et replaça les armes dans ses poches ; ce n’était pas très confortable, mais il n’avait ni ceinturon ni étuis.
— Venez, lui dit Artémisia. Et n’élevez pas la voix.
Elle portait toujours son peignoir coupé dans un tissu extrêmement souple que Biron voyait pour la première fois, et bordé d’une fourrure légère et argentée. Il adhérait au corps par une légère attraction électrostatique inhérente au tissu, rendant inutiles boutons, agrafes ou champs magnétiques. Ce vêtement cachait d’ailleurs à peine les formes d’Artémisia.
Biron sentit le sang monter à ses oreilles, sensation qu’il ne trouva nullement désagréable.
Artémisia attendit un instant, puis décrivit un petit cercle avec son index :
— Si cela ne vous ennuie pas ?
Biron leva les yeux sur son visage.
— Comment ? Oh ! désolé.
Il lui tourna le dos, très raide, attentif au doux froissement des tissus, pendant qu’elle se changeait. Il ne se demanda pas pourquoi elle n’était pas allée dans le cabinet de toilette ou, mieux encore, pourquoi elle ne s’était pas changée avant d’aller l’y chercher. La psychologie féminine a des profondeurs qui, faute d’expérience du moins, défient l’analyse.
Biron pensa soudain à autre chose :
— Nous pouvons partir, alors ?
Elle secoua la tête.
— Pas tout de suite. D’abord, il vous faut d’autres vêtements. Mettez-vous sur le côté de la porte et je vais faire entrer le garde.
— Quel garde ?
Elle eut un sourire malicieux.
— Ils en ont laissé un devant la porte, sur le conseil d’oncle Gil.
La porte s’entrouvrit sans bruit.
— Garde ! murmura Artémisia. Venez, vite !
Un simple soldat ne pouvait qu’obéir à un ordre de la fille du directeur. Il entra sans hésitation, avec un respectueux :
— A votre service, Votre…
Puis ses genoux plièrent sous le poids qui s’abattit sur ses épaules, tandis qu’un avant-bras musclé serrait son larynx comme dans un étau, l’empêchant d’émettre le moindre son.
Artémisia se hâta de refermer la porte et regarda avec répulsion ce qui se passait. La douce décadence régnant au palais des Hinriades ne l’avait guère préparée à voir un visage congestionné et une bouche s’ouvrant vainement pour respirer. Elle finit par se détourner.
Serrant les dents sous l’effort, Biron resserra sa prise. Une longue minute durant, l’homme essaya inutilement d’éloigner le bras qui l’asphyxiait, tandis que ses pieds frappaient le vide.
Puis les bras du garde retombèrent et ses jambes se détendirent, tandis que les mouvements convulsifs de sa poitrine cessaient presque entièrement. Biron le posa précautionneusement par terre, où il resta inerte et mou, comme un sac vide.
— Il est mort ? demanda Artémisia dans un murmure horrifié.
— Je ne pense pas, il aurait fallu insister trois ou quatre minutes de plus. Mais il restera évanoui un bon moment. Avez-vous de quoi l’attacher ?
Elle secoua la tête.
— Vous avez bien une paire de bas en cellite ? Ce serait idéal. (Il avait déjà débarrassé le garde de ses armes et de son uniforme.) Et j’aimerais me laver, aussi. C’est même indispensable.
La fine douche détergente le régénéra, tout en le laissant peut-être un peu trop parfumé. Au grand air, l’odeur se dissiperait vite, du moins l’espérait-il. En tout cas il était propre, et cela n’avait pris que quelques secondes dans le violent courant d’air chaud chargé de gouttelettes, dont il était sorti non seulement propre, mais également sec, ce qui évitait toute perte de temps. On n’avait pas de douche comme ça à Widemos, ni sur Terre, d’ailleurs.
L’uniforme était un peu étroit, et Biron se trouvait affreux avec ce chapeau conique sur la tête. Il se regarda dans la glace avec une grimace de mécontentement.
— De quoi ai-je l’air ? lui demanda-t-il.
— D’un vrai soldat !
— Il faudrait que vous preniez un des fouets. Je ne peux pas en porter trois.
Elle le prit avec deux doigts et le laissa tomber dans son sac, qui restait lui aussi suspendu à sa large ceinture par un champ de force, ce qui lui permettait d’avoir les mains libres.
— Allons-y, dit-elle, partons. Ne dites pas un mot si nous rencontrons quelqu’un. Votre accent risquerait de vous trahir, et de plus, vous ne devez parler en ma présence que si l’on vous adresse la parole. N’oubliez pas que vous n’êtes qu’un simple soldat !
Le garde commençait à s’agiter un peu, mais ils ne s’en soucièrent pas. Ses poignets et ses chevilles étaient attachés derrière son dos avec des bas dont la résistance était au moins celle de l’acier. Il était, de plus, bâillonné.
— Par ici, murmura Artémisia lorsqu’ils furent dehors.
A la première intersection, ils entendirent un bruit de pas derrière eux, et une main légère vint se poser sur l’épaule de Biron. Ce dernier se retourna d’un bond, empoigna le bras de l’intrus et porta la main à son fouet.
— He là ! doucement !
C’était la voix de Gillbret. Biron le lâcha et Gillbret se frotta le bras.
— Je vous guettais, mais ce n’est pas une raison pour me briser les os. Voyons que je vous admire, Farrill. Vous avez l’air un peu engoncé là-dedans, mais ce n’est pas mal… pas mal du tout. Personne n’aurait l’idée d’y regarder à deux fois. Voilà bien l’avantage de l’uniforme. On ne douterait jamais qu’il renferme autre chose qu’un soldat.
— Oncle Gil, vous parlez trop, intervint Artémisia. Où sont passés les gardes ?
— On ne veut jamais me laisser parler, murmura-t-il sur un ton plaintif. Ils sont montés à la tour. Ils sont convaincus que notre ami n’est pas aux étages inférieurs, et se sont contentés de laisser quelques hommes aux principales issues et au bas des rampes. Le système d’alarme est également branché, mais nous sortirons sans encombre.
— Ils doivent se demander où vous êtes ? demanda Biron.
— Oh non ! Le capitaine est bien trop content d’être débarrassé de moi, je vous assure !
Leurs murmures se dissipaient rapidement sous les hautes voûtes. Il y avait en effet un garde en bas de la rampe, et deux autres devant la grande porte sculptée donnant accès au parc.
— Alors, l’avez-vous trouvé ? demanda Gillbret d’une voix forte.
— Non, monseigneur, répondit le plus proche en le saluant respectueusement.
— Gardez l’œil bien ouvert ! leur recommanda-t-il, et il sortit avec ses compagnons, tandis qu’un des gardes s’empressait de neutraliser le signal d’alarme.
La nuit était claire et étoilée, sauf sur l’horizon, où la tache d’encre déchiquetée de la Nébuleuse cachait le firmament. Laissant la sombre masse du Palais Central derrière eux, ils avancèrent vers le terrain d’atterrissage, situé à moins d’un kilomètre.
Ils marchaient en silence depuis cinq minutes lorsque Gillbret s’arrêta soudain.
— Il y a quelque chose qui cloche, dit-il.
— Oncle Gil, vous n’avez quand même pas oublié de vous assurer qu’un vaisseau était disponible ?
— Bien sûr que non ! rétorqua-t-il sèchement, mais pourquoi la tour de contrôle est-elle allumée ? Ce n’est pas normal, à cette heure.
En effet, on voyait à travers les arbres le nid d’abeilles lumineux de la tour ; cela semblait indiquer qu’une arrivée ou un départ était imminent.
— Aucun mouvement de vaisseau n’était prévu cette nuit. J’en suis certain.
Brusquement, il s’arrêta de nouveau et eut un rire hystérique.
— Et voilà ! Tout est fichu ! On peut dire que cet imbécile d’Hinrik a vraiment tout fichu par terre. Ils sont là ! Les Tyranni ! Vous ne comprenez donc pas ? Regardez ! C’est le cuirassé personnel d’Aratap !
Biron plissa les yeux pour mieux voir. Il était là, en effet, aisément reconnaissable : plus petit, plus élancé, plus félin que les autres vaisseaux.
— Le capitaine avait dit qu’un personnage important était attendu aujourd’hui, reprit Gillbret, mais je n’y avais pas prêté attention sur le moment. Nous sommes fichus. Impossible de combattre les Tyranni.
Biron prit une soudaine résolution.
— Et pourquoi pas ? Ils n’ont aucune raison de se méfier de nous, et nous sommes armés. Prenons le vaisseau d’Aratap ! Il ne pourra même pas partir à notre poursuite !
Il sortit de la pénombre des arbres. Les autres le suivirent sur le terrain brillamment illuminé. Ils n’avaient aucune raison de se cacher. Ils étaient des membres de la famille royale, escortés par un soldat.
Maintenant, leurs adversaires étaient les Tyranni.
La première fois qu’il avait visité le palais de Rhodia, Simok Aratap avait été fortement impressionné. Mais son enthousiasme n’avait pas duré longtemps. Il s’était vite aperçu que ce n’était qu’une coquille vide, une relique un peu moisie. Deux générations auparavant, le Parlement de Rhodia s’y réunissait, et il abritait une administration qui régentait une douzaine de mondes.
Le Parlement existait toujours, d’ailleurs : le Khan n’intervenait jamais dans la politique locale des planètes assujetties. Mais il ne se réunissait plus qu’une fois par an, purement pour la forme, d’ailleurs. En théorie, le Conseil Exécutif était en session permanente, mais il n’était plus composé que d’une douzaine d’hommes qui restaient sur leurs terres neuf semaines sur dix. Les divers services administratifs fonctionnaient toujours, car il était impossible de gouverner sans eux, que l’autorité fût détenue par le Directeur ou par le Khan, mais ils étaient éparpillés sur toute la planète, sans liens réels avec le Palais, et surveillés de près par les Tyranni.
Le Palais demeurait donc une majestueuse structure de pierre et de métal, rien de plus. Il abritait la famille directoriale, du personnel de service en quantité tout juste suffisante, et un corps de garde d’une efficacité douteuse.
Aratap se sentait mal à l’aise dans cette coquille vide. Tout allait mal. Il était tard, il avait sommeil, et il aurait aimé pouvoir retirer ses lentilles de contact, car ses yeux lui faisaient mal.
Par-dessus tout, il était déçu. Il se trouvait toujours face à des faits isolés, sans aucun lien logique. Son aide militaire écoutait Hinrik avec une gravité impassible. Aratap, lui, ne prêtait guère attention à ce qu’il disait.
— Le fils de Widemos ? Vraiment ? disait-il sans même se donner la peine de feindre un intérêt qu’il n’éprouvait pas. Et vous l’avez arrêté ? Vous avez bien fait !
Cela l’ennuyait profondément car il ne parvenait pas à trouver de fil directeur.
Widemos était un traître, et il avait été exécuté ; le fils de Widemos avait tout fait pour rencontrer le directeur de Rhodia – en secret, d’abord, puis quand cela avait échoué, ouvertement, en risquant le tout pour le tout ; il fallait que ce fût bien important pour lui.
Ce début semblait d’une logique prometteuse, mais ne voilà-t-il pas que Hinrik leur livrait le jeune homme avec une hâte indécente ? Il était tellement pressé d’en finir qu’il ne pouvait même pas attendre le matin. Cela ne cadrait pas du tout ; ou alors, il ignorait encore trop de choses.
Il remarqua que le directeur commençait à se répéter ; il lui faisait pitié, parfois. Hinrik était devenu un tel pleutre que même les Tyranni finissaient par en être agacés. Et pourtant, c’était le seul moyen. Seule la peur pouvait assurer une obéissance absolue.
Widemos, lui, n’avait pas connu la peur. Et, bien que le maintien des Tyranni au pouvoir fût tout à son avantage, il s’était rebellé. Mais Hinrik avait peur, et cela changeait tout.
Et, ayant peur, il quêtait l’approbation de ses interlocuteurs et devenait de plus en plus incohérent. Aratap, savait que le commandant ne ferait rien pour le rassurer ; c’était un homme entièrement dénué d’imagination. Aratap en venait à regretter de ne pas être comme lui. La politique était une sale besogne.
Il se décida à intervenir, en essayant de mettre une certaine chaleur dans sa voix.
— Très juste. La rapidité de votre décision et votre zèle au service du Khan sont hautement louables. Soyez assuré qu’il en entendra parler.
Hinrik s’épanouit, visiblement soulagé.
— Faites donc amener ce jeune coq ici, continua Aratap. Nous verrons bien ce qu’il a à nous dire.
Il étouffa un bâillement, n’étant nullement intéressé par ce que le « jeune coq » pourrait leur dire. Hinrik allait demander que l’on appelle le capitaine des gardes, lorsque ce dernier apparut à la porte.
— Excellence ! commença-t-il, en s’approchant sans y être invité.
Hinrik semblait se demander par quel miracle son intention de faire appeler avait pu si rapidement être suivie d’effet.
— Oui ? demanda-t-il d’une voix incertaine. Que désirez-vous, capitaine ?
— Excellence, le prisonnier s’est évadé.
Aratap sentit un léger regain d’intérêt.
— Les détails, capitaine, ordonna-t-il en se redressant dans son fauteuil.
Le capitaine leur fit un récit succinct de la situation.
— Excellence, dit-il pour conclure, je vous demande l’autorisation de proclamer l’alerte générale. Ils ne peuvent pas être allés loin.
— Absolument, balbutia Hinrik. Mais oui, très bien… Une alerte générale ! Parfait ! Dépêchez-vous ! Commissaire, je ne comprends pas ce qui a pu se passer, Capitaine, mobilisez tous les hommes disponibles. Commissaire, je ferai effectuer une enquête, je vous le garantis. Si nécessaire, tous les hommes de la garde seront brisés. Brisés ! Brisés ! répéta-t-il d’une voix presque hystérique.
Mais le capitaine ne faisait pas mine de partir. Il avait visiblement quelque chose à ajouter.
— Qu’attendez-vous ? lui demanda Aratap.
— Puis-je parler à Votre Excellence en privé ? demanda-t-il soudain.
Hinrik jeta un regard effrayé sur l’imperturbable commissaire.
— Voyons, capitaine, dit-il sur un ton qui se voulait indigné, nous n’avons rien à cacher aux soldats du Khan, nos amis, nos…
— Dites ce que vous avez à dire, intervint Aratap d’une voix douce.
Le capitaine claqua des talons.
— Puisque l’on m’ordonne de parler, Excellence, j’ai le regret de vous informer que Son Altesse Artémisia et monseigneur Gillbret ont accompagné le prisonnier dans sa fuite.
— Il a osé les enlever ? dit Hinrik en se levant. Et la garde a laissé faire !
— Ils n’ont pas été enlevés, Excellence. Ils l’ont accompagné volontairement.
— Comment le savez-vous ? demanda Aratap, ravi, et soudain pleinement éveillé.
Il y avait un fil directeur, après tout, et plus intéressant qu’il n’avait osé l’espérer.
— Nous avons les témoignages des gardes qu’il a réussi à maîtriser, et de ceux qui l’ont laissé sortir du Palais, pensant bien faire. (Il hésita avant d’ajouter sur un ton amer :) Lorsque j’ai parlé à Son Altesse Artémisia, à la porte de ses appartements privés, elle m’avait dit qu’elle était sur le point de s’endormir. Par la suite, je me suis rendu compte qu’elle n’était même pas démaquillée, et je suis retourné la voir, mais il était trop tard. J’endosse la pleine responsabilité de cette erreur de jugement. Dès demain, je demande à Votre Excellence d’accepter ma démission, mais auparavant, j’aimerais savoir si vous m’autorisez toujours à déclencher l’alerte générale. Comme il s’agit de membres de la famille royale, je ne puis rien entreprendre sans votre autorisation.
Hinrik ne répondit pas. Il était à peine capable de se tenir sur ses jambes, et il le fixait d’un regard vide.
— Capitaine ! dit Aratap. Vous feriez mieux de veiller à la santé de votre directeur. Je pense que vous devriez appeler son médecin.
— Et l’alerte générale… ? répéta le capitaine.
— Il n’y aura pas d’alerte générale, trancha Aratap. Vous m’avez compris ? Pas d’alerte générale ! Pas de recherche des fugitifs. L’incident est clos. Vos hommes doivent regagner leur caserne, et vous, vous devez vous occuper de votre directeur. Venez, commandant Andros.
Dès qu’ils furent un peu éloignés du Palais central, le commandant Tyrannien prit la parole :
— Je suppose, Aratap, que vous savez ce que vous faites. C’est uniquement pour cette raison que je me suis abstenu d’intervenir.
— Merci, commandant Andros.
Aratap aimait l’odeur de la nuit, sur une planète couverte de végétation. Tyrann était plus belle, sans doute, mais d’une beauté terrible, toute de rocs et de montagnes dénudées. Et tout était sec, sec !
— Vous ne savez pas comment manier Hinrik, poursuivit-il. Vous ne réussiriez qu’à le briser. Il nous est utile, et exige d’être traité avec ménagement si nous voulons qu’il le demeure.
— Je ne parlais pas de cela. Pourquoi interdire une alerte générale ? Vous ne voulez donc pas qu’on les retrouve ?
— Et vous, le voulez-vous ? Venez, allons nous asseoir sur ce banc, au bord de la pelouse. C’est si beau, et de plus, personne ne nous épiera. Pourquoi voulez-vous arrêter ce jeune homme, commandant ?
— Pourquoi arrête-t-on les traîtres et les conspirateurs ?
— Pourquoi, en effet, si l’on ne prend que quelques outils en laissant intacte la source du venin ? Qui avons-nous ici ? Un petit nobliau, une jeune fille et un idiot à moitié sénile.
Non loin, on entendait le bruissement d’une petite cascade artificielle. C’était un miracle auquel Aratap ne s’était jamais accoutumé. De l’eau ! Coulant librement, sur les rochers et la terre, sans cesse, et en pure perte. Malgré ses efforts, il ne pouvait s’empêchait de ressentir une certaine indignation devant ce spectacle.
— Pour le moment en tout cas, nous nageons complètement, dit Andros.
— Mais nous avons une piste, dit Aratap. Lors de l’arrivée du jeune homme, nous avions pensé à une complicité avec Hinrik, ce qui nous embêtait, parce que Hinrik… est ce qu’il est. Et maintenant, nous savons qu’Hinrik n’avait rien à voir là-dedans ; seuls sont impliqués sa fille et son cousin, ce qui est infiniment plus logique.
— Pourquoi Hinrik ne nous a-t-il pas appelés plus tôt ? Il a attendu le milieu de la nuit.
— Parce qu’il est le jouet du premier venu. Je suis certain que Gillbret, pour faire preuve de zèle, a lui-même suggéré cette réunion nocturne.
— Vous pensez donc qu’on nous a appelés intentionnellement afin que nous soyons témoins de leur évasion ?
— Non, pas pour cette raison. Réfléchissez un peu, où ont-ils l’intention d’aller ?
Le commandant haussa les épaules.
— Rhodia est grande.
— Sans doute, s’il n’y avait que le jeune Farrill. Mais deux membres de la famille ? On les reconnaîtrait instantanément.
— Il faudrait donc qu’ils quittent la planète ? Oui… évidemment.
— Mais comment ? En un quart d’heure, ils peuvent gagner le terrain du Palais. Comprenez-vous maintenant pourquoi ils tenaient à ce que nous venions ?
Le commandant resta un instant ahuri – puis s’exclama.
— Notre vaisseau ? !
— Evidemment. Un cuirassé Tyrannien, c’est pour eux l’idéal. Autrement, ils n’auraient trouvé que des cargos. Farrill a fait ses études sur Terre, et je suis persuadé qu’il sait piloter.
— Justement ! Pourquoi autorisons-nous ces nobles à envoyer leurs fils aux quatre coins de la Galaxie ? Nous les aidons à former des soldats contre nous.
— En tout état de cause, dit Aratap avec une indifférence polie, Farrill a été éduqué sur Terre ; considérons ce fait objectivement et sans nous fâcher. Il reste que je suis certain qu’ils ont pris notre cuirassé.
— Je n’arrive pas à y croire.
— Vous avez votre émetteur-bracelet. Essayez de l’appeler.
Le commandant essaya, en vain.
— Appelez la tour de contrôle, alors, dit Aratap.
Le commandant s’exécuta, et une voix minuscule sortit de l’appareil, apparemment fort agitée.
— Mais je ne comprends pas, Excellence… Il a dû y avoir une erreur. Votre pilote a décollé il y a dix minutes environ.
— Vous voyez ? dit Aratap en souriant. Une fois que l’on connaît le fil directeur, le moindre détail devient prévisible. Vous voyez ce qui va suivre, je suppose ?
Le commandant se frappa la cuisse et éclata de rire.
— Bien sûr !
— Sans le savoir, ils se sont perdus. S’ils s’étaient contentés du plus misérable cargo Rhodien, ils s’en seraient sûrement tirés, et – comment dit-on, encore ? — je me serais retrouvé déculotté. Mais mes culottes ne risquent pas de m’échapper, merci ; rien ne peut sauver nos fugitifs qui ont cru les emprunter. Lorsque je les cueillerai, au moment opportun, j’aurais du même coup découvert le centre de la conjuration.
Il soupira, et sentit de nouveau le sommeil le gagner.
— En tout cas, nous avons eu de la chance, et pour le moment, rien ne presse. Appelez donc la base pour qu’on nous envoie un autre vaisseau.