PREMIÈRE PARTIE

I LA GRANDE CHUTE

Tinkar tombait entre les étoiles. Partout, autour de lui, au-dessus de lui, sous lui, l’infini, leurs points lumineux brillaient, impassibles. Il tournoyait en tombant et voyait passer la Voie lactée, comme une zone de feu glacé. L’instant d’un éclair, il entrevoyait le nuage de gaz qui était tout ce qui restait de son astronef. Peu à peu, exécutant les manœuvres apprises à l’école des Cadets, il ralentit son tournoiement, jusqu’au moment où la bande lumineuse de la galaxie sembla seulement basculer, lentement, comme une toupie à bout de course. Alors, il put réfléchir à son sort.

Il était seul, épouvantablement seul, à des milliards de kilomètres de toute vie, humaine ou autre. Son âme était pleine de désespoir, non à cause de la certitude de sa mort, mais de celle d’avoir échoué dans sa mission. Jamais il ne délivrerait son message à l’amiral commandant la 7e flotte, sur Fomalhaut IV. Les insurgés triompheraient sans aucun doute, l’Empire était perdu.

L’Empire …

Il ne songeait pas à son sort prochain. Pas encore. La rage de la défaite était en lui, plus amère de ne point résulter d’un combat, mais d’un sabotage. Mourir, peu lui importait. Il avait sacrifié sa vie le jour où il avait prononcé le serment. Elle ne lui appartenait plus, il ne respirait que par la grâce de l’Empereur.

L’urgence de sa mission ne lui avait pas laissé le temps de vérifier les hyperspaciotrons. D’ailleurs, qui eût pensé à la possibilité d’un sabotage, quand l’astronef qu’on lui confiait venait de la flottille de la garde personnelle ? Il y avait donc au moins un traître, là aussi. La pourriture gagnait. Et nulle possibilité d’envoyer un message. Les communicateurs hyperspaciaux, que l’on essayait à peine, ne portaient qu’à quinze années-lumière et nécessitaient une telle dépense d’énergie qu’on n’aurait pu les monter que sur les plus gros croiseurs. La 7e flotte n’en disposait pas encore, de toute manière. Et nul, parmi les fainéants de « scientistes », enfermés dans les laboratoires de l’Empire, n’avait été capable d’augmenter leur portée et de diminuer leur poids. Ou n’avait voulu. Pompeux imbéciles, vivant aux crochets de l’État, bons à rien ! Incapables même de loyalisme. N’en avait-on pas exécuté sept pour trahison, la veille de son départ ?

Cette fois, la révolte avait été préparée, longuement mûrie. Rien de ces soulèvements incohérents qu’avaient écrasés les empereurs Ktius IV et Ktius V, et le plus grand de tous, Anthéor III. Secrètement, Tinkar méprisa l’empereur actuel, Ktius VII, homme faible, qui se fût laissé arracher des « réformes » si la Garde stellaire ne s’y était pas opposée.

Tinkar avait été réveillé par la secousse, avant même que le bruit ne lui parvint. Se ruant à la fenêtre de la caserne il avait vu avec ébahissement la haute colonne de fumée tourbillonnante qui marquait la place où existait, quelques instants plus tôt, l’arsenal de Kileor. Puis, lugubres, les sirènes avaient hurlé. Habillé en un clin d’œil, il s’était trouvé, comme il convenait, au pied de l’échelle de coupée de son astronef, moins de cinq minutes après l’alerte, le carnet à la main, prêt à noter le nom du dernier arrivé. Puis, deux mois de lutte contre un ennemi insaisissable, refusant le combat, frappant par derrière, et dont les rares astronefs, chose effrayante, distançaient dans l’espace les croiseurs les plus rapides de la Garde stellaire.

Tinkar avait combattu sur Mars, sur Vénus, sur la Terre, et participé à un raid sur Abel, la troisième planète de Proxima Centauri. Pour le moment, la révolte ne semblait pas s’étendre plus loin dans l’Empire.

Sur Terre, tout ce qui avait été autrefois l’Europe occidentale et l’Amérique du Nord était déjà aux mains des insurgés. En Asie, de larges zones leur appartenaient. Une moitié de Mars, les deux pôles de Vénus, tous les satellites habitables de Jupiter et de Saturne. Lentement, inexorablement, les forces de la Garde battaient en retraite ; Impéria, la capitale, était maintenant menacée. Enfin, à contrecœur, l’Empereur avait dû se résoudre à faire appel à la Grande Flotte extérieure, dont l’escadre la plus rapprochée se trouvait près de Fomalhaut. Un, deux, trois, dix messagers étaient partis. Aucun n’avait sans doute réussi. C’est alors que le grand amiral avait fait appel à Tinkar.

Il avait gagné cinq ans de suite la grande course stellaire, de la Terre à Rigel III et retour, la première fois, chose inouïe, comme cadet. Si quelqu’un passait, ce serait lui. On lui avait remis le message scellé, et le scout le plus rapide de la flotte. Et il était parti, un matin, dans la fumée d’un violent bombardement chimique.

À peine au-dessus de l’atmosphère, il entra dans l’hyper-espace. Il était seul à bord du petit navire, mais cela ne le troublait pas. La vie d’un garde stellaire était de toute façon ascétique, presque monacale. Nul ne sembla le poursuivre. Le troisième jour, il fut cependant réveillé par la sonnerie d’alerte. L’écran de l’hyperradar était vide, mais un coup d’œil au tableau de bord le fit pâlir : le second hyperspaciotron était hors de phase. Il fallait émerger d’urgence dans l’espace normal et le réaccorder. Il s’en sentait parfaitement capable : l’entraînement des officiers de la Garde comprenait la théorie très poussée de l’hyper-espace et la pratique des hytrons, comme disaient les cadets. Mais un malheur ne vient jamais seul, et comme, avarie réparée, il se disposait à repartir, écrans baissés, comme le veut le règlement, un astéroïde minuscule faucha son antenne. Il eût pu attendre l’arrivée sur Fomalhaut IV, mais, outre que cela l’eût empêché d’envoyer les signaux de reconnaissance, « un bon officier ne ramène pas son astronef avec une avarie qu’il aurait pu réparer lui-même ». Il mit donc son scaphandre, et sortit sur la coque.

Après … Il y avait eu une première explosion, chimique probablement, assez faible. Il s’était cependant retrouvé dans l’espace, loin de l’astronef. Peu lui eût importé : son pistolet réacteur lui eût facilement permis de revenir. Mais il avait tout de suite compris : procédé standard de destruction après abandon. Une petite bombe placée entre les trois hytrons, support central détruit ou faussé, convergence des axes hyper-spatiaux. Et alors, l’enfer !

Il avait environ dix minutes pour s’éloigner, à plein jet du pistolet réacteur. Cela fut juste suffisant. Son jet, mal réglé, l’avait entraîné, tourbillonnant, jusqu’au moment où la lumière de l’explosion le rejoignit. Trois tonnes de matière essayant d’occuper la même place au même instant ! Déluge de radiations ultra-dures, contre lequel, espérait-il, la distance aussi bien que son scaphandre l’avaient protégé. Cela n’avait d’ailleurs aucune importance, il était condamné à mort.

Et maintenant, il tombait entre les étoiles. Il savait qu’il tombait, mais rien ne lui permettait de mesurer sa vitesse. Le nuage de gaz, encore faiblement lumineux, qui occupait l’emplacement de son astronef, ne pouvait lui être d’aucun secours, puisqu’il s’étendait lui-même à une vitesse inconnue.

Il tombait. Peut-être tomberait-il ainsi à jamais, momie ratatinée dans son scaphandre. Plus probablement, attiré par une étoile proche, il finirait volatilisé. De toute façon, il serait mort depuis longtemps, mort sans avoir pu délivrer son message.

Mort. Le mot n’avait pas encore de sens. On meurt de blessure, d’une explosion, d’un rayonnement, d’accident … ou de vieillesse. Il se sentait plein de jeunesse, le corps intact. Et pourtant il allait mourir. Ses chances d’être secouru étaient presque rigoureusement nulles. Pas tout à fait, cependant : dans une circonstance analogue, le capitaine Ramsay avait été recueilli, au bout de seize heures, par une astronef émergeant de l’hyper-espace à quelques centaines de mètres de lui. Donc ses chances n’étaient pas nulles, mais si désespérément faibles !

« Je vais mourir », pensa-t-il. L’idée ne l’effrayait pas, elle le fascinait plutôt. Il avait vu tant d’hommes mourir, de tant de manières ! Camarades tombés à côté de lui, sur les ponts des astronefs, ennemis que l’on trouvait, après le débarquement, calcinés ou déchiquetés … Et cette nuit terrible où il avait assisté, comme garde, à l’interrogatoire du physicien traître Alton, dans les souterrains du palais impérial. Il secoua la tête. Cette mort-là, il ne voulait pas s’en souvenir. Il avait longtemps gardé rancune à l’amiral de l’avoir désigné avec trois autres cadets pour monter la garde, comme si l’Empire ne possédait pas assez de sbires ou de bourreaux !

Homme méthodique, rompu aux dangers de l’espace, il fit l’inventaire de ses ressources : air pour vingt-quatre heures, nourriture concentrée, totalement assimilable, pour dix jours, batteries électriques bonnes pour un mois.

« Je mourrai donc d’asphyxie, dit-il à mi-voix. Ou plutôt, quand je verrai que c’est la fin, je couperai le courant, pour être congelé, et ne pas pourrir … ou peut-être je dévisserai le casque ! »

Il secoua négativement la tête. Cela, ce serait un suicide, et le code d’honneur de la Garde ne permettait pas le suicide : un officier lutte jusqu’au-delà de l’espoir.

Par acquit de conscience, il activa sa radio, lança un appel. La portée était faible, et aucune astronef amie n’errait, il en était sûr, dans ce secteur du cosmos. Quant aux ennemis, ils étaient trop peu nombreux pour qu’aucun se trouvât si loin d’une planète.

Rien ne répondit à son appel. Il plaça la commande sur le S.O.S. automatique, puis écouta sur la bande impériale. Rien, rien que le statique habituel, la voix des nébuleuses. Rien que cela, et le sifflement assourdi des valves d’arrivée d’air. Il attendit. Il tournait maintenant très lentement et aurait pu facilement arrêter son mouvement de rotation. Mais cette rotation ne le gênait pas, au contraire, lui permettant de surveiller l’espace.

Il consulta sa montre, et sursauta : il y avait exactement une heure qu’il tombait, une heure seulement. Une heure. Encore vingt-trois fois ce fragment d’éternité, et il serait mort, ou mourant. La respiration qui se fait courte, les oreilles bourdonnantes, la bouche qui s’ouvre en vain, cherchant l’air. Puis la descente dans la nuit. Et après, il l’espérait, le paradis des guerriers, s’il s’en était montré digne.

Tinkar n’était pas métaphysicien. On ne l’était guère, dans la Garde. « Obéis à l’Empereur et à tes chefs, suis les règles, combats bravement, sois fidèle jusqu’à la mort, et tu n’as rien à craindre. » Il avait été tout cela. Mais, en cette heure de vérité, il se sentait effleuré par un doute. La religion du peuple était différente : selon elle, les vertus guerrières ne suffisaient pas, il fallait aussi l’amour du prochain, le refus de tuer. Comment les hommes du peuple conciliaient-ils ce dernier commandement avec leurs révoltes féroces, Tinkar ne l’avait jamais compris. L’Empire favorisait cette religion de non-violence parmi la plèbe, sinon parmi les gardes. « Tu ne tueras point ! » Et pourtant il se souvenait des policiers crucifiés devant un temple, au début de la révolte. « Tu ne tueras point ! » Il est vrai que dans les livres de cette religion, il y avait aussi : « Qui frappe par l’épée périra par l’épée … »

Contes bons pour les enfants. Comment établir et conserver l’Empire sans tuer ? D’ailleurs, même si la Puissance suprême était bien telle que la décrivaient les prêtres du peuple, elle ne saurait lui en vouloir, à lui Tinkar, d’être ce qu’il était. Comment aurait-il pu faire autrement ? Enlevé par la Garde, pour faire un garde, dès sa naissance, ou presque. Il n’avait de ses parents qu’un très vague souvenir. Il croyait se rappeler que sa mère était blonde, avec de longs cheveux … Son père n’était qu’une vague et énorme silhouette …

Depuis, il avait vécu uniquement avec les autres cadets, puis parmi les gardes, son temps occupé par l’étude, l’entraînement athlétique, les manœuvres, les manœuvres sans fin, sur Terre et dans l’espace, ou sur d’autres planètes, généralement infernales. Comme détentes, les centres d’eugénique, où on leur livrait des filles du peuple, effarées, droguées, soumises et haineuses, à qui il était interdit de parler. Au début, il avait attendu ces vacances avec impatience, comme les autres. Puis peu à peu étaient montés en lui le dégoût, l’impression que, de ces séjours, il sortait aussi dégradé que les filles. Il se souvint de la réflexion de son ami Hékor, la dernière qu’il devait lui entendre proférer : « Jusqu’à quand donc l’Empereur nous ravalera-t-il au rang d’étalon ? »

Il n’avait plus revu Hékor, transféré le jour même aux marches et « mort glorieusement pour l’Empereur », dans quelque banale escarmouche de frontière devant les H’ron, les Tulms, ou autres non-humains.

Il tombait entre les étoiles. Il regarda sa montre : encore cinq heures d’air. Petit à petit, il s’engourdissait. Sa pensée tournait en rond, draguant dans sa mémoire des images qu’il croyait oubliées à jamais : sa rage, à onze ans, quand il avait été battu par un cadet plus âgé, ses larmes amères, d’orgueil blessé plus que de douleur, soigneusement dissimulées, car un vrai guerrier ne pleure pas. Une jeune fille du peuple, qu’il avait entrevue, dans la rue, et à qui il avait souri, un jour de printemps, recevant en échange un regard haineux et sournois. Un cadavre de chien, en travers de la porte d’une maison éventrée … Il tombait. La valve à oxygène sifflait dans ses oreilles : une seconde de moins, une seconde de moins … Puis la honte d’avoir failli à sa mission le submergeait de nouveau. Peut-être l’Empire s’écroulerait-il par sa faute ? Il aurait dû vérifier les hytrons, un bon officier vérifie tout. Mais comment aurait-il fait, alors qu’il avait l’ordre de décoller immédiatement ? Non, il ne pouvait empêcher ce sabotage. Une fois dans l’espace, il était trop tard …

Il tombait. L’air devint lourd dans le scaphandre, le sifflement de la valve s’affaiblit. Il fit un rapide calcul, conclut qu’au bout d’une heure au maximum tout serait fini pour lui. Alors, sans peur, curiosité éteinte, il attendit. Au bout d’un moment, sa tête se mit à bourdonner. Il entendit vaguement dans les écouteurs un accroissement passager du fond de statique, qui s’évanouit doucement. Au loin, entre deux étoiles, quelque chose de brillant se mouvait. Il regarda stupidement ce point brillant, qui croissait très vite, et prit bientôt une forme ovale. Finalement, presque inconsciemment, son entraînement reprit le dessus : c’était une astronef, d’un modèle qui lui était inconnu. Bien qu’il manquât de points de comparaison, elle lui parut énorme : elle n’appartenait certainement pas aux forces de l’Empire. Peut-être aux insurgés ? À quelque civilisation non humaine ? Peu lui importait. Au pire, les astronautes qui la montaient le tueraient. S’il était fait prisonnier, il pourrait peut-être s’évader un jour, et rejoindre la Garde. Rassemblant ses dernières forces, il actionna le dispositif de détresse, eut le temps d’entendre dans ses écouteurs le S.O.S. lancé sur toutes les bandes, de voir s’épanouir les fusées rouges sur le fond noir du ciel. Puis il sombra dans la nuit.

II LE PEUPLE DES ÉTOILES

Il s’éveilla lentement, insensiblement. Il était étendu sur le dos, reposant sur une couche moelleuse, bien plus que ne l’avait jamais été son lit de la Garde, même après qu’il eut été promu lieutenant. Une mince couverture le recouvrait. Il laissa errer ses yeux sur le plafond, peint en blanc, comme les murs nus. À côté de son lit, une petite table métallique. Il n’eut aucune hésitation sur la nature du lieu où il se trouvait, il ressemblait tout à fait à une chambre pour officiers, de l’infirmerie d’un croiseur de la classe « Terrible ». Il chercha à la tête du lit la sonnette d’appel et ne fut pas étonné quand il la trouva.

Une porte s’ouvrit en face du pied de son lit, et un homme entra. De taille moyenne, brun de peau, avec des cheveux noirs frisés, des yeux sombres, il se mouvait avec souplesse. Il s’approcha du lit, consulta un tableau placé au-dessus de la tête de Tinkar, puis dit, en interspatial :

« Vous êtes guéri. Le teknor veut vous voir. »

D’un geste vif, il arracha la couverture et désigna à Tinkar des vêtements analogues aux siens, pliés sur un siège : pantalon bouffant serré aux chevilles, courte tunique. Tinkar s’habilla.

Il franchit à la suite de son guide la porte, qui se referma automatiquement derrière eux, aperçut une immense coursive s’étendant à perte de vue à droite et à gauche. L’homme se dirigea vers la gauche, et Tinkar le suivit. Ils marchèrent longtemps, sans fatigue, la gravitation à l’intérieur de l’astronef étant plus faible que sur Terre, descendirent dans un puits, se laissant glisser dans un champ antigravitique. Tinkar admira : de tels puits n’existaient, sur Terre, que dans le palais de l’Empereur. Ils débouchèrent dans une seconde coursive, bien plus large, où passaient des voies mobiles, rapides, qui les emportèrent.

« Quelles sont donc les dimensions de cette astronef ? »

L’homme se retourna, réfléchit un moment.

« Environ cinq kilomètres. »

Cinq kilomètres ! Combien de millions de tonnes cela représentait-il ? C’était impossible ! Le plus grand croiseur de bataille de la flotte impériale ne dépassait pas quatre cents mètres de long ! Et pourtant ils avaient marché au moins dix minutes dans la première coursive, et maintenant le trottoir roulant les entraînait à grande vitesse dans la même direction ! Tinkar rendit grâce à la Puissance suprême que les maîtres de ce monstre fussent des hommes.

Ils croisèrent quelques passants, tous d’aspect jeune, avec une grande variété de types et d’habillements. Certains étaient grands, d’autres petits, certains blonds, d’autres bruns, ou noirs, mais tous étaient bien bâtis, l’air en bonne santé et en pleine forme physique. Les costumes variaient, allant du complexe au plus simple, parfois jusqu’à l’absence presque totale. Une jeune femme qui n’avait pour toute parure qu’un court pagne le dévisagea. Elle était très belle, mais Tinkar détourna les yeux. Dans l’Empire, seules les esclaves allaient demi-nues, et un garde ne regardait pas les esclaves.

Ils parvinrent enfin à leur but, après avoir changé trois fois encore de coursive. La porte s’ouvrit, laissant entrer Tinkar. Son guide repartit. La pièce était vaste, et Tinkar songea avec amertume à son propre poste de commandement, dans les destroyers de la Garde, si petits, si encombrés. Des rayons de livres et de phonolivres couvraient les murs, sauf celui de gauche où un vaste écran divisé en six montrait l’Univers autour d’eux. Au centre, entourée de tapis, de somptueuses fourrures, se dressait une grande table de bois précieux, doré, plus beau, songea Tinkar, que celui de la table de l’amiral suprême. Accoudé sur sa surface polie, un homme le regardait.

Il était de haute taille, probablement aussi grand que lui, évalua Tinkar. Brun, avec de courts cheveux en brosse dégageant un front large et haut, il semblait jeune encore, peut-être quarante ans. Deux yeux noirs, perçants, le scrutaient sous des sourcils touffus. Le nez était long et droit, la bouche aux lèvres minces dessinait un sourire amusé. Il était vêtu d’une tunique fauve, sans manches, laissant à nu de puissantes épaules hâlées. Instinctivement, Tinkar rectifia sa position, salua.

« Repos ! » cria l’homme d’une voix militaire. Tinkar sursauta, puis se détendit.

« Voici donc un représentant de la planète mère, dit l’inconnu en excellent interspatial. Il y avait longtemps que nous n’en avions vu, nous étions si loin … Vous avez eu de la chance, jeune homme, que je m’amuse encore parfois à écouter les émissions des planétaires. J’ai capté votre S.O.S. et alerté les vigies, qui ont vu vos fusées. Après cela, ce fut facile de vous recueillir. »

Il examina quelque chose sur la table, et Tinkar reconnut son propre portefeuille, et le pli scellé qu’il devait remettre au commandant de la 7e flotte. Il eut un geste de colère, puis rougit. Il aurait dû détruire ces documents avant de perdre conscience. Décidément, sa faillite était totale. Non seulement les ordres n’arriveraient pas à destination, mais encore ils tombaient en des mains probablement ennemies. Seul le suicide public et rituel pourrait effacer un tel manque au devoir, à moins que …

L’homme feuilletait le portefeuille, en tira une carte d’identité, la lut à haute voix.

« Holroy, Tinkar. Né le 12 mai de l’an 1860 de l’Empire, à Nyark, Terre. Lieutenant dans la Garde stellaire, 3e corps de destroyers. Quel âge avez-vous ?

— Le calcul est facile …

— Croyez-vous que nous comptions le temps selon l’ère impériale ? Oh ! Je pourrais me référer à un livre d’histoire. Mais s’il fallait connaître par cœur toutes les ères des planétaires … » Une moue de mépris crispa ses lèvres.

« J’ai vingt-quatre ans, répondit Tinkar.

— Vingt-quatre ans terriens. Vous êtes très jeune, encore. Que faisiez-vous, perdu dans l’espace ? D’où veniez-vous ? Où alliez-vous ?

— Mon astronef a été sabotée. Convergence des hyperspaciotrons. Je venais de la Terre. Où j’allais, je n’ai pas le droit de le dire …

— Guerre ?

— Non, révolte.

— Et vous deviez remettre ce message ?

— Oui.

— Prenez-le. Nous n’en avons que faire. Je ne l’ai pas ouvert. Les choses planétaires ne nous concernent pas, sauf si elles nous sont directement hostiles.

— Les planétaires ?

— Vous. Tous ceux qui vivent à la surface des planètes, quelle que soit leur race, humaine ou non.

— Vous ne vivez pas sur une planète ?

— Nous sommes le Peuple des étoiles. Des errants. Nous commerçons avec les planétaires, nous touchons quelquefois leurs sols, pour chasser, nous distraire, nous ravitailler. Mais notre domaine est l’espace. Nous y sommes tous nés, ou presque tous. Mais vous aurez le temps d’apprendre tout cela, puisque vous serez avec nous pour longtemps, peut-être pour toujours.

— Ma mission …

— Oubliez-la ! Les affaires des planétaires, je vous l’ai dit, ne nous intéressent pas. Peut-être, un jour, vous sera-t-il permis de descendre sur une planète que nous toucherons, et d’y rester. Mais j’éprouve, contrairement à la majorité de mes compatriotes, un certain intérêt pour le reste de l’humanité. Un intérêt de, mettons historien ou sociologue. Quel est l’état politique actuel de ce secteur de l’espace ? Cela m’importe aussi en tant que teknor du Tilsin. Vous êtes en guerre, et bien que, sauf surprise, vos forces ne puissent guère nous inquiéter, je n’ai aucune envie de me trouver pris dans une bataille. Parlez sans crainte. Quels que soient vos ennemis, nous n’avons rien de commun avec eux. »

Tinkar hésita.

« Si, par une loyauté mal comprise, vous ne voulez pas répondre, nous avons des moyens, nullement cruels du reste, de savoir. Quelques minutes sous le psychoscope, et nous saurons tout ce qui nous intéresse. »

Tinkar tressaillit. Sur Terre, des rumeurs couraient parmi la Garde, sur un appareil que posséderait la police politique, et qui lisait les pensées d’un homme, sans même que celui-ci s’en aperçoive.

« Soit, dit-il. Vous êtes dans les limites de l’Empire. Dans ce secteur, toutes les planètes habitées, humaines ou non, en dépendent. Ou dois-je dire : en dépendaient ? Quand je suis parti, la révolte avait éclaté dans le système solaire, et nous n’avions plus de nouvelles des planètes extra-solaires, sauf celles d’Alpha Centauri.

— Vous n’avez donc pas de communicateurs hyper-spatiaux. C’est bien ce que je pensais. Dommage. Continuez. La Terre est donc le centre d’un Empire, comme autrefois. Quelle en est l’organisation ?

— Au sommet, l’Empereur, puis son premier ministre, assisté du Grand Conseil. Au-dessous, la classe des nobles, puis les chevaliers, puis les marchands, les techniciens, enfin le peuple.

— Noblesse héréditaire ?

— En est-il une autre ? s’étonna Tinkar.

— Quand il en est une autre, cela vaut mieux pour l’État. Et quelle était votre place dans cette hiérarchie ?

— Classe des chevaliers. Lieutenant de la Garde stellaire.

— Bien. Je dois maintenant m’occuper de choses plus pressantes. Je vous demande, comme prime de sauvetage, de me préparer un rapport sur votre société, aussi complet que possible, sans oublier les détails militaires. Non, ce n’est pas de la trahison. Votre empire ne nous menace pas, et nous ne nous intéressons pas à votre Empire. Souvenez-vous, de toute façon, que nous avons les moyens de savoir.

— Quel sera mon statut à votre bord ?

— Celui des quelques planétaires que le hasard a jetés sur notre route. Vous ne devez pas pénétrer au-delà des portes marquées d’un cercle rouge barré. À part cela, vous êtes libre. On va vous assigner un logement. Pour vos vêtements, votre nourriture, etc., vous toucherez une somme d’argent largement suffisante. Je vous conseille d’aller le plus vite possible à la bibliothèque de l’Université et de lire l’ouvrage de Mokor, Histoire de la Civilisation interstellaire. Comme la plupart de nos livres, elle est écrite en interspatial. Cela vous permettra sans doute de mieux vous adapter, et d’éviter des impairs. Notre civilisation doit être profondément différente de la vôtre.

— Comment dois-je vous appeler ?

— Je suis Tan Ekator, teknor du Tilsin.

— Et si je refuse d’obéir à vos ordres ?

— Je vous l’ai déjà dit, nous avons des moyens … Mais nous ne les emploierons qu’en dernier ressort. Nous répugnons à violer une conscience humaine. Rendez-vous au compartiment 63, rue 19, pont 7, secteur 1. Là, on s’occupera de vous. Au revoir, Holroy. »

Repris par l’habitude militaire, Tinkar salua, pivota sur ses talons. Un miroir lui renvoya l’image du teknor qui souriait, amusé. Vexé, il franchit la porte, et se retrouva dans la coursive. Son guide l’y attendait.

« Suivez-moi. »

La pièce où il pénétra lui rappela le bureau de l’intendant, à la caserne, et cela lui redonna confiance. Une vingtaine d’hommes et de femmes travaillaient derrière des tables basses. « Des secrétaires », pensa-t-il. Évidemment, avec une astronef de cette taille, le travail administratif doit être énorme. Un des bureaucrates lui fit signe de s’approcher.

« Holroy, Tinkar ? Bien. Voici votre carte. Vous y trouverez tous les renseignements nécessaires. Vous étiez officier ? Peut-être trouvera-t-on un emploi pour vous, plus tard. En attendant, sans position. Je vous rappelle qu’il vous est interdit d’entrer dans les compartiments qui portent un cercle rouge barré ou non barré. Une seule punition, l’espace !

— Où se trouve la bibliothèque de l’Université ? »

Le scribe le regarda curieusement.

« Que voulez-vous y faire ?

— Votre commandant m’a conseillé de lire des livres sur votre histoire.

— Ah ! Une seconde. »

Il décrocha un téléphone, prononça quelques mots rapides, écouta la réponse, parut étonné et désapprobateur.

« Curieux. C’est bien la première fois … Hé ! Kilian ! Une autre carte pour cet homme ! Modèle A !

— Modèle A ? Pour un planétaire !

— Ordre de Tan Ekator. Je viens de vérifier.

— Soit ! Attendez, vous, l’homme. »

Quelques minutes passèrent. Une nouvelle carte fut présentée à Tinkar.

« Voici donc votre carte, modèle A, et le plan du Tilsin. L’interdiction des portes à cercle barré tient toujours, mais vous pouvez franchir celle où le cercle ne l’est pas. » « Une carte A pour un planétaire, ajouta le secrétaire pour lui-même, je n’avais jamais vu ça ! »

Quand Tinkar sortit du bureau, il s’aperçut que son guide ne l’avait pas attendu. Il était seul, livré à lui-même. Il s’assit sur un banc, pour lire sa carte, et consulter son plan. La carte était écrite d’un côté en une langue inconnue, de l’autre en interspatial. Elle lui assignait un logement (cellule 189, rue 21, pont 10, secteur 3), un restaurant (salle 19, rue 17, pont 8, secteur 3), pas obligatoire, et un crédit de 152 stellars par mois. Il n’avait aucune idée de ce que cette somme représentait.

Le plan était extrêmement complexe. L’astronef comportait cinquante ponts, sauf par endroits où d’immenses salles étaient indiquées comme « parcs » ou « jardins ». Chaque pont était divisé en quatre secteurs, numérotés de 1 à 4 dans le sens des aiguilles d’une montre, le numéro 1 étant à l’avant et à gauche. Dans chaque entrepont il existait des coursives concentriques, en nombre variable, entre lesquelles un système de rues, radiales ou parallèles découpait des blocs.

Il parvint sans trop de peine à repérer l’emplacement où il se trouvait, sa mémoire bien entraînée ayant retenu les chiffres lancés par le commandant. Il n’avait aucune notion de l’heure locale, mais, affamé, résolut de se rendre au restaurant qu’on lui avait indiqué. Plan en main, il partit.

Il fut vite perdu. Il utilisa un puits de chute, dépassa le pont qu’il cherchait, échoua au pont 11, au carrefour de deux rues. Vexé, il remonta des escaliers, essaya de s’orienter, s’égara définitivement. Toutes les portes étaient closes, nul ne passait. Enfin, une jeune fille survint. Elle était grande et mince, brune, à peau foncée sans être noire, assez jolie. Tinkar salua et s’avança vers elle :

« Pourriez-vous m’indiquer mon chemin ? Je me suis perdu », dit-il en interspatial.

Elle l’examina curieusement.

« Êtes-vous un planétaire ?

— Oui, j’ai été recueilli il y a très peu de temps.

— Où voulez-vous aller ?

— Au restaurant que l’on m’a assigné, si toutefois c’est l’heure des repas.

— L’heure du repas ? Vous voulez dire que, sur votre planète il y a des heures spéciales, en dehors desquelles on ne peut pas manger ?

— Oui, certes. » Puis, voyant ses sourcils se froncer : « Elles ne sont pas absolues. Il y a une certaine latitude, du moins pour les civils.

— Ah ! je vois. Avez-vous de l’argent ?

— Ma carte dit que je dois toucher 152 stellars par mois. Est-ce beaucoup ? Et de quelle durée sont vos mois ?

— Nul ne vous a renseigné, je vois. Un planétaire ! Eh bien, un mois correspond à trente fois 24 heures standard. 152 stellars c’est tout à fait convenable, c’est ce que je touche moi-même. Vous avez donc une carte A ?

— Oui.

— Étrange pour un planétaire. D’habitude, ils n’ont droit qu’à une carte B, à 92 stellars. Vous avez de la chance. La première chose à faire est de passer à une banque, qui vous donnera de l’argent. Connaissez-vous notre monnaie ? Non, évidemment ! Un stellar se divise en 10 planars, qui valent 10 satellars chacun. Un satellar vaut 10 asterars. Un repas coûte de 30 satellars à 1 stellar.

— Et où trouverai-je une banque ?

— Hall 5, dans cette rue. Venez. »

Bien qu’apparemment étonnés eux aussi par le type de sa carte, les employés ne firent aucune réflexion, et, quelques instants plus tard, Tinkar se retrouva dans la rue, le portefeuille bourré d’étranges coupures. La jeune fille le guida jusqu’à une grande salle de restaurant, presque vide à ce moment de la journée.

« Voilà. Vous y êtes ! »

Elle partait. Tinkar la retint d’un mot :

« Restez !

— Pour quoi faire ?

— J’ai encore bien des choses à vous demander. Et accepterez-vous de déjeuner avec moi ? »

Elle eut un mouvement de recul non dissimulé.

« Ah ! non. La bonté a des limites ! »

Heurté dans sa fierté, il la regarda s’éloigner sans mot dire.

III LA VILLE SANS RACINES

Désorienté, il parcourut la salle du regard. Elle ressemblait à toutes les salles de restaurant qu’il avait vues sur Terre ou ailleurs, avec quelque chose de militaire dans l’alignement strict des tables, vides pour la plupart. Aux murs, quelques tableaux très allongés, des paysages de planètes inconnues. Au fond, un long comptoir chargé de mets sous des cages de verre, derrière lequel se tenaient trois serveurs, debout. Il s’avança, se sentant de nouveau en terrain familier. Il prit un plateau, s’approcha du comptoir.

« Nouveau ? interrogea un serveur souriant. Quelle cité ?

— Impéria.

— Impéria ? Jamais entendu parler. Elle a dû être construite depuis la dernière assemblée. Quel clan ? Finn je pense, tu en as la tête. Non ? Alors Sveri ? Rouski ? Norge ? Ah ! J’y suis, Angle ou Usien !

— Non, je suis de la Terre. »

Le visage du serveur se ferma.

« Un planétaire ! Ce n’est pas ta place ici, limace ! Il y a un restaurant spécial pour les cartes B !

— Mais j’ai une carte A ! La voici ! »

L’homme la saisit, l’examina, incrédule.

« C’est pourtant vrai ! Alors, les planétaires parlent l’interspatial, maintenant !

— C’est nous qui l’avons créé, sous le règne de Kilos II le Glorieux ! »

Le visage de l’homme se convulsa, ses camarades approchèrent.

« Kilos le Glorieux ! Kilos le chien, l’assassin, veux-tu dire !

— Je ne laisserai pas insulter le fondateur de l’Empire !

— Ton empire est loin, rampe-à-terre ! Plus tôt tu l’oublieras, mieux cela vaudra pour toi ! »

Un des assistants intervint.

« Laisse-le, Jorg ! Il ne sait pas ! Ils sont tous comme ça, au début, qu’ils viennent de l’Empire terrien, de la Confédération, ou d’une planète libre. Tous pourris d’orgueil ! »

Il s’adressa à Tinkar :

« Vous, le Terrien, vous voulez manger. Choisissez, payez, mangez, et décampez ! »

Tinkar se retint. Après tout, il devait la vie à ces gens, même s’ils le considéraient comme un animal méprisable. Il devait patienter, s’adapter, étudier le milieu dans lequel il était tombé. Plus tard, on verrait.

De goûts frugaux — on n’encourageait par la gourmandise dans la Garde — il choisit au hasard un morceau de viande grillée, une gelée verte, un étrange fruit, paya 40 satellars et s’assit à une table vide. La nourriture était bonne, très supérieure à celle dont il avait l’habitude. À la table voisine de la sienne, deux jeunes hommes et une jeune fille achevaient leur repas. Les hommes étaient sobrement vêtus d’une courte tunique serrée à la taille, la femme d’une tunique plus longue, rouge vif. Brune avec des reflets bronze, elle était jolie.

« Ainsi, disait-elle, d’une voix si haute qu’il était évident qu’il lui était parfaitement égal que toute la salle l’entendît, Tan Ekator, à ce qu’on m’a rapporté, aurait donné une carte A à cette limace ? Attendez que le grand concile se réunisse !

— Il en a le droit, Oréna. Rien dans la charte ne l’en empêche. Tout ce que tu peux faire, c’est de voter contre lui, si tu es encore à bord du Tilsin dans deux ans.

— Le droit ! le droit ! Vous n’avez que ce mot à la bouche ! Notre teknor nous insulte en donnant une carte A, une carte de stelléen, à un planétaire, et tout ce que vous trouvez à dire, c’est qu’il en a le droit ! Tu me dégoûtes, Oliemi, et toi aussi, Daras ! »

Elle se tourna vers Tinkar.

« Qu’en penses-tu, frère ? Crois-tu que dans une autre cité que ce puant Tilsin les stelléens accepteraient un tel outrage sans se révolter ? »

Il ne répondit pas, partagé entre la colère d’avoir été traité une fois de plus de limace, et la gêne. Elle reprit :

« Toi aussi, alors ? D’où es-tu ? Je ne t’ai jamais vu ici ? Nouvellement arrivé ? »

Il resta muet.

« Les Mpfifis t’ont dévoré la langue ? Ou bien, ajouta-t-elle doucereusement, n’as-tu pas le courage de tes opinions ? »

Tinkar haussa les épaules, se leva. Il ne lui aurait servi de rien de s’immiscer dans une querelle qui, bien que causée indirectement par lui, ne le concernait pas. Elle se dressa d’un bond, vint se planter devant lui, écarlate de colère.

« Ne crois pas t’échapper ! Quand je pose une question, je veux une réponse !

— Cela suffit, Oréna, coupa un des hommes. La loi des stelléens …

— Oh ! le Rktel avec la loi ! À force de la citer, vous oubliez l’esprit qui est derrière elle ! »

Tinkar essaya de l’écarter. La seconde d’après, il reçut une formidable gifle.

Jusqu’à ce moment, il avait été patient, bien que tout son orgueil de garde stellaire ait été profondément blessé par des paroles injurieuses lancées à son égard par une femme. Sous le coup, il vit rouge, moins de douleur que de rage. Sa main chercha vainement son fulgurateur. Alors, sans même que sa volonté entrât en jeu, son bras droit se détendit. La jeune fille roula sur la table, puis au sol, dans une averse d’assiettes et de gobelets en plastique. Il resta debout, en garde, s’attendant à être attaqué par les deux hommes. Le plus grand se leva lentement.

« Es-tu fou, frère ? Tu sais bien qu’un homme ne doit jamais frapper une femme !

— Elle m’a …

— Oréna est impossible, je te l’accorde ! Mais la loi est la loi, et tu peux être sûr qu’elle va demander son droit !

— Son droit ?

— Les coutumes sont-elles différentes dans ta cité ? Ici, on va vous laisser seuls dans le Grand Parc. Mais elle aura dix coups pour son arme, toi un seul, et une main attachée ! »

Un homme fendit le cercle des curieux qui s’étaient agglomérés, se planta devant Tinkar. Celui-ci reconnut un des serveurs.

« En voilà assez, pou de terre ! File, et plus vite que ça ! »

Le cercle se referma immédiatement.

« Un planétaire ?

— Ouais ! Celui à qui on a donné une carte A !

— Fichez-le à l’espace !

— Non, aux cages expérimentales !

— Dans le convertisseur !

— Laissez donc Oréna prendre son droit, elle ne manque jamais son but !

— C’est cela, qu’elle tire au ventre ! »

Une tête émergea entre les jambes des hommes, une tête aux courts cheveux ébouriffés, à l’œil poché, aux narines encore saignantes et gonflées. Oréna se dressa en face de Tinkar.

« Tu es rapide, planétaire ! Laissez-le, vous autres ! Je l’ai injurié sans savoir qu’il était là, et je n’ai eu que ce que je méritais. Lui au moins a le courage d’agir selon sa nature. »

Elle grimaça, cracha un peu de sang.

« Mais tu frappes trop fort ! Je ne sais pas si je ne vais pas prendre mon droit, en fin de compte ! Et puis non ! Ça amuserait trop ces imbéciles qui nous regarderaient nous entretuer sans avoir le cran de participer au jeu ! Viens avec moi ! »

Elle l’empoigna par le bras, le tira.

« Allons, viens ! J’aimerais te parler, dans un lieu plus tranquille qu’ici. »

Elle le conduisit dans un petit parc, le fit asseoir à côté d’elle sur un banc.

« Eh bien, cela m’apprendra à regarder qui est à côté de moi quand je parle, dit-elle d’un air rêveur. Maintenant, j’ai quelques questions à te poser. La première est :

« Pourquoi le teknor t’a-t-il donné une carte A ?

— Le teknor ?

— Tan Ekator !

— Ah ! oui, votre chef …

— Technique, seulement, d’où son nom. Tout au moins en principe. Il faut bien, pour qu’une cité marche, qu’il y ait quelqu’un qui dirige et coordonne les activités. Mais là doit se limiter son rôle.

— Je n’en sais rien. Je l’ai vu pendant quelques minutes, il y a deux heures.

— Et que t’a-t-il dit ?

— Rien qui puisse vous intéresser. Il m’a conseillé d’aller consulter, à la bibliothèque de l’Université, un livre d’un certain Mokor.

— Cela ne m’étonne pas ! Mokor est le livre par excellence pour les conservos. Nous, les avantistes, ne l’estimons guère. Il manque d’objectivité et fait la part trop belle aux pèlerins.

— Si vous continuez à parler par énigmes, je crois que je vais aller lire ce Mokor. J’ai besoin de m’orienter dans votre société, et le plus vite sera le mieux !

— Je peux t’aider. J’ai fait des études assez poussées en histoire. Que veux-tu savoir ?

— Tout !

— C’est beaucoup, ne trouves-tu pas ? Je vais essayer de résumer brièvement les grandes lignes. Ne t’étonne pas si, pour le début, cela ne correspond guère à ce qu’on a pu t’apprendre sur Terre. Quel était ton métier, là-bas ?

— Lieutenant de la Garde stellaire de l’Empire. »

Elle siffla.

« Je crois que je ferai bien de mesurer mes paroles ! Enfin, commençons. Sous le règne de Kilos II l’assassin …

— Le Glorieux !

— Si tu commences à m’interrompre … Donc, sous le règne de Kilos II le glorieux assassin, la vie devint de plus en plus impossible pour tout homme intelligent et d’esprit libre. Peu de temps après son couronnement, il prit une série d’édits restreignant la recherche, limitant les droits des techniciens et réservant les postes importants aux nobles et aux chevaliers. Ce n’était que le début. De multiples universités furent fermées, leurs professeurs déportés ou condamnés aux mines …

— Pourquoi trahissaient-ils ?

— On n’est traître qu’en ce qui concerne un ordre que l’on a une fois accepté. Tu sais, je pense, comment a commencé la dynastie des Kluténides ? Par le meurtre et l’usurpation. Jamais les peuples de la Terre, ni ceux des mondes extérieurs, n’ont accepté cette dynastie ! Ils l’ont subie. Mais les empereurs s’étaient assuré le dévouement de techniciens, militaires ou civils, de vrais traîtres ceux-là, par des faveurs exorbitantes, et toute rébellion fut impossible. Une seule issue pour ceux qui voulaient rester libres, la fuite. Et ce fut difficile. Deux générations souffrirent en silence, gardant fidèlement, au milieu de difficultés et d’horreurs sans nombre, le flambeau de la connaissance, amassant en cachette les matériaux nécessaires. Beaucoup furent découverts, torturés, tués. Mais à quoi bon entrer dans les détails ? Tu les trouveras dans tous les livres. Et je dois dire, bien qu’à mon avis Mokor exagère leur rôle, que la fuite n’aurait probablement pas été possible sans l’aide des pèlerins.

— Les pèlerins ?

— Sous Anthéor Ier, au temps de l’Empire constitutionnel, trois cents ans avant Kilos II, une nouvelle religion avait été fondée par un illuminé du nom de Ménéon le Prophète. C’était un prêtre de l’antique religion chrétienne, qui …

— Je connais les chrétiens. Il y en a encore beaucoup dans l’Empire, mais uniquement dans le peuple.

— Bon. Donc Ménéon eut un jour une révélation. Si Dieu, disait-il, a permis aux hommes de conquérir l’espace, c’est que cela entrait dans son plan. Le séjour de la race humaine sur Terre était une épreuve destinée à effacer la tache originelle — si tu sais ce que cela veut dire, moi, je l’ignore — , un jour les hommes retrouveraient Dieu dans un coin de l’espace, et ce serait un nouveau commencement. Bien entendu, je résume, et déforme en résumant. Ménéon eut rapidement des disciples, et cette religion étrange fit principalement ses adeptes parmi les riches marchands et les astronautes, qui trouvaient probablement en cette doctrine un réconfort contre l’écrasante solitude du vide. Bien que les ménéonites n’aient jamais été très nombreux, ils devinrent rapidement puissants. Les premiers empereurs n’étaient pas encore les bêtes stupides et sanguinaires que furent leurs descendants. Ils protégèrent ce culte, lui donnèrent de multiples privilèges, en particulier le droit d’armer et de fortifier leurs monastères, et le droit d’asile. Toutes les expéditions interstellaires comprirent un ou plusieurs prêtres ménéonites, généralement bons techniciens en même temps, mais avec l’avènement de Kilos II, tout changea. Il ne put pas plus supporter l’esprit indépendant des moines que celui des scientifiques ou des artistes. Petit à petit, il restreignit les privilèges. Ses successeurs s’arrêtèrent au bord de la persécution directe, car les monastères étaient encore puissants. L’envie ne leur en manquait pas, cependant, car les moines leur étaient irrémédiablement hostiles, en partie pour des raisons morales, mais surtout parce que désormais les seules astronefs qui circulaient étaient celles de la Garde, ou des navires marchands sur lesquels ils n’avaient plus le droit de s’embarquer.

« Tant et si bien que les moines conclurent un marché avec les techniciens. Ils leur donneraient refuge dans leurs monastères, ils les aideraient à construire des astronefs clandestines, et tous partiraient ensemble pour trouver une planète libre, et échapper à la tyrannie des empereurs.

« Ainsi fut fait, et, il y a quatre cent trente-deux ans terrestres eut lieu l’exode. 745 astronefs s’envolèrent, emportant 131 000 techniciens, savants, artistes, écrivains, et en général hommes et femmes libres, et environ 12 000 ménéonites, moines ou laïcs. La Garde de l’Empire fut tellement prise au dépourvu que seule une astronef fut légèrement endommagée.

« Nos ancêtres trouvèrent une planète vierge, près d’une étoile de la constellation du Cygne, s’y installèrent, et pendant dix ans, commencèrent à s’organiser. Mais à peine les premières cités commençaient-elles à fleurir qu’arrivèrent les astronefs impériales. Après un bref combat, mon peuple dut prendre une seconde fois la fuite. Vingt-cinq ans passèrent sur un autre monde, puis ce fut à nouveau l’arrivée des impériaux. Nos ancêtres décidèrent alors de fuir très loin, et, en route, trouvèrent la première cité dérivant dans l’espace.

« Qui l’avait construite, nous l’ignorons encore. Certainement pas les Mpfifis, bien qu’ils en possèdent aussi. Elle était intacte, mais abandonnée, et si les machines avaient été laissées en parfait état de marche, aucun objet mobilier ne se trouvait à l’intérieur, et nous ne savons rien de ses constructeurs. La dimension des coursives, des chambres et des portes nous donne à penser, cependant, qu’ils n’étaient pas très différents de nous. Leur système d’éclairage indiquait une sensibilité de l’œil légèrement décalée vers le violet. L’analyse de quelques traces de métaux radioactifs indiqua une antiquité de cinq mille cinq cents ans.

« On te montrera sans doute un jour le film de cette rencontre. La cité était vaste, les moteurs compréhensibles ou transformables, l’armement supérieur à tout ce que nous possédions ou que possédait l’Empire à cette époque. Elle existe toujours, sous le nom de Rencontre, bien que je ne l’aie jamais visitée. Une partie des fugitifs s’y installèrent, les autres suivant dans leurs astronefs.

« L’idée première était d’utiliser cette cité du vide pour gagner une planète habitable, la plus lointaine possible. La vie à bord était bien plus confortable que dans les astronefs ordinaires ; la planète habitable tarda à être trouvée, et, peu à peu, on s’accoutuma à cette vie errante. Quand la planète fut enfin rencontrée, il fut décidé qu’elle servirait de base pour la construction d’autres cités.

« La population crût, bien entendu, et d’autres cités furent construites. Actuellement, il en existe une centaine. Toutes errent dans le cosmos, et Avenir, notre planète, où nous avons nos bases et nos usines, n’est habitée qu’éventuellement, quand nous en avons besoin. Nous avons pris contact avec plusieurs races intelligentes étrangères, et même avec quelques planètes humaines qui, plus heureuses que nous, ont pu rester ignorées de l’Empire, cet Empire qui croulait quand tu l’as quitté, le teknor nous en a informé par les nouvelles de midi.

— Et vous pouvez vivre ainsi, sans racines ?

— Non seulement nous le pouvons, mais nous ne voudrions pas vivre autrement. Nous méprisons les planétaires, comme tu as pu t’en rendre compte, attachés à leurs petits globes, n’en sortant que pour de brèves plongées dans un Univers qui les épouvante. Nous en sommes les rois, allant à notre guise d’étoile en étoile, bientôt de galaxie en galaxie.

— Vous avez visité d’autres galaxies ?

— Pourquoi pas ?

— Mais, la distance … Même par l’hyperespace …

— Eh, que nous importent les années de voyage ? Nos cités se suffisent à elles-mêmes. De plus, nous avons fait quelques progrès, depuis que nos ancêtres ont quitté la Terre. C’étaient tous des hommes de grande intelligence, et chez nous presque tout le monde, même les pèlerins que nous emportons avec nous, se consacre plus ou moins à la recherche. Ceci depuis quatre cents ans. Je dois dire, cependant, que les deux cités qui sont parties explorer la nébuleuse d’Andromède ne sont pas encore revenues.

— Quelle est votre organisation sociale ?

— Je suppose qu’elle va te paraître aussi incompréhensible et impossible que la tienne nous le paraîtrait. Peut-être comprendras-tu facilement si tu te souviens qu’en grosse majorité nos ancêtres étaient des techniciens et des savants. Ce sont des types humains qui, en général, aiment à la fois l’ordre, l’efficacité et l’indépendance. Tu n’as jamais fait partie d’une équipe scientifique ? »

Un souvenir monta dans sa mémoire, celui du stage de six mois qu’il avait effectué au centre de perfectionnement technique, l’atmosphère à la fois calme, active et détendue, bien que la discipline ait été aussi impitoyable que dans les autres branches de la Garde.

« Nos ancêtres, donc, étaient des scientifiques. Ajoute à cela l’horreur d’une tyrannie subie pendant plusieurs siècles, et tu comprendras pourquoi nous, les stelléens, n’avons pas de chefs politiques, rien que des teknors.

— Cela ne revient-il pas au même ?

— Ah ! non. L’autorité du teknor est limitée aux nécessités techniques : conduite de la cité, défense en cas d’attaque, plan général d’échanges commerciaux avec les planétaires, et, jusqu’à un certain point, route à suivre par la cité.

— Mais qui assure l’ordre à l’intérieur ?

— Nous-mêmes, bien sûr, qui d’autre ?

— Et si, je suppose, un mécanicien ne veut plus surveiller et réparer le moteur dont il a la charge, qui l’y oblige ?

— D’abord, le cas ne se présente jamais, ou presque. Le mécanicien n’est pas fou, et il sait très bien que si le moteur s’arrête, il en souffrira autant que les autres.

— Et s’il veut gagner davantage ? S’il fait grève ?

— Il ne peut pas gagner davantage. Tous les stelléens ont le même salaire.

— Pourquoi étiez-vous donc tellement excités, alors, par le fait que j’aie eu une carte A ?

— Parce qu’en principe une telle carte ne doit pas être donnée aux planétaires qui vivent en parasites sur la cité, sans travailler !

— Si tout le monde a le même salaire, où est la prime à l’initiative, sans laquelle une société ne peut prospérer ?

— Le travail pour lequel nous touchons ce salaire est uniquement le travail social. Il dure deux heures par jour. Tout le reste du temps, nous pouvons créer, et augmenter ainsi nos revenus. Par exemple, j’écris des romans fantastiques qui se passent sur les planètes. C’est pour cela que j’ai appris l’histoire et la cosmologie. D’autres sculptent, peignent, inventent, recherchent, que sais-je ? Et commercent, soit à l’intérieur de la cité, soit quand nous touchons un monde.

— L’administration ?

— Cela fait partie du travail social.

— Avez-vous des soldats ?

— Oui et non. Personne n’est soldat de métier, mais beaucoup d’entre nous ont étudié l’art de la guerre, nécessaire, hélas ! à cause des Mpfifis. Ah ! je vois, tu songes à t’engager dans l’armée ? Elle est inexistante, et existerait-elle que tu ne le pourrais pas, avant d’être assimilé : tu es un planétaire.

— Et cela, dit-il, amer, c’est le vice absolu, celui pour lequel il n’y a pas de pardon ! Je commence à comprendre, les sentiments des hommes du peuple, sur Terre, à l’égard des nobles et de nous, les gardes ! Encore, tout enfant pouvait espérer être choisi comme garde, s’il avait les qualités nécessaires. Tandis que moi, je suis condamné à être un parasite, n’est-ce pas ? »

Gênée, elle dit :

« Rien ne t’empêche de créer.

— Créer ? J’ai été dressé à détruire ! Créer ? Tout seul ? Et quoi ? Commercer ? (Il cracha le mot avec dédain.) La recherche scientifique eût été plus noble, mais nous n’avons jamais dépassé cent cinquante années-lumière, et vous êtes allés aux autres galaxies ! Quelle chance ai-je de trouver quoi que ce soit que vous ne connaissiez depuis deux cents ans ! Je suis jeune, fort, et je ne puis exercer le seul métier que je connaisse, car je le connais bien, celui des armes ! Vraiment, vous auriez mieux fait de me laisser dériver dans mon scaphandre. Tout serait réglé, maintenant.

— Êtes-vous donc tombés si bas, vous, planétaires, que vous ne sachiez plus vous adapter ? Que si l’on vous sort du corset de fer de votre organisation, vous ne sachiez plus marcher ? Quand je t’ai vu tout à l’heure, seul, prêt au combat, au milieu d’une foule hostile, j’ai pensé : “Enfin, voici un pou de terre qui se tient comme un homme ! Me serais-je trompée ? Piètre garde, celle où l’on ne peut se battre que coude à coude ! Il est peu étonnant que votre Empire s’écroule si, à la tyrannie, vous ajoutez la lâcheté !” »

Elle était debout devant lui, frémissante de colère.

« J’ai combattu seul ! cria-t-il. Mais alors j’avais un but ! Que me reste-t-il ? J’ai failli à ma mission, je vis de votre charité, sans espoir d’être un jour de nouveau un homme ! Que se passerait-il, si votre cité était détruite, vos compagnons hors d’atteinte, vos …

— Eh bien, je joindrais une autre cité et je continuerais. Que m’importe cet assemblage de tôles qu’est le Tilsin ? Je suis née sur le Robur, ai passé quelques années sur le Suomi, d’autres sur le Frank, d’autres sur l’Usa, l’Anglic, le Nippô ! Et partout j’étais chez moi ! Mes compagnons ? Oh ! certes, je les aime, et si on les avait tués, j’essaierais de les venger. Mais n’est-il point ailleurs aussi de bons camarades ? Je ne comprends pas ton point de vue.

— Ni moi le vôtre. Dites-moi, est-il normal de changer si souvent de cité ?

— Bien sûr ! À chaque conjugaison, ou presque, il y a un grand brassage. Les uns s’en vont, les autres arrivent. C’est plus difficile pour les spécialistes, qui doivent s’échanger d’une cité à l’autre. Mais il y a toujours des volontaires.

— Mais vos logis ? Vos objets familiers ? Je comprendrais pour des soldats comme moi, qui ne possèdent rien, mais …

— Il y a toujours des logements libres. Quant aux objets, ils nous suivent, ou bien nous en trouvons d’autres. »

Pensif, il prit son menton dans sa main.

« Je crains d’avoir du mal à m’adapter. Y a-t-il eu, avant moi, d’autres planétaires dans vos cités ?

— Rarement.

— Que sont-ils devenus ?

— Quelques-uns se sont assimilés. Beaucoup sont morts. D’autres sont revenus à leur boule terreuse, au hasard d’une escale. Mon père était de ceux-là. C’est pourquoi je hais les planétaires, et pourquoi ils m’intéressent aussi.

— Votre père était un planétaire, et vous les haïssez ?

— Qu’y a-t-il d’étonnant ? Il a vécu vingt ans chez nous, avait été adopté, et nous a trahis.

— Oui, on ne trahit que ce qu’on a accepté …

— Bien sûr !

— J’ai accepté l’Empire. Si je suis admis parmi vous, et que je ne refuse pas, je serai donc un traître, n’est-ce pas ?

— Ce n’est pas la même chose, tête dure ! As-tu jamais eu le choix ? Pouvais-tu faire autre chose ? »

Il resta un moment muet.

« Non, je suppose. Les gardes sont recrutés très jeunes. J’avais trois ans quand on m’enleva à ma famille. Mon père … »

Il revit l’énorme silhouette. Ce n’était que cela, une silhouette, sans aucun détail, sans aucun trait dont il se souvînt.

« Je me rappelle à peine mes parents, murmura-t-il avec une angoisse qui le surprit. Je ne sais même pas leur nom ! Le nom de famille que je porte, Holroy, n’est certainement pas le mien, simplement une commodité. Ma mère … Je ne sais plus. Elle était blonde et me souriait ! Oh ! à quoi bon ranimer ces souvenirs ! Je pourrais les croiser dans la rue, sans savoir que c’est eux. Je ne sais même plus à quelle classe ils appartenaient. Peut-être ai-je tué mes frères, pendant les émeutes du printemps !

— Et c’est ça que tu appelles une civilisation ? C’est pour ça que tu étais prêt à mourir ?

— Pour quoi d’autre ? Je ne connais rien d’autre, ou en tout cas je ne connaissais rien d’autre avant de vous rencontrer. »

Il se leva, se mit à marcher de long en large devant le banc où elle était assise.

« À trois ans ! Que sait un enfant de trois ans ? Rien ! J’ai été dans leurs mains comme un bloc de glaise qu’on modèle selon ses désirs. D’abord, l’école basse : apprendre à lire, écrire et compter. Mais pas comme les autres enfants, Oh ! non. La discipline de fer, dès le début. Puis l’école moyenne, avec ses longues heures d’éducation politique ! »

Il récita :

« Au sommet de l’État est l’Empereur qui règne et gouverne pour le bien de tous. Sa personne est sacrée et nul ne doit le regarder en face. Il est sur Terre l’émanation du divin, et sa parole est la parole de Dieu. Au-dessous de lui viennent les nobles … »

Il se tut un instant.

« J’y crois encore, ou presque. Tout autre mode de vie m’aurait paru insensé, et sans possibilité de durée. Et pourtant vous êtes là, vous, les descendants des traîtres scientistes, et je commence à croire que vous pourriez détruire l’Empire, si vous le vouliez !

« Ensuite, la caserne, à treize ans. Des cours, des cours très techniques : mathématiques, physique, chimie, biologie. Nous devions être capables de réparer nos astronefs, de survivre et de combattre en des milieux étrangers ou hostiles. Levés à cinq heures du matin, couchés à huit et demie le soir, quel que soit le temps ou le moment de l’année. Et endurcis physiquement, oh ! combien ! Courir, sauter, grimper, nager dans l’eau glacée, ou presque bouillante ! Jeter la grenade, le javelot, tirer au fusil, au pistolet, au fulgurateur ! Manier les canons par trente degrés de froid, alors que notre peau se collait à l’acier et nous laissait des mains sanglantes qui ne devaient par tacher nos uniformes d’exercice ! Et la discipline, les punitions inhumaines, rester debout dehors pendant des jours ! Les coups de fouet, la privation de nourriture, de boisson, de sommeil, la pire de toutes ! J’ai passé à travers tout cela, pour la plus grande gloire de l’Empire ! Et vous voudriez maintenant que j’accepte que tout cela ait été pour rien ? Comment le pourrais-je ? Je suis un garde et le resterai jusqu’à ma mort pour l’Emp … Voilà le mot lâché ! Ajoutez aussi l’entraînement au combat, avec ou sans armes … »

Il regarda ses mains crispées.

« Je peux tuer un homme avec mes doigts, aussi aisément qu’un poulet ! Tuer. C’est ce que je sais le mieux faire. Vous ne voulez pas de moi, je suis un pou de planète, mais voudriez-vous m’adopter que je doute que vous puissiez faire de moi l’un des vôtres. Trop de choses nous séparent.

— Moins que tu le crois, peut-être. Il est des civilisations pires que la tienne, dans le cosmos. Les Mpfifis.

— Que sont-ils ?

— Des Autres. Des non-humains. Ils ont comme nous des cités errantes. Ils pillent les nôtres, détruisent tout. Il arrive que nous soyons vainqueurs. Plus souvent … »

Elle égraina une litanie de noms :

« Kanton, Uta, España, Dresden, Rio, Paris II, Norge II …

« Disparus de l’espace. Une fois, dans le cas du Roma, nous sommes arrivés à temps pour sauver quelques survivants. J’étais alors sur le Suomi.

Suomi, Roma, España, ce sont des noms de villes ou de pays terrestres, n’est-ce pas ?

— Oui. D’autres fois, comme dans le cas du Tilsin, le nom est emprunté à notre planète de base. Le Tilsin est la plus récente de nos cités et fut peuplée à l’origine, il y a vingt-quatre ans, par des hommes du Frank, de l’Usa, du Suomi et du Norge I. »

Il consulta sa montre, puis sourit. Elle était restée réglée sur l’heure terrestre, sans aucune valeur ici.

« Quelle heure est-il ?

— 16 h 32. Nous divisons le temps en vingt-quatre heures, comme sur la vieille planète.

— Commode, pour moi. Je vous remercie de tous ces renseignements que vous m’avez donnés et … »

Il hésita un instant, gauche.

« Et je m’excuse pour le coup de poing ! Il est parti avant que je réfléchisse. À peine ai-je eu le temps de l’atténuer. Sur Terre, même une noble dame ne m’aurait pas parlé comme vous le fîtes. »

Elle tira un petit miroir de sa poche, examina son visage.

« Oh ! ce n’est rien. Pas de dents cassées, ça m’aurait obligée à en faire planter d’autres, ce qui est coûteux. Le nez un peu gonflé, peut-être, mais demain ce sera fini. Que veux-tu faire maintenant ? Visiter la cité ?

— Je ne veux pas abuser de vos instants. J’ai un plan, et …

— J’ai déjà fait ce matin mes deux heures de travail aux plantations hydroponiques. Je suis libre.

— Pour quelqu’un qui hait les planétaires …

— Il y a planétaire et planétaire. Ceux que j’avais vus jusqu’à présent étaient de pitoyables choses molles. Tu es différent. Et puis, tu m’amuses. »

Il eut un haut-le-corps, prit le parti d’en rire.

— Soit ! Guidez-moi.

Ils traversèrent le parc, suivirent une longue coursive nue, arrivèrent à un carrefour d’où partaient six rues en étoile.

« Prenons la première à droite. Je ne puis tout te montrer, je n’ai moi-même pas tout vu, depuis quatre ans que je suis à bord. Mais quand tu auras visité le poste d’observation no 32, où nous allons, tu connaîtras du même coup tous les autres. »

La rue se poursuivait à l’infini, dans le rayonnement des tubes fluorescents, monotone et triste. La seule différence entre les portes de métal était le numéro qu’elles portaient.

« Zone d’habitation. C’est affreux, n’est-ce pas, cette rue ? Mais les appartements derrière ces portes sont tout autre chose. Dans les zones commerciales, les boutiques sont gaies. On y trouve des marchandises de toutes les planètes. Même la Terre !

— Comment cela ?

— Vos avant-postes recevaient parfois la visite de contrebandiers venus des mondes libres, en dehors de la sphère de votre Empire. »

Tinkar se souvint d’une conversation entre deux officiers supérieurs, qu’il avait surprise, et où il était question d’astronefs tellement rapides que les croiseurs de la Garde ne pouvaient les rattraper.

Ils plongèrent dans un puits antigravitique, montèrent dans un petit wagon qui les transporta rapidement à la périphérie. Au terminus, ils franchirent une porte qui donnait sur une immense coursive, sur le sol de laquelle couraient des rails.

« Voie périphérique 7, dit la jeune femme. Elle fait partie du système de défense, et permet d’amener rapidement hommes et matériel à n’importe quel point de la coque, sur ce pont, en cas d’attaque. Traversons-la, puisque les signaux lumineux sont éteints. Ne traverse jamais quand ils sont allumés ! »

Un porche s’ouvrait en face d’eux, qu’ils franchirent. Dans l’antichambre, un homme veillait, assis derrière une table.

« Vos noms ? Vos cartes ?

— Oréna Valoch, hydroponiste et romancière.

— Tinkar Holroy. »

Il hésita, et elle acheva pour lui : « planétaire. »

L’homme haussa les sourcils.

« Carte A, continua-t-elle. Voici, ordres du teknor.

— Bon. Passez.

— Les postes d’observation sont les yeux de la ville, dit Oréna, et sont toujours gardés, mais en temps de paix leur accès est libre. »

Le poste lui-même était une salle assez grande, dont toute une paroi était couverte par écran, gris pour le moment. Cinq techniciens l’occupaient, assis à l’aise dans des fauteuils, le dos tourné vers l’écran. Oréna s’adressa au plus jeune, de type mongoloïde marqué.

« Salut, Pei. Salut, frères. Je vous présente Tinkar Holroy, de la Garde stellaire de l’Empire terrestre. »

Ils se levèrent d’un bond.

« Le planétaire ? Tu es folle de l’amener ici !

— Carte A, ordre du teknor !

— Je suppose que Tan sait ce qu’il fait, dit le Chinois. Salut … »

Il chercha un moment un mot oublié, puis termina : « monsieur Holroy.

— Lieutenant serait le terme propre, mais peu importe. Je suis plus curieux de savoir comment fonctionnent vos postes d’observation que d’élucider des points d’étiquette. Comment se fait-il que votre écran soit éteint ? »

Le Chinois eut un mince sourire.

« A-t-on vraiment trouvé le moyen, dans la Garde terrestre, d’observer l’espace quand on est en vol hyperspatial ? Nous allons émerger dans quelques minutes. »

Des yeux, Tinkar chercha un siège libre ou une rambarde. Le passage dans l’hyperespace ou hors de lui était toujours assez éprouvant sur une astronef terrestre.

« Que te manque-t-il ?

— Un endroit pour m’asseoir, ou quelque chose à quoi me cramponner.

— Ah ! vous utilisez encore les hytrons de Cursin ? Nous les avons abandonnés depuis longtemps ! N’aie pas peur, tu ne sentiras rien.

— Si tu avais un cerveau, tu aurais pu t’en douter, planétaire. Nous avons déjà émergé deux fois depuis que tu es sur le Tilsin.

— Oh ! fermez-la ! coupa Oréna. Ce n’est pas la faute d’Holroy s’il vient d’un pays sauvage. Montrez-lui plutôt comment fonctionne votre écran, puisque nous, venons d’émerger ! Jolis veilleurs, vraiment, qui ne voient pas la lampe d’alerte s’allumer ! »

Confus, ils prirent place devant le tableau de commande, et l’écran s’illumina. Tinkar poussa un cri de surprise. Les étoiles fourmillaient.

« Le centre de la galaxie ? »

Il se souvint des leçons de cosmographie, quand il était jeune cadet, du grand modèle de la Voie lactée suspendu dans le hall, à l’académie militaire. Souvent il avait rêvé devant lui, et contemplé la petite zone pourpre, si réduite, qui représentait tout l’Empire terrestre, presque à la périphérie.

« Non. Un amas globulaire. »

Fasciné, il regardait de tous ses yeux. Vers la droite, une immense nébuleuse gazeuse voilait comme un crêpe étincelant tout un secteur du ciel, tandis qu’à gauche, lui faisant pendant, une grande écharpe opaque semblait un abîme vers lequel se précipitait la cité.

Un des hommes se leva, parla dans le téléphone.

« Nous sommes tout près d’un système planétaire que le teknor veut examiner. »

Il se pencha sur un appareil devant lui. Tinkar s’approcha. Sur un petit écran, une série de bandes lumineuses palpitaient.

« Avez-vous cela dans votre flotte ?

— Non. Qu’est-ce ?

— Analyseur de perturbations. Chaque fois qu’un objet entre ou sort de l’hyperespace, il produit des ondes de Lursac, qui sont captées et analysées par cet appareil. Tiens, regarde ! »

La bande supérieure était devenue rigide. Dans des voyants, une série de chiffres se mit à défiler.

« Distance, 300 000 km. Déclinaison, plus 30. Ascension droite, 122. Une autre race, ou un des nôtres. Nous ne le saurons peut-être jamais. »

Tinkar fut sur le point de dire. « Vous ne pouvez donc pas les tracer dans l’hyperespace ? » mais se tut. Rien, dans les appareils qu’il voyait devant lui, ne rappelait un traceur.

Une sonnerie retentit :

« Ah ! nous allons replonger. Ça n’a pas été long, cette fois. Rien d’intéressant sans doute dans ce système, dit le Chinois.

— Il est dix-huit heures, Tinkar. Comme j’ai l’intention de t’inviter à dîner, il faut que nous partions. Au revoir, tous !

— À ce soir, Oréna ? interrogea Pei.

— Non, pas ce soir. »

Le visage jaune se ferma.

« Ah ! Je vois. Bon, tu es libre.

— Nous sommes libres, Pei ! »


Oréna ouvrit la porte, s’effaça :

« Entre, Tinkar ! »

L’appartement était petit, mais meublé d’une manière qui parut au terrien, habitué aux cellules monastiques de la Garde, extrêmement luxueux. Seul un noble eût, sur Terre, possédé ces divans couverts d’étoffes précieuses, cette riche table en bois naturel lustré, ces livres aux reliures de vrai cuir. Quelques tableaux lumineux trouaient les murs comme des fenêtres. Ils représentaient surtout des paysages planétaires. Tinkar tomba en arrêt devant l’un d’eux, une immense plaine rousse déserte se perdant dans une brume violette, derrière laquelle on devinait des collines.

« Mars ?

— Non. Une planète quelconque.

— Vous avez peint ces toiles ?

— Moi ? Non, bien sûr !

— Vous les avez achetées ? L’Empereur donnerait des milliers de dillars pour les posséder !

— Il y a peu de chances pour qu’il les voie jamais ! Elles sont l’œuvre de Pei, le jeune homme que nous avons rencontré au poste d’observation.

— Ah ? Dites-moi, pourquoi avait-il l’air furieux contre moi quand nous sommes partis ? Parce que je suis un planétaire ? »

Elle sourit.

« Heu ! heu ! il y a de ça. Mais surtout parce que, ce soir, tu dîneras avec moi à sa place.

— Pour cela ? Vous êtes un étrange peuple ! »

Cette fois, elle rit franchement.

« Tu trouves ? Je te laisse un moment pour préparer le repas. »

Resté seul, il examina les livres, en majorité livres d’histoire, certains en interspatial, d’autres en diverses langues qui lui étaient inconnues, sauf deux, très vieux, en anglais et en français. Il les ouvrit : A Brief History of the Conquest of Space, by A. C. Clarke, Londres 1986. Comment cela était-il possible ? On n’était qu’en l’an 1884 de l’Empire ! Ou alors ce livre avait plus de deux mille ans ! Il appartenait à la première civilisation, d’avant les grands cataclysmes ! L’autre, intitulé : Aperçus sur la colonisation de Mars, par Jean Vérancourt, portait comme origine : Paris, 1995. À peine moins ancien. Il les feuilleta, projetant de les emprunter si cela était possible, fasciné par la révélation que, bien avant l’Empire, des hommes s’étaient élancés dans le cosmos, même si cela n’avait été qu’à l’intérieur du système solaire.

« C’est prêt, noble garde ! » dit une voix rieuse derrière lui.

Il se retourna, laissa presque tomber son livre. Oréna avait quitté la simple tunique rouge qu’elle portait et était maintenant vêtue d’une robe longue et vaporeuse, d’une étoffe si fine et chatoyante qu’il n’en avait jamais vue de comparable, même à la cour impériale.

« Voici le menu, continua-t-elle, sans paraître s’apercevoir de son trouble. Consommé Betelgeuse, lamir de Sarnak rôti, salade de pousses de turmak d’Aldébaran IV, fruits hydroponiques, vin de Téléphor II. »

Il rit.

« Je ne suis pas plus avancé. J’ignore ce que peuvent être ces mets fabuleux !

— Oh ! le lamir est un petit animal, le turmak un légume. Quant à Téléphor c’est une très vieille colonie humaine, d’avant même ton Empire, une des premières. J’espère que tu apprécieras son vin.

— Je n’ai encore jamais bu de vin ! Nous buvions de l’eau, ou, en cas de coup dur, de l’alcool.

— Eh bien, il est grand temps que tu t’y mettes. Viens. »

Le couvert, argent et cristal, étincelait sur la table. Il s’assit en face d’elle.

« Je vais vous poser une question peut-être stupide, certainement grossière, mais je dois la poser pour essayer de comprendre votre civilisation. Êtes-vous riche, Oréna ? Appartenez-vous à la classe supérieure ?

— Combien de fois faudra-t-il te dire que nous n’avons pas de classes sociales ? Suis-je riche ? Ma foi, mes livres se vendent bien. Mais pourquoi cette question ?

— Ces étoffes, ces ouvrages anciens, cet argent, ce cristal …

— Pauvre barbare ! Ma robe, oui, est assez coûteuse. Le reste. Eh bien, le reste est tout à fait à ta portée, avec une simple carte A. Nous avons des fourchettes d’argent parce que c’est plus joli, des verres de cristal parce que ce n’est pas plus difficile à faire que le simple verre, et des étoffes très belles parce que les Vélinzi, qui les fabriquent, nous les vendent au poids du fer qui leur manque ! C’est là tout le secret du commerce, Tinkar : apporter à l’endroit où elle est rare une marchandise trouvée ailleurs à bas prix. Quant aux tableaux, je te le redis, c’est un cadeau de Pei.

— Qui est-ce Pei ?

— Technicien de communications, et peintre.

— C’est un de vos amis ?

— S’il ne l’était pas, il ne m’aurait pas donné cinq de ses toiles ! Il les vend habituellement 500 stellars pièce !

— L’Empereur les payerait cent fois plus ! »

Un moment il rêva, se vit de retour sur Terre avec une dizaine de ces tableaux, dont la vente lui aurait permis de payer les épreuves d’initiation à la classe noble. Alors, finie pour lui la dure vie de soldat ! Ses futurs enfants n’auraient plus à craindre la dureté des lois et l’injustice des administrateurs. Peut-être pouvait-il retrouver sa famille … Il secoua la tête : reverrait-il jamais la Terre ?

« Tu ne bois pas, Tinkar ? N’aimes-tu pas le vin de Téléphor ?

— Si. Tout est délicieux, Oréna, et tout me semble irréel. Je me suis réveillé ce matin, m’attendant à être traité comme un prisonnier par mes sauveteurs, pensant passer mes jours dans quelque morne cellule métallique, sans aucun espoir. Hier — c’est seulement hier ! — je tombais dans le vide, attendant la mort. Il y a quatre jours, je recevais de la main du ministre de la Guerre les ordres secrets pour la flotte ! Et ce soir, je dîne avec une très jolie femme, et je suis à la fois un homme riche, et un paria ! Je suis libre, mais perdu dans une civilisation étrangère qui, je ne sais pourquoi, me tolère et me nourrit, comme un parasite inoffensif ! Et la personne qui m’offre ce merveilleux repas est celle que j’ai entendue accabler de mépris les planétaires, et que j’ai à demi assommée d’un coup de poing ! Je ne comprends pas. Et je ne puis croire à ma sécurité, pas encore. Sur Terre, la police politique aime beaucoup un jeu cruel, qui consiste à affirmer à un détenu qu’il est libre, et, au moment où il passe la porte du camp, à l’exécuter d’un coup de fulgurateur dans le dos. Si bien qu’on a vu des prisonniers réellement libérés ne pas oser franchir cette porte, et rester là des jours entiers, jusqu’à ce que la faim et le désespoir les poussent à risquer le tout pour le tout ! Jouez-vous à ce jeu avec moi ? Si oui, il est indigne ! Je suis un soldat, et si je dois être tué, que ce soit en face !

— Ne compare pas les Stelléens aux poux de planètes, Tinkar ! Nous avons nos défauts, oh oui, même nos vices ! Nous ne sommes pas des saints, pas même les pèlerins ! Mais s’il y a une chose qui est inconnue chez nous, c’est bien d’enfermer ou de tuer un homme qui n’est coupable que d’être différent de nous ! Ne t’attends pas à beaucoup d’amitié de la part du Peuple des étoiles. Tu es, pour la majorité d’entre eux, une vermine planétaire, et tu le resteras longtemps, peut-être toujours. Certains essaieront sans doute de te tuer, mais ce sera pour des motifs personnels, et en face ! L’assassinat n’a chez nous qu’une punition, l’expulsion dans le vide, sans scaphandre. Peut-être, un jour, pourras-tu t’intégrer, comme le fit mon père. J’espère que tu sauras mieux en profiter, et que, contrairement à lui, tu ne retourneras pas à ton marécage.

— C’est à cause de votre père que je suis ici ce soir ?

— En partie. J’ai vu ton isolement, et pensé à ce que ce fut pour lui, pendant les six ans qu’il lui a fallu pour s’intégrer. Et puis, je te l’ai déjà dit, tu m’amuses. Çà, assez parlé. Aimes-tu la musique ?

— Oui, je joue même de la flûte. On encourage chez les gardes tout ce qui peut rendre moins monotone la vie à bord des croiseurs.

— J’ai là quelques excellents enregistrements de morceaux que tu ignores sans doute, de compositeurs datant de bien avant l’ère spatiale, retrouvés dans les vieilles colonies, comme Téléphor ou Guermania. As-tu jamais entendu du Beethoven ?

— Non. »

Elle se pencha sur l’appareil, inséra une mince bande magnétique.

« Ceci devrait te plaire : concerto no 5, dit pour l’Empereur. Un empereur préhistorique, ou presque. »

Il revint lentement du rêve éveillé où l’avait plongé l’art prodigieux d’hommes disparus depuis des siècles.

« C’était magnifique, Oréna. Nos compositeurs modernes n’arrivent pas à la cheville de ces vieux maîtres, sauf peut-être Merlin. Mais il est tard, je dois partir. Je ne sais même pas où se trouve mon logement.

— Comment, tu ne t’en es pas occupé ? Mais alors il est vide ! Tu aurais dû acheter tout ce qui t’est nécessaire. Dans ces conditions, tu ne peux y aller ! »

Elle eut un sourire malicieux.

« Mais si tu acceptes de rester ici pour cette nuit, je puis te garantir que, dans notre civilisation, personne n’en sera offusqué. »

IV SOLITUDE

Quand il s’éveilla, Oréna était déjà partie. Il s’habilla, trouva sur la table un mot pour lui : « Tinkar. Je vais à mon travail. Je te reverrai un de ces jours. Oréna. »

Il grimaça, se sentant obscurément humilié par la brièveté et l’indifférence du message. Puis il haussa les épaules : « Autre civilisation, autres coutumes. Je ne sais rien d’eux, je ne puis les juger. »

Il regarda sa montre : 8 h 30. Il n’avait pas encore faim ; aussi, indiscrètement, il se mit à explorer le petit appartement. Dans une pièce où il n’avait pas encore pénétré se trouvait le bureau d’Oréna avec un dictographe, et à côté, en pile, les pages d’un manuscrit non terminé. Il en prit la page supérieure, s’aperçut que, bien qu’il soit écrit en interspatial, il aurait des difficultés à le lire : le dictographe employait des symboles assez différents de ceux auxquels il était habitué.

« Ainsi, pensa-t-il, eux non plus n’ont pas réussi à transcrire directement le langage humain. » Il saisit cependant le sens général : c’était une histoire compliquée qui se passait sur une planète Kaffir, dont il ignorait l’existence, et qui était peut-être imaginaire. Le héros, en assez mauvaise posture, était pris entre une falaise infranchissable, et une troupe de soldats kalabins montés sur des droreks.

« Il faudra que je trouve les ouvrages d’Oréna, se dit-il. D’abord parce que cela me renseignera sur elle, ensuite sur sa civilisation. » Il se souvint d’une conversation surprise alors qu’il montait la garde, immobile comme le pilier devant lequel il se tenait, pendant un grand bal de la cour. Deux nobles s’étaient arrêtés un moment devant lui, et il avait reconnu le plus jeune, l’historien Bel Caron, cousin de l’Empereur.

« Erreur, mon cher ami, disait celui-ci, erreur ! Il y a plus de vérité que vous ne le croyez dans les romans, quand vous cherchez à comprendre non point le déroulement des faits historiques, mais la civilisation elle-même. Je vous assure que ces vieux ouvrages nous en disant plus sur l’état de la société avant l’Empire que les manuels d’histoire. Et je ne parle pas bien entendu de notre histoire officielle, qui est un pur tissu de propagande, bon tout au plus pour le peuple ignorant.

— Chut ! » avait fait l’autre, indiquant Tinkar du menton.

L’historien s’était retourné.

« Oh ! lui ? Un garde ? De deux choses l’une : ou bien il est intelligent, et il y a longtemps qu’il s’en doute, ou bien il est bête, et il ne comprendra pas ce que je veux dire. »

Et les deux nobles s’étaient éloignés en bavardant.

« Je devais être bête, pensa Tinkar, puisque, à l’époque, je croyais tout ce que disait l’histoire officielle. Maintenant … Hors de l’Empire, il n’y a que barbarie, chaos et espèces non humaines attendant son affaiblissement pour détruire les hommes … » Il y avait ces monstrueuses cités nomades, dont on ne pouvait dire qu’elles étaient barbares, et aussi d’autres mondes humains, mais qui n’appartenaient pas à l’Empire.

Il reposa la page qu’il tenait, sortit dans la rue, laissant la porte magnétique se refermer d’elle-même. Il consulta son plan, se rendit à un bureau de renseignements voisin, apprit que son appartement, contrairement à ce que lui avait affirmé Oréna, était tout proche — il s’en doutait d’ailleurs — et se rendit au magasin général no 17 pour acheter ce dont il avait besoin pour le meubler.

Il passa d’abord chez lui. La disposition des pièces, encore nues, était la même que chez Oréna. Au magasin, il choisit un lit étroit, une table, deux chaises, quelques étagères, un matériel de cuisine réduit. Le tout monta à cent stellars, dont il ne régla que la moitié, devant payer le reste en quatre mois. On lui donna gratuitement le communicateur, obligatoire dans tout logement. Il passa le reste de la matinée à emménager, puis se rendit au restaurant où il avait rencontré Oréna.

Le serveur, derrière le comptoir, le reconnut.

« Alors, planétaire, on revient ? Tu as eu de la chance qu’Oréna ne réclame pas son droit ! Elle tire juste !

— Moi aussi. C’est mon métier.

— Elle a déjà tué trois hommes, sais-tu ? »

Il eut envie de répondre qu’il en avait tué quelques dizaines, mais se contint. À quoi bon ? Il choisit deux plats.

« Allons, pou de marais, ne fais pas cette tête ! Nous ne sommes pas de mauvais diables, à bord du Tilsin. Je suppose que tu dois avoir quelque chose de spécial, pour que le teknor t’ait donné une carte A. »

L’homme se penchait en avant, un large sourire sur sa face camuse.

« Si tu as des ennuis avec les autres, viens me voir. Je pourrai peut-être t’aider. »

Tinkar se raidit devant cette offre venant d’un inférieur, puis se détendit. Après tout, il ignorait le vrai statut de l’homme. Dans cette civilisation bizarre, peut-être était-il, en dehors de ses deux heures de travail social, un citoyen éminent.

« Où cela ? Ici ?

— Non, certes ! Pendant le jour, au laboratoire, pont 7, rue 12, salle 122. Après dix-neuf heures, chez moi, pont 22, rue 6, appartement 157. Tous deux secteur 3.

— Au laboratoire ?

— Je suis chimiste. Tu demanderas Pol Petersen. »

Rêveur, Tinkar s’assit, mangea. Deux personnes seulement lui avaient parlé, en dehors du teknor et de la jeune fille qui l’avait conduit à la banque. Et elles avaient été amicales. Très amicales même, dans le cas d’Oréna.

Son repas fini, il décida d’explorer la cité. Le plan lui indiqua que la chose serait sans doute plus vite faite qu’il ne le semblait à considérer ses dimensions, les secteurs semblant symétriques à un haut degré. Un point l’attira tout de suite : dans chaque secteur, et sur trois ponts, se trouvait une grande salle indiquée comme : salle des machines. Il se dirigea vers la plus proche, et, après s’être égaré une seule fois, parvint devant la porte. Une surprise désagréable l’attendait : elle était ornée d’un grand cercle rouge barré.

« Hors limites pour moi. J’aurais dû m’y attendre. Après tout, sur nos croiseurs, nul n’approche des moteurs que les mécaniciens et les officiers. »

Philosophiquement, il revint sur ses pas, erra, s’aperçut très vite que tout ce qui aurait pu l’intéresser était derrière des portes à cercle rouge barré.

Il ne lui restait plus que les bibliothèques.

Celle de l’Université était située au centre même de la cité, entre deux parcs. Celui qu’il dut traverser fourmillait d’enfants, jouant en criant, comme ceux de la Terre. Il pénétra dans l’antichambre, aperçut deux portes, l’une avec l’inscription « Prêt » en interspatial et en plusieurs autres langues, l’autre avec « Salle de lecture ». Il franchit cette dernière.

Elle donnait sur une petite pièce occupée en partie par un bureau derrière lequel était assise une jeune fille. Tinkar s’arrêta net. À côté d’elle Oréna semblait vulgaire, et même la comtesse Iria, celle que les jeunes officiers avaient surnommée « le rêve inaccessible », eût paru pâle et sans charmes. Elle était rousse, ou plutôt sa longue chevelure avait des reflets de cuivre natif. D’immenses yeux d’un vert foncé, un nez fin et droit, une bouche peut-être un peu grande …

Elle se leva, souriante.

« Tu désires, frère ? »

Il hésita, sourit à son tour.

« Je voudrais lire des livre d’histoire.

— C’est facile. Lesquels ?

— Je ne sais pas …

— Enfin, par lequel veux-tu commencer ? Telkar, Jacobson, Ribeau, Hanihara ? Salminen peut-être ?

— On m’avait parlé de Mokor.

— Mokor ? Ce n’est pas par lui qu’on débute habituellement. Il est difficile. Que veux-tu Histoire du Peuple des Étoiles ? … La Grande Migration ? … Essai sur les sens de l’histoire galactique ?

— Que me conseillez-vous ?

— Le premier … Vous, as-tu dit ? Dis-moi, quel est ton clan ? »

« Ça y est ! » pensa-t-il.

« Je n’en ai pas !

— Planétaire ? Ta place n’est pas ici, alors.

— C’est le teknor qui m’envoie.

— Ah ! tu es ce planétaire ! Je ne sais ce qui passe par la tête de mon oncle ces jours présents ! Vaste Espace ! Pour une fois qu’on me demande d’emblée l’œuvre de grand-père, il faut que ce soit un pou de terre ! »

D’un air dégoûté, elle lui tendit une fiche.

« Remplis cela. Donne-moi ta carte. C’est bien ce que je pensais ! Une carte A à un Terrien ! Tiens, reprends-la. Enfile cette porte, va salle D, niche 14. Sais-tu te servir d’un liseur ? Tu ne penses pas qu’on va te laisser un original entre les mains ! Et la prochaine fois, tâche de revenir aux heures où je ne suis pas de service ! »

Le liseur était un projecteur de microfilm, simplement plus perfectionné que ceux dont il avait l’habitude. Il se plongea dans l’Histoire du Peuple des Étoiles.

Dans l’ensemble, l’ouvrage, extrêmement dense, et qui ne faisait certes aucune concession au lecteur, confirmait ce que lui avait dit Oréna, mais contenait en plus une foule de détails précieux. Une chose l’avait frappé, par exemple, la différence des noms de personnes à bord du Tilsin. Certains noms étaient d’origine terrestre, tels que Petersen, Valoch, Ribeau, Hanihara. Habitué au cosmopolitisme de la Garde, il n’avait pas eu de peine à leur trouver une origine géographique : ancienne Scandinavie, ancienne Europe centrale, ancienne France, ancien Japon. Mais d’autres, tels que Tan Ekator, Mokor, ou certains qu’il avait vus au dos des livres de la bibliothèque d’Oréna — Oripsipor, Telmukinka — lui avaient paru étranges. Quand avait eu lieu la grande migration, les passagers de l’astronef no 3 avaient décidé de rompre complètement les ponts avec la planète d’origine, et avaient procédé à un baptême spatial, choisissant des noms artificiels. Même aujourd’hui, ajoutait Mokor, ces noms étaient restés en usage, les anciens noms oubliés. Il existait une certaine tendance à l’endogamie parmi les descendants de l’équipage du numéro 3, pas assez forte pour être génétiquement dangereuse, mais suffisante pour être notable. Il s’y joignait habituellement un état d’esprit fortement antiplanétaire. Tinkar sourit :

« Je suppose que ma douce bibliothécaire doit se nommer quelque chose comme Eriorétura Kalkakubitatum ! »

Il sauta rapidement la partie de l’histoire se rapportant aux débuts des Stelléens, se réservant d’y revenir à loisir plus tard. Il avait pour cela tout le temps nécessaire. La partie contemporaine, par contre, était pour lui d’un intérêt vital.

Pendant longtemps, le Peuple des étoiles avait vécu presque sans aucun contact avec le reste de l’humanité, augmentant en nombre, exploitant au passage telle ou telle planète inhabitée, rencontrant trois fois, pacifiquement, des races non humaines, élargissant toujours le champ de leurs errances dans le cosmos. À cette époque, les cités avaient déjà abandonné le dispositif hyperspatial de Cursin (« le seul que nous connaissions encore », pensa amèrement Tinkar) pour adopter celui mis au point par les inconnus de la cité abandonnée. Puis, un jour, le Roma avait pris contact avec la première des colonies humaines pré-impériales. Juste avant la période des cataclysmes (« probablement ce que nous appelons la guerre d’unification », se dit Tinkar), quelques groupes hardis, utilisant des astronefs infraphotiques et l’hibernation s’étaient lancés à la conquête de la galaxie. Ils avaient presque tous réussi dans leur folle entreprise (ce qui vérifiait une fois de plus le vieux dicton de la Garde, qu’une aventure a d’autant plus de chances de réussir qu’elle paraît plus désespérée). Maintenant, largement dispersés, ils avaient fondé des civilisations particulières, très différentes à la fois de celle des Stelléens et de celle de la Terre, mais la plupart du temps confinées à un système solaire. Avec ces demi-frères, les Stelléens avaient établi des contacts commerciaux, et, en général, jouaient le rôle d’intermédiaires d’une civilisation à l’autre, sans qu’il y eût, le plus souvent, grande sympathie réciproque. À ce sujet, deux partis s’étaient rapidement constitués chez les nomades : les conservateurs, qui considéraient cet état de choses comme satisfaisant, et les avantistes qui, prévoyant le jour où ces civilisations feraient à nouveau irruption dans le cosmos et concurrenceraient les Stelléens, auraient voulu mettre tous ces mondes en quarantaine, et essayer de leur interdire tout vol interstellaire.

« Oréna est avantiste, d’après ce que j’ai compris, donc spécialement antiplanétaire. Il faut que je l’amuse bien pour que … Mais le teknor est conservateur, et pourtant il appartient aux “purs” qui ont abandonné les anciens noms terrestres. Aussi compliqué qu’une intrigue de cour ! » Il sauta au chapitre final. L’ouvrage se terminait sur une note optimiste : quelle que soit leur opposition à ce sujet, aucun des deux partis ne songeait à prendre le pouvoir par la force, et nul risque sérieux n’était prévisible de ce côté dans un avenir proche.

« Il faudra que je lise l’Essai sur le sens de l’histoire galactique », pensa Tinkar. Il consulta sa montre : dix-neuf heures. L’après-midi avait passé très vite. Il sortit de la bibliothèque. La jeune fille rousse n’était plus là, à sa place une petite blonde se préparait à partir.

« Quelles sont les heures d’ouverture ?

— Mais la bibliothèque est toujours ouverte, frère. Sauf pour les prêts, dont le bureau vient de fermer. Ah ! tu es le planétaire ?

— Je vois qu’on a passé la consigne ! À demain, peut-être. »

Il dîna seul ou presque, dans la grande salle. Petersen n’était pas là, remplacé par un homme brun qui le servit sans mot dire. Il se retira dans son appartement monacal, essaya de mettre au clair ses pensées et ses impressions.

« Récapitulons. À la suite d’un sabotage, mon astronef explose. Je suis recueilli par une cité errante peuplée des descendants des traîtres scientistes évadés de l’Empire sous le règne de Kilos III. Ce peuple professe le plus grand mépris pour les planétaires, spécialement ceux qui viennent de l’Empire. On ne manque pas une occasion de me le faire sentir. Une jeune fille m’insulte, je perds mon sang-froid et je la jette à terre d’un coup de poing. Là-dessus, elle se constitue mon mentor, m’invite à dîner, et même mieux ! Elle est hydroponiste et écrivain, chacun des membres de ce peuple singulier ayant deux métiers, un social, qu’il accomplit pendant deux heures par jour, l’autre libre. Le serveur qui m’avait lui aussi insulté la première fois que je suis allé au restaurant offre maintenant de m’aider, et il est chimiste ! Un certain Pei, technicien de communications, est probablement un des plus grands peintres de la galaxie, pour autant que je puisse en juger. Indiscutablement, ces Stelléens sont très civilisés, plus que nous sur certains points, mais sont en même temps tellement individualistes que je me demande comment leur société peut fonctionner. À moins qu’ils ne m’aient caché quelque chose. Ajoutons à cela que leur chef me donne une carte A, c’est-à-dire celle de tout citoyen normal, alors que le hasard m’a jeté sur leur route la veille et que j’appartiens à cet Empire qu’ils méprisent et haïssent tant ! Et chacun semble trouver dans ce fait une signification cachée. Je ne comprends pas !

« Et puis zut ! pensa-t-il. Je ne suis pas un sociologue ni un philosophe. Peu m’importent les fondements de leur civilisation. Ce qui m’importe beaucoup, c’est de savoir comment je peux regagner la base, et me justifier. »

La base … Tellement lointaine, maintenant ! La nostalgie le plia en deux, nostalgie d’une vie bien réglée, où il n’y avait que peu de décisions à prendre, où tout était prévu par les supérieurs, où la vie coulait dans la routine des jours, de l’appel du matin à celui du soir. On ne vit pas pendant vingt et un ans à un même rythme sans en être profondément imprégné. Ses camarades lui manquèrent, jeunes lieutenants comme lui, son torpilleur de dix-huit mètres de long, et ses dix hommes d’équipage dont il avait fait, à force d’entraînement, une unité de combat aussi prompte et dangereuse qu’un cobra. Qui commandait maintenant le Scorpion ? Hug Brain ? Hayakawa ? Ou bien le petit Jean Laprade qui, furieux qu’on se moquât de sa faible stature, avait défié, au mépris des règlements, le commandant Thorsen, géant de deux mètres, et l’avait tué en duel au sabre, risquant ainsi sa vie à quitte ou double, et passant directement d’enseigne à premier lieutenant ? Tinkar espéra que c’était lui. Entre ses mains, le Scorpion piquerait encore. À vrai dire, il piquait sans doute en ce moment même, à moins qu’il ne fût plus que poussière de métal dispersée aux vents cosmiques.

Il dormit peu, cette nuit-là. Des plans plus insensés les uns que les autres défilèrent dans son esprit, allant de l’évasion à bord d’une chaloupe (pont 1, couloir 6) jusqu’à l’assassinat du teknor et la destruction de la cité.

Il fut réveillé par la sonnerie du communicateur. L’écran resta terne, mais une voix impersonnelle lui ordonna de se rendre, après le repas de midi, chez le teknor.

Il déjeuna de quelques provisions achetées la veille, réussissant non sans peine à faire fonctionner son réchaud trop perfectionné. Puis il se rendit à la bibliothèque. Cette fois, ce fut une femme brune et assez âgé qui le reçut. Elle le dirigea d’un air dégoûté vers la niche 17. Il acheva rapidement de parcourir l’Histoire de Mokor, ne s’arrêtant qu’au chapitre concernant les Mpfifis.

C’était une race non humaine, rencontrée une première fois il y avait trente ans. Une chaloupe de la cité Suomi avait atterri sur une planète innomée d’une étoile G 1. Là, sur les bords d’un lac, les Stelléens avaient trouvé la trace du passage d’autres êtres, il y avait peu de temps : quelques boîtes de métal, une aire brûlée, une arme brisée, et une tombe. L’arme n’était pas humaine, la tombe avait été ouverte. Le corps, en pleine décomposition, mais encore reconnaissable, était celui d’un être de type inconnu, très vaguement humanoïde. Deux jours plus tard, c’était la rencontre dans l’espace, une astronef pyramidale, surgissant du néant, crachant en passant une bordée de projectiles, disparaissant. Le Suomi, coque crevée en dix-sept endroits, avait perdu cent vingt-sept hommes.

C’était peu avant l’époque du grand rendez-vous périodique, qui ajoutait au ciel d’Avenir la centaine d’étoiles des cités. Il y aurait dû y en avoir cent une, mais le Kanton n’arriva jamais.

Dix ans passèrent, sans autre rencontre. Puis ce fut la tragédie de l’Uta, abordée, au sortir de l’hyperespace, du côté de Déneb, par une autre cité, encore plus grande, étrangère, la ruée de l’ennemi dans les couloirs, la bataille féroce et brève : dix heures ! Mais ces dix heures avaient été mises à profit, et jusqu’à la fin, un héroïque technicien enregistra tout ce qu’il put apprendre de l’ennemi, de ses armes et de ses méthodes de combat, puis chargea les enregistrements dans une torpille de communication, qui vint se poser à Avenir, où les Stelléens la trouvèrent lors du rendez-vous suivant. Tout cela, et tout ce qui avait été appris depuis, se trouvait dans l’ouvrage de Trig Sorensen : Les Mpfifis. Depuis, cinq autres cités avaient été perdues, certaines corps et bien, d’autres partiellement, secourues par chance au dernier moment. Mokor ne donnait pas de détails techniques : évidemment les faits concernant les Mpfifis étaient connus de tout le monde. Qui voulait des précisions était renvoyé à l’ouvrage de Sorensen.

Il revint donc au bureau de la bibliothèque. La femme âgée était partie, remplacée par une jeune fille. Il répondit à son regard interrogateur :

« Oui, je suis le planétaire à carte A ! Pouvez-vous me donner le livre de Sorensen sur les Mpfifis ? »

Elle eut un regard étonné.

« Mais nous ne l’avons pas ici !

— Où pourrais-je le consulter, alors ?

— Mais chez vous, voyons ! Vous devriez l’avoir ! Tout homme ou femme de plus de quatorze ans doit le posséder !

— On ne me l’a pas donné.

— Réclamez-le à la première librairie venue.

— Combien coûte-t-il ?

— Mais rien, bien sûr ! C’est un devoir de le lire.

— Merci. Ah ! encore une chose. Changez-vous vraiment toutes les deux heures ?

— Mais oui !

— Tout le monde ? Même les mécaniciens ? Même les pilotes ? Même le teknor ?

— Ne soyez pas stupide. Les mécaniciens et les pilotes font cinq heures, et le teknor ne change pas. Tout au moins pas entre les élections ! Même un planétaire devrait comprendre cela !

— Vous n’aimez pas les planétaires ?

— Qui les aime ? Ils ont forcé nos ancêtres à s’exiler. Ce fut un bien, c’est vrai, mais ce fut fait sans bonnes intentions.

— Pour un peuple d’individualistes, vous croyez ferme à la responsabilité collective ! Qu’ai-je à faire avec les hommes d’il y a quatre cents ans ?

— Avez-vous vraiment changé, sur Terre ? On m’a dit que l’Empire était toujours debout.

— C’est vrai. Comment s’appelle la jeune fille rousse qui est de service vers quatorze heures ? »

Elle rit franchement.

« Anaena ? La nièce du teknor ? Vous aussi êtes pris, beau planétaire ! Mais elle n’est pas pour vous ! Moi, je n’aime pas les poux de terre. Elle … »

Elle laissa traîner sa phrase d’un air significatif.

Il lui restait encore une heure avant le repas de midi. Il la passa assis sur le banc d’un parc, regardant, réfléchissant, essayant de s’imprégner de cette civilisation où il n’était qu’un corps étranger. Des enfants jouaient, un jeu très rapide qu’il ne connaissait pas, consistant à envoyer avec le pied un ballon entre deux poteaux. Une fois, le ballon vint rouler près de lui. Il le ramassa, le leur relança. Un des enfants le reçut, souriant, la bouche déjà entrouverte pour le remercier. Un autre l’interrompit :

« Allons, Igor, ne fréquente donc pas les vermines ! »

Et il essuya soigneusement le ballon comme s’il était tombé dans la boue.

Au restaurant, Petersen, d’un signe de tête, lui conseilla le silence. Il mangea seul à une table, et remarqua que nul Stelléen ne venait s’asseoir aux tables voisines. Il attendit philosophiquement qu’il fût quatorze heures, puis se dirigea vers le poste de commande du teknor.

Tan Ekator le reçut avec un sourire amusé.

« Alors, Tinkar, que pensez-vous du Tilsin ?

— La machine, ou les hommes ?

— Les deux.

— En ce qui concerne la machine, je n’en ai rien vu de ce qui aurait pu m’intéresser. Quant aux hommes, je ne puis dire, sauf exceptions, qu’ils soient très amicaux.

— Une de ces exceptions est une femme, je crois ?

— Comment le savez-vous ? Vous me faites espionner ?

— Croyez-vous que j’en aie le temps ? Non, mais le teknor sait tout. Nous sommes un peuple d’individus ; cela signifie que personne n’a le droit de mettre son nez dans les affaires des autres sans qu’il lui en cuise, mais cela signifie aussi que chacun estime avoir le droit de penser ce qu’il veut des autres, et les langues remuent. Nous sommes une petite ville, planétaire ! À peine vingt-cinq mille individus.

— Je ne puis donc rien faire sans que vous le sachiez ?

— Quelle importance cela a-t-il ? D’ailleurs, n’exagérons pas. À part votre aventure avec Oréna, j’ignore ce que vous avez fait ces jours derniers. Il me suffit de savoir que, si vous aviez fait quelque chose d’important, je serais au courant. Prenez garde à Oréna, Tinkar !

— Pourquoi ? Est-elle dangereuse ?

— Pas au sens où vous l’entendez. C’est simplement la plus stelléenne de nous tous. Si vous faites l’erreur de vous attacher à elle, vous comprendrez un jour ce que je veux dire.

— Je ne l’ai plus revue depuis.

— Oh ! vous pouvez la revoir. Elle ne manque pas de qualités, bien qu’elle soit de ces fous d’avantistes. Mais ce n’est pas pour cela que je vous ai fait venir. Répondez-moi franchement : aviez-vous trouvé, dans votre Garde stellaire, des moyens pour suivre une astronef dans l’hyperespace ?

— Croyez-vous que je vais vous répondre ? Trahir l’Empire ? »

Le teknor eut un geste las.

« Je ne vous demande aucune trahison, lieutenant ! Je vois simplement les choses plus largement que vous. J’ai étudié l’histoire, c’est la maladie familiale. Mon père s’appelait Mokor !

— S’appelait ? Mokor est mort ? J’avais cru …

— Il est mort il y a dix mois, sur le Norge II, victime des Mpfifis. Ce sont là nos ennemis communs. Avez-vous lu l’Essai sur le sens de l’histoire galactique ?

— Pas encore.

— Lisez-le. Mokor voyait, et je vois comme lui, en votre Empire aussi bien qu’en nous, le Peuple des étoiles, les germes encore très imparfaits du futur État galactique, réunissant en une pacifique confédération toutes les races …

— L’empire n’est pas pacifique ! Seuls les faibles sont pacifiques !

— Allons, encore du jargon de perroquet ! Seuls les forts sont réellement pacifiques, les faibles ne le sont que parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement. Votre Empire est entre les deux : assez fort pour avoir fait régner la paix sur Terre pendant presque deux millénaires, assez faible pour l’avoir faite régner par la force seule. La fin était prévisible, et commençait sans doute quand vous êtes parti. Mais attendez seulement quelques années, et vous pourrez revenir sur Terre. Rien n’y sera changé, à part le nom des chefs, ou bien alors tout se sera écroulé dans le chaos. Peu importe que le chef soit élu ou règne de droit divin, s’il est bon. S’il est mauvais, comme vos empereurs depuis quelques siècles, il sape lui-même sa propre force par cruauté ou par bêtise. Croyez-vous que le départ de plus de quarante mille techniciens et savants lors du grand exode ait renforcé votre planète ?

— Le départ de traîtres …

— Pensez donc par vous-même, au lieu de répéter les lieux communs qu’on vous a enfoncés dans la tête ! Traîtres à qui ? À la Terre, à la race humaine, ou bien à un Empereur dément ? Les traîtres, ce sont les gens comme vous qui, par paresse d’esprit, prêtent leur concours à des tyrans. Il me faut une réponse à ma question de tout à l’heure, car nos vrais ennemis, ce sont les Mpfifis, et eux ont le secret de nous suivre dans l’hyperespace, et de nous tomber dessus à l’improviste. Croyez-vous, de plus, qu’ils respecteraient votre planète ? Demandez aux survivants de Téroé III !

— Téroé III ?

— Ah ! oui, c’est tout frais, un mois à peine, et ce n’est pas encore connu de tout le monde. Sans la rencontre inopinée que nous avons faite du Napoli nous ne le saurions pas. Téroé III était une colonie de Rapa, elle-même colonie pré-impériale de Polynésiens. Il y avait sur ce monde environ cinq millions d’hommes. Il en restait six cents quand le Napoli a pu les secourir. Les Mpfifis avaient tué le reste !

— Et vous croyez que notre faible civilisation terrienne peut posséder un secret technique que vous n’avez pas vous-mêmes ?

— Oh ! nous l’aurons. Dans un mois, dans un an, dans dix ans ! Jusqu’à présent nous n’en avions pas besoin, aussi ne l’avons-nous pas cherché …

— Et depuis trente ans que les Mpfifis attaquent vos cités …

— Au début, nous avons pensé qu’ils avaient de la chance, après tout, les attaques étaient très rares. Deux cités perdues, pas plus. Peut-être était-ce simplement de la chance, en effet. Mais toutes nos autres pertes ont eu lieu dans les derniers dix-huit mois ! Votre Empire, toujours en guerre avec ses colonies, pourrait avoir développé un tel procédé …

— Pourquoi vous le donnerais-je, si nous le possédions ? Vous dites que, de toute façon, vous le trouverez d’ici peu.

— Parce que, en ce moment même, une cité mpfifi nous suit peut-être dans l’hyperespace, prête à fondre sur nous, et que quelques heures peuvent faire toute la différence entre la vie et la mort.

— Nous n’avons pas ce secret, teknor.

— Tant pis ! J’avais espéré … je suppose que vous me dites la vérité !

— Pourquoi mentirais-je ?

— Qui peut pénétrer la mentalité d’un planétaire ? Réfléchissez, Tinkar, et si vous changez d’avis, si vous avez le secret, donnez-le nous, car nous sommes finalement le meilleur rempart de votre Terre ! Maintenant, allez au numéro 806, dans cette même rue, et demandez le livre de Sorensen, édition complète. Je tiens à ce que vous sachiez tout ce qu’il est possible de savoir sur les Mpfifis. Dites que je vous envoie. »

Tinkar sortit, d’un pas élastique, joyeux. Sur un point, enfin, il avait la supériorité. Bien entendu les croiseurs impériaux étaient équipés pour détecter et suivre une astronef ennemie dans l’hyperespace ! Et la théorie des traceurs faisait partie de l’éducation de tout cadet, l’appareil étant délicat et sujet à se dérégler. Un moment, il eut la tentation de revenir, d’offrir au teknor d’en construire un. Mais il continua, pensant : « Plus tard, s’ils changent d’attitude envers moi. »

Sur la porte du no 806, une grande inscription indiquait : Centre de Recherches historiques. Il entra. Un jeune homme le reçut.

« Je voudrais l’ouvrage de Sorensen sur les Mpfifis, édition complète.

— Elle n’est pas encore en distribution, frère.

— Le teknor m’envoie.

— Ah ! bon. Anaena ! »

La jeune fille parut, eut un haut-le-corps en voyant Tinkar.

« Encore vous ? Que voulez-vous ?

— Il veut le Sorensen complet. Tan l’envoie !

— Votre oncle m’envoie », interrompit Tinkar.

Elle activa un communicateur :

« Allô ! Tan. Est-ce exact qu’il faille donner un Sorensen complet à ce rat de marécages ? … Bon, entendu. Venez, vous ! »

Elle le conduisit dans une petite pièce aux murs couverts de livres, ferma soigneusement la porte, se retourna, image même de la fureur.

« Qui vous a permis de vous renseigner sur mon compte ? Qui vous a dit que le teknor était mon oncle ? Cela ne vous regarde pas, planétaire !

— Qu’y a-t-il d’offensant à ce que je sache que Tan Ekator est votre oncle ? Vous me l’avez dit vous-même en prenant ma carte, l’autre jour !

— Ce n’est pas vrai ! Vous … vous intéressez à moi ! Quel aplomb ! Vous n’existez pas pour moi, vous n’existerez jamais !

— Je crois que vous vous méprenez ! Mon intérêt n’est pas de cet ordre : je n’ai que faire d’un chat-tigre roux !

— Vous ! Vous et votre Oréna ! Cette roulure d’avantiste !

— Qu’est-ce que cela peut vous faire ? Je n’existe pas pour vous. »

Elle se maîtrisa d’un violent effort, prit le livre sur un rayon, le lui jeta.

« Tenez, voilà votre Sorensen ! Maintenant, sortez ! Espèce de limace ! » Il la regarda, railleur, les bras croisés sur sa poitrine.

« Je ne tomberai pas dans votre piège, petite furie. Je ne vous frapperai pas, pour que vous réclamiez ensuite votre droit de me chasser avec dix balles, tandis que je n’en aurais qu’une !

— Vous êtes encore plus odieux que je ne croyais ! Sortez ! »

Il rentra directement chez lui, s’installa confortablement, et se mit à lire.

Les Mpfifis étaient vaguement humanoïdes, possédant deux jambes, deux bras terminés par des mains à six doigts, chacun des doigts, très longs, comportant cinq articulations, une tête avec deux yeux, mais pas de nez ni d’oreilles externes. Leur cerveau était protégé par une capsule très dure, siliceuse. Le mâle adulte mesurait environ deux mètres, pesait cent vingt kilos, et sa peau de couleur verdâtre était parsemée de petites épines de silice. Les femelles étaient plus petites, plus minces, et leur peau, de couleur brun-rouge, était lisse. Ils respiraient une atmosphère normale, mais étaient capables de vivre pendant plusieurs heures sans air, à condition de ne pas être trop actifs, un organe spécial, situé près du cœur, servant de magasin à oxygène. Leur force physique était supérieure à la moyenne humaine, leur intelligence semblait du niveau de celles des hommes, mais leur rapidité de mouvement était un peu inférieure.

On savait peu de choses de leur organisation sociale. Leurs cités, souvent plus grandes que celles des Stelléens, paraissaient plus peuplées. Nul ne connaissait leur monde d’origine. C’étaient de terribles combattants, indifférents à la mort et à la souffrance. Leurs armes étaient puissantes : une sorte de fulgurateur, pour le combat rapproché des sabres courbes dont ils se servaient avec une merveilleuse habileté, des grenades, des pistolets. Pour le combat à distance, un fusil à balles explosives, des mortiers, des canons, des fusées.

Leurs buts étaient inconnus. Deux ou trois fois, des cités envahies avaient essayé de parlementer, sans succès. La pire éventualité, disait Sorensen, serait qu’ils constituent les éclaireurs d’un vaste empire en expansion. Une théorie voyait en eux des envahisseurs extragalactiques, venant de la nébuleuse d’Andromède.

Le livre était extrêmement complet, et donnait de nombreux détails techniques sur les armes et les tactiques de combat. Ces derniers chapitres fascinèrent Tinkar. Les Mpfifis étaient certainement de terribles adversaires, passés maîtres en fait de stratégie, et redoutables dans le corps-à-corps. Toutes les batailles qui les avaient opposés aux humains et sur lesquelles on avait des documents étaient analysées, et au bout d’un moment Tinkar attira à lui un bloc de papier, un crayon, le plan de la cité, et mit en œuvre son propre entraînement militaire. La bataille commençait toujours par la brusque apparition d’une cité ennemie, une volée de projectiles explosifs, non atomiques, puis l’abordage. En regardant la liste des cités attaquées, Tinkar s’aperçut qu’Oréna ne savait pas tout : il y en avait plus de trente, dont un bon nombre avaient pu repousser l’ennemi, avant ou après l’abordage. Il travailla longtemps, repris par son métier, étudiant l’attaque et la défense : dans trois cas, sur les cinq dernières défaites, les Stelléens auraient dû contenir l’ennemi jusqu’à l’arrivée des secours. Dans un cas même, ils auraient dû gagner la bataille.

Il détermina rapidement les défauts de la défense : les Stelléens, tout braves qu’ils fussent, manquaient simplement d’entraînement au combat. Ce n’était point par indiscipline cependant qu’ils perdaient les batailles, mais par la lenteur d’exécution et leurs conceptions stratégiques inférieures à celles des Mpfifis. Ils ne savaient pas tirer avantage de leur connaissance de leurs cités, et de leurs plus courtes lignes de communication.

« Si j’en parlais au teknor, il ne m’écouterait pas ! À quoi bon ? »

Il posa le livre, hésita : dînerait-il dans son appartement, ou irait-il au restaurant ? Un coup d’œil dans sa chambre froide le découragea. La solitude commençait à lui peser aussi, cette solitude qu’il n’avait jamais connue dans la Garde. Malgré l’hostilité que lui montreraient sans aucun doute les autres dîneurs, il décida d’aller au restaurant.

V LE DUEL

Petersen était là, dînant à une table et non derrière le comptoir. Il lui sourit, mais quand Tinkar s’approcha, il se leva et dit :

« Je m’excuse, planétaire, mais il serait mieux que nous ne soyons pas vus ensemble. Pas encore.

— Oh ! cela ne fait rien. Je commence à m’habituer. »

Il s’assit à une table isolée, commença son repas. Un « Hello ! Tinkar » le fit se retourner. Oréna entrait avec Pei et un autre homme qu’il n’avait jamais vu, grand et fort. Tout heureux, il lui fit signe. Elle vint s’asseoir en face de lui, appela les autres du geste.

« Ah ! non, Oréna, dit l’inconnu. Pas avec ce pou de planète !

— Je suis libre, frère !

— Voyons, Oréna, intervint le Chinois, ne sois pas ridicule. Tu t’es payé une fantaisie …

— Nous n’avons jamais été en liaison permanente, Pei. Tu n’as pas plus de droits sur moi que je n’en ai sur toi ! Quant à ma fantaisie, comme tu dis, elle ne regarde que moi. As-tu peur que je fasse … des comparaisons ? »

Le Chinois pâlit sous l’insulte.

« Si tu le prends ainsi …

— Je le prends comme il me plaît !

— Allons, intervint l’autre, vous n’allez pas vous brouiller pour un rat de terre !

— Ce n’est pas la question, Hank ! Je n’admets pas que Pei me considère comme sa chose. De tels sentiments sont préhistoriques, ou planétaires ! Encore n’existent-ils peut-être plus sur la Terre. Qu’en dis-tu, Tinkar ? »

Elle se pencha vers lui, souriante.

« Je n’ai guère d’expérience à ce sujet, mais je crois qu’ils existent, du moins chez le peuple. Ne vous fâchez pas avec vos amis pour moi, Oréna. Cela n’en vaut pas la peine. Ici, je ne serai jamais qu’un pou de planète.

— Eh bien, pou ou non, ce soir je dîne avec toi. Et que ces deux imbéciles aillent se faire pendre ailleurs !

— Soit, adieu, Oréna. Viens, Hank. Laissons-la avec son gigolo. C’est la compagnie qui lui convient. »

Tinkar ne comprit pas le mot, mais devina la gravité de l’injure à la face blême de la fille. Il se leva, saisit le Chinois à la gorge.

« Je ne sais ce que tu as dit, mais tu vas le rétracter tout de suite ! »

L’autre se dégagea avec souplesse, leva la tête, regardant Tinkar dans les yeux :

« Gigolo ! »

Alors Tinkar frappa. La seconde d’après, le compagnon de Pei lui sauta sur le dos. D’un coup de rein, Tinkar l’envoya par-dessus la table.

Pâles, les deux hommes se relevèrent.

« Nous réclamons notre droit, crièrent-ils ensemble. Avez-vous vu, frères ?

— Nous avons vu, dit la voix calme de Petersen. Mais nous avons aussi entendu l’injure !

— Tu ne vas pas prendre sa défense, toi aussi ? Le Tilsin sera plus propre quand son cadavre roulera dans l’espace !

— Non, je ne prends pas sa défense. Je ne crois pas que ce soit nécessaire et, le cas échéant, ce serait à Oréna de le seconder, puisque vous l’avez elle-même insultée au-delà de toute excuse possible. Filez, sinon vous allez m’insulter moi aussi, et je réclamerai mon droit ! »

Il se tourna vers Tinkar :

« Eh bien, planétaire, tu ne fais pas les choses à demi ! Deux d’un coup ! Prendras-tu son parti, Oréna ?

— Moi ? Non. Mais s’ils le tuent, je réclamerai mon droit à mon tour. Je suis tranquille, je n’en aurai pas besoin ?

— Que signifie tout cela ? coupa Tinkar.

— Tu les as frappés, il faut que tu te battes avec eux.

— Que fallait-il faire ? Me laisser insulter ?

— Non, il aurait fallu que tu prennes les devants, et que tu réclames le combat toi-même. Tu n’aurais eu que Pei comme adversaire, tandis que maintenant tu les as tous les deux.

— Soit. Quand, où, et comment ?

— Demain, après le repas de midi, dans le parc 12. Comme les coups répondaient à une insulte, tu auras toi aussi le choix de ton arme. Tu peux prendre ce que tu veux, sauf un fulgurateur, qui ferait trop de dégâts.

— Je pourrais utiliser aussi bien une javeline qu’un canon. Ce fut mon métier. Mais je connais pas les lieux, c’est un désavantage.

— Eh bien, allons les visiter demain matin. Je t’attendrai à neuf heures à la porte 3.

— Oréna, vous auriez mieux fait de ne pas me parler, dit-il, une fois Petersen parti.

— Pourquoi ? As-tu peur ? »

Il la tutoya malgré lui.

« Crois-tu que ma vie ici soit assez agréable pour que je craigne de la perdre ? Que signifie ce mot “gigolo” ?

— Il n’y a pas d’équivalent en interspatial.

— Mais encore ?

— J’aime mieux ne pas te le traduire. Tu demanderas à Petersen, s’il veut le faire.

— Étrange peuple ! Dis-moi, ces duels sont-ils fréquents ?

— Assez. Nous avons le sang chaud. J’en ai eu trois.

— C’est vrai, on m’a dit que tu avais tué trois hommes.

— Pourquoi pas ?

— Tu es une femme.

— Chez toi, les femmes ne combattent pas ?

— Rarement !

— Étrange peuple ! Que font-elles quand on les insulte ?

— Leur mari ou leur père les défend.

— Ah ! je vois. Chez vous, une femme est ou bien seule, sans défense, ou bien en liaison permanente ?

— Oui.

— Je n’aimerais pas la Terre ! Viens-tu ?

— Où cela ?

— Chez moi, bien sûr !

— Non, j’aurai besoin de mon sommeil, cette nuit.

— Soit, dors bien. Va voir le prévôt des combats demain matin, et choisis ton arme. Je te recommande une carabine marque III. Comme ils seront deux, tu auras dix balles. »

Il dormit calmement, déjeuna de bon appétit, se dirigea vers le parc 12. Petersen l’attendait.

« Pas inquiet ?

— Pas spécialement. Risquer ma vie était mon métier. Je trouve simplement un peu stupide de me battre pour si peu.

— Tu n’es pas fier ! Gigolo !

— Que veut dire ce mot ? Oréna n’a pas voulu me le traduire.

— Je comprends, il n’est pas flatteur pour elle non plus. Ça m’étonne que tu ne le connaisses pas, c’est un vieux mot terrien. C’est une injure qu’un Stelléen ne pardonne jamais. »

Il lui en expliqua le sens.

« Tiens, voilà le point où tu seras placé par le prévôt. Tes deux ennemis seront à l’autre bout, un à droite, l’autre à gauche. Au signal, vous vous dirigerez les uns vers les autres. À partir de ce moment-là, tout est permis, sauf l’usage d’armes autres que celles qu’on vous donnera. Vos coups de feu seront comptés depuis cette cabine, là-haut, où se trouvera l’arbitre. Une tricherie, et c’est la mort par expulsion dans l’espace.

— Tu as déjà combattu ici ?

— Une fois seulement. Viens, nous avons seulement trois heures pour que tu étudies le terrain. Tes adversaires le connaissent bien, surtout Hank. »

À midi, Tinkar se rendit chez le prévôt, choisit son arme. Il préféra une courte carabine de fort calibre, à très haute vitesse initiale, qu’il essaya, et qui lui rappela l’arme habituelle des fusiliers de l’Empire.

Quand il pénétra dans le restaurant, accompagné de Petersen, Oréna l’y attendait. À sa vive surprise, une bonne partie des clients lui firent des signes amicaux.

« Ils seront là tout à l’heure, à regarder, expliqua Petersen. J’y viendrai moi aussi.

— Ah ! C’est un spectacle, en plus ?

— Les distractions sont rares, Tinkar ! »

« Tous les peuples sont donc les mêmes, songea le Terrien. Les empereurs organisaient des jeux de cirque, à l’instar d’autres empereurs préhistoriques, dont il avait vaguement entendu parler. Même les Stelléens, qui représentaient peut-être la civilisation la plus haute de ce coin de la galaxie … Mais, pour la première fois, à l’exception d’Oréna et du teknor, l’un d’eux venait de l’appeler par son prénom, et non par la qualification méprisante de “planétaire”.

Ils déjeunèrent tous trois ensemble. Tinkar mangea peu, et ne but que de l’eau, au lieu de la bière habituelle.

« Tu penses t’en tirer ? » demanda un homme en passant.

Tinkar lui sourit.

« Pourquoi pas ? Quelle est la raison de ce changement à mon égard, Oréna ?

— Tu en as pris deux d’un coup ! C’est rare, et ils espèrent que tu te défendras bien.

— Un beau spectacle, eh ?

— Oui, mais pas seulement cela. Nous aimons la bravoure, surtout quand elle est un peu folle. Et Hank n’est pas populaire.

— Je ne suis pas du tout fou, Oréna ! Je n’aurais jamais provoqué ces deux hommes à la fois, si j’avais pu faire autrement, mais j’ai déjà combattu dans des conditions bien pires !

— Méfie-toi de Hank, c’est le plus dangereux, dit Petersen. Pei tire mal.

— Ne vous inquiétez pas. C’est l’heure, je crois. »

Quand il se présenta à la porte du parc 12, une foule bigarrée l’attendait, hommes et femmes mêlés. Inconsciemment il se redressa pour passer devant eux, la carabine à la main droite. Le prévôt l’attendait, en compagnie de ses deux adversaires et de l’arbitre.

« Selon la loi du Peuple des étoiles, vous allez combattre pour effacer les injures. Vos noms ?

— Pei Kwang, technicien.

— Hank Harrison, pilote.

— Tinkar Holroy …

— Planétaire, cria une voix.

— Lieutenant de la Garde stellaire de Sa Majesté l’Empereur Ktius le Septième, acheva-t-il d’une voix calme.

— Bien que le combat d’un seul homme contre deux soit peu fréquent, rien dans la loi ne l’interdit. Vous aurez chacun cinq cartouches par adversaire, ce qui signifie que vous, Holroy, en aurez dix. Vous allez gagner vos postes, et quand la fusée fumigène montera, vous commencerez le combat. Il ne se termina que par la mort du ou des combattants d’un des camps. Vous serez libres d’employer vos armes de la manière qui vous paraîtra bonne. Voici vos munitions. Allez ! »

Tinkar ne bougea pas. Il était déjà presque à son poste. L’arbitre se dirigea vers l’ascenseur qui le conduirait à la petite cabine suspendue, d’où il dominerait les allées et les bosquets. Le public se retira derrière des murs de transplex, montés le matin. Pei et Hank filèrent, applaudis par beaucoup.

« Tuez-le, Stelléens ! »

Le cri perça le brouhaha. Tinkar tourna vivement la tête. Au premier rang, la tête rousse de la nièce du teknor passait au-dessus de la barrière. Hank la salua.

Peu à peu, le silence se fit. Tinkar vérifia que son arme était prête à tirer, neuf coups dans le magasin, un dans le tonnerre. Alors, lentement, il se dirigea vers le bosquet qui était son vrai point de départ, et attendit, les yeux levés vers la voûte.

Il était très calme, comme toujours avant la bataille. Cette absurde bagarre pesait peu en face des périls qu’il avait déjà courus, il lui manquait seulement un compagnon d’armes. Il était isolé dans ce peuple hostile, à l’exception peut-être de deux personnes, dont il n’était même pas sûr. Oréna ? Était-il plus qu’un jouet pour elle ? Que cachait l’amitié subite du chimiste ?

Avec un fusement, le fumigène bondit vers la voûte, monta presque jusqu’au toit de métal, perdu dans l’irradiation, redescendit lentement, suspendu à son parachute, dériva lentement vers lui.

« Deux possibilités, pensa Tinkar. Les attendre, caché, ou aller à leur rencontre. La deuxième est mieux à mon goût. Allons-y. »

Il se glissa doucement vers la gauche, attentif à ne pas heurter des fourrés dont le mouvement l’aurait trahi, fila droit devant lui, vers le ruisseau qui roulait son eau toujours renouvelée, en circuit fermé. Il progressa par bonds, se collant à terre entre eux, écoutant, scrutant les frondaisons. Il déboucha sur une large allée transversale.

« Ils ne l’ont certainement pas encore atteinte et, comme elle va d’un mur à l’autre, ils la traverseront nécessairement. Attendons. »

Il resta longtemps immobile, arme prête, surveillant les deux côtés, masqué par une épaisse touffe d’herbe haute. Là-bas, à près de cent mètres, un bosquet remua légèrement et il concentra son attention sur lui. Au bout d’un moment, quelque chose de blanc bougea. Tout en continuant à jeter un coup d’œil de l’autre côté toutes les cinq secondes, il visa le bosquet. Une tête parut, l’espace d’un éclair, disparut, comme une tête de tortue rétractée dans la carapace. Cela avait suffi au Terrien : Pei ! Tinkar estima la largeur de l’espace nu (15 m), la pesanteur (0,90 g), les possibilités physiques de Pei. Sans élan, deux secondes au moins pour traverser. La vélocité moyenne de sa propre balle était de 800 m/s. C’était court, mais faisable. Il visa le bord opposé au bosquet.

Pei jaillit. Au dernier moment, en même temps qu’il tirait, Tinkar baissa sa visée, répugnant à tuer. L’homme roula, disparut dans les broussailles.

« Manqué ? » s’interrogea le Terrien. Il ne le pensait pas. Il avait été champion de tir, toutes armes, de la flotte impériale, et avait touché des cibles plus difficiles. Il rampa rapidement, s’éloignant du lieu où un petit nuage de fumée légère indiquait encore sa présence.

Pwiououn !

La balle siffla trop haut et à droite. Il scruta rapidement le paysage, vit une petite boule bleue se dissolvant dans l’atmosphère, tira, deux fois, en éventail, rampa un peu plus loin.

Plus que six balles contre quatre, à moins que Pei ne soit pas gravement touché, ou que l’autre utilise ses munitions. Mais non, c’était interdit par les règlements.

Il se déplaça, contournant le point où Pei était tombé, tout en restant en vue de l’allée. L’attaque le surprit presque. En face de lui, une silhouette se dressa, à vingt mètres, arme épaulée. Il roula de côté, sentit le projectile s’enfoncer dans le sol à quelques centimètres de lui, l’éclaboussant de graviers, tira sans viser, roula à nouveau derrière des arbustes. Entre les troncs, il entrevit Hank courant de toutes ses forces, traversant l’allée en diagonale, mais les branches l’empêchèrent de tirer. Il bondit à son tour dans l’autre sens, vit les cailloux de l’allée jaillir devant lui au moment où il plongeait dans les herbes.

Cinq balles contre trois ! Heureusement que Pei n’était qu’un amateur !

Il rampa, attentif à ne pas faire osciller les broussailles qui le cachaient, s’embusqua de nouveau.

« Il ne vise pas très bien, mais sait approcher. Comment a-t-il fait pour que je ne voie rien ? »

Vers la droite, il trouva un petit ravinement profond d’un demi-mètre.

« Voilà ce que c’est que de bien connaître le terrain ! Ce qu’un homme a fait, un autre peut le faire. Mais est-il assez familier avec ce parc pour repérer de loin ce caniveau ? Bah ! essayons ! »

Il revint vers l’allée, où la tranchée s’arrêtait, continuée par un tuyau trop petit pour qu’il y passât. Il tira de sa poche un mouchoir, le déchira en lanières, étouffant le bruit, attacha la corde ainsi obtenue au tronc d’un arbuste, revint dans le creux, tira légèrement. L’arbuste remua comme si quelqu’un l’avait heurté par mégarde. Rien. Il attendit, secouant de temps en temps la corde. Les minutes coulèrent …

Une détonation, toute proche, le fit sursauter. Il leva la tête, tira sans viser sur la fumée. Un hurlement déchirant creva le silence. Il se dressa sur ses coudes, sentit un choc violent à l’épaule, n’entendit le coup que bien après.

« Fou ! Triple idiot ! Se laisser prendre si bêtement ! »

Le sang coulait, gluant et tiède, le long de son bras gauche. Il remua l’épaule doucement, grimaça de douleur.

« Rien de cassé, la balle a simplement traversé ou effleuré les chairs », pensa-t-il tout en rampant aussi vite qu’il le pouvait, s’attendant d’un moment à l’autre à voir la face de Hank penchée sur son fusil. Au bout de quelques mètres, il s’arrêta, se retourna, écouta. À part un léger bruissement loin derrière lui, tout était silencieux. Il continua à avancer, ne voulant pas que son bras blessé se raidisse, parvint au bout du parc, près du mur transparent. Deux Stelléens le regardaient, impassibles. L’un d’eux montra la tache de sang qui s’élargissait sur sa chemise. Il leur sourit, puis continua sa progression.

L’allée transversale l’arrêta. Il réfléchit un moment devant elle. Hank n’avait plus qu’une balle, alors qu’il lui en restait quatre. S’il arrivait à le forcer à tirer cette dernière cartouche, l’autre serait à sa merci. Avec précaution, il enleva sa chemise, explora la plaie, profond sillon dans le deltoïde. Le sang coulait encore, et il était impossible, placée comme elle l’était, de bander la blessure sans immobiliser le bras.

Il scruta l’allée, s’étendant vers la droite. Rien ne bougeait. Doucement il creusa pour ses pieds de petits trous, les y cala soigneusement, bondit dans l’espace nu, plongea, rebondit, disparut dans les herbes. Nul coup de feu ne salua sa fuite, et il le regretta. De la façon dont il avait traversé l’allée, l’autre n’aurait eu que peu de chances de le toucher et aurait gaspillé sa dernière balle.

Il suivit le mur, arriva presque à son point de départ. Derrière la barrière transparente, seule, Anaena le regardait, l’air méprisant. Il haussa les épaules, fit une grimace de douleur, se coucha derrière un épais fourré percé d’un vide en meurtrière, et décida d’attendre.

L’instinct le fit se retourner. Derrière lui, la fille gesticulait, montrant sa cachette du doigt. Elle s’arrêta net quand elle vit ses yeux fixés sur elle, s’éloigna d’un air détaché.

« La petite ordure ! Elle me désigne à l’autre ! »

La colère monta en lui, froide et terrible. C’était donc là la loyauté des Stelléens ! Subitement, tout lui parut clair ! Oréna avait provoqué la dispute, et l’autre achevait le travail ! Mais si elle adressait des signaux à Hank, c’est qu’il n’était pas loin. Tinkar quitta son poste de guet, rampa péniblement. Ses muscles s’étaient refroidis, et une lame chauffée à blanc labourait son épaule. À quelque trente mètres, un buisson remua légèrement. Alors, jouant le tout pour le tout, il se dressa, bondit, se tordit en l’air au moment où un coup de feu éclatait, et tira, tout en tombant, sur la silhouette jaillie entre les branches, il se releva lourdement, marcha vers le buisson, l’arme prête. Une masse gisait à terre : Hank. Il le retourna du pied. L’homme était mort, une balle en pleine tête.

« Un coup de chance, dit-il à haute voix. Qu’importe, il me restait trois balles. »

Sans souci du danger, il fila vers l’endroit où Pei était tombé, il y avait des semaines, semblait-il, bien que sa montre lui dît qu’il n’y avait pas plus de deux heures. Il trouva assez vite le Chinois : affalé sur le sol, il gémissait, roulé en boule, son fusil inutile à quelques pas. Tinkar baissa le canon de son arme, hésita, puis, d’un geste rageur, éjecta la cartouche. Il se pencha, examina le blessé : la balle avait pénétré dans le ventre.

« S’ils ne viennent pas le chercher vite, il est perdu, pensa-t-il. Ce serait dommage, un si bon peintre ! »

Il retourna vers la porte. Un groupe de Stelléens entourait le cadavre de Hank. Il ne vit ni Oréna ni Petersen parmi eux, mais la fille rousse était debout à quelques mètres, pâle comme la mort. Il ramassa le corps par le col de sa veste, le traîna. Un des assistants voulut s’interposer, mais il le regarda d’un air si farouche que l’autre baissa la tête et se tut. D’un dernier effort, il jeta le corps aux pieds de la fille.

« Tiens, voilà ton mâle », dit-il, volontairement grossier.

Elle pâlit encore si c’était possible.

« Je connais maintenant la loyauté de ton peuple, femelle ! »

Elle fixa sur lui des yeux étincelants, et malgré lui il admira, pensant :

« Elle est belle comme une panthère ! »

« Allez-vous me dénoncer ?

— Qu’arriverait-il ? »

Malgré sa maîtrise de soi, elle fléchit, et répondit d’une voix un peu brisée :

« On me jettera dans l’espace.

— La nièce du teknor ?

— Vous ne connaissez pas Tan ! »

Subitement, il eut pitié d’elle.

« Je ne dirai rien. Vous m’avez servi, par vos gestes, plus que lui !

— Et vous attendez de moi de la reconnaissance, je suppose ? Je vous détestais, maintenant je vous hais !

— Eh, que m’importe ! »

Il tourna les talons, marcha vers la sortie. Oréna s’y tenait avec Petersen, quelque Stelléens et le prévôt.

« Tinkar, c’est magnifique ! Vous les avez tués tous les deux, dit le chimiste radieux.

— Non, un seul. Pei n’est que blessé, mais il ne vaudra guère mieux d’ici peu si on ne va pas le chercher !

— Pourquoi ne l’avez-vous pas achevé ? demanda le prévôt. La coutume veut que … »

Alors il explosa.

« Que tous les diables de l’espace vous emportent, vous et vos coutumes ! Je me moque d’elles, elles ne comptent pas pour moi ! Une de vos femelles machine une rixe pour m’obliger à combattre deux hommes à la fois ! Eh bien, j’en ai tué un, mais je ne tuerai pas l’autre ! Achevez-le si vous voulez, et laissez-moi en paix !

— Attention, Tinkar, à ce que tu dis, cracha Oréna, les yeux en furie. Je n’ai rien machiné, et je ne suis pas une femelle !

— Ah oui ? Tu t’es pourtant conduite comme une femelle avec moi et d’autres ! Et tu as essayé de me faire tuer par Pei et Hank !

— Moi ? Moi qui étais prête à les défier s’ils t’avaient tué !

— C’est vrai, Tinkar, intervint Petersen. Et je ne crois pas qu’Oréna soit pour quelque chose dans ce duel. Hank avait dit partout qu’il te défierait et te tuerait, ou te ferait jeter dans le vide comme lâche. Oréna le connaissait à peine. C’est probablement lui qui a excité Pei, qui est un brave garçon, mais d’une jalousie préhistorique ! »

Subitement, Tinkar se sentit très las.

« Oh ! que m’importe après tout. Je ne comprends rien à vos sentiments ni à vos raisonnements. Laissez-moi seul ! »

Il regagna son domicile, s’assit lourdement, épuisé par la tension nerveuse et la perte de sang. La porte, qu’il n’avait pas bloquée, s’ouvrit et Oréna entra. Il leva les yeux vers elle, demanda, d’une voix morne :

« Que veux-tu encore ? J’avais demandé qu’on me laisse en paix.

— Te soigner. Fais voir cette plaie.

— Que ne vas-tu soigner Pei ? Il en a plus besoin que moi.

— Il est à l’hôpital. On espère le sauver.

— Tant mieux !

— Pourquoi l’as-tu épargné, Tinkar ? Il t’aurait achevé sans hésiter, s’il avait pu, et ce n’est qu’un technicien, tandis que tu es un soldat. »

Il eut un sourire triste.

« C’est peut-être pour cela … J’ai tellement tué que j’en suis fatigué. Ce ne fut jamais pour moi un plaisir, Oréna. Je n’ai pas choisi ce métier. Pourquoi aurais-je supprimé Pei ? Pour une injure ? Elle est certainement moins cinglante que ce que les hommes du peuple disaient à voix basse sur mon passage, sur Terre, et peut-être plus méritée. Et puis, j’aime ce qu’il fait, ses paysages. Il a eu la chance de pouvoir développer ses dons. Pas moi.

— Qu’aurais-tu donc aimé faire ?

— Moi ? Des mathématiques pures, et … Oh, à quoi bon ! »

Doucement, elle lavait la plaie.

« Tu as eu de la chance. Quelques centimètres plus à droite, et l’os était broyé. Ce ne sera rien. Quelques jours de repos, avec les antibiotiques que je vais te laisser, ce n’est même pas la peine de passer à l’hôpital. Voilà, c’est fini.

— Est-ce vrai, Oréna, que tu n’as pas volontairement dressé ces deux pauvres bougres contre moi ? Ou bien voulais-tu te débarrasser d’un de nous ?

— Pourquoi l’aurais-je fait ? Que tu aies passé une nuit avec moi ne donne à Pei aucun droit de vouloir te tuer ! Je ne suis pas sa chose, et il le sait, même si ses sentiments sont parfois surannés. Je suis libre comme lui. Quant à Hank, il n’était pas de mes amis ! Mais pour eux, tu es un planétaire, presque une bête ! Leur haine est probablement venue de ce qu’ils ont considéré que je me déshonorais en te fréquentant. Au lieu de me demander si je me croyais moi-même déshonorée, ils ont voulu agir, détruire la cause de cet abaissement présumé.

— Si ce petit jeu recommence souvent, je n’ai plus qu’à me suicider ! Ce serait plus rapide !

— Tout sera différent maintenant. Du fait qu’ils t’ont provoqué en duel, ils ont, involontairement, commencé ton assimilation. Tu es désormais un peu Stelléen.

— Soit ! Je ne comprendrai sans doute jamais. Que suis-je pour toi, Oréna ? Un jouet nouveau ? »

Elle réfléchit un moment.

« Au début, peut-être. Mais rappelle-toi que mon père était un planétaire. Pour moi, tu es un homme comme les autres, un étranger, simplement. Oh ! laissons là ces complications ! Tiens, je vais préparer ton repas. »

Elle disparut dans la cuisine, revint, indignée :

« C’est tout ce que tu as ? Il faudra que je m’occupe d’installer ton appartement ! Comment feras-tu pour me recevoir, quand je viendrai te voir ? »

Elle s’affaira, passant de temps en temps la tête par la porte, jetant quelques mots. Tinkar sentit peu à peu s’effacer ses soupçons. Après tout, il n’était sur le Tilsin que depuis quelques jours. Bien des choses qui lui paraissaient inexplicables avaient sans doute leur raison d’être. Il s’allongea sur sa couche, rêvassa.

« C’est prêt ! »

Oréna avait tiré le maximum de ses pauvres provisions, et il fit un excellent dîner.

« Tu dois être épuisé, maintenant. Couche-toi. Comme tu risques d’avoir la fièvre, je te veillerai cette nuit. Je vais apporter un lit de camp. »

Un vague reste de puritanisme le fit protester sans grande conviction. Il céda vite, heureux d’avoir près de lui une amitié, même s’il n’en connaissait ni la profondeur ni le sens, et s’endormit paisiblement.

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