DEUXIÈME PARTIE

I LES PÈLERINS

Au réveil, il fut surpris de ne plus sentir sa blessure. Les chairs étaient à peine rouges, il n’y avait aucune suppuration. Oréna dormait encore. Il prépara le petit déjeuner, puis l’appela doucement.

« Tu es déjà debout ? Comment te sens-tu ?

— Merveilleusement bien. Qu’as-tu mis sur ma plaie ? Nous n’avons rien d’aussi efficace.

— Du biogenol. À la fois antibiotique et cicatrisant. Dans deux ou trois jours, tu seras prêt à recommencer.

— Ah non ! Viens déjeuner. »

Elle se récria sur le désordre de la petite cuisine, mais le complimenta sur son « cabor », infusion qui, chez les Stelléens, remplaçait le café terrestre.

« Je dois rejoindre mon poste maintenant, dit-elle. J’ai choisi de travailler tôt le matin, afin d’être libre le reste de la journée.

— Que fais-tu exactement ?

— Je suis sous-biologiste à la ferme hydroponique 35.

— Je ne comprends pas bien votre système. Deux heures, c’est peu.

— Tout est automatique, ou presque. Avec un autre système, la majorité de nos concitoyens seraient oisifs.

— Et que font-ils le reste du temps ?

— C’est différent, Tinkar. Donner deux heures par jour à la communauté permet à chacun de se sentir utile.

— Je vous croyais des individualistes, avides de liberté.

— Ce n’est pas contradictoire.

— Je vois. N’oublie pas que je suis un paria, un inutile.

— Un jour, peut-être …

— J’en doute. Ton … métier t’intéresse ?

— Certes !

— Alors, pourquoi ne pas le continuer, après tes heures ?

— Je l’ai fait, autrefois. Mais je n’ai pas de génie botanique. À bientôt, Tinkar !

— Ce soir ?

— Peut-être. »

Il resta pensif un moment, après son départ. Il commençait à s’attacher à cette étrange fille, si différente des Terriennes. Machinalement, il rangea la vaisselle, mit en marche épousseteurs et nettoyeurs. Il eut un bref accès de rire :

« Tinkar Holroy, lieutenant de la Garde, parfaite femme de ménage ! »

Que faire de sa journée ? Il n’avait pas de livres personnels et ne savait pas où s’en procurer, en dehors de la Bibliothèque. Cette pensée lui remit Anaena en mémoire.

« La petite garce, dit-il à haute voix. Elle m’aurait fait tuer, si je ne l’avais point vue. »

Nul regret de ne pas l’avoir dénoncée, pourtant. La morale hautaine de la Garde n’autorisait pas la délation. Un célèbre voleur s’était caché, avec la complicité dédaigneuse des pilotes, dans la cave du mess, pendant trois mois, là-bas, à Impéria. Un criminel politique, peut-être, eût été livré. Et encore. Il ne régnait pas un amour fraternel entre la Garde et la « Popol », la police politique. Il sourit au souvenir de ce dignitaire qu’il avait transporté, à toute vitesse, jusqu’à Véga V, et qu’il avait consciencieusement « sonné » pendant le voyage.

L’avoir protégée était aussi une victoire, dans cette guerre sourde qu’elle menait contre lui. Elle était maintenant en dette envers lui, et cela lui empoisonnait sans doute l’existence. Tant mieux.

Il consulta son plan, décidant de n’aller à la Bibliothèque qu’au moment où il serait sûr de la rencontrer. Il joua avec l’idée de rendre visite à Petersen à son laboratoire, puis remarqua, sur le pont 8, une grande zone qu’il avait prise pour un parc, mais qui n’en était pas un. L’intérieur montrait l’habituel dédale de rues, de places, de jardins, mais aucune indication n’était donnée, à part un petit numéro aux trois portes de cette enceinte. La légende indiquait ; Territoire des pèlerins. Il se souvint de ce qu’il avait lu à leur sujet.

« Probablement hors limites pour moi. Bah ! je verrai bien. »

En quelque dix minutes, par les trottoirs roulants, il arriva au puits gravitique 127, qui devait le conduire à son but, fier de ne point s’être égaré cette fois. Le puits débouchait sur un vaste hall, peuplé des universelles plantes vertes qui contribuaient à régénérer l’atmosphère. À l’extrémité opposée, une grande porte était ornée d’un signe qu’il reconnut, la croix ansée qui s’élevait encore au-dessus des derniers monastères ménéonites, sur Terre. Elle était close, et il ne put trouver aucun moyen de l’ouvrir. Il tourna les talons, prêt à revenir sur ses pas. Un mouvement, aperçu du coin de l’œil, le fit s’arrêter. Un judas s’ouvrait lentement, de l’autre côté un visage barbu le regardait :

« Que veux-tu, frère ?

— Vous êtes un pèlerin, n’est-ce pas ?

— Oui, certes !

— Je suis un étranger, un planétaire, un Terrien.

— Tous les hommes sont nos frères.

— Je ne suis dans la cité que depuis peu de temps. Un accident me jeta à son bord.

— Entre, frère. Le patriarche sera heureux d’entendre des nouvelles de la planète mère. »

Une partie de la grande porte pivota, et Tinkar pénétra dans le territoire des pèlerins.

« Tu as eu de la chance que je t’entende frapper, frère. Je passais. Quand nos frères du dehors veulent nous visiter, ils s’annoncent par communicateur.

— Je l’ignorais.

— Oh ! ce n’est rien. Mais si tu veux revenir, une autre fois … »

Si les rues de la cité elle-même offraient une austérité de caserne, le clos des pèlerins rappelait un monastère par un dépouillement encore plus absolu. Ils passèrent dans un parc, où jouaient de petits enfants sous la garde de quelques femmes, au costume strict. Alors que les Stelléennes portaient des étoffes précieuses ou de couleurs vives, parfois sur de faibles surfaces, elles étaient vêtues de robes sévères, sombres, tombant presque jusqu’au sol.

« Je ne vois que des enfants, s’étonna Tinkar. Combien êtes-vous ?

— Seize cent trente, frère. Mais, sauf les gardiennes et quelques hommes de service, comme moi, tous les adultes sont au temple. C’est aujourd’hui l’anniversaire de notre fondateur, le bienheureux Ménéon. Tu pourras y rencontrer notre saint patriarche, Holonas le Sage.

— Mais je n’appartiens pas à votre religion !

— Nous ne te demanderons rien qui puisse être contraire à ta foi, frère. Simplement de nous dire ce qu’il advint sur Terre après notre départ. Et nous prierons pour que le Seigneur t’illumine. »

Tinkar eut envie de hausser les épaules, se retint, ne voulant pas blesser son compagnon.

Ils approchaient d’une autre grande porte, où flamboyait une immense croix ansée de rubis. À mesure qu’ils approchaient, Tinkar entendit un bourdonnement sourd, qui peu à peu se transforma en un hymne chanté par d’innombrables voix. Le pèlerin ouvrit une petite porte secondaire, et l’hymne jaillit à la face du Terrien, puissant et majestueux.

« Entre, frère », murmura l’autre à son oreille.

Il entra. La voûte, longue et haute, se creusait en carène de navire, et tout au fond, derrière l’autel, brillait dans la demi-obscurité une large nébuleuse spirale, pâle poussière d’étoiles où se détachait au centre, en rouge, le symbole omniprésent, la croix ansée. Dans la pénombre, la foule agenouillée, rang après rang, formes penchées, que courbait la prière. Le chant s’acheva.

Un homme se dressa devant l’autel, leva les bras en un geste de bénédiction. Le pèlerin inclina la tête, et, instinctivement, Tinkar l’imita. L’homme parla, et Tinkar comprit que c’était le patriarche.

Il n’écouta pas, d’abord, bien que le sermon fût en interspatial, trop occupé à s’orienter. Le prêtre n’était qu’une vague et haute silhouette sur le fond stellaire. Le temple était nu, sans ornements, sauf la nébuleuse derrière l’autel. Tinkar se souvint des églises terrestres où il était parfois entré, poussé par la curiosité, et dont il était rapidement ressorti, se sentant mal venu dans son uniforme, et obscurément sacrilège. Jamais, sauf une fois, dans une pauvre église d’un village à demi détruit, après une bataille sur Fomalhaut IV, il n’avait senti un recueillement aussi profond.

Peu à peu, des bribes du sermon pénétrèrent jusqu’à sa conscience. Le prêtre rappelait l’histoire des pèlerins, de leur fondateur, Ménéon, de la période bénie où leurs monastères avaient donné refuge à la civilisation, puis des persécutions qui avaient suivi.

« Il ne faut jamais oublier, mes frères, que nous devons notre survie, et, ce qui est bien plus, notre possibilité de chercher le Maître, à ces scientifiques qui sont les ancêtres des Stelléens qui nous entourent. Certes, ils vivent dans l’erreur, et nous devons reconnaître avec humilité que nous n’avons pas eu beaucoup de succès dans notre entreprise de leur apporter la lumière. Mais nous n’avons pas le droit de les mépriser. Ils vivent leurs vies d’hommes naturels, bons ou mauvais, privés de la lumière divine. Peut-être est-ce notre faute, à nous qui n’avons pas su les attirer vers nous. Leurs péchés sont moins lourds aux yeux de Dieu, puisqu’ils n’ont pas la foi pour les conduire.

« Nous, qui avons la tâche de vous guider, ne saurions cependant trop vous mettre en garde contre leur rêve d’un Univers appartenant à l’homme. L’Univers est trop grand pour l’homme seul, mes frères. Celui-ci va d’étoile en étoile, et, debout dans son orgueil, dit : “L’Univers est à moi !” Mais cela n’est pas et, un jour ou l’autre, l’Univers se venge de son maître dérisoire et l’écrase. Dans le silence de ses laboratoires, il travaille à prolonger sa vie et a obtenu des succès qui auraient paru impossibles à nos ancêtres, mais un jour ou l’autre la mort vient le prendre. Nous savons que ce n’est qu’une transformation, une nouvelle naissance à la vie supérieure, comme, collectivement, nous ne sommes, en nos corps de chair, qu’une étape qui s’achèvera quand Dieu le voudra, le jour où nous le trouverons face à face.

« Ce jour viendra, mes frères, mais nous ignorons quand. Ô Dieu, nous t’avons tant cherché parmi les galaxies ! Nous avons tant espéré le signe, le signe qui nous dirait que l’épreuve est finie, que le paradis terrestre va revenir ! Nous t’avons offensé, Seigneur ! Nous avons mordu dans le fruit de l’arbre de science avant d’y être préparés, mais nous avons expié ! Des milliers de siècles de guerres, de peste, de famine, des milliards de morts sans espoir, la plupart innocents ! Ô Seigneur, nous pardonneras-tu un jour ? Écarteras-tu de ta face le voile de tes galaxies ? Feras-tu, dans ton ciel cosmique, briller la nouvelle Arche d’alliance ? »

La voix se tut. Un long moment les pèlerins continuèrent leur méditation, courbés. Tinkar était debout derrière un pilier, plus ému qu’il ne voulait l’admettre, son guide agenouillé à côté de lui. Puis, lentement, la grande spirale pâlit derrière l’autel, quelques lumières s’allumèrent, les pèlerins se levèrent.

« Viens, frère. »

Ils remontèrent l’allée centrale, à contre-courant des pèlerins qui sortaient, et, par la gauche de l’autel, arrivèrent à une petite pièce nue. Un homme assez âgé, à barbe grise, très grand, rangeait des vêtements sacerdotaux dans un coffre de bois. Il se tourna vers eux. Profondément enfoncés dans les orbites, dominés par d’épais sourcils, des yeux clairs regardèrent Tinkar.

« Un homme de la Terre, père. »

Le visage s’anima.

« De la Terre ? Depuis combien de temps l’avez-vous quittée ?

— Quelques jours … »

Il hésita, ne sachant comment appeler le prêtre.

« Appelez-moi Holonas, mon fils, puisque vous n’êtes pas des nôtres. Et vous-même, quel est votre nom ?

— Tinkar Holroy, seigneur Holonas.

— Je ne suis pas un seigneur. Et il y a quelques jours encore vous étiez sur la planète mère ? Dites-moi, savez-vous si nos frères survivent ?

— Oui, ils ont encore cinq monastères.

— Prospères ?

— Moins qu’ils ne l’ont été. L’Empereur leur fait grief du soutien que votre ordre apporta aux traîtres scientistes, sous …

— Ainsi nos pauvres frères sont persécutés ?

— Non, pas exactement … Mais il ne leur est plus guère possible de recruter d’adeptes, et, petit à petit, leur nombre diminue. Mais ils ont encore quelques appuis parmi la noblesse et certains officiers de la Garde. Le peuple ne les aime pas beaucoup, cependant, et les prêtres chrétiens les combattent comme hérétiques.

— Les chrétiens sont-ils puissants ?

— Parmi le peuple, oui. Sans doute sont-ils à la base de la révolte qui secouait l’Empire quand je suis parti.

— Une révolte ! Encore du sang, encore des morts ! Il faut que vous me racontiez tout cela. Mais pas ici. Voulez-vous venir partager mon modeste repas ? Mais si, mais si, venez donc ! »

Les rues étaient maintenant plus animées, et Tinkar croisa un grand nombre d’hommes et femmes, tous strictement vêtus, mais l’air gai.

« C’est un tout autre monde que la cité, dit-il.

— Oui, nous avons peu de contacts avec les Stelléens. Ils ne viennent guère nous voir, et nous ne sortons guère. Leurs mœurs ne sont pas les nôtres, et ce n’est qu’en cas de danger que nous nous unissons à eux. Nous contribuons à la bonne marche du Tilsin, nous avons nos laboratoires, nos usines, nos postes de veille, et une des chambres des machines. Je suis personnellement en contact étroit avec le teknor, quelques-uns de nos savants ont aussi des rapports suivis avec leurs collègues du dehors, et c’est tout.

— Et vous ne souffrez pas de claustrophobie ? »

Le vieil homme sourit.

« Si, quelquefois. Mais quand la cité fait escale, nous avons aussi nos chaloupes qui nous permettent d’aller nous dégourdir les jambes sur le sol d’un monde. Entrez, nous voilà chez moi. »

Le logis était modeste, mais confortable. Tinkar fut surpris d’y trouver une femme âgée et une jeune fille.

« Ma sœur, Ellena, ma nièce, Iolia. Ses parents sont morts l’an dernier dans un accident. »

La jeune fille était vêtue, comme toutes les femmes de l’enclave, d’une robe brune simple et flottante. Petite, avec de beaux cheveux châtains relevés en chignon, un front pur et droit, un nez fin, une bouche sensible, elle tenait ses yeux baissés.

« Ellena, je t’amène un hôte venant de la Terre ! »

Tinkar s’inclina devant elle. Son visage ridé gardait des traces de beauté.

Le repas fut simple mais excellent. Ils mangèrent en silence, et Tinkar respecta ce qu’il crut être une coutume des pèlerins. Levant les yeux de son assiette, il surprit une fois ceux de la jeune Iolia fixés sur lui. Ils étaient immenses, d’un marron clair pailleté d’or. Elle eut un sourire timide, et rebaissa la tête. Le repas finit par une action de grâces qui mit Tinkar mal à l’aise, ne sachant que faire.

« Eh bien, maintenant que nous avons réparé nos forces, dites-nous donc les dernières nouvelles de la Terre.

— Il y en a beaucoup, certaines sinistres, et je ne sais si je dois …

— Iolia est jeune, mais n’ignore pas que la vie n’est pas que plaisir. Vous pouvez tout dire devant elle. »

Il parla longtemps, d’abord méfiant, puis plus détendu à mesure qu’il prenait conscience de la sympathie de ses auditeurs. Il leur dit les transformations qu’avait subies la civilisation terrestre depuis le grand exode, la concentration de plus en plus poussée des pouvoirs entre les mains des empereurs, puis des nobles, le développement de la police politique, la disparition des dernières libertés fondamentales. Pour quiconque avait la chance de naître dans une des classes supérieures, et de ne pas être trop ambitieux, la vie n’était pas désagréable au sein de l’Empire. Pour les autres, ouvriers, paysans, petits commerçants ou petits agents d’autorité, elle était pénible. Pour tout homme aimant la liberté, elle était impossible. Le peuple n’était pas misérable, si on ne considérait que les conditions matérielles : peu de gens avaient faim, ou manquaient de soins, ou d’un toit. Mais ils n’étaient rien, que des machines à produire, et leur vie ne comptait pas, à la merci du caprice d’un noble ou d’un officiel, ou de la colère d’un soldat.

« Et les savants ? Les prêtres ?

— Les techniciens sont très surveillés. Ils ne rêvent que d’abattre l’Empire qui pourtant les paie et les protège. Quant aux prêtres, ceux de la religion chrétienne vivent comme le peuple, ceux de votre foi ne sortent plus des monastères. Les autres font partie de la classe dirigeante, bien entendu.

— Et quelle est cette autre religion ?

— Oh ! elle est complexe ! Dans la Garde, nous avions la nôtre, assez voisine dans ses principes, me fut-il dit.

— Et ces principes ?

— Il existe un Dieu suprême qui a créé le monde pour ses adorateurs. L’Empereur est son incarnation vivante, chargé de diriger l’Empire et de l’étendre à tout le cosmos. Les prêtres sont ses aides, l’armée son bras, ce qui va dans le sens de la volonté de l’Empereur est bon, ce qui va contre sa volonté est mauvais et doit être écrasé. Ceux qui servent fidèlement l’Empereur auront la vie éternelle, les autres seront rejetés dans le néant.

— Et vous croyez cela ?

— Pourquoi pas ? Ou du moins ai-je cru y croire. Depuis que le hasard m’a jeté à bord de cette cité, je ne sais plus. Mais n’est-ce pas une épreuve pour éprouver ma fidélité ? »

Il resta un moment pensif.

« Pourtant, au moment où je suis parti … C’est déjà une trahison que de penser cela, mais l’Empire semblait sur le point de s’écrouler, la révolte était victorieuse presque partout. Comment le représentant de Dieu sur Terre serait-il vaincu ? Ne serait-il pas le vrai représentant de la divinité ? Mais tout cela n’est-il pas une forme plus compliquée d’épreuve ?

— Vous êtes naïf, Tinkar Holroy, plus qu’on ne l’est d’habitude à votre âge. Vous parlez comme quelqu’un qui se pose ces problèmes pour la première fois.

— Pourquoi me les serais-je posés ? Je n’étais pas payé afin de penser, je faisais le travail pour lequel j’avais été entraîné, un travail de soldat, et je crois l’avoir bien fait. Que m’importait le reste ?

— Il vous importait suffisamment pour que vous vous rendiez compte que vous étiez parmi les privilégiés, que le peuple souffrait …

— Je le voyais, bien sûr, mais je le trouvais normal. Ce n’est que depuis peu que je commence à douter. Quant à mes privilèges, je les avais durement payés. Vous ne savez pas ce qu’est la formation d’un garde stellaire ! De ces privilèges, je n’ai pas honte, je crois y avoir eu droit !

— Quels étaient-ils ?

— Exemption d’impôt sur ma solde, large retraite à quarante ans, si j’y parvenais, préséance sur tous les gens du peuple, sur certains nobles quand je n’étais pas de service, sur tous quand j’étais de service. D’autres, j’aime mieux ne pas parler ici. Du côté négatif, cet entraînement inhumain, et l’absence de famille. Je n’ai plus vu mes parents depuis que j’ai eu trois ans ! J’ignore leur nom, je ne sais s’ils sont morts ou vivants. »

Il ajouta sourdement :

« Peut-être les ai-je tués, un jour d’émeute ? »

Il se tut, un pli amer à la bouche.

« Comme vous avez dû souffrir ! »

Il leva des yeux étonnés sur la jeune fille.

« Souffrir ? Non, je ne crois pas. Que serais-je devenu, dans ma famille ? Un ouvrier ? Un paysan ? La Garde m’a formé, m’a instruit. Mon univers est infiniment plus vaste qu’il n’aurait été autrement, sans doute. À moins que je ne sorte d’une famille de techniciens ? Mais je ne le crois pas, je serais le premier.

— Et maintenant, qu’allez-vous devenir ?

— Qui sait ? Pour le moment, je suis un paria, un planétaire, un pou de terre.

— Pourquoi ne viendriez-vous pas vivre avec nous ? interrogea le vieillard.

— Cela vaudrait-il mieux ? Par certains côtés, vous me paraissez plus proches de moi que les autres, mais c’est l’aspect extérieur de la forteresse. Que sont les défenses internes ? M’accepteriez-vous réellement ? Même si mon ancienne foi chancelle, je ne crois pas jamais embrasser la vôtre.

— Nous ne vous le demanderions pas. Vous n’auriez à respecter que nos mœurs et nos coutumes.

— En serais-je capable ? Je les ignore.

— Eh bien, venez de temps en temps les découvrir. Vous serez toujours le bienvenu dans la maison de Holonas. Au revoir, Tinkar Holroy. »

Il lui tendit la main. Tinkar, étonné, hésita, puis la prit.

« La première de nos coutumes ! Nous nous serrons la main avant de nous séparer. Au revoir. »

Tinkar, désireux de se conformer aux usages de ses hôtes, tendit alors la main à la jeune fille. Elle rougit, détourna la tête, mais la prit.

« Ce n’est pas tout à fait correct, étranger, dit le vieillard sans mauvaise humeur. Vous auriez dû attendre que Iolia fasse le geste. Mais ce n’est rien. »

La main de la fille était ferme et tiède entre ses doigts, et il la lâcha à regret, s’inclina, partit.

« Maintenant, allons exciter un peu le chat-tigre, si elle est encore à la bibliothèque », pensa-t-il.

Il se sentait ragaillardi par la réception du vieux patriarche. Là était un asile possible. Il ne sous-estimait pas la forte pression sociale qui régnait dans l’enclave, mais il se croyait capable de s’y adapter. Il trouverait là un refuge aux heures amères, et les pèlerins, s’ils étaient étrangers, étaient cependant bienveillants.

Quand il pénétra dans le bureau de la bibliothèque, Anaena la rousse s’apprêtait à partir. Elle eut en le voyant un sursaut vite réprimé.

« Alors vous voilà. Je vous avais dit de ne pas venir quand je suis ici ! »

Il s’assit nonchalamment sur la table, une jambe pendante.

« Je suis libre. Ma carte A me donne tous les avantages fondamentaux d’un pur Stelléen, et parmi ceux-ci le droit de consulter des livres quand j’en ai envie. Et, pendant vos deux heures de travail, qui ne sont pas encore finies, vous me devez vos services.

— Et quels services rendez-vous vous-même ? dit-elle, accentuant le “vous” de mépris.

— Aucun. C’est là la beauté de la chose ! On ne m’en a pas demandé, me jugeant sans doute trop inférieur. Il en est qui seraient à ma portée, pourtant, et ils sont importants. Mais tant que je suis un paria … »

Il faucha l’air de sa main ouverte.

« Allons, nous perdons du temps, bibliothécaire ! Voulez-vous, je vous prie (il appuya à son tour sur les “vous”), me donner … »

Il hésita un instant, puis termina avec un petit sourire :

« …me donner un quelconque des romans écrits par cette charmante Oréna Valoch. Et ne me dites pas que vous ne les avez pas, je me suis informé. »

Elle souffla comme un chat en colère.

« Que ne les vous donne-t-elle elle-même ! Pour lire des âneries pareilles, vous n’avez nul besoin de me déranger.

— Il se trouve que j’ai besoin de l’atmosphère d’une grande bibliothèque pour apprécier la littérature, dit-il suavement. J’ai l’intention de venir tous les jours ici. On dit qu’Oréna a écrit plus de vingt romans, et je lis lentement.

— Niche 44, cracha-t-elle. Et maintenant, j’ai fini mes heures !

— À demain, ange roux ! »


Oréna l’attendait chez lui quand il entra.

« Comment as-tu pénétré ici ?

— Tout appartement a deux clefs. J’avais pris celle que tu avais laissée sur l’étagère.

— Tu aurais pu me le dire ! »

Il n’avait rien de secret, mais ressentait cette intrusion.

« Il ne faudrait pas qu’elle s’imagine que, parce que nous avons dormi ensemble, elle a des droits sur moi », pensa-t-il sourdement irrité. Habitué en tant qu’homme de l’Empire à la déférence et à l’obéissance des femmes, il ne put s’empêcher de penser à elle comme à une courtisane impudente. « Pourtant, réfléchit-il, soyons juste. J’étais bien heureux, hier encore, d’avoir quelqu’un à qui parler. Et si ses mœurs me scandalisent, je n’en profite pas moins. Cessons d’être hypocrite, et de la juger d’après ma culture. » Il sourit :

« J’ai eu une intéressante journée. J’ai déjeuné avec le patriarche des pèlerins …

— Ah ! dit-elle avec indifférence.

— Vous ne les fréquentez guère, je crois.

— Non. Nous n’avons rien à leur dire, et ils n’ont rien à nous dire, si ce n’est un prêchi-prêcha.

— Holonas est certainement un homme remarquable.

— Peut-être.

— Et il a une nièce charmante », ajouta-t-il pour tâter ses réactions.

Elle éclata franchement de rire.

« Tous les mêmes, les hommes ! Alors, le diable roux ne te suffit pas ? Il faut encore que tu ailles courir les filles de pèlerins, toutes engoncées dans leurs robes grises ? Mais je doute fort que tu arrives à quoi que ce soit avec celles-là, Tinkar ! Elles ont de ce qu’elles appellent leur vertu une conception préhistorique. En ce qui concerne Anaena, au contraire, je ne vois pas ce qui t’arrête. Après le service que tu lui as rendu !

— Quel service ?

— Ne fais pas l’imbécile ! Tu aurais pu la faire jeter à l’espace pour félonie, toute nièce du teknor qu’elle est. Que tu ne l’aies pas fait me dépasse. À moins que tu ne veuilles en profiter ? »

D’un bond, il fut près d’elle, la souleva de terre comme un fétu.

« Ne m’insulte pas, Oréna !

— Bas les pattes, barbare ! Si tu te juges insulté, le parc est là ! »

Il la reposa rudement.

« Vous passez donc votre temps en duels ? »

Elle se renversa sur le divan, sourit.

« La preuve que non est que je ne vais pas te provoquer pour ta brutalité. Tu me plais, Tinkar. Tu me plais par ton étrangeté, tes colères de barbare, ta force, et ton intelligence. Si tu es patient, tu finiras par être accepté par mes compatriotes. Qui sait, bien guidé, tu pourrais monter assez haut ? Ce serait intéressant à regarder.

— Comme Dhulu le méropien et Thalila la branimare ?

— Tu as lu mon livre ?

— Aujourd’hui, à la bibliothèque, j’ai obligé le diable roux, comme tu la nommes, à me donner un de tes romans, ce fut drôle. Mais dis-moi, pourquoi te hait-elle tant ?

— Pfu ! Je suis avantiste, et elle est conservatrice ! Et as-tu souvent vu une jolie femme en aimer une autre ?

— Je ne saurais dire, j’ai connu si peu de femmes. Entre hommes, c’est probablement différent. Nous respectons mutuellement notre force. Tout au moins dans la Garde. J’ai appris pas mal de choses à ton sujet, en lisant ce livre.

— Ah ? Voyez-moi le psychologue ! Ne t’y fie pas trop, Tinkar. J’ai besoin de vendre mes livres, aussi j’y mets ce qui plaît aux autres. »

Elle se leva d’un bond.

« Mais tu m’ennuies ! Tu es aussi verbeux qu’un teknor ou un pèlerin. Je vais préparer notre dîner. »

Il s’assit à son tour sur le divan, réfléchit. Il n’aimait pas Oréna, mais avait pour elle une certaine reconnaissance, elle était amusante et possédait un corps agréable. Les avantages dépassaient de loin les inconvénients. Qu’arriverait-il plus tard, il ne le savait, et ne s’en souciait guère. Il n’avait encore aucun plan défini. Rejoindre l’Empire était hors de question pour le moment, il ignorait même dans quel coin de l’Univers se trouvait le Tilsin. Il fallait attendre un moment plus favorable.


Les jours s’ajoutèrent les uns aux autres, devinrent des semaines, puis des mois. Il occupait une partie de son temps à lire pêle-mêle romans, livres historiques, ouvrages scientifiques. Par un curieux hasard, tout ce qui se rapportait aux moteurs du Tilsin était toujours « en lecture » quand il le demandait, et il finit par y renoncer. Il fréquenta assidûment les cinémas, que ceux-ci projettent des films de fiction ou des documentaires sur les planètes que le Tilsin ou les autres cités avaient visitées. Une histoire romanesque, se déroulant sur la Terre, lui attira son second duel. Cette fois, ce fut très court. Le jeune blanc-bec qui l’avait défié gisait, quelques minutes après le début du combat, avec deux balles dans le corps. Comme dans le cas de Pei, Tinkar refusa de l’achever. D’autres fois, il s’installait dans un poste d’observation, quand le Tilsin voguait dans l’espace normal, et regardait défiler les systèmes solaires. La cité ne s’arrêtait pas, et quelques Stelléens commençaient à murmurer contre le teknor, menaçant de réclamer la convocation du Grand Conseil et de l’obliger à faire une escale.

Chaque soir, ou presque, Oréna l’attendait dans son appartement quand il rentrait. Et, une fois, ils eurent la visite de Pei. Tinkar n’avait plus revu le Chinois depuis le moment où l’ambulance l’avait emporté, presque mort. Il avait su qu’il avait survécu. Oréna eut un petit mouvement de recul, et Tinkar se leva, prêt à tout. Bien que méprisé, l’assassinat n’était pas absolument inconnu parmi le Peuple des étoiles. Mais l’autre sourit, montrant ses mains vides.

« Je viens vous remercier, Tinkar, pour la vie que vous m’avez laissée. »

Il parlait lentement, avec dignité.

« Pendant longtemps, continua-t-il, j’ai vu dans votre geste l’expression de votre mépris à mon égard. Mais quand j’ai su que vous aviez agi de la même façon avec Carston, j’ai compris que c’était ou bien un trait de votre culture, ou bien votre générosité personnelle. Dans les deux cas, je vous devais un merci, et des excuses. Je dois reconnaître que, parmi les planétaires, il en est qui nous valent.

— Je n’avais aucune raison de détruire un homme que j’admire, répliqua le Terrien. Il y a peu de peintres de votre classe dans la galaxie, j’en suis sûr. Vos œuvres vaudraient des sommes considérables sur Terre. »

Le Chinois s’inclina.

« Vous êtes trop aimable. Héron, du Frank, et Rodriguez, de la Catalogna, sont mes maîtres, et me sont très supérieurs. Avez-vous visité notre musée ?

— Non. J’ignorais même son existence. Où est-il ? Je ne l’ai pas vu sur le plan.

— Parc 19. Voulez-vous que je vous y conduise demain, à neuf heures ?

— Je serais charmé. »

Pei se tourna vers Oréna.

« Es-tu heureuse ? »

Puis, à Tinkar :

« Prépare-t-elle toujours aussi bien le lamir de Sarnak ? »

Il sortit, souriant toujours.

« Pauvre Pei, rêva tout haut Oréna. Il m’aime bien. Mais c’est un anachronisme, comme toi. Il n’accepte pas que je sois libre !

— Mais moi, je l’accepte.

— Tu ne m’aimes pas, pas encore. Je suis pour l’instant ta bouée de sauvetage, l’île où tu te reposes au milieu d’une mer mauvaise. Bah ! que m’importe !

— Mais si, Oréna, j’ai de l’affection pour toi !

— Qui t’a dit le contraire ? D’ailleurs, c’est mieux comme cela. Si tu devenais exclusif, comme Pei, je te quitterais. »


Le musée était riche de peintures, sculptures, dessins de Stelléens du Tilsin et des autres cités, de spécimens d’art indigène de multiples mondes. Il possédait une section historique et une section ethnographique qui impressionnèrent Tinkar. Mais la salle de technologie moderne était « close pour réparations. »

Le même jour, il reçut une convocation du teknor. Tan le reçut amicalement et même avec chaleur.

« D’abord, je veux vous remercier, tardivement, pour Anaena. Certains Stelléens auraient profité de l’occasion pour me frapper dans mes affections. Je connais ma nièce, et je sais qu’elle ne se résoudra que difficilement à vous remercier elle-même. Mais ce n’est pas pour cela que je vous ai fait appeler. Les Mpfifis ont frappé de nouveau, trois fois : l’Uta II et le Provence II ont disparu corps et biens après un dernier message par torpille, et le Bremen n’a dû sa survie qu’à la chance. Je vous en conjure, si vous avez, dans la Garde terrestre, un moyen de déceler une astronef dans l’hyperespace, dites-le-nous !

— Combien de fois faudra-t-il répéter que nous n’en avons pas ?

— Comment menez-vous vos guerres, alors ? Comment arrivez-vous à défendre vos planètes ? À quoi servirait une garde qui arriverait toujours trop tard ?

— Nous ne défendons pas nos planètes, nous détruisons celles de nos ennemis.

— Et eux ne détruisent pas la Terre ? Curieux. Comme vous voudrez, Tinkar. Je ne vous reproche pas votre ingratitude, mais songez que, à cette seconde même, une cité mpfifi nous traque peut-être, et que vous périrez avec nous.

— Il vous serait possible de vous mieux défendre, même sans cet hypothétique traceur. J’ai étudié le livre de Sorensen. Vous ne savez pas tirer profit de vos forces.

— C’est possible. En stratégie, nous ne sommes que des amateurs. Nous apprenons tous les jours, mais aurons-nous le temps ? Expliquez-moi donc votre point de vue.

— Vous avez le livre sous la main ? Bon. Prenons la bataille du Donetz. Voici comment a été menée la défense. Voici ce que vous auriez dû faire. »

Il esquissa le plan de bataille sur une feuille de papier. Le teknor écoutait, attentif.

« Oui, je vois. En effet, ainsi nous aurions sans doute résisté. Pauvre Malenkov ! Nous n’avons pas de soldats professionnels, Tinkar. Comme je l’ai dit, nous apprendrons, mais au prix de combien de vies humaines ! Je voudrais faire de vous un instructeur. Acceptez-vous ?

— Non.

— Pourquoi donc ?

— Je ne suis qu’un pou de planète !

— Mais, par le Rktel, comment auriez-vous traité un des nôtres qui aurait débarqué dans votre précieux Empire ? Bien sûr, vous êtes en butte aux préjugés ! Bien sûr, ce n’est pas agréable ! Mais ce n’est pas en vous drapant dans votre fierté que vous vous ferez accepter ! Ni en vous confinant avec Oréna Valoch ! Un chimiste, je le sais, vous a fait quelques avances. Vous n’êtes jamais allé le voir ! Si vous acceptiez ce poste que je vous offre, nos hommes seraient bien forcés de s’apercevoir qu’un pou de planète peut être un homme, lui aussi ! Acceptez-vous ?

— Non.

— Eh bien, tant pis, Tinkar. Puissiez-vous ne jamais le regretter ! »

II ANAENA

La vie continua, monotone, pour le Terrien isolé. Petit à petit, cependant, quelques Stelléens commencèrent à lui adresser la parole, au restaurant ou dans les coursives. À la bibliothèque, Anaena avait pris son parti de sa présence, et lui distribuait sans mot dire les livres qu’il demandait. Aussi fut-il vivement surpris le jour où elle lui parla :

« Vous en avez fini avec les œuvres complètes de Valoch ! Qu’allez-vous choisir maintenant comme romans ?

— Je ne sais pas. N’importe lequel.

— Puis-je vous conseiller ?

— Si vous le voulez.

— Alors lisez Le Vent de Kormor, de Paul Valenstein. Nous le considérons comme le chef-d’œuvre de notre littérature. Valenstein vivait au siècle dernier.

— D’où vient cette subite amabilité ? »

Elle se renfrogna, et répondit, tête baissée :

« Admettons que j’ai fini par comprendre que je vous dois quelque chose.

— Vous ne me devez rien, si vous vous référez à mon premier duel. Vous m’avez plus servi que mon malheureux adversaire.

— Oh ! n’ayez aucun remords. Il n’aurait pas vécu longtemps, de toute manière, querelleur comme il l’était ! Il n’empêche que j’ai violé la règle du jeu, et que ma conduite a été inexcusable.

— Alors, pourquoi l’avez-vous fait ?

— Je vous haïssais.

— Ce n’est pas ma faute si je suis sur le Tilsin.

— Ce n’est pas ma faute si vos ancêtres ont chassé les miens !

— Suis-je responsable de la conduite de mes ancêtres ? À vrai dire, je doute fort que les miens aient été pour quelque chose dans cette histoire.

— Nous sommes les produits de notre milieu. Nous, Stelléens, détestons et méprisons tous les planétaires, et principalement ceux qui viennent de l’Empire. Savez-vous que vous êtes le premier d’entre eux qui ait jamais été sauvé par une de nos cités ? Et uniquement parce que le teknor se trouve être Tan ! De votre côté, pouvez-vous dire honnêtement que nos coutumes ne vous semblent pas risibles ou détestables ? Jureriez-vous que vous n’avez pas comme unique but de vous évader, de rejoindre vos frères ?

— Non, je n’en jurerais pas, reconnut-il.

— Vous vous plaignez du mépris que nous vous portons ? Et le vôtre, celui que vous avez pour nous ? Croyez-vous que nous ne nous en apercevons pas ? »

Il nia de la main :

« Ce n’est pas du mépris que j’ai pour votre civilisation ! Je l’admire d’avoir construit ces monstrueux vaisseaux stellaires, mais je ne la comprends pas bien. Et j’ai en effet peu d’estime pour certaines de vos coutumes, comme ces stupides duels, indignes d’hommes véritables. Quel est leur but ? Montrer votre courage ? Il y aurait de meilleurs moyens !

— Vous ne comprenez pas, en effet. Nous sommes personnellement responsables de nos actes, et c’est là le fondement de notre liberté. Je puis insulter qui je veux, mais je dois, en contrepartie, être prête à en payer le prix ! Comment se règlent donc chez vous les affaires d’honneur ?

— Quelquefois par le duel, en effet. Du moins pour les soldats. Mais uniquement après un jugement prononcé par des pairs. Pour le peuple, il y a les tribunaux. Pour les nobles, l’Empereur décide.

— Moi, je préfère notre manière. Votre livre vous attend dans la niche 23. Bonne lecture ! »

Puis, pendant quelques jours, la jeune fille revint à son ancienne attitude, et Tinkar se demanda si cette conversation ne resterait pas unique. Pourtant, il y avait quelque chose de changé dans leurs relations. Elle le recevait avec un visage plus ouvert, et une fois alors qu’elle croyait qu’il ne la voyait pas, il crut entrevoir l’ombre d’un sourire. Ce même jour elle sortit en même temps que lui.

« Puisque c’est moi qui ai ouvert les hostilités, il convient peut-être que ce soit moi qui décide d’un armistice. J’aimerais vous interroger sur la Terre. Voulez-vous venir dîner avec moi ? Mais, pour qu’il n’y ait pas d’équivoque, je vous préviens que je ne suis pas Oréna ! »

Il hésita un instant. La proposition était tentante, mais que cachait-elle ? Elle s’aperçut de son hésitation, ajouta :

« Ne vous y méprenez pas ! Nous sommes loin d’être amis. Je vous demande une faveur, que je pourrais payer de retour, en vous faisant par exemple visiter une salle des machines …

— Elles sont hors limites pour moi !

— Pas si je vous accompagne, avec un ordre du teknor !

— Soit ! Où dois-je vous rejoindre ?

— Chez moi, rue 144, appartement 530, pont 4, secteur 2. À dix-neuf heures. Vous verrez que je sais, moi aussi, préparer quelques plats agréables. »

Il téléscripta un mot pour Oréna, l’avertissant qu’il rentrerait sans doute tard. Sans vouloir se l’avouer, il était joyeux.

« Si Anaena se montre, sinon amicale, du moins cordiale envers moi, les autres finiront peut-être par m’accepter. J’aurais une place dans cette cité, je ne serai plus un parasite oisif. J’instruirai leurs hommes dans l’art de la guerre, je fabriquerai un traceur, ou je leur en exposerai la théorie … Non, pas cela, c’est ma seule carte et je ne dois pas la gaspiller. Mais je serai à nouveau un homme … »

Il sortit de sa rêverie avec un sursaut de surprise. Il se trouvait dans une rue inconnue, presque déserte à cette heure de la journée, rue qui déroulait à perte de vue ses portes semblables et ses cloisons de métal nu.

« Où diable suis-je ? »

Le carrefour suivant le renseigna : pont 4, secteur 2, rue 144.

Il consulta sa montre, il avait plus de quatre-vingts minutes d’avance !

« Je suis bien pressé ! »

Il passa devant la porte 530, continua jusqu’au bout de la rue, revint sur ses pas, erra, regardant l’heure de temps en temps. Finalement il avait cinq minutes de retard quand il activa l’annonceur. La porte s’ouvrit.

L’appartement était très différent de celui d’Oréna : un peu plus grand, il comportait une antichambre dont les murs étaient tapissés de rayons de livres anciens ou de cases à microfilms. Comme la jeune fille tardait à paraître, il regarda quelques titres. La plupart étaient des ouvrages de physique ou d’autres sciences. Deux rayons entiers concernaient les Mpfifis. Le rideau qui séparait l’antichambre de l’appartement proprement dit se souleva, et Anaena parut. Il resta un moment bouche bée.

Elle avait dénoué ses cheveux roux qui tombaient en cascade de feu sur ses épaules, encadrant le visage doré où brillaient les yeux malachite. Sa robe, d’un vert délicat, moulait ses formes et descendait très bas, cachant à demi de petits pieds blancs dans des sandales en lanières de cuir doré. Elle lui sourit.

« Attention, Tinkar ! Ce n’est pas une invite ! »

Il se hérissa.

« N’ai-je pas le droit d’admirer la beauté sans qu’on me soupçonne immédiatement d’intentions suspectes ? »

Elle sourit de nouveau.

« Entrez donc, et ne recommencez pas les hostilités. Ce soir, comme de bons adversaires après un rude combat, nous allons être amis. »

La pièce était confortable, meublée sobrement, et intime malgré l’éclairement intense qui tombait de trois lampes à pied, archaïques. Tinkar en fut heureux. Un de ses points de friction avec Oréna était la préférence de celle-ci pour les lumières voilées, les coins livrés à la pénombre par des écrans.

« Installez-vous, prenez un livre, je n’en ai plus pour longtemps. »

Tout un mur, ici aussi, était couvert d’ouvrages variés. Tinkar en prit un tout neuf : La Menace des Mpfifis. Il le feuilleta d’abord distraitement, puis, captivé, commença à lire un chapitre. C’était une analyse serrée de ce que l’on savait des ennemis, plus précise et plus nuancée à la fois que le travail classique de Sorensen. Un passage sur la défense des cités lui sembla particulièrement bon. Pourquoi donc n’appliquaient-ils pas ces principes ?

Anaena rentrait.

« Ce livre vous plaît-il ?

— Il est très intéressant. Particulièrement l’analyse des défauts de votre défense.

— J’en suis charmée.

— Pourquoi ne suivez-vous pas ses conseils ? C’est parfaitement pertinent !

— Parce que ce livre a paru avant-hier. »

Il regarda la date de parution, puis le nom de l’auteur : Anaena Ekator !

« C’est vous qui …

— Oui, sauf ce chapitre que vous admirez tant, et qui est de vous !

— Comment cela, de moi ?

— Vous souvenez-vous de votre dernière entrevue avec mon oncle ? Tout ce que vous lui avez dit a été enregistré, et je m’en suis beaucoup servi. À vrai dire, votre nom devrait être avec le mien sur la couverture !

— Alors, vous vous occupez des Mpfifis ? »

Elle se redressa, prenant une pose d’une dignité forcée, humoristique.

« Je vous présente Anaena Ekator, chef de la lutte antimpfifi !

— Mais je croyais …

— Que je n’étais qu’un chat-tigre roux, comme dit notre commune amie Oréna ? Il se trouve que je suis xénologue, spécialisée dans les races non humaines. Indépendamment du danger mortel qu’ils représentent, les Mpfifis me passionnent, autant qu’ils me font peur. Allons, à table, ou mon dîner ne vaudra plus rien ! »

Il fut excellent, bien que très simple, sans aucune des savantes combinaisons culinaires où Oréna était passée maîtresse. Tinkar la complimenta.

« Je connais mes limites et, plutôt que de me battre sur un terrain où je suis vaincue d’avance, je préfère me tenir à ces limites.

— Vous êtes un curieux personnage, Anaena. Quel âge avez-vous ?

— Je suis encore assez jeune pour vous répondre sans me formaliser de votre question. Voyons, vos années ont bien 365 jours de 24 heures, comme les nôtres ?

— Oui.

— Alors, j’ai vingt-deux ans et demi. Êtes-vous satisfait ? Et vous ?

— Vingt-quatre.

— Cela ne fait pas une grande différence, dit-elle gaiement. Je vais maintenant vous faire payer mon hospitalité, comme je vous en avais prévenu. Parlez-moi de votre planète, de votre Empire. »

Il parla. D’abord techniquement, comme pour une conférence, puis, petit à petit, subtilement dirigé par ses questions, il devint plus personnel, raconta sa vie, son espoir maintenant évanoui de conduire un jour une flotte à la conquête de mondes inconnus.

« Des mondes inconnus, vous en verrez davantage avec nous que vous n’auriez jamais pu en voir, assura-t-elle.

— Comme passager ? railla-t-il. Ce n’est pas ce que je voulais !

— Comme un des nôtres, si vous vous intégrez à nous, Tinkar !

— Est-ce possible ? Vous ne me laissez jamais ignorer que je suis un étranger.

— Qui sait ?

— Parlez-moi de vous maintenant, demanda-t-il. Peut-être arriverai-je à comprendre votre peuple, si je sais ce que pense, désire et craint un de ses membres les plus représentatifs.

— Oh ! je n’ai pas grand-chose à raconter. Contrairement à la majorité des Stelléens, je n’ai jamais quitté la cité qui me vit naître, sauf pendant les escales planétaires. J’ai mené la vie de tout le monde, jusqu’à ma quinzième année, quand mon oncle est devenu teknor. Je lui ai alors servi de secrétaire particulière tout en continuant mes études ; je me suis spécialisée en xénologie par goût, et en archivisme comme métier social. C’est tout. Nous ne menons pas de vies romanesques, comme vous, braves guerriers de la Garde de l’Empire ! »

Tinkar la regarda, sous ses sourcils froncés. Elle parlait d’une voix calme, neutre. Se moquait-elle, ou bien avait-il cru déceler une pointe d’envie ?

« Vous me dites que, contrairement à la majorité, vous n’avez jamais quitté cette cité. Est-il donc normal de le faire ?

— Certes ! Nous aimons le changement, et en d’autres circonstances j’aurais changé de ville, moi aussi. Mais le Tilsin concentre tout ce que nous apprenons sur les ennemis, aussi ma place est-elle à son bord. Sans cela … Au bout de quelques années, on arrive à connaître tous les visages, on devient las de croiser toujours les mêmes personnes dans les mêmes coursives. Ne cherchez pas ailleurs l’origine de la conduite d’Oréna à votre égard. Vous êtes la nouveauté, et cette nouveauté a dominé les préjugés habituels contre les planétaires, préjugés qu’elle partage, bien qu’à un moindre degré, son père en ayant été un. De plus, pour la race il est bon que les cités échangent hommes et femmes, sans cela la dérive génétique deviendrait vite une menace. Nous avons vu où elle a conduit les colons de Tircis, peu nombreux et isolés, l’île où avait échoué leur astronef étant petite et aride. Ils ne sont plus complètement humains. Voulez-vous voir quelques photos ? »

Elle fit coulisser la porte d’un placard, en tira un petit projecteur. Un visage apparut sur le mur nu formant écran, un visage étrange, parfaitement normal, jusqu’au moment où on l’examinait de près : les yeux trop grands, fixes, trop pâles, les oreilles si petites qu’elles paraissaient des vestiges, le crâne bizarrement pointu et dénudé, ne portant qu’une couronne de cheveux jaunes et flous comme un duvet. Une autre photo montrait l’ensemble de l’homme, avec de maigres jambes d’échassier, des bras trop longs, des épaules si étroites et si tombantes que ces bras prenaient directement naissance dans le corps.

« Et le physique n’est rien, Tinkar ! Ils ont tellement changé mentalement que nous pouvons à peine mieux communiquer avec eux qu’avec eux qu’avec un Mpfifi !

— Avez-vous des photos de ceux-ci ?

— J’ai de meilleurs documents que cela, et je vais vous les montrer, bien que ce soit une façon assez sinistre de terminer une soirée si bien commencée. Quand nous eûmes repris le Roma, nous trouvâmes un certain nombre de caméras automatiques qui n’avaient pas été détruites, et aussi un film pris par les autres. J’en ai des copies ici. »

Elle fouilla dans le placard, en sortit un plus gros projecteur et des bobines de films.

« Voici d’abord les nôtres. »

L’écran montra un bout de coursive, tout à fait pareille à celles du Tilsin, barrée par un amoncellement de corps et d’armes détruites. Puis sur le mur se découpa une ombre vaguement humaine, et, tournant un coin, un Mpfifi apparut. Tinkar se pencha instinctivement en avant pour mieux voir. L’être n’était pas horrible. Tout au plus sentait-on en le regardant un vague malaise, comme devant une caricature vicieuse d’humanité. Sa peau verdâtre, hérissée de petites épines blanchâtres paraissait dure et souple à la fois. Dans le visage sans nez ni oreilles, masque inexpressif, figé, deux yeux glauques scrutaient la coursive. Il tenait dans une main trop longue une arme compliquée de métal bleu. Il avança, jusqu’à ce que sa face immobile remplisse l’écran, tourna la tête, et Tinkar put voir, sous l’angle de la mâchoire, l’ouverture respiratoire qui palpitait. Il disparut.

D’autres fragments de films suivirent, scènes de bataille qui intéressèrent le Terrien, quelques moments d’un conseil tenu par les derniers défenseurs dans une pièce aux parois éventrées, au milieu du fracas de la bataille proche qui couvrait presque complètement leurs paroles.

« Voici maintenant leur document. Comme leurs yeux n’ont pas la même sensibilité que les nôtres, il pourra vous paraître mal développé. Nous avons trouvé l’appareil sous le cadavre d’un Mpfifi, tué quand les secours arrivèrent. Il n’y eut, comme survivants humains, que huit femmes et une cinquantaine d’enfants qui s’étaient cachés dans une soute. Quand les Mpfifis nous virent arriver, le Suomi et nous, ils se sont enfuis sans combattre, et, sans traceurs, nous ne pûmes les poursuivre. »

Le film semblait avoir été pris sous une violente lumière orangée, qui transformait les couleurs des plantes et donnait par là-même une pénible impression d’étrangeté. C’était la conquête du Roma vue par les envahisseurs, la lente progression de coursive en coursive, de parc en parc. La bataille avait été féroce, et les Mpfifis avaient payé cher leur victoire. Deux fois, la scène bascula, comme si la main de l’opérateur avait laissé échapper l’appareil et qu’une main l’eût rattrapé avant qu’il ne s’écrasât au sol.

« Je comprends maintenant d’où vous vient votre connaissance de leur tactique ! »

Le combat touchait à sa fin, et les Mpfifis ne prenaient plus guère de précautions dans leur avance.

« Regarde bien maintenant, Tinkar, et tu comprendras pourquoi nous les haïssons et pourquoi nous les craignons en même temps. »

La caméra était fixée sur une rangée d’humains captifs, principalement femmes et enfants, collés contre un mur, au nombre d’une cinquantaine. Un des rares hommes s’avança, mains levées, parla. Sa voix, déformée par les enregistreurs de la race étrangère, n’était guère compréhensible, mais ses gestes étaient clairs. Il implorait la pitié du vainqueur pour le misérable troupeau de survivants. Un Mpfifi apparut dans le champ, leva son arme, et, d’un jet d’énergie, brûla les pieds du suppliant qui s’écroula, sur le sol. Alors, doucement, paraissant y prendre plaisir, bien que pas un trait de son visage plat et inexpressif ne bougeât cependant, le Mpfifi carbonisa l’homme par petits morceaux ; d’abord les mains, puis les bras, les jambes, avant de calciner le reste d’un jet à pleine puissance. Puis d’autres s’avancèrent et, commençant par un bout de la file, rôtirent à petit feu hommes, femmes et enfants, les laissant fuir parfois pendant une dizaine de mètres avant de leur faucher les jambes. Il ne restait plus que trois femmes quand Anaena coupa la projection. De grosses larmes coulaient sur ses joues.

« Non, je ne peux pas regarder la fin ! La dernière, au bout de la file, c’était ma mère, Tinkar, ma mère, comprends-tu ? Elle était en visite sur le Roma ! Nous sommes arrivés quelques heures trop tard pour la sauver ! Si nous pouvions les suivre dans l’hyperespace, trouver leur planète d’origine, ou leur empire ! Nous avons dans nos soutes des bombes capables d’écraser un monde, de le projeter hors de son orbite ! Avec quelle joie nous les emploierions ! Rien ! Nos physiciens cherchent, cherchent, sans succès ! »

« Et sans grandes chances de trouver, pensa Tinkar, puisque vous avez abandonné le dispositif hyperspatial de Cursin. » Sur Terre, la découverte avait été en partie le fruit d’un hasard, tellement invraisemblable qu’il doutait qu’il pût se reproduire de longtemps. Devait-il leur donner le secret ? Les mettre sur la voie ? Il hésita.

« Mon oncle est convaincu que vous avez des traceurs, Tinkar ! Il pense, et je partage son avis, que sans cela votre Empire serait impossible, maintenant qu’il s’est étendu, et que vous ne pouvez plus surveiller toutes les planètes, comme autrefois. Si vous avez cet appareil, donnez-le-nous ! Vous avez vu ce que sont les Mpfifis ! Pour le moment, ils n’attaquent pas les mondes forts, mais peut-être le feront-ils un jour, et votre Terre n’est pas à l’abri ! C’est dans cet espoir que mon oncle vous a sauvé la vie, quand vous dériviez dans votre scaphandre … »

Il se ferma, blessé.

« Et c’est probablement aussi pour cette raison qu’il m’a donné une carte A ? Non, Anaena, nous n’avons pas ce secret, je l’ai déjà répété maintes fois, et je suis las de le faire.

— Je ne vous crois pas ! Nous avons eu nos torts envers vous, Tinkar, je le reconnais. Puisque nous vous avions recueilli il aurait fallu vous adopter complètement, mais ce n’était pas possible. Il y a trop de sang entre nous et l’Empire, même si ce sang est sec depuis longtemps. Comprenez-le ! Mon oncle se moque de ces vieilles histoires, mais les autres n’auraient pas accepté ! Tan n’est que teknor. Tinkar, il n’est pas empereur ! Son autorité est purement technique, il la tient du Grand Conseil. Et moi-même, je dois dire …

— Vous n’avez absolument pas été amicale envers moi ? Je ne vous en veux pas, même pas pour votre tentative de me faire tuer. Cette soirée, la première où un Stelléen, Oréna exceptée, m’ait montré une certaine amitié, paie largement vos dettes, si dettes il y avait. Je ne vous promets rien. Nous n’avions pas de traceurs, mais, quelques jours avant la révolte, j’ai assisté à une conférence de techniciens militaires, où l’on a parlé de leur possibilité. Je vais chercher dans ma mémoire ; malheureusement j’étais distrait ce jour-là, et si je retrouve quoi que ce soit, j’irai voir un de vos physiciens, et je lui dirai ce que je sais. Bonsoir, et merci. »

Elle l’accompagna jusqu’à la porte et, au moment de la quitter, il fut tenté de se pencher vers elle, de l’embrasser. Il se retint et s’en voulut de cette tentation. Tout en rentrant chez lui, il réfléchit à cette conversation et aux films. Pourquoi avait-il à demi promis ? Pourquoi ce demi-mensonge ? Allait-il céder, donner son seul objet d’échange possible pour un peu d’amitié ? Avait-elle vraiment un début d’amitié pour lui ? Elle avait pris soin d’appeler son invitation un armistice ? Bah ! il verrait demain.

Oréna l’attendait en lisant un livre. Elle leva la tête quand il entra.

« Bonne soirée, Tinkar ? Le chat roux ? »

Gêné, il fit oui de la tête.

« Tu es libre !

— Ce n’est pas ce que tu penses ! Elle voulait des renseignements sur la Terre, sur l’Empire …

— Oui, les mœurs des sauvages l’ont toujours intéressée. Principalement leurs mœurs amoureuses. »

Irrité, il cria :

« Elle ne m’est rien ! Tout ce qu’elle cherche, c’est à me faire dire si nous avons des traceurs hyperspatiaux !

— Et vous en avez ?

— Non ! cracha-t-il.

— Oh ! moi, tu sais, je m’en moque. Bonsoir, Tinkar.

— Tu ne restes pas ?

— Non, pas ce soir. Je ne mange pas les reliefs des autres. »

Il pâlit, se contint, et répliqua d’une voix sourde :

« Tout le monde n’a pas tes mœurs !

— Tu t’en es bien accommodé !

— Oh ! zut, Oréna ! Je te répète que cette fille ne m’est rien, qu’un ennemi ! J’ai sans doute tort en effet de jouer au puritain. Mais je suis las de vous tous. Vous n’avez même pas l’humanité de recueillir un homme dans le vide sans arrière-pensée ! Vous n’êtes pas plus humains que les Mpfifis !

— Qu’en sais-tu ?

— Anaena me l’a dit ! Le teknor m’a sauvé parce que j’appartiens à l’Empire, et qu’il pensait que nous avions des traceurs !

— Le salaud, dit-elle, sincère. Tu vois ce que vaut la race des Ekator !

— J’en aurais sans doute fait autant à sa place. Bonsoir.

— Non, je reste !

— Je ne veux pas de pitié !

— M’en crois-tu capable ? » dit-elle en s’étirant.


Il revit souvent Anaena, les jours qui suivirent. Elle était correcte envers lui, mais de nouveau distante, ce qui le confirma dans son idée que cette invitation était partie d’un plan qui avait échoué. Puis les choses changèrent une nouvelle fois et, un jour qu’il la croisait dans la rue, elle sourit et s’arrêta :

« Venez donc me voir, Tinkar. J’ai encore bien des détails à apprendre sur l’Empire.

— Je doute qu’il vous intéresse vraiment.

— Allons, ne vous raidissez pas ! Je ne vous parlerai plus de cette affaire de traceurs. Vous ne voulez pas nous en donner le secret, vous êtes libre !

— De quoi parlerons-nous, alors ?

— De tout et de rien, si vous le voulez.

— Quel renouveau subit d’intérêt pour ma personne !

— Avez-vous peur de moi ?

— Non ! Quand dois-je venir ?

— Demain soir. J’inviterai quelques amis intelligents.

— Pour leur montrer un planétaire apprivoisé ?

— Non, idiot ! Pour essayer de rompre le cercle d’isolement où vous vous débattez ! »

Tinkar fut obligé de reconnaître qu’il passait une excellente soirée. Ils étaient six en tout, quatre hommes et deux femmes. L’amie d’Anaena était une fort jolie brune, les trois Stelléens vifs et spirituels. On but suffisamment, on chanta, et Tinkar fut complimenté pour sa voix quand il entonna le Chant des Héros de la Garde. Puis les autres invités partirent, et il resta seul avec Anaena.

« Je suis curieuse et romanesque, comme toutes les femmes. Racontez-moi donc votre première bataille.

— Ça n’a guère d’intérêt, croyez-moi. Toutes les guerres sont pareilles.

— Nous n’avons jamais réellement combattu, sur le Tilsin. Et nos combats de cité à cité sont des choses bien lourdes, des chocs de forteresses, sans doute, comparés à vos rencontres de croiseurs rapides …

— Soit, puisque vous y tenez. J’étais encore cadet, à peine sorti de l’école, quand …

— Non, pas ça. Parlez-moi du premier engagement où vous commandiez votre croiseur. »

Il sourit, amusé et flatté.

« Pas un croiseur, Anaena ! Un simple éclaireur ! Six hommes, en me comptant !

— Tant mieux, cela sera encore plus intéressant. Mais vous auriez commandé très vite un croiseur, n’est-ce pas ?

— Je n’en étais qu’au torpilleur quand la révolte a éclaté. Enfin, puisque vous tenez à cette histoire, je venais de prendre le commandement du Saphir quand eurent lieu les émeutes martiennes. Mars est tout proche de la Terre, une des planètes les plus voisines, dans le même système solaire. En soi, c’était à peine une opération de police. La seule difficulté était que trois croiseurs, en escale sur Mars, se mutinèrent et se solidarisèrent avec les insurgés. Nous partîmes à dix-sept, dix croiseurs et sept éclaireurs. Je devais surveiller le flanc gauche de l’escadre. Nous bombardâmes Mars jusqu’à reddition complète. Quand je dis nous, je pense au gros de la flotte. Moi, je poursuivais les navires ennemis qui fuyaient vers Pluton. Mon éclaireur était plus rapide, je gagnais sur eux, quand ils plongèrent dans l’hyperespace. Je restai un moment indécis, car c’était mon premier commandement. Que devais-je faire ? Les suivre, ou attendre des renforts ? Mais un coup d’œil à l’écran du tra … »

Il s’arrêta net, jura.

« Vous avez gagné, Anaena !

— Gagné ? Quoi donc ?

— Ne jouez pas l’innocence ! Vous savez maintenant que nous possédons des traceurs ! Toute cette mise ne scène n’avait pour but que de m’amener à me trahir ! Cette amitié soudaine aurait dû me mettre en garde, mais, naïf comme un cadet, j’ai marché ! »

Il imita sa voix :

« Non, pas cela ! Parlez-moi du premier combat où vous commandiez votre “croiseur” ! Imbécile ! On apprend cela aux bleus, dans nos casernes ! Donne du “mon lieutenant” à l’adjudant ! Qu’est-ce que tu risques ? Mais vous n’avez pas encore le secret, même si je dois être brûlé vif par les Mpfifis !

— Allons, Tinkar, soyez raisonnable ! Le jour où nous voudrons vraiment votre secret, il y a le psychoscope ! On en a déjà parlé, vous savez ? Je m’y suis opposée, croyez-le ou non, et mon oncle aussi !

— De lui, je le croirais volontiers. C’est sans doute le seul homme digne de ce nom dans cette cité ! Vous ? Pourquoi seriez-vous intervenue en ma faveur ?

— Parce que je suis opposée au viol des consciences, dit-elle avec dignité. Et parce que, petit à petit, j’ai commencé à vous admirer.

— Pfuu ! Encore une manœuvre !

— Je suis Stelléenne, Tinkar ! Je ne vous cacherai pas que nous sommes menacés, que, lentement, mais sûrement, nous perdons notre guerre contre les Mpfifis. Je ferai donc mon possible pour vous amener à nous donner ce secret, tout mon possible ! »

Il la regarda d’un air narquois.

« Tout ? Vraiment tout ? »

Elle rougit, puis pâlit, de colère et de honte.

« Oui, tout ! Mais après, je vous tuerai ! »

Il haussa les épaules.

« Je ne vous demande rien. Le jour où je déciderai de donner les traceurs, je les donnerai pour rien. Mais j’aurais aimé avoir votre amitié.

— Et comment savez-vous que vous ne l’avez pas déjà ? Croyez-vous que je vous aurais invité deux fois chez moi si …

— Vous venez de dire vous-même que vous feriez tout pour m’arracher les plans.

— Je l’ai dit, et je ne le nie pas ! Oh ! je sais ! Nous nous sommes mis dans une telle situation que votre confiance en moi est limitée ! Tant pis. J’aurais voulu aider à votre intégration parmi nous. Le Tilsin a besoin d’hommes comme vous.

— Que ne vous en êtes-vous aperçus plus tôt !

— Vous êtes puéril, Tinkar ! Vous vous conduisez comme un enfant qui casse ses jouets parce qu’on ne lui donne pas tout de suite ce qu’il désire. Comment vouliez-vous être admis d’emblée dans une société qui a de bonnes raisons de craindre et de haïr l’Empire ? Nous vous avons étudié, d’abord. Il faut du temps, pour cela.

— Peut-être suis-je trop impatient, en effet. Je vais vous proposer un marché, Anaena.

— Lequel ?

— Je vais dessiner les plans d’un traceur. Pendant ce temps-là, je réfléchirai. Peut-être donnerai-je ces plans à Tan, peut-être non. En contrepartie, je vous demande votre amitié. Rien que votre amitié. »

Elle lui tendit la main.

« Merci, Tinkar. Je vous donne ma parole que, tant que vous ne serez pas décidé, je ne vous parlerai plus de cette affaire. »

Il rentra chez lui, le cœur léger. L’appartement était vide, Oréna n’était pas venue. Il se coucha, ne put s’endormir, se releva, prit une feuille de papier et commença à griffonner.

Au matin, il acheta un petit coffre-fort, et tout un matériel de dessinateur. Il ne sortit plus guère que pour les repas, refusa deux invitations d’Oréna, et ne se rendit à la troisième qu’après qu’elle lui eut fait une scène de jalousie précédée du traditionnel : « Tu es libre. »

Il passa quelques jours heureux, absorbé dans un travail qui lui plaisait, ayant enfin le sentiment d’être de nouveau un homme. La tâche était rude. Il connaissait la théorie des traceurs hyperspatiaux, bien sûr, mais il y a loin entre la théorie et un simple plan précis ! Ses livres de références lui manquaient, et il s’aperçut qu’entretenir et même réparer un appareillage neutrinique complexe est une chose, le réinventer en est une autre. Il eut ses moments de découragement et, une fois, glissa tous ses papiers dans un dossier, résolu à les porter à un physicien du Tilsin. Finalement, il se remit au travail avec acharnement.

« C’est ma seule carte, je n’ai pas le droit de la gaspiller », dit-il tout haut.

En fait, s’il se fût analysé, chose qui n’était guère dans son tempérament, il se serait aperçu qu’il aurait détesté s’avouer vaincu après avoir promis à Anaena qu’il achèverait les plans lui-même.

Tout fut terminé enfin, sauf un détail. Il ne restait plus qu’à construire l’appareil et à le régler. Il n’était pas outillé pour le faire. En son for intérieur, il avait décidé de donner ces plans au teknor, un peu par bravade, beaucoup pour Anaena. Il ne se croyait pas amoureux d’elle. Habitué à vivre avec d’autres hommes, sauf les brèves détentes sans importance des Centres de perfectionnement racial, ses besoins sentimentaux et physiques étaient pleinement satisfaits par Oréna. Mais il se plaisait à ce jeu d’échecs mental qu’il jouait avec la nièce du teknor. Il avait eu l’avantage une fois, quand il ne l’avait pas dénoncée. Elle avait rétabli la situation en l’invitant deux fois. Maintenant, paraissant lui céder, il faisait d’elle son obligée à nouveau, deux fois, une fois individuellement, une fois pour son peuple. Quelle serait la suite, il l’ignorait, et ne s’en souciait pas. La vie était redevenue intéressante grâce à elle.

« Si jamais j’accepte ce poste d’instructeur, rêva-t-il, ce sera assez drôle au fond, de faire marcher ces fiers Stelléens, de les plier à l’entraînement militaire de la Garde … »

Il arrivait à la bibliothèque, où il pensait trouver Anaena, souriant d’une joie malicieuse à l’idée qu’il lui annoncerait que les plans étaient prêts, quand, par trois fois, retentirent les sirènes d’alarme.

III RENCONTRE DANS L’ESPACE

Il s’immobilisa. Qu’était-ce ? Un moment, il pensa à une attaque par les Mpfifis et regretta d’avoir tant tardé à se décider. Mais les passants n’avaient aucunement l’air anxieux, et s’ils hâtaient le pas, c’était plutôt avec la hâte joyeuse d’un homme qui se rend à une fête. Il arrêta un jeune garçon.

« Que se passe-t-il ?

— Nous allons rencontrer le Frank. Ne le sais-tu pas ? »

Indécis, il s’avança vers la bibliothèque. La porte était close. Un peu désemparé, il poursuivit son chemin, dans la même direction que le flot humain qui maintenant coulait dans les rues. Une voix claire le héla :

« Tinkar ! »

À quelques mètres, Anaena lui souriait.

« Je vous cherchais !

— Moi aussi !

— Je viens de la part de Tan vous inviter à assister à la manœuvre dans le poste de commandement.

— Ainsi, on me laisse franchir les limites ?

— Elles n’existent plus, désormais, dit-elle gravement. J’ai parlé à mon oncle de votre promesse.

— Je n’ai pas promis de donner …

— Il le sait. Venez vite ! »

Ils passèrent une des portes à cercle rouge barré et, par un couloir étroit et un puits gravitique, arrivèrent au cerveau de la cité. Là étaient centralisées les commandes de vol, celles de tir, les grandes computatrices électroniques. Bien qu’il existât trois centres secondaires, ceux-ci ne fonctionnaient pas en temps normal. Derrière de multiples portes fermées bourdonnaient ou cliquetaient des machines. Ils pénétrèrent enfin dans le poste de commandement.

C’était une vaste salle ronde, aux murs tapissés d’écrans et de cadrans devant lesquels veillaient des ingénieurs. Une vingtaine d’hommes étaient assis autour d’une grande table basse, en forme de couronne, qui entourait une dépression circulaire dans le plancher. Parmi eux, devant un ensemble particulièrement complexe de cadrans et de claviers, Tan Ekator les attendait.

« Soyez le bienvenu, Tinkar. Il y a deux heures, nous avons reçu un message du Frank demandant une conjugaison. J’ai pensé que la manœuvre vous intéresserait, et j’ai envoyé Ana vous chercher. Asseyez-vous à côté de moi. »

Il désigna de sa main un siège à sa gauche.

« Comme je vais être assez occupé, Ana vous donnera toutes les explications que vous demanderez. »

Tinkar s’assit devant une portion de la table dépourvue d’instruments. Il se pencha en avant. La table était étroite et il put voir sans difficulté le fond de la dépression, partagé en six hexagones, chacun reflétant une partie du ciel : droite, gauche, devant, derrière, dessus, dessous. Dans celui du zénith un point faiblement brillant se déplaçait lentement parmi les étoiles. La jeune fille le montra du doigt :

« Le Frank. Il nous accostera par le dessus, et, pendant trente heures, nos deux cités resteront collées l’une à l’autre, communiquant par cinq puits gravitiques. C’est ce que nous appelons une conjugaison. Nous sommes en bons termes avec toutes les cités, bien entendu, mais le Frank est la cité-sœur, et nous nous rencontrons régulièrement tous les deux ans. Cette fois, c’est un peu particulier. La dernière conjugaison avait eu lieu peu avant ton arrivée ! »

Le Frank descendait maintenant très vite, cachant des étoiles de plus en plus nombreuses. Bien que, sur l’écran, il semblât monter, Tinkar ne put s’empêcher de lever les yeux vers le plafond avec une vague appréhension. Le teknor s’en aperçut.

« Très bien, Tinkar. On voit que vous avez les réflexes d’un bon commandant d’astronef, et que votre cerveau dirige, non vos sensations qui vous disent que le Frank arrive par le bas ! Mais n’ayez aucune crainte ! Il ne défoncera pas notre coque ! »

Le Terrien rougit.

« N’ayez pas honte, nous avons tous la même réaction la première fois, dit la voix douce d’Anaena. Même maintenant, alors que j’ai l’expérience de plusieurs conjugaisons, je rentre un peu la tête dans les épaules à la pensée des quelques millions de tonnes qui vont se poser sur notre cité. »

D’un geste bref, le teknor leur imposa silence. Ses yeux avaient quitté les écrans et surveillaient maintenant le cadran du télémètre-radar. Puis, quand le Frank fut trop près pour que ses indications fussent valables, ils passèrent au cadran du gravitomètre. Pendant ce temps, ses doigts jouaient sur les claviers, et Tinkar comprit qu’il ajustait la vitesse du Tilsin jusqu’à ce qu’elle fût nulle par rapport à celle du Frank. Une lampe rouge s’alluma. Le teknor se renversa sur son siège, expirant l’air avec un léger sifflement.

« Fini ! D’ici quelques minutes, mon vieil ami Gadeau sera là. C’est le teknor du Frank », expliqua-t-il à Tinkar.

De fait, moins de vingt minutes plus tard, un homme brun et trapu, âgé d’une cinquantaine d’années, pénétra dans la salle de commande, suivi de trois jeunes Stelléens, et serra les mains de Tan Ekator avec exubérance.

« Tan ! Vieux pirate ! Ça fait plaisir de te revoir, toi et ta ravissante Anaena ! Malheureusement, cette fois, tout ne sera pas plaisir ! Où pouvons-nous parler tranquillement ?

— Dans mon appartement. Ah ! voici Clan Dillard, et Jules Moreau, et Wladimir Kowalski. Toujours solides au poste, je vois.

— Et chez toi, quel est ce jeune homme ?

— Tinkar Holroy, de l’Empire terrestre. Officier de la Garde stellaire.

— Tiens, tu as eu la même idée que moi ?

— C’est un naufragé que nous avons recueilli.

— Ah ! bon ! Eh bien, qu’il vienne ! Ce que j’ai à dire le concerne également. Viens aussi, Anaena, ta présence est indispensable. »

Tinkar pénétra ainsi pour la première fois dans l’appartement privé du teknor. Il était bien plus vaste que tous ceux qu’il avait vus, et comportait en particulier une grande salle rectangulaire, dont les murs reflétaient l’espace. Il eut l’impression d’être dans une tour dominant la ville et percée de multiples fenêtres, alors qu’il était, il le savait, au cœur même de la cité. Une série de sièges bas entouraient une table circulaire encombrée d’appareils. Tan Ekator leur désigna ces sièges.

« Asseyez-vous. Aimes-tu toujours le vin de Téléphor, Gad ?

— Peuh ! Faute de vin de Novagallia, il fera l’affaire. »

Tan pressa sur un bouton, et quelques secondes plus tard un homme entra, poussant un chariot chargé de verres et de bouteilles d’un vin doré. Anaena sourit et, se penchant vers le Terrien :

« Cela fait six fois que j’assiste aux rencontres entre Tan et son ami, et chaque fois les deux phrases ont été prononcées, sans un mot de changé ! »

L’homme emplit les coupes, disparut. Tan se leva, verre en main.

« Au Peuple des étoiles ! Puisse-t-il vivre toujours fort et libre ! »

Les Stelléens choquèrent leurs verres. Tinkar hésita une seconde : que lui faisait le bonheur du Peuple des étoiles ? Mais déjà Anaena s’avançait vers lui, verre tendu, et il se leva à son tour, participa au rite.

« Cela dit, ajouta le teknor, qu’y a-t-il de si grave que tu nous aies poursuivi ? Tu as d’ailleurs de la chance de nous avoir trouvés à portée de message, car j’ai légèrement modifié la route convenue, si je n’ai pas changé les heures d’émergence.

— Tu n’aurais pas dû ! Si les Mpfifis … Enfin, voici ce qui m’amène. C’est grave, Tan, les Mpfifis attaquent maintenant les planètes fortes !

— Diable ! Où ? Quand ? Comment ?

— Falhoé IV. Il y a un mois.

— Repoussés ?

— Oui, mais à quel prix ! Trois cents millions de victimes !

— Et chez eux ?

— Trois cités détruites.

— C’est maigre ! J’aurai cru que Falhoé se serait mieux défendue !

— La surprise, Tan. L’ennemi est sorti de l’hyperespace à moins de cent mille kilomètres de la planète.

— Des armes nouvelles ?

— Pas que je sache. Mais ils ont utilisé des bombes à fusion. La bataille a duré deux jours, pas plus, et tout un continent est en ruine. Puis ils sont repartis.

— Combien de cités ?

— Vingt-deux ont été repérées. Nous devions faire escale à Falhoé, comme d’habitude. Nous sommes arrivés trois jours plus tard, et avons failli être détruits. Les Falhoéens tirent d’abord et posent des questions ensuite.

— C’est grave, cette affaire. Elle peut signifier que les Mpfifis sont maintenant en force, et commencent la deuxième phase de l’expansion de leur empire.

— En ont-ils un ? Ou sont-ils, comme nous, des nomades ?

— L’un n’empêche pas l’autre. Crois-tu que nous ne nous serions pas taillé un empire, si nous l’avions voulu ?

— Peut-être, Tan. En tout cas il faut changer de politique à l’égard des planétaires. Après tout, ils sont aussi des hommes, comme nous, et nous avons intérêt à rechercher leur alliance. Quand j’ai vu ce jeune homme, j’ai cru que tu m’avais devancé dans cette idée. Qu’en pensez-vous, officier ? Croyez-vous que l’Empire terrien … »

Tinkar se leva.

« Pour ce que j’en sais, l’Empire n’existe sans doute plus à l’heure présente. Quand je l’ai quitté, la révolte triomphait. Qu’adviendra-t-il, je ne le sais, mais je doute que, pour quelques dizaines d’années au moins, les forces de l’Empire ou de son successeur soient suffisantes pour compter dans cette affaire.

— Tant pis ! Je vous avouerai que j’attendais beaucoup de l’Empire pour nous épauler. Diable pour diable, je préfère celui qui est de ma famille ! L’Empire était la seule force organisée et puissante. Vous devez avoir développé quantité d’armes nouvelles, dans vos guerres perpétuelles. Peut-être pourrez-vous nous fournir une aide technique ? »

Tinkar respira profondément. Le moment de la décision était venu. Il s’adressa à Tan Ekator.

« Vous savez, depuis qu’Anaena m’a extorqué ce renseignement — oh ! je ne lui en veux pas, c’était bien joué — , vous savez donc que nous possédons des traceurs hyperspatiaux. Eh bien, j’ai reconstitué le plan d’un de ces appareils. »

D’un seul mouvement, les Stelléens se levèrent.

« Combien faudra-t-il de temps pour le construire ? demanda le teknor.

— Tout dépend des facilités du bord. Un mois ou deux, je pense.

— Si peu que cela ?

— Ou plus ? Je ne le saurai que quand j’en aurai discuté avec vos techniciens.

— Vos plans sont terminés ?

— Presque. Je ne vous cache pas que j’avais l’intention de marchander leur don, je ferais mieux de dire leur vente.

— Contre quoi ?

— Mon retour à la Terre, ou sur une colonie de l’Empire. Mais j’ai changé d’avis. Si les Mpfifis attaquent les planètes, vous avez raison, Gadeau, il est temps que toutes les forces de l’humanité s’unissent avant qu’il ne soit trop tard. Je donnerai ces plans, complètement finis, dans deux jours au plus tard. Si vous permettez, je vais y aller de ce pas, je serai plus utile ainsi. »

Il se leva, s’inclina en un salut collectif, partit. À peine était-il arrivé dans la coursive que la jeune fille le rejoignit.

« Merci, Tinkar ! »

Il la regarda, dressée de toute sa taille, rayonnante, comme tendue vers lui. Il sourit, un peu amèrement.

« Vous voici heureuse. Vous avez gagné. »

Un reste de son ancienne hostilité flamboya dans ses yeux verts.

« Cessez donc de penser en termes de guerre, soldat ! Oui, j’ai gagné ! J’ai conduit une tête de mule de militaire à penser raisonnablement. Oh ! pourquoi faut-il que vous gâchiez toujours tout ? Ça ne fait rien, merci encore. »

Elle pirouetta, disparut dans un tourbillon de cheveux de cuivre.

Il rentra chez lui par le chemin le plus court. Les rues fourmillaient d’une foule bigarrée, parmi laquelle il entrevit bien des visages inconnus. De la porte ouverte d’appartements jaillissaient des rires, des chants, de la musique. Le parc 6, qu’il traversa, était envahi d’enfants criant et courant. Il sourit avec indulgence.

« Je suppose que chaque conjugaison est comme une fête pour les Stelléens. Et celle-ci, imprévue, est doublement appréciée. »

Il rangea dans son frigorifique les provisions achetées en chemin, bien décidé à ne plus sortir avant de pouvoir livrer des plans impeccables. Vers six heures du soir, tout était terminé, sauf un petit détail qui demanderait deux heures de travail de plus. Il se leva, choisit quelques boîtes de conserves, chauffa la cuisinière électrique. L’annonceur sonna.

« Oréna ! Elle aurait pu me laisser tranquille ce soir ! »

Ce n’était pas Oréna, mais Anaena et deux jeunes filles inconnues.

« Tinkar, je te présente Hélen Piron et Clotilde Martin, du Frank, deux amies en visite. »

Pour la première fois, elle avait employé le tu d’amitié, spécifiquement stelléen, et non le tu courant de l’interspatial.

Il s’inclina :

« Entrez.

— Non, nous venons te chercher. Ce soir, personne ne doit être solitaire sur le Tilsin. Nous recevons le Frank, et, à part les hommes de garde …

— Et si les Mpfifis viennent ?

— Ils n’attaqueront pas deux cités à la fois ! D’ailleurs, nous sommes très loin de leur zone. »

Il regarda sa petite cuisine, les maigres provisions, sa table de travail.

« Et les plans ?

— Demain !

— Soit. Je viens. »

Il éteignit la cuisinière, ramassa ses papiers, les enferma dans son coffre blindé.

« Verrais … » Il hésita, puis se lança : « Verrais-tu un inconvénient à ce que je reprenne pour ce soir l’uniforme de la Garde ?

— Non.

— Ce serait magnifique ! » intervint Clotilde, aussi brune qu’Hélen était blonde.

« Alors attendez-moi une minute. »

Il entra dans sa chambre, sortit ses anciens vêtements du tiroir où il les tenait rangés, les mit. Il se sentit un instant bizarre, enserré de nouveau dans l’uniforme noir. Puis il se redressa, jeta un coup d’œil à la glace.

Elle lui renvoya l’image d’un homme de très haute stature, aux traits durs, aux froids yeux gris. Il esquissa un salut militaire.

« Allons, lieutenant Holroy, ça fait plaisir de vous revoir. Ou donc étiez-vous caché ? »

Il revint dans la salle commune.

« Me voici. Où allons-nous ?

— Dîner d’abord ! »

Ils sortirent. Les rues étaient encore très animées, et Tinkar marcha un peu crispé. Dans son uniforme strict, il faisait tache au milieu des Stelléens aux vêtements multicolores et flottants. Puis il se détendit. Les regards des hommes n’exprimaient rien de plus que ce qui est normal quand un homme jeune en rencontre un autre monopolisant trois jolies filles.

Il ne reconnut pas la salle du restaurant : des plantes vertes cachaient les murs, des guirlandes aux couleurs vives pendaient du plafond, en arabesques, rayonnant du centre, illuminées de lumières variables. Un orchestre invisible jouait en sourdine. Et, tout autour des tables, Stelléens et Stelléennes mangeaient, buvaient, riaient. Il n’y avait pas de serveurs, ce soir-là, mais un immense buffet croulant sous les plats, les bouteilles. À une table, deux jeunes gens se levèrent, appelèrent.

Anaena fit rapidement les présentations :

« Jan Pomerand, du Frank. Luig Tardini, du Tilsin. Lieutenant Holroy, de la Garde stellaire terrestre. »

Apparemment, les présentations étaient inutiles pour les autres.

« Luig, allez donc chercher quelque chose à manger et à boire ! Je crois savoir que Tinkar apprécie particulièrement le lamir de Sarnak. Pour moi, un filet de bœuf de Tilir, s’il en reste. Nous arrivons un peu tard ! »

Le repas fut délicieux, arrosé de vins multiples, inconnus de Tinkar dans leur grande majorité. Toute réserve à son sujet avait disparu chez les Stelléens, et il crût en trouver la raison quand un homme, en passant, se pencha et lui dit à mi-voix :

« Merci pour les traceurs ! »

Quant à Anaena, elle était transformée. Elle rayonnait de bonheur, et rien ne restait en elle se soir-là de la bibliothécaire efficace et revêche, ni de la xénologue, chef du service de lutte antimpfifi. Tinkar, habitué aux cervelles d’oiseau des dames de la cour, ou à l’ignorance des filles du peuple, Tinkar, qui, jamais de sa vie n’avait vu un savant qui soit une femme, s’émerveillait de trouver en elle la grâce d’une fille noble de la Terre, en même temps qu’une intelligence dont il avait apprécié la profondeur. Il se détendait, se laissait aller à une euphorie inconnue, bien différente de la joie brutale des bordées courues comme cadet dans les bouges près des astroports, ou des parties entre camarades, au mess des officiers.

De loin, un homme fit signe, et Anaena s’excusa, se leva pour le rejoindre. Elle eut avec lui une rapide conversation, fit deux ou trois fois oui de la tête. Tinkar eut un bref spasme de jalousie : lui accordait-elle un rendez-vous ? Mais déjà elle revenait.

« L’ennui d’être le chef de quelque chose ! On vous poursuit jusque dans les fêtes. »

Le repas était terminé. Déjà la salle était à moitié vide et se vidait de plus en plus vite. Pomerand consulta sa montre.

« Nous n’allons plus avoir de places, Anaena !

— Si, car j’en ai réservé six. Mais tu as raison, il est temps.

— Où allons-nous ? demanda le Terrien.

— Au parc 18, voir un spectacle qui te plaira, je crois. »

Autour de la prairie centrale, plantée çà et là d’arbustes, des tribunes avaient été dressées, sur lesquelles s’entassaient maintenant des Stelléens des deux cités, foule multicolore et mouvante sous la lumière des projecteurs. Anaena les guida vers les places centrales d’une des tribunes.

« Nous allons voir des danses, dit-elle à Tinkar. L’Aventure des Hommes, une danse symbolique, par Silja Salminen, du Frank. »

Brusquement, les lumières s’éteignirent, sauf un projecteur qui balaya la prairie centrale, découpant les ombres brutales des arbres. Quelques chose bougea derrière un tronc, passa dans la lumière, une forme voûtée qui cheminait à pas lents.

« Première figure : l’éveil de la Conscience Humaine, au début du Quaternaire », commenta Anaena.

La forme avançait toujours, courbée, à pas lents avec cependant une grâce gauche, comme d’un animal pataud. Puis elle parut grandir, et Tinkar vit, au milieu de la pelouse, une jeune femme aux longs cheveux bruns pendants, demi-nue, quatre ou cinq fois magnifiée.

« Remarquable, votre truc. Comment obtenez-vous cet effet ?

— Je t’expliquerai plus tard. Regarde ! »

La jeune femme dansait maintenant, mimant le pithécanthrope (ou l’australopithèque, les souvenirs de Tinkar n’étaient pas trop précis) sortant de la forêt, tâtant du pied l’onde de la savane, effrayé par l’espace vide où la vue portait à l’infini. Elle fut le Courage et la Fuite, la Peur se cachant de nouveau sous les arbres amis, l’Audace qui conquiert. Un homme surgit à son tour de sous les branches, et, main dans la main, ils marchèrent vers un soleil levant.

Puis la prairie fut vide de nouveau.

Les tableaux se succédèrent : les premiers Homo sapiens, campant devant leurs cavernes, à l’abri du feu : l’Antiquité, faite de gloire et d’esclavage ; la lente ascension vers le mieux-être et la liberté. Puis, dans une lueur rouge, ce fut la guerre atomique, l’épouvante sans nom d’où était sorti l’Empire.

« Ne te vexe pas du prochain tableau, Tinkar ! »

La lumière crue d’un projecteur écrasait la jeune femme, liée à un poteau, de lourdes chaînes aux mains et aux pieds. Un monstre hideux la surveillait, fouet à la main. Anaena pouffa.

« Mille regrets, Tinkar mais cet être difforme est censé représenter ton Empire, sais-tu ? »

Il sourit, trop heureux pour être blessé.

Deux nouveaux personnages apparaissaient maintenant, un vieil homme courbé tenant dans sa main un compas, un livre sous le bras, l’autre étant un moine vêtu de bure, portant un encensoir d’où s’échappait une épaisse fumée. Il le balançait sous les narines du monstre qui, ravi, relâchait sa vigilance, ne voyait pas que le moine tissait devant sa captive un rideau de fumée.

« La Science et la Religion vont au secours de l’Humanité », commenta Anaena.

Ce fut au tour de Tinkar de pouffer. Des pointes de son compas la Science dénouait les lourdes chaînes !

« Oui, je sais, dit-elle. C’est assez ridicule. Mais rien de cela n’est important. Regarde la danse elle-même ! »

Les chaînes étaient maintenant tombées, et la jeune femme grandissait, s’élançait vers le ciel semé d’étoiles. Ses pieds quittaient le sol, elle montait sans effort, nageant dans l’espace avec une grâce indicible. En bas, loin sous elle, le monstre écumait, impuissant. Lentement, ses longs cheveux dénoués flottant au vent, l’Humanité cueillait une à une les étoiles.

« Comment as-tu trouvé ce spectacle, indépendamment de l’argument qui, je l’avoue, est parfois faible, ou même pire ?

— Très beau. Cette jeune femme, sur Terre, aurait tous les nobles à ses pieds !

— Viens sur le Frank, Tinkar, et tu la verras tous les jours, coupa Clotilde.

— Non, merci, j’ai eu assez de peine à m’habituer au Tilsin. J’y suis, j’y reste ! »

Dans un autre parc, de nombreux couples dansaient des danses inconnues du Terrien, sous une gravitation volontairement affaiblie, ce qui donnait aux danseurs une aisance incomparable. Tout en protestant de son ignorance, Tinkar se laissa entraîner, d’abord par Clotilde, puis par Hélen, enfin par Anaena, et ne la quitta plus. Et, pendant qu’il tournait avec elle, tenant dans ses bras son corps à la fois frêle et musclé, il lui sembla qu’il n’avait jamais connu d’autre monde que le Tilsin, et qu’il ne souhaitait en connaître aucun autre.

La nuit se prolongea ainsi, allant de plaisir en plaisir, au milieu d’un peuple aimable et gai. Ils assistèrent à d’autres spectacles, burent dans de nombreux bars. Mais, vers cinq heures du matin, Anaena déclara :

« Il est temps de rentrer. Nous aurons du travail aujourd’hui. Merci de ta présence. »

Il voulut lui répondre, lui dire son infinie reconnaissance, mais son cerveau embrumé par les boissons et sa langue un peu pâteuse ne lui permirent que des banalités.

« Allons, lâche ma main, dit-elle, souriante. À tout à l’heure, Tinkar, lieutenant de l’Empire ! »

Il se trouva seul au milieu d’inconnus, refusa quelques invitations, revint chez lui. Sur la table reposaient un grand rouleau et une lettre. Il prit celle-ci la première :

Tinkar,

Je préfère partir avant que tu ne m’abandonnes pour le chat roux. J’ai rencontré Pei ce soir, et nous avons décidé de contracter une liaison permanente. Je ne t’en veux pas, je te souhaite bonne chance, et j’espère que tu auras quelques pensées parfois pour Oréna, qui essaya de faciliter tes premiers jours sur le Tilsin. Nous allons vivre sur le Frank. À la prochaine conjugaison, nous nous reverrons en bons amis. Je t’aimais bien, barbare terrien, et je crois que j’aurais pu t’aimer tout court. Au revoir, quelque part dans l’espace.


Oréna.

Il ouvrit alors le rouleau : quelques très belles toiles de Pei, avec un mot bref :

Ce que je fais n’est pas tout à fait correct, mais je ne puis résister à Oréna. En souvenir de quelqu’un qui a voulu te tuer, et que tu as épargné, reçois ce modeste cadeau. Amicalement.


Pei.

« Bonne chance pour vous aussi », dit-il tout haut.

Il entra dans sa chambre, las. Quelque chose d’anormal attira son regard. Il se pencha, eut un cri rauque, une sorte de rugissement étranglé. La porte du coffre avait été forcée, le pêne scié avec une scie moléculaire. Il l’ouvrit violemment : le coffre était vide, les plans du traceur avaient disparu !

IV IOLIA

Il resta longtemps immobile, comme foudroyé. Ainsi, Anaena l’avait berné une fois de plus ! Il n’eut aucun doute, il comprenait tout maintenant. Sachant que ses plans étaient pratiquement terminés, elle l’avait entraîné hors de son domicile et, pendant le repas, avait donné ses ordres à l’homme qui était venu lui parler. Pendant ce temps lui, naïf, jouissait de sa présence. Cette trahison l’éprouvait doublement, parce que, du fait de son éducation aussi bien que par nature, il n’avait pour la trahison que mépris et haine, et parce qu’il avait cru à la sympathie d’Anaena et espéré … Il cracha par terre de dégoût.

« La chienne ! Fille de chiens ! Parbleu, je ne suis qu’un pou de planète ! Moins que rien, à ses yeux ! Ah ! Elle a bien joué la comédie ! »

Un éclair d’espoir le traversa : si ce n’était pas elle ? Quel intérêt avait-elle à voler des plans que, de toute façon, il aurait donnés complets le lendemain ? Tout à l’heure, il allait la retrouver, et tout serait éclairci ! Mais non, tout était clair déjà. L’intérêt ! Parbleu, ce n’était pas difficile : s’il donnait les plans, il deviendrait un héros pour beaucoup de Stelléens. Elle ne pourrait plus le maintenir en quarantaine, comme un paria qu’il était à ses yeux, un planétaire !

Il se mit à tourner entre les murs de sa chambre, ivre de rage et de honte. Lui, Tinkar, s’était laissé jouer par … il chercha une expression suffisamment injurieuse … par un amas de protoplasme femelle ! Ah ! les règlements de la Garde étaient sages, qui ne voulaient voir dans les femmes que des machines à plaisir et des incubatrices de futurs gardes ! Le fumier, la chienne !

Un seul désir le possédait maintenant, un désir de vengeance. Broyer d’un coup de poing ces lèvres fines ! Écraser cette bouche menteuse ! Mais non, ce n’était pas assez. La tuer ? La provoquer en duel ? Il ne savait pas si c’était permis à un homme. Et, de toute manière, une balle contre dix, les chances pour lui étaient trop faibles … Il se moquait de mourir, mais la laisser triomphante … Il lui fallait plus : détruire le Tilsin !

Mais pour cela, il avait besoin de temps. En avait-il ? Maintenant, son utilité pour les Stelléens était finie. Ils avaient les plans. Un peu incomplets, mais si peu que n’importe quel physicien les achèverait en quelques jours de recherche. Ils n’hésiteraient donc plus à le faire disparaître.

D’un geste instinctif, il tâta sa ceinture. Vide. On ne lui avait pas rendu ses armes, si on lui avait remis ses vêtements, le lendemain de son arrivée dans la cité. Les assassins le cherchaient peut-être déjà. Il eut un sourire amer : du moins, mourrait-il dans son uniforme, comme il convient. Mais, sur un monde comme le Tilsin, il devait y avoir des endroits où se cacher, des refuges …

Un refuge ! Une phrase lue il y avait peu de temps lui revint. Un des articles de base de la convention entre les Ménéonites et les Stelléens donnait aux premiers le droit de refuge ! Il fallait gagner l’enceinte des pèlerins au plus vite. Il chercha désespérément quelque chose qui pût servir d’arme. Son compas, c’est tout ce qu’il avait. Il ricana : le compas-à-délivrer-les-Humanités-captives !

Il emballa rapidement quelques provisions, ne sachant s’il ne devrait pas resté caché quelques heures, ou quelques jours. Il ouvrit prudemment la porte : la rue était vide. Il regarda une dernière fois son appartement, eut un geste de regret vers les toiles de Pei ! Bah ! l’art n’intéressait pas les morts en sursis !

Il rencontra très peu de Stelléens sur sa route vers l’enceinte. La grande porte était close. Il aurait dû avertir les pèlerins, mais n’avait pas osé, ne sachant si sa ligne n’était pas surveillée. Il se dissimula derrière un pilier de métal et attendit le jour.

L’homme qui lui ouvrit lui était inconnu.

« Bonjour, frère. Que désires-tu ?

— Parler à Holonas le Sage.

— C’est difficile, frère. As-tu un rendez-vous ?

— Il m’a dit de revenir quand je le voudrais.

— Alors c’est bien, frère, je vais te conduire. »

Le vieux patriarche l’accueillit avec joie.

« Vous voici de retour, frère Holroy ! J’en suis heureux. Que désirez-vous de nous ?

— Refuge ! »

Le mot claqua comme un coup de fouet. Tinkar avait hésité, se demandant s’il ne vaudrait pas mieux ruser, mais la ruse était étrangère à sa nature. De toute façon, les pèlerins connaîtraient la vérité avant peu.

Le vieillard resta un moment silencieux.

« Tu as tué, mon fils, en dehors d’un duel ?

— Non !

— Alors, que crains-tu ?

— Qu’on ne m’assassine, ou plutôt qu’on ne m’abatte, comme une bête !

— Assieds-toi. Il n’est pas dans les coutumes des Stelléens de tuer pour rien.

— Ce ne serait pas pour rien, de leur point de vue. Débarrasser la cité de ma présence.

— Tu sembles épuisé, mon fils. Tu vas dormir et, quand tu te seras reposé, tu me raconteras tout. Ne crains rien. Si c’est un refuge que tu cherchais, tu l’as trouvé. »

Tinkar sentit peser sur lui les fatigues accumulées, se laissa conduire jusqu’à une chambre, s’affala dans le sommeil. Il dormit longtemps, s’éveilla physiquement reposé, essayant de chasser de sa pensée les événements de la veille. Une voix montait, quelque part dans l’appartement, une voix jeune qui chantait un hymne grave et cependant joyeux. Il se leva, sortit de la pièce. Le dos tourné vers lui, une jeune fille brune cousait. Il n’avait vu personne coudre sur Terre, ni sur le Tilsin, et les gestes rapides et précis l’intéressèrent. Il s’approcha. La jeune fille se retourna, surprise, et son visage s’éclaira.

« Frère Holroy ! Comme je suis heureuse de vous voir ! Mon oncle m’avait dit que nous avions un hôte, mais sans me donner de nom. Resterez-vous plus longtemps, cette fois ?

— Votre oncle n’est pas là ?

— Non, mais il ne va pas tarder à rentrer. Avez-vous faim ou soif ?

— Un peu soif, merci. »

Elle lui porta un grand verre d’eau fraîche.

« Vous resterez plus longtemps, cette fois, n’est-ce pas ? J’aimerais tant que vous me parliez de la Terre. J’ai vu peu de planètes, à part Avenir. Quant aux autres, mon oncle prétend toujours qu’elles sont trop dangereuses pour une jeune fille. »

Elle le regardait en face, joyeuse et animée, ses grands yeux bruns fixés sur lui, sans honte ni audace. D’autres yeux se superposèrent, verts et brillants, ceux-là.

« Un amas de protoplasme femelle qui n’a pas encore appris à ruser », pensa-t-il, amer.

« Mon séjour sera peut-être long, dit-il enfin. Si votre oncle le permet.

— Et pourquoi ne le ferait-il pas ?

— Je ne puis vous le dire. Peut-être serai-je un danger pour lui, Iolia. »

À peine eut-il prononcé ces mots qu’il les regretta. Inutile d’éveiller les soupçons. Mais quelque chose lui disait qu’il ne courait guère de dangers avec cette jeune fille naïve. Quel âge avait-elle ? Seize ans ? Dix-sept ans ?

La porte s’ouvrit, et le patriarche entra.

« Vous êtes éveillé, Holroy ? J’espère que tu n’as pas ennuyé notre hôte avec tes questions, Iolia.

— Je viens juste de me lever. Et elle ne m’ennuie pas !

— Eh bien, venez dans mon bureau, mon fils. Normalement, je devrais entendre votre confession au temple, mais vous n’êtes pas de notre foi. »

Le « bureau » était une toute petite pièce aux murs chargés de livres. Le vieillard s’assit, indiqua un tabouret au Terrien.

« Parle mon fils. »

Tinkar parla. Toutes les humiliations subies depuis son arrivée sur le Tilsin, et soigneusement refoulées, jaillirent en flot pressé. Il raconta son sauvetage, ses duels, sa vie isolée, n’ayant comme compagnon qu’Oréna, puis l’amitié trompeuse d’Anaena, ses subterfuges pour lui faire avouer que la Garde stellaire possédait des traceurs, enfin sa trahison, et les craintes que celle-ci avait fait naître en lui. Holonas écoutait sans mot dire.

« Cela m’étonne d’Anaena, répondit-il enfin. Elle est violente, mais loyale.

— Vous la connaissez ?

— Crois-tu que je dirige cette enclave sans être en rapport avec le teknor ? Oui, je la connais et je l’estime. Elle honorerait notre petit peuple, si elle avait la foi. Il est vrai qu’elle est aussi fanatiquement dévouée au Tilsin, ce qui a pu la conduire à s’assurer la possession de tes plans par tous les moyens.

— Mais je devais les lui remettre aujourd’hui !

— Tu aurais dû les donner bien plus tôt, Tinkar ! Elle a pu penser que tu rusais, que tu ferais payer très cher ce que tu aurais dû, par solidarité humaine, donner tout de suite.

— La solidarité humaine ! Quelle portion en ai-je reçu, moi, le pou de planète !

— Je sais bien ! Les Stelléens ne pratiquent guère le pardon des injures, même quand ces injures remontent à quelques siècles dans le passé. Tu aurais pu te montrer plus grand qu’eux ! Je ne te crois pas en danger, mais, comme on ne sait jamais avec nos amis de l’extérieur, tu recevras asile chez nous. Ta carte est valable ici aussi, tant qu’elle ne t’est pas retirée. Si cela arrivait, nous aviserions. Quel genre de travail voudrais-tu faire ? Tout le monde travaille, ici.

— Avez-vous des laboratoires de physiques ?

— Certes !

— J’aimerais essayer de perfectionner les traceurs, ce qui me rendrait à nouveau utile aux yeux des Stelléens, et assurerait sans doute ma vie, si je devais retourner chez eux.

— Je te répète que je ne crois pas ta vie en danger. J’irai voir Tan Ekator et je tâcherai de tirer cette affaire au clair. En attendant qu’on te trouve un logement, tu vivras avec nous. Maintenant, je dois préparer un sermon, et je sais que ma nièce brûle du désir de t’interroger. À tout à l’heure, Tinkar Holroy. »

La salle commune était déserte. Il s’assit, réfléchit à sa situation. Elle n’était pas trop mauvaise. Il avait reçu asile, et bientôt travaillerait dans un laboratoire où il lui serait facile, en prétendant chercher un perfectionnement des traceurs, de préparer sa vengeance. Une chose l’ennuyait, le fait qu’il allait détruire, en même temps que les Stelléens et lui-même, ces pèlerins qui, jusqu’à présent, ne lui avaient témoigné que de l’amitié. Il fallait les sauver. Il ne pensait pas à une explosion atomique, trop rapide, et nécessitant un matériel impossible à se procurer. Non, plutôt à la destruction des moteurs, quelque part dans l’espace, loin de tout système habité, combinée avec le sabotage des vedettes, sauf celles des pèlerins … Mais non, les pèlerins essaieraient de sauver les autres. Il fallait trouver mieux. Bah ! il aurait le temps de chercher.

Quelques heures plus tard, le patriarche revint de son entrevue avec le teknor.

« Tan m’a affirmé qu’ils ne sont pas responsable de ce vol, Tinkar. Ils comptaient sur les traceurs ! Le Frank est reparti avant que je puisse voir Tan, et je dois dire que son teknor te juge comme un parasite et un bluffeur. Il vaut mieux que tu restes chez nous, les hommes du Tilsin sont à nouveau très montés contre toi. Ta vie pourrait être en danger, tu as raison. Fabrique donc un traceur, et porte-le-leur, en gage de bonne foi. »

Tinkar ricana.

« Ce serait à moi de prouver ma bonne foi ? La plaisanterie est amère !

— J’ai une lettre pour toi, d’Anaena.

— Je ne la veux pas !

— Ne juge pas sans entendre, homme violent !

— Je ne veux pas la voir !

— Libre à toi. Quand tu la voudras, elle est là. »


Tinkar habitait maintenant un tout petit logement près de celui du patriarche. Il travaillait dans un laboratoire, officiellement à construire un traceur perfectionné, secrètement à bâtir un instrument de vengeance. Mais ce dernier n’avançait guère. Plus il vivait près des pèlerins, plus il lui devenait difficile d’accepter de leur faire du mal. Leur religion lui était toujours étrangère, et il ne pensait pas qu’il en soit jamais autrement. Mais, en dehors de leur foi, ils étaient gais et bienveillants. Il se lia vite d’amitié avec plusieurs de ses collègues au laboratoire, et s’aperçut vite que, malgré toute leur religion et leurs vêtements stricts, ils aimaient la vie.

La lettre d’Anaena resta longtemps sur le meuble ou le patriarche l’avait posée. À la fin, las de la voir, il la mit dans sa poche et, rentré chez lui, la brûla sans l’ouvrir. Une fois, il avait été convoqué à la porte de l’enclave mais, quand le veilleur l’eut averti qu’une jeune fille rousse l’attendait de l’autre côté, il avait tourné les talons sans rien dire.

Lentement, les blessures d’amour-propre se cicatrisaient. Il cherchait à chasser de sa mémoire les derniers jours qu’il avait vécus avec les Stelléens et, malgré de brusques retours qui le faisaient grincer sauvagement des dents, il y parvenait le plus souvent. Petit à petit, le visage même d’Anaena s’effaçait. Ce n’était déjà plus qu’un cadre blanc et vide, entouré de cheveux roux. L’avait-il jamais aimée ? Il ne le savait plus. Ce n’était plus maintenant qu’un manque douloureux là où quelque chose eût dû exister, une absence qui le tenait parfois éveillé le soir, les yeux grands ouverts fixant la nuit. Puis cela même passa. Et, un jour, alors qu’il vivait avec les pèlerins depuis six mois, il essaya, au cours d’une crise de rage honteuse, d’évoquer ce visage pour le mieux haïr, et ce fut un autre qui s’imposa, calme et doux, avec de grands yeux bruns naïfs et une bouche encore gonflée de jeunesse.

Iolia ! Il l’avait d’abord tenue à distance, importuné par ses questions, par son admiration non déguisée pour le Terrien et, il le soupçonnait avec amusement, pour le guerrier. Le cœur encore à vif, il avait fui systématiquement tout contact féminin, chose facile, les filles des pèlerins possédant une réserve bien éloignée de la camaraderie brutale des Stelléennes. D’ailleurs, toute aventure était impossible parmi cette secte aux mœurs rigides.

Iolia. Il pensait à elle avec attendrissement, comme à quelque chose de fragile et d’impossible. Souvent, le soir, il s’asseyait sur un banc, dans le petit jardin à quelques pas de son logement, et elle venait l’y rejoindre, suivie de son escorte habituelle d’enfants dont elle était l’idole. Et il leur racontait des souvenirs soigneusement édulcorés de ce qui aurait blessé ces âmes neuves. Rarement leur parlait-il de batailles. Mais il évoquait la grande course Terre-Rigel et retour, les fastes de la cour impériale, les avertissant de tout le mal que recouvrait ce luxe, sans préciser trop quel était ce mal. Il les conduisait en pensée sur les planètes des systèmes de l’Empire, décrivait les villes, les animaux, les peuples, humains ou non. Une fois, il les fit rire en leur narrant sa mission spéciale, quand il avait dû transporter, sur son éclaireur, un des dignitaires de la police politique.

« Il faut que vous compreniez, mes enfants, que nos navires sont moins perfectionnés que vos cités, et quand nous entrons ou sortons de l’hyperespace, les sensations ne sont pas du tout agréables. Nous, les hommes de la Garde stellaire, nous y sommes habitués, mais ce monsieur ne l’était pas. C’était vraiment un très méchant homme, et aussi, quand j’eus vu la tête qu’il fit lors de notre plongeon, j’eus une idée. Avec la complicité du chef mécanicien et de l’équipage, je mis au point la “machine à secouer les œufs” : un léger dérèglement du dispositif hyperspatial. Nous nous mîmes à passer de l’espace dans le non-espace et vice versa cinq fois par minute, pendant un quart d’heure. Il n’aurait pas fallu que ça durât davantage. Nous n’étions pas très frais quand cela fut fini, mais on aurait pu le ramasser avec une petite cuiller ! Le plus drôle, c’est que, quand nous eûmes arrêté la balançoire, après maints efforts aussi héroïques que simulés, il nous félicita chaudement dès qu’il eut repris haleine, et que je fus décoré à l’arrivée ! »

D’autres fois, Iolia venait seule. Il parlait alors surtout de la mer, des montagnes, des lacs, des arbres … Elle ne se lassait jamais. Il avait le don de décrire, l’habitude de voir et de retenir les détails, si importants pour un soldat.

Tout doucement, en même temps que sa souffrance, son désir de vengeance s’effaçait aussi. Il ne cherchait plus que mollement le moyen de nuire aux Stelléens sans entraîner les pèlerins dans la même ruine. Il régnait dans l’enclave une atmosphère de paix qui, peu à peu, agissait sur lui, le transformait. Il n’aurait jamais cru une telle paix possible, et n’était pas préparé à la combattre. Après les épreuves inhumaines de sa jeunesse, après les combats sans fin de son adolescence, après la tension de son séjour chez les Stelléens méprisants et hostiles, il se laissait aller à la simple joie de vivre.

Il savait que cette paix aurait une fin, qu’il n’était pas fait pour elle, et qu’un jour elle le lasserait. Il se refusait à penser au lendemain. Sans doute ne passerait-il pas toute sa vie dans l’enclave, bricolant au laboratoire de physique. Parfois, il le souhaitait. Particulièrement tels soirs, où il sentait Iolia proche. Il n’avait pas la fatuité de penser qu’elle l’aimait profondément C’était un amour de jeunesse, inexprimé, s’adressant plus au Tinkar qu’elle imaginait, héros redresseurs de torts, sans peur et sans reproche, qu’au Tinkar réel. De son côté, il ne l’aimait pas. Il avait pour elle de la tendresse, une amitié nuancée parfois d’un bref désir physique, quand un mouvement cambré tendait la robe gris sur ses jeunes seins. Et pourtant il sentait que, quand elle sortirait de sa vie, elle laisserait un vide difficile à combler.

Elle était moins brillante qu’Anaena, ou même qu’Oréna, moins intelligente aussi, sans doute. Avec elle, l’avenir aurait été comme un beau paysage bien ordonné de vertes prairies, de sources, d’ombres fraîches. Parfois, il était tenté. Mais souvent montait la vision d’une destinée différente, d’un paysage de rocs penchés sur des abîmes, où hurlait le vent sauvage de sa vie. Et, mélancoliquement, et sans plus guère de souffrance, il pensait à ce qu’eût pu être son existence avec Anaena, si les choses avaient tourné autrement.

Un jour, il quitta le laboratoire de bonne heure. Il n’avait guère travaillé. Depuis longtemps, le traceur était prêt, sans que personne, à part lui, sache que l’informe assemblage de fils, de transistors, de cristaux, de cadrans qui encombraient sa paillasse soit autre chose qu’un essai infructueux. Il gardait son secret, même envers ses collègues, convaincu que depuis longtemps un autre appareil, moins perfectionné, mais plus esthétique, fonctionnait dans la salle de commande du Tilsin. Il poursuivait maintenant une autre idée, un communicateur capable de pénétrer l’hyperespace sans limite de portée, mais les bases théoriques lui manquaient, et il s’efforçait de les créer, plus à coups de papier et de crayon qu’à coups d’expériences.

Il avait passé la journée à réfléchir, et avait conclu qu’il ne désirait plus de vengeance. Si un jour le Tilsin passait à portée d’une planète de l’Empire, il demanderait à être débarqué. Ou même, tout monde humain ferait l’affaire. Il ne sentait plus guère de loyalisme envers l’Empire, l’ayant examiné à la lumière de ses expériences parmi les Stelléens et les pèlerins, et l’ayant trouvé vide. Sa foi guerrière était morte, minée par ses anciennes conversations avec Oréna, pulvérisée par celles avec le vieil Holonas. Mais une chose lui restait, à laquelle il se cramponnait de toutes ses forces, son code de l’honneur. Et ce code lui commandait un aveu.

Il trouva le patriarche seul dans son appartement et lui demanda un entretien. Une fois de plus, ils pénétrèrent dans le bureau austère. Il ne perdit pas de temps en détours, raconta simplement quel avait été son but en venant chercher asile. Le vieillard l’écouta calmement.

« Je m’en doutais, finit-il pas dire.

— Et vous n’avez rien fait ?

— Rien. Il n’y a pas de place pour la haine dans cette enclave, sous le regard de Dieu. Je savais que ta haine s’éteindrait d’elle-même.

— C’était un risque terrible ! »

Holonas sourit.

« Pas avec toi, Tinkar ! Tu te connais mal. Si j’avais cru que tu sois dangereux, tu n’aurais pas reçu asile.

— Mais la convention …

— Elle nous permet de donner asile, Tinkar, elle ne nous y force pas ! Dieu a dit : Soyez bons. Il n’a pas dit : Soyez bêtes ! Oh ! nous aurions essayé de te sauver de toi-même, mais par d’autres moyens. Va en paix, mon fils. Je souhaiterais seulement que tous les hommes te ressemblent, malgré tes fautes. »

Tinkar s’assit sur son banc habituel, les pensées en tumulte. Une telle morale le dépassait. Il s’était armé de courage pour cette confession, retardant le moment où, pensait-il, il serait expulsé. Et le chef de l’enclave lui avait parlé gentiment, comme à un enfant qui s’accuse d’une peccadille. À son soulagement se mêlait un peu de honte et de ressentiment. Que lui, Tinkar, que ses camarades avaient surnommé Tinkar le Diable, ait pu être jugé inoffensif le mortifiait un peu. Il ne se rendait pas compte que le patriarche ne mettait nullement en doute sa bravoure, son énergie, mais simplement ses capacités de haine.

Pourtant, s’analysant presque pour la première fois de sa vie, il comprit qu’il n’était pas fait pour haïr. Au plus dur du combat, il avait toujours gardé pour l’ennemi une estime mêlée de regret. Sa violence l’entraînait parfois, sur le feu du moment, à des actions d’une sauvagerie atroce, sans remords, puisque c’était ce que ses chefs attendaient de lui. Mais il n’aurait jamais pu appartenir à la Popol, la police politique. Il se souvint de la salle de torture souterraine, où il avait fallu monter la garde. Il était resté un temps infini sous la douche, après, essayant de se purifier des souillures dues à la proximité d’êtres immondes.

Iolia approchait, gracieuse malgré sa robe grise presque monacale. Elle s’assit à côté de lui.

« Il faut que tu saches quelque chose, Iolia, dit-il. Dieu sait que je préférerais que tu l’ignores toujours, mais je dois te le dire. »

Elle ouvrit des yeux étonnés, interrogateurs. Alors, pour la deuxième fois de la journée, il se confessa. Il se tut, n’osant pas la regarder, s’attendant à la voir se lever, le fuir.

« Ce n’est pas vrai, Tinkar, dit-elle d’une voix égale.

— Mais si !

— Non. Il n’y a pas de mal en toi. Ce que tu as fait de mal vient de ton Empire maudit, pas de toi. Tu n’aurais jamais fait périr des innocents avec ceux qui t’ont nui. »

Il eut un rire douloureux.

« Des innocents ! Hélas ! leur sang a souvent jailli sur mes mains !

— Tes mains, sans doute. Ta conscience, non. Tout ce que tu nous as dit de l’Empire prouve que tu n’as été qu’un outil pour les autres, ceux qui commandent. Que pouvais-tu faire qu’obéir, enfermé comme tu l’étais dans une discipline qui ne te laissait jamais le temps de penser.

— Alors, tu ne me trouves pas ignoble ?

— Il y a peu d’hommes qui te vaillent, Tinkar, même ici. Qui n’a pas eu de pensées de vengeance ne serait pas humain. Ce qui compte, c’est que tu as renoncé à les réaliser. C’est cela, le vrai courage. »

Il se retint de lui dire que ce n’était peut-être que de la lassitude.


Quelque temps plus tard, le patriarche le fit appeler.

« Pourquoi ne resterais-tu pas toujours avec nous ? demanda-t-il sans ambages. Tu es doué, à ce que m’ont dit nos physiciens. Tu sais déjà bien des choses, et tu apprends vite. Tu es versé dans l’art de la guerre, ce qui serait précieux pour notre défense au cas où, Dieu nous en garde, les Mpfifis nous attaqueraient. Veux-tu travailler avec nous, fonder une famille ? …

— Je ne suis pas de votre religion.

— Cela n’importe que peu, du moment que tu n’y es pas opposé. Un jour viendra où tes yeux s’ouvriront tout à fait. »

Il resta rêveur un moment.

« Je ne crois pas, dit-il enfin. Je ne suis pas fait pour votre vie calme.

— Elle ne l’est pas toujours, Tinkar. De temps en temps, nous descendons sur une planète. Nous prends-tu pour des mollusques ? Nous avons besoin d’aventure, de nouveau, nous aussi. Nous sommes les explorateurs et les cartographes de toutes les planètes de Dieu où aborde une cité. Les Stelléens ont aussi leurs équipes, bien entendu, mais nous faisons bien la moitié du travail !

— Je réfléchirai.

— Une dernière chose, mon fils. Iolia t’aime.

— Non. Elle admire un personnage qu’elle croit être moi, c’est tout. Cela lui passera vite, dès qu’elle aura un peu grandi.

— Quel âge crois-tu donc qu’elle ait ?

— Seize, dix-sept ans ?

— Elle vient d’en avoir vingt-deux. Elle paraît plus jeune qu’elle ne l’est. Crois-moi, elle t’aime. Oh ! elle n’a pas la beauté d’Anaena, je le sais, mais son cœur est pur, et tu pourrais compter sur elle. Mais voilà, l’aimes-tu ?

— Je ne sais pas. Peut-être. Parfois, je le crois. Mais j’ignore ce qu’est réellement l’amour. Le sentiment fait de désir, de besoin de me dévouer, parfois de faire du mal, que j’avais pour … l’autre, est-ce l’amour ? Si oui, je n’aime pas Iolia.

— Il y a plusieurs chemins vers l’amour vrai, Tinkar. Va, rien ne presse. Attends de voir clair en toi-même. »

V ESCALE

Le Tilsin tournait autour d’une planète. Quatrième à partir de son soleil, elle paraissait inhabitée. À dix mille kilomètres, distance la plus courte à laquelle la cité se rapprocherait, elle ressemblait étrangement à la Terre. Tinkar la regardait depuis l’observatoire des pèlerins, Iolia à ses côtés. Il n’avait encore rien décidé, mais toute la communauté acceptait comme acquis qu’ils étaient fiancés et se marieraient prochainement. Parfois, cette pensée le gênait, comme s’il avait commis un abus de confiance, parfois aussi, comme à présent, elle l’emplissait d’un calme bonheur.

« Le Tilsin va rester longtemps en orbite, avait dit le patriarche. Nous manquons de matières premières, d’eau, de métaux, d’hydrogène. Sitôt que les équipes d’exploration seront revenues, une bonne part de la population va débarquer, installer un camp, miner ce qui nous est nécessaire. Veux-tu être notre explorateur, Tinkar ?

— Le saurai-je ? Que devrai-je faire ?

— Survoler à basse altitude, prendre des photos, des échantillons de sol, d’atmosphère surtout, au cours du premier vol. Puis, quand il sera acquis que les microorganismes ne sont pas nuisibles pour nous, ou qu’ils sont impuissants contre notre panvaccin, tu débarqueras, tu t’assureras que la grosse faune n’est pas trop dangereuse. Tout cela sans prendre de risques inutiles.

— Bon, j’accepte.

— Pourquoi ne puis-je venir avec toi ? demandait Iolia. La vedette que tu vas utiliser est triplace !

— Il y a trop de danger. Plus tard.

— Toujours la même réponse. Me crois-tu lâche ? »

Il lui sourit gentiment.

« Non, Iolia.

— Je sais piloter !

— Je n’en doute pas. Mais c’est la règle de ton peuple. Les Stelléens, eux, envoient toujours une équipe de pointe nombreuse. Regarde plutôt ! Elle est belle, n’est-ce pas ? »

La planète tournait majestueusement devant eux, zébrée de nuages, vaste globe brumeux où, dans les trous des voiles blancs, se dessinaient des zones vertes ou bleues.

« Tout à l’heure, je serai là-bas ! Je reviendrai vite, petite fille, afin que tu n’aies pas trop à attendre. Va, il est temps que je parte. »

Elle l’accompagna jusqu’au sas. La vedette était prête. Un technicien lui transmit les derniers renseignements :

« Atmosphère respirable, un peu riche en oxygène. Forte probabilité de vie animale, et certitude de vie végétale. Mais n’atterris pas. Pas cette fois !

— À demain, Iolia !

— Je serai à l’écoute.

— Non. Je resterai peut-être longtemps sans appeler. Tu t’inquiéterais pour rien.

— Alors, je vais prier pour toi, Tinkar ! »

Il se pencha, l’embrassa sur le front, courba sa haute taille, et franchit la porte. Il avait déjà piloté des vedettes stelléennes, aux temps où il formait des projets de vengeance ou de fuite. L’engin, tout petit, dépourvu de dispositifs hyperspatiaux, n’était conçu que comme une navette entre la cité et une quelconque terre du ciel. Mais il était puissant et maniable.

Il ferma soigneusement les portes du sas, s’assura de leur étanchéité, vérifia ses appareils un par un, sans hâte. On ne plaisantait pas à ce sujet dans la Garde, et plus d’une fois il avait dû sa vie à ces précautions.

« Si j’avais été aussi soigneux lors de mon dernier départ de la Terre, je ne serais pas ici », pensa-t-il tout haut, sans savoir s’il le regrettait ou non.

Tout était en ordre. Il partit, plongea droit vers le monde qui tournait sous lui. Son radar l’avertit que, loin devant, un autre objet filait aussi vers la planète : l’équipe d’exploration stelléenne.

« Je fais double emploi, pensa-t-il. Mais les pèlerins tiennent à affirmer ainsi leur indépendance, bien que, je n’en doute pas, mes résultats et les leurs seront examinés en commun par le teknor et le patriarche. »

Il ralentit avant d’entrer dans l’atmosphère, ne voulant pas finir en météore. L’appareil stelléen avait disparu.

Il vola longtemps, à un kilomètre d’altitude, en grands zigzags pour permettre à la caméra de photographier une surface aussi grande que possible. La planète était belle et variée, avec d’immenses océans, de hautes chaînes de montagnes, de grands continents et de nombreuses îles. Une forêt dense, vert foncé, couvrait de vastes étendues, coupées çà et là de savanes, de brousses, de lacs et de marais. Une longue rivière serpentait paresseusement, coulant des cordillères qui barraient le couchant. Il descendit en spirale vers le sol, entrevit des hardes d’animaux rapides et gracieux courant dans les hautes herbes. Mais rien n’annonçait la présence d’un homologue, même lointain, de la bête verticale. Ni villages, ni routes, ni champs cultivés. L’appareil de radio était muet sur toutes les bandes, à part le craquement d’un orage lointain.

« S’il y a des êtres intelligents ici, ils en sont encore à l’âge de pierre ! »

La température extérieure était élevée : trente-deux degrés centigrades. Méthodiquement, il prit quelques échantillons d’atmosphère, puis du sol et de végétation à l’aide de la drague. Au loin, dans les montagnes, une colonne de fumée montait droit vers le ciel : un volcan était en éruption. Il ne s’en approcha pas trop, regardant jaillir, à chaque explosion, des bombes volcaniques énormes. Quelque chose bougeait, bas, dans la fumée, un objet fusiforme, brillant, dans lequel il reconnut la vedette stelléenne. Elle tournait autour du cratère, très près, trop près pensa-t-il.

« Ils sont fous ! Ils vont se faire descendre ! »

Tout naturellement l’argot militaire montait à ses lèvres.

Une explosion plus violente emplit le ciel de débris. Quand le nuage de cendres se fut dissipé, l’appareil avait disparu. Il jura.

« Les imbéciles ! Maintenant, il me faut y aller ! »

Il ne pensa pas une seconde qu’il aurait dû se réjouir de voir des Stelléens détestés payer le prix de leur folle audace. Un autre pilote, un camarade, était en danger. Il devait le secourir.

Il approcha, aussi vite que le permettait la prudence, l’œil sautant du sol au cratère. Les pentes du volcan, ridées par les coulées de laves déchiquetées se crevassaient en un dédale où auraient pu se perdre cent vedettes. Il aperçut enfin un amas de tôles tordues, sur le chemin d’une coulée de roche en fusion qui descendait paresseusement.

« Bigre ! ils sont en piteux état, et je dois faire vite ! »

L’éruption perdait de sa force, mais à l’ouest montait une barre de nuages noirs, sinistres, annonçant l’orage. Il trouva un point d’atterrissage, une étroite plate-forme à peu près plane entre deux ravins d’érosion. Se poser là était un tour de force, mais Tinkar, un des meilleurs pilotes de la Garde, y réussit à son second essai.

Il enfila rapidement le scaphandre planétaire, léger, destiné seulement à le protéger des bactéries possibles et du contact de plantes vénéneuses, prit, par réflexe, deux pistolets fulgurants, quatre grenades, y ajouta la trousse de premier secours et quelques vivres. Puis il posa le pied sur le sol inconnu.

Ce sol était brûlant et tremblait. Il ne s’attarda pas, descendit dans un ravin parmi une avalanche de cendres et de scories, tête rentrée dans les épaules, avec le pressentiment d’une catastrophe imminente. Remonter de l’autre côté fut difficile, et sans le piolet dont il s’était muni, il n’y fût pas arrivé. Il se trouva devant un chaos de blocs, le contourna, arriva à l’épave. Elle gisait sur le côté droit, éventrée par une pointe rocheuse.

Il ne chercha pas les causes de l’accident. S’il y avait des survivants, ils avaient besoin de soins immédiats, et le volcan recommencerait à vomir d’un moment à l’autre. Il pénétra entre deux plaques disjointes, glissa sur un liquide visqueux, s’étala en jurant. Un homme gisait là, écrasé, dans un état rendant tout secours inutile. Il l’enjamba ; l’avant avait mieux résisté. La porte du poste de commande, faussée, à demi sortie de ses gonds bloquait le passage, mais s’agitait, et derrière elle il entendit une respiration pressée et des plaintes.

Il saisit un coin de la porte, tira. Elle se tordit, céda un peu. Il prit dans son sac une scie moléculaire, et en quelques secondes découpa un passage. Une forme humaine sanglante tomba dans ses bras. Il l’étendit doucement sur le sol, passa la tête par l’ouverture. Un seul regard lui suffit : personne d’autre ne pouvait avoir survécu là. Il prit la trousse de secours, alluma une lampe.

« Anaena ! »

Le cri lui échappa. C’était bien elle, barbouillée de sang, une longue coupure sur le front, évanouie. Rapidement, il s’assura que les membres n’étaient pas brisés, et que la blessure n’était pas profonde. Il injecta un stimulant, désinfecta la plaie, attendit. Un grondement sourd le fit tressaillir. Le volcan ? Mais rien ne retomba en pluie autour de l’épave et il se souvint des nuages d’orage.

« Anaena, dit-il doucement.

— Qui m’appelle ?

— Moi, Tinkar. Secouez-vous, voyons, il faut partir. Ce sacré volcan va cracher d’un moment à l’autre ! »

Elle essaya de se soulever, retomba en gémissant.

« Je ne peux pas !

— Ce n’est pas vrai ! Vous n’avez rien de cassé. Allons, du courage ! Ma vedette est tout près …

— Les autres ?

— Tous morts. Debout ! »

Il l’aida à se dresser, lui fit franchir la brèche de la coque. Dans le ciel d’un noir d’encre, le soleil avait disparu, et les premières gouttes de pluies sifflaient sur le sol brûlant. Ils marchèrent, Tinkar la soutenant par la taille, la portant presque. Chaque pas arrachait une plainte à Anaena, mais, courageusement, elle serrait les dents et continuait. Ils arrivèrent au ravin. Dans la nuit tombée, l’autre bord était invisible. Il pleuvait maintenant à verse, et si Tinkar était protégé par son scaphandre, sa compagne fut rapidement trempée. Des ruisselets couraient entre leurs pieds, transformant la cendre en une boue liquide et visqueuse. Par-dessus le bruit de cataracte de l’eau, il lui sembla entendre un croulement d’avalanche.

Il s’assit au bord du ravin, plaça la jeune fille sur ses genoux, se laissa glisser, la maintenant d’une main, freinant de l’autre avec son piolet. Un choc brutal marqua son arrivée, il restait maintenant à remonter l’autre pente. Il fouilla dans sa musette, en tira sa lampe, balaya la paroi. Des coulées de lave stratifiant les cendres donnaient des appuis possibles. Il abrita tant bien que mal Anaena sous un léger surplomb et, pataugeant dans la boue, traversa la ravine.

« Je vais chercher une corde et revenir. Attendez-moi sans bouger », cria-t-il.

Il dirigea le rayon de sa lampe vers le haut, la pluie brilla dans le cône de lumière, mais il n’aperçut pas sa vedette. La montée fut dure, et maintes fois il glissa. Il arriva enfin sur la plate-forme, ou plutôt ce qui en restait : toute une partie s’était effondrée sous le poids de son appareil, qui reposait maintenant sans doute sous les débris, au fond de l’autre précipice.

« La pluie ! »

Il ne perdit pas de temps à désespérer, refit le chemin en sens inverse. Découragé, il retrouva la jeune fille, roulée en boule sous le surplomb.

« La vedette a disparu. Je crains que nous ne soyons perdus, Anaena ! »

Elle remua faiblement. Il se pencha sur elle, écouta sa respiration sifflante, posa la lampe sur un ressaut du roc, tira de son sac la trousse, et lui fit une deuxième piqûre. Au bout d’un moment, elle s’assit, passa la main sur son front, d’un air las, la retira pleine de sang, sombre dans la lumière. Dans le ciel noir, quelque rares éclairs palpitaient encore, l’averse avait presque cessé. Elle regarda fixement ses doigts écartés.

« Tinkar … Tinkar … Suis-je … défigurée ? »

Malgré le tragique du moment et de la question, il éclata de rire.

« Non, rien que les chirurgiens du Tilsin ne puissent faire disparaître si nous survivons, ce qui est d’ailleurs peu probable.

— Ta vedette ?

— La plate-forme où je l’avais posée s’est écroulée, minée par les eaux. La vedette est le diable sait où ! Hors d’état, de toute manière. Viens, nous allons partir, nous sommes trop près du volcan.

— Attendons le jour !

— Non, il y a une coulée de lave en marche dans la direction de l’épave de ton astronef. Elle sera sur nous avant l’aube.

— Je suis si faible ! Espères-tu nous en tirer ?

— Non. J’espère que nous nous en tirerons, si tu t’aides. Allons, essaie de manger un peu. Voici des provisions.

— Et toi ?

— Jusqu’à présent mon scaphandre a tenu bon, et je ne suis pas entré en contact avec des bactéries indigènes, s’il y en a de nocives pour nous. Je resterai dans cet isolement aussi longtemps que possible. Encore quelques heures, jusqu’à ce que ma provision d’air soit épuisée. Après, je ferai comme toi, je courrai ma chance avec le panvaccin. Mange et bois, je reviens. »

Il poussa son exploration quelques centaines de mètres plus bas, en suivant le ravin. Il s’élargissait, confluait avec un autre venant de la gauche. Tinkar remonta ce dernier, espérant trouver l’épave de sa vedette et en retirer armes et provisions. Très vite, une énorme coulée de boue lui barra le passage, et il comprit que son appareil gisait dessous, inaccessible.

Quand il revint, Anaena était debout dans ses vêtements trempés, prête, ils partirent. Le rayon de la lampe illuminait le sol devant eux et la base des parois de la ravine, laissant le sommet dans une obscurité que trouait parfois un éclair attardé. Du sol chaud et mouillé montait une brume légère. Le chemin était rude, coupé de blocs éboulés, mais la pente assez forte les aidait. Ils descendirent ainsi d’environ un kilomètre d’altitude.

Avec un bruit effrayant, l’éruption reprit. Bien qu’ils fussent hors de la zone lourdement pilonnée par le volcan, de temps en temps quelque bombe plus petite ou lancée avec plus de violence s’écrasait dans la cendre avec un sifflement. Chaque fois, instinctivement, Anaena se cramponnait au bras de Tinkar et rentrait la tête entre les épaules. Lui ne bronchait pas : qu’était ce bombardement naturel à côté de ceux qu’il avait autrefois subis ? Puis la ravine s’étala, ses murailles perdirent de leur hauteur, la pente devint plus faible. Ils rencontrèrent une coulée de lave convulsée, déchiquetée, reste d’éruptions anciennes. Anaena était prête à s’effondrer de fatigue et Tinkar décida de s’arrêter là, hors du danger immédiat. Il avisa dans la cheire une cavité naturelle laissée par une énorme bulle de gaz, assez grande pour les contenir tous deux.

« Rentre là-dedans. J’ai cru voir des buissons, je vais essayer de faire du feu. »

Une maigre végétation sèche poussait dans les fentes de la lave et quelques grands arbres morts dépassaient encore la surface, agitant dans le vent leurs branches blanchies, avec des craquements lugubres. Il revint à la grotte avec une brassée de broussailles et de rameaux. Un coup de fulgurateur alluma le feu, qui pétilla bientôt, chassant l’obscurité, emplissant la petite caverne de sa lueur rouge.

« Ne reste pas dans tes vêtements mouillés. Enlève-les et sèche-les. Je tourne le dos ! »

Il s’installa à l’entrée, surveillant la nuit. Il n’avait pas vu de faune près du volcan, et ne pensait pas que les animaux s’en approchassent tant qu’il était en éruption. Mais le feu les attirerait peut-être. Fulgurateur en main, il attendit, l’oreille aux aguets, entendant les légers bruits que faisait la jeune fille en se dévêtant.

« Comment vous êtes-vous fait descendre ? Quel était le crétin qui pilotait ?

— Moi ! »

Il eut un gloussement étouffé qu’elle interpréta comme un rire de mépris.

« Je sais piloter aussi bien que toi !

— Combien étiez-vous ?

— Cinq. Mais les autres étaient d’accord pour survoler le volcan. Je ne les ai pas assassinés, si c’est cela que tu insinues !

— Qu’alliez-vous faire au-dessus du cratère ? Voir le spectacle ?

— Nous sommes libres ! Mais je voulais recueillir des échantillons de gaz et de débris rejetés par l’éruption. Cela donne parfois de bons renseignements sur la composition de la croûte profonde.

— Ah !.. »

Il se tut. À ses yeux, la manœuvre de fous se transformait en mission dangereuse. Elle avait marqué un point.

« Pourquoi es-tu parti, Tinkar ? demanda-t-elle soudain.

— Tu t’en étonnes ?

— Passe-moi du bois sans te tourner ! Merci. Oui, je m’en étonne. Personne n’a compris.

— Les plans !

— Ce n’est pas moi qui les ai fait voler !

— Je ne te crois pas.

— Mais pourquoi les aurais-je volés ? Tu m’avais promis de me les donner !

— Pour m’empêcher d’avoir ce geste. Pour que je reste aux yeux de tous, un pou de terre !

— Il y a de grandes chances pour que nous ne revenions jamais à bord, Tinkar. Pourquoi mentirais-je ? Je n’ai pas volé tes plans. Je n’ai appris qu’ils avaient disparu que quand le patriarche est venu voir mon oncle à ce sujet.

— Alors, où sont-ils ?

— Je ne le sais pas ! Quelqu’un à bord les a, sans doute. Probablement un avantiste. Normalement, la prochaine élection pour le poste de teknor n’est que dans deux ans, mais il existe des moyens de l’avancer. En accusant le teknor d’impéritie, par exemple, si l’on recueille assez de signatures. Ou bien en apportant quelque chose de vraiment utile et nouveau comme le serait un traceur. Tu ne pourrais pas prouver qu’il s’agit d’un appareil réalisé d’après tes plans …

— Oh ! si !

— Ah ? Mais peut-être les voleurs ont-ils construit clandestinement un ou plusieurs traceurs, qui sont actuellement en marche sans que le teknor le sache. Te rends-tu compte de l’effet, si X ou Z arrive un jour, avertissant de l’approche d’une cité, humaine ou autre ! La majorité de mes compatriotes se moqueraient bien que ce soit à l’aide d’un appareil volé !

— C’est possible. De toute façon, c’est trop tard pour moi, maintenant. »

Il existait peut-être à bord un ou plusieurs traceurs en marche … Il en existait un au moins, le sien. Il était probable en effet qu’il y en eût d’autres. Peut-être étaient-ils, malgré les dénégations d’Anaena, dans le poste de commandement lui-même !

« Il n’est jamais trop tard, Tinkar. »

Il resta un instant muet, puis dit lentement :

« Si. Je vais probablement me marier avec Iolia.

— Ah ? Que veux-tu que cela me fasse ? Ce n’est pas à ça que je pensais. »

Sa voix sonnait faux, malgré la bravade.

« Tu peux te retourner, je suis sèche.

— Alors dors, tu en as besoin. »

Il amassa pour elle du sable fin, plaça le sac à provisions sous sa tête, revint s’asseoir à l’entrée.

« Tinkar ?

— Oui, dors !

— Je suis trop fatiguée. Crois-tu que nous nous en sortirons ?

— Tout dépend des méthodes de secours en usage chez vous. Si le Tilsin appartenait à la Garde, ils cribleraient cette planète plutôt que de laisser un camarade.

— Chez nous, aussi, que crois-tu !

— Alors, nous avons quelques chances. Faibles. Si la faune n’est pas trop dangereuse, si le secours ne tarde pas trop, si les bactéries ne sont pas trop fortes pour notre panvaccin, s’il existe des plantes ou des animaux comestibles … Cela fait beaucoup de si !

— Tan fera tout son possible.

— Je le crois. Mais si tu ne veux pas dormir, tais-toi ! J’essaie de réfléchir. »

Le jour le trouva faisant les cent pas devant la grotte où rougeoyait encore le feu. Le temps était clair et frais. Il monta sur une pointe de lave dressant vers le ciel sa vague figée. Derrière lui, le volcan fumait toujours, son panache déchiqueté par le vent. De temps en temps une explosion lançait en l’air ses bombes, petites taches noires sur le ciel pâle de l’aube. Les premiers rayons du soleil sans nom fouillaient la sierra, accusant l’ombre des vallées.

En contrebas de son observatoire, la lave disparaissait sous la forêt, après une étroite zone de broussailles. Quelques oiseaux, ou plutôt quelques animaux aériens volaient à contre-jour, trop loin pour qu’il pût bien les voir, poussant des cris perçants que lui apportait le vent. La masse d’arbres géants était noire et impénétrable. Plus loin, ou jaillissant en son milieu, il ne put le déterminer, montait le cône dénudé d’un ancien volcan égueulé et éteint.

« C’est là qu’il faut aller installer un signal », décida-t-il.

VI SUR LA PLANÈTE INNOMÉE

Il rentra dans la grotte, secoua doucement Anaena. Elle gémit, se pelotonna, retomba dans son sommeil. Il la regarda, couchée sur un dur lit de sable, vêtements déchirés, cheveux roux emmêlés, face couverte de sang séché. Elle n’avait plus rien de commun avec la fière créature qu’il avait connue sur le Tilsin.

« La guerre et l’aventure ne conviennent pas aux femmes », pensa-t-il. Il la secoua de nouveau, un peu plus fort cette fois. Elle ouvrit péniblement les yeux, se dressa.

« Ah ! c’est vrai, nous sommes naufragés, dit-elle rêveusement. J’avais oublié …

— Laisse-moi voir ta blessure. »

Il se pencha sur elle, écarta doucement les cheveux collés.

« Elle va plutôt mieux. Pas de suppuration. Votre biogénol est vraiment un merveilleux remède.

— Tu as ôté ton casque ?

— Plus d’air dans les tubes. Cette nuit, à peine étais-tu endormie. Nous allons marcher vers cette montagne. Il nous faut à tout prix dresser un signal, si nous voulons avoir quelques chances de nous en tirer, et nous ne pouvons le faire sur le volcan ! Quand ton expédition devait-elle rentrer à bord ?

— Aujourd’hui à midi.

— Je ne devais retourner que ce soir. L’absence de messages va les inquiéter, mais il ne faut pas compter qu’une expédition de secours parte avant cette nuit.

— Tan enverra toutes les vedettes.

— C’est grand, une planète, Anaena, même quand, comme celle-ci, elle est un peu plus petite que la Terre. Je vais prendre le sac, et passer devant. Tu sais te servir d’un fulgurateur, n’est-ce pas ? En voici un. J’aimerais bien avoir un fusil pour chasser, s’il existe des animaux comestibles. »

Ils descendirent la pente, douce maintenant, et arrivèrent vite, la ceinture de broussailles traversée, devant la forêt. Les arbres poussaient très haut leurs troncs lisses d’un vert brillant, vénéneux. Entre les fûts luttait une végétation secondaire de fourrés et de lianes. Tinkar s’arrêta, pensif.

« Je n’aime pas cela. N’importe quoi peut se cacher là-dedans, et nous n’avons aucune idée de la faune de cette planète. Je ne pense pas devoir te rappeler que notre vie va dépendre d’une vigilance de tous les instants. »

Fulgurateur à la ceinture, scie moléculaire en main, il avança. Loin, dans l’ombre du bois, un cri s’éleva, déchirant, puis un ricanement hideux. Tinkar hésita, se demandant s’il ne vaudrait pas mieux entrer sous les arbres un peu plus loin, puis haussa les épaules : à courte distance, un fulgurateur eût arrêté un Tyrannosaure du Crétacé. Il leva la scie, et sectionnées net par le rayonnement détruisant les forces de cohésion moléculaires, les basses branches tombèrent. Ils progressèrent assez rapidement. Une fois passé la ceinture extérieure, la forêt était clairsemée, l’ombre des géants étouffant les arbustes. La température monta, devint rapidement pénible à mesure que le soleil s’élevait dans le ciel. Des gouttes d’eau tombaient des frondaisons, le sol mou et spongieux giclait sous les pieds. Sur leur gauche, un marais luisait faiblement dans la pénombre.

Tinkar se dirigeait au compas, dans l’impossibilité de prendre des repères. Parfois, les arbres serrés semblaient les colonnes d’un temple dédié à quelque divinité inconnue, humide et farouche. Ils durent se glisser entre leurs fûts emmitouflés de mousses visqueuses, répugnantes. Tinkar passait le premier, protégé par son vêtement étanche, déchiré maintenant par les épines des broussailles franchies à l’orée, et, d’un long coup de couteau, raclait les troncs, pour que la jeune fille n’entrât que le moins possible en contact avec les mousses. Elle portait déjà sur un bras de grandes plaques rouges d’allergie.

Puis, ils arrivèrent à la scène du massacre. Un arbre foudroyé dressait son squelette brûlé au milieu d’une clairière. Sur le sol couvert d’une végétation herbacée frénétique, ayant échappé pour quelques années à l’ombre, un long corps gisait, déchiqueté horriblement, dans une mare de sang rosâtre. L’animal, quadrupède, devait mesurer une dizaine de mètres, le corps sinueux se continuait par une queue effilée. La tête, courte, globuleuse, fendue d’une gueule d’où sortaient deux défenses aiguës, barbelées, avait eu le crâne broyé. Une partie du ventre manquait, dévorée, ainsi que les membres antérieurs.

« Ni mammifère, ni reptile, dit Anaena.

— Certainement pas un animal inoffensif. Celui qui l’a tué doit être effrayant !

— Des traces, Tinkar ! »

Il s’agenouilla pour mieux les voir. Larges d’un demi-mètre, elles avaient la forme d’une étoile à quatre branches, une vers l’avant, deux, obliques, sur les côtés, une plus courte en arrière. Au bout de chaque branche, une énorme griffe avait laissé sa marque dans le sol mou.

Il se releva, resta un moment debout, fit un pas de côté et compara son empreinte aux autres.

« Il doit bien peser quelques tonnes. De la distance entre les pas, je déduis qu’il mesure plusieurs mètres de haut. D’ailleurs, voici des branches cassées, là-haut. Probablement bipède, comme les dinosaures carnivores du passé de la Terre. Pour un animal prédateur, il n’y a guère, sur le sol ferme, que deux formes efficaces : le type lion et le type tyrannosaure. Ou alors, il faut que l’animal chasse en bande, comme les loups.

— Je ne te savais pas zoologiste !

— Ce n’est pas ma première planète sauvage. Il y a un troisième type de prédateur que j’oubliais, l’homme ! Partons. S’il est encore aux environs, je préfère ne pas le rencontrer. Comment vit-il, dans un bois si touffu ? »

La question trouva bientôt sa réponse : une nouvelle ceinture de broussailles et la lumière filtrant entre les troncs indiquèrent la fin de la forêt. Ils débouchèrent sur une savane rousse, coupée de bosquets, qui s’étendait presque jusqu’à leur but.

« À cause de la perspective, j’avais cru que les arbres s’étendaient jusqu’au volcan éteint. Il n’en est rien. Tant mieux ? ou tant pis ?

— J’aime mieux cette plaine. Au moins, on voit venir l’ennemi.

— Il nous voit venir aussi, Anaena, et peut préparer son embuscade. Redoublons de prudence, crois-moi. »

Le cône volcanique était loin, trop loin pour qu’ils espèrent y arriver dans les heures du jour qu’il leur restait encore. Ils progressèrent prudemment, perdirent du temps à franchir un petit cours d’eau sur un tronc d’arbre, l’eau étant peuplée de « poissons » carnivores et féroces, comme en témoignaient de nombreux squelettes au fond du gué.

Ils firent halte au milieu du jour, sur une petite éminence, n’ayant vu que des animaux de faible taille, sauf une harde de bêtes énormes, très loin à gauche. Ils mangèrent parcimonieusement la nourriture concentrée, burent l’eau d’un petit ruisseau après l’avoir stérilisée. Anaena se sentait lasse, fiévreuse, et cela inquiétait Tinkar. La blessure était en bonne voie de guérison, et il craignit une infection ayant une autre origine.

Le soir les vit encore loin de leur but. Tinkar s’arrêta près d’une ravine, chercha en vain un abri. Il en construisit un, entrelaçant des branches autour des troncs de cinq arbres très rapprochés, hésita à faire du feu Finalement il entassa près de la porte de leur abri une grande provision de branches mortes et d’herbes sèches, qu’un coup de fulgurateur enflammerait en cas de besoin. Il confectionna un lit pour Anaena, mais s’y étendit le premier, lui recommandant de le réveiller dès la nuit tombée, et il s’endormit comme une masse.

Quand elle le secoua, il faisait nuit noire. Aucune des deux lunes n’était levée.

« Tu n’aurais pas dû me laisser dormir si longtemps !

— Tu en avais besoin. J’ai veillé. »

Il retint un commentaire ironique. Après tout, rien n’était arrivé, et il devait lui reconnaître beaucoup de courage, à défaut peut-être de compétence.

« Comment te sens-tu ?

— La tête vide. J’ai un peu de fièvre, je crois. »

Il lui prit la main, chercha le pouls, siffla :

« Un peu de fièvre, crois-tu ? Au moins 39 ! »

Il fouilla dans le sac, en tira une boîte d’ampoules auto-injectables.

« D’après l’étiquette, c’est indiqué pour toi. Tends ton bras.

— Donne, je vais le faire moi-même.

— Pas confiance ? »

Il lui passa l’ampoule.

« Je voulais voir ce que c’était. Du C-126, antitoxique général. J’avais peur que ce fût du Z-3.

— Le remède de la dernière chance ? Nous n’en sommes pas encore là. Dors, maintenant. Demain tu iras mieux. »

Il prit la garde, assis devant la porte de l’enclos, sa lampe à portée, le fulgurateur prêt. Une lumière perlée filtra à l’est, une lune argentée monta derrière les collines. Tinkar la contempla longuement, tout en restant vigilant. Sa face n’était pas familière, marquée d’ombres qui n’étaient pas celles de la vieille Lune des hommes. La poursuivant, le second satellite de la planète se hissa au-dessus de l’horizon, lointain, petit, rougeâtre. Le paysage, sous la double illumination se dessina clairement, avec ses plans étagés, ses vallons d’ombre, ses pentes où la brousse luisait comme une onde. Un bruit léger fit se retourner le veilleur : Anaena sortait de l’enceinte, venait s’asseoir à côté de lui.

« Ma fièvre est tombée », dit-elle à mi-voix.

Il ne répondit pas, à la fois troublé et heureux de la sentir à côté de lui. Elle fut longtemps silencieuse.

« C’est beau, dit-elle enfin.

— Oui, mais j’admirerais plus tranquillement si j’avais ma vedette à quelques mètres, ou bien alors une poignée de compagnons de la Garde avec moi.

— Puis-je te poser une question ?

— Oui. Non ! Rentre ! »

Il était déjà debout, le fulgurateur au poing.

« Qu’y a-t-il ? Qu’as-tu vu ?

— Là-bas, derrière les arbres. »

Elle scruta la nuit. Sous la lumière décevante des lunes, les ombres étaient doubles et mouvantes. Pourtant quelque chose remuait à trois cents mètres. Un des arbres oscilla, comme heurté par un coup énorme.

« Tinkar ?

— Oui ?

— Qu’est-ce que c’est ?

— Comment veux-tu que je le sache ? Ton fulgurateur est prêt ? Si quelque chose nous attaque, laisse-moi tirer le premier. As-tu du courage ?

— J’essaie.

— Reste ici seule, alors. Je vais m’embusquer à vingt mètres, derrière ce rocher. Si la chose vient vers moi, tire. Si elle vient vers toi, ne tire pas, sauf si je crie : Feu ! Je l’aurai par le flanc. »

Il disparut dans les herbes. Elle attendit. Là-bas, rien ne bougeait plus. Elle chercha à voir Tinkar, mais il était invisible, collé sans doute au rocher, ne faisant avec lui qu’une ombre. Elle reporta son attention vers le bosquet. La bête parut en pleine lumière. Haute de plusieurs mètres, elle évoquait un kangourou. La phrase de Tinkar monta dans sa mémoire : il n’y a que deux types de prédateurs efficaces sur le sol ferme, le type lion et le type tyrannosaure … L’animal approchait maintenant à grands pas, sans hâte, mais vite, ses enjambées dévorant la distance. Elle entrevit une tête féroce au bout d’un cou court et trapu, une longue queue qui battait les herbes en balancier. Glacée de peur, mais résolue à se défendre, elle notait des détails incongrus, le reflet des lunes sur la peau, l’intérieur des pattes alternativement éclairé et sombre. Le monstre se penchait de temps en temps en avant, flairant le sol. Il s’immobilisa, dressé, la tête oscillant de droite à gauche, à six mètres de haut, et la lumière des lunes luisant sur les dents blanches et pointues. Puis la tête cessa son mouvement de balancier, se fixa dans la direction de l’enclos. L’animal bondit, grossissant à chaque saut, et la jeune fille, le poing crispé sur son arme, attendait le moment propice pour tirer, et l’écrasement sous des tonnes de chair vivante.

« Ana ! Vers moi ! Vite ! »

Elle resta figée un moment qui lui parut interminable, avant que le message de son cerveau atteignît ses jambes. Elle courut vers le roc, sentant trembler la terre sous le poids du monstre. Il la vit, poussa un cri atroce, comme d’un métal torturé, freina. Un fin faisceau bleu traversa l’espace, se fixa sur lui au moment où son élan l’entraînait en un nouveau bond. Déjà il s’écrasait sur les arbres de l’enclos. Avec un fracas de bois broyé, les troncs croulèrent. Longtemps la queue battit l’air, envoyant au loin branches brisées et mottes de terre. Puis tout mouvement cessa.

Tinkar était à côté d’elle.

« Pas trop de peur ?

— Non, mentit-elle.

— Moi, j’ai eu peur pour toi. J’ai vu le moment où, si je ne tirais pas, il te dévorait, et si je tirais, il t’écrasait. Demain soir, sur la montagne, nous serons plus en sécurité, je l’espère. »

Ils attendirent l’aube, appuyés contre le rocher. Quand le soleil parut, ils purent examiner le monstre.

« Un tyrannosauroïde. Mais à sang chaud, avec tout ce que cela signifie de rapidité de mouvement. Et aussi avec un cerveau plus volumineux. Et toute cette formidable machine à tuer réduite à néant par un faisceau d’ions !

— Il a eu la malchance de tomber sur le troisième type de prédateur. Anaena. Le plus terrible, l’homme. Malheureusement, notre sac est sous lui, avec nos provisions. Où était-il dans l’enclos ?

— Contre cet arbre-là. »

Tinkar se pencha. Le tronc était brisé à un demi-mètre du sol. Entre le cadavre appuyé sur la souche et la terre, un couloir bas lui permit de voir le sac intact. Il l’attira avec une branche.

« Nous avons de la chance ! »

Il prit la scie moléculaire, s’approcha de la tête du monstre. D’énormes dents d’un ivoire brillant armaient la gueule formidable. Il détacha les deux plus grosses.

« Tiens, Anaena, en souvenir. »

Elle secoua tristement la tête.

« Garde-les, Tinkar, je n’y ai pas droit. Elles appartiennent à Iolia. »

Il les lui tendit.

« Ce n’est pas à la femme que je les donne, c’est au camarade de combat. »

« Tant pis », pensa-t-elle.

Elle s’étonna de sa tristesse. Que lui importait au fond ce planétaire orgueilleux. Il n’appartenait pas à son peuple. Quand il avait été recueilli par le Tilsin, elle avait ressenti à son égard les mêmes sentiments que la majorité des Stelléens : pourquoi s’encombrer d’une vermine ? Ce n’était qu’avec répugnance qu’elle avait obéi à l’ordre du teknor : gagner sa confiance, le faire parler, savoir si la Garde stellaire de l’Empire terrestre possédait ou non des traceurs. Ce faisant, elle avait compris qu’après tout les planétaires étaient humains. Tinkar lui avait paru à la fois redoutable, dur, étranger, et pathétiquement seul. Par humanité, elle l’avait invité, un soir. Bien différent des Stelléens, il n’avait pas cherché à en tirer avantage. Il l’avait épargnée, aussi, alors que le teknor lui-même n’aurait pu empêcher son châtiment pour le crime que les nomades considéraient comme impardonnable, l’intervention dans un duel.

Elle se souvint du soir de la conjugaison, de sa gentillesse, de ses prévenances, de la dureté musculeuse de ses bras quand ils avaient dansé. Elle était rentrée chez elle l’esprit en tumulte, se posant pour la première fois la question de savoir si elle ne s’était pas laissé prendre au jeu, si elle ne l’aimait pas.

Aimer un planétaire ! Il y avait bien le précédent de la mère d’Oréna, mais il n’était guère encourageant. L’homme ne s’était pas adapté, et finalement était parti, furtivement, lors d’une escale sur un monde humain. De son origine mixte, Oréna avait porté le poids, à demi admise seulement par beaucoup. Elle s’était révoltée à l’idée que ses enfants … puis avait rougi : en était-elle déjà là ? Mais ce serait différent. Tinkar était trop un homme, pour l’abandonner ainsi, tout natif d’une planète qu’il fût !

Puis ce fut le vol stupide. Elle avait cherché sans relâche quel était l’imbécile qui l’avait commis, sans succès. Oréna ? Pour quel motif ? Pour son parti avantiste ? Les chefs niaient avoir connaissance de ce vol, et, s’ils avaient eu l’appareil, n’auraient pas tardé à en tirer avantage. Alors, probablement, un petit groupe de mécontents, une futile intrigue. Le teknor n’avait pas cessé les recherches, mais en vain, les plans avaient disparu sans laisser de traces. Peut-être étaient-ils sur le Frank, avec les voleurs ?

Tinkar était parti se réfugier chez les pèlerins. Elle avait d’abord attendu son retour avec confiance. Il ne revint pas. Elle lui avait alors écrit, et jamais reçu de réponse. Puis elle avait appris qu’on le voyait souvent avec Iolia, cette fille insignifiante, terne dans sa robe grise. Et elle s’était inquiétée. La liaison de Tinkar avec Oréna ou tout autre Stelléenne ne l’eût pas ennuyée outre mesure ; elle connaissait ses compatriotes, et savait à quel point elle différait d’elles : curiosité vite apaisée pour cet homme fort et étranger. Iolia était une autre affaire. Bien qu’elle la jugeât pâle et sans relief, elle savait que la jeune fille possédait des qualités qui pouvaient conquérir un homme en désarroi : patience, douceur, esprit maternel. Elle avait tenté de voir Tinkar, et il avait refusé de la recevoir. Maintenant elle l’avait pour elle toute seule, mais trop tard. S’il avait donné sa parole à Iolia, il ne reviendrait pas sur elle. Et elle en était presque sûre.

« Si nous en réchappons, pensa-t-elle, et qu’il épouse Iolia, je partirai sur une autre cité. Il me serait trop pénible de le savoir là, séparé de moi par quelques tôles, et pourtant inaccessible. »

Elle le regarda, hâve, vêtements déchirés, la barbe commençant à pousser, les cheveux mêlés. Il se détachait à contre-jour sur l’horizon rose du levant, haute silhouette à la fois massive et élancée, et elle eut envie de courir vers lui, de se blottir contre lui, de lui avouer qu’elle l’aimait, et que rien d’autre ne comptait plus pour elle.

« Quand partons-nous ? dit-elle d’une voix ferme et neutre.

— Maintenant. »

Ils traversèrent le reste de la plaine, parvinrent à une zone chaotique de ravines et de blocs éboulés qui précédait les premières pentes du volcan éteint. Tinkar redoubla de vigilance. N’importe quoi pouvait se cacher derrière un des rocs. Mais ils ne virent que quelques animaux inoffensifs, herbivores de petite taille. Ils faillirent pourtant périr.

Tinkar était resté un peu en arrière, resserrant une des courroies de son sac. Anaena fit quelques pas toute seule, puis s’arrêta, intriguée. Devant elle le sol étant nu sur une surface de quelques mètres carrés, semé de cônes d’un pied de haut, réguliers, de la même couleur brun clair que l’argile sur laquelle ils se dressaient. Ils étaient tronqués, et percés en haut d’une ouverture parfaitement circulaire. Elle en tâta un de son soulier. Il était dur comme du métal, et sonnait creux.

« Non, n’y touche pas ! »

Le cri vint trop tard. Elle avait donné un coup de pied un peu plus fort, crevé la mince carapace. Avec un bourdonnement furieux, dans un tourbillonnement d’ailes transparentes, un insecte jaillit, monta très vite dans l’air. Déjà les autres cônes vomissaient à leur tour des formes indécises, trop rapides pour la vue. Elle courut vers Tinkar, sentit soudain à l’épaule gauche une terrible brûlure, écrasa d’un revers de main l’animal qui l’avait piquée. Tinkar bondit à côté d’elle, fulgurateur au poing, à l’ouverture maximale, balayant l’air de gestes fous. Dans le rayonnement bleuâtre à peine visible dans la lumière du jour, dansèrent de petites étoiles rouges.

« Fais voir ton épaule, vite ! »

Il arrachait sans ménagement l’étoffe que, d’un geste instinctif, elle retint sur sa poitrine. Sur la peau délicate, un point rouge formait le centre d’une zone enflammée, boursouflée. Il tira du sac une ampoule antivenin, l’injecta.

« J’espère qu’elle agira. Tu as été imprudente !

— Tinkar ! »

Il se retourna. Le ciel semblait noir d’insectes sortant d’un grand cône de plusieurs mètres de haut à demi dissimulé derrière un bloc. Il lui poussa le second fulgurateur dans la main.

« Veille sur la droite, je veille sur la gauche ! »

Pendant quelques minutes qui leur parurent infinies, ils combattirent un ennemi d’autant plus redoutable qu’il était ailé, et innombrable. Tinkar fut piqué une fois, Anaena deux fois de plus. L’attaque cessa avec le dernier des attaquants.

Il tira de nouveau la trousse médicale : il ne restait que deux ampoules antivenin. Il les injecta toutes deux à la jeune fille, puis fit le simulacre de se piquer à son tour, le dos tourné.

« Quel démon t’a donc poussée ? On ne vous apprend rien, sur le Tilsin ? Il existe des êtres un peu comparables à ceux-ci sur Terre, les frelons, et quelques piqûres tuent un homme aussi sûrement qu’une balle ! Ne savais-tu pas qu’on ne doit toucher à rien d’inconnu ? »

Tout le corps parcouru de douleurs sourdes, elle pensa : « il choisit bien son moment pour me faire la morale ! »

« En avant ! Partons tant que nous pouvons marcher ! Qui sait si nous en serons capables dans quelques minutes ! »

Il s’arrêta cependant pour ramasser un des « insectes » pas trop brûlé, l’examina : long de quatre centimètres, il possédait quatre ailes, huit pattes, un abdomen pointu d’où sortait un aiguillon acéré.

« Nous n’avions rien vu qui ressemblât à un insecte, dit-elle, comme pour se justifier.

— Nous n’avons rien vu non plus de comparable aux serpents. Mais tout peut arriver sur un monde inconnu. »

Il se mordit la lèvre, traversé subitement d’une douleur atroce.

« Filons ! »

Ils allèrent vers la pente, maintenant proche. Anaena s’étonna de se trouver souvent en tête. Tinkar peinait, avançait courbé en deux. « Il n’a pourtant été piqué qu’une fois », pensa-t-elle. Elle le regarda plus attentivement. Sa face était rouge, couverte de sueur.

« Qu’y a-t-il ?

— Ce n’est rien ! Avance ! »

Tout son corps n’était que souffrance, il voyait à travers un brouillard rouge la silhouette de la jeune fille marchant devant lui. Ses jambes étaient molles, obéissaient mal à sa volonté, il sentait à peine le sol sous ses semelles. Sa tête bourdonnait et tournait, et il pensa que sa mort était proche.

Il s’arrêta, croula à terre. Avec un faible cri, elle tenta de le soulever.

« Tinkar !

— Je suis perdu, je crois, dit-il péniblement. Prends le sac, monte sur le volcan, fais des signaux de feu. Peut-être te trouveront-ils …

— Je ne te laisserai pas !

— Ça ira peut-être mieux tout à l’heure. Je te rejoindrai. Laisse-moi un fulgurateur, le rouge. »

Il était presque déchargé.

« Tinkar, c’est ma faute !

— Ce n’est rien, dit-il doucement. Les dangers du métier … »

Sa tête roula sur sa poitrine, et il ne bougea plus.

Elle resta un moment indécise, dans un tourbillon d’angoisse et de remords. Par son imprudence, elle l’avait tué ! Puis elle se jeta sur le sac, arracha la trousse, l’ouvrit et pâlit. Le compartiment des sérums antivenimeux était vide, et il n’y avait jamais eu que trois ampoules.

« Il me les a données toutes les trois ! »

Elle se pencha vers lui, bouleversée. Il respirait fort, par saccades, avec peine. Que faire ? Que faire ? Elle fouilla la trousse de nouveau. Ah ! du stimulol !

Elle lui injecta deux doses, s’assit à côté de lui, désespérée. Quel était l’effet du poison de ces insectes ? Elle s’analysa, cherchant en elle les traces de son action, contrariée par le sérum. Elle ressentait de vagues douleurs dans tous les muscles, ses mouvements lui parurent maladroits, mal coordonnés. Un poison du système nerveux ?

Loin, près de l’horizon, une tache noire passait, qui étincela brusquement sous les rayons du soleil. Du secours ! Elle ôta sa robe, l’agita à bout de bras. La tache continuait sa route droite, disparut derrière les montagnes.

« Il ne m’ont pas vue ! »

Elle attendit. Tinkar ne bougeait pas. Elle fit, de son vêtement et de branchages, un toit pour abriter son visage du soleil. Le jour coula lentement. Tinkar ne paraissait pas plus mal, mais n’avait pas repris conscience. Son pouls battait, lent et fort, sa bouche remuait de temps en temps, murmurant des paroles indistinctes. Elle roula quelques grosses pierres, après avoir regardé attentivement si rien ne risquait de sortir de sous elles, en construisit un rempart bas autour de l’homme étendu. Elle eut envie de le couvrir de pierres plates, mais y renonça, par superstition : cela eût trop ressemblé à une tombe.

Le soleil se posa sur l’horizon ouest, une fraîcheur relative descendit avec le soir. Elle ramassa du bois sec, prépara une série de feux en cercle, puis s’assit, épuisée, sur une pierre. Un faible bruit attira son attention. Tinkar parlait d’une voix basse, entrecoupée. Elle eut un élan joyeux : il allait mieux. Puis le désespoir retomba sur elle : il délirait.

« Non, ne le tue pas ! Jamais … Je ne pourrai pas, sergent, je ne pourrai pas sauter si loin ! Où es-tu, maman ? … Je ne savais pas que c’était si difficile de tuer un homme qui vous regarde … Ce n’est qu’un chat, le seul survivant ! Viens ici, minou !.. Nous sommes prêts, pour la plus grande gloire de l’Empire !.. Iolia, Iolia, je ne suis pas digne de toi, j’ai du sang sur les mains, Iolia ! du sang rouge, rouge comme les cheveux d’Anaena … Elle m’a volé mes plans, Iolia ! Je l’aime … mais elle a du sang sur la tête ! Où es-tu, Anaena, je t’ai donné les ampoules … »

Elle posa sa main sur son front brûlant.

« Je suis là, Tinkar, je suis avec toi. »

Il secoua lentement la tête.

« Il ne faut pas rester … Monte sur la montagne, fais des signaux ! Mais non ! Il ne faut pas faire des signaux, ils viendraient tout bombarder ! L’Empire … J’ai tué, j’ai tout tué ! Ils sont tous là, et ils n’ont plus de figures ! »

Il se convulsa, essaya de se dresser, retomba lourdement. Elle se tordait les mains, impuissante.

Il replongea dans sa torpeur. La nuit venait maintenant, et elle pensa à la nuit précédente, comme à un paradis perdu. Il était debout, alors, confiant et fort, comme une protection et un espoir. Elle remit sa robe, glacée, malade d’épuisement et d’angoisse, se força à manger.

Le début de la nuit fut calme, ils étaient sur une haute terre, maigrement parsemée de touffes d’herbes et de buissons, sans attrait pour les herbivores, et donc pour les carnivores, à côté de la riche savane en contrebas. Mais, après le lever des lunes, elle entendit, dans la plaine, des hurlements de bêtes en chasse. Longtemps, le bruit erra dans l’obscurité, puis se rapprocha. Elle se dressa, en alerte, un fulgurateur au poing, l’autre à la ceinture.

Avec un bruit de branches froissées, un animal creva un buisson. Elle eut le temps d’entrevoir une forme gracile, s’éloignant en bonds élastiques.

« Le gibier. Maintenant vont arriver les chasseurs. »

Ils ne tardèrent guère, ombres basses rasant le sol, se déplaçant très vite, en un mouvement qui tenait de la course et de la reptation. Elle en compta une vingtaine, qui ne firent pas attention à elle. Avec un soupir de soulagement, elle s’assit de nouveau, lutta contre le sommeil, se demandant s’il ne vaudrait pas mieux prendre du stimulol. Elle résolut de le garder en réserve pour Tinkar, se mit à faire les cent pas dans la nuit humide.

Les hurlements reprirent, tout proches. La chasse avait dû être infructueuse, le gibier s’échapper, et les chasseurs revenaient vers la forme entrevue. D’un coup de fulgurateur, elle alluma les feux.

Les bêtes stoppèrent à distance respectueuse, et elle put les examiner à loisir : longues d’environ deux mètres, basses sur pattes, elles possédaient un corps fusiforme, couvert de fourrure noire, avec une queue épaisse. La tête, sphérique, se prolongeait en un museau effilé, comme ceux des gavials terrestres, fendu d’une gueule aux longues dents reptiliennes.

Le plus gros, le meneur, s’approcha doucement, et elle se tint prête à tirer. Il s’arrêta à quelques mètres des flammes, leva la tête, exposant une gorge blanche, hurla longuement. Des cris lui répondirent au loin. Il hurla de nouveau, et Anaena tira. À peine était-il tombé que les autres étaient sur lui, le dévorant, en une mêlée de griffes et de mâchoires. Elle tira deux fois, abattant deux autres fauves, espérant gagner du temps. Mais les renforts arrivaient, bruissements de corps dans les broussailles, et bientôt ils furent plus d’une centaine autour d’elle, entourant le cercle de feu. Leurs dents luisaient dans le reflet rouge, leur queue battait le sol, et bientôt ils s’enhardirent, approchant par brusques feintes, reculant d’un bond, rasant le sol en approches obliques. Tant que les flammes brûlaient claires, pensa-t-elle, elle n’était pas en trop grand danger. Après … Il lui vint la pensée ironique que leur victoire pourrait être de courte durée, que ses protéines risquaient d’être un poison mortel pour eux.

Elle puisa dans sa maigre réserve de bois, se reprochant de ne pas l’avoir faite plus abondante, alimenta un feu près de s’éteindre, y jetant une lourde branche. Celle-ci fit jaillir un essaim d’étincelles, craqua, s’enflamma. La bête qui se tenait prête à bondir attendit. Elle aurait pu tirer jusqu’à épuisement des charges de ses armes, mais préféra ne pas le faire. Qu’adviendrait-il ensuite, si elle ne les tuait pas tous ? Et qu’adviendrait-il le lendemain, s’il y avait un lendemain ? Il serait toujours temps, quand la provision de bois serait épuisée. Si seulement elle pouvait tenir jusqu’à l’aube ! Ces fauves devaient être des bêtes de nuit, pendant le jour ils n’avaient vu que des herbivores.

À force de réfléchir, elle eut une idée : les buissons étaient secs, si elle les incendiait, cela chasserait peut-être l’ennemi. Elle choisit un tison, le lança. Il tomba trop court, fuma, s’éteignait. Elle en lança un second, vit avec joie le feu ramper le long d’une touffe d’herbe, grimper aux ramures. Bientôt le buisson flamba comme une torche.

Ce fut presque sa perte. Pris entre deux feux, les fauves choisirent le moindre, et une dizaine d’entre eux se ruèrent à l’assaut. Elle en tua un bon nombre, mais deux franchirent le foyer d’un bond. Elle recula, trébucha sur le mur de pierres, tomba à la renverse. Une des bêtes la manqua, passa par-dessus elle, tomba dans les flammes de l’autre côté et s’enfuit en hurlant. Immédiatement redressée, elle foudroya l’autre.

Petit à petit, la réserve de combustible baissa, et l’aube était encore lointaine. Anaena comprit avec désespoir qu’à moins d’un miracle elle était perdue. Plus amère encore que la certitude de sa mort était la pensée qu’elle avait failli à protéger Tinkar.

Deux des foyers n’étaient plus qu’un amas de braises, et bientôt les brèches seraient ouvertes dans son cercle de défense. Petit à petit les brandons se couvraient d’une pellicule blanchâtre de cendres, leur rougeoiement s’affaiblissait, les bêtes approchaient, impatientes, et l’une d’elles, comme un défi, s’allongea près du feu mourant, semblant apprécier la chaleur. Elle bâilla, minutieusement, ouvrant la longue fente de sa bouche noire.

« Les grenades, Anaena ! »

Elle sursauta, se tourna. Tinkar se tenait à demi-dressé, appuyé au mur de pierres sèches. Les grenades ! Comment n’y avait-elle pas pensé ! Elle les avait pourtant vues, au fond du sac !

« Viens ici. Tu vas en jeter une dans ce groupe, je suis trop faible pour le faire, et tu t’aplatiras derrière le mur, immédiatement. »

Elle prit l’engin, le soupesa, arracha la goupille, le lança, plongea près de Tinkar. L’explosion la surprit par sa violence, des mottes de terre et des cailloux passèrent en sifflant au-dessus d’elle. Avec un bruit mat, quelque chose tomba près de ses pieds, un débris de chair attaché à un lambeau de fourrure. Elle fut debout d’un bond.

Les bêtes avaient reculé en désordre. À l’emplacement où était tombé le projectile, le sol était couvert de formes noires déchirées, dont certaines remuaient encore faiblement : Elle prit une autre grenade, la jeta à bout de portée, se contentant cette fois de s’accroupir. Elle vit la brève flamme pourpre, sentit une main la tirer faiblement en arrière, assez fort cependant pour la faire tomber.

« Idiote ! Tu veux te faire tuer par un éclat ? »

Comme pour appuyer ces mots, un fragment de métal ricocha avec un miaulement sur les pierres, fila se perdre dans l’obscurité.

« Elles s’en vont ! »

Elle dansa, exultante, dans la joie de la victoire et de la résurrection de Tinkar. Puis elle s’affala sur un bloc, et se mit à sangloter. La réaction fut violente et brève, et bientôt elle put s’occuper de son compagnon.

« Comment te sens-tu ?

— Faible. À part cela, tout va bien. Quelques crampes dans les jambes, cependant, de temps en temps. Et toi ?

— Moi ? Je me sens merveilleuse ! Oh ! Tinkar ! Si tu étais mort … Et tu m’as donné tout le sérum ! Pourquoi as-tu fait cela ?

— Dans la Garde, quand un camarade est blessé, il passe en premier. Une femme est comme un blessé, dans une aventure de ce genre.

— C’est noble de ta part, dit-elle, vexée. Mais tu sais, j’ai déjà exploré des planètes, même si j’ai fait une bêtise hier soir. Crois-tu que ton Iolia aurait …

— Ce n’est pas mon Iolia, et je ne mets pas en doute ton intrépidité. Je te suis très reconnaissant aussi d’être restée pour me défendre, même si c’était une folie. Iolia l’aurait fait aussi, je crois, mais sans doute avec moins de bonheur. Aide-moi à me lever, j’ai faim.

— Tiens, voici le sac à provisions. Ce qui en reste. Ne te préoccupe pas de moi, j’ai déjà mangé. Que ferons-nous quand les provisions seront finies, Tinkar ?

— Tu le sais, nous essaierons la viande indigène, ou des fruits, si nous en trouvons. Avec quel résultat, je ne puis le dire.

— Quand je pense à tous les appareils d’analyse qui étaient dans nos vedettes ! À ce propos, j’en ai vu une hier soir, volant bas, loin. J’ai fait des signaux, mais ils ne m’ont pas vue.

— Ils reviendront sans doute. Plus tôt nous planterons un drapeau, ou quelque chose de ce genre sur cette montagne, mieux cela vaudra. Aide-moi, je vais essayer de marcher. »

Il fit quelques pas hésitants, appuyé sur elle, puis s’assit, épuisé.

« Passe devant.

— Je ne puis te laisser seul !

— Pendant la journée, il n’y a pas grand danger. Je te rejoindrai à petites étapes. Je ne sais quel poison secrètent ces sales insectes, mais je me sens plus faible que si j’avais perdu la moitié de mon sang ! Où en sont nos munitions ? »

Elle lui tendit les armes, il les examina à la lueur du feu mourant, et fit la grimace.

« L’un a encore deux charges, l’autre six. Il est temps que nous soyons secourus, ou alors que je taille un arc et des flèches. »

Ils partirent dès les premiers rayons de l’aube. Tinkar marchait péniblement, mais, à sa surprise et à sa joie, la fatigue paraissait s’effacer plutôt qu’augmenter à mesure qu’il progressait. Néanmoins, il envoya Anaena en avant. Il ne la rejoignit que tard dans l’après-midi. Les pentes du vieux volcan n’étaient pas très abruptes, mais encombrées de blocs et de broussailles et coupées de ravines.

Ils s’installèrent pour la nuit dans un petit abri sous roche creusé par l’érosion, dont une ancienne coulée de lave formait le toit. De-ci, de-là brillaient des débris d’obsidienne.

« Allons, j’aurai de quoi faire des pointes de flèches, si on ne nous retrouve pas à temps, plaisanta-t-il. Le soir tombe, allume le feu. »

Ils avaient amassé sur un replat un grand tas de broussailles et de petits arbustes. La flamme monta gaiement dans la nuit.

« Je suis optimiste, maintenant, Anaena. Je me rappelle avoir dit au patriarche que je commencerais mon exploration droit en dessous du point où se trouvait le Tilsin lors de mon départ. Cela limite un peu la surface à observer, et le fait que tu aies vu une vedette prouve que cette région est fouillée. »

Elle répondit à côté.

« Tu aimes Iolia ? »

Il la regarda curieusement.

« Je ne sais pas. Je crois.

— Lui as-tu donné ta parole ?

— Non, pourquoi ?

— Pour rien. Pour savoir. Et Oréna ?

— Je ne l’ai jamais aimée, je pense. Mais j’avais tant besoin de quelqu’un à ce moment-là. Je l’amusais, elle soutenait mon moral. Nous étions quittes. »

Ils restèrent silencieux après ces mots. Puis Tinkar se leva.

« Je vais prendre la première garde. Va dormir.

— Non, c’est à moi de le faire, je suis moins fatiguée que toi.

— Je t’appellerai dès que je serai trop las. Va ! »

Il s’assit, le dos calé contre un bloc, et c’est ainsi que la lumière le surprit. Elle jaillit du ciel, balaya la pente, se fixa sur lui. Il se dressa, agita les bras, criant :

« Anaena ! Ils sont là ! Ils sont là ! »

Elle fut près de lui en quelques secondes.

« Sauvés ! Nous sommes sauvés ! »

Impulsivement, elle se jeta dans ses bras, l’embrassa sauvagement. Il se dégagea doucement. Une petite vedette noire atterrit sur la plate-forme.

« Ce sont tes amis les pèlerins. »

La porte s’ouvrit, une forme légère sauta sur le sol, courut vers eux, apparut dans la lueur du feu. Iolia ! Elle se rua vers Tinkar.

« Ô Tinkar ! J’ai tant prié pour te retrouver ! J’allais rentrer au camp lorsque j’ai vu votre feu ! »

Les larmes ruisselaient sur son visage, elle parut défaillir. Il la soutint de son bras.

« J’ai tant cherché depuis le jour où tu n’es pas rentré ! Rien ! Pas d’épaves !

— L’éruption les a sans doute englouties.

— Mais comment se fait-il que les deux expéditions aient eu un accident au même endroit ? »

Il raconta brièvement. Iolia se tourna vers Anaena, les yeux brillants de colère.

« Ainsi, c’est pour vous qu’il a failli périr !

— Elle m’a sauvé la vie, Iolia, à son tour.

— Et toi, combien de fois la lui as-tu sauvée ? »

Il s’interposa, mécontent. Il avait l’intention, si possible, de ne perdre ni l’amitié d’Iolia, ni celle, retrouvée chèrement, d’Anaena.

« Ne faisons pas de comptes de ce genre, ils ne mènent à rien, sinon à des querelles. Prends Anaena à ton bord dépose-la au camp, et reviens me chercher.

— Non, toi d’abord. Elle peut attendre.

— Ce monde est dangereux pour une jeune fille !

— Tu sors à peine d’une grave maladie !

— Bon ! Je connais ce type d’appareil. Il peut nous porter tous les trois en nous serrant un peu, surtout si le camp n’est pas trop loin.

— Trois cents kilomètres.

— Allons-y !

— Pas avant que je n’aie mis les choses au clair. »

Elle se tourna vers Anaena :

« Je vous remercie d’avoir aidé Tinkar. Cela dit, je vous rappelle qu’il doit m’épouser bientôt.

— Tu m’as dit que tu ne lui avais pas donné ta parole, Tinkar, reprocha la Stelléenne, et cette femme …

— Je ne lui ai rien promis, Ana, mais … »

Il se tut, embarrassé.

« Tinkar croyait que j’avais volé les plans de son traceur, et par dépit il est allé chez vous ! Maintenant il sait qu’il n’en est rien, et cela change tout ! Comprenez-vous ? Il ne vous aime pas, il me l’a dit ! »

Iolia eut un gémissement de bête blessée.

« C’est vrai, Tinkar, tu ne m’aimes pas ?

— Assez ! rugit-il. Non, je n’ai rien dit de semblable à Anaena. Je lui ai même dit que nous devions nous marier …

— En le déplorant. Tu m’as dit qu’il était trop tard pour …

— Que le diable de l’espace vous emporte toutes deux ! Je ne vais pas vous laisser vous disputer ma personne ! Mon avis compte un peu aussi, peut-être ? Je vous aime toutes deux, ou aucune, je n’en sais rien ! Je suis épuisé, et si cela continue, il ne restera rien sur quoi se disputer, ajouta-t-il en se laissant glisser sur le sol.

— Pardonne-moi, implora Iolia. Viens, je vais t’aider à monter dans la vedette. »

Soutenu par les deux jeunes filles, il s’écroula sur un siège et s’endormit.


Il se réveilla allongé sur un lit. Au-dessus de lui, au lieu d’un plafond métallique s’incurvait un toit de plastique, vert pâle. Il se dressa à demi, curieux : il était dans une grande tente, et, par l’ouverture en triangle, pouvait voir quelques arbres, une pente et une zone débroussaillée, des machines au travail. Quelques hommes passèrent devant la porte sans s’arrêter. Il enfila ses habits, posés sur une chaise métallique, sortit. Il était encore très tôt, le soleil paraissait à peine au-dessus des collines, à l’est.

« Ai-je dormi si peu que cela ? Je me sens reposé. »

Un homme approcha, un des médecins du Tilsin.

« Comment cela va-t-il, après ces trois jours de sommeil ?

— Trois jours !

— Vous étiez vraiment épuisé, et nous y avons un peu aidé avec des hypnotiques. Dormir, c’est ce dont vous aviez le plus besoin.

— Anaena ?

— Pas encore réveillée. »

Il s’assit sur un tronc d’arbre, se sentant encore faible. À part le médecin, tous les hommes qu’il pouvait voir portaient la tenue stricte des pèlerins. La ségrégation volontaire persistait donc, même sur le sol d’une planète. Pourquoi ce médecin était-il là, alors ? Il ne manquait pas de docteurs compétents chez les Ménéonites.

L’homme parut deviner ses pensées.

« Je suis ici à la demande du teknor aussi bien que du patriarche, non pour vous soigner, mes collègues l’ont fort bien fait, mais pour prendre de vos nouvelles. Tan Ekator voudrait vous voir aussitôt que possible.

— Où est-il ?

— À notre camp, à deux cents kilomètres d’ici, près du volcan. »

Le médecin parti, Tinkar retomba dans ses pensées. Il était troublé, indécis. L’avenir lui parut compliqué. Aimait-il Anaena ? Iolia ? Les deux, comme il l’avait dit près de l’abri ? Il ne le savait pas lui-même. Pendant son long séjour dans l’enclave, la jeune Stelléenne s’était peu à peu effacée de sa mémoire, du moins l’avait-il cru. Ces quelques jours passés avec elle au milieu des périls d’un monde inconnu lui avaient démontré qu’il n’en était rien. Et pourtant, il y avait Iolia …

On n’encourageait guère l’introspection dans la Garde, et bien que, ces derniers mois, il se fût plus d’une fois interrogé sur lui-même, il ne voyait pas clair en lui. Une part de son être souhaitait une vie calme près d’Iolia, vie calme coupée, bien entendu, de quelques aventures. Il savait qu’elle serait une compagne sûre, fraîche et tendre. Mais l’autre part de lui-même, celle que ses camarades avaient surnommée Tinkar le diable, le tirait du côté d’Anaena. Avec elle, l’existence serait une bataille de tous les jours, peut-être, volontés affrontées, mais quelle vie ! Il hésitait et, accoutumé à prendre des décisions rapides et sans appel, il en souffrait, il en voulait aux deux jeunes filles.

« L’idéal, rêva-t-il, serait d’avoir Anaena pour les coups durs, et Iolia pour les périodes de paix. »

Mais il savait très bien que ni l’une ni l’autre n’accepteraient le partage. Il se tourna vers des considérations plus pratiques : que ferait-il une fois rentré à bord de la cité ? Il pouvait continuer à vivre avec les pèlerins, bien entendu. Dans ce cas, il devrait épouser Iolia, il s’y était presque engagé. Ou bien retourner dans son petit appartement qui, lui avait dit la Stelléenne, l’attendait toujours ? La rancune qu’avait soulevé l’affaire des plans était maintenant tombée. Après son odyssée, il serait à nouveau accepté. Au besoin, il pourrait refaire les plans, les donner au teknor …

Accepté ? L’avait-il jamais été ? Peut-être, pendant la conjugaison ? D’un autre côté, s’il épousait Anaena …

Il n’avait pris aucune décision quand la Stelléenne parut. Elle ne portait plus trace des épreuves traversées, sauf une faible cicatrice au front, et était redevenue elle-même, la nièce du teknor, le chef de la lutte antimpfifi. Elle s’avança vers lui en souriant, et il se leva pour l’accueillir.

« Alors, Tinkar, comment te sens-tu ? »

Il y avait une pointe d’inquiétude dans sa voix, et il en fut heureux.

« Très bien, et toi-même ?

— Parfaite ! Prête à recommencer. »

La rodomontade l’agaça.

« Et à donner des coups de pieds dans les nids de … »

Son visage se ferma.

« Combien de fois me rappelleras-tu cette bêtise ?

— Je n’ai pas voulu te vexer, Ana. Tout le monde commet des erreurs, le tout est de ne pas recommencer. »

Elle sourit à nouveau, rassérénée.

« Excuse-moi. C’est ma première erreur sur une planète.

— Il est rare qu’on puisse en commettre deux ! Mais laissons cela. Tu vas regagner votre camp, je suppose ?

— Oui, et toi aussi.

— Je n’ai encore rien décidé.

— Voyons, c’est absurde, cet exil volontaire ! Je t’affirme que tu n’auras plus aucun ennui chez nous. J’y veillerai. Et je te veux près de moi tout le temps.

— Pour la première partie de tes plans, je suis apte à me défendre moi-même. Et pour la seconde, je n’ai encore rien décidé non plus.

— Nous avons besoin de toi. Tan veut te confier la défense de la cité.

— Ai-je besoin pour cela de quitter l’enclave ?

— Les hommes obéiraient mal à un pèlerin.

— Je n’en suis pas un. Et ils obéiraient encore plus mal à un Planétaire.

— Tu ne seras plus un Planétaire quand tu nous auras donné les traceurs !

— Ne les avez-vous pas déjà ? demanda-t-il ironique.

— Je t’ai dit que ce n’était pas nous qui avions volé tes plans ! Je te l’ai dit au moment où je croyais que nous allions mourir sur ce monde, et je n’avais aucune raison de te mentir ! Je le répète une fois de plus, la dernière, Tinkar ! »

Elle avait rougi de colère.

« Soit. Mais cela ne m’oblige pas à quitter l’enclave. Je m’y trouve plus à l’aise que chez vous, Ana. Votre civilisation m’est étrangère.

— Et celle de ces demi-moines ne l’est pas ? Tinkar de la Garde chez les moines ! Dis plutôt que tu ne m’aimes pas !

— Je ne sais pas. Je t’ai aimée, je crois, le soir de la conjugaison. Puis, il s’est passé tellement de choses depuis !

— En particulier une chose en robe grise ! Cette sainte-nitouche d’Iolia ! Cette petite pèlerine crasseuse ! Tinkar le héros séduit par une fille qui ne connaît rien en dehors de ses prières !

— Tais-toi ! Tu ne peux pas la juger ! N’oublie pas qu’elle nous a sauvés.

— Facile ! Dans le siège bien confortable d’une vedette !

— Et après trente heures de recherches ininterrompues ! Trente heures sans sommeil, à se crever les yeux, à scruter la brousse, les montagnes, les clairières.

— J’en aurais bien fait autant ! Et je t’ai veillé, pendant que les fauves rôdaient autour de nous.

— Je le sais !

— Tu m’avais sauvée deux fois, dit-elle radoucie. Je le sais aussi, et je ne l’oublierai jamais. Mais ne vois-tu pas que tout cela a tissé entre nous des liens indestructibles ? Songe à tout ce que nous pourrions faire tous les deux ! La guerre contre les Mpfifis va s’intensifier, ton aide serait inestimable. D’ici à quelques années, tu pourrais devenir teknor ! Les cités vont être obligées de coopérer étroitement, il faudra à leur tête un homme résolu, habile, habitué à commander. Tu peux être cet homme, Tinkar ! Tu peux être à la tête de tout le Peuple des étoiles !

— T’es-tu jamais demandé si je le désirais ? répondit-il doucement. Je ne vous méprise pas, crois-le bien. Mais je suis un Planétaire. Oh ! j’aime l’espace ! Mais je suis né sur un monde, et non entre eux. Il me faut de temps en temps la terre sous mes pieds, le ciel sur ma tête, le vent, les nuages, l’herbe qui se couche sous mes pas …

— Je ne te savais pas poète, railla-t-elle. D’ailleurs, qu’as-tu à présent sous les pieds ? Pas d’herbe, bien sûr, nos amis pèlerins ont soigneusement rasé l’emplacement de leur camp, mais de la terre, certainement ! Qui t’empêcherait de débarquer chaque fois que tu en as envie ? Les planètes ne manquent pas !

— Que vois-tu en moi, Ana ? L’homme tel qu’il est ? Une image que tu as faite de moi, plus grande que nature ? J’ai eu un entraînement militaire, mais je ne suis pas un génie stratégique ! Ou bien vois-tu en moi la possibilité de réaliser un rêve de puissance ? Que suis-je pour toi ? Un compagnon possible, ou un outil ? J’en ai assez d’être poussé de-ci de-là ! Donne-nous les traceurs, Tinkar ! Entraîne les milices, Tinkar ! Sers-moi de piédestal, Tinkar ! J’en ai assez !

— Nous t’avons recueilli …

— Quand je dérivais dans l’espace, n’est-ce pas ? Ce n’est pas vrai. Vous n’avez pas secouru un homme, vous avez ramassé un outil. Les seuls qui ne m’aient rien demandé même pas de me convertir à leur religion, ce sont les pèlerins !

— Oh ! non. Ils sont plus subtils ! Faisons-lui épouser une de nos filles, et après …

— Tais-toi ! Je ne veux pas me quereller avec toi. Laisse-moi réfléchir. Mais si je viens à vous, rappelle-toi que ce ne sera pas comme un outil ! Pas plus pour toi que pour les autres !

— Bon, j’ai compris. Va rejoindre ta petite imbécile ! Après tout, tu as raison. Je serais curieuse de voir le résultat du croisement d’un Planétaire et d’une femelle de pèlerin ! »

Il la saisit violemment par les bras.

« Tu ne sais plus ce que tu dis. Serais-tu un homme, je …

— Lâche-moi ! »

Ses yeux étincelaient, rétrécis et méchants.

« D’ailleurs la voilà qui arrive ! Va la rejoindre ! »

D’une torsion, elle se dégagea, s’éloigna en direction d’Iolia, lui barra le chemin. Interdit, il était resté sur place. Il y eut un rapide échange de mots, une gifle claqua, sèche, dans l’air matinal. Déjà Anaena partait, à grandes enjambées, vers un hélicoptère. Il se précipita vers Iolia. Hébétée, elle tenait une main sur sa joue rouge.

« Oh ! Tinkar, pourquoi a-t-elle fait cela ? murmura-t-elle.

— Ce n’est rien, Iolia, ce n’est rien. »

Il la prit dans ses bras, sentit contre lui son jeune corps sous la robe de toile grossière et eu flot de tendresse monta en lui, submergeant. En un éclair, sa décision fut prise.

« Iolia, veux-tu m’épouser ? »

Il la sentit frémir contre lui.

« Oui, Tinkar », dit-elle tout bas.

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