TROISIÈME PARTIE

I LES MPFIFIS

Tinkar repoussa la feuille chargée d’équations. Le travail théorique était fini, bientôt il pourrait commencer la construction du communicateur hyperspatial. Tout était silencieux dans le laboratoire, il était seul, ses compagnons rentrés chez eux depuis longtemps. Il était las, mais heureux.

« Je n’étais pas fait pour être un soldat, pensa-t-il une fois de plus. La recherche mathématique, la lutte contre l’inconnu … »

Bien des choses s’étaient passées depuis l’escale sur le monde vierge. Il n’avait plus revu Anaena. Le lendemain il avait rencontré le teknor. Leur entrevue avait été courte et orageuse.

« Je n’approuve pas ma nièce, avait dit Tan, mais je ne t’approuve pas non plus. Que cherches-tu ?

— Rien. À vivre tranquillement, jusqu’au jour où vous pourrez me débarquer sur la Terre ou tout autre planète humaine.

— Et Iolia te suivra ?

— Oui.

— J’espérais mieux de toi, Tinkar. Je pensais que tu nous aiderais contre un ennemi qui bientôt n’épargnera plus les planètes, humaines ou autres.

— J’étais prêt à le faire, quand on a volé mes plans. Quelqu’un de chez vous les a. Trouvez-les, trouvez-le. Alors, je lui réglerai son compte dans un de vos parcs, et nous pourrons reparler utilement.

— Tu mets tout le monde en danger par ton obstination, y compris Iolia.

— Je ne le crois pas. Mais si c’est vrai, nous courrons ce risque.

— Et si nous t’abandonnions ici ?

— Vous ne le pouvez pas. Les pèlerins m’ont admis parmi eux, et vous êtes liés vis-à-vis de moi comme vous l’êtes vis-à-vis d’eux. Ils ne vous laisseraient pas faire ! »

Tan avait eu un geste de colère impuissante, et était parti.

Avant même que les camps miniers soient achevés, Tinkar avait épousé Iolia. La cérémonie avait eu lieu selon le rite des pèlerins, simple et brève. Depuis, Tinkar était considéré comme un pèlerin, bien que ne partageant pas leur foi.

Il se leva, rangea ses notes, jeta un coup d’œil machinal au traceur. Rien. Il regarnit le réservoir d’encre du stylet, mit un autre rouleau de papier, se disposa à partir. L’aiguille oscilla doucement.

Il orienta les antennes extérieures, chercha en tâtonnant. Quelque chose bougeait dans l’hyperespace, loin encore.

« Une cité ? Ou bien les Autres ? »

Fallait-il avertir le patriarche ? Le teknor ? Pour ce dernier, ceux qui avaient volé ses plans s’en chargeraient. Holonas … Il n’avait pas encore révélé l’existence du traceur. Ses camarades de laboratoire croyaient que l’appareil représentait le résultat de ses recherches sur les communications hyperspatiales. Il valait sans doute mieux, cependant …

L’aiguille fit un crochet, revint à zéro. Le contact était perdu. Ils étaient encore loin des zones dangereuses, et, de toute manière, voguaient eux aussi dans l’hyperespace. Ils ne risquaient donc rien. Il attendit cependant encore une heure, puis rentra chez lui.

Iolia était déjà endormie. Il se glissa près d’elle doucement. Elle se serra contre lui, l’entoura de ses bras sans se réveiller.

Il resta longtemps, les yeux ouverts, dans l’obscurité, faillit se relever, téléphoner au patriarche. Petit à petit, l’engourdissement le gagna. Il était fatigué par ses longues veilles, bien au chaud, heureux.

« Trois mois déjà que je suis marié, pensa-t-il. Trois mois de bonheur. »

Le choc l’éveilla à demi. Il ouvrit les yeux, tendu, son instinct de guerrier reprenant le dessus. Un autre choc, plus léger, puis, d’un coup, une explosion qui fit vibrer la coque et les cloisons de métal, et le hurlement sinistre des sirènes. Iolia se dressa, alluma la lampe.

« Quatre coups, dit-elle tremblant de tous ses membres. Catastrophe majeure, ou bien …

— Ou bien les Mpfifis », acheva-t-il, traversé d’un épouvantable remords.

Il enfilait ses vêtements en hâte.

« Attention ! Attention ! clama le communicateur. Nous sommes attaqués par les Mpfifis ! Tous les hommes en armes immédiatement ! Rejoignez vos sections sans perdre une seconde ! »

D’un geste rageur, Tinkar arracha les scellés de sécurité qui fermaient l’armoire aux armes, prit deux fulgurateurs, un court fusil, les ceintures de munitions. Iolia, blême, s’arma elle aussi.

« Je cours à l’hôpital, Tinkar, c’est ma place.

— Et moi section 4 ! »

Il se pencha vers elle, l’embrassa sauvagement.

« Fais bien attention, Io ! Et, quoi qu’il arrive, merci pour le bonheur que tu m’as donné, et souviens-toi que je t’aime !

— À bientôt, aimé ! Ne cours pas de risques inutiles !

— Ne t’inquiète pas ! j’en ai vu d’autres. »

Il jeta un dernier regard à la frêle silhouette engoncée dans sa blouse blanche d’infirmière, sortit. Dans la rue, les pèlerins couraient, et il se mit à courir vers le quartier général où l’attendait sa section. La grande pièce était un tumulte d’hommes armés entrant et sortant, toute la vaste pagaille des guerres. Il réussit à atteindre le capitaine.

« Tinkar Holroy, section 4. Où est l’attaque ?

— En cinq points, les voici sur le plan. Rejoignez immédiatement les sections 6, 7 et 8 au point 3. »

Repris par une vieille habitude, il salua en claquant des talons. Malgré la gravité de l’heure, le pèlerin eut un sourire.

Sa section l’attendait au grand complet, cent hommes avec deux fulgurateurs lourds et dix mitrailleuses. Ils ne perdirent pas de temps, foncèrent par les rues maintenant désertes, vers le point 3 du plan, pont 4, secteur 2. Ils n’y parvinrent jamais. Un Stelléen avec un brassard d’officier les arrêta à un carrefour.

« Destination ?

— Point 3 !

— Trop tard, nos lignes sont enfoncées. On se bat dans le parc 14. Allez-y, et hâtez-vous ! »

Ils bifurquèrent, plongèrent dans un puits gravitique, coururent dans les avenues, joignirent une autre section. Tout en dirigeant ses hommes, Tinkar pensait :

« Par chance, aucun des points de combat n’est proche de l’enclave. »

Il se demanda subitement ce que faisait Anaena, l’imagina avec Tan au poste de commandement, essayant de diriger la bataille. Subitement, il eut un regret : sa place aurait été là-bas, sans doute.

Ils commençaient à entendre le bruit du combat, l’explosion sourde des grenades, le sifflement des fulgurateurs lourds, le déchirement des rafales de mitrailleuses, et un autre bruit, inconnu, une sorte de soufflement saccadé qui devait être celui des armes des Autres. Ils arrivèrent au parc 15. Un petit poste les arrêta. Tinkar et le commandant de l’autre section, un Stelléen maigre et brun, s’avancèrent. Un officier les attendait.

« Vous, Scott, vous allez passer à gauche et rejoindre les sections 122, 123 et 127. Ils ont bigrement besoin de renforts. Vous …

— Holroy.

— Ah ! le Planétaire ? Eh bien, nous allons voir comment on se bat dans la Garde terrestre. Filez à droite avec vos pèlerins, et épaulez les sections 80 et 87. Elles sont aussi en mauvaise posture. Il vous faut tenir au moins deux heures.

— Position de l’ennemi ? »

L’homme sortit un plan de sa poche.

« Aux dernières nouvelles, il y a dix minutes, il était là. »

Le crayon parcourait le plan, dessinant une ligne en croissant, les deux pointes collées aux parois du parc.

« Classique, grommela Tinkar. On ne peut pas les arroser par le plafond ?

— Non. Ah ! mais, c’est une idée, cela. On pourrait percer des trous, et … allez, filez, je vais téléphoner cette suggestion au teknor. »

Tinkar haussa les épaules, se tourna vers ses hommes.

« Allons-y ! Pas d’imprudences, faites comme je vous ai enseigné à l’exercice, et tout ira bien. »

Ils débouchèrent dans le parc par une petite porte secondaire et, tout de suite, furent dans l’ambiance de la bataille. L’air était déjà épais de fumée, des buissons flambaient entre les lignes, et des balles vinrent siffler au-dessus d’eux, s’écrasant sur la paroi de métal.

« En avant ! Camouflez-vous derrière les arbustes. Vous les mitrailleurs, déployez-vous en ligne. Un fulgurateur à droite, un à gauche ! »

Ils progressèrent, Tinkar en tête, se retournant de temps en temps pour voir s’il était suivi. Puis les projectiles sifflèrent plus près.

« À plat ventre ! Rampez. Les approvisionneurs, en route ! »

Il tomba nez à nez avec un homme qui se dirigeait vers l’arrière.

« Où vas-tu ?

— Je venais voir si les renforts arrivaient.

— Aussi vite qu’on a pu ! Guide-nous vers les lignes.

— Ce qui en reste ! »

Dans le lit d’un petit ruisseau, maintenant à sec, les débris des sections 80 et 87 essayaient de contenir l’ennemi.

« Qui commande ici ? »

Un homme vint, presque à plat ventre.

« Moi. Sous-chef de section Ballart.

— Alors, je prends le commandement. Chef de section Holroy. Combien êtes-vous ?

— Environ 50.

— Sur 200 ?

— Non, sur 400. Il y avait aussi les sections 76 et 40. Attention ! »

Avec un soufflement saccadé, comme d’un chat en colère, quelque chose passa au-dessus de leurs têtes, s’écrasa quelques dizaines de mètres plus loin. Une courte flamme, un nuage de terre et de fumée montèrent vers le plafond lointain.

« Heureusement que la puissance des armes qu’ils peuvent employer est limitée », grogna le sous-chef de section.

Tinkar ne l’écoutait plus. Penché sur son microphone, il donnait des ordres.

« Fulgurateur no 1, balayez-moi ces buissons devant nous. Et changez immédiatement de place ensuite. Mitrailleurs, prêts à tirer ! »

Les haies flambaient déjà furieusement. Elles s’effondrèrent en tisons cendreux. Tinkar passa la tête au-dessus de la berge. Loin, à cent mètres, de l’autre côté du petit parc, des formes remuaient, jaillissant d’une porte, s’aplatissant au sol.

« Mitrailleuses 2 et 4, concentrez le feu sur cette porte. Empêchez-les de se renforcer. Bon sang ! Il y a longtemps que tout ça aurait dû être fait ! Où étaient donc vos mitrailleuses ?

— Nous n’en avions pas, chef !

— Et on vous a envoyés au combat les mains vides ?

— Fusils, grenades, fulgurateurs légers. Il fallait tenir jusqu’à ce que des renforts arrivent.

— Vos sections n’avaient normalement pas de mitrailleuses ?

— Si, mais nous n’avons pas eu le temps d’aller les chercher aux magasins. »

Tinkar faillit étouffer de colère. Ainsi, en dehors de l’enclave, les armes étaient rangées dans des magasins !

« De toutes les âneries ! Pas étonnant que les Autres l’emportent presque chaque fois ! Attention, ils vont attaquer ! »

Sous le couvert d’un feu de mortier, dont les projectiles tombaient maintenant drus, les Mpfifis progressaient par bonds.

« Ne tirez pas encore, sauf les mitrailleuses 3 et 4, et quelques fusils. Attendez de voir leurs yeux ! »

Disciplinés, stoïques, les pèlerins recevaient les projectiles sans broncher. Un obus tomba dans le ruisseau, à cinquante mètres à gauche de Tinkar, et il entendit une fois de plus les cris terribles d’hommes déchiquetés. La ligne des ennemis approchait, et il eut sa première vision des Mpfifis. Plus grands que des hommes, ils couraient avec une grâce souple, et leurs armes crachaient un déluge de balles et de rayons incendiaires. Ils furent à quarante mètres, à trente, à vingt.

« Feu ! »

Les huit mitrailleuses cachées, les deux fulgurateurs, les fusils entrèrent en action. Tinkar tirait comme à la cible debout, semblant invulnérable. La vague d’assaut reflua, laissant sur le sol de nombreux morts et blessés.

« Cessez le feu ! Changez de place ! Vite ! »

Une mitrailleuse passa à côté de lui, traînée pas six hommes suants, couverts de terre. Un des hommes n’était plus un pèlerin, mais un Stelléen. Tinkar chercha à se rappeler qui avait été dans cette équipe et manquait maintenant.

Il fit l’appel des quatre sous-chefs de sections.

« Ici Malpas. 2 tués, 3 blessés légers.

— Ici Turan. 3 tués, 2 blessés graves évacués.

— Ici Rau. Ni mort, ni blessés.

— Ici Smith. Un mort, pas de blessés. »

Le barrage reprit, plus puissant, plus précis.

« Inutile d’attendre cette fois, il savent maintenant à quoi s’en tenir. Feu à volonté dès qu’ils se lèveront, mais ne gaspillez pas les balles ! »

L’attaque fut brisée une fois de plus, mais ce coup-ci les pertes étaient lourdes aussi du côté des hommes. Tinkar retrouvait le sentiment intemporel des champs de bataille. Une heure seulement depuis les sirènes. Du moins, sa montre l’affirmait.

Le combat continua encore deux heures. À gauche, le front avait fléchi, et des projectiles arrivaient maintenant vers eux de cette direction. Tinkar songeait à la retraite quand l’ordre en arriva. On leur avait demandé de tenir deux heures, ils avaient tenu presque trois.

Ils enfilèrent la rue, à la hâte, salués par des salves bien ajustées qui firent encore des morts. Tinkar accrocha un capitaine.

« Comment cela va-t-il sur les autres fronts ? »

L’homme l’attira à l’écart.

« Mal. Nous sommes enfoncés aux points 1, 2 et 5. Seul 4 et vous avez tenu. L’ennemi s’infiltre d’un peu partout.

— Que fait le teknor ?

— Je ne sais pas. Je n’ai plus reçu d’ordres de lui depuis une heure. J’ai peur que nous ne soyons déjà coupés de lui.

— Qu’y a-t-il dans ce secteur ?

— Des logements. Vides. Les non-combattants ont été évacués vers les parcs centraux.

— Alors que foutons-nous ici ?

— Nous défendons la cité, Planétaire !

— Ce n’est pas ainsi que nous gagnerons ! Il faut contre-attaquer ! Porter la guerre chez eux !

— Plus facile à dire qu’à faire !

— On peut essayer. Replions-nous, et …

— Non ! Il faut tenir ici. Ordre du teknor !

— Mais c’est idiot ! Sitôt que les Autres auront percé nos lignes, comme ils l’ont sans doute déjà fait, ils se répandront dans la cité, et ce sera la pagaille noire ! Nous ne pourrons plus rien ! »

Le capitaine eut un geste las.

« Qu’y puis-je ?

— Venir avec moi ainsi que vos hommes ! »

Une violente explosion les jeta au sol. À quelques dizaines de mètres de là, la cloison déchiquetée vomissait un flot de Mpfifis.

« Trop tard, Planétaire ! »

Tinkar n’était plus là. Arc-bouté, il retournait une mitrailleuse lourde avec l’aide de quelques pèlerins, insoucieux des projectiles qui sifflaient à ses oreilles. Il dirigea le feu de son arme sur la masse grouillante qui envahissait la rue.

« Allez ! Hop ! On fonce ! »

Il courut, lançant coup sur coup deux grenades, achevant de nettoyer le passage, en jetant une troisième dans la brèche en sautant devant elle. Ils se retrouvèrent une trentaine, avec deux mitrailleuses légères, dans une avenue déserte. Il entra dans un appartement, essaya de contacter le poste central. Nul ne répondit.

« Inutile de nous faire tuer pour rien ! Il doit bien y avoir des secondes lignes quelque part ! »

Ils les trouvèrent vite, au carrefour suivant. De là, il put téléphoner au teknor.

« Ici Holroy. Nous sommes perdus si cela continue. Donnez-moi carte blanche, et deux cents hommes, et je vais essayer de contre-attaquer.

— Que voulez-vous faire ?

— Vous le verrez !

— Alors c’est non !

— Écoutez, Tan. Je me fous de votre cité, mais j’ai ma femme quelque part qui soigne vos blessés dans un de vos hôpitaux. Je ne veux pas la voir griller vive par ces brutes. Je n’ai pas le temps de vous exposer mon plan. »

Une autre voix lui répondit, celle d’Anaena.

« Que veux-tu, Tinkar ?

— Vous sauver, au besoin malgré vous. Mais il me faut deux cents hommes, et carte blanche. »

Il y eut un moment de silence.

« Soit, prends-les. Mais pas où tu es. Puise dans les réserves du poste de commandement. Remets ta section à l’officier en charge. »

Il fila par les rues, croisant des renforts, sauta sur des chemins roulants, escalada les escaliers, trouvant les puits gravitiques trop lents. Anaena l’attendait.

« Les hommes sont là, les meilleurs que nous ayons pu trouver. Je ne te cache pas que tu es notre dernier espoir, Tinkar. Ah ! pourquoi n’as-tu pas accepté la proposition de Tan ? »

Il eut un rire amer.

« J’ai fait pire, depuis ! Pas de temps pour les regrets, cependant. Où en est la bataille ?

— Viens. »

Sur le mur du poste de commandement, une ligne rouge marquait l’avance ennemie sur les plans de tous les ponts. Tinkar eut un soupir de soulagement. L’enclave des pèlerins était encore en sécurité.

« Où est la cité de ces cochons ?

— Collée sur nous. Que veux-tu faire ?

— L’envahir !

— Avec deux cents hommes ?

— Juste assez pour détourner l’attention de ceux qui ramperont sur sa coque avec des explosifs. Mon plan est de couper les tunnels de passage qui les unissent à nous ; ensuite, nous passerons dans l’hyperespace, tandis que la bombe atomique que j’aurai placée sur leur coque explosera.

— Assez fou pour pouvoir réussir. D’ailleurs, nous n’avons pas le choix. Soit, je marche. Mais avec mille hommes.

— C’est trop ou trop peu. Deux cents suffiront. Nous sortirons par un des sas de l’enclave, et nous passerons sous le Tilsin. Il me faut quelqu’un de sûr pour commander l’équipe de diversion.

— Moi.

— Sauras-tu ?

— Autant que tout autre Stelléen. Mais il faut que le teknor soit au courant. Lui seul peut nous faire donner une bombe atomique légère. »

Quand ils traversèrent l’enclave, Tinkar prit deux minutes pour essayer de joindre Iolia. Elle ne put être trouvée à temps. Il laissa un message pour elle. Ils passèrent par le sas et, tenus par leur bottes magnétiques, marchèrent sur la partie inférieure de la cité. Sans points de repère, leur marche leur sembla normale jusqu’au moment où, parvenus au bord de la lentille, ils eurent pour une seconde l’impression de regarder en bas dans un gouffre sans fond où brillaient les étoiles.

La cité mpfifi écrasait le pont supérieur de sa masse, et de son ventre sortaient les cinq tunnels d’abordage, rivés à la coque du Tilsin.

« Fais sauter d’abord deux tunnels, Anaena. Très probablement, il y a un sas à chaque bout, mais cela attirera l’attention des ennemis sur ce point. Essaie de pénétrer dans la cité ennemie, mais ne t’éloigne pas, quelle que soit ta curiosité pour l’intérieur d’une ville mpfifi. Arrange-toi pour que les trois autres tunnels sautent dix minutes plus tard. À ce moment-là, plongez dans les trous ! Je vous rejoindrai. Maintenant, au revoir ou adieu, je ne sais. »

Il alluma les fusées de son scaphandre, monta vers la cité ennemie, suivi des six hommes portant la bombe sur un traîneau.

Rien ne bougeait. Il eut le temps de voir les artificiers à l’œuvre, puis la courbure de la coque les cacha à ses yeux.

« Stop », signala-t-il.

Il était inutile de passer devant un poste d’observation et de se faire ainsi repérer.

Une brève lueur illumina le Tilsin, puis une autre, les deux premiers tunnels venaient de sauter. Il imagina Anaena et ses hommes se ruant dans les brèches, puis sourit. On ne pouvait guère se ruer dans un scaphandre ! Chassant ces images de sa pensée, il chercha le bon endroit pour poser sa bombe, décida que, dans l’ignorance où il était du plan de la ville ennemie, un point en valait un autre. Cinq minutes déjà s’étaient écoulées. Ils fixèrent l’engin et Tinkar déclencha le dispositif à retardement qui, dans dix minutes, amorcerait la réaction thermonucléaire.

« Filez ! dit-il à ses hommes. Avertissez nos camarades au passage. J’arrive. »

Il régla minutieusement les curseurs, sentit soudain une présence près de lui, jura.

« Nom d’un Stelléen ! Je vous avais dit de filer ! »

Il reçut un coup violent sur son casque, se retourna. Géant dans son scaphandre, un Mpfifi était penché sur lui.

Il se redressa si vite que ses bottes magnétiques faillirent lâcher prise. L’ennemi le dépassait de trente bons centimètres, mais ne semblait pas armé. Sans doute était-ce un mécanicien inspectant la coque. Déjà, il balançait son bras pour le frapper. Tinkar évita le coup d’une brusque plongée, saisit les jambes du Mpfifi, le projeta loin de la coque. Tournoyant, il dériva dans l’espace, et Tinkar se sentit pris de pitié pour lui, se souvenant de sa propre aventure. Une faible trépidation se fit sentir sous ses semelles.

« Les autres tunnels ! Ils sautent ! Le Tilsin va plonger ! »

Il courut, maladroit, à grandes enjambées glissantes. La cité était encore là, et dans sa coque il pouvait voir deux des trous béants, proches et pourtant lointains, dans lesquels s’enfilaient les dernières ombres humaines. Il n’avait plus le temps de descendre normalement ; il piqua, de toute la puissance de ses fusées, comme un projectile. Il entrevit une forme allongée frappant le Tilsin, loin vers l’avant, dans une explosion de lumière, puis s’engouffra tête la première dans un des trous, essayant désespérément de ralentir sa course à l’aide des rétrofusées. Son casque heurta le sol, et il perdit connaissance.

Il se réveilla dans un compartiment inconnu, entouré de deux docteurs et d’Anaena.

« Alors ?

— Tu as gagné, Tinkar. Nous sommes en train de réduire les dernières poches de résistance dans notre cité. »

Il se laissa retomber avec un soupir.

« Eh bien, je vais rentrer chez moi. Félicitations, Ana. Tu as du cran. Je le savais, d’ailleurs. Ne pouvons-nous pas être amis ? Bien que, quand tu sauras ce que j’ai fait … Je vais rentrer chez moi, et dormir ! Iolia doit m’attendre avec impatience. »

Quelque chose dans le regard d’Anaena le fit pâlir.

« Elle … Elle n’est pas … ?

— La dernière torpille de l’ennemi, Tinkar. En plein dans l’hôpital où elle travaillait. Elle n’a pas eu le temps de souffrir ni probablement de se rendre compte … »

* * *

Il sortit du sommeil avec un violent mal de tête, la bouche pâteuse. Il regarda un moment le plafond, sans comprendre où il était. Puis la mémoire lui revint, et il souhaita être mort.

Il se trouvait dans son ancien appartement. Là, sur la table, les toiles de Pei étaient toujours roulées, telles qu’il les avait laissées quand il était parti se réfugier dans l’enclave, telles qu’il les avait trouvées quand …

La pièce puait l’alcool. Il se dressa à demi, et, avec un bruit de verre brisé, une bouteille s’écrasa à terre, ajoutant quelques tessons à de nombreux autres. Le mouvement augmenta sa migraine, et il lui sembla que son cerveau ballottait, heurtait son crâne.

« Huit jours ! Huit jours déjà ! »

Il se leva, posant soigneusement les pieds entre les débris de verre, passa dans la petite cuisine, but de l’eau, à grands traits. Puis il s’assit à sa table, et resta là, immobile, la tête entre les mains, sans même plus pouvoir pleurer.

Huit jours !

Il se rappelait, comme d’un rêve, avoir parcouru les rues de la cité, encadré par Anaena et d’autres Stelléens, acclamé pas les hommes et les femmes qu’il croisait, sans rien comprendre. Il était entré dans l’enclave, avait marché comme un aveugle jusqu’à son appartement. Dans sa chambre, son pyjama était encore sur le lit défait, et la robe de nuit d’Iolia. Alors, il avait enfin compris.

Il était resté seul plusieurs heures, parcourant les trois petites pièces, essayant d’oublier, de croire que ce n’était pas vrai. Tout portait encore l’empreinte d’Iolia, et il chérissait ces derniers moments où il pouvait encore espérer qu’elle était simplement absente, qu’elle allait rentrer et lui sourire. Puis, subitement, il avait cédé, s’était effondré sur le lit, serrant contre lui la robe qui gardait encore son odeur.

Ensuite, calmement, il avait trié les choses qu’il désirait conserver en souvenir, et celles qu’il remettrait à sa famille, comme s’il s’agissait d’un camarade tombé au combat. Et il était sorti à jamais, ne pouvant supporter l’idée de vivre seul dans ces pièces marquées par elle.

Il avait voulu voir l’endroit où elle avait été tuée. Il ne restait que peu de choses de l’hôpital. Par un hasard féroce, la torpille avait enfilé un couloir après avoir crevé la coque, et, au lieu d’exploser tout de suite, était allée dévaster la grande chambre où se trouvaient trente blessés, deux docteurs, et cinq infirmières, dont Iolia. On n’avait rien retrouvé d’eux, rien de reconnaissable. Alors, il était allé faire ses adieux à Holonas, effondré de douleur, et était parti, ne souhaitant pas assister à la cérémonie funèbre. Il avait regagné son ancien appartement, et depuis avait bu, jusqu’à en perdre conscience, essayant d’oublier que, d’une certaine manière, il était responsable de cette mort.

L’annonceur sonna. Il resta immobile, souhaitant qu’on le laissât tranquille dans sa souffrance de bête. La sonnerie retentit de nouveau, insistante. Il ouvrit, Anaena entra. Elle le regarda un moment avec pitié, s’approcha doucement de lui, et posa sa main sur son épaule.

« Il ne faut pas, Tinkar, dit-elle.

— Il ne faut pas quoi ?

— Te laisser aller ainsi. Ce n’est pas digne d’un homme tel que toi. »

Il la regarda fixement, presque avec haine.

« Tinkar de la Garde, n’est-ce pas ? Le héros, le sauveur ! Ivre pendant huit jours ! Quand donc me ficherez-vous la paix, me laisserez-vous être un homme comme les autres ? Quand me laisserez-vous hurler dans mon coin, de rage, d’angoisse et de chagrin ? Je me moque bien de ce qui est digne de moi ou non, va !

— Je ne sais pas que te dire, Tinkar. Je comprends ta peine …

— Non, tu ne la comprends pas ! Tu ne peux pas ! Je l’ai tuée, entends-tu ? Je l’ai tuée !

— Ne dis pas de bêtises …

— Tu ne sais pas ! J’avais un traceur en marche, dans mon laboratoire. Et j’ai su qu’il y avait quelque chose qui nous traquait, quelques heures avant l’attaque ! Nous aurions pu être prêts pour les recevoir ! Et je n’ai rien dit, parce que je vous haïssais, vous, les Stelléens, et que j’étais sûr que, ayant volé mes plans, vous aviez été capables de fabriquer au moins un traceur, et de monter la garde devant lui ! Je me suis déchargé sur autrui de ma responsabilité, sans vérifier, sans chercher à savoir si réellement vous les aviez, vos appareils ! Et ainsi, je l’ai tuée, aussi sûrement que si, en rentrant ce soir-là, je l’avais étranglée de mes mains !

— Tu … tu avais un traceur ?

— Et vous n’en avez pas, n’est-ce pas ? Vous me l’avez dit maintes fois, et je ne l’ai pas cru ! Je ne l’ai pas cru, parce que, quand je suis arrivé à votre bord, au lieu de me traiter comme un être humain, vous m’avez ravalé au rang de paria, d’intouchable ! Après, il était trop tard ! Je ne pouvais plus croire ce que vous me disiez ! Vous l’avez tuée, vous aussi ! »

Anaena était devenue blême.

« Cinq mille morts ! Cinq mille, en plus de Iolia. Nous avons payé cher nos préjugés, Tinkar, et toi ton orgueil !

— N’est-ce pas ? Nous avons fait un beau gâchis, vous et moi. Et tu oublies les morts des Autres ! Toute une cité. Combien étaient-ils là-dedans ? Quarante mille ?

— Oh ! ceux-là, je ne les compte pas !

— Tu vois, je ne peux pas les haïr ! C’est moi que je hais, et vous ! Que l’ennemi nous tue, c’est normal. Mais que, par bêtise, vous et moi … C’est cela que je ne puis pardonner !

— Tu oublieras, Tinkar. L’homme oublie pour vivre.

— L’oublier, elle ? Sais-tu que, à part ma mère, elle a été la seule dans ma vie qui m’ait témoigné de la tendresse ? J’ai été heureux, Anaena, pendant trois mois ! Tu ne peux imaginer ce qu’ont été ces trois mois de bonheur !

— Oh ! si, je sais ce que sont trois mois de souffrance. »

Il ne parut pas entendre.

« Je n’avais jamais connu cela, cette tranquillité d’esprit, cette amitié vivante, cette chaleur ! Quand je rentrais du laboratoire, le soir, elle m’attendait sur la porte. Tous les soirs, sauf ce dernier soir, où je suis rentré trop tard pour la voir me sourire une fois encore ! Je l’aimais, tu entends, et à part quelques camarades — et c’est bien différent ! — je n’ai jamais aimé personne d’autre ! Quand je me battais dans le parc, essayant vainement d’arrêter un ennemi que vous n’aviez pas su contenir, ce n’était pas pour ta cité, pas pour l’Empire, pas pour l’humanité mais pour elle, pour elle uniquement, pour le seul être pour qui je comptais, qui avait besoin de moi comme j’avais besoin d’elle ! Et je l’ai trahie, je n’ai pas su la protéger, je l’ai tuée ! Maintenant, tout le reste, je m’en fiche, je m’en fiche ! Tiens, fous le camp et laisse-moi boire ! Quand je suis ivre, je dors et j’oublie !

— Et tu crois qu’elle approuverait ? »

Il resta immobile, la bouteille en main, comme frappé d’un coup.

« Elle avait su voir l’homme en toi, au-delà du soldat. Mieux que moi, je le reconnais. Mieux que nous tous !

— Oui, et je l’ai tuée !

— Tu ne l’as pas tuée, Tinkar. Nous portons tous cette responsabilité. Moi la première. Si j’avais su passer par-dessus mes préjugés stupides, si j’avais été amicale envers toi dès le début, jamais ce mur de méfiance ne se serait développé ! Mais … »

Elle hésita, puis continua :

« Mais je souffrais de te voir avec cette femme. Là, voilà le secret !

— Oréna ? Mais elle n’a jamais compté pour moi ! C’était le brin de paille auquel se raccroche le noyé, dit-il stupéfait.

— Je crois que je t’ai aimé dès le jour où je t’ai vu, Tinkar ! Je ne t’ennuierai pas avec mon amour, n’aie pas peur. Tu m’as préféré Iolia, et tu as eu raison. Elle était meilleure que moi, et j’aurai toujours le remords de l’avoir insultée et frappée, là-bas, sur cette maudite planète. Si cela peut te consoler un peu, tu n’es pas seul à souffrir, même si nos souffrances ne sont pas comparables. »

Il resta longtemps sans répondre, puis plaça son bras autour des épaules de la jeune fille.

« Je ne sais si je pourrai un jour t’aimer, Anaena.

— Je ne te demande rien. Rien que la grâce de pouvoir pleurer avec toi, pleurer Iolia, et ce qui aurait pu être. »

II RETOUR À LA TERRE

« Voilà. Il sera facile à vos techniciens de construire, autant de traceurs qu’ils le voudront, avec ces plans. »

Tinkar jeta la liasse sur la table devant le teknor. Tan se leva, vint à lui.

« Nous avons eu des torts envers toi, et nous les avons payés cher. J’aurais dû … oh ! à quoi bon épiloguer sur le passé ? Aurais-je pu faire autrement ? La tragédie du Tilsin était déjà écrite, quand Kilos II obligea, par son oppression, les techniciens à quitter son Empire ! Le germe de haine était semé, il a grandi, et tu en fus la victime, et par contrecoup nous en fûmes aussi les victimes. »

Tinkar un geste d’indifférence.

« Que m’importe ? Quelle qu’en soit l’origine, le fait est là. Iolia est morte, par ma faute et par la vôtre. Je me moque du futur du Peuple des étoiles, et c’est uniquement en souvenir d’Iolia et des pèlerins que je vous donne ces plans.

— Pouvons-nous faire quelque chose pour toi ?

— Oui, me ramener à la Terre.

— Cela pourrait être dangereux pour le Tilsin.

— Pas maintenant que vous avez des traceurs. Vous me laisserez dans l’espace, à portée de vedette de la planète.

— J’avais espéré que tu pourrais t’intégrer à nous, Tinkar, fit Tan avec regret. Nous avons besoin d’hommes de ta valeur, pour contenir les Mpfifis. Et Anaena …

— Je ne me laisserai pas acheter, pas plus avec une femme qu’avec des honneurs ou du pouvoir.

— Et Anaena aura du chagrin, continua tranquillement le teknor. Me crois-tu assez bas pour proposer ma nièce en marché ?

— Tu le vois, nous n’arriverons jamais à nous comprendre. Il vaut mieux que je retourne vers les miens.

— Soit. Je te reverrai avant ton départ. »


La Terre tournait sous lui, la vraie Terre des hommes, dévoilant par les trous des nuages ses contours familiers. Quelques minutes plus tôt, il avait pris contact par radio, reçu ses ordres d’atterrissage. Dans trois heures, il toucherait le sol natal, mais cette idée le laissait froid.

« Tu reviendras, Tinkar, avait dit Holonas quand il était allé lui faire ses adieux. Tu es devenu plus Stelléen que tu ne le crois, et tu laisses ici trop de toi-même pour pouvoir l’abandonner à jamais. Tu as grandi, aussi. Si j’ai bien compris les leçons de l’Histoire, tu n’aimeras guère mieux ce que tu vas trouver que ce que tu avais quitté, et que tu as appris, chez nous, à mépriser. »

« Tu reviendras, Tinkar, avait dit le teknor. L’Empire écroulé, rien n’est plus à ta taille sur cette planète. Et tu trouveras un Tilsin transformé. Nul à bord ne pourra oublier qu’il te doit la vie ! »

« Tu reviendras, Tinkar, avait dit Anaena. Tu reviendras parce que je t’aime ! »

Il en doutait. Si changée que soit la Terre, c’était néanmoins son monde, sa civilisation. Petit à petit il oublierait. Il n’y avait que deux mois qu’Iolia était morte, et déjà il pouvait penser à elle sans devenir fou. Oh ! la douleur ne disparaîtrait jamais, le vide ne serait jamais comblé. Mais il devait y avoir tellement à faire sur la Terre …

Il se remémora ce que lui avait appris l’écoute des postes terrestres. L’Empire était tombé. Il ignorait encore les circonstances de sa chute, mais le Conseil qui gouvernait maintenant la planète ne cessait de lancer des appels aux derniers impériaux, leur demandant de cesser le combat, de se rallier pour reconstruire.

Le moment vint où l’astroport lui donna l’ordre d’atterrir. Il glissa lentement au-dessus du continent européen, effaré par les destructions qu’il pouvait voir partout. Br’lin, Lyon, Marseï n’étaient que ruines. Impéria apparut enfin, à cheval sur le détroit qui séparait l’Europe de l’Afrique. Les grands ponts intercontinentaux étaient écroulés, peu de navires voguaient sur la mer. Sur la rive sud, là où le palais impérial avait dressé son orgueilleuse silhouette sur le ciel, un vaste cratère s’ouvrait. L’astroport apparut enfin, immense étendue de béton, sur laquelle autrefois fourmillaient croiseurs ou éclaireurs. Il était presque vide maintenant, et, à gauche, des amas de ferraille rouillée marquaient la place de la tour de contrôle. Une petite tour, dérisoire, à peine haute de cent mètres, portait maintenant les antennes directrices.

Il eut un coup au cœur : là, coque cabossée, mais presque intact, le Scorpion, son torpilleur ! Il l’aurait reconnu entre mille. Nul autre n’avait cette proue effilée, ces deux tourelles doubles escamotables un peu en arrière du maître-beau.

« Ce vieux Scorpion ! Il en est sorti vivant ! »

Qui le commandait maintenant ? Un de ses anciens camarades ? Un inconnu ? Il fit piquer la vedette, négligeant les signaux, atterrit à côté de lui, sauta sur le sol. Il courut sur le béton craquelé, colla sa joue contre l’acier chauffé de soleil.

« Eh là ! Qu’est-ce qui vous prend ? Nous aurions pu vous tirer dessus, savez-vous ? »

Une voiture venait de s’arrêter près de lui, avec quatre hommes.

« Tinkar ! On me l’avait dit, mais je ne l’avais pas cru ! Où étais-tu pendant tout ce temps ? On t’avait porté disparu ! »

Per Erikson lui souriait derrière le pare-brise.

« Je te raconterai.

— Tu viens te rendre ?

— Peut-être. J’ignore tout de la situation.

— Monte. Je t’expliquerai.

— Qui commande le Scorpion ?

— Moi. Mais nous ne naviguons plus guère. Autre chose à faire. Tu sais que l’Empire est fini ? Le peuple a pris le pouvoir, et nous sommes gouvernés par le Conseil. Il n’y a plus de nobles.

— Et tu es dans leur armée ?

— Je n’avais jamais été un très fanatique partisan de l’ordre ancien. J’étais même suspect, pendant les derniers temps. Je me suis rendu presque tout de suite. Et toi ?

— J’ai fait pire, mentit Tinkar. Je n’ai pas délivré les ordres à la 7e flotte. Tiens, les voilà ! »

Il tira de sa veste le pli intact, où luisait le sceau impérial.

« Magnifique ! Tu vas être reçu à bras ouverts ! Si la 7e flotte était arrivée, tout aurait pu changer. Mais je ne t’aurais pas cru du côté des insurgés.

— Te souviens-tu de Hékor ?

— C’était ton ami, n’est-ce pas ? Je comprends.

— Qui gouverne ?

— Il y a Jon Simak, Louis Lantier, Herman Schwabe. Les autres, tu ne les connaissais pas. »

Mentalement, Tinkar fit la grimace. Trois anciens généraux, célèbres dans tout l’Empire pour leur vénalité, et leur soif de pouvoir.

« Je croyais que le peuple …

— Le Conseil gouverne au nom du peuple, coupa Erikson, lui donnant un coup dans les côtes. Tout à l’heure, tu vas être interrogé sur tes aventures. Pour le moment, as-tu déjeuné ? Non ? Eh bien, nous allons le faire ensemble. »

Le mess occupait une baraque de planches et de tôles. Le repas fut copieux, mais médiocre.

« Raconte-moi ce que tu as fait. Je ne devrais pas en parler avec toi, mais … »

Erikson se pencha en avant, confidentiel.

« Nous, anciens de la Garde stellaire, nous devons nous serrer les coudes. Tu sais peut-être des choses qui seraient dangereuses pour toi. Je t’indiquerai lesquelles, le cas échéant.

— Oh ! Je ne crois pas avoir grand-chose à craindre. Après avoir reçu mes ordres, j’ai décollé, pris la route de Fomalhaut, puis, hors de portée de détection, j’ai changé de cap, volé jusqu’à la limite de l’Empire, puis atterri sur une planète humaine.

— Une de la première colonisation ? Comment vont les choses, là-bas ?

— Pas mal ! J’ai été bien reçu, quoique j’aie fait exploser mon navire. Une de leurs astronef m’a ramené hier, et m’a laissé à deux millions de kilomètres de la Terre dans une de leurs vedettes.

— Sont-ils forts ?

— L’Empire, lors de sa plus grande puissance, aurait pu les écraser. Maintenant, nous ferons bien de les laisser en paix. Il y a là une confédération de plus de cent planètes. Ils ont quelques alliés non humains, aussi. »

L’histoire venait toute seule à ses lèvres, l’histoire qu’il avait soigneusement préparée pendant la dernière semaine de son séjour sur le Tilsin.

« Mais je donnerai tous les détails au service de renseignements. Dis-moi plutôt quelle est la situation ici.

— Bonne, autant qu’elle peut l’être. Je t’en parlerai plus à loisir ce soir chez moi. Car, en attendant de trouver un logement, tu viens chez moi. Pas question de refuser ! Entre anciens de la Garde !

— Comment se fait-il que les officiers de renseignements ne soient pas venus m’attendre ? Du temps de l’Empire …

— Trop occupés, sans doute. Je suis responsable de toi, pour le moment. Je dois te conduire au Service dans une heure. »

Ils parlèrent de choses et d’autres, de la révolte, de ceux de leurs camarades qui étaient morts — la majorité — de ceux qui avaient survécu.


L’interrogatoire fut long et minutieux. Les hommes qui le passèrent au gril de leurs questions lui étaient inconnus. Il raconta son histoire, donna des détails sur le monde où il était censé avoir vécu, montra quelques photos, dont le Teknor l’avait muni, de divers mondes visités par le Tilsin.

« Et ils vous ont confié un de leurs navires ? »

Tinkar sourit.

« Une petite vedette interplanétaire, bonne tout au plus pour quelques milliards de kilomètres, sans dispositifs hyperspatiaux.

— Lequel utilisent-ils ?

— Je ne sais. Différent du nôtre, je crois, mais on ne m’a jamais permis d’approcher de la salle des machines ni du poste de pilotage. En revanche, ils m’ont fait plusieurs démonstrations de leurs armes. À peu près celles que nous possédons, ou possédions. Je vous ferai un rapport écrit à ce sujet.

— Et leur politique vis-à-vis de nous ?

— L’expectative. Ils connaissaient l’existence de l’Empire et le haïssaient. Ils connaissent sa chute, et c’est ainsi que je l’ai apprise, et que j’ai demandé à être rapatrié.

— Bon. En attendant qu’on vous assigne un poste, tenez-vous à notre disposition. Vous toucherez votre solde de lieutenant. Si vous nous avez menti, tant pis pour vous !

— Je n’ai pas transmis les ordres impériaux ! Que vous faut-il de plus ?

— C’est vrai ! Le sceau autodestructeur était intact. Vous pouvez disposer. »

L’appartement d’Erikson était petit mais confortable. Installé dans un fauteuil de cuir, verre en main, Tinkar se détendit. Aussi la question de son hôte le prit-elle au dépourvu.

« Allons, vieux camarade, maintenant que nous sommes ici, à l’abri des oreilles indiscrètes, dis-moi la vérité. Où étais-tu ?

— Mais … Mais je te l’ai dit !

— À d’autres ! Tu haïssais le général pour avoir envoyé Hékor se faire tuer, c’est vrai. Mais l’Empire ? Tu ne vivais que pour lui ! Toi, ne pas transmettre un ordre ? Quelle bonne blague ! Tu as été fait prisonnier ? Il n’y a nulle honte à cela. Qui t’envoie ? Les Martiens ?

— Les Martiens ? Nous en sommes là ?

— Eh oui ! Mars est indépendant, Vénus aussi. L’Empire, ou plutôt le commonwealth du peuple est réduit à la Terre et à la Lune ! Des planètes sujettes des autres systèmes, nulle nouvelle. À moins que tu ne puisses nous en donner ?

— Je t’assure que j’ai dit la vérité !

— Admettons. Peu importe, je vais te dire la vérité à mon tour. Bien entendu, tu ignores tout de la conspiration ? Je vais essayer de te renseigner, bien que je ne sache pas tout, tant s’en faut ! Le chef de la conspiration contre Ktius VII était Bel Caron !

— L’historien ? Le cousin de l’Empereur ?

— Oui. Tu comprends maintenant pourquoi il était si difficile de prendre les conjurés. Bel Caron faisait partie du Conseil privé.

— Mais … c’était un doux rêveur !

— Ni rêveur ni doux, bien que … Enfin, comme tu le sais, la révolte éclata et dès le début prit une ampleur que nul n’aurait imaginée. Vingt jours après ton départ, et faute de l’arrivée de la 7e flotte, elle était victorieuse. Mais la majorité des villes était en ruine, la plupart des usines détruites, la famine et les épidémies commençaient à décimer le peuple. Sais-tu quelle est la population actuelle de la Terre, pour autant que nous puissions l’estimer ? Quinze cents millions !

— Quinze cents millions au lieu de …

— Au lieu de sept milliards, oui. Mais ce n’est rien. Les premiers mois furent remplis d’espoir. Caron groupa autour de lui des hommes énergiques et intègres, et commença à réorganiser l’Empire, ou ce qui en restait dans le système solaire. Le peuple, pour la première fois depuis des centaines d’années, jouit de libertés restreintes, mais réelles. La foi était là, qui aurait permis bien des choses si … le complot des généraux avait échoué. Mais il réussit. Caron et ses ministres furent assassinés, et maintenant les autres gouvernent. Tu sais aussi bien que moi ce qu’ils valent. Libertés supprimées de nouveau, guérilla partout, sécession de Mars et de Vénus, Titan éventré par une bombe N, la dernière qui restait dans l’arsenal, je crois. Voilà le monde que tu as rejoint, mon pauvre Tinkar !

— Et toi ?

— Moi ? Je m’étais rendu avant la fin de la révolte, comme je te l’ai dit. Le gouvernement Caron m’avait mis en disponibilité en attendant d’examiner mon dossier, ce qui fait que le gouvernement des généraux m’a réintégré. Je suis amiral de la flotte, Tinkar ! Mais quelle flotte ! Deux torpilleurs, dont ton Scorpion, qui est mon navire amiral, cinq éclaireurs, un vieux croiseur boiteux. Et quels équipages ! Sales, indisciplinés, techniquement nuls, sauf quelques rescapés. Les rares techniciens de valeur que l’Empire n’avait pas fait exécuter l’ont été par nos dictateurs ! Nous devons être trois ou quatre à connaître, sur ce monde, la théorie des hytrons ! C’est le grand crépuscule qui descend sur notre vieille. Terre, Tinkar. S’en relèvera-t-elle jamais ? Tu aurais mieux fait de rester là où tu étais, crois-moi. Mais ce ne serait rien encore, s’il n’y avait pas ce climat de délation perpétuelle, ces exécutions stupides, cette tyrannie sans envergure. Si j’avais été seul quand tu as atterri, je t’aurais dit : “Prends-moi avec toi, retournons d’où tu viens !” Mais j’avais avec moi Bétus, dont le seul rôle est de m’espionner. Au mess, j’ai pu te mettre quelque peu en garde, profitant d’une zone de silence où les micros sont neutralisés. »

« Si j’ai bien compris les enseignements de l’Histoire », avait dit le vieil Holonas …

« Que crois-tu qu’il va m’arriver ?

— Oh ! si tu ne fais pas d’opposition, tout ira bien. Ils ont désespérément besoin de techniciens. Tu es un traître à l’ancien Empire puisque, quelle qu’en soit la raison, tu n’as pas délivré les ordres. Tu peux avoir une place de choix, comme moi, avec une liberté limitée, à condition de savoir cacher tes sentiments et d’obéir sans hésitation. Nous serons trois, toi, moi et Jan Malvert. Peut-être un jour pourrons-nous fuir ? »

« Tu reviendras, Tinkar. » Peut-être avaient-ils eu raison. Mais il voulait se rendre compte par lui-même avant de se décider. Ce que les généraux avaient fait, pourquoi ne pas l’essayer ? De toute façon, le Tilsin ne serait pas au rendez-vous convenu avant six mois.


« Bon sang, pas comme ça ! Je vous l’ai montré dix fois ! »

D’un geste irrité, Tinkar arracha la clef des mains de la recrue, dévissa deux écrous. La culasse du fulgurateur lourd tomba dans sa main gauche prête à la recevoir.

« Ce n’est pourtant pas bien difficile !

— Excusez-moi, commandant. »

Tinkar regarda le jeune homme, maigre, maladroit, à demi affamé.

« Dire qu’il faut faire des astronautes avec ça ! »

Le soleil écrasait l’aire de béton craquelé, et, sous le hangar d’instruction, l’odeur de l’huile d’armes stagnait, écœurante. Plus de cinq mois déjà ! Son séjour sur le Tilsin semblait un rêve. Il y pensait le moins possible, attentif à ne pas réveiller la douleur, assourdie, mais toujours présente. Où étaient-ils maintenant ? Probablement en route vers la Terre, à moins que les Mpfifis … Mais non, ils n’avaient pas encore pénétré dans ce secteur de la galaxie, et le Tilsin était désormais armé pour les combattre.

Tinkar consulta sa montre : il était midi.

« Rompez ! Nous reprendrons l’instruction à deux heures. »

Les hommes saluèrent, partirent, encadrés par deux sous-officiers. Il les regarda s’éloigner, partagé entre le dégoût et la sympathie. Ce n’était pas leur faute s’ils étaient de si médiocres recrues. On ne forme pas un astronaute en prenant n’importe quel jeune homme de vingt ans. Ils étaient pleins de bonne volonté, parfois même d’enthousiasme, mais il leur manquait les bases les plus élémentaires en mécanique, et leur forme physique était lamentable.

Il haussa les épaules. Au moins, le peuple mangeait-il à sa faim, sous l’Empire. Et il n’était guère moins libre. Peut-être y avait-il eu des jours heureux, des jours d’espoir, sous le court gouvernement de Bel Caron. Cela valait-il les milliards de morts ? L’erreur des conjurés avait été de croire que tout le monde, à part les profiteurs de l’ancien régime, désirait la liberté. Beaucoup ne voulaient qu’un bouleversement de la société, la montée de ceux d’en bas en haut, sans qu’ils soient plus qualifiés pour gouverner que les parasites qu’ils avaient chassés.

Que lui importait ! Il avait voulu revenir sur la Terre, dans l’espoir de renouer des liens avec un passé qui avait complètement disparu. Il était, dans cette nouvelle société, un fossile, un monstre survivant de temps plus héroïques. Si Bel Caron avait réussi … Il était prêt à se dévouer à toute entreprise désintéressée. Il n’aurait plus pu supporter l’Empire, il le savait. Son séjour parmi les Stelléens l’avait trop profondément transformé, bouleversant ses idées, sa hiérarchie des valeurs. Il était devenu un inadapté, une sorte d’hybride, en qui vivaient encore des lambeaux de codes surannés, l’empêchant de se fondre dans la société stelléenne, mais qui, d’un autre côté, ne pouvait non plus vivre à l’intérieur de ces codes sans se demander trop souvent si l’autorité qui donnait des ordres en avait réellement le droit.

Il lui fallut se décider rapidement. Le Tilsin devait, dans dix jours, se dissimuler derrière la Lune, et attendre là quarante-huit heures. Après … après, ce serait sans doute fini à jamais. Il partirait pour ne plus revenir, emportant son étrange peuple, Tan, Holonas, Petersen, Anaena, tous ceux qu’il avait connus, qui avaient été ses ennemis ou ses amis, et le souvenir d’Iolia.

« Sans compter, ajouta-t-il avec un demi-sourire, les tableaux que Pei m’avait donnés. »

Il lui serait difficile de s’échapper. Erikson l’aiderait, peut-être aussi Malvert, mais ils étaient tous les trois suspects, sous surveillance presque continue. Depuis son retour, il n’avait pu effectuer qu’un vol de courte durée sur le Scorpion, avec à ses côtés deux « invités » dont l’uniforme de la Garde dissimulait mal l’allure raide des hommes de la police politique. La vedette était hors de service, ses moteurs « en étude ». D’ailleurs, relativement lente, et sans armes, elle n’aurait pas tenu dix secondes devant un éclaireur, même dans l’état pitoyable où ces derniers étaient actuellement. Un seul espoir lui restait, le Scorpion, mais pour le manœuvrer, il fallait être au moins quatre.

Il sortit du camp, à pied. Seul Erikson, en tant qu’amiral de la flotte, pouvait se permettre un glisseur. Il lui fallait traverser un quartier pauvre à demi détruit par les bombardements pour gagner le petit restaurant où il déjeunait, de préférence au mess sinistre ou aux boîtes « chic » que fréquentaient les profiteurs du nouveau régime. La foule coulait autour de lui, hommes aux vêtements déchirés, femmes trop lasses pour être coquettes, enfants silencieux aux bouches déjà amères. Son uniforme lui attirait quelques regards haineux, mais la majorité des visages n’exprimaient qu’une indifférence apathique. L’horreur de la guerre civile était trop profonde, le désespoir de la révolution confisquée trop grand pour qu’il puisse exister quelque esprit de révolte. Tinkar pensa aux paroles désabusées d’Erikson : « C’est le grand crépuscule qui descend sur la Terre. Finira-t-il jamais ? »

Que faisait-il donc là, lui, sur ce monde moribond ? Qu’avait-il fait, d’ailleurs, depuis que l’explosion de son astronef l’avait envoyé tourbillonner dans l’espace ? Avait-il réellement cherché à se faire admettre, à se faire respecter par les Stelléens ? Non, il avait boudé, opposé un stupide entêtement à de stupides préjugés. Comme si lui-même n’avait pas été bourré de préjugés ! Et ainsi il avait indirectement causé la mort d’Iolia ! Même du point de vue de son ancienne éthique, celle de la Garde stellaire, il avait été inexcusable. Les seuls moments qu’il pouvait se rappeler sans douleur et sans honte étaient ceux qu’il avait passés avec Anaena sur la planète sans nom. Anaena, qui l’aimait.

Il l’avait aimée lui aussi, brièvement, mais violemment, avant que ne s’impose à lui la douceur d’Iolia. Qui sait, sans la scène au camp des pèlerins, sans les injures d’Anaena, qui avaient piqué son orgueil, peut-être n’eût-il pas épousé Iolia. Il ne le regrettait pas pour lui-même, ayant été heureux pour la première fois de sa vie. Mais cela aurait-il pu durer ? Dans le fond de son âme, il en doutait. Peut-être valait-il mieux que les choses se soient passées ainsi, peut-être la torpille des Mpfifis avait-elle été miséricordieuse.

Des cris le tirèrent de sa rêverie. Deux soldats sur le seuil de la porte d’une taverne, tiraient brutalement vers l’extérieur une femme qui résistait. Deux autres, de l’intérieur, la poussaient. Le patron, pâle, gesticulait silencieusement, se tordant les mains, n’osant dire mot. Tinkar s’approcha.

« Que se passe-t-il ? »

Un des soldats se redressa, se mit en un garde-à-vous insolent.

« Oh ! rien, mon capitaine. Une putain qui ne veut pas coucher avec nous quatre.

— Lâchez-la ! Les ordres sont formels : pas de désordre en ville.

— Mais, mon capitaine …

— Lâchez-la ! Et rectifiez votre tenue !

— Bien, mon capitaine ! »

La femme se releva, chassant d’un mouvement de tête ses longs cheveux noirs de son visage. Tinkar la regarda distraitement. Jeune, assez jolie, bien que déparée par une vilaine peau rougeâtre. Où l’avait-il déjà vue ? Bah ! dans quelque bar.

« Quelle unité ?

— 3e régiment de ligne, mon capitaine.

— Bon. Vous présenterez mes respects à votre colonel, et vous le prierez de ma part de vous coller huit jours de prison à chacun. Voici ma carte. »

Il griffonna rapidement quelques mots, la tendit au soldat qui salua. Il tourna le dos, reprit sa marche.

« Holroy ! Attention ! »

Instinctivement, il courba la tête, fit un écart. Il sentit le vent de la balle, se retourna comme un éclair, tira sur le soldat dont l’arme fumait encore. L’homme s’écroula sur le pavé, ses compagnons s’enfuirent à toutes jambes.

« Qui a crié pour m’avertir ?

— Moi, dit la femme.

— Vous connaissez mon nom ?

— Qui ne connaissait pas le vainqueur de la course stellaire, autrefois ?

— Venez.

— Où cela ?

— Chez moi d’abord, déjeuner ensuite.

— Je suis chanteuse, capitaine, pas autre chose. »

Il rougit légèrement.

« Je ne fais pas payer mon aide, mademoiselle. Mais si vous avez un miroir, regardez votre visage, et vous verrez qu’un peu de toilette ne vous ferait pas de mal.

— Excusez-moi, je m’étais méprise. Mais dans ce cas, je préfère utiliser ma loge. Voulez-vous m’attendre, ou préférez-vous venir avec moi ? Si toutefois vous persistez dans votre désir de m’offrir à déjeuner ? »

Il la suivit dans la taverne, traversa à sa suite une vaste salle basse et sombre, vide à cette heure. Le patron, gros homme âgé, s’avança vers lui.

« Merci, mon capitaine, d’avoir tiré Elda des mains de ces brutes.

— C’est votre fille ?

— Non, une amie de ma fille. Elle travaille ici comme chanteuse. Oh ! elle chante très bien. Et sérieuse, avec ça. Elle pourrait gagner beaucoup d’argent si elle voulait, avec tous ces richards qui viennent s’encanailler ici, comme ils disent ! »

L’homme se fit confidentiel.

« Si quelqu’un vous gêne, mon capitaine, je puis trouver un homme qui, pour pas cher …

— Non, merci !

— À votre service ! »

La jeune femme le fit asseoir dans une petite pièce, passa dans sa loge, disant :

« Dix minutes, et je reviens. »

Il attendit, regardant un chromo de la bataille d’Antarès III, qui ornait un mur.

« Me voilà ! »

Il se retourna, resta pantois. Elle était transformée. Sa peau était claire, dorée, ses cheveux d’un blond roux.

« La comtesse Iria !

— Vous ne me trahirez pas, Holroy ? Il n’y a que vous et ce brave homme de tavernier qui connaissiez ma véritable identité.

— N’ayez aucune crainte. Mais lui …

— J’ai rendu à sa fille, autrefois, le service que vous venez de me rendre. Il ne l’a jamais oublié, et se ferait tuer plutôt que de parler.

— La comtesse Iria !

— Oui, le rêve inaccessible, comme m’appelaient les jeunes officiers de votre Garde, comme vous m’avez sans doute appelée vous-même. Accessible, je l’ai été, de force, pendant ces jours maudits !

— Ne craignez-vous pas d’être reconnue, si vous sortez ainsi ?

— C’est pour vous que j’ai repris mon aspect, pour quelques minutes. Un peu de rapicolor sur mes cheveux, un maquillage sur ma peau, et je serai redevenue telle que vous m’avez trouvée. Assez jolie pour une chanteuse de bar louche, pas assez pour valoir la peine d’un enlèvement.

— Pourtant, ces soldats ?

— Les accidents arrivent. Ce n’aurait été que la deuxième fois. Allons, je vous fais perdre votre temps. Je vais me préparer. Mais je voulais savoir si vous vous souveniez de moi !

— Vous n’avez pas changé !

— J’avais vingt ans alors, j’en ai deux cents maintenant ! Tenez-vous à me conduire dans un restaurant ? L’oncle David peut nous faire un excellent repas ici-même.

— Comme vous voudrez. »

Le repas, servi dans une petite pièce aveugle, fut le meilleur que Tinkar eût fait depuis longtemps, depuis qu’il avait quitté le Tilsin : viandes savoureuses et bien préparées, légumes frais, fruits impeccables. Il s’en étonna.

« Oh ! ce n’est pas surprenant. La taverne de l’oncle David est fréquentée à la fois par la lie de la population et par ceux qui se considèrent comme l’élite, bien qu’ils ne vaillent guère mieux que les autres. Nos nouveaux nobles ont de l’argent. Oncle David leur en prend une partie.

— Oncle David ?

— C’est ainsi qu’il aime que je l’appelle. Je ne répondrais pas de son passé, ni même de son présent, mais envers moi il est parfait. J’ai “sauvé sa petite Thésa de la honte”, comme il dit. Il m’a recueillie, après que …

— Ce fut un terrible choc pour vous.

— Oui. En quelques mois, passer du sommet de la société à sa base, voir sa famille assassinée, ses amis morts ou disparus …

— Comment Caron a-t-il toléré cela ?

— Je ne parle pas de la première révolution ! Ma famille y perdit des plumes, bien sûr, comme tout le monde, mais c’était supportable. Caron était mon cousin, et nous a protégés. Nous étions d’ailleurs une des rares familles nobles qui ne fût pas trop détestée par le peuple. Non, c’est après. Après la prise du pouvoir par cette bande de canailles qui nous gouverne, et que vous servez !

— Que voulez-vous que je fasse ? Que je rétablisse l’Empire à moi tout seul ? Quand je suis rentré de mission, il y a presque six mois, j’ai trouvé la situation telle qu’elle est. J’ignorais tout sur tout ! On m’a proposé ce poste d’officier instructeur. Qu’aurais-je dû faire ? Tirer un fulgurateur que je ne possédais plus et me faire massacrer ? Je n’ai pas l’intention de servir ce pouvoir jusqu’à ma mort, comtesse !

— Laissez tomber ce titre désuet, Tinkar. Je ne suis plus qu’Elda la chanteuse. Je finirai, par lassitude, par épouser n’importe quel homme du peuple qui ne sera pas trop sale et par élever de petits esclaves. Que puis-je faire d’autre, moi aussi ? »

Une larme roula lentement sur sa joue.

« Ah ! si je pouvais partir, émigrer ! Il doit bien y avoir quelque part des planètes où la vie n’est pas aussi abjecte. Mais il n’y a plus d’astronefs de commerce et mon yacht, mon Diamant, gît quelque part, éventré, je ne sais où. Plus jamais je n’aurai la joie de piloter, c’est fini ! Vous au moins, de temps en temps …

— Oui, avec deux policiers pour m’encadrer ! Mais j’avais oublié que vous saviez piloter.

— J’ai même gagné la course Terre-Pluton et retour, catégorie féminine. Évidemment vous, de la Garde, considériez cette épreuve comme puérile ! Ce que vous pouviez être agaçants avec votre supériorité de mâles !

— Vous savez donc piloter, rêva tout haut Tinkar. Sauriez-vous surveiller des hytrons ?

— Je ne l’ai jamais fait, mais … Pourquoi me demandez-vous cela ? Parlez, vite !

— N’ayez pas trop d’espoir. Une idée folle. »

Elle se leva, enfonça ses doigts dans son bras.

« Vous voulez partir ! Voler une astronef ! Ne partez pas sans moi, Holroy ! Je ferai n’importe quoi, je laverai le pont, je …

— Rien de tout cela ! La seule chose est de savoir si vous pourriez surveiller des hytrons. Le Scorpion est toujours prêt au départ à un détail près : le régulateur automatique est enlevé, et entre les mains de la police spéciale. Il faudrait donc être quatre à bord : un pilote, un navigateur, un troisième aux commandes de l’artillerie, et le quatrième aux hytrons, pour compenser manuellement les déviations. Sauriez-vous le faire ?

— Si je me rappelle bien, dans les temps anciens, il y avait toujours un mécanicien à ce poste. Ce n’est pas très difficile, il faut simplement tourner un volant jusqu’à ce que les lampes rouges d’alerte s’éteignent.

— Non, ce n’est pas difficile, mais demande du sang-froid. Si on laisse la déviation augmenter jusqu’à ce que les axes se croisent, vous savez ce qui arrive !

— Je suis prête à le risquer !

— Oui, mais nous, sommes-nous prêts à le risquer ? Il faudrait que je puisse tester vos réflexes, votre temps de réaction. Et vous ne pouvez pénétrer dans le camp, c’est donc impossible. J’en parlerai aux autres, et je vous ferai savoir leur réponse. À bientôt donc, Iria. Puis-je avoir confiance dans votre “oncle David” pour vous transmettre un message ?

— Mais vous reviendrez me voir, n’est-ce pas ?

— Non, inutile d’attirer l’attention sur cette taverne.

— Le cadavre du soldat n’attirera-t-il pas l’attention ?

— Non, il arrive tous les jours que nous soyons obligés d’en abattre un ou deux, pour meurtre, mutinerie, etc.

— Alors, dites simplement à l’oncle David que vous confirmez notre rendez-vous.

— Si tout va bien, quand vous me verrez dans la salle pendant votre tour de chant, sortez par la porte latérale immédiatement après. Je vous y attendrai. »


Tinkar se pencha sur l’homme qu’il venait de tuer, sans bruit. Un visage banal de soldat anonyme, que le destin avait placé au mauvais endroit au mauvais moment. La pluie croulait sur l’astroport, noyant les rare lumières.

« Allons, venez ! Sortons d’ici ! »

Ils laissèrent le cadavre dans la baraque de garde, filèrent sous l’averse, pataugeant dans les flaques accumulées dans les trous du béton défoncé. Lentement, une forme plus obscure apparut sur le fond de ténèbres, luisant faiblement par moments sous le pinceau d’un phare tournant, là-bas à l’autre bout du terrain.

« Qui va là ? chuchota une voix.

— Tinkar !

— Avancez vite ! Ils ont changé les heures de relève. Malvert vient de me le dire. Nous avons peut-être un quart d’heure !

— Bigre ! Venez ! »

Le bref éclair d’une torche montra un trou béant dans le flanc du navire, au haut d’une échelle métallique.

« Tout le monde à bord ! »

Le sas se referma avec un claquement qui leur parut retentir jusqu’à la ville.

« Ici, Iria, suivez-moi.

— C’est la première fois que je pénètre dans un navire de guerre.

— Voici votre poste. Vous voyez cette batterie de lampes rouges, actuellement éteintes. Il y en a huit, six pour les alignements spatiaux, deux pour l’alignement temporel, le phasage. Elles sont disposées en quatre groupes, avec sous chacun un volant. Si dans un groupe la lampe de droite s’allume, vous tournez le volant vers la droite. Si c’est celle de gauche, vous tournez le volant vers la gauche, jusqu’à ce que la lampe s’éteigne. Au moment où la lampe s’allume, un sifflet se fait entendre pendant cinq secondes. Si au bout de ces cinq secondes vous n’avez pas obtenu l’extinction, vous tirez ce levier rouge à fond : il met les hytrons hors circuit, si l’alignement n’est pas trop dérangé. Sinon …

— Et si plusieurs lampes s’allument à la fois ?

— Deux au plus. Vous faites de votre mieux. N’ayez pas peur, c’est plus long qu’on ne croit, cinq secondes. Mais il est très rare que le dérangement se fasse dans deux plans. Jamais dans trois. Quand les hytrons seront en service, la lampe verte s’allumera. À partir de ce moment, vous ne devez quitter des yeux les lampes rouges sous aucun prétexte ! Attachez-vous bien dans votre fauteuil, car si vous êtes obligée de tout couper, le choc sera rude. Vous avez compris ! Répétez ce que j’ai dit … Bon, très bien. À tout à l’heure, et bonne chance !

— Bonne chance à nous tous, Holroy ! »

Il pénétra dans le poste de commandement d’où, si souvent, il avait dirigé le Scorpion. Erikson y était déjà, installé dans le fauteuil du navigateur. Malvert était invisible, enfermé dans la tourelle de contrôle de l’artillerie.

« Tu crois qu’il tiendra ?

— Mon Scorpion ? Bien sûr. Tout est prêt ? La liste ! Circuit pilotage ?

— Clair !

— Circuit vision ?

— Clair.

— Circuit artillerie ?

— Clair.

— Gravitons ?

— En charge.

— Hytrons ?

— En charge. État neutre. Alignés.

— Inertrons ? »

Ils entendirent le ronflement d’un moteur. Tinkar activa l’écran de nuit. Quatre camions roulaient vers eux à toute allure, des hommes couraient vers le croiseur, à cent mètres à leur gauche.

« Au diable le reste de la liste. Lève-le, Tinkar, lève-le !

— Ne t’affole pas, nous avons le temps. Attention, nous partons ! »

Le Scorpion se releva lentement de terre, son nez pointant vers le ciel couvert, prit de l’altitude. À l’endroit où il avait reposé explosèrent des grenades. Tinkar appuya à fond sur la manette de puissance. L’accélération, mal compensée par les inertrons en mauvais état, les enfonça dans leurs sièges. Par le communicateur interne leur arriva un gémissement.

« Tenez bon, Iria ! À peine hors de l’atmosphère j’activerai les hytrons, et ce sera fini !

— Je tiendrai !

— As-tu calculé le saut, Eriks ?

— Deux A L.

— Ça suffira. Altitude ? Mon altimètre semble déréglé.

— Quarante kilomètres. Le croiseur décolle !

— Envoie-lui une chimique, Malvert ! Montre-leur que le Scorpion a encore son dard ! Altitude ?

— Cinquante !

— Je passerai dans l’hyper quand nous serons à cent.

— Dangereux, ça !

— Trop tard pour reculer ! La torpille ?

— Pas encore arrivée. Ah ! la voilà ! Touché ! »

Sur l’écran arrière, une fleur de feu trouait la nuit.

« Il en faut plus d’une pour tuer un croiseur ! Mais ça va les retarder. Altitude ?

— Quatre-vingt-deux !

— J’aurais cru davantage. Le Scorpion n’est plus ce qu’il était ! Pourtant, la coque doit être rouge, si j’en crois les thermos ! Avertis-moi à cent !

— Ça y est !

— Attention, Iria, j’active ! Bougre de salaud ! Tu avais bloqué mon altimètre pour que je ne voie pas que nous sommes déjà à deux cent dix !

— Nous avions le temps ! Pas particulièrement recommandé de passer dans l’hyper à moins de deux cent kilomètres d’une planète !

— Ça va ! Sept minutes de saut. Attention : Trois, deux, un, zéro ! »

Ils ressentirent la nausée familière.

« Espérons qu’avec leur équipages de recrues, ils ne pourront pas nous suivre.

— J’ai inspecté le croiseur cet après-midi. Ils auront du mal à faire marcher leur traceur. Quelle route dois-je calculer, Tinkar ?

— Deux AL. 180 degrés !

— Tu veux retourner à la Terre ? Pour quoi faire ? Allons plutôt tout droit vers le monde où tu as vécu !

— J’ai rendez-vous derrière la Lune, il n’y a pas de planète ! Toutes mes excuses pour vous avoir raconté des histoires, mais si je vous avais dit la vérité, vous ne m’auriez pas cru. Nous devons rencontrer une cité du Peuple des étoiles. Après, nous verrons. Si vous ne voulez pas restez avec eux, ils vous déposeront sur le monde de votre choix.

— Le Peuple des étoiles ?

— Oui, des descendants des scientistes qui ont fui sous le règne de Kilos II.

— Et tu es venu espionner pour eux ?

— Non. Ils se moquent pas mal de la Terre. C’est plus compliqué. Je vous raconterai à loisir, plus tard. Je ne vous ai pas trahis, croyez-le ! »


« Tinkar ! Tu es revenu ! Qui sont ces hommes ?

— Des amis qui m’ont aidé, tout en ignorant votre existence.

— Et celle-là, c’est aussi une amie ?

— La paix, Ana ! J’expliquerai tout. Pour le moment, il y a plus urgent. Tan, peut-on prendre mon Scorpion à la place de la vedette ? Il est à peine plus grand.

— On peut essayer. Je crois que oui.

— J’aimerais tant le garder ! C’est un bon navire, et il pourrait nous être utile. Il est armé. À tout à l’heure, vous autres ! »


« Et voilà, conclut Tinkar. Je ne puis plus vivre sur la Terre, je ne crois pas pouvoir vivre avec vous. Que me reste-t-il ? Une ancienne planète de l’Empire, ou un monde extérieur ? J’y serais aussi un étranger. Quand j’étais avec vous, j’avais l’espoir de retourner chez moi. Oh ! je savais qu’il y aurait des changements, mais je ne les imaginais pas tels qu’ils sont !

— Tu t’habitueras mieux à la vie sur le Tilsin, maintenant que ce faux espoir est mort, dit le teknor.

— Peut-être. J’ai peur que vous ne puissiez imaginer à quel point cela me sera difficile. Vous pensez si différemment de moi ! Un seul exemple : il vous paraît normal de changer de cité. Oh ! je sais bien que partout vous retrouvez la même culture ! C’est là le point important. Pour moi, chacune de vos cités serait un autre monde, avec ses coutumes différentes de celles auxquelles j’aurais été habitué, et sans que j’aie en moi le fonds commun qui vous permet de vous adapter sans peine, avec ses subtiles différences de dialecte, que je ne puis apprécier, ses plaisanteries rebattues, et qui pourtant me sont incompréhensibles. Que voulez-vous dire quand vous faites allusion au scaphandre de Jona le Grand ? Que signifie le coup du teknor ? Et bien d’autres locutions.

— Tu es impatient, Tinkar, dit Anaena. Tu n’as vécu avec nous que quelques mois. Tout est changé maintenant. Nous avons compris que les civilisations planétaires possèdent aussi des traits que nous aurions intérêt à adopter. La leçon a été durement apprise, bien sûr, mais … Oh ! excuse-moi. Tu l’as apprise plus durement encore !

— Je ne suis pas prêt à l’oublier ! Soit, j’essaierai loyalement de m’adapter. Que va-t-on faire de mes camarades ?

— Ce qu’ils voudront. Ils pourront rester ici, ou bien nous les débarquerons sur la planète de leur choix. Il vaudrait mieux qu’ils restent, pour toi.

— Possible. Je suis épuisé. Puis-je me retirer ?

— Je t’accompagne. »

Il ne reconnut pas son petit appartement. Les tableaux de Pei avaient été encadrés, de nouveaux meubles apportés. Un instant, il eut l’impression de rentrer chez lui.

« Je savais que tu reviendrais, Tinkar ! J’étais résolue, au besoin, à aller te chercher avec une vedette armée si tu n’avais pu t’échapper. Cet arrangement te convient-il ?

— Oui, merci, Ana. Je ne mérite pas toutes ces prévenances. Je ne suis qu’un âne entêté, qui a fait son malheur, et celui des autres !

— Nous n’avons rien à t’envier de ce côté-là. Fais un effort, Tinkar ! Je t’aiderai, tu verras. Tu réussiras cette fois !

— Tout s’est écroulé autour de moi. L’Empire, la Garde, l’estime que j’avais pour moi, ma confiance ! Ne te cramponne pas à un cadavre vivant. Le moindre des hommes du Tilsin vaut mieux que moi.

— Je ne le crois pas. Parlons d’autre chose. Nous avons mis tes amis dans des appartements voisins. Que sont-ils ?

— Les hommes ? Des camarades de la Garde. La femme ? Une aristocrate qui fut moins nulle que les autres.

— Elle est belle.

— Oui. Les jeunes officiers l’appelaient “le rêve inaccessible”. Elle en était fière. Sa famille était très riche, et aucun de nous n’avait de chances de pouvoir l’épouser. Mais elle n’était pas méchante, simplement vaine, bien qu’elle ait eu le courage de piloter elle-même son yacht dans l’espace. J’ai dansé avec elle, une fois …

— Tu ne l’aimes pas ? »

Il eut un petit rire.

« Moi ? Je n’aime plus personne, pas même moi !

— Oui, je sais, dit-elle tristement.

— Oh ! cela me passera un jour, sans doute. Bonsoir, Ana. Merci. »

III LA FACE DANS L’ABIME

Le cosmos déployait sa splendeur glacée sur tous les écrans du poste de contrôle privé du teknor. Tan, assis dans un grand fauteuil bas, verre en main, écoutait Tinkar parler en se promenant de long en large. Anaena, appuyée à la table, écoutait aussi.

« Cela vaut-il la peine de survivre, quand tout s’est effondré autour du soi ? Il est possible que ma vie, celle que je menais dans la Garde, ait été vide, fondée sur des mensonges. Combats courageusement, sois loyal à tes chefs, vénère l’Empereur, et tout ira bien pour toi, en ce monde comme dans l’autre. Et surtout ne pose pas de questions ! Accepte ta vie comme elle vient, tue, pille, viole au besoin. Mille hommes de peuple ne valent pas un soldat, et mille soldats ne valent pas un garde stellaire. Tu as de beaux jouets, des astronefs rapides, puissantes ; une seule d’entre elles peut éventrer une planète. Amuse-toi selon les ordres de l’Empereur. Laisse à d’autres le soin de se tourmenter, à tes chefs les plans de campagne, jusqu’à ce que tu sois devenu un chef toi-même, si tu ne meurs pas bravement au combat. Laisse les prêtres s’interroger sur les fins dernières. N’y a-t-il pas l’Empereur, émanation de la divinité, qui ne saurait faillir ? Voilà, telle était mon existence. Je voyais bien que tout n’allait pas pour le mieux dans le meilleur des mondes, mais ce n’était pas à moi de vouloir le changer.

« Puis vint la révolte. J’ai été projeté dans le vide, après le sabotage de mon astronef. Je n’avais pas peur de la mort et il eût sans doute mieux valu que je meure alors. Proprement, comme un garde ! Vous m’avez recueilli. Vous m’avez nourri, donné ma liberté à l’intérieur de votre mondicule errant. Et vous m’avez humilié. Pour vous, je n’étais qu’un chien de Planétaire, tout juste bon à garder en réserve, car, par hasard, il possédait peut-être un secret intéressant. Je ne vous en veux pas, vous ne pouviez guère faire autrement. À vrai dire, quand je regarde en arrière, quand je vois sur quelles pitoyables croyances se fondaient ma vie et ma conduite, je ne puis que reconnaître que vous aviez raison ! Je ne méritais que le mépris qu’un civilisé porte à un barbare. Mais, et c’est là que vous avez montré que votre civilisation était aussi injuste, aussi cruelle que ma barbarie, il ne vous est pas venu à l’idée que, si j’étais un barbare, ce n’était pas ma faute ! Il ne vous est pas venu à l’idée qu’il est dangereux d’humilier un barbare, quand on ne le tue pas immédiatement après. Il ne vous est pas venu à l’idée qu’un barbare puisse souffrir ! »

Il leva la main, arrêtant les objections.

« Je sais ! Après un temps, vous avez partiellement changé d’avis. Quelques-uns d’entre vous ont commencé à me considérer comme humain. Oréna la première. Je l’ai d’abord amusée, puis … J’ai quelque remords à sa pensée. J’ai usé d’elle, comme je l’aurais fait d’une fille du peuple, sous l’Empire.

— Elle ne méritait pas mieux, coupa Anaena. Sais-tu que c’est elle qui a volé tes plans ?

— Comment ça ?

— À partir des traceurs, et en nous aidant des notes que tu avais laissées dans ton laboratoire, nous avons développé des communicateurs hyperspatiaux. Quelle fut notre surprise, en essayant l’écoute, d’entrer en contact avec le Frank, qui en avait aussi !

— Mais pourquoi a-t-elle fait cela ?

— La peur panique qu’elle avait des Mpfifis. Elle a cru que tu ne nous donnerais jamais ces plans. Elle les a pris, dans l’intention d’en faire profiter tout le Peuple des étoiles, et de renforcer son parti avantiste. Dans l’espoir, sans doute aussi, de te braquer contre moi. Elle y a réussi !

— Ainsi c’est elle la cause de … Enfin, le passé est mort. Vous savez comment ce vol m’a confirmé dans l’idée qu’il n’y avait rien de commun entre nous. Mais cela n’aurait rien été. Vous avez fait pire, vous avez détruit ma foi, mes raisons de vivre, et vous n’avez rien mis à la place. Oh ! personne n’a fait de propagande contre l’Empire. Vous vous êtes contentés de dire que vous le haïssiez, et ça, je puis le comprendre. Mais vos livres, vos conversations, votre existence même ont été de destructeurs. Si une civilisation aussi puissante avait pu se développer sur des prémisses aussi différentes des nôtres, il était évident que l’Empereur ne pouvait guère être divin ! Puis j’ai rencontré Iolia.

« Son peuple a été meilleur pour moi que vous ne l’avez été, et plus franc. Ils m’ont offert leur religion, ils ont compris qu’en moi il y avait un vide. Mais c’était trop tôt ou trop tard. Trop tôt, car il me restait une empreinte encore profonde de l’Empire. Trop tard, car votre travail de destruction était déjà fait.

« Je vous ai haï, oh ! combien je vous ai haï ! Même toi, Anaena. Et pourtant, quand le hasard nous a fait frères d’armes sur cette planète sans nom, j’aurais pu t’aimer et être sauvé. Mais vivait dans mon cœur, comme un serpent, la certitude que tu avais machiné ce vol de mes plans. L’injustice de ta conduite envers Iolia m’a révolté aussi. Et j’ai épousé Iolia, la douce Iolia, espérant trouver auprès d’elle le repos et l’oubli. Vous savez ce qui est arrivé, par ma faute, et la vôtre !

« Maintenant, je suis revenu, chassé de la Terre où j’avais cherché, combien puérilement, un refuge. Vous semblez heureux de me revoir, vous me pressez de m’assimiler à vous. Moi, je veux bien. Que me reste-t-il d’autre à faire ? Mais ne croyez-vous pas que j’aurais de meilleures chances, si j’arrivais à vous comprendre ? À quoi croyez-vous donc ? Qu’est-ce qui vous pousse à vivre ?

— Nous croyons en l’homme, Tinkar, dit doucement le teknor. Ou plutôt en l’intelligence, car il est des races non humaines, différentes de nous par leur aspect, et qui sont quand même humaines, au sens où je l’entends. À l’homme. Mais à un type d’homme tel que tu n’as jamais été, malgré ton esprit puissant, tes muscles et ton courage. Tu n’es encore qu’un enfant. Je ne mets pas en doute tes qualités viriles, mais elles ne suffisent pas. Il ne sert à rien d’être capable de regarder la mort en face, si on n’est pas capable de la regarder en face seul !

« La majorité d’entre nous ne croit en rien d’autre. Oh ! nous ne nions pas ce que nous ignorons. Il est possible qu’il y ait un Dieu, mais s’il est, il est si différent de ton Dieu qui déléguait sur Terre — une misérable planète d’une petite étoile d’une galaxie moyenne — qui déléguait sur Terre un empereur ! Il est différent du Dieu des pèlerins, qui leur fit une promesse. Appelle Dieu l’inconnaissable, si tu veux. Il est rassurant de penser que l’Univers n’est pas vide, qu’il existe quelque chose qui le transcende, et qui l’a causé. Pour moi, je ne puis me leurrer. Ce Dieu est indifférent au sort des hommes, tout est comme s’il n’existait pas.

« Sur des millions de planètes, nous le savons, la vie est apparue. Dans la boue de marécages, dans la tiédeur sale des eaux primitives. Il n’y a nulle preuve que la vie fait partie d’un plan établi, elle a dû naître, non pas par hasard, mais comme le résultat inéluctable de processus physico-chimiques. Son abondance dans le cosmos, les innombrables mondes où elle a avorté me semblent la preuve de son manque de finalité en dehors d’elle-même.

« Car elle a une curieuse particularité, la vie, c’est celle de se continuer, de se défendre sauvagement contre l’entropie envahissante, de vouloir se perpétuer, même dans les pires conditions, même quand il n’y a aucun espoir.

« Puis, passé un certain degré de complication, est apparue la conscience, enfin l’intelligence. Et par là même, le cosmos s’est donné un témoin et un juge. Témoin vain, juge futile, dont nulle puissance extérieure n’exécuterait jamais les arrêts. Et la vie s’est mise alors à transformer le cosmos.

« Notre empreinte est encore infime : quelques planètes ravagées au cours de nos guerres, quelques mondicules ajoutés par nos efforts aux immenses globes célestes. Mais la vie commence à peine ! Elle n’a existé, dans ce coin du cosmos où tâtonnent nos explorations, que pendant le dernier milliard d’années. Sur notre planète-mère, l’intelligence n’a guère qu’un million d’années ou deux, si elle les a. Il y a une quarantaine de mille ans terrestres sont apparus les premiers hommes modernes. Deux races seulement sont plus anciennes, parmi celles que nous connaissons, les H’rtulu, qui ont environ cinquante mille ans derrière eux, et les Kiliti, qui en ont soixante mille. Toutes deux ont subi des conditions tellement difficiles qu’elles ne sont guère en avance sur nous.

« D’autres espèces ont disparu, écrasées par un soubresaut du monstre Univers : étoile explosant en nova, ou tout autre catastrophe. Nous avons maintenant franchi le seuil où nous aurions pu être détruits ainsi, Tinkar. Il est difficile de concevoir un cataclysme s’étendant sur plus de cent mille années-lumière. D’ici peu, nous irons aux autres galaxies : deux de nos cités explorent la nébuleuse d’Andromède.

« Nous ne pensons pas être déjà vainqueurs du cosmos. Nous sommes toujours de fragiles insectes, sujets à disparition par voix interne, par sénescence raciale. Mais, si nous avons le temps, nous conquerrons cet ennemi-là aussi. Nous nous répandrons, et pas seulement nous, mais toutes les races alliées, nous nous répandrons dans tout l’Univers.

« Pour quel but ? Aucun ! Notre volonté. Quand l’inanimé a produit l’intelligence, un pas décisif a été franchi. La vie intelligente, qui n’a aucun but dans le sens métaphysique du terme, à la propriété de se fixer son but elle-même. Nous conquerrons l’Univers parce que nous le voulons, ou que ça nous amuse.

« Mais tout cela n’est qu’un côté de l’histoire, Tinkar. Le plus important n’est pas là ! Le plus important est la conquête de l’intelligence par elle-même. Plus un être est réellement intelligent, plus il voit l’absurdité du mal, plus il s’efforce de le combattre. Oh ! je sais qu’il existe des hommes ou des êtres — les Mpfifis par exemple, et encore n’est-ce pas sûr — qui paraissent à la fois intelligents et vils. Je dis qui paraissent, car ce sont ou bien des malades, ou alors des imbéciles, malgré leurs réussites matérielles. Il faut être fou ou bête pour utiliser ses facultés à détruire au lieu de construire, ou bien alors sentir confusément qu’on n’en est pas capable.

« Le premier but que l’homme se fixe, c’est d’étendre aussi loin que possible le règne de la conscience. Le second, c’est de perfectionner cette conscience, de la rendre aussi constructive que possible. La première conquête est en bonne voie. Si l’homme terrestre ne la réalise pas, d’autres le feront. La deuxième, eh bien la deuxième est un peu en retard, car plus difficile. Nous sommes, nous, Stelléens, très en avance sur ce qu’était votre Empire. Tu as pu voir, ici même sur le Tilsin, qu’il nous reste un très long chemin à parcourir !

« Qu’est-ce qui pousse l’homme dans cette direction ? Je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est que construire donne à tout esprit normal, sain, plus de plaisir que détruire. C’est dans la construction seulement que l’homme peut pleinement se réaliser, en tant qu’individu et en tant qu’espèce.

« Évidemment, il est dur de penser que cette grande aventure est une aventure collective, que cette immortalité possible de l’espèce ne s’étend pas à l’individu. Étant vivant moi-même, je partage cette tendance de la vie à vouloir continuer. Je pourrais projeter ce désir en une croyance en l’immortalité personnelle. Je ne le fais pas, parce que je ne le peux pas. Je serais malhonnête avec moi-même. Je ne méprise pas ceux qui sont capables de le faire sans se mentir, tels les pèlerins. Je les envie. Et ta foi de barbare, ta croyance ancienne en une sorte de Valhalla des guerriers n’était pas non plus méprisable, tant qu’elle était sincère. Maintenant, tu ne peux plus la maintenir, et tu te trouves seul, face à un Univers immense, aveugle et sourd. Bien sûr, il y a de quoi être effrayé. Nous l’avons tous été, à un moment ou à un autre. Mais être un homme, cela consiste à regarder la réalité en face, même si elle est déplaisante, même si elle est horrible. En es-tu capable ?

— Mais que reste-t-il alors contre le désespoir, si l’Univers est vide de sens ?

— Ton affirmation que tu dois lui en donner un !

— Et que faites-vous quand cette foi vacille ? Car il doit bien exister des moments où elle vacille ! »

Le teknor se leva, marcha lentement vers un des écrans. Le Tilsin était immobile dans l’espace, à quelque distance d’une nébuleuse gazeuse qui étirait son écharpe légère sur un fond d’astres. Partout, dans tous les sens, le cosmos s’étendait, noir abîme que trouaient misérablement les étoiles.

« Ce que je fais ? Je me plante face à l’Univers et, sans me faire la moindre illusion sur la portée de mon geste, je le regarde en face et je crache sur lui ! »

* * *

« Nous allons émerger, Tinkar ! Viens-tu ?

— Où cela ?

— Chez Tan. Il a repéré une supernova qui vient juste d’exploser et nous allons nous arrêter à bonne distance. Nos astronomes veulent faire quelques observations. C’est rare, une supernova, tu sais !

— Soit. J’arrive dans dix minutes. »

Le visage d’Anaena disparut de l’écran. Il se laissa retomber sur son divan, prit son verre, but. Il buvait beaucoup, ces temps-ci, sans jamais être ivre. Trois mois déjà, depuis son retour.

Il les avait vécus comme dans un rêve, seul ou presque. Une fois les heures d’instruction militaire finies, il se retirait dans son appartement, lisait, méditait, buvait et dormait. Au début, ses compagnons terrestres étaient venus le visiter. Les deux hommes s’acclimataient facilement. Iria, après des débuts orageux, était parfaitement à l’aise dans cette civilisation nouvelle. Le choc qu’elle avait reçu lors de la révolution paraissait avoir en même temps tranché toutes ses racines. Sourdement, il l’enviait.

« Il est vrai que les Stelléens ont changé de conduite, pensa-t-il. En somme, j’ai frayé la route. »

Anaena essayait de le distraire par tous les moyens, mais sa présence même lui rappelait trop le passé, et il la fuyait. Elle en souffrait, et lui-même en était malheureux. Il jouissait de ce malheur, comme d’une punition envoyée par il ne savait qui ou quoi, pour une faute à demi oubliée. Parfois Tan venait le voir (ou le convoquait), essayant de l’arracher à son humeur sombre, puis, découragé, repartait.

« Il guérira sans doute, dit-il une fois à sa nièce. Il ne peut se pardonner la mort d’Iolia, dont il se considère comme responsable, ni celle de tous les Stelléens tués lors du combat. Je le comprends, il en est de même pour moi, avec cette différence que nous supportons tous cette culpabilité, et que, partagée, elle est plus légère.

— Crois-tu … ?

— Qu’il t’aimera jamais ? Il n’a jamais aimé que toi. Pour sa femme, il a eu beaucoup d’affection et de tendresse, mais je doute qu’il l’ait réellement aimée. Il le sait, ou le sent, et cela ajoute à son remords. Mais il est jeune, et finira pas oublier. Prends patience, tu es encore plus jeune, vous avez l’avenir.

— J’aimerais tant te croire !

— Ma petite Ana épousant un Planétaire ? On aura tout vu sur le Tilsin ! dit-il en souriant.

— Mais que faire ? Il est si malheureux !

— Rien. Il guérira de lui-même, ou ne guérira jamais. Mais je crois que tu peux espérer. »


Tinkar se leva lourdement, passa la main sur ses courts cheveux, haussa les épaules. Une supernova. Après tout, pourquoi ne pas la voir ? Un temps avait été, voilà si longtemps, où cette catastrophe stellaire l’eût passionné. Maintenant …

« Nous t’avons attendu pour émerger », dit le teknor.

Il donna un ordre. Les écrans de vision perdirent leur couleur grise. Tous, muets, béèrent. Une face de feu les regardait, une face humaine, gigantesque, suspendue dans l’abîme. Sous la chevelure flottant dans le vent cosmique, le front haut dominait des yeux d’ombre, et une grande barbe s’étalait largement, ondoyante.

« Qu’est-ce … qu’est-ce que c’est ? balbutia Anaena en se serrant contre Tinkar.

— La supernova, dit calmement le teknor. Mais j’avoue que je ne m’attendais pas à cela. »

Il modifia le réglage, la face grossit, sembla se précipiter vers le Tilsin, perdant en même temps de sa netteté, puis ce fut fini : il n’y eut plus qu’un bouillonnement de gaz entourant ce qui avait été une étoile.

L’écran du communicateur s’alluma, Holonas apparut, radieux.

« Le signe, Tan ! Le signe ! J’aurai assez vécu pour le voir ! Dieu a pardonné aux hommes ! »

Tan hésita un instant. Devait-il désillusionner le vieux pèlerin, ou lui laisser sa foi consolante ? Mais, étant bons astronomes, ils s’en apercevraient bientôt de toute façon.

« As-tu essayé de grossir la vue, Holonas ?

— Pour qui nous prends-tu ? Des enfants ? Bien sûr, c’est la supernova. Mais, dis-moi, quelles étaient les chances pour qu’elle prenne l’aspect, vue de loin, d’une face surhumaine ? Et juste au moment où nous sommes là pour voir ? C’est le signe, je te dis, le signe que nous attendions ! Béni soit le Seigneur ! »

L’écran s’éteignit.

« Eh bien, dit doucement le teknor, le pèlerinage est fini. Nos amis vont redevenir des hommes comme les autres. Je me demande s’ils seront plus heureux, une fois l’exaltation passée. J’ai peur que ce ne soit le début de leur vraie tragédie. »

Tinkar détourna le visage pour cacher une larme. Iolia aurait été si heureuse, elle aussi. Et par sa faute … Il se mordit la lèvre, et partit.

ÉPILOGUE

Tinkar se glissa dans le sas, revêtu de son scaphandre. Nul ne l’avait vu. Lentement, le bourdonnement des pompes décrût, le sas était vide. Il ouvrit la porte extérieure, et passa sur la coque.

Elle brillait sous la lumière de la supernova, lointaine maintenant, et qui n’était plus qu’une boule effilochée d’où toute ressemblance humaine avait disparu. Il fit quelques pas, arriva à une sorte de rail bas qui courait à l’infini sur le métal : un des cent cinquante-deux limiteurs de surface. Il s’assit sur lui. Quand, dans une heure, observations finies, le Tilsin passerait dans l’hyperespace, tout ce qui était au-dessous du niveau des rails disparaîtrait. Ce qui était au-dessus resterait dans l’espace normal. Y compris Tinkar — sauf ses pieds.

« Ce sera vite fait », pensa-t-il.

Il avait songé à sauter dans le vide, mais le souvenir de sa première chute l’en avait empêché. Inutile de prolonger une agonie. Maintenant, il avait une heure — non, cinquante-neuf minutes — pour méditer sur l’éternité.

Il était infiniment las, à bout d’énergie. Sans doute le suicide était-il considéré comme le pire déshonneur dans la Garde, sauf pour éviter de trahir, mais où était la Garde, maintenant, et que signifiait l’honneur ? Il n’y avait plus d’avenir possible, il n’avait pas le courage d’être un éternel exilé, aspirant vainement vers un monde disparu. Si seulement Iolia n’était pas morte, si seulement il ne l’avait pas tuée !

Anaena ! Elle pleurerait sans doute. Elle l’aimait. Bah ! elle trouverait facilement, parmi les jeunes gens du Tilsin ou des autres cités, quelqu’un qui vaudrait mieux que lui, et elle finirait par l’oublier. Et cette pensée lui fut amère.

Il n’y avait pourtant rien d’autre à faire. Il était fini, un outil pour lequel il n’y avait plus d’utilisation. La Garde était morte, l’Empire était mort, sa foi en poussière, et sur son âme pesait le souvenir d’un meurtre, le meurtre d’une femme qui l’avait adoré. Il valait mieux disparaître. Que ferait-il, au milieu de ce peuple étranger, en proie à l’éternelle nostalgie d’un ordre qu’il jugeait froidement abominable, mais qui avait été le sien ?

Il ne regrettait rien. Sauf en ce qui concernait Iolia, sa conscience était tranquille. Il ne se sentait pas plus coupable que le Scorpion. Il avait été un instrument, un instrument façonné d’une manière que les Stelléens n’arriveraient jamais à comprendre. Ses mains, avaient, au service de l’Empire, tué. Il refusait de s’en sentir responsable. Pourtant, parfois, quelque chose en lui s’était révolté, quand l’Empire avait voulu le transformer en bourreau. C’était un sentiment analogue qui avait sans doute animé les gardes qui étaient passés du côté de la révolte dès le début, et avaient assuré son succès.

Il leva la tête et, par une illusion fréquente pour les astronautes, il lui sembla que le Tilsin basculait, et qu’il se trouvait suspendu, la tête en bas, au-dessus de l’abîme. Les étoiles luisaient, froides, et il regretta de ne pas connaître plus de mondes. Puis ce désir passa : aurait-il couru toute sa vie d’un bout à l’autre du cosmos qu’il n’en aurait visité qu’une portion infime. L’Univers était trop vaste pour l’homme. Il pensa à la philosophie amère de Tan, et à ce qu’elle cachait de désespoir. Avait-il raison ? L’univers était-il une immense machine aveugle, dans laquelle l’homme, sans autre but que lui-même, promenait sa soif infinie de certitude ? Ou bien les pèlerins étaient-ils dans le vrai ? Y avait-il un Dieu, différent de celui qu’on lui avait appris à adorer et à craindre, un Dieu bienveillant qui n’abandonnait pas ses créatures, même dans le châtiment ? Restait-il quelque chose de l’homme après sa mort, et retrouverait-il Iolia, quelque part, au-delà de l’espace et du temps ? Il lui aurait été doux de le croire, mais, en cet instant de vérité, il ne pouvait y arriver. Tan avait probablement raison, l’agitation humaine était vaine, seule la race pouvait espérer l’immortalité.

La race humaine ! Quelque chose vivait en lui, qui avait vécu dans les premiers hommes, avant même les premiers hommes, quelque chose qui remontait à la mer primitive et qui s’était transmis jusqu’à lui, sans faille. La vie. Quelque chose qu’il ne transmettrait pas à son tour. En lui, le fil de la vie serait brisé, à jamais. Il se refusait à être complice. Puisque l’Univers l’écrasait, il remporterait sur lui la seule victoire possible, il éteindrait en lui, volontairement, une part du futur.

Il regarda sa montre. Encore dix minutes.

« Tinkar ! Que fais-tu là ! Es-tu fou ? Nous allons plonger ! »

Il se retourna, irrité. Anaena se tenait devant lui, face angoissée visible dans la lumière de la supernova, à travers le globe transparent du casque.

« Vite ! Je n’ai pas eu le temps de prévenir que je partais à ta recherche. Je t’ai vu par un périscope, et je suis si heureuse de t’avoir trouvé. Viens !

— Laisse-moi, Ana … Tu as encore le temps de rentrer.

— Viens, Tinkar, je t’en supplie ! Je t’aime ! Viens !

— Laisse-moi. Je ne serai jamais parmi vous qu’un paria. Il vaut mieux que je disparaisse. Je ne te mérite pas, Ana.

— Tinkar, tu es un lâche ! »

Elle se dressait devant lui, tellement qu’il eut peur que ses semelles magnétiques ne quittent la coque, et qu’il posa ses mains sur ses épaules pour la maintenir.

« C’est possible, Ana. Je le crois. C’est bien la raison pour laquelle je ne veux plus vivre.

— Soit. J’aime donc un lâche. Eh bien, tant pis ! L’enfer, le ciel, le néant, tout vaut mieux pour moi qu’être séparée de toi. Tu ne peux me refuser cette grâce, je pense ? »

Il la saisit, commença à marcher en glissant vers le sas. Elle se dégagea, tira de la poche du scaphandre un petit fulgurateur, le braqua sur lui.

« Oh ! non, Tinkar ! Tu ne me jetteras pas dans le sas !

— Ne sois pas stupide ! Tu as toute la vie devant toi !

— Sans toi, elle m’indiffère. Allons, il nous reste encore quelques instants. Réfléchis. Tu te sens un paria sur le Tilsin ? La belle affaire ! As-tu réellement essayé de t’adapter ? Non ! Bébé Tinkar casse son joujou parce qu’il n’est plus exactement comme il l’aurait voulu ! Tu vas finir par me faire croire que nous avions raison, que les Planétaires … Mais non, ce n’est pas cela. Tu crois avoir tué Iolia, et tu ne peux te le pardonner ? Crois-tu que je me le pardonnerai jamais ? Et pourtant, nous aurions pu être heureux ensemble, et nos enfants auraient été des Stelléens de la nouvelle race, celle qui ne connaîtra plus de préjugés, car nous allons être obligés de nous joindre aux Planétaires pour lutter contre les Autres. De toute façon, je reste, et tu mourras avec sur la conscience non seulement Iolia, mais moi aussi ! »

Il la regarda, engoncée dans le scaphandre, ses cheveux roux ramenés en épais chignon sur la nuque pour pouvoir entrer dans le casque transparent.

« Nos enfants … Jouer le jeu de l’Univers ? Mais si l’Univers ne jouait aucun jeu, s’il était bien la bête aveugle et stupide que croyait le teknor ? » D’un geste rapide, il fit sauter le fulgurateur de la main d’Anaena, l’enlaça et plongea dans le sas.

Il la remit sur ses pieds. Elle s’appuya à la paroi métallique, épuisée de tension nerveuse, n’osant pas croire encore qu’elle avait gagné la partie, qu’elle l’avait sauvé de lui-même. Il posa la main sur la manette de fermeture, resta immobile, les yeux perdus dans les constellations.

« Que fais-tu ? Ferme vite ! »

Il baissa la manette et, pendant que la lourde porte pivotait, cachant les étoiles, il se tourna vers elle et sourit.

« Rien. Je regardais une dernière fois l’abîme. »

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