6

Inquiet et nerveux, Biron Farrill attendait dans un des bâtiments annexes du Palais. Pour la première fois de sa vie, il se sentait en état d’infériorité, comme un provincial venu à la ville.

Le palais de Widemos, qui l’avait vu grandir, avait toujours été beau à ses yeux. Mais maintenant… il frémissait en se souvenant de ces courbes vulgaires, de ces pseudo-dentelles de pierre, de ces tourelles surchargées, de ces fausses fenêtres décoratives…

Ici, à Rhodia, c’était… tellement différent.

Le palais de Rhodia n’était l’expression ni de l’orgueil puéril de seigneurs régnant sur un peuple d’éleveurs, ni de l’ostentation un peu folle d’un monde mourant.

Les rythmes de l’architecture étaient calmes et puissants. Les lignes verticales se haussaient au centre de chaque structure, sans jamais tomber dans un effet aussi rococo qu’une tour ou un clocheton. Malgré leur masse trapue, elles avaient une légèreté, une « montée vers le haut » qui coupait le souffle à qui les regardait, sans que l’on pût déterminer comment cet effet était obtenu.

Le même effet, présent dans chaque bâtiment isolé, se poursuivait dans la disposition de tout l’ensemble architectural, jusqu’à un crescendo éclatant. Au fil des siècles, le style de Rhodia s’était dépouillé de tous les détails artificiels, tels que les « fausses fenêtres », tellement appréciées dans la Galaxie, malgré leur valeur décorative douteuse et leur utilité nulle dans une architecture où tout, aération et lumière, était artificiel.

Il ne restait que lignes et plans, formant une abstraction géométrique qui entraînait l’œil vers le ciel.

Le commandant Tyrannien lui annonça :

— On va vous recevoir maintenant.

Puis il se retira et le laissa seul.

Quelques instants plus tard, un homme très grand, en uniforme, apparut et le salua en claquant des talons. Biron prit soudain conscience que ceux qui détenaient la puissance réelle se contentaient d’un austère uniforme gris-bleu, et ce fait le frappa avec force. Il se souvint aussi du faste et des formalités de la vie à la cour du Rancher, et se mordit les lèvres en pensant à tant de futilité.

— Biron Malaine ? demanda le garde Rhodien en lui faisant signe de le suivre.


* * *

Un resplendissant petit monorail les attendait, délicatement suspendu par une force ‘diamagnétique à une mince barre de métal rougeâtre. Biron n’en avait jamais vu auparavant, et il s’arrêta pour le regarder.

Le petit véhicule, qui pouvait accommoder tout au plus cinq ou six personnes, se balançait légèrement au vent, comme une larme suspendue à un cil, et sa surface argentée réfléchissait la chaude lumière du soleil de Rhodia. Le rail unique était mince comme un câble, et effleurait à peine la surface du véhicule. Un coup de vent plus fort l’en écarta même de la largeur d’une main, et il semblait avide de s’en détacher pour prendre son envol, luttant contre le champ de force invisible dont il était prisonnier.

— S’il vous plaît, lui dit le garde avec impatience, et Biron monta les deux marches donnant accès au véhicule. Dès que le garde l’y eut suivi, les marches s’escamotèrent, s’insérant parfaitement dans la surface extérieure lisse et brillante.

Biron se rendit compte avec émerveillement que, de l’intérieur, les parois était parfaitement transparentes. Il se trouvait dans une bulle de cristal. Le garde toucha une petite commande, et ils prirent immédiatement de la vitesse, fendant l’atmosphère avec un léger sifflement. Un instant durant, Biron put embrasser le panorama entier du parc et des bâtiments du palais.

L’ensemble était d’une indescriptible beauté ; il semblait avoir été conçu pour être vu d’en haut.

Il se sentit doucement projeté en avant, et le véhicule s’arrêta en dansant. Le trajet n’avait guère duré que deux minutes.


* * *

Il se trouvait devant une porte ouverte. Il entra, et elle se referma derrière lui. Il était seul, dans une petite pièce blanche et nue. Pour le moment, il était apparemment libre de ses actions, mais il ne se faisait pas d’illusions. Depuis cette damnée nuit, sur la Terre, il n’avait pas accompli une seule action indépendante.

Il se sentait pareil à une pièce d’échec que d’autres déplacent. Jonti l’avait mis sur le vaisseau. Le commissaire Tyrannien l’avait placé ici. Et à chaque déplacement, il se sentait plus désespéré.

Il était évident que les Tyranni n’avaient pas été dupes de son histoire. Ils n’avaient même pas effectué de vérifications de routine, auprès du consul terrestre, par exemple, ou en prenant sa structure rétinienne. Ces omissions ne pouvaient être accidentelles.

Il repensa à l’analyse que Jonti avait faite de la situation ; peut-être était-elle encore valable, dans une certaine mesure. Les Tyranni hésiteraient à le tuer, pour ne pas créer un nouveau martyr. Mais Hinrik était leur créature, et il était parfaitement capable d’ordonner son exécution. Il s’agirait alors d’une affaire intérieure, dont les Tyranni ne seraient que les spectateurs dédaigneux.

Biron serra les poings. Il était grand et fort, mais il n’était pas armé. Et ceux qui allaient venir le seraient sûrement. Automatiquement, il se mit le dos contre le mur.

Une porte s’ouvrit à sa gauche et un homme entra. Il était en uniforme, et armé, mais il était suivi d’une jeune fille. Cela le rassura un peu. En d’autres circonstances, il l’aurait examinée de près, car elle le méritait, mais il ne pouvait détacher son regard de l’atomiseur du garde.

Ils s’arrêtèrent à deux pas de lui, et la jeune fille dit au garde :

— Laissez-moi lui parler d’abord, lieutenant.

Elle se tourna vers lui avec une expression soucieuse.

— Vous veniez nous parler d’un complot contre le directeur ?

— On m’avait affirmé que je verrai le directeur lui-même, dit Biron.

— C’est impossible. Si vous avez quelque chose à dire, dites-le-moi. Si vos renseignements sont utiles et véridiques, vous serez bien accueilli.

— Puis-je vous demander qui vous êtes ? Qu’est-ce qui me prouve que vous êtes autorisée à parler au nom du directeur ?

La jeune fille poussa un soupir excédé.

— Je suis sa fille. Répondez à mes questions, je vous prie. Vous venez d’en dehors du Système ?

— De la Terre, dit Biron et il ajouta : Votre Grâce.

Cela parut lui plaire.

— Où est-ce exactement ?

— C’est une petite planète du secteur de Sirius, Votre Grâce.

— Et vous vous appelez ?

— Biron Malaine, Votre Grâce.

Elle le regarda songeusement.

— Ainsi vous venez de la Terre… Savez-vous piloter un vaisseau spatial ?

Biron réprima un sourire. Elle savait fort bien que la navigation spatiale était une science interdite dans les mondes contrôlés par les Tyranni.

— Oui, Votre Grâce.

Il pouvait le prouver, d’ailleurs, s’ils le laissaient vivre jusque-là. Sur Terre, ce n’était pas une science interdite, et en quatre ans, on peut beaucoup apprendre.

— Bien. Et ce complot ?

Il prit subitement sa décision. Parlant au garde, il n’aurait pas osé, mais c’était une jeune fille, et si elle disait vrai, si elle était réellement la fille du directeur, il parviendrait peut-être à l’influencer en sa faveur.

— Il n’y a pas de complot, Votre Grâce, dit-il.

La jeune fille eut un sursaut de surprise, mais se reprit rapidement.

— Je vous charge de la suite, lieutenant. Et tâchez d’apprendre la vérité.

Biron fit un pas en avant et se trouva face à l’atomiseur du garde.

— Attendez, Votre Grâce ! Attendez ! Ecoutez-moi ! C’était pour moi la seule chance de voir le directeur, vous comprenez ?

Il éleva la voix pour qu’elle porte jusqu’à la silhouette de la jeune fille, qui s’éloignait rapidement.

— Dites au moins à Son Excellence que je suis Biron Farrill et que je demande à bénéficier du droit d’asile.

C’était un espoir bien fragile. Les anciennes coutumes féodales avaient déjà perdu de leur force avant même l’arrivée des Tyranni. Mais c’était cela ou rien.

Elle se retourna, levant les sourcils avec un étonnement indigné.

— Vous voilà donc aristocrate, tout d’un coup ? Il n’y a guère qu’un moment, vous vous appeliez Malaine.

Une nouvelle voix se fit inopinément entendre :

— En effet, en effet, mais le second nom est le vrai. Vous êtes Biron Farrill sans nul doute, cher monsieur. La ressemblance est frappante.

Un petit homme souriant se tenait dans l’embrasure de la porte. Ses yeux brillants, largement espacés, examinaient Biron avec une acuité amusée.

— Voyons, Artémisia, vous auriez dû vous en apercevoir !

Artémisia alla vers lui, et sa voix se radoucit.

— Oncle Gil ! Que faites-vous ici ?

— Je soigne mes intérêts, Artémisia. N’oublie pas que, dans l’éventualité d’un… assassinat, je serais le mieux placé pour la succession. (Ce disant, Gillbret oth Hinriad fit un clin d’œil fort théâtral.) Tu devrais demander au lieutenant de nous laisser. Il n’y a aucun danger, voyons.

Sans tenir compte de sa suggestion, elle lui dit sur un ton accusateur :

— Vous avez de nouveau capté leurs communications !

— Bien sûr ! C’est si amusant d’écouter ce qu’ils disent ! Tu ne voudrais quand même pas me priver de ce petit plaisir ?

— S’ils vous y prennent, vous trouverez cela moins drôle.

— Le danger fait partie du jeu, ma chérie. C’est même la partie la plus amusante. Les Tyranni épient toutes les conversations du Palais, après tout. Nous ne pouvons presque rien faire sans qu’ils soient au courant. J’essaie de les payer de la même monnaie, voilà tout… Tu devrais me présenter, sais-tu ?

— Certainement pas. Cette affaire ne vous concerne pas.

— Dans ce cas, si tu permets. (Passant devant Artémisia, il s’avança vers Biron en le considérant avec un sourire énigmatique :) Artémisia, je te présente Biron Farrill.

— Comme je venais de le dire, ajouta Biron, trop occupé à surveiller l’atomiseur du garde pour accorder beaucoup d’attention au nouveau venu.

— Mais vous n’avez pas ajouté que vous étiez le fils du Rancher de Widemos.

— J’allais le faire quand vous êtes arrivé. Peu importe ; vous savez tout maintenant. Vous comprenez que je devais échapper aux Tyranni, et que je ne pouvais le faire sous mon vrai nom.

Il attendit. S’ils ne le faisaient pas arrêter immédiatement, il avait sa petite chance.

— Je vois, dit Artémisia. Cela concerne effectivement le directeur lui-même. Vous êtes certain qu’il n’y a pas de complot ?

— Absolument certain, Votre Grâce.

— Parfait. Oncle Gil, aurez-vous la gentillesse de rester avec M. Farrill ? Lieutenant, venez avec moi.

Biron sentit ses jambes faiblir. Il aurait aimé s’asseoir, mais il n’y fut pas invité par Gillbret, qui continuait à l’observer avec un intérêt presque clinique.

— Ainsi, vous êtes le fils du Rancher. Que c’est amusant !

— En effet, dit Biron en le regardant du haut de ses un mètre quatre-vingts. C’est, si je puis dire, une situation congénitale. Y a-t-il autre chose pour votre service ?

Gillbret ne se montra nullement offensé. Au contraire, son visage se plissa en un sourire encore plus épanoui.

— Vous pourriez satisfaire ma curiosité, par exemple. Vous êtes réellement venu demander le droit d’asile ? Ici ?

— Je préférerais discuter de cela avec le directeur.

— Allons, jeune homme, soyez raisonnable. Vous vous apercevrez vite qu’on ne va pas loin, avec lui. Pourquoi croyez-vous que c’est sa fille qui est venue vous accueillir ? C’est une question amusante, si l’on y réfléchit bien.

— Vous trouvez tout « amusant ».

— Pourquoi pas ? C’est une attitude amusante, face à la vie. Je ne vois pas d’autre adjectif qui fasse l’affaire. Considérez l’univers, jeune homme. Si vous ne parvenez pas à le trouver amusant, autant vous couper la gorge tout de suite. Car en dehors de cela, il ne contient pas grand-chose de bon. Oh ! pardon, je ne me suis même pas présenté ! Je suis le cousin du directeur.

— Félicitations, dit Biron sans broncher.

Gillbret haussa les épaules.

— Oh, vous avez raison, ce n’est guère impressionnant. Et il est probable que cela ne changera pas, faute d’assassinat en perspective.

— A moins que vous ne vous chargiez des arrangements ?

— Quel sens de l’humour, cher ami ! Il faudra que vous vous habituiez au fait que personne ne me prend au sérieux. Ma remarque était simplement une expression de mon cynisme. Que vous imaginez-vous que vaut le directorat de nos jours, hein ? Ne croyez pas qu’Hinrik ait toujours été comme il est actuellement. Il n’a jamais été un génie, mais il devient plus impossible d’année en année. Oh, j’oubliais ! Vous ne le connaissez pas encore ! Mais cela ne va pas tarder. Je l’entends qui arrive. Lorsqu’il vous parlera, souvenez-vous qu’il est le souverain du plus grand royaume transnébulaire. Ce sera une pensée amusante.

Hinrik portait la dignité de son rang avec une aisance née d’une longue expérience. Il répondit à la courbette exagérément cérémonieuse de Biron avec la condescendance qui convenait, puis lui demanda, avec juste une trace de rudesse :

— Vous vouliez me parler. A quel propos, je vous prie ?

Artémisia se tenait aux côtés de son père. Biron remarqua, non sans surprise, qu’elle était fort jolie.

— Excellence, je suis venu sauver la réputation de mon père. Sachez qu’il a été exécuté injustement.

Hinrik détourna le regard.

— Je connaissais un peu votre père. Il est venu une ou deux fois à Rhodia. (Il continua d’une voix altérée :) Vous lui ressemblez beaucoup. Beaucoup, oui. Mais il a été jugé, vous savez. Je pense, du moins. Selon la loi. Je ne connais pas les détails, à vrai dire.

— Justement, Excellence, j’aimerais apprendre ces détails. Je suis certain que mon père n’était pas un traître, et…

Hinrik se hâta de l’interrompre :

— Je conçois fort bien que vous ayez le désir de défendre votre père, mais il est devenu bien difficile de parler de ces affaires d’Etat. C’est même illégal, en fait. Pourquoi n’allez-vous pas voir Aratap ?

— Je ne le connais pas, Excellence.

— Aratap ! C’est le commissaire ! Le commissaire Tyrannien !

— Ah, oui, je l’ai vu, en effet, et c’est lui qui m’a envoyé ici. Vous comprenez n’est-ce pas, que je ne puis pas dire aux Tyranni…

Mais Hinrik s’était raidi, et avait porté une main à sa bouche, comme pour l’empêcher de trembler.

— Aratap vous a envoyé, dites-vous ?

— Oui. J’avais jugé bon de lui dire…

— Ne répétez pas ce que vous lui avez dit. Je le sais. Je ne peux rien faire pour vous, Rancher… euh, monsieur Farrill. Cela ne relève pas uniquement de ma juridiction. Le Conseil Exécutif… Arrête de me tirer par la manche, Arta. Comment veux-tu que je me concentre si tu me distrais tout le temps ? Le Conseil disais-je, doit être consulté. Gillbret ! Pourriez-vous veiller à ce que l’on s’occupe de M. Farrill ? Je vais voir ce que nous pouvons faire. Oui, nous consulterons le Conseil, c’est cela. Il faut faire les choses dans les formes, vous comprenez. Dans la légalité. C’est très important. Très important.

Il sortit lentement, sans cesser de marmonner.

Artémisia attendit qu’il se fût éloigné, puis toucha le bras de Biron pour attirer son attention.

— Un moment. C’est vrai que vous savez piloter un vaisseau spatial ?

— Absolument, répondit-il en lui souriant.

Après un instant d’hésitation, elle lui retourna son sourire.

— Gillbret, dit-elle alors. Plus tard, j’aurais à vous parler, mais plus tard.

Elle partit d’un pas rapide. Biron la suivit du regard jusqu’à ce que Gillbret le ramène à la réalité.

— Vous devez avoir soif, et faim peut-être ? Un bain vous ferait sûrement du bien ? Les petits agréments de la vie ne sont jamais superflus, n’est-ce pas ?

— Merci, dit Biron, je veux bien.

La tension l’avait presque entièrement abandonné. Il se sentait détendu, et presque heureux. Elle était jolie. Très jolie.


* * *

Hinrik, lui, n’était nullement détendu. Il s’était retiré dans ses appartements privés, et ses pensées tourbillonnaient à un rythme enfiévré. Malgré tous ses efforts, il en revenait toujours à la même conclusion. C’était un piège ! Aratap l’avait envoyé ; c’était donc un piège !

Il enfouit sa tête dans ses mains pour tenter de calmer le martèlement de son sang ; oui, il savait ce qu’il allait faire. Il savait ce qu’il devait faire.

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