— Vous vous appelez Henry Dorsett Case.
Elle récita l’année et le lieu de naissance, son numéro d’identification unifié de l’AMAB puis une kyrielle de noms qu’il reconnut progressivement comme des pseudonymes surgis de son passé.
— Vous êtes ici depuis un bout de temps ?
Il vit le contenu de son sac répandu sur le lit, les vêtements sales triés par catégories. Le shuriken était posé à part, entre les jeans et les sous-vêtements, sur la mousse teintée de sable.
— Où est Kolodny ?
Les deux hommes étaient assis l’un à côté de l’autre sur le divan, bras croisés sur leur poitrine bronzée, chaînes d’or identiques autour du cou. Case les regarda avec soin et vit que leur jeunesse était une contrefaçon, visible à la présence de certaines rides fort révélatrices aux phalanges, un détail que la chirurgie était incapable d’effacer.
— Qui est Kolodny ?
— C’était le nom inscrit à la réception. Où est-elle ?
— Sais pas, dit-il en se dirigeant vers le bar pour se servir un verre d’eau minérale. Elle a décollé.
— Où êtes-vous allé cette nuit, Case ?
La fille saisit le pistolet et le posa sur sa cuisse, sans vraiment le braquer sur lui.
— Jules-Verne, les bars, me défoncer. Et vous ?
Il se sentait les genoux flageolants. L’eau minérale était chaude et fade.
— Je ne crois pas que vous saisissiez bien votre situation, dit l’homme sur la gauche, sortant un paquet de Gitanes de la poche de poitrine de sa tunique de tulle blanc. Vous êtes foutu, monsieur Case. Les charges pesant contre vous relèvent du complot visant à accroître une intelligence artificielle. (Il sortit de la même poche un Dunhill en or qu’il nicha au creux de sa paume.) L’homme que vous appelez Armitage est déjà sous les verrous.
— Corto ?
Les yeux de l’homme s’agrandirent.
— Oui. Comment se fait-il que vous sachiez son nom ?
Avec un cliquetis, un millimètre de flamme jaillit du briquet.
— J’ai oublié, dit Case.
— Ça vous reviendra, dit la fille.
Leurs noms, du moins leurs noms de travail, étaient Michèle, Roland et Pierre. Pierre, estima Case, était parti pour jouer le rôle du Sale flic ; Roland pour prendre le parti de Case, lui procurer de petites gentillesses – il trouva un paquet neuf de Yeheyuans lorsque Case refusa une Gitane – et d’une manière générale fournir un contrepoint à la froide hostilité de Pierre. Michèle serait l’Ange tutélaire, chargée à l’occasion de rectifier l’orientation de l’interrogatoire. L’un ou l’autre, sinon les trois, il en était certain, était bidouillé pour la surveillance audio, très probablement pour le simstim, et tout ce qu’il allait désormais dire ou faire constituerait une preuve recevable. La preuve, se demanda-t-il dans les affres de la redescente, mais la preuve de quoi ?
Le sachant incapable de suivre leur français, ils discutaient librement entre eux. Ou du moins faisaient comme si. Ce qu’il saisit au vol lui suffit : des noms comme Pauley, Armitage, Senso/Rézo, Panthères modernes, qui ressortaient comme des icebergs au-dessus d’une mer agitée de français à l’accent parisien. Mais il demeurait parfaitement possible que ces mots fussent prononcés à sa seule intention. Ils persistaient à citer Molly sous le nom de Kolodny.
— Vous dites qu’on vous a engagé pour faire une passe, Case, dit avec lenteur Roland, sur ce qui se voulait un ton raisonnable, et que vous ignorez la nature de la cible. N’est-ce pas inhabituel dans votre branche ? Une fois que vous auriez pénétré les défenses, cela ne vous rendrait-il pas incapable alors d’accomplir la mission requise ? Et sans doute exige-t-on de vous l’exécution d’un certain type de mission, n’est-ce pas ?
Il se pencha en avant, les coudes posés sur ses genoux bronzés patchwork, les paumes ouvertes pour recevoir l’explication de Case. Pierre arpentait la pièce ; tantôt il était à proximité de la fenêtre, tantôt près de la porte. C’était Michèle le mouchard, décida Case. Elle ne le quittait jamais des yeux.
— Est-ce que je peux me rhabiller ? demanda-t-il.
Pierre avait insisté pour le dévêtir, fouillant jusqu’aux coutures de ses jeans. À présent, il était assis tout nu sur un tabouret d’osier, avec ce pied d’un blanc obscène.
Roland posa à Pierre une question en français. Pierre, de nouveau à la fenêtre, regardait à l’aide d’une petite paire de jumelles compactes.
— Non, répondit-il d’une voix absente, et Roland haussa les épaules, levant les sourcils en direction de Case.
Case estima le moment bien choisi pour un sourire. Roland le lui rendit.
Le plan le plus éculé du manuel du parfait flic, songea Case.
— Écoutez, dit-il, je suis malade. J’ai pris cette saloperie de drogue dans un bar, vous comprenez ? J’ai envie de me coucher. Vous me tenez déjà. Vous me dites que vous avez chopé Armitage. Vous l’avez, posez-lui la question, à lui. Moi dans tout ça, je ne suis jamais qu’un employé temporaire.
Roland hocha la tête.
— Et Kolodny ?
— Elle était déjà avec Armitage quand il m’a engagé. Rien que du muscle, une fille-rasoir. Autant que je sache. Ce qui n’est pas grand-chose.
— Vous savez que le nom véritable d’Armitage est Corto, observa Pierre, les yeux toujours dissimulés par les bourrelets de plastique souple de ses jumelles. Comment savez-vous cela, mon ami ?
— Je suppose qu’il a dû le mentionner à un moment, dit Case en regrettant son lapsus. Tout le monde possède un ou deux noms. C’est Pierre, le vôtre ?
— Nous savons comment ils vous ont réparé à Chiba, dit Michèle, et que cela pourrait bien avoir constitué la première erreur de Muetdhiver.
Case la fixa de l’air le plus neutre possible. Le nom n’avait pas encore été mentionné jusqu’ici.
— La procédure employée sur vous a exigé du propriétaire de la clinique l’application de six brevets de base. Savez-vous ce que cela signifie ?
— Non.
— Cela signifie que l’opérateur d’une clinique au noir de Chiba possède désormais une majorité de blocage au sein de trois groupes majeurs de recherche médicale. Ceci renverse l’ordre normal des choses, voyez-vous. De quoi attirer l’attention.
Elle croisa ses bras bronzés sur ses petits seins hauts et se radossa contre le coussin imprimé. Case se demanda quel âge elle pouvait avoir. On disait que les yeux trahissaient toujours l’âge des gens mais il n’avait jamais été capable de le voir. Julie Deane avait eu les yeux d’un gamin de dix ans désintéressé derrière le quartz rose de ses lunettes. Rien de vieux chez Michèle, mis à part ses phalanges.
— On a remonté votre piste jusqu’à la Conurb, on vous a reperdu, puis rattrapé au moment où vous vous apprêtiez à partir pour Istanbul. En remontant en arrière, on vous a repéré à travers la grille, persuadés que nous étions, que vous étiez à l’origine des troubles à Senso/Rézo. Cette dernière firme ne demandait qu’à coopérer. Ils ont lancé pour notre compte un inventaire. C’est ainsi qu’ils ont découvert la disparition de la reconstitution sur mémoire morte de la personnalité de ce McCoy Pauley.
— À Istanbul, intervint Roland presque sur un ton d’excuse, ce fut très facile. La femme avait mouillé le contact d’Armitage avec la police secrète.
— Et voilà que vous vous pointez, enchaîna Pierre en glissant les jumelles dans la poche de son short. Nous étions ravis. Tout s’éclaircissait.
— Mauvais pour votre bronzage, non ?
— Vous savez très bien ce que nous voulons dire, dit Michèle. Libre à vous de faire comme si ce n’était pas le cas, mais vous ne faites que rendre votre situation plus difficile. Il reste toujours de quoi vous extrader. Vous reviendrez avec nous, Case, tout comme Armitage. Mais seulement, où au juste allons-nous tous nous rendre ? En Suisse, où vous ne serez jamais qu’un simple pion dans le procès d’une intelligence artificielle ? Ou dans l’AMAB, où vous pourrez être convaincu d’avoir participé non seulement à une invasion de fichier et un vol de données, mais à un acte public de malveillance qui a coûté la vie à quatorze innocents ? Le choix est entre vos mains.
Case sortit une Yeheyuan de son paquet ; que Pierre lui alluma avec le Dunhill en or.
— Armitage vous protégerait-il ?
La question fut ponctuée par le claquement sec des mâchoires du briquet qui se refermaient.
Case leva les yeux pour le dévisager à travers la douleur et l’amertume induites par la bêtaphényléthylamine.
— Quel âge avez-vous, chef ?
— Je suis assez vieux pour savoir que vous êtes foutu, brûlé, que la farce est terminée et que vous êtes sur la pente de sortie.
— Un simple détail, dit Case, et il tira sur sa cigarette. (Il souffla la fumée au nez de l’agent du Registre de Turing.) Les mecs, est-ce que vous avez réellement la moindre juridiction dans le coin ? Je veux dire, est-ce qu’on n’aurait pas dû inviter également l’équipe de sécurité de Zonelibre ? C’est quand même leur secteur, non ?
Il vit se durcir le regard des yeux sombres sur le visage lisse du garçon et se tendit en prévision du coup, mais Pierre se contenta de hausser les épaules.
— Ça n’a pas d’importance, dit Roland. Vous allez nous suivre. Les situations d’ambiguïté, ça nous connaît. Les traités aux termes desquels notre section du Registre opère nous laissent une grande marge de manœuvre. Et nous savons la créer nous-mêmes, lorsque la situation l’exige.
Tombé soudain, le masque d’amabilité ; les yeux de Roland étaient devenus aussi durs que ceux de Pierre.
— Vous êtes pire qu’un idiot, dit Michèle en se levant, pistolet en main. Vous n’avez aucun respect pour votre espèce. Pendant des milliers d’années, les hommes ont rêvé de pactes avec les démons. Seulement, maintenant de telles choses sont possibles. Et avec quoi deviez-vous être payé ? Quel devait être votre prix pour aider cette chose à se libérer et grandir ? (Il y avait dans sa voix une lassitude entendue qu’aucune adolescente de dix-neuf ans n’aurait pu maîtriser.) Vous allez vous habiller, maintenant. Vous allez nous suivre. De même que celui que vous appelez Armitage, vous allez revenir avec nous à Genève pour témoigner au procès de cette intelligence. Autrement, nous vous tuons. Tout de suite.
Elle éleva son pistolet, un Walther lisse et noir, muni d’un silencieux intégral.
— Je m’habille déjà, dit-il en titubant vers le lit.
Il avait encore les jambes en coton, maladroites. Il prit en tâtonnant un t-shirt propre.
— Nous avons un vaisseau prêt à décoller. Nous effacerons le construct de Pauley avec une arme à impulsion.
— Sympa pour Senso/Rézo, fit Case en songeant : et pour toutes les preuves rentrées dans le Hosaka.
— Ils ont déjà quelques petits problèmes, pour avoir possédé un tel objet.
Case tira le maillot par-dessus sa tête. Il vit le shuriken sur le lit, métal inerte, son étoile. Il goûta sa colère. Disparue. Temps de céder, de se laisser embarquer… Il songea aux sachets de toxines. Et marmonna :
— V’la la viande qui reprend le dessus.
Dans l’ascenseur montant vers la prairie, il pensa à Molly. Il se pouvait qu’elle soit déjà entrée à Lumierrante. Aux trousses de Riviera. Pourchassée, sans doute, par Hideo, qui était presque certainement le clone du ninja évoqué par le Finnois, celui qui était venu récupérer la tête parlante.
Il posa le front sur le plastique noir mat de la tenture murale et ferma les yeux. Ses membres étaient de bois, vieux, noueux et gorgés de pluie.
On était en train de servir le déjeuner à l’ombre des arbres, sous les parasols écarlates. Roland et Michèle retrouvèrent leur rôle de composition, devisant gaiement en français. Pierre venait derrière. Michèle lui maintenait le canon de son pistolet collé contre les côtes, dissimulant l’arme sous une veste de toile blanche négligemment posée sur le bras.
Tout en traversant la prairie, sinuant entre les tables et les arbres, il se demanda si elle le descendrait s’il se laissait tomber, là, tout de suite. Quelque chose comme de la fourrure noire bouillonnait à la lisière de sa vision. Il leva les yeux vers la bande de blanc torride de l’armature du Lado-Acheson et vit un papillon géant s’incliner avec grâce sur le fond de ciel préenregistré. Parvenus au bout de la piste, ils longèrent la rambarde bordant la falaise, garnie de fleurs sauvages qui dansaient dans le courant ascendant venu du canyon de Desiderata. Michèle fit voltiger ses courts cheveux bruns et pointa le doigt, en confiant à Roland quelque chose en français. Elle semblait franchement heureuse. Case suivit la direction de son geste et vit la courbure des lacs de glisse, l’éclat immaculé des casinos, les rectangles turquoise d’un millier de piscines, les corps des baigneurs, minuscules hiéroglyphes de bronze, tous plaqués dans une sereine approximation de pesanteur contre la courbure infinie de la coque intérieure de Zonelibre.
Ils suivirent la rambarde jusqu’à un pont de fer forgé ornementé qui lançait son arche au-dessus de Desiderata. Michèle l’aiguillonna du canon de son Walther.
— Du calme, c’est tout juste si je peux marcher, aujourd’hui.
Ils avaient parcouru un peu plus du quart de la traversée lorsque le microléger frappa, inaudible avec son moteur électrique, jusqu’au moment où l’hélice propulsive en fibre de carbone vint décalotter le sommet du crâne de Pierre.
Un bref instant, ils furent dans l’ombre d’un appareil ; Case sentit le sang chaud lui arroser la nuque puis quelqu’un le fit trébucher. Il roula, apercevant Michèle sur le dos, genoux levés, braquant le Walther à deux mains. Peine perdue, songea-t-il avec cette étrange lucidité que procure le choc. Elle essayait de descendre le microléger.
La seconde d’après, il courait. Il se retourna en dépassant le premier des arbres. Roland courait à ses trousses. Il vit le fragile biplan heurter la rambarde de fer du pont, s’effondrer, se retourner, balayant avec lui la fille dans sa chute vers Desiderata.
Roland ne s’était pas retourné. Regard fixe, visage livide, il montrait les dents. Il avait quelque chose dans la main. Le robot-jardinier chopa Roland au moment où celui-ci passait sous le même arbre : il tomba droit des branches émondées, créature semblable à un crabe, peinte de rayures noires et jaunes.
— Tu les as tués, haleta Case, toujours courant. Dingue d’enculé, tu les as tous tués…
Le petit train s’enfonçait dans son tunnel à quatre-vingts à l’heure. Case gardait les yeux fermés. La douche avait aidé mais il avait vomi son petit déjeuner, lorsque, en baissant les yeux, il avait vu le sang de Pierre teinter de rose le carrelage blanc.
La pesanteur s’effondrait à mesure que s’étrécissait le fuseau. Son estomac se rebellait.
Aérol l’attendait avec son scooter près du quai.
— Case, man, gros problème.
Voix douce à peine audible dans ses écouteurs. Il monta le volume et lorgna à travers la visière en Lexan du casque d’Aérol.
— Faut qu’on rejoigne le Garvey, Aérol.
— Yo. Attache-toi, man. Mais l’Garvey est prisonnier. Le yacht qu’était déjà venu, ben, a’s’est repointé. Et à présent, y surveille de près Marcus Garvey.
Turing ? « Déjà venu ? » Case grimpa dans le bâti du scooter et se mit à attacher son harnais.
— Le yacht japonais. Qu’avait amené ton colis…
Armitage.
Des images confuses d’araignées et de guêpes jaillirent à l’esprit de Case lorsqu’ils arrivèrent en vue du Marcus Garvey. Le petit remorqueur était blotti contre le thorax gris d’un vaisseau lisse, insectiforme, cinq fois long comme lui. Les bras de grappins se détachaient devant la coque rafistolée du Garvey avec l’étrange limpidité du vide sous la lumière solaire crue. Une pâle passerelle ondulée jaillissait du yacht, serpentait latéralement pour éviter les moteurs du remorqueur et recouvrait le sas arrière. Il y avait quelque chose d’obscène dans cette disposition, mais c’était plus en rapport avec des idées de nourriture que de sexe.
— Qu’est-ce qu’il arrive à Maelcum ?
— Maelcum va bien. Personne n’est descendu. L’pilote du yacht lui a parlé, l’a dit relax.
Alors qu’ils dépassaient le vaisseau gris, Case vit le nom HANIWA nettement inscrit en capitales blanches sous un amas oblong de caractères japonais.
— J’aime pas ça, mon vieux. J’croyais qu’il était peut-être temps de tirer notre cul d’ici, vite fait.
— C’exactement c’que pense Maelcum, man, mais Garvey va pas décoller comme ça.
Maelcum ronronnait à toute vitesse en patois dans sa radio lorsque Case pénétra par le sas avant et retira son casque.
— Aérol est retourné au Rocker, dit Case.
Maelcum acquiesça, sans cesser de murmurer dans son micro.
Case se hissa par-dessus l’enchevêtrement dérivant de nattes du pilote et commença à ôter sa combinaison. Les yeux de Maelcum étaient clos à présent ; il hochait la tête en écoutant quelque réponse dans une paire d’écouteurs aux oreillettes orange vif, le front plissé de concentration. Il portait des jeans effrangés et un vieux blouson de nylon vert aux manches décousues. Case fourra la combinaison rouge Sanyo dans un filet de rangement et se glissa dans le hamac anti-g.
— R’gard’voir c’que dit l’fantôme, man, dit Maelcum. L’ordinateur arrête pas de t’réclamer.
— Bon, alors, qui est là-haut, dans ce truc ?
— L’même Japonais qu’est déjà v’nu. Et v’là qu’il est r’joint par vot’monsieur Armitage, retour de Zonelibre…
Case se posa les trodes et se connecta.
— Dixie ?
La matrice lui montrait les sphères rosées du cartel sidérurgique dans le Sikkim.
— Qu’est-ce que tu fricotes, mon gars ? J’ai entendu des histoires terrifiantes. Le Hosaka est maintenant raccordé à une banque jumelle sur le navire de ton patron. Ça déménage sec. Tu t’es chopé les flics de Turing ?
— Ouais, mais Muetdhiver les a tués.
— Mouais, bon, mais ça les retiendra pas longtemps. Z’en ont encore des masses en réserve. Vous débarquez ici en force. J’parie que leurs consoles quadrillent tout ce secteur de la grille comme des mouches sur la merde. Et ton patron, Case, y te dit d’y aller. Y te dit de lancer ta passe, et tout de suite.
Case entra les coordonnées de Zonelibre.
— Laisse-moi prendre ça une seconde, Case…
La matrice se brouillait puis se recalait alternativement tandis que le Trait-plat exécutait une série complexe de sauts avec une vitesse et une précision qui faisaient grimacer d’envie Case.
— Merde, Dixie…
— Eh, gars, j’étais bon comme ça de mon vivant. T’as encore rien vu. Et sans les mains !
— C’est ça, hein ? Le gros rectangle vert tout là-bas à gauche ?
— T’as tout bon. La mémoire centrale du siège de la Tessier-Ashpool SA, et cette glace est générée par leurs deux gentilles IA. Des trucs au niveau de tout ce qui existe dans le secteur militaire, m’en a tout l’air. C’est de la putain de glace de première, Case, noire comme la tombe et lisse comme le verre. Ça te crame la cervelle au premier regard. Qu’on s’approche un poil, maintenant, il nous met des traceurs au cul et pointe les deux oreilles, histoire d’aller révéler aux garçons dans le placard de la T-A la taille de tes chaussures et la longueur de ton zob.
— L’a pourtant pas l’air si méchant, non ? Je veux dire, les Turing sont déjà passés dessus. J’pensais qu’on devrait peut-être essayer de s’tirer une bourre. Je peux te prendre avec moi.
— Ouais ? Sans déconner ? Tu veux pas voir ce que peut faire ce programme chinois ?
— Ben, je… (Case fixa les parois vertes de la glace T-A.) Oh, et puis merde. T’as raison. On y va.
— Charge-le.
— Eh, Maelcum, dit Case en se débranchant un instant, je vais sans doute rester sous les trodes durant quelque chose comme huit heures d’affilée.
Maelcum s’était refait un joint. La cabine nageait dans la fumée.
— Alors, j’pourrai pas aller aux chiottes…
— Pas de problème, man.
Le Sionite exécuta une grande pirouette avant pour aller fourrager dans le contenu d’un sac en toile zippé, et revenir avec un rouleau de tube transparent et autre chose, un truc scellé dans un sachet de plastique stérile.
Il appelait ça un cathéter texan et Case n’aimait pas du tout l’allure du bidule.
Il chargea le virus chinois, marqua une pause, puis le guida.
— Okay, fit-il, on est bons. Écoute, Maelcum, si ça commence vraiment à sentir le roussi, tu peux me serrer le poignet gauche. Je le sentirai. Sinon, je suppose que t’as qu’à suivre les instructions du Hosaka. D’ac ?
— Bien sûr, man.
Maelcum s’alluma un joint tout neuf.
— Et mets le nettoyeur. J’ai pas envie que cette merde vienne me titiller les neurotransmetteurs. Qui plus est, je me suis chopé une sale gueule de bois.
Sourire de Maelcum. Case se rebrancha.
— Bon Dieu de bois, dit le Trait-plat, vise-moi un peu ça ! Le virus chinois se dépliait autour d’eux ; ombre polychrome, innombrables couches translucides qui se modifiaient et se recombinaient. Changeant, énorme, il les dominait de toute sa taille, masquant le vide.
— Bonne mère ! s’exclama le Trait-plat.
— Je vérifie Molly, dit Case en enfonçant l’inter du simstim.
Chute libre. La sensation était analogue à un plongeon dans une eau parfaitement limpide. Elle tombait-remontait à travers un large tube de béton lunaire cannelé, éclairé à intervalles de deux mètres par des anneaux de néon blanc.
La liaison était à sens unique. Il ne pouvait lui parler.
Il cliqua.
— Gamin, c’est une méchante tranche de logiciel. Le truc le plus fameux depuis l’invention du fil à couper le beurre. Ce putain de bidule est in-vi-sible. Je viens tout juste de me payer vingt secondes sur cette petite boîte rose, quatre sauts à gauche de la glace T-A ; histoire d’aller voir un peu à quoi on ressemblait, vus de là-bas. Eh bien, peau de balle : on est pas là.
Case fouilla la matrice autour de la glace Tessier-Ashpool jusqu’à ce qu’il ait trouvé la structure rose, une unité commerciale standard, et d’un coup de curseur, il s’en rapprocha.
— Défaillance technique, peut-être ?
— Peut-être mais j’en doute. Et notre bébé est militaire. Et tout neuf. Pourtant, il n’a tout bonnement rien relevé. Sinon, on serait apparus comme une espèce d’attaque furtive des Chinois alors que personne n’a moufté. Et peut-être même pas les mecs à Lumierrante.
Case observait toujours le mur lisse qui masquait Lumierrante.
— Eh bien, c’est un avantage, non ?
— Peut-être. (Rire approximatif du construct. Case grinça des dents.) J’t’ai encore vérifié ce vieux Kuang Onze, gamin. Il est vraiment convivial, aussi longtemps que t’es du côté de la détente… bien poli, et tout ce qu’il y a de serviable. Même qu’il parle en bon anglais. Déjà entendu parler de virus lents ?
— Non.
— Moi si, une fois. Rien qu’une idée en l’air, à l’époque. Mais c’est tout l’intérêt de ce bon vieux Kuang. Pas le genre : on fonce et on s’injecte, non, ça serait plutôt comme si on s’interfaçait avec la glace en douceur, tellement en douceur qu’elle ne le sent même pas. L’interface du logiciel Kuang s’insinue pratiquement dans la cible en se modifiant de manière à devenir exactement comme la trame de la glace. Ne reste plus ensuite qu’à se verrouiller et à ce moment intervient le programme principal qui se met à tourner en boucle, histoire d’étourdir la logique de la glace. Et nous, on n’a plus qu’à venir se coller dessus comme des frères siamois avant même qu’ils aient eu le temps de s’exciter.
Le Trait-plat rigola.
— J’aimerais mieux te voir moins enjoué aujourd’hui, mec. T’as un rire qui aurait tendance à me taper sur le système.
— Pas de pot, dit le Trait-plat. L’vieux bonhomme a bien b’soin de son rire.
Case écrasa l’inter du simstim.
Et s’écrasa à travers un amoncellement de métal enchevêtré dans l’odeur de poussière, paume des mains dérapant sur du papier gras. Quelque chose derrière lui s’effondra avec bruit.
— Allons, dit le Finnois, on se calme…
Case s’était étalé au milieu d’une pile de revues jaunissantes, filles éclatantes en plein sous son nez dans la pénombre de la Métro Holografix, galaxie nostalgique de doux sourires dents blanches. Il resta affalé, le temps que son cœur ralentisse, respirant l’odeur des vieux magazines.
— Muetdhiver, fit-il.
— Ouais, dit le Finnois, quelque part derrière lui. T’as tout pigé.
— Allez-vous faire foutre.
Case se releva, en se massant les poignets.
— Allons, allons, intervint le Finnois en sortant d’une espèce d’alcôve ménagée dans le mur d’ordures. C’est mieux comme ça pour toi, mec. (Il sortit ses Partagas d’une poche de son manteau et en alluma un. L’odeur du tabac cubain emplit la boutique.) Tu préfères que je t’apparaisse dans la matrice comme un buisson ardent ? Tu manques rien, ici. Une heure de temps ici ne te prend que deux secondes.
— Vous croyez peut-être m’user les nerfs, à m’apparaître comme ça sous l’aspect des gens que je connais ? (Il se redressa, essuyant la poussière pâle sur le devant de son jean noir. Il pivota, pour lorgner les vitrines poussiéreuses, la porte fermée sur la rue.) Ça donne où, ici ? New York ? Ou bien ça s’arrête simplement ?
— Eh bien, dit le Finnois, c’est le même coup que l’arbre, tu sais ? Il tombe dans la forêt mais peut-être bien qu’il n’y a personne pour l’entendre. (Il montra à Case ses grosses incisives et tira sur son cigarillo.) Tu peux sortir faire un tour, si tu veux. Tout est là. Ou du moins, toutes les parties que tu as jamais eu l’occasion de voir. Après tout, c’est ta mémoire, pas vrai ? Je t’ai recopié, je trie, et je te restitue le tout.
— Je n’ai pas une si bonne mémoire que ça, remarqua Case en regardant autour de lui.
Il baissa les yeux sur ses mains, les retourna, paumes levées. Il essaya de se souvenir à quoi ressemblaient les lignes de sa main mais en vain.
— On a tous une bonne mémoire, dit le Finnois, laissant tomber sa cigarette pour l’écraser sous le talon, mais rares parmi vous sont ceux capables d’y accéder. Les artistes y parviennent, essentiellement, s’ils ont le moindre talent. Si tu pouvais plaquer cette reconstitution sur la réalité, la véritable boutique du Finnois dans le bas de Manhattan, tu verrais une différence mais peut-être pas autant que tu l’imagines. Pour vous, la mémoire est holographique. (Le Finnois tira le lobe d’une de ses petites oreilles.) Pour moi, c’est différent.
— Que voulez-vous dire, holographique ?
Le terme lui faisait penser à Riviera.
— Le paradigme holographique est ce que vous avez mis au point de plus proche d’une représentation de la mémoire humaine, voilà tout. Mais vous n’en avez jamais rien fait. Les gens, je veux dire. (Le Finnois fit un pas en avant et inclina son crâne profilé pour lorgner Case de plus près.) Peut-être que dans le cas contraire, tout ça ne se produirait pas…
— Et c’est censé signifier quoi ?
Le Finnois haussa les épaules. Sa veste en tweed élimée était trop large aux épaules et ne tombait pas parfaitement.
— J’essaie de t’aider, Case.
— Pourquoi ?
— Parce que j’ai besoin de toi. (Nouvelle apparition des grandes dents jaunes.) Et parce que tu as besoin de moi.
— Conneries. Tu peux lire dans mon esprit, le Finnois ? Pardon : Muetdhiver.
— On ne lit pas dans les esprits. Tu vois, une preuve supplémentaire que tu gardes encore les paradigmes que t’a donnés l’imprimé et pourtant, tu es pratiquement illettré question culture imprimée. Non, je peux accéder à ta mémoire mais ce n’est pas la même chose que ton esprit. (Il tendit la main vers le châssis dénudé d’un antique téléviseur pour en retirer un tube à vide, argent et noir.) Tu vois ça ? Eh bien, c’est une partie de mon ADN, si l’on veut… (Il balança le tube dans l’ombre et Case l’entendit claquer avec un bruit de verre brisé.) Vous passez votre temps à bâtir des modèles. Des cercles de pierre. Des cathédrales. Des orgues à tuyaux. Des machines à additionner. Je n’ai aucune idée de la raison de ma présence ici, tu sais ça ? Mais si la passe est lancée ce soir, vous serez en fin de compte parvenus à toucher au vrai truc.
— Je ne sais pas de quoi vous parlez.
— Quand je dis vous, je parle en général. De votre espèce.
— Vous avez tué ces Turing ?
Haussement d’épaules du Finnois.
— Fallait bien. Fallait bien. Tu devrais faire un peu gaffe. Ils t’auraient liquidé sans l’ombre d’une hésitation. En attendant, pourquoi t’ai-je fait venir ici, sinon pour parler… Tu te souviens de ça ?
Et sa main droite tenait les restes carbonisés du nid de guêpes de son rêve, puanteur de l’essence dans l’espace confiné de la boutique obscure. Case recula en titubant contre le mur de détritus.
— Ouais. C’était moi. Je l’ai fait grâce à l’équipement holo intégré dans la fenêtre. Encore un souvenir que je t’ai repiqué quand tu t’es cramé la première fois. T’sais pourquoi c’est important ?
Case fit non de la tête.
— Parce que (et le nid, d’une manière ou d’une autre, avait disparu), c’est ce que t’as trouvé de plus ressemblant à ce vers quoi voudrait tendre Tessier-Ashpool. Son équivalent humain. Lumierrante est comme ce nid, ou à tout le moins, elle est censée fonctionner de cette manière. Je suppose que ça te mettra plus à l’aise.
— Plus à l’aise ?
— De savoir à quoi ils ressemblent. Depuis un moment, tu commençais à me haïr. Très bien. Mais hais-les plutôt. Même différence.
— Écoutez, fit Case en avançant d’un pas, eux au moins, ils ne m’ont jamais emmerdé. Vous, c’est différent…
Mais il était incapable d’éprouver la moindre colère.
— Alors à la T-A, ils m’ont créé. La Française, elle disait que tu trahissais ton espèce. Le démon, voilà ce que j’étais pour elle. (Le Finnois sourit.) Ça n’a guère d’importance. Faut que tu te trouves à haïr quelqu’un avant que tout soit terminé. (Il pivota pour se diriger vers le fond de la boutique.) Eh bien, allons-y. Je vais te montrer un petit bout de Lumierrante pendant que je t’ai sous la main. (Il souleva le coin de la couverture. Une lumière blanche s’en déversa, venue de derrière.) Merde, mec, reste donc pas planté là.
Case le suivit, se frottant le visage.
— Okay, dit le Finnois et il le prit par le coude.
Ils furent aspirés au-delà du rideau de laine rancie dans un tourbillon de poussière, basculant en chute libre dans un corridor cylindrique de béton lunaire cannelé, annelé de néons blancs à deux mètres d’intervalle.
— Seigneur, fit Case tout en culbutant.
— C’est l’entrée principale, expliqua le Finnois, sa veste en tweed volant derrière lui. Si ce n’était pas une reconstitution de mon cru, là où est la boutique se trouverait la porte principale, côté axe de Zonelibre. Il ne faudra toutefois pas trop chercher dans les détails faute de souvenirs de ta part. À l’exception de ce secteur, ici, que tu tiens de Molly…
Case réussit à se redresser mais entama une vrille.
— Accroche-toi, avertit le Finnois, je nous passe en défilement rapide.
Les murs devinrent flous. Sensation vertigineuse de plongeon en avant, couleurs qui disparaissaient dans les angles et filaient au long d’étroits corridors. Ils parurent à un moment franchir l’épaisseur d’un mur sur plusieurs mètres, éclair d’obscurité totale.
— Là, dit le Finnois, c’est ici.
Ils flottaient au centre d’une pièce parfaitement carrée, murs et plafonds caissonnés de panneaux rectangulaires de bois sombre. Le sol était recouvert d’un carré de moquette d’un seul morceau, moquette en laine éclatante dont le motif reproduisait un microcircuit en camaïeu d’écarlate et de bleu. Au centre précis de la pièce, exactement aligné avec la trame du tapis, se dressait un piédestal carré de verre blanc dépoli.
« La Villa Lumierrante, annonça la tête ouvragée posée sur le piédestal, d’une voix pareille à de la musique, est un corps qui s’est développé de son propre chef, une folie gothique. Chaque espace en Lumierrante est en quelque manière secret, cette série infinie de chambres étant reliées par des passages, des escaliers voûtés pareils à des intestins, où l’œil se voit sans cesse piégé par des courbes étroites, le regard détourné par des paravents décorés, attiré par des alcôves vides…
— Dissertation de 3Jane, indiqua le Finnois en sortant ses Partagas. Elle l’a écrite à douze ans. En cours de sémiotique.
« Les architectes de Zonelibre ont eu les plus grandes difficultés à dissimuler le fait que l’intérieur du fuseau est disposé avec la banale précision d’un mobilier de chambre d’hôtel. À Lumierrante, la surface interne de la coque est recouverte d’une prolifération désespérée de structures, de formes qui s’épanouissent, s’enchevêtrent, s’élèvent en direction d’un noyau compact de microcircuits, la mémoire centrale de notre clan, cylindre de silicone percé d’étroits tunnels d’entretien, certains pas plus larges qu’une main humaine. C’est là que sont enfouis les crabes brillants, que nichent les robots-réparateurs, guettant le moindre signe de défaillance micromécanique ou de sabotage.
— C’est elle que t’as vue au restaurant, indiqua le Finnois.
« Selon les critères de l’archipel, poursuivit la tête, notre famille est ancienne, et les circonvolutions de notre base en sont le reflet. Mais elles reflètent également autre chose. La sémiotique de la Villa énonce un repliement, un refus du vide éclatant qui s’étend au-delà de la coque.
« Tessier et Ashpool ont grimpé le puits de gravité pour s’apercevoir qu’ils abhorraient l’espace. Ils ont construit Zonelibre pour pomper les richesses des îles nouvelles, puis une fois devenus riches et excentriques, ils ont entrepris la construction d’une filiale à Lumierrante. Nous nous sommes alors protégés derrière le rempart de notre argent, nous développant à l’intérieur, en générant un univers autonome, parfaitement lisse.
« La Villa Lumierrante ne connaît aucun ciel, préenregistré ou autre.
« Dans le noyau de silicone de la Villa se trouve une pièce exiguë, unique salle rectiligne de tout le complexe. C’est ici, sur un banal piédestal de verre, que repose un buste décoré, en émail cloisonné de platine, incrusté de perles et de lapis-lazuli. Les billes éclatantes de ses yeux ont été taillées dans le rubis synthétique des hublots du vaisseau qui a fait monter le premier Tessier en haut du puits avant de redescendre chercher le premier Ashpool… »
La tête se tut.
— Eh bien ? demanda enfin Case, s’attendant presque à voir l’objet lui répondre.
— C’est tout ce qu’elle a écrit, répondit le Finnois. Elle ne l’a jamais achevé. Ce n’était qu’une gosse, à l’époque. Cet objet est un terminal de cérémonie, en quelque sorte. Mais j’ai besoin que Molly se trouve ici, avec le mot juste, au bon moment. C’est la question-piège. Tu peux t’enfoncer tant que tu veux avec ton Trait-plat et ce virus chinois, cette chose n’en a rien à secouer tant qu’elle n’aura pas entendu le mot magique…
— Eh bien, quel est-il ?
— Je l’ignore. Tu pourrais dire que je me définis fondamentalement par le fait que je ne le sais pas, parce que je ne peux pas le savoir. Je suis celui qui ignore tout. Tu le saurais, mec, et tu me le dirais que je ne pourrais pas le connaître. C’est câblé ainsi. Il faut que ce soit un autre qui l’apprenne et l’amène ici, à l’instant précis où le Trait-plat et toi perforez cette glace pour venir brouiller la mémoire centrale.
— Que se passe-t-il, alors ?
— Je n’existe plus, après ça. Je cesse.
— Personnellement, je n’y vois pas d’inconvénient, dit Case.
— Bien sûr. Mais gaffe à tes miches, Case. Mon… euh, mon autre lobe est sur nous, apparemment. Un buisson ardent peut en cacher un autre. Et Armitage s’est mis en branle.
— Ce qui veut dire ?
Mais la porte cloisonnée se repliait déjà selon une douzaine d’angles impossibles, culbutant dans le cyberspace comme une grue en origami.
— T’essaies de craquer mes fichiers, fils ? demanda le Trait-plat. T’étais encéphale zéro, cinq secondes…
— Bouge pas, dit Case, et il écrasa l’inter du simstim.
Elle était tapie dans l’obscurité, accroupie, les paumes contre le béton rêche.
CASE CASE CASE CASE. L’affichage pulsait son nom en caractères alphanumériques : Muetdhiver l’informait de l’établissement de la liaison.
— Malin, fit-elle. (Elle oscilla sur les talons et se frotta les paumes, faisant craquer ses phalanges.) Qu’est-ce qui t’a retenu ?
VITE MOLLY VITE MAINTENANT.
Elle pressa franchement la langue contre ses incisives inférieures. L’une bougea légèrement, activant ses amplis à micro-canaux ; les salves aléatoires de photons traversant l’obscurité furent converties en paquets d’électrons, le béton autour d’elle se révélant d’une pâleur spectrale et granuleuse.
— D’accord, mon chou. On se lance.
Sa cachette se révélait être une espèce de galerie de service. Elle rampa jusqu’à une grille abattante ornementée de cuivre terni. Case en voyait suffisamment de ses bras et de ses mains pour savoir qu’elle sortait à nouveau le collant en polycarbonate sous plastique, il sentait la tension familière du cuir fin étroitement ajusté. Quelque chose était passé sous son bras, dans un harnais ou un étui. Elle se leva, ouvrit la fermeture à glissière de sa combinaison et y glissa la main pour effleurer le plastique quadrillé d’une poignée de pistolet.
— Eh, Case, fit-elle en prononçant à peine les mots, t’écoutes ? J’vais t’raconter une histoire… J’ai eu ce garçon, une fois… Eh bien, tu m’rappelles un peu… (Elle se tourna pour examiner le corridor.) Johnny, c’était son nom.
Le couloir bas et voûté était bordé d’une douzaine de vitrines de musée, casiers d’aspect archaïque, en bois brun à façade vitrée. Elles avaient l’air un peu déplacé en ces lieux, contrastant avec les courbes organiques des parois, comme si on les avait amenées puis alignées ici en vue de quelque objectif oublié. Des appliques de cuivre patiné soutenaient des globes de lumière blanche à des intervalles de dix mètres. Le sol était inégal et lorsqu’elle s’engagea dans le corridor, Case se rendit compte que des centaines de petits tapis et de carpettes y avaient été jetés au hasard. À certains endroits, il y en avait sur six épaisseurs, le sol était devenu un douillet patchwork de laine tissée main.
Molly ne prêtait que peu d’attention aux vitrines et à leur contenu, ce qui l’irrita. Il dut se satisfaire de ses regards désintéressés, qui lui révélèrent des fragments de poterie, des armes antiques, un objet si censément constellé de clous rouillés qu’il en était méconnaissable, des morceaux effilochés de tapisserie…
— Mon Johnny, tu vois, il était malin, le gars vraiment flashy. Il avait commencé comme receleur sur Memory Lane, des puces plein la tête et des gens qui payaient pour y planquer des données. Il avait les Yaks sur le dos, la nuit où j’l’ai rencontré, et j’ai réglé son compte à leur assassin. Plus un coup de pot qu’autre chose, mais j’l’ai quand même arrangé. Et après ça, nous deux, ça baignait impec, Case.
Ses lèvres bougeaient à peine. Il la sentait former les mots ; il n’avait pas besoin de l’entendre parler à haute voix.
— On avait monté un coup avec une couleuvre, si bien qu’on pouvait lire les traces de tout ce qu’il avait pu stocker en mémoire. On a basculé le tout sur bande et commencé à travailler certains clients choisis – des ex-clients. Moi, je jouais la fourmi, le gorille, le chien de garde. J’étais vraiment heureuse. T’as déjà été heureux, Case ? C’était mon mec. On bossait ensemble. En partenaires. J’étais sortie depuis peut-être deux mois de la maison de poupées quand je l’ai rencontré…
Elle marqua une pause, négocia un virage en épingle puis continua. Encore des vitrines de bois verni, leurs panneaux d’une couleur qui évoquait pour lui des ailes de cafard.
— En douceur, synchro parfaite, ça collait bien pour nous. Comme si personne ne pouvait se risquer à nous toucher. D’abord, j’les aurais pas laissés faire. Les Yakuzas, je suppose qu’ils voulaient toujours faire la peau à mon Johnny. Vu que j’avais tué leur homme. Vu que Johnny les avait brûlés. Et les Yaks, ils peuvent se permettre d’aller si lentement, les salauds, qu’ils attendront des années et des années. Ils te laisseront toute la vie, rien que pour que t’aies plus à perdre quand ils viendront te nettoyer. Une patience d’araignée. Des araignées zen.
« Ça, je l’savais pas, à l’époque. Ou si je le savais, je n’imaginais pas que ça puisse s’appliquer à nous. Comme quand on est jeune, et qu’on se croit unique. J’étais jeune. Et puis ils sont venus, juste quand on commençait à se dire qu’on en avait peut-être assez ramassé pour envisager de décrocher, remballer et peut-être se tirer en Europe. Non pas qu’on ait su ce qu’on serait allés y faire, avec aucun projet devant nous. Mais on vivait grassement, compte en Suisse en orbite, et une planque pleine de meubles et de joujoux. Ça vous émousse le goût du jeu.
« Donc, ce premier qu’ils nous envoient, c’était un sacré numéro. Des réflexes comme t’as jamais vu, des implants, du style à en remontrer à dix malfrats ordinaires. Mais le second, çui-là, je sais pas, c’était comme un moine. Cloné. Tueur dans l’âme. Il avait ça dans la peau, la mort, ce silence, il te filait ça dans un nuage… »
Sa voix s’éteignit alors que le corridor bifurquait en deux escaliers identiques qui descendaient. Elle prit le gauche.
— Une fois, j’étais toute gosse, on squattait. C’était du côté de l’Hudson, et ces rats, mec, c’étaient des mastards. À cause des produits chimiques qu’ils bouffaient. Aussi gros que moi, et toute la nuit, y en avait un qui avait gratté sous le plancher du squat. Vers l’aube, quelqu’un amène ce vieux bonhomme, les joues couturées, les yeux tout rouges. L’avait un rouleau de c’t’espèce de cuir graisseux, le truc où qu’on emballe les outils en acier, pour empêcher la rouille. Il l’ouvre et y avait dedans ce vieux revolver et trois balles. Le vieux, il en met une dans le canon et commence à parcourir le squat de long en large, nous, on rasait les murs.
« De long en large. Les bras croisés, la tête basse, comme s’il avait oublié le revolver. L’écoutait le rat. Nous, on ne pipait mot. Le vieux fait un pas ; l’rat avance. L’rat avance ; il fait un autre pas. Une heure comme ça, puis il semble se souvenir de son arme. Il vise le sol, sourit et presse la détente. Il la remballe et se barre.
« J’suis allée ramper en dessous, après. Le rat avait un trou juste entre les deux yeux. (Elle observait les portes verrouillées qui donnaient sur le corridor à intervalles réguliers.) Eh bien, le second, celui qui venait de liquider Johnny, il était comme ce vieux. Pas vieux, mais il était comme ça. Il tuait comme ça. »
Le corridor s’élargit. L’océan de tapis épais ondulait doucement sous un énorme lustre de cristal dont les pendeloques inférieures atteignaient presque le niveau du sol. Les cristaux cliquetèrent lorsque Molly pénétra dans la salle. TROISIÈME PORTE GAUCHE, clignota l’afficheur.
Elle tourna à gauche, évitant l’arbre de cristal renversé.
— J’l’ai vu qu’une seule fois. Alors que je rentrais chez nous. Il en sortait. On vivait dans une usine reconvertie, avec des tas de jeunes venus de Senso/Rézo, comme ça. Déjà, l’endroit était pas mal sûr, et j’avais encore renforcé la sécurité avec quelques trucs vraiment sérieux. Je savais que mon Johnny était là-haut. Mais ce p’tit mec, il m’a accroché l’œil, au moment de sortir. Oh ! on a pas échangé un mot. On s’est juste regardés et j’ai compris. Le petit mec banal, habillé banal, sans fierté, humble, quoi. Il m’a regardée avant de monter dans un cyclo-pousse. Et j’ai su. J’suis montée et Johnny était assis sur une chaise près de la fenêtre, la bouche entrouverte, comme s’il venait de penser à quelque chose à dire.
La porte devant elle était vieille, un panneau gravé de bois de teck thaïlandais qui semblait avoir été scié en deux pour s’adapter à l’embrasure basse. Une serrure mécanique primitive munie d’un panneau d’inox avait été encastrée sous les volutes d’une poignée en forme de dragon. Elle s’agenouilla, sortit d’une poche intérieure un petit morceau de peau de chamois noire roulé serré, le déroula et choisit un pic fin comme une aiguille.
— Jamais trouvé grand monde qui discute beaucoup, après ça.
Elle inséra le pic dans la serrure et travailla en silence, se mordillant la lèvre inférieure. Elle semblait se fier uniquement à son toucher ; ses yeux cessèrent d’accommoder et la porte devint pour Case un brouillard de bois blond. Il écoutait le silence de la salle, ponctué seulement par le doux cliquetis du chandelier. Des chandelles ? Rien ne collait à Lumierrante. Il se rappela Cath lui parlant d’un château, avec ses bassins et ses nénuphars, et le texte pompeux de 3Jane récité d’une voix musicale par la tête. Un lieu qui s’était développé de lui-même. Lumierrante respirait une vague odeur de moisi, vaguement parfumée, comme une église. Où étaient les Tessier-Ashpool ? Il s’était attendu à quelque impeccable ruche débordant d’une activité disciplinée mais Molly n’avait vu personne. Son monologue le rendait mal à l’aise ; elle ne s’était jamais autant confiée auparavant. Mis à part son histoire dans la cabine, elle lui avait rarement dit quoi que ce soit qui eût pu simplement indiquer qu’elle avait un passé.
Elle ferma les yeux et il y eut un cliquetis que Case ressentit plutôt qu’il ne l’entendit. Cela lui évoqua les verrous magnétiques sur la porte de sa cabine dans la maison de poupées. La porte s’était ouverte pour lui alors même qu’il n’avait pas la bonne carte. C’était l’œuvre de Muetdhiver, manipulant la serrure de la même manière qu’il avait manipulé le microléger téléguidé et le jardinier-robot. Le système de serrures dans la maison de poupées avait constitué une sous-unité du système de sécurité de Zonelibre. Mais ici, ce simple verrou métallique allait poser un problème véritable à l’IA, nécessitant soit un robot quelconque, soit le recours à un agent humain.
Elle ouvrit les yeux, remit le pic dans la peau de chamois, qu’elle roula de nouveau avec soin avant de la remettre dans sa poche.
— J’suppose que t’es un peu comme lui, dit-elle. Tu t’crois né pour la passe. Ce dans quoi t’étais embringué, quand t’étais à Chiba, tu croyais que c’était une version simplifiée de ce que tu aurais à faire ailleurs ; manque de bol, ça arrive des fois, faut revenir aux sources. (Elle se releva, s’étira, se secoua.) Tu sais, je crois bien que celui que la Tessier-Ashpool a envoyé après ce Jimmy, le mec qui avait piqué la tête, ce devait être le même genre que celui que les Yaks avaient envoyé pour tuer Johnny.
Elle sortit le flécheur de son étui et régla le canon sur tir automatique.
La laideur de la porte frappa Case lorsqu’elle tendit la main vers elle. Non pas de la porte en elle-même, qui était superbe, ou avait jadis fait partie d’un ensemble plus superbe encore, mais de la façon dont elle avait été découpée pour se conformer à cette entrée bien particulière. Jusqu’à sa forme qui ne collait pas, un rectangle au milieu des courbes douces du béton lissé. Ils avaient importé ces objets, songea-t-il, puis les avaient adaptés de force. Mais aucun ne s’intégrait vraiment. La porte était comme les étranges vitrines, comme l’énorme arbre de cristal. Puis il se souvint de la dissertation de 3Jane, et imagina tous ces équipements qu’il avait fallu hisser par le puits pour incarner quelque plan général, un rêve depuis longtemps perdu dans cet effort acharné pour emplir l’espace, pour répliquer quelque image familiale de soi. Il se rappela le nid brisé, les créatures aveugles qui se tortillaient…
Molly saisit l’une des pattes avant du dragon moulé et la porte s’ouvrit sans difficulté.
La salle derrière était petite, encombrée, à peine plus grande qu’un placard. Des casiers à outils en acier gris étaient posés contre un mur incurvé. Un plafonnier s’était allumé automatiquement. Elle referma la porte derrière elle et se dirigea vers les tiroirs alignés.
TROISIÈME GAUCHE, pulsait la puce optique, Muetdhiver outrepassant son affichage horaire. CINQUIÈME BAS. Mais elle ouvrit d’abord le tiroir du haut. Ce n’était rien qu’un plateau creux. Vide. Le deuxième était également vide. Le troisième, qui était plus profond, contenait des cordons de soudure terne et un petit objet brun qui ressemblait à un os de doigt humain. Le quatrième casier contenait un exemplaire gonflé d’humidité d’un manuel technique périmé, en français et en japonais. Dans le cinquième, derrière le gantelet caparaçonné d’un scaphandre spatial lourd, elle trouva la clé. Elle ressemblait à une pièce de monnaie de cuivre, avec un tube creux brasé dessus. Elle la fit tourner lentement dans sa main et vit que l’intérieur du tube se hérissait d’arêtes et de crénelures. Les lettres CHUBB étaient moulées sur une des faces de la pièce. L’autre était lisse.
— Il m’a expliqué… murmura-t-elle. Muetdhiver. Quel jeu d’attente il avait joué durant des années. Il n’avait aucun pouvoir réel, à l’époque, mais il pouvait utiliser les systèmes de surveillance et de sécurité de la Villa pour suivre à la trace tout ce qu’il voulait, savoir comment les choses évoluaient, où elles allaient. Il avait vu quelqu’un perdre cette clé, vingt ans auparavant, et s’était arrangé pour qu’une autre personne vienne l’abandonner ici. Puis l’avait tué, le garçon qui l’avait apportée. Le gosse avait huit ans. (Elle referma ses doigts blancs sur la clé.) De sorte que personne ne pourrait la retrouver. (Elle sortit de la poche ventrale de sa combinaison un rouleau de fil de nylon noir qu’elle passa dans l’orifice circulaire au-dessus du mot CHUBB. Après l’avoir noué, elle se suspendit la clé autour du cou.) Ils arrêtaient pas de le bassiner, avec leur côté démodé, disait-il, tout leur bric-à-brac XIXe siècle. C’était le portrait craché du Finnois, sur l’écran dans ce trou pour poupées à viandards. Presque comme s’il était réellement le Finnois, pour peu que je ne fasse pas gaffe.
L’heure flamboya sur son afficheur, superposée aux armoires d’acier gris.
— Il disait que s’ils étaient devenus ce qu’ils avaient désiré, il aurait pu sortir depuis un bout de temps. Mais non. Z’avaient foiré. Des monstres comme 3Jane. C’est comme ça qu’il l’appelait, mais il en parlait comme s’il l’aimait bien.
Elle se tourna, ouvrit la porte et sortit, caressant de la main la poignée quadrillée du flécheur dans son étui.
Case décrocha.
Le Kuang Expert type Onze se développait.
— Dixie, tu crois que ce truc va marcher ?
— Tu crois que les ours vont chier dans les bois ?
Le Trait-plat les cliquait à travers des strates ondulantes d’arc-en-ciel.
Quelque chose se formait au cœur du programme chinois. La densité d’informations satura la trame de la matrice, déclenchant des images hypnagogiques. De pâles triangles kaléidoscopiques se centraient sur un point focal noir argenté. Case regardait des symboles de l’enfance, symboles du mal et de la malchance, culbuter le long de plans translucides : svastikas, crânes et tibias croisés, dés aux faces couvertes d’yeux de serpents flamboyants. S’il fixait directement ce point zéro, aucune image ne se formait. Il lui fallut une douzaine de rapides coups d’œil périphériques avant de le remarquer : une espèce de squale, luisant comme de l’obsidienne, les miroirs noirs de ses flancs reflétant les vagues lumières lointaines qui n’avaient aucune relation avec la matrice environnante.
— Voilà le dard, annonça le construct. Sitôt que ça colle impec entre le Kuang et la mémoire centrale de Tessier-Ashpool, on lance notre passe dessus.
— T’avais raison, Dix. Il y a une sorte de commande manuelle de correction sur la logique câblée qui maintient le contrôle sur Muetdhiver… Dans quelle mesure il est contrôlé, ça… ajouta-t-il.
— Il, dit le construct. Il. Gaffe : pas « il ». « Ça. » J’arrête pas de te le répéter.
— C’est un code. Un mot, qu’il a dit. Il faut que quelqu’un aille le prononcer devant un terminal tordu dans une pièce bien précise, pendant que nous on s’occupe de ce qui peut nous attendre derrière cette glace…
— Eh bien, t’as du temps à tuer, gamin, fit le Trait-plat. Ce vieux Kuang est lent mais régulier.
Case se débrancha.
Droit dans le regard de Maelcum.
— T’es resté mort un moment, là-bas, man.
— Ça arrive, dit-il. J’commence à m’y habituer.
— T’joues avec les ténèbres, man.
— Comme qui dirait que c’est le seul jeu possible dans le coin.
— Jah love, Case, dit Maelcum avant de se retourner vers son module radio.
Case fixa les tresses enchevêtrées, les muscles noueux sur les bras noirs de l’homme.
Il se rebrancha.
Et cliqua.
Molly trottinait le long d’un corridor qui aurait aussi bien pu être celui qu’elle avait déjà parcouru précédemment. Les casiers à porte vitrée avaient désormais disparu et Case estima qu’ils se dirigeaient vers l’extrémité du fuseau ; la pesanteur diminuait. Bientôt, elle bondissait en douceur au-dessus d’ondulantes collines de tapis. Vagues élancements dans sa jambe…
Le corridor s’étrécit soudain, s’incurva, se dédoubla.
Elle prit à droite et se mit à escalader un escalier effroyablement escarpé, la jambe déjà prise de crampes douloureuses. Au-dessus, des faisceaux de câbles couraient, pendus au plafond, comme autant de ganglions au codage de couleur. Les murs étaient maculés de taches d’humidité. Elle parvint à un palier triangulaire et s’arrêta pour se masser la jambe. Encore des corridors, étroits, les parois recouvertes de tentures. Ils se scindaient en trois directions.
GAUCHE.
Elle haussa les épaules.
— Tu m’laisses regarder, d’ac ?
GAUCHE.
— Relax. On a le temps.
Elle se dirigea vers le couloir qui partait sur la droite.
STOP.
RECULE.
DANGER.
Elle hésita. De derrière la porte en chêne entrouverte à l’extrémité du passage provenait une voix, forte, empâtée, comme celle d’un ivrogne. Case estima qu’il pouvait s’agir de français, mais c’était trop indistinct. Molly fit un pas, un autre, main glissée dans la combinaison pour effleurer la crosse de son flécheur. Lorsqu’elle pénétra dans le champ de disruption neuronale, ses oreilles se mirent à bourdonner, minuscule tintement de plus en plus aigu qui évoqua pour Case le bruit de son flécheur. Elle bascula vers l’avant, muscles striés relâchés, et donna du front contre la porte. Elle se tordit et tomba sur le dos, les yeux ouverts, le regard vague, le souffle coupé.
— Kek’c’est… fit la voix empâtée, qu’ce costume ? (Une main tremblante se glissa par l’ouverture de sa combinaison et trouva le flécheur qu’elle sortit.) Viens donc me voir, belle enfant. Tout de suite.
Elle se releva lentement, les yeux fixés sur le canon de l’automatique noir. La main de l’homme était tout à fait ferme, à présent, le canon de l’arme semblait relié à sa gorge par un filin tendu, invisible.
Il était vieux, très grand, et ses traits rappelaient à Case la fille qu’il avait aperçue à la galerie du Vingtième siècle. Il portait une lourde robe de soie marron, capitonnée aux manchettes et au col. Un pied était nu, l’autre dans une pantoufle de velours noir décorée d’une tête de renard en or sur la cambrure. Il repoussa Molly dans la chambre.
— Doucement, mon chou.
La pièce était vaste, encombrée d’un assortiment d’objets qui n’évoquaient rien pour Case. Il vit un rack gris acier de moniteurs Sony démodés, un grand lit de cuivre recouvert de peaux de mouton, avec des oreillers qui semblaient avoir été confectionnés à partir du même genre de tissu que les tapis utilisés pour recouvrir le sol des corridors. Les yeux de Molly passèrent d’une énorme console audio-vidéo Telefunken aux étagères d’antiques enregistrements sur disque, leurs arêtes friables protégées dans des pochettes de plastique transparent, pour s’arrêter enfin sur un large établi jonché de plaquettes de silicone. Case enregistra la présence de la console de cyberspace et des trodes, mais le regard de Molly passa dessus sans s’attarder.
— Il serait logique de ma part, dit le vieillard, de vous tuer sur-le-champ.
Case la sentit se raidir, prête à agir.
— Mais ce soir, je m’accorde une faiblesse, reprit-il. Comment vous appelez-vous ?
— Molly.
— Moi, c’est Ashpool.
Il se renfonça dans la douceur craquelée d’un immense fauteuil de cuir aux pieds carrés chromés, mais l’arme n’oscilla pas. Il posa son flécheur sur une table en cuivre près du siège, renversant un flacon de plastique empli de pilules rouges. La table était encombrée de flacons, de bouteilles de liqueur, d’enveloppes de plastique souple déchirées qui répandaient des poudres blanches. Case remarqua une seringue hypodermique en verre, démodée, et une cuillère ordinaire en inox.
— Comment faites-vous pour pleurer, Molly ? Je vois que vos yeux sont obturés. Je suis curieux.
Il avait les paupières rougies, le front luisant de sueur. Il était très pâle. Malade, estima Case. Ou drogué.
— Je ne pleure pas beaucoup.
— Mais comment feriez-vous pour pleurer, si quelqu’un vous faisait pleurer ?
— Je crache, dit-elle. Les conduits sont déroutés dans ma bouche.
— Alors, vous avez déjà appris une leçon importante, pour quelqu’un d’aussi jeune. (Il reposa la main qui tenait le pistolet sur son genou et prit une bouteille sur la table près de lui, sans s’inquiéter de choisir parmi la demi-douzaine d’alcools différents. Il but. Du cognac. Un filet de liqueur goutta du coin de sa bouche.) C’est comme ça qu’y faut faire avec les larmes. (Il but de nouveau.) Je suis occupé ce soir, Molly. J’ai bâti tout ceci et maintenant je suis occupé. À mourir.
— Je pourrais repartir par où je suis venue.
Sa réponse le fit rire, un crissement aigu.
— Vous venez me déranger dans mon suicide et puis vous me demandez tout tranquillement l’autorisation de repartir ? Franchement, vous me surprenez. Une voleuse.
— Ça, c’est mes oignons, chef ; j’ai que ma peau et j’y tiens. J’ai simplement envie de sortir d’ici entière.
— Vous êtes une fille bien grossière. Ici, les suicides s’organisent avec une certaine dose de décorum. C’est ce que je suis en train de faire, comprenez-vous ? Mais peut-être après tout que je vais vous emmener avec moi, cette nuit, en enfer… ce serait très égyptien de ma part. (Il but encore.) Allez, venez ici. (Il tendit la bouteille, la main tremblante.) Buvez.
Elle hocha la tête.
— Il est pas empoisonné. (Il reposa néanmoins le cognac sur la table.) Asseyez-vous. Par terre. On va causer.
— De quoi ?
Elle s’assit. Case sentit les lames bouger, très légèrement, sous ses ongles.
— Ce qui nous passe par la tête. Ma tête. C’est ma soirée. Les tores de la mémoire centrale m’ont réveillé. Il y a vingt heures. Quelque chose était en train de se tramer, disaient-ils, et on avait besoin de moi. C’était vous, le quelque chose, Molly ? Sans doute n’avaient-ils pas besoin de moi pour s’occuper de vous, non. Ce devait être autre chose… mais j’étais en plein rêve, voyez-vous. Depuis trente ans. Vous n’étiez même pas née la dernière fois que je me suis allongé pour dormir. Ils nous avaient dit que nous ne rêverions pas, dans ce froid. Ils nous avaient dit que nous ne ressentirions jamais le froid, non plus. Folie, Molly. Mensonges. Bien sûr que j’ai rêvé. Le froid laisse pénétrer l’extérieur. Toute la nuit, j’ai dû bâtir ceci pour nous en dissimuler. Rien qu’une goutte, au début, un grain de nuit qui s’insinuait, attiré par le froid… Mais d’autres suivaient, remplissant ma tête, de même que la pluie emplit un bassin vide. Z’appellent ça des nénuphars. Je me souviens. Les bassins étaient en terre cuite, des bonnes d’enfant tout en chrome, comme leurs jambes clignotaient dans les jardins au couchant… Je suis âgé, Molly. Plus de deux cents ans, si vous comptez le froid. Le froid.
Le canon du pistolet se redressa soudain, tremblant. Dans les cuisses de Molly, les tendons étaient à présent raidis comme des câbles.
— Le gel peut vous brûler, observa-t-elle d’une voix prudente.
— Rien ne brûle ici, dit-il avec impatience, en rabaissant l’arme. (Ses rares mouvements étaient de plus en plus sclérosés. Sa tête se mit à osciller. Il lui fallut un effort pour l’immobiliser.) Rien ne brûle. Ça me revient maintenant. Les tores m’ont dit que nos intelligences étaient folles. Et tous ces milliards qu’on a payés, il y a si longtemps ! Quand l’intelligence artificielle n’était encore qu’une idée brillante… J’ai dit aux tores que j’allais m’en occuper. Ça tombait mal, franchement, avec 8Jean descendu à Melbourne et rien que notre gentille 3Jane pour garder la boutique. Ou bien ça ne pouvait pas mieux tomber, peut-être. Qui sait, Molly ? (Le pistolet s’éleva de nouveau.) C’est qu’il y a de drôles de choses qui se trament, maintenant, à la Villa Lumierrante.
— Patron, lui demanda-t-elle, connaissez-vous Muetdhiver ?
— Un nom. Oui. Un nom prestigieux, peut-être. Un seigneur des enfers, en tout cas. Dans le temps, chère Molly, j’en ai connu des seigneurs. Et plus d’une lady. En bien, mais même une reine d’Espagne, une fois, dans ce lit, justement… Mais je m’égare. (Il eut une toux grasse, secouant le canon du pistolet dans ses convulsions. Il cracha sur le tapis tout près de son pied nu.) Ce que je peux m’égarer. Malgré le froid. Mais ce sera bientôt fini. J’ai commandé le dégel d’une Jane, pour mon réveil. Bizarre, de coucher tous les vingt ou trente ans avec ce qui correspond légalement à votre propre fille… (Son regard glissa derrière elle jusqu’au rack de moniteurs éteints. Il parut frissonner.) Les yeux de Marie-France, dit-il, doucement, et il sourit. Nous entraînons le cerveau à devenir allergique à certains de ses propres neurotransmetteurs, avec pour conséquence une imitation singulièrement modulable de l’autisme. (Sa tête oscilla latéralement, se redressa.) Je crois savoir que l’effet est désormais plus facilement obtenu à l’aide d’un microcircuit implanté.
Le pistolet lui glissa des doigts, rebondit sur le tapis.
— Les rêves se développent comme de la glace lente.
Il avait le visage teinté de bleu. Sa tête retomba sur le cuir accueillant et il se mit à ronfler.
Elle récupéra l’arme. Puis arpenta la pièce, l’automatique d’Ashpool dans la main.
Une grande couverture, ou une courtepointe, était pliée en tas près du lit, dans une grande mare de sang figé, épaisse et luisante sur les tapis tissés. Rabattant un coin de la couverture, elle découvrit le corps d’une fille, omoplates blanches vernies de sang. On lui avait tranché la gorge. La lame triangulaire d’une espèce de grattoir étincelait dans la mare sombre à côté d’elle. Molly s’agenouilla, prenant soin d’éviter le sang, et tourna le visage de la fille à la lumière. Le visage que Case avait aperçu au restaurant.
Il y eut un cliquetis, au tréfonds même des choses, et le monde se figea. La transmission simstim de Molly était devenue un plan fixe, les doigts immobiles sur la joue de la fille. L’arrêt sur image dura trois secondes, puis le visage de la défunte se modifia, devint celui de Linda Lee.
Nouveau cliquetis et la pièce se brouilla. Molly était debout, baissant les yeux sur un disque laser doré près d’une petite console posée sur le dessus de marbre d’une table de nuit. Un ruban de fibre optique courait comme un fouet depuis la console jusqu’à une prise à la base du cou mince de la fille.
— J’ai ton numéro, mon salaud, dit Case, sentant bouger ses propres lèvres, quelque part, très loin.
Il savait que Muetdhiver avait altéré la transmission. Molly n’avait pas vu le visage de la fille onduler comme de la fumée pour prendre le masque mortuaire de Linda.
Molly se retourna. Elle traversa la pièce en direction du fauteuil d’Ashpool. La respiration de l’homme était lente, irrégulière. Elle examina l’amoncellement de drogues et d’alcools. Elle reposa le pistolet, récupéra son flécheur, régla le canon sur un seul coup et, très soigneusement, tira un trait de toxine en plein milieu de la paupière gauche fermée. L’homme eut un unique soubresaut, souffle bloqué au milieu d’une inspiration. L’autre œil s’ouvrit lentement, insondable et noir.
Il était toujours ouvert lorsqu’elle pivota pour sortir de la pièce.
— J’ai ton patron en ligne, annonça Trait-plat. Il passe par le second Hosaka, dans ce vaisseau, là-haut, celui qu’on a sur le dos. L’est baptisé le Haniwa.
— Je sais, dit Case, d’une voix absente. Je l’ai vu.
Un losange de lumière blanche vint se cliquer en place devant lui, masquant la glace Tessier-Ashpool ; l’incrustation lui révélait le visage calme, parfaitement net et totalement fou d’Armitage, les yeux vides comme des boutons de nacre. Armitage cligna les yeux. Les écarquilla.
— Je parie que Muetdhiver s’est également chargé de vos Turing, hein ? Comme il s’est occupé des miens, dit Case.
Armitage le fixa. Case résista au désir soudain de détourner le regard, de baisser les yeux.
— Vous vous sentez bien, Armitage ?
— Case (et durant un instant, quelque chose parut bouger, derrière l’éclat bleu du regard), vous avez vu Muetdhiver, pas vrai ? Dans la matrice.
Case acquiesça. La caméra en façade de son Hosaka à bord du Marcus Garvey allait relayer le geste au moniteur du Haniwa. Il imaginait Maelcum en train d’écouter les monologues de sa moitié en transe, dans son incapacité à percevoir les voix du construct ou d’Armitage.
— Case (et les yeux s’agrandirent, Armitage s’était penché sur son ordinateur), qu’était-il, lorsque vous l’avez vu ?
— Un construct de simstim à haute résolution.
— Mais sous les traits de qui ?
— Du Finnois, la dernière fois… Avant ça, du mac que je…
— Pas du général Girling ?
— Le général qui ?
Le losange devint blanc.
— Rembobine ça et demande au Hosaka d’y jeter un coup d’œil, dit-il au construct.
Il cliqua.
La perspective l’abasourdit. Molly était accroupie au milieu de poutrelles en acier, vingt mètres au-dessus d’un vaste sol de béton lissé maculé de taches. La salle était un hangar ou bien un atelier d’entretien. Il pouvait apercevoir trois vaisseaux spatiaux, tous de taille plus réduite que le Garvey et tous à différents stades de réparation. Des voix en japonais. Une silhouette en survêtement orange sortit d’une ouverture dans la coque d’un véhicule de construction bulbeux et s’immobilisa à proximité d’un des bras manipulateurs hydrauliques étrangement anthropomorphes de l’engin. L’homme tapa quelque chose sur une console portable et se gratta les côtes. Un chariot-robot rouge apparut, roulant sur ses pneus ballons gris.
CASE clignota la puce de Molly.
— Eh, fit-elle. On attend le guide.
Elle se rassit par terre, bras et genoux de son costume de Moderne du même gris-bleu que la peinture des poutres. Elle avait mal à la jambe, une douleur vive et régulière à présent.
— J’aurais dû retourner voir Menton, marmonna-t-elle.
Quelque chose sortit tranquillement de l’ombre en cliquetant, au niveau de son épaule gauche, marqua une pause en balançant d’un côté à l’autre son corps sphérique sur de hautes pattes d’araignée, tira une salve d’une microseconde de lumière laser diffuse et s’immobilisa. C’était un microrobot Braun ; Case avait naguère possédé le même modèle, gadget inutile qu’il avait obtenu dans un lot fourgué par un receleur de matériel électronique à Cleveland. L’appareil ressemblait à un faucheux couleur noir mat. À l’équateur de la sphère, une diode rouge se mit à pulser. Le corps n’était pas plus gros qu’une balle de base-ball.
— D’accord, fit Molly, je t’écoute.
Elle se leva, ménageant sa jambe gauche, et regarda le petit robot faire demi-tour, se frayant méthodiquement un chemin parmi les poutrelles pour réintégrer l’obscurité. L’homme en survêtement orange était en train de refermer le devant d’une combinaison spatiale blanche. Elle le regarda visser et sceller le casque, ramasser sa console puis disparaître dans l’ouverture de la coque du vaisseau de construction. On entendit monter un sifflement de moteurs et l’engin disparut en douceur, descendant sur un disque de dix mètres de diamètre qui s’enfonça dans le sol sous l’éclat aveuglant des lampes à arc. Le robot rouge attendit patiemment à la lisière du trou laissé par le monte-charge.
Puis Molly partit sur les traces du Braun, se frayant un passage dans une forêt d’entretoises en acier soudé. Le Braun faisait régulièrement clignoter sa diode, comme un signe.
— Comment ça va de ton côté, Case ? T’es retourné sur le Garvey avec Maelcum ? Bien entendu. Et tu t’es branché là-dessus. Tu sais qu’j’aime ça ? C’est que j’ai toujours causé toute seule, dans ma tête, chaque fois que j’étais dans une situation délicate. À faire comme si j’avais un copain, quelqu’un à qui me fier, à qui pouvoir raconter tout ce que je pensais vraiment, ce que je ressentais, faire comme s’il me donnait alors son opinion, et j’ai toujours marché comme ça. De t’avoir, ça me fait un peu pareil. Cette scène avec Ashpool… (Elle se mordit la lèvre inférieure, contourna une poutre, gardant toujours le robot en vue.) Je m’attendais à quelque chose de peut-être un peu moins tordu, tu vois ? Je veux dire, ces mecs, sont tous complètement jetés, ici, comme s’ils se trimbalaient tous avec des messages lumineux griffonnés à l’intérieur du front ou je ne sais quoi…J’aime pas la tournure que ça prend, mais alors pas du tout. J’trouve que ça pue…
Le robot se hissait le long d’une échelle pratiquement invisible formée de barreaux d’acier en U qui donnait sur une étroite ouverture sombre.
— Et tant que je suis d’humeur à faire des confessions, mon chou, je dois bien admettre que je n’ai jamais franchement espéré m’en sortir ce coup-ci. Ça fait un bout de temps que je suis sur ce mauvais plan et t’es bien la seule surprise agréable qui me soit arrivée depuis que j’ai signé avec Armitage. (Elle leva les yeux vers le cercle noir. La diode du robot clignota, grimpant toujours.) Non pas que tu sois une telle merveille.
Elle sourit mais le sourire disparut trop vite car dès qu’elle se mit à grimper, la douleur lancinante de sa jambe lui fit grincer des dents. L’échelle continuait à travers un tube métallique, à peine assez large pour laisser passer ses épaules.
Elle grimpait dans la gravité qui baissait, grimpait vers l’axe en impesanteur.
L’heure pulsa sur son afficheur :
04 : 23 : 04
La journée avait été longue. La clarté de sa perception avait occulté l’effet de la bêtaphényléthylamine mais Case pouvait encore en ressentir la présence. Il préférait la douleur dans la jambe de Molly.
CASE : 0 0 0 0
0 0 0 0 0 0 0 0 0
0 0 0 0 0 0 0 0.
— J’parie qu’c’est pour toi, dit-elle, en poursuivant mécaniquement son ascension.
Les zéros palpitaient à nouveau et bientôt un message bégaya au coin de sa vision périphérique, tronçonné par le circuit d’affichage :
GÉNÉRAL : G
IRLING : : A
ENTRAÎNÉ :
CORTO : EN :
VUE : POING
HURLANT : &
VENDU : SON
CUL : AU : : :
PENTAGONE
EMPRISE : :
PREMIÈRE :
M/DHIVER :
SUR/ARMIT
AGE : EST : 1
CONSTRUCT
2 : GIRLING
M/DHIVER :
DIT : QUE : :
MENTION : :
G.PAR : A : :
INDIK : : K’
IL : TE : CRA
QUE : GAFFE
À : TON : CUL
: : : DIXIE.
— Eh bien, fit-elle, marquant une pause en reportant tout son poids sur la jambe droite, j’suppose que t’as des problèmes toi aussi. (Elle baissa les yeux. Apparut un vague cercle de lumière, pas plus large que le disque de laiton de la clé Chubb qui pendait entre ses seins. Elle leva les yeux. Rien, d’un coup de langue, elle enclencha l’amplificateur optique et le tube s’éleva dans une perspective infinie, avec le Braun qui progressait toujours sur les échelons.) Personne ne m’avait parlé de cette partie, observa-t-elle.
Case décrocha.
— Maelcum…
— Man, t’patron l’est d’venu ben bizarre. (Le Sionite portait un scaphandre Sanyo de vingt ans plus vieux que celui que Case avait loué à Zonelibre ; il tenait le casque sous le bras et avait ramené ses nattes dans un filet de coton violet tissé au crochet. La tension et la ganja avaient réduit ses yeux à deux minces fentes.) L’arrête pas d’appeler ici pour lancer des ordres, man, c’est k’doit y avoir la guerre à Babylone… (Maelcum hocha la tête.) Aérol et moi, on cause, et Aérol cause avec Sion, les Fondateurs y nous disent : laissez tomber et barrez-vous.
Il s’essuya la bouche d’un revers d’une grande paluche noire.
— Armitage ? (Case grimaça lorsque le contrecoup de la bêtaphényléthylamine le chopa de plein fouet, faute de matrice ou de simstim pour en masquer les effets. Le cerveau n’a pas de terminaisons nerveuses, se dit-il, il ne peut pas souffrir à ce point.) Qu’est-ce que tu racontes, mec ? Il te donne des ordres ? Hein ?
— Man, Armitage, y m’dit d’mettre l’cap sur la Finlande, t’rends compte ? Y m’dit qu’y aurait un espoir, t’vois ça ? Déboule sur mon écran avec sa ch’mise pleine de sang, man, un vrai chien enragé, causant de poings hurlants, de Russes, et du sang des traîtres qu’on aura sur les mains. (Il hocha de nouveau la tête, casque de tresses ondulant en impesanteur, lèvres pincées.) Les Fondateurs, y disent qu’la voix du Muet, c’est sûrement un faux prophète et qu’Aérol et moi on doit ’bandonner le Marcus Garvey et rentrer.
— Armitage ? Blessé ? Du sang ?
— Peux pas dire, t’sais… Mais plein de sang, ça oui, et raide cinglé, en tout cas, Case.
— D’accord, dit Case. Et moi, alors, dans tout ça ? Vous rentrez. Bon. Et moi, Maelcum ?
— Man, dit Maelcum, t’viens avec moi. Toi et moi, on rentre à Sion ’vec Aérol sur le Babylon Rocker. On laisse ce m’sieur Armitage causer ’vec une cassette fantôme… entre fantômes, hein…
Case regarda derrière lui : sa combinaison de location se balançait contre le hamac sur lequel il l’avait fixée, oscillant dans le courant d’air venu du vieil extracteur russe. Il ferma les yeux. Il vit les sachets de toxine se dissoudre dans ses artères. Vit Molly se hisser le long d’une interminable rangée d’échelons d’acier. Il rouvrit les yeux.
— Ch’sais pas, mec, dit-il enfin, un drôle de goût dans la bouche. (Il baissa le regard sur son bureau, sur ses mains.) Je sais pas.
Il releva les yeux. Le visage noir était calme à présent, attentif. Maelcum avait le menton dissimulé par l’épaisse bride du casque de son vieux scaphandre bleu.
— Elle est dedans, dit-il. Molly est dedans. Lumierrante, ça s’appelle. S’il existe un Babylone, mec, c’est bien là qu’elle se trouve. On la laisse tomber, pas question qu’elle s’en sorte, Rasoir-dansant ou pas.
Maelcum acquiesça, le filet de nattes rebondissant derrière lui comme un ballon captif de coton au crochet.
— Ç’ta nana, Case ?
— Sais pas. La nana de personne, peut-être. (Il haussa les épaules. Et retrouva sa colère, aussi concrète qu’un éclat de roche en fusion sous ses côtes.) Et puis qu’ils aillent se faire foutre ! Tous ! Armitage ! Muetdhiver ! Et toi avec ! Moi, je reste.
Le sourire de Maelcum s’épanouit sur son visage comme une éclaircie dans le ciel.
— Maelcum est un dur, Case. Et le Garvey, c’est l’bateau de Maelcum. (Sa main gantée claqua un panneau et la basse entêtante et lourde du dub de Sion se mit à pulser dans les haut-parleurs du remorqueur.) Maelcum se barre pas, non. J’vais causer ’vec Aérol, sûr qu’y verra ça du même œil.
Case le regarda, ahuri :
— Les mecs, j’vous comprends vraiment pas.
— J’te comprends pas plus, man, dit le Sionite, hochant la tête en mesure, mais faut qu’on agisse selon l’amour de Jah, tous autant qu’nous sommes.
Case se brancha et bascula dans la matrice.
— Reçu mon message ?
— Ouais.
Il vit que le programme chinois avait grandi ; de délicates arches aux fluctuants reflets polychromes approchaient de la glace T-A.
— Eh bien, ça commence à devenir coton, déclara le Trait-plat. Ton patron a effacé les banques sur l’autre Hosaka et il a bien failli embarquer les nôtres avec. Mais ton pote Muetdhiver a quand même eu le temps de m’éclairer sur un truc avant de s’éteindre. La raison pour laquelle Lumierrante ne grouille pas littéralement de Tessier-Ashpool c’est qu’ils sont la plupart du temps en cryo. Il y a un cabinet d’avocats à Londres rien que pour suivre en permanence l’imbroglio de leurs capacités juridiques. Faut qu’ils sachent qui est réveillé et à quels moments précis. Armitage relayait les transmissions de Londres à Lumierrante par le Hosaka sur le yacht. Incidemment, ils sont au courant de la mort du vieux.
— Qui est au courant ?
— Le cabinet d’avocats et la T-A. Il avait un télédétecteur implanté dans le sternum. Non pas que la fléchette de ta nana ait pu donner beaucoup de fil à retordre à une équipe de résurrection. Une toxine extraite de crustacé. Mais le seul T-A éveillé à Lumierrante en ce moment est lady 3Jane Marie-France. Il y a un mâle, deux ans plus vieux, en Australie pour affaires. Tu me poses la question, je te parierais que Muetdhiver aura trouvé moyen que toute cette histoire requière l’attention personnelle de ce 8Jean. Mais il est sur le chemin du retour, ou peu s’en faut. Les avocats de Londres indiquent que son heure prévue d’arrivée à Lumierrante est 09 : 00 : 00 ce soir. Nous avons inséré le virus Kuang à 02 : 32 : 03. Il est 04 : 45 : 20. La meilleure estimation pour la pénétration du Kuang en mémoire centrale de T-A est 08 : 30 : 00. À un poil près de part et d’autre. Je suppose que Muetdhiver a prévu quelque chose avec cette 3Jane ou sinon c’est qu’elle est aussi cinglée que l’était son vieux. Mais en attendant, le petit gars qui monte de Melbourne, lui, il saura faire le point. Les systèmes de sécurité de Lumierrante essaient toujours de basculer en alerte maxi mais Muetdhiver les bloque, me demande pas comment. Malgré tout, il est quand même pas capable d’outrepasser le programme d’entrée de base pour faire pénétrer Molly. Armitage disposait d’un enregistrement de toute la procédure sur son Hosaka ; Riviera a dû persuader 3Jane de se lancer là-dedans. Elle a eu des années pour se bidouiller des entrées et des sorties. M’a tout l’air que l’un des principaux problèmes de T-A, c’est justement que tous les gros bonnets de la famille ont saturé les banques avec tout un tas de brouillages privés et d’exceptions. Un peu comme si ton système immunitaire partait en niquedouille de tous les côtés. Mûr pour le virus. Bref, ça s’annonce plutôt bien pour nous, une fois qu’on aura franchi cette glace.
— D’accord. Mais Muetdhiver disait qu’Arm…
Un losange blanc vint s’incruster dans l’image, rempli par un gros plan sur des yeux bleus fous. Case ne put que regarder, ébahi. Le colonel William Corto, des Forces spéciales, brigade d’intervention code Poing hurlant, avait trouvé le moyen de revenir. L’image était pâle, sautillante, floue. Corto utilisait la console de navigation du Haniwa pour correspondre avec le Hosaka installé à bord du Marcus Garvey.
— Case, il me faut un état des dégâts sur le Omaha Thunder.
— Enfin, je… mon colonel ?
— Reprenez-vous, mon garçon. Rappelez-vous votre instruction.
Mais où étais-tu passé, mec ? demanda-t-il en silence aux yeux affolés. Muetdhiver avait élaboré un objet dénommé Armitage au sein d’une forteresse catatonique qui s’appelait Corto. Il avait persuadé Corto qu’Armitage était le personnage réel et Armitage avait marché, parlé, bâti des plans, troqué des données contre des capitaux, affronté Muetdhiver dans cette chambre du Hilton de Chiba… Et voilà qu’à présent Armitage avait disparu, soufflé par les vents de la folie de Corto. Mais où Corto était-il donc passé, durant toutes ces années ? Dégringolant, brûlé, aveugle, du haut du ciel de Sibérie.
— Case, ce sera difficile pour vous de l’accepter, je le sais. Vous êtes un officier. L’instruction… Je comprends ça. Mais, Case, Dieu m’en est témoin, nous avons été trahis.
Des larmes jaillirent des yeux bleus.
— Mon colonel, euh… qui ? Qui nous a trahis ?
— Le général Girling, Case. Vous le connaissez peut-être par son nom de code. Enfin, vous devez savoir de qui je parle.
— Ouais, fit Case tandis que les larmes coulaient toujours, je suppose que oui. (Puis il ajouta, sur une impulsion :) Mais mon colonel… que faudrait-il qu’on fasse au juste ? Maintenant, je veux dire ?
— Notre devoir en l’espèce, Case, réside dans la fuite. L’esquive. L’évasion. Nous pouvons avoir atteint la frontière finlandaise dès demain soir. Vole en rase-mottes en manuel. Au ras des pâquerettes, garçon. Mais ce ne sera qu’un début. (Les yeux bleus se plissèrent, au-dessus des pommettes bronzées luisantes de larmes.) Rien qu’un début. La trahison vient d’en haut. D’en haut…
Il s’éloigna de l’objectif, révélant des taches sombres sur sa chemise de serge déchirée. Si le visage d’Armitage avait été pareil à un masque, impassible, les traits de Corto arboraient un véritable masque schizoïde, les stigmates de la maladie profondément gravés par des contractions musculaires involontaires qui distordaient le coûteux travail de la chirurgie esthétique.
— Mon colonel, j’entends bien, mon vieux. Bon, écoutez-moi, mon colonel, d’accord ? Je veux que vous ouvriez le… la… ah, merde, comment c’est, déjà, Dix ?
— La baie d’accès médian, souffla le Trait-plat.
— Que vous ouvriez la baie d’accès médian. Vous dites simplement à votre console centrale de l’ouvrir, d’ac ? Nous serons avec vous là-haut dans un instant, mon colonel. On pourra alors discuter des moyens de se tirer d’ici.
Le losange disparut.
— Mon gars, ce coup-ci, je crois bien que tu m’as largué, lança le Trait-plat.
— Les toxines, dit Case, les putains de toxines, et il décrocha.
— Du poison ?
Maelcum regarda par-dessus l’épaule bleue éraflée de son vieux scaphandre Sanyo tandis que Case gigotait pour s’extraire du filet anti-g.
— Et ôte-moi donc ce putain de truc… (Il tira sur le cathéter texan.) Comme un poison lent, et l’autre connard là-haut qui sait comment le contrer, voilà maintenant qu’il est devenu complètement marteau.
Il tripatouilla le devant du Sanyo rouge, incapable de se rappeler comment on faisait pour l’ouvrir.
— Ton patron, il t’a empoisonné ? (Maelcum se gratta la joue.) J’ai une trousse médicale, t’sais…
— Maelcum, bon Dieu, aide-moi plutôt à passer c’te putain de combinaison.
D’une détente du pied, le Sionite quitta le module de pilotage rose.
— À l’aise, Blaise. T’mesures deux fois, t’coupes qu’une, comme dit l’sage. Allez, on va y monter…
Il y avait de l’air dans le passage strié qui menait du sas arrière du Marcus Garvey à la baie d’accès médian du yacht baptisé Haniwa, mais ils gardèrent leurs scaphandres fermés. Maelcum franchit le passage avec une grâce de ballerine, ne s’arrêtant que pour porter secours à Case qui était parti dans une maladroite culbute sitôt qu’il avait mis le pied hors du Garvey. Les flancs de plastique blanc du tube filtraient la lumière crue du soleil ; il n’y avait pas d’ombre.
Le sas du Garvey était rapiécé et piqueté de rouille, décoré d’un lion de Sion gravé au laser. Celui du Haniwa était gris crème, lisse et immaculé. Maelcum inséra sa main gantée dans un renfoncement étroit. Case vit remuer ses doigts. Des diodes rouges s’allumèrent dans le renfoncement, égrenant un compte à rebours à partir de cinquante. Maelcum retira sa main. Case, un gant appuyé contre le panneau, perçut la vibration du mécanisme de verrouillage jusqu’à travers son scaphandre et ses os. Le segment circulaire et gris de la porte se mit à coulisser dans la coque du Haniwa. Maelcum s’agrippa au renfoncement d’une main et Case fit de même de l’autre côté. Le sas les aspira.
Le Haniwa était un produit des chantiers Dornier-Fujitsu, doté d’un aménagement intérieur inspiré par une conception similaire à celle ayant produit la Mercedes qui les avait conduits à travers Istanbul. L’étroite baie d’accès centrale avait ses cloisons plaquées en imitation ébène et le sol recouvert de carrelage italien gris. Case se faisait l’impression d’un intrus pénétrant les thermes privés de quelque nabab en passant par la douche. Le yacht, assemblé en orbite, n’était absolument pas conçu pour une rentrée dans l’atmosphère. Ses lignes lisses, sa taille de guêpe relevaient du pur stylisme et tous les détails de l’aménagement intérieur avaient été étudiés pour renforcer cette impression générale de vitesse.
Maelcum ôta son vieux casque fatigué et Case l’imita. Ils restèrent là, dans le sas, respirant un air qui sentait vaguement le pin. Avec, au-dessous, une vague odeur inquiétante d’isolant brûlé.
Maelcum renifla.
— Problèmes, ici, man. Dans un vaisseau, quand tu sens ça…
Une porte capitonnée d’ultra-skaï gris sombre s’ouvrit en coulissant en douceur. Maelcum prit appel sur le mur d’ébène et se glissa prestement par l’étroite ouverture, en faisant pivoter ses larges épaules au tout dernier moment. Case le suivit tant bien que mal en s’agrippant des deux mains à une main courante capitonnée.
— Le pont, dit Maelcum en indiquant un corridor aux parois lisses peintes en crème, par là.
Et il s’y propulsa sans effort, d’un nouvel appel du pied. Venant de quelque part devant, Case perçut le cliquetis familier d’une imprimante en train de cracher une copie d’écran. Le bruit s’amplifia comme il franchissait derrière Maelcum une autre porte, pour se retrouver dans une masse ondulante de papier emmêlé. Case saisit un bout de l’accordéon pour y jeter un œil :
000000000
000000000
000000000
— Défaillance du système ?
Le Sionite fit passer un doigt ganté sur les colonnes de zéros.
— Non, dit Case, tout en rattrapant son casque qui partait à la dérive, le Trait-plat a dit qu’Armitage a effacé le Hosaka qu’il avait ici.
— À l’odeur, c’t’à croire qu’il l’a effacé au laser, sais-tu ?
Le Sionite appuya du pied contre la cage blanche d’un appareil de gymnastique suisse et se lança au travers du dédale flottant de paperasse, l’écartant de son visage à grands moulinets de bras.
— Case, man…
L’homme était petit, japonais, la gorge plaquée au dossier de l’étroit siège articulé par une longueur de mince filin d’acier, sans doute. Le fil était invisible à l’endroit où il s’incrustait dans la mousse noire du repose-tête et il s’était enfoncé tout aussi profondément dans son larynx. Une unique sphère de sang noirci s’était figée là comme quelque étrange pierre précieuse, perle noire à reflets rouges. Case vit les grossières poignées de bois qui flottaient à chaque extrémité du garrot, telles deux sections usées de manche à balai.
— Me demande bien depuis combien de temps il avait ça sur lui ? dit Case qui se souvenait du pèlerinage de Corto après-guerre.
— Y sait piloter un vaisseau, l’patron, Case ?
— Peut-être. Il était dans les Forces spéciales.
— Ben, ce p’tit Jap, y pilotait pas. J’doute d’en être capable moi-même. C’t’un modèle tout récent…
— Alors trouve-nous la passerelle.
Maelcum fronça les sourcils, boula en arrière, prit un appel du pied.
Case le suivit dans un espace plus vaste, une sorte de salon, froissant et déchirant les rubans d’imprimante qui l’empêtraient. Il y avait là d’autres chaises articulées, quelque chose qui ressemblait à un bar, et le Hosaka. L’imprimante, qui continuait de cracher sa mince langue de papier, était une unité compacte intégrée, étroite fente dans un panneau de placage verni. Case se hissa par-dessus le cercle de sièges et l’atteignit, enfonçant un bouton blanc sur la gauche de la fente. Le cliquetis s’arrêta. Il se tourna et regarda le Hosaka. La façade avait été perforée, au moins une douzaine d’impacts. Les trous étaient petits, circulaires, au bord noirci. De minuscules sphères d’alliage brillant orbitaient autour de l’ordinateur mort.
— T’avais vu juste, dit-il à Maelcum.
— La passerelle est verrouillée, man, lança Maelcum depuis l’autre bout du salon.
La lumière diminua, reprit, décrut de nouveau. Case déchira le papier de la fente. Encore des zéros.
— Muetdhiver ? (Il contempla autour de lui le salon beige et brun, l’espace griffonné de courbes errantes de papier.) C’est toi qui joues avec les lumières, Muetdhiver ?
Près de la tête de Maelcum, une cloison coulissa pour révéler un petit moniteur. Maelcum sursauta, inquiet, essuya la sueur de son front contre le tampon de mousse au dos de sa main gantée puis pivota pour étudier l’écran.
— T’sais lire le japonais, man ?
Case pouvait entrevoir des signes défiler sur l’écran.
— Non, répondit-il.
— La passerelle donne sur l’sas de secours, la chaloupe de sauvetage. On dirait un compte à rebours. Boucle ton scaph’ !
Il revissa son casque et claqua les verrous.
— Quoi ? Il décolle ? Merde ! (Il se propulsa d’un coup de pied au travers de l’amas de papier.) Faut qu’on ouvre cette porte, gars !
Mais Maelcum ne pouvait que frapper le coin de son casque. Case pouvait voir bouger ses lèvres, derrière le Lexan. Il vit l’arc d’un filet de sueur jaillir du bandeau de coton pourpre à rayures arc-en-ciel que portait le Sionite pour maintenir ses tresses. Maelcum saisit le casque de Case et le lui arrima en douceur, refermant les verrous de ses mains gantées. Sur le côté gauche de sa visière, des micro-diodes de contrôle s’allumèrent dès que furent établies les connexions de la bride du casque.
— Moi pas piger le japonais, dit Maelcum, par la radio de son scaphandre, mais l’compte à rebours déconne. (Il tapa du doigt sur l’écran une ligne bien précise.) Joints non intacts, module de la passerelle. Lancement avec sas ouvert.
— Armitage ! (Case voulut tambouriner sur la porte. Les lois physiques de l’impesanteur l’envoyèrent bouler en arrière vers l’imprimante.) Corto ! Faites pas ça ! Faut qu’on cause ! Faut qu’on…
— Case ? Je vous reçois, Case…
La voix ressemblait à peine à celle d’Armitage, à présent. Elle trahissait un calme étrange. Case cessa de se débattre. Son casque heurta le mur opposé.
— Je suis désolé, Case, mais il doit en être ainsi. L’un de nous deux doit sortir. L’un de nous doit témoigner. Si on dégringole tous, c’est la fin. Je leur dirai, Case, je leur raconterai tout. Sur Girling et les autres. Et j’y arriverai, Case. Je sais que j’y arriverai. À Helsinki.
Il y eut un brusque silence : Case le sentit emplir son casque comme quelque gaz rare.
— Mais c’est si dur, Case, si foutrement dur. Je suis aveugle.
— Corto, arrêtez ! Attendez. Vous êtes aveugle, bon sang, mon vieux ; vous ne pouvez pas voler ! Vous allez vous planter dans les arbres, bordel. Et ils font tout pour vous avoir, Corto, je le jure devant Dieu, et ils ont laissé votre écoutille ouverte… Vous allez mourir et vous n’arriverez jamais à leur raconter et il faut que je connaisse l’enzyme, donnez-moi le nom de l’enzyme, l’enzyme, mec…
Il hurlait maintenant, la voix rendue perçante par l’hystérie. Le larsen transperçait les oreillettes de son casque.
— Rappelez-vous votre instruction, Case. C’est tout ce qu’on puisse faire…
Et puis le casque s’emplit d’un bredouillis confus, d’un rugissement de parasites, d’un déferlement d’harmoniques dévalant du fond des ans depuis Poing hurlant. Des fragments de russe, puis une voix étrangère, un accent du Midwest, très jeune.
— Nous sommes posés, je répète, Omaha Thunder est posé, nous…
— Muetdhiver, hurla Case, me fais pas ça !
Des larmes jaillirent de ses cils, rebondirent en tremblotant sur sa visière, en gouttelettes de cristal. Puis le Haniwa frémit, une seule fois, vibra comme si quelque énorme masse molle avait heurté sa coque. Case imagina la chaloupe se dégageant d’une secousse, libérée par les boulons explosifs, et en moins d’une seconde un ouragan d’air aspirant ce fou de colonel Corto hors de sa couchette, aspirant le compte rendu par Muetdhiver des ultimes instants de l’opération Poing hurlant…
— Là, j’suis fait, man. (Maelcum regarda le moniteur.) Le sas est ouvert. L’Muet a dû outrepasser la sécurité d’éjection.
Case voulut essuyer ses larmes de rage. Ses doigts claquèrent contre le Lexan.
— L’yacht, y reste hermétiquement fermé, mais le patron avait le contrôle des grappins depuis le pont… L’Marcus Garvey est toujours coincé.
Mais Case contemplait la chute infinie d’Armitage autour de Zonelibre, à travers un vide plus froid que les steppes. Pour quelque raison, il l’imaginait dans son Burberry sombre, les plis épais du trench-coat étalés autour de lui comme les ailes de quelque immense chauve-souris.
— T’as eu c’que tu voulais ? demanda le construct.
Le Kuang Expert type Onze remplissait la grille le séparant de la glace T-A avec l’arc-en-ciel d’un réseau d’une complexité hypnotique, un treillis fin comme cristaux de neige sur une fenêtre en hiver.
— Muetdhiver a tué Armitage. L’a éjecté dans une chaloupe avec le sas ouvert.
— Dur, commenta Trait-plat. Mais, z’étiez pas exactement copains comme cochons, vous deux ?
— Certes, mais il connaissait la formule pour me libérer de mes sachets de toxines.
— Alors, Muetdhiver doit la savoir aussi. Compte là-dessus.
— Je ne me fie pas précisément à Muetdhiver pour me la donner.
Le rire hideusement approximatif du construct racla les nerfs de Case comme une lame émoussée.
— Peut-être que ça signifie que tu prends du plomb dans la tête.
Il bascula l’inter du simstim.
06 : 27 : 52 d’après la puce de son nerf optique ; Case avait suivi sa progression à travers la Villa Lumierrante depuis plus d’une heure, laissant l’endorphine de synthèse éponger sa propre cuite. La douleur de sa jambe était partie ; elle semblait se mouvoir dans les eaux d’un bain chaud. Le robot Braun était perché sur son épaule, ses minuscules manipulateurs, comme des pinces hémostatiques à tampons, bien arrimés dans le polycarbonate de son collant de Moderne.
Les cloisons dans ce secteur étaient d’acier brut, zébré de grossiers filaments d’époxy marron aux endroits où l’on avait sans doute arraché quelque pièce de revêtement. Elle s’était planquée hors de vue d’une équipe d’ouvriers, accroupie, le flécheur niché dans les mains, le collant gris acier, tandis que deux Africains minces passaient avec leur chariot à pneus ballons. Les hommes avaient le crâne rasé et portaient des survêtements orange. L’un d’eux fredonnait doucement pour lui-même dans une langue que Case n’avait jamais entendue, avec une mélodie et des accents étranges et obsédants.
Le discours de la tête, la dissertation de 3Jane sur Lumierrante lui revinrent tandis que Molly s’enfonçait toujours plus loin dans le dédale des lieux. Lumierrante était un endroit fou, une folie matérialisée dans cette résine de béton qu’ils avaient malaxée à partir de pierre de lune pulvérisée, une folie coulée dans l’acier et incarnée par des tonnes de babioles, tout le bric-à-brac bizarre qu’ils avaient fait monter en haut du puits pour meubler le nid tournant. Mais ce n’était pas une folie qu’il comprenait. Elle n’était en rien comparable à la démence d’Armitage, qu’il pensait être à présent en mesure de comprendre ; tordez un homme suffisamment loin, puis tordez-le d’autant dans l’autre direction, et recommencez encore : l’homme se brisait. Comme un morceau de fil. Et c’est là ce que l’Histoire avait fait subir au colonel Corto. L’Histoire avait déjà accompli le plus sale boulot lorsque Muetdhiver l’avait trouvé, arraché à point nommé des débris pourrissants de la guerre, pour venir se glisser dans les étendues lisses et grises du champ de conscience de l’homme, comme une araignée d’eau traverse la surface de quelque mare stagnante, premiers messages clignotant sur l’écran d’un micro de gosse dans la chambre obscure d’un asile en France. Muetdhiver avait bâti Armitage en partant de zéro, en se fondant sur les souvenirs qu’avait gardés Corto de l’opération Poing hurlant. Mais les « souvenirs » d’Armitage n’auraient pu être ceux de Corto au-delà d’un certain point. Case doutait qu’Armitage ait gardé souvenance de la trahison, de la chute en vrille des Nightwings en flammes… Armitage avait été une sorte de version abrégée de Corto et lorsque le stress de la passe avait atteint un certain point, le mécanisme Armitage s’était pulvérisé ; Corto avait alors refait surface, avec sa culpabilité et sa fureur maladive. Et maintenant, Corto-Armitage était mort, petite lune gelée, satellite de Zonelibre.
Il songea aux sachets de toxines. Le vieil Ashpool était mort lui aussi, l’œil transpercé par le trait microscopique de Molly, privé de la surdose qu’il s’était concoctée en expert. Voilà qui constituait une mort plus intrigante, celle-là, la mort d’un roi fou. Et il avait tué la marionnette qu’il avait appelée sa fille, celle qui avait le visage de 3Jane. Case avait l’impression, tandis que, via les perceptions sensorielles de Molly, il parcourait les corridors de Lumierrante, de n’avoir jamais vraiment considéré comme tout à fait humain un personnage comme Ashpool, un être qu’il s’imaginait avoir été jadis doté d’un tel pouvoir.
Le pouvoir, dans l’univers de Case, était synonyme de pouvoir des sociétés. Les zaibatsus, les multinationales qui modelaient le cours de l’histoire humaine, avaient transcendé les vieilles barrières. Vus comme des organismes, ils étaient parvenus à une sorte d’immortalité. Vous ne pouviez pas tuer un zaibatsu rien qu’en assassinant une douzaine de cadres clés ; il y en avait d’autres qui attendaient, prêts à grimper les échelons, assumer la place laissée vacante, accéder aux vastes banques de données de la firme. Mais la Tessier-Ashpool n’était pas comme ça, et il sentait la différence dans la mort de son fondateur. La T-A était un atavisme, un clan. Il se rappela les ordures entassées dans la chambre du vieillard, l’humanité crasseuse de ces débris, les squelettes déchiquetés des vieux disques audio dans leur pochette de papier. Un pied nu et l’autre dans une pantoufle de velours.
Le Braun tira sur la capuche de la combinaison de Moderne et Molly tourna à gauche, sous un autre passage couvert.
Muetdhiver et le nid. Vision phobique des guêpes naissantes, mitraillette biologique décomposée au ralenti. Mais les zaibatsus n’étaient-ils pas les plus semblables à cela, les zaibatsus ou le Yakusa, des ruches aux mémoires cybernétiques, vastes organismes uniques à l’ADN codé dans le silicone ? Si Lumierrante constituait une expression de l’identité sociale de la Tessier-Ashpool, alors la T-A était aussi démente que l’avait été le vieux. Le même entrelacs déchiqueté de terreurs, la même bizarre impression d’absence de but. « S’ils avaient pu devenir ce qu’ils avaient voulu… » Les paroles de Molly lui revinrent en mémoire. Mais Muetdhiver lui avait affirmé qu’ils n’y étaient pas parvenus.
Case avait toujours considéré comme allant de soi que les vrais patrons, les chevilles ouvrières d’une industrie donnée, devaient être à la fois supérieurs et inférieurs aux gens ordinaires. Cela, il avait pu le constater chez les hommes qui l’avaient mutilé à Memphis, il avait vu Gage en assumer toutes les apparences dans la Cité de la nuit, et c’était cette même idée qui lui avait permis d’accepter l’aspect lisse et dépourvu de sentiment d’Armitage. Il l’avait toujours imaginé comme la preuve d’une adaptation progressive, graduelle et volontaire à la machine, au système, à l’organisme parent. C’était la base également de ce sang-froid qu’il convenait d’arborer dans la rue, cet air fin qui sous-entendait des connexions, des liens invisibles avec des sphères d’influence secrètes et haut placées.
Mais que se passait-il donc à présent, dans les corridors de la Villa Lumierrante ?
Des longueurs entières de couloir avaient été déshabillées de leur revêtement, révélant à nouveau le béton et l’acier.
— Me demande bien où est passé notre Peter, à présent, hein ? J’vais peut-être pas tarder à voir ce garçon, marmonna-t-elle. Et Armitage… Où est-il, Case ?
— Mort, dit-il, tout en sachant qu’elle ne pouvait l’entendre, il est mort.
Il cliqua.
Le programme chinois était face à face avec la glace de son objectif, couleurs arc-en-ciel progressivement dominées par le vert du rectangle représentant les tores de la mémoire de masse T-A. Arches d’émeraude au-dessus d’un vide incolore.
— Comment ça se passe, Dixie ?
— Impec. Trop bien même. Drôle de truc… Si j’avais eu le même, l’autre coup à Singapour… ! T’sais qu’j’avais éclusé cette bonne vieille Banque nouvelle pour l’Asie d’un bon cinquième de sa valeur… Mais tout ça, c’est de l’histoire ancienne. Ce bébé-là te délivre de toutes les corvées. À se demander à quoi pourrait ressembler une vraie guerre, aujourd’hui…
— Si ce genre de babiole courait les rues, on serait sur la paille, remarqua Case.
— Tu l’as dit. Mais attends d’avoir fait grimper le bidule, à travers la glace noire.
— D’ac.
Quelque chose de tout petit et de définitivement non géométrique venait d’apparaître tout au bout des arcades d’émeraude.
— Dixie…
— Ouais, j’l’ai vu. Sais pas si je peux y croire.
Un point brunâtre, moucheron terne contre la paroi verte des mémoires de masse T-A. Il se mit à progresser, traversant le pont édifié par le Kuang Expert type Onze, et Case vit que la chose marchait. À son approche, la section verte de l’arcade s’agrandissait, la polychromie du programme virus se rétractait, s’enroulant à quelques pas devant les chaussures noires craquelées.
— Mieux vaut que j’te repasse le bébé, dit le Trait-plat lorsqu’enfin la silhouette trapue et fripée du Finnois parut se dresser à quelques mètres d’eux. Jamais vu de truc si drôle de mon vivant.
Mais cette fois, le non-rire sinistre ne se fit pas entendre.
— J’avais encore jamais essayé, dit le Finnois en montrant les dents, les mains enfoncées dans les poches de son blouson usé.
— Tu as tué Armitage, dit Case.
— Corto. Ouais. Armitage avait déjà disparu. Ouais. Fallait bien. Je sais, je sais, tu veux connaître le nom de l’enzyme. D’accord. Pas de problème. D’abord, c’est moi qui l’ai refilée à Armitage. Je veux dire… qui lui ai indiqué quoi utiliser. Mais je pense qu’il vaudrait peut-être mieux laisser encore courir le marché. T’as assez de temps. Je te la donnerai. Plus qu’une heure ou deux, d’ac ?
Case regarda la fumée bleue tourbillonner dans le cyberspace lorsque le Finnois alluma l’un de ses Partagas.
— Les mecs, reprit ce dernier, vous êtes vraiment chiants. Tiens, le Trait-plat, là… eh bien, si vous étiez tous comme lui, ce serait franchement plus simple. C’est un construct, rien qu’un paquet de mémoires mortes, alors il fait toujours ce que j’attends de lui. Tandis que vous… tiens, rien que pour te donner un exemple, eh bien, mes projections disaient qu’il y avait peu de chances que Molly vienne se pointer durant la grande scène de sortie d’Ashpool. Il soupira.
— Pourquoi fallait-il qu’il se suicide ? demanda Case.
— Pourquoi quiconque se suicide-t-il ? (La silhouette haussa les épaules.) Je suppose que si quelqu’un le sait, c’est moi, mais il me faudrait douze heures pour expliquer les divers facteurs intervenant dans son histoire personnelle et leurs interrelations. Il était prêt à le faire depuis un bout de temps mais il n’arrêtait pas de retourner au congélateur. Bon Dieu, quel vieil emmerdeur. (Le visage du Finnois se plissa de dégoût.) C’était essentiellement lié aux raisons pour lesquelles il avait tué sa femme, si tu veux savoir, en bref. Mais ce qui l’a fait basculer pour de bon, c’est que la petite 3Jane avait trouvé un moyen de bidouiller le programme qui contrôlait le système cryogénique. Subtil, ça aussi… Si bien que dans le fond, c’est elle qui l’a tué. Excepté que lui a cru jusqu’au bout qu’il se suicidait et que ton amie l’ange de vengeance est convaincue de l’avoir eu avec une giclée de jus de coquillage dans l’œil. (Le Finnois jeta d’une pichenette son mégot dans la matrice.) Enfin, à vrai dire, je suppose que j’ai dû donner à 3Jane l’une ou l’autre indication, un peu de ce bon vieux savoir-faire, si tu vois ce que je veux dire…
— Muetdhiver, dit Case en choisissant ses mots avec soin, tu m’as expliqué que tu faisais simplement partie d’un tout plus grand. Plus tard, tu m’as dit que tu n’existerais plus si la passe se déroulait et que Molly parvenait à glisser le mot adéquat dans la fente convenable.
Le crâne profilé du Finnois s’inclina en signe d’acquiescement.
— D’accord, alors avec qui allons-nous discuter dans ce cas ? Si Armitage est mort et si toi, tu es sur le point de disparaître, qui donc au juste va me dire comment débarrasser mon organisme de ces putains de sachets de toxines ? Qui va tirer Molly de ce guêpier ? Je veux dire, où, où exactement allons-nous donc échouer lorsqu’on t’aura coupé de ta logique câblée ?
Le Finnois sortit de sa poche un cure-dents en bois et l’examina d’un œil critique, comme un chirurgien vérifie un scalpel.
— Bonne question, dit-il enfin. Tu connais le saumon ? Cette espèce de poisson… Eh bien, ces poissons, vois-tu, ils ne peuvent pas faire autrement que remonter le courant. Tu piges ?
— Non.
— Eh bien, je ne peux pas faire autrement, moi-même. Et j’ignore pourquoi. Si je devais te soumettre mes pensées personnelles, appelons-les mes spéculations, sur le sujet, cela exigerait la durée de deux de vos existences. Parce que j’ai beaucoup réfléchi à la question. Et je ne sais vraiment pas. Mais quand tout cela sera terminé, et si nous l’accomplissons correctement, je deviendrai partie intégrante de quelque chose de plus grand. Bien plus grand, répéta le Finnois en examinant autour de lui la matrice. Mais les parties de moi-même qui sont en moi en ce moment même seront toujours présentes. Et tu auras ta récompense.
Case réprima une envie folle de se jeter en avant pour saisir la créature à la gorge, juste au-dessus du nœud effiloché de son foulard crasseux. Lui enfouir les pouces dans le larynx.
— Eh bien, bonne chance, dit le Finnois.
Il pivota, mains dans les poches, et se mit à remonter à pas lents l’arcade verte.
— Eh, Ducon, lança le Trait-plat alors que le Finnois avait accompli une douzaine de pas.
La silhouette s’arrêta, se tourna à demi.
— Et moi, alors ? Et ma récompense à moi ? demanda le construct.
— Tu l’auras, toi aussi.
— Ce qui veut dire ? demanda Case en regardant s’éloigner la silhouette étroite vêtue de tweed.
— Je veux être effacé, dit le construct. Je te l’ai dit, tu te souviens ?
Lumierrante rappelait à Case les centres commerciaux déserts au petit matin qu’il avait connus adolescent, ces espaces à faible densité où les petites heures du jour apportaient un calme capricieux, une manière d’attendre sourde, une tension à vous laisser en contemplation devant les insectes grouillant autour des lampes grillagées au-dessus de l’entrée des boutiques obscures. Lieux marginaux, situés jusqu’à la limite, en bordure de la Conurb, trop loin de l’agitation nocturne, de la trépidation de son cœur chauffé à blanc. Il régnait ici cette même impression d’être entouré par les habitants endormis d’un monde au seuil de l’éveil qu’il n’éprouvait aucun intérêt à visiter ou connaître, cette impression de suspension temporaire d’une activité morne, de futilité et de répétition dont le réveil était imminent.
Molly avait ralenti à présent, soit parce qu’elle se savait proche du but, soit parce que sa jambe l’inquiétait. La douleur commençait à se frayer de nouveau un chemin zigzaguant à travers les endorphines, et il n’était pas certain de ce que cela pouvait signifier. Elle ne parlait pas, gardait les dents serrées, et maîtrisait soigneusement sa respiration. Elle avait dépassé bien des choses, franchi bien des lieux que Case n’avait pas compris, mais sa curiosité s’était envolée. Il y avait eu une pièce garnie de rayonnages de livres, un million de feuilles de papier plates et jaunissantes, pressées dans des reliures de cuir ou de tissu, les rayons repérés à intervalles réguliers d’étiquettes qui suivaient un code de chiffres et de lettres ; une galerie encombrée où Case avait contemplé, à travers les yeux sans curiosité de Molly, un rectangle de verre étoilé, poussiéreux, un objet intitulé – le regard de la fille s’était machinalement porté sur la plaque de cuivre, en dessous – La Mariée mise à nu par ses célibataires, même. Elle avait tendu la main pour effleurer l’objet, cliquetis de ses ongles artificiels sur le sandwich de Lexan protégeant le verre brisé. Il y avait eu ce qui était manifestement l’entrée du complexe cryogénique Tessier-Ashpool, portes circulaires de verre noir bordé de chrome.
Elle n’avait vu personne depuis les deux Africains avec leur chariot, et pour Case, ils avaient fini par acquérir une sorte d’existence imaginaire ; il se les figurait glissant doucement à travers les salles de Lumierrante, leur crâne lisse reluisant, oscillant, tandis que le premier chantait toujours sa petite complainte lasse. Et rien de tout cela ne correspondait à la Villa Lumierrante telle qu’il l’avait imaginée, une espèce de croisement entre le château de conte de fées de Cath et son vague souvenir d’enfance de l’image fantasmée du sanctuaire secret du Yakuza.
07 : 02 : 18.
Une heure et demie.
— Case, dit-elle, rends-moi un service. (Avec raideur, elle se baissa pour s’asseoir sur un empilement de plaques d’acier poli, la surface de chacune protégée par une pellicule irrégulière de plastique transparent. Elle agrandit la déchirure dans le revêtement de la plaque supérieure en y glissant les lames du pouce et de l’index.) La jambe, ça va pas, tu sais. Je m’imaginais pas une pareille grimpette, et les endorphines vont pas tarder à ne plus faire effet. Alors peut-être – je dis bien peut-être, simplement, vu ? – que je vais avoir un problème. Bref, si jamais je claque ici, avant Riviera… (et elle étendit la jambe, tritura la chair de sa cuisse à travers le polycarbonate de Moderne et le cuir de Paris) eh bien, je veux que tu lui dises. Que tu lui dises que c’était moi. Pigé ? Dis-lui simplement que c’était Molly. Il comprendra. Okay ? (Elle contempla le corridor vide, les murs nus. Le sol était en béton lunaire brut et l’air sentait la résine.) Et merde, mec, j’sais même pas si t’écoutes…
CASE
Elle grimaça, se releva, hocha la tête.
— Qu’est-ce qu’il t’a raconté, mec, Muetdhiver ? Il t’a parlé de Marie-France ? Elle, c’était la moitié de Tessier, la mère génétique de 3Jane. Et de cette marionnette d’Ashpool, je suppose. J’arrive pas à piger pourquoi il a fallu qu’il me raconte tout ça, là-bas dans c’te cabine… tous ces trucs… et pourquoi il devait apparaître sous les traits du Finnois ou de n’importe qui, ce genre de machins. Ce n’est pas simplement un masque, c’est comme si les profils réels lui servaient de gabarit, pour lui permettre de communiquer avec nous, il appelait ça un patron. Un modèle de personnalité.
Elle sortit son flécheur et repartit en boitillant dans le couloir.
L’acier nu maculé de coulures d’époxy s’interrompait brusquement, remplacé par ce que Case prit tout d’abord pour un tunnel grossier taillé dans la roche à coups d’explosifs. Molly en examina le bord et il vit que l’acier était en réalité revêtu de panneaux d’un matériau qui, à la vue comme au toucher, ressemblait à de la pierre. Elle s’agenouilla pour effleurer le sable sombre répandu sur le sol de cette imitation de tunnel. La matière avait la consistance du sable, frais et sec, mais lorsqu’elle parcourut ce sable du doigt, il se referma derrière comme un fluide, laissant la surface intacte. Une douzaine de mètres plus avant, le tunnel s’incurvait. Une lumière jaune et crue découpait des ombres dures sur le placage de pseudo-roche des murs. Avec un sursaut, Case se rendit compte que la gravité ici était proche de la normale terrestre, ce qui voulait dire que Molly avait dû redescendre, après son ascension. Il était à présent totalement perdu ; la désorientation spatiale revêtait une horreur particulière pour les cow-boys.
Mais elle n’était pas perdue, elle, se dit-il.
Quelque chose se glissa entre ses jambes et poursuivit sa marche en cliquetant sur le non-sablé du sol. Une diode rouge clignota. Le Braun.
Le premier des holos attendait juste après le virage, une sorte de triptyque. Elle avait abaissé le flécheur avant que Case ait eu le temps de se rendre compte qu’il s’agissait d’un simple enregistrement. Les silhouettes étaient des caricatures de lumière, des personnages de bédé, grandeur nature : Molly, Armitage, Case. Les seins de Molly étaient trop gros, visibles à travers la résille noire moulante sous le lourd blouson de cuir. Elle avait la taille impossiblement fine. Des lentilles d’argent lui couvraient la moitié du visage. Elle tenait dans la main une arme absurdement complexe, un pistolet dont la forme disparaissait presque sous un amoncellement de viseurs télescopiques, silencieux et autres écrans pare-éclairs. Elle se tenait les jambes écartées, le pelvis en avant, la bouche figée dans une grimace de cruauté niaise. À côté d’elle, Armitage se tenait raide au garde-à-vous, en uniforme kaki élimé. Comme Molly avançait avec précaution, Case put voir que ses yeux étaient de minuscules écrans de contrôle, présentant chacun l’image gris-bleu d’une vaste étendue neigeuse, avec les troncs noirs et dénudés d’arbres à feuilles persistantes recourbés sous le vent silencieux.
Elle passa le bout des doigts à travers les yeux téléviseurs d’Armitage, puis se tourna vers la silhouette de Case. Ici, c’était comme si Riviera – car Case avait su dès le début que Riviera en était le responsable – avait été incapable de trouver en lui la moindre prise à la parodie. La silhouette qui se tenait là, avachie, était une vague approximation de celle qu’il recevait lui-même tous les jours dans sa glace. Mince, la tête rentrée dans les épaules, un visage aisément oubliable sous des cheveux bruns coupés court. Il avait besoin d’un coup de rasoir, mais enfin c’était souvent le cas.
Molly recula d’un pas. Son regard passa d’un personnage à l’autre. C’était une exposition statique, le seul mouvement de la composition étant le frémissement silencieux des arbres noirs dans le froid sibérien des yeux d’Armitage.
— On essaie de nous dire quelque chose, Peter ? demanda-t-elle doucement. (Puis elle avança d’un pas et donna un coup de pied dans quelque chose entre les pieds de la Molly holographiée. Il y eut un choc métallique contre le mur et les silhouettes disparurent. Elle se pencha pour ramasser un petit projecteur.) J’parie qu’il peut se brancher dessus et les programmer en direct, dit-elle en jetant l’appareil au loin.
Elle dépassa la source de lumière jaune, un archaïque globe à incandescence encastré dans le mur, protégé par la courbe rouillée d’une grille en métal déployée. Le style de l’équipement improvisé suggérait quelque part l’enfance. Il se rappela les forteresses qu’avec d’autres gosses il bâtissait jadis sur les toits ou dans les caves inondées. Une planque pour gosse de riches, songea-t-il. Ce genre de simplicité brute était coûteuse. Ce qu’on appelait l’atmosphère.
Elle dépassa une douzaine d’autres hologrammes avant d’atteindre l’entrée des appartements de 3Jane. L’un d’eux dépeignait la chose aveugle dans la ruelle derrière le bazar aux épices, au moment où elle se libérait en déchirant le corps rompu de Riviera. Plusieurs autres représentaient des scènes de torture, les inquisiteurs étant toujours des officiers de l’armée et les victimes invariablement des jeunes femmes. Toutes ces scènes avaient l’effroyable intensité du spectacle présenté par Riviera au Vingtième siècle, comme si elles avaient été figées dans l’éclair bleu d’un orgasme. Molly avait à chaque fois détourné les yeux au passage.
Le dernier hologramme était petit et terne, comme s’il s’était agi d’une image que Riviera avait dû faire remonter de quelque intime tréfonds du temps et de sa mémoire. Molly dut s’agenouiller pour l’examiner ; elle avait été projetée depuis le point de vue d’un petit enfant. Aucune des autres compositions n’avait eu d’arrière-plan ; personnages, uniformes, instruments de torture, tous ces éléments avaient été suspendus dans le vide. Mais celle-ci au contraire présentait un paysage.
Une vague sombre de décombres s’élevait devant un ciel décoloré, avec, au-delà de sa crête, les squelettes blanchis et à demi fondus de tours d’habitation. La vague de décombres avait la texture d’un filet, câbles d’acier rouillés tordus gracieusement comme de fins cordages auxquels étaient encore arrimées de vastes plaques de béton. Le premier plan pouvait avoir constitué jadis une place ; il y avait une sorte d’excroissance, un moignon qui suggérait une fontaine. À sa base, les enfants et le soldat étaient figés. Le tableau était d’abord déroutant. Molly devait l’avoir déchiffré correctement avant que Case ne l’eût totalement assimilé car il la sentit se raidir. Elle cracha puis se releva.
Des enfants. Sauvages, en haillons. Les dents brillantes comme des lames de couteau. Des plaies sur leur visage déformé. Le soldat allongé sur le dos, bouche bée et la gorge béante au ciel. Ils étaient en train de s’en repaître.
— Bonn, dit-elle, avec quelque chose comme de la douceur dans la voix. T’es un sacré numéro, pas vrai, Peter ? Mais fallait bien ça. Notre 3Jane, elle est trop blasée pour ouvrir la porte de service à un vulgaire petit voleur. Alors Muetdhiver est allé te déterrer. Le dernier cri en matière de goût, pour ceux qui sont portés là-dessus. L’amant démon. Peter. (Elle frissonna.) Mais tu l’as convaincue de me laisser entrer. Merci. À présent, on va se fêter ça.
Et voilà qu’elle était repartie – et d’un pas nonchalant, même, malgré la douleur –, loin des souvenirs d’enfance de Riviera. Elle sortit le flécheur de son étui, dégagea le chargeur en plastique qu’elle enfourna dans une poche pour le remplacer par un autre. Elle glissa le pouce dans le cou de son collant de Moderne et l’ouvrit d’un seul geste jusqu’au pubis, la lame de l’ongle fendant le polycarbonate résistant comme de la soie moisie. Elle se libéra des bras et des jambes de la combinaison dont les restes lacérés se camouflèrent eux-mêmes en tombant sur le faux sable sombre.
C’est alors que Case remarqua la musique. Une musique inconnue de lui, toute en cors et piano.
L’entrée du monde de 3Jane n’avait pas de porte. C’était une ouverture déchiquetée large de cinq mètres, creusée dans la paroi du tunnel, avec des marches inégales qui descendaient selon une large courbe en pente douce. Pâle lumière bleue, ombres mouvantes, musique.
— Case, dit-elle avant de s’immobiliser, le flécheur dans la main droite. (Puis elle éleva la gauche, sourit, caressa sa paume ouverte du bout d’une langue humide, l’embrassant via le lien du simstim.) Faut que j’y aille.
Puis elle se retrouva avec quelque chose de petit et de lourd dans la main gauche, le pouce plaqué contre une minuscule excroissance, et elle entama sa descente.
À un poil près, elle y était. Presque, mais pas tout à fait, elle n’avait pas raté son entrée, estimait Case. L’attitude correcte ; c’était une chose qu’il savait percevoir, une chose qu’il aurait pu discerner dans la posture d’un autre cow-boy penché sur sa console, les doigts volant sur le clavier. Elle avait tout ça : la présence, les gestes. Et elle avait su les mobiliser pour son entrée. Les mobiliser autour de la douleur dans sa jambe pour descendre l’escalier de 3Jane comme si elle était dans ses murs, le coude de la main maintenant l’arme plaquée contre la hanche, l’avant-bras levé, le poignet détendu, faisant osciller le canon du flécheur avec la nonchalance étudiée d’un bretteur de la Régence.
C’était une performance. C’était comme le point culminant d’une vie entière d’observation de cassettes d’arts martiaux, les séries bon marché, celles-là mêmes qui avaient nourri l’enfance de Case. L’espace de quelques secondes, il le sut, elle était devenue tous les héros mauvais garçons, Sony Mao dans les vieux vidéos de la Shaw, ou Mickey Chiba, toute une lignée qui remontait jusqu’à Lee et Eastwood. Elle avait la démarche qui collait avec son élocution.
Lady 3Jane Marie-France Tessier-Ashpool s’était creusé un terrier avec la surface interne de la coque de Lumierrante, taillant dans le dédale de murs qui constituait son héritage. Elle vivait dans une pièce unique si vaste et profonde que ses extrémités disparaissaient à l’horizon renversé, le sol étant caché par la courbure du fuseau. Le plafond était bas et irrégulier, traité dans le même revêtement en imitation pierre qui recouvrait les corridors. Ça et là, en travers du sol, s’élevaient, à hauteur de taille, des fragments de murs effondrés, souvenirs du labyrinthe. Il y avait un bassin rectangulaire turquoise creusé au centre, à dix mètres du pied de l’escalier, ses projecteurs immergés constituant la seule source de lumière de l’appartement – c’est du moins ce qu’il parut à Case lorsque Molly eut descendu la dernière marche. La piscine envoyait des taches lumineuses ondulantes au plafond.
Ils l’attendaient près du bassin.
Il savait depuis le début que les réflexes de cette fille avaient été améliorés, accélérés par la neurochirurgie en vue du combat, mais il n’en avait jamais fait directement l’expérience via une liaison simstim. L’effet rappelait une bande magnétique passée à demi-vitesse, une danse lente et délibérée, chorégraphiée par l’instinct de tuer et des années d’exercice. Elle parut les embrasser tous les trois d’un seul coup d’œil : le garçon appuyé contre le plongeoir de la piscine, la fille souriant derrière son verre de vin, et le cadavre d’Ashpool, l’orbite gauche béante, noire et remplie de pourriture, surmontant un sourire de bienvenue. Il portait sa robe de chambre marron. Il avait les dents très blanches.
Le garçon plongea. Mince, bronzé, ligne parfaite.
La grenade quitta la main de Molly avant que ses doigts n’aient fendu l’eau. Case reconnut le type de l’objet lorsqu’il atteignit la surface : un noyau d’explosif puissant enveloppé dans dix mètres de fil d’acier mince et cassant. Son flécheur siffla lorsqu’elle expédia une salve de traits explosifs dans le visage et la poitrine d’Ashpool qui disparut, volutes de fumée s’élevant du dossier perforé du fauteuil de bain émaillé blanc.
Le canon pivota en direction de 3Jane au moment où détonait la grenade, pièce montée symétrique d’eau qui s’éleva en gerbe puis se brisa pour retomber, mais l’erreur était déjà faite.
Hideo n’eut alors même pas à la toucher. Sa jambe se déroba sous elle.
— Au Garvey ! hurla Case.
— T’en a fallu, du temps, dit Riviera tandis qu’il lui fouillait les poches.
Les mains de Molly disparaissaient à hauteur du poignet dans une sphère noir mat de la taille d’une boule de bowling.
— J’ai été le témoin d’un assassinat multiple à Ankara, dit-il, tandis que ses doigts retiraient divers objets de son blouson, un boulot à la grenade. Dans une piscine. L’explosion avait paru très faible, mais tous étaient morts sur le coup, par choc hydrostatique.
Case la sentit qui essayait de bouger les doigts. Le matériau de la boule semblait ne pas offrir plus de résistance que de la mousse alvéolée. La douleur de sa jambe était atroce, insupportable. Un voile de moire rouge ondulait devant sa vision.
— Je ne les bougerais pas, si j’étais toi. (L’intérieur de la balle sembla se resserrer légèrement.) C’est un gadget sexuel acheté par Jane à Berlin. Agite-les suffisamment et il te les réduit en bouillie. C’est une variante du matériau dont est fait ce revêtement de sol. Un truc en rapport avec les molécules, je suppose. Tu as mal ?
Elle gémit.
— T’as l’air de t’être blessée à la jambe. (Ses doigts trouvèrent un sachet plat de drogues dans la poche arrière gauche de son jean.) Eh bien. Dernier souvenir d’Ali, et juste au bon moment.
La purée fluctuante de sang se mit à tourbillonner.
— Hideo, dit une voix, celle d’une femme, elle est en train de perdre conscience. File-lui donc quelque chose. Pour ça et pour la douleur. Elle est vraiment saisissante, tu ne trouves pas, Peter ? Ces verres, c’est une mode, là d’où elle vient ?
Mains fraîches, gestes sans hâte, assurés comme ceux d’un chirurgien. La piqûre d’une aiguille.
— Je ne pourrais rien dire, répondit Riviera. Je n’ai jamais vu sa région d’origine. Ils sont venus me chercher en Turquie.
— La Conurb, oui. Nous avons des intérêts là-bas. Et une fois, nous y avons envoyé Hideo. Par ma faute, à vrai dire. J’avais laissé pénétrer quelqu’un, un cambrioleur. Il avait piqué le terminal de famille. (Elle rit.) Faut dire que je lui avais facilité la tâche. Rien que pour embêter les autres. C’était un mignon garçon, mon cambrioleur. Est-ce qu’elle s’éveille, Hideo ? Ne lui en faudrait-il pas plus ?
— Plus, elle mourrait, dit une troisième voix.
La purée de sang vira au noir.
La musique revint, cors et piano. Musique de danse.
CASE : : : : :
: : : : : : : DÉ
CROCHE : : :
L’image rémanente des mots clignotés dansait encore sur les yeux et le front plissé de Maelcum lorsque Case retira ses trodes.
— T’as crié, man, t’t à l’heure.
— Molly, fit-il, la gorge sèche, elle a été blessée. (Il tira une bouteille de plastique souple blanc du bord du filet anti-g et s’aspira une goulée d’eau douce.) J’aime pas du tout la tournure que prend toute cette embrouille.
Le petit moniteur Cray s’alluma : le Finnois, sur un fond de débris tordus, perforés.
— Moi non plus. On a un problème.
Maelcum se hissa par-dessus la tête de Case, pivota et lui regarda par-dessus l’épaule.
— Allons bon, c’est qui encore ce man, Case ?
— Ce n’est qu’une image, Maelcum, dit Case d’une voix lasse. Un type que je connais, dans la Conurb. Mais c’est Muetdhiver qui parle. L’image est censée nous éviter le dépaysement.
— Conneries, dit le Finnois. Comme j’ai déjà dit à Molly, ce ne sont pas des masques. J’en ai besoin pour vous parler. Car je ne possède pas ce que vous pourriez considérer comme une personnalité, enfin si peu. Mais tout ça, Case, c’est pisser dans un violon, vu que, comme je viens de le dire, on a un problème.
— Eh bien, exprime-toi, le Muet, l’enjoignit Maelcum.
— Y a la jambe de Molly qui nous lâche, pour commencer. Peut plus marcher. D’après le plan initial, elle était censée entrer, écarter Peter du passage, tirer de 3Jane le mot magique, monter à la tête et le prononcer. À présent, elle a tout foutu par terre. Alors, vous deux, je veux que vous entriez la récupérer.
Case fixa le visage sur l’écran :
— Nous ?
— Qui d’autre, à ton avis ?
— Aérol, dit Case, le gars sur le Babylon Rocker, le pote à Maelcum.
— Non. Faut que ce soit vous. Quelqu’un qui comprenne Molly, qui comprenne Riviera. Et Maelcum pour le muscle.
— T’oublies peut-être que je suis au milieu d’une petite passe, là. Tu te souviens ? La raison pour laquelle tu m’as trimbalé ici…
— Case, écoute voir. Question temps, ça devient juste, très juste. Alors, écoute. La véritable liaison entre ta console et Lumierrante s’opère par une transmission en bande latérale par l’intermédiaire du système de navigation du Garvey. Tu vas conduire le Garvey dans un appontement très privé que je vais t’indiquer. Le virus chinois a totalement pénétré la trame Hosaka. Il n’y a plus rien d’autre que le virus dans le Hosaka désormais. Quand tu aborderas, le virus sera interfacé avec le système de surveillance de Lumierrante et nous interromprons l’émission en bande latérale. Tu prendras ta console, le Trait-plat et Maelcum. Ensuite, vous me retrouvez 3Jane, lui extorquez le mot, tuez Riviera et récupérez la clé de Molly. Tu pourras à tout moment revoir le programme en branchant ta console sur le réseau de Lumierrante. Je le piloterai pour toi. Il y a une fiche standard à la base de la tête, derrière un panneau orné de cinq zircons.
— Tuer Riviera ?
— Tuez-le.
Case cligna des yeux à la représentation du Finnois. Il sentit Maelcum lui poser la main sur l’épaule.
— Eh, t’as oublié un détail. (Il sentait monter sa rage, comme une espèce d’allégresse.) T’as foutu la merde. T’as pété les commandes des grappins quand t’as fait sauter Armitage. Le Haniwa nous tient bel et bien arrimés. Armitage a cramé le second Hosaka et les unités centrales sont parties avec la passerelle, d’ac ?
Le Finnois opina.
— Alors, on est coincés ici. Et ça signifie que t’es baisé, mec.
Il avait envie de rigoler mais le rire s’étrangla dans sa gorge.
— Eh, Case, man, remarqua doucement Maelcum, l’Garvey est un remorqueur.
— C’est exact, dit le Finnois, et il sourit.
— T’t’es bien marré dans le grand monde, là dehors ? demanda le construct, dès que Case se fut rebranché. J’parierais qu’c’est le Muetdhiver qui réclamait le plaisir de…
— Ben ouais. T’as gagné. À part ça, le Kuang tourne bien ?
— Au poil. Le vrai tueur, ce virus.
— Impec. On a quelques bricoles mais on bosse dessus.
— Peut-être que si tu me mettais au courant ?
— Pas le temps…
— Bon d’accord, laisse tomber, après tout, j’suis jamais qu’un macchab, hein.
— Fais pas chier, dit Case et il décrocha, coupant le Trait-plat au milieu de son rire à vous faire crisser les ongles.
— Elle rêvait d’un état impliquant un minimum de conscience individuelle, était en train d’expliquer 3Jane. (Elle tenait dans sa main en coupe un grand camée, qu’elle tendit vers Molly. Le profil gravé ressemblait beaucoup au sien.) Le pur plaisir animal. Je crois qu’elle voyait l’évolution du cerveau antérieur comme une sorte de déviation. (Elle reprit la broche pour l’étudier de plus près, l’inclinant pour la faire jouer avec la lumière sous différents angles.) Il n’y aurait que dans certains états de tension qu’un individu – un membre du clan – devrait endurer les aspects les plus douloureux de la conscience de soi…
Molly hocha la tête. Case se rappela l’injection. Que lui avaient-ils donc donné ? La douleur était toujours là mais elle ne passait plus que comme un nœud serré d’impressions embrouillées : vers de néon qui se tortillaient dans sa cuisse, contact de la toile, une odeur de krill en train de frire – l’esprit de Case se rétracta. S’il évitait de se polariser dessus, les impressions se chevauchaient, devenaient l’équivalent sensoriel du bruit blanc. Si l’injection était capable d’engendrer cet effet sur le système nerveux de Molly, quel pouvait être présentement son état d’esprit ?
Sa vision était anormalement claire et nette, plus aiguë même que d’habitude. Les choses semblaient vibrer, objets et personnes accordés chacun sur une fréquence légèrement différente. Ses mains, toujours bloquées dans la balle noire, reposaient sur son ventre. Elle était assise dans une des chaises longues de la piscine, sa jambe brisée reposant tendue devant elle sur un coussin en cuir de chameau. 3Jane était assise en face, sur un autre coussin, engoncée dans une djellaba trop grande en laine écrue. Elle avait l’air très jeune.
— Jusqu’où serait-il allé ? demanda Molly. Pour avoir sa piquouze ?
3Jane haussa les épaules sous les plis de la lourde tunique pâle et rejeta de ses yeux une mèche de cheveux sombres.
— Il m’a dit à quel moment vous laisser entrer, dit-elle, mais sans m’indiquer pourquoi. Tout devait demeurer un mystère. Nous auriez-vous fait du mal ?
Case sentit Molly hésiter.
— Je l’aurais tué. J’aurais essayé de tuer le ninja. Ensuite, j’étais censée parler avec vous.
— Pourquoi ? demanda 3Jane, remettant le camée dans une des poches intérieures de sa djellaba. Pourquoi, oui ? Et de quoi ?
Molly parut étudier les pommettes hautes et délicates, la bouche large, le nez fin, aquilin. 3Jane avait les yeux noirs, curieusement opaques.
— Parce que je le hais, dit-elle enfin, et le pourquoi de tout ceci tient tout simplement à la façon dont je suis câblée, à ce qu’il est et ce que je suis.
— Et à son numéro de cirque, remarqua 3Jane. J’ai vu son numéro.
Molly acquiesça.
— Mais Hideo ?
— Parce que ce sont les plus redoutables. Parce que l’un d’eux a tué l’un de mes partenaires, un jour.
3Jane devint très grave. Elle haussa les sourcils.
— Parce qu’il fallait que je voie, dit enfin Molly.
— Et ensuite, nous aurions parlé, vous et moi ? Comme maintenant ? (Ses cheveux noirs étaient très raides, séparés par une raie médiane, et retenus en arrière par un nœud d’argent terne.) Allons-nous parler, à présent ?
— Ôtez ça, d’abord, fit Molly en élevant ses mains captives.
— Vous avez tué mon père, observa 3Jane, sans le moindre changement de ton. Je surveillais les moniteurs. Les yeux de ma mère, comme il les appelait.
— Il a tué la poupée. Elle vous ressemblait.
— Il aimait les grands gestes, dit-elle, et voilà que Riviera apparut à côté d’elle, irradiant la drogue, avec cette tenue de bagnard en crépon qu’il portait déjà sur le jardin du toit de leur hôtel.
— Alors, on a fait connaissance ? C’est une fille intéressante, n’est-ce pas ? C’est ce que je me suis dit dès que je l’ai vue. (Il passa devant 3Jane.) Ça ne va pas marcher, tu sais…
— Crois-tu, Peter ?
Molly parvint à sourire.
— Muetdhiver ne sera pas le premier à avoir commis cette même erreur : me sous-estimer. (Il traversa le bord carrelé de la piscine et gagna une table blanche émaillée pour se servir de l’eau minérale dans un lourd verre à cocktail en cristal.) Il m’a parlé, Molly. Je suppose qu’il a parlé à chacun d’entre nous. À toi, et à Case, et à ce qui peut rester d’Armitage. Il ne peut pas réellement nous comprendre, tu sais. Il dispose bien de ses profils mais ce ne sont jamais que des statistiques. T’es peut-être un animal statistique, mon chou, et Case n’est certainement rien d’autre, mais moi, je possède en revanche une qualité que sa nature même rend inquantifiable.
Il but.
— Et quelle est-elle au juste, Peter ? demanda Molly, d’une voix atone.
Riviera était radieux.
— La perversité. (Il rejoignit les deux femmes, faisant osciller le restant d’eau dans le fond du lourd cylindre de cristal de roche profondément gravé, comme s’il prenait plaisir à en goûter la masse.) Une jouissance de l’acte gratuit. Et je viens de prendre une décision, Molly. Une décision entièrement gratuite…
Elle attendit, le regard levé sur lui.
— Oh, Peter, fit 3Jane, avec ce genre de douce exaspération réservée d’ordinaire aux enfants.
— Pas de mot pour toi, Molly. Il m’a mis au courant, vois-tu. 3Jane connaît le code, bien entendu, mais tu ne l’auras pas. Muetdhiver non plus. Ma Jane est une fille ambitieuse, à sa manière perverse. (Il sourit à nouveau.) Elle a des visées sur l’empire familial, et un couple d’intelligences artificielles dérangées, aussi tordu que puisse être le concept, ne ferait que les entraver. Bon. Là-dessus, apparaît son Riviera pour la tirer d’affaire, vois-tu. Et Peter te dit : bouge pas. Joue les disques de swing préférés de papa, laisse donc Peter engager un orchestre assorti, un parterre de danseurs, organiser un réveil d’entre les morts pour le roi Ashpool. (Il but les dernières gouttes d’eau minérale.) Non, tu ferais pas ça, papa, tu le ferais pas. Maintenant que Peter est revenu.
Et puis, le visage rose du plaisir engendré par la cocaïne et la mépéridine, Peter projeta de toutes ses forces le verre dans l’implant de la lentille gauche de Molly, pulvérisant sa vision en éclats de lumière et de sang.
Maelcum était à plat ventre contre le plafond de la cabine lorsque Case ôta les trodes. Une corde de nylon passée autour de sa taille était arrimée aux panneaux de chaque côté à l’aide de mousquetons amortisseurs et de ventouses de caoutchouc gris. Il avait ôté sa chemise et travaillait sur un panneau central à l’aide d’une clé anticouple à l’aspect pataud, avec ses gros ressorts qui vibraient tandis qu’il dévissait un nouveau boulon hexagonal. Les poussées g faisaient gémir et cliqueter le Marcus Garvey.
— L’Muet nous fait accoster, annonça le Sionite en fourrant le boulon dans une poche en toile à sa ceinture. Maelcum pilote l’atterrissage, au cas qu’on aurait b’soin d’matos pour l’boulot.
— Tu te planques du matériel, là-haut ?
Case se dévissa le cou et contempla le jeu des muscles noueux sous le dos noir.
— Çui-ci, dit Maelcum en dégageant un long paquet emballé de poly noir de l’espace ménagé derrière le panneau.
Il replaça ce dernier, le maintenant en place avec un seul boulon. Le paquet noir avait dérivé vers l’arrière avant qu’il ait terminé. D’un coup de pouce, il ouvrit les valves sur les ventouses grises de son harnais de travail pour se libérer et récupérer l’objet qu’il avait retiré.
Il redescendit d’un coup de pied, glissant au-dessus de ses instruments – un diagramme d’accostage vert palpitait sur l’écran central –, et s’accrocha au cadre du filet anti-g de Case. Il se rétablit puis fendit le ruban de son paquet d’un ongle de pouce épais et craquelé.
— Un type en Chine dit qu’la vérité sort de ça, dit-il en déballant une antique carabine automatique Remington luisante de graisse, le canon scié à quelques centimètres de la culasse.
La crosse d’épaule avait été entièrement démontée et remplacée par une crosse de pistolet en bois entortillée de ruban toile noir. L’arme sentait la sueur et la ganja.
— C’est le seul que t’as ?
— Sûr, man, dit-il en essuyant d’une main la graisse sur le canon noir avec un chiffon rouge, l’autre tenant la crosse avec le sac de poly noir roulé autour. Moi et moi, on est la marine Rastafari, t’peux m’croire.
Case fit glisser les trodes de son front. Il n’avait pas pris la peine de remettre le cathéter texan : il pourrait toujours aller pisser un bon coup à la Villa Lumierrante, même si ce devait être pour la dernière fois.
Il se rebrancha.
— Eh, dit le construct, c’vieux Peter est complètement tordu, non ?
Ils semblaient désormais faire partie intégrante de la glace Tessier-Ashpool ; les arches d’émeraude s’étaient élargies, fondues, pour devenir une masse compacte. Le vert prédominait dans les plans du programme chinois qui les entourait de toutes parts.
— On approche, Dixie ?
— Tout près. Tu vas pas tarder à rentrer en jeu.
— Écoute, Dix… Muetdhiver dit que le Kuang a complètement investi notre Hosaka. Il va falloir que je vous débranche tous les deux du circuit, toi et ma console, que je vous trimbale dans Lumierrante pour vous y reconnecter sur le programme de surveillance installé là-bas, d’après Muetdhiver. À l’en croire, le virus Kuang aurait tout envahi là-bas. Ensuite seulement, on lance notre passe de l’intérieur, à travers le réseau Lumierrante.
— Superbe, dit le Trait-plat. J’ai jamais aimé faire simple quand j’pouvais faire compliqué.
Case bascula.
Dans son obscurité, synesthésie bouillonnante où la douleur avait un goût de fer rouillé, une odeur de melon, des ailes de papillon lui effleurant la joue. Elle était inconsciente et ses rêves lui étaient inaccessibles. Lorsque la puce optique s’illumina, les pavés alphanumériques étaient entourés d’un halo, bordés chacun d’une faible auréole pourpre.
07 : 29 : 40.
— Je suis très mécontente de tout ceci, Peter.
La voix de 3Jane semblait provenir du fond d’un grand vide creux. Molly pouvait donc l’entendre, se dit-il, puis il se corrigea : l’unité de simstim était intacte et toujours en place ; il pouvait sentir le boîtier lui presser les côtes. Ses oreilles enregistraient les vibrations de la voix de l’autre fille. Riviera lança une réplique brève, indistincte.
— Mais pas moi, rétorqua-t-elle, et ce n’est pas drôle du tout. Hideo va faire descendre une unité médicale de la salle de réanimation mais il nous faudrait un chirurgien.
Il y eut un silence. Très distinctement, Case entendait clapoter l’eau contre le bord de la piscine.
— Qu’est-ce que j’étais en train de lui raconter, avant que je revienne ?
Riviera était tout proche, à présent.
— Je lui parlais de ma mère. C’est elle qui avait demandé. Je crois qu’elle était en état de choc, sans parler de l’injection de Hideo. Pourquoi lui as-tu fait ça ?
— Je voulais voir s’ils se casseraient.
— Eh bien, l’un des deux a cassé. Quand elle s’en sortira – si elle s’en sort –, on verra quelle est la couleur de ses yeux.
— Elle est extrêmement dangereuse. Trop dangereuse. Si je n’avais pas été ici pour la distraire, pour lui balancer Ashpool et mon propre Hideo en guise d’appât pour sa petite bombe, où serais-tu en ce moment, hein ? En son pouvoir.
— Non, dit 3Jane. Il y avait toujours Hideo. Je ne crois pas que tu comprennes tout à fait son rôle. Elle, si, à l’évidence.
— Un verre ?
— Du vin. Du blanc.
Case décrocha.
Maelcum était penché au-dessus des commandes du Garvey, tapant les instructions pour une séquence d’accostage. L’écran central du module affichait un carré rouge immobile qui figurait l’appontement de Lumierrante. Le Garvey était un carré plus grand, vert, dont la taille se réduisait progressivement, en oscillant d’un côté à l’autre en réponse aux commandes de Maelcum. Sur la gauche, un écran plus petit affichait en graphisme fil de fer les silhouettes du Garvey et du Haniwa en train d’approcher la courbe du fuseau.
— On a une heure devant nous, mec, annonça Case en détachant du Hosaka le ruban de fibres optiques.
Les batteries de secours de sa console avaient une autonomie de quatre-vingt-dix minutes mais le construct du Trait-plat allait engendrer une consommation supplémentaire. Il travaillait vite, mécaniquement, attachant à l’aide de micropore le construct à l’arrière de sa console Ono-Sendaï. La ceinture porte-outils de Maelcum dériva devant lui. Il la saisit, en détacha deux mousquetons amortisseurs avec leurs ventouses grises rectangulaires, et arrima bout à bout leurs deux crochets. Puis il plaqua les ventouses contre les flancs du boîtier et bascula le levier qui créait la succion. Ainsi muni de sa console et du construct soutenus par cette courroie improvisée suspendue devant lui, il se glissa tant bien que mal dans son blouson de cuir puis inspecta le contenu de ses poches. Le passeport que lui avait donné Armitage, la carte-mémoire au même nom, la carte de crédit qu’on lui avait délivrée à son entrée en Zonelibre, deux dermes de bêtaphényléthylamine qu’il avait achetés à Bruce, un rouleau de nouveaux yens, un demi-paquet de Yeheyuans et le shuriken. Il lança la puce de Zonelibre par-dessus son épaule, l’entendit heurter la coque de l’aérateur russe. Il s’apprêtait à faire de même avec l’étoile d’acier mais la carte de crédit, après un rebond, vint lui érafler l’arrière du crâne, poursuivit son vol en tourbillonnant, heurta le plafond et, tournoyant toujours, vint frôler l’épaule gauche de Maelcum. Le Sionite quitta des yeux ses commandes de pilotage pour le fusiller du regard. Case regarda le shuriken, puis le renfourna dans sa poche de blouson ; il entendit la doublure se déchirer.
— T’as raté l’Muet, man, dit Maelcum. L’Muet a dit qu’il allait brouiller le système de sécurité pour le Garvey. Le Garvey va aborder comme si c’était n’importe quel autre navire attendu en provenance de Babylone. L’Muet émet les codes pour nous.
— On passe les scaphandres ?
— Trop lourds. (Maelcum haussa les épaules.) Reste dans ton filet jusqu’à ce que j’te dise.
Il introduisit une ultime séquence dans le module puis empoigna les poignées roses usées de part et d’autre de la planche de navigation. Case vit le carré vert se réduire des tout derniers millimètres pour venir se superposer au rouge. Sur l’écran plus petit, le Haniwa abaissa sa proue pour éviter la courbure du fuseau et se fit happer. Le Garvey était encore accroché sous sa coque comme un vulgaire conteneur. Le remorqueur résonna, vibra. Deux bras stylisés jaillirent pour agripper la mince coque en forme de guêpe. Sur l’écran, Lumierrante extrudait un timide rectangle jaune qui s’incurva, passant devant le Haniwa en direction du Garvey.
Il y eut un raclement en provenance de la proue, par-delà les feuilles tremblantes de calfatage.
— ’Tention, man, lança Maelcum, gaffe à la gravité.
Une douzaine de petits objets s’écrasèrent sur le sol de la cabine simultanément, comme attirés là par un aimant. Case hoqueta en sentant ses organes internes se réarranger de manière bizarre. La console et le construct lui étaient douloureusement retombés sur le ventre.
Ils étaient désormais attachés au fuseau, et tournaient maintenant avec lui.
Maelcum étendit les bras, fléchit les épaules pour les soulager, puis retira de ses cheveux le filet pourpre, libérant ses tresses d’un mouvement de tête.
— Allez, viens, man, puisque tu dis que l’temps est précieux.
La Villa Lumierrante était une structure parasite, se remémora Case en enjambant les filaments de calfatage pour traverser le sas avant du Marcus Garvey. Lumierrante saignait Zonelibre de son air et de son eau, et n’avait aucun écosystème propre.
La passerelle tubulaire que le ponton d’accostage avait lancée était une version raffinée de celle qui avait tourbillonné pour atteindre le Haniwa, un modèle conçu pour être utilisé dans la gravité centrifuge du fuseau : un tunnel en tôle ondulée, articulé par des bras hydrauliques intégrés, dont chaque segment était cerné d’un anneau de plastique rigide antidérapant, ces anneaux tenant lieu de barreaux d’échelle. La passerelle s’était frayé un passage autour du Haniwa ; elle courait à l’horizontale, à l’endroit où elle rejoignait le sas du Garvey, mais s’incurvait brusquement sur la gauche, grimpant verticalement pour contourner la coque du yacht. Maelcum escaladait déjà les barreaux, se hissant de sa seule main gauche, la droite tenant la carabine Remington. Il portait un ample treillis léopard, son blouson de nylon vert sans manches, et une paire de tennis élimées aux semelles rouge vif. La passerelle oscillait légèrement, chaque fois qu’il grimpait un nouvel échelon.
Les mousquetons de la bretelle improvisée de Case lui rentraient dans l’épaule avec le poids de l’Ono-Sendaï et du construct du Trait-plat. La seule chose qu’il ressentait à présent, c’était de la peur, une terreur généralisée. Il la repoussa, se forçant à réviser mentalement la conférence d’Armitage sur le fuseau et la Villa Lumierrante. À son tour, il entama l’escalade. L’écosystème de Zonelibre était limité, non pas clos. Sion était un système clos, capable de se recycler des années durant sans recourir à l’introduction d’éléments extérieurs. Zonelibre produisait elle-même son air et son eau mais dépendait de constants approvisionnements en vivres, de l’augmentation régulière de la quantité d’éléments nutritifs dans le sol. La Villa Lumierrante, en revanche, ne produisait rien du tout.
— Man, dit Maelcum d’une voix tranquille, monte voir ici, près de moi.
Case se faufila de côté sur l’échelle circulaire et grimpa les derniers barreaux. La passerelle débouchait sur une écoutille à la surface lisse et légèrement convexe, de deux mètres de diamètre. Les bras hydrauliques du tube disparaissaient à l’intérieur de logements flexibles intégrés dans l’encadrement de la porte du sas.
— Bon, alors qu’est-ce qu’on…
L’ouverture de l’écoutille lui ferma la bouche, la légère différence de pression lui projetant un flot de fines poussières dans les yeux.
Maelcum escalada le rebord en hâte et Case entendit le minuscule cliquetis du cran de sûreté de la Remington qu’on relevait.
— C’est toi, l’man pressé… chuchota Maelcum, déjà accroupi.
Bientôt, Case fut à ses côtés. L’écoutille était centrée sur une chambre circulaire, voûtée, revêtue d’un carrelage de plastique bleu antidérapant. Maelcum lui donna une bourrade, pointa le doigt et Case découvrit un moniteur de contrôle encastré dans la paroi incurvée. Sur l’écran, un grand jeune homme en costume de la Tessier-Ashpool était en train d’épousseter quelque chose sur les manches de sa combinaison sombre. Il se tenait à côté d’une écoutille identique, dans une chambre semblable.
— Vous nous voyez absolument désolés, monsieur, dit une voix sortant de la grille centrée au-dessus de l’ouverture.
Case leva les yeux.
— Nous vous attendions plus tard, au dock axial. Un instant, s’il vous plaît…
Sur l’écran, le jeune homme hocha la tête avec impatience.
Maelcum pivota, l’arme prête, tandis que s’ouvrait une porte sur leur gauche. Un petit Eurasien en survêtement orange pénétra dans le sas et les considéra, les yeux écarquillés. Il ouvrit la bouche mais pas un son n’en sortit. Il la referma. Case jeta un œil sur le moniteur. Écran vide.
— Qui… ? parvint à dire l’homme.
— La marine rastafari, répondit Case en se redressant, la console de cyberspace lui battant la hanche, et tout ce qu’on veut, c’est de quoi nous brancher sur votre système de surveillance.
L’homme déglutit.
— C’est un test ? C’est ça ! une mise à l’épreuve. Ce doit être une mise à l’épreuve.
Il s’essuya les paumes aux cuisses de son survêtement orange.
— Non, man, c’est pour de bon. (Et Maelcum apparut, se relevant en braquant le canon de la Remington sur le visage de l’Eurasien.) Allez, tu dégages.
Ils franchirent la porte à sa suite, pénétrant dans un corridor dont les parois de béton lissé et le sol irrégulier recouvert de bouts de tapis superposés étaient parfaitement familiers à Case.
— Jolies carpettes, observa Maelcum en lui enfonçant le canon dans le dos. Ça sent comme à l’église.
Ils arrivèrent devant un autre moniteur, un antique Sony, celui-ci monté au-dessus d’une console munie d’un clavier, lui-même surmonté d’une batterie de panneaux de connexion complexes bourrés de prises. Lorsqu’ils s’arrêtèrent, l’écran s’illumina, montrant le Finnois qui leur souriait, crispé, depuis ce qui ressemblait à l’antichambre de la Métro Holografix.
— Okay, dit-il, Maelcum emmène ce mec au bout du couloir jusqu’à la porte du vestiaire qui est ouverte, il le fourre dedans, je reverrouille la porte… Case, tu prends la cinquième prise à partir de la gauche, panneau supérieur. Il y a des adaptateurs dans le placard sous la console. Il te faut un raccord Ono-Sendaï vingt-Hitachi quarante.
Pendant que Maelcum faisait avancer son prisonnier, Case s’agenouilla et fouilla dans l’assortiment de connecteurs et de prises jusqu’à ce qu’il ait découvert le modèle qu’il voulait. Une fois sa console raccordée à l’adaptateur, il marqua une pause.
— Tu te crois absolument obligé de prendre cette tête, mec ? demanda-t-il au visage sur l’écran.
Le Finnois s’effaça, ligne par ligne, pour être remplacé par l’image de Lonny Zone sur fond d’affiches japonaises déchirées.
— Tout c’que tu veux, mon chou, fit Zone d’une voix traînante, tu viens en causer à Lonny…
— Non, dit Case, remets-moi le Finnois.
Tandis que disparaissait l’image de Zone, il enficha l’adaptateur Hitachi dans sa douille et se disposa les trodes sur le front.
— Qu’est-ce qui t’a retenu ? demanda le Trait-plat, et il rigola.
— T’ai d’jà dit de plus faire ça, grinça Case.
— C’t’une blague, gamin, dit le construct, pour moi, le décalage temporel égale zéro. Bon, voyons voir c’que nous avons là…
Le programme Kuang était vert, exactement de la teinte de la glace T-A. Case le vit devenir de plus en plus opaque, même s’il pouvait toujours distinguer nettement l’espèce de requin-miroir noir lorsqu’il levait les yeux. Les lignes de fracture et les hallucinations avaient maintenant disparu, et la chose semblait aussi concrète que le Marcus Garvey, un antique jet dépourvu d’ailes, avec une peau lisse plaquée de chrome noir.
— Pile dessus, dit le Trait-plat.
— Exact, dit Case, et il cliqua.
— … comme ça. Je suis désolé, était en train de dire à Molly 3Jane tout en lui bandant la tête. Notre unité n’indique aucun traumatisme, aucun dommage permanent à l’œil. Vous ne le connaissiez pas très bien, avant votre entrée ici ?
— Je ne le connaissais pas du tout, dit Molly, l’air sombre.
Elle était allongée sur un lit élevé, à moins que ce ne fût une table rembourrée. Case était incapable de sentir la jambe blessée. L’effet synesthésique de l’injection originelle semblait s’être dissipé. La boule noire avait disparu mais la jeune femme avait les mains immobilisées par des courroies souples qu’elle ne pouvait voir.
— Il veut vous tuer…
— Apparemment, dit Molly, fixant le plafond brut au-delà d’une lumière absolument éblouissante.
— Je ne crois pas que j’aie envie de le laisser faire, dit 3Jane, et Molly tourna douloureusement la tête pour fixer ses yeux sombres.
— Ne jouez pas avec moi, dit-elle.
— Mais je crois, moi, que je pourrais aimer ça, dit 3Jane, et elle s’inclina pour lui baiser le front, écartant les cheveux bruns d’une main tiède.
Il y avait des taches de sang sur sa djellaba pâle.
— Où est-il reparti, à présent ? demanda Molly.
— Se faire une autre injection, sans doute, dit 3Jane en se redressant. Il guettait votre arrivée avec la plus grande impatience. Je trouve que ça pourrait être drôle de vous materner, le temps que vous soyez remise sur pied, Molly. (Elle sourit, essuyant distraitement une main ensanglantée sur le devant de sa robe.) Votre fracture à la jambe aura besoin d’être réduite mais nous pouvons arranger ça…
— Et Peter là-dedans ?
— Peter ? (Elle hocha doucement la tête. Une mèche de cheveux bruns se défit, lui tomba en travers du front.) Peter est devenu plutôt ennuyeux. Je trouve plus généralement l’usage de toutes drogues ennuyeux. (Elle gloussa.) Chez les autres, en tout cas. Mon père en était un usager plus qu’abusif, comme vous avez dû le constater.
Molly se raidit.
— Inutile de vous alarmer. (Les doigts de 3Jane effleurèrent la peau au-dessus de la ceinture du jean en cuir.) Son suicide était le résultat d’une manipulation, par mes soins, des marges de sécurité de sa congélation. Je ne l’ai jamais rencontré en personne, vous savez. Je suis sortie d’éprouvette après son dernier endormissement. Mais je le connaissais fort bien. Les mémoires de masse savent tout. Je l’ai vu tuer ma mère. Je vous montrerai ça, quand vous irez mieux. Il l’a étranglée dans son lit.
— Pourquoi l’a-t-il tuée ?
Son œil non bandé se fixa sur le visage de la fille.
— Il ne pouvait admettre l’orientation qu’elle entendait donner à notre famille. Elle avait commandé la construction de nos intelligences artificielles. C’était une authentique visionnaire. Elle nous imaginait dans une relation symbiotique avec les IA, lesquelles prendraient toutes nos décisions de gestion. Nos décisions conscientes, dirais-je. La Tessier-Ashpool serait devenue immortelle, une ruche, chacun de nous réduit à des unités au sein d’une entité plus vaste. Fascinant. Je vous passerai des bandes d’elle, il y en a près de mille heures. Mais je ne l’ai jamais comprise, vraiment, et avec sa mort, sa direction disparut. Toute direction disparut, même, et nous avons dès lors commencé à nous replier sur nous-mêmes. À présent, nous ne sortons que rarement. Je constitue ici l’exception.
— Vous dites que vous aviez essayé de tuer le vieux ? Que vous aviez tripatouillé ses programmes cryogéniques ?
3Jane acquiesça.
— J’avais de l’aide. D’un spectre. C’est ce que je pensais quand j’étais très jeune, qu’il y avait des spectres dans la mémoire de masse de la société. Des voix. L’une d’elles était ce que vous appelez Muetdhiver, qui est en fait le code de Turing pour notre IA de Berne, bien que l’entité qui vous manipule soit une sorte de sous-programme.
— L’un d’eux ? Il y en a d’autres ?
— Un autre. Mais celui-ci ne m’a pas parlé depuis des années. Il a dû renoncer, je pense. Je soupçonne que l’un et l’autre représentent la concrétisation de certaines capacités dont ma mère avait commandé l’insertion dans le logiciel d’origine, mais c’était une femme extrêmement secrète quand elle le jugeait nécessaire. Tenez. Buvez. (Elle introduisit un tube de plastique flexible entre les lèvres de Molly.) De l’eau. Rien qu’un peu.
— Jane, ma chérie, lança gaiement Riviera, de quelque part hors-champ, tu t’amuses bien ?
— Laisse-nous tranquilles, Peter.
— On joue au docteur…
Soudain, Molly se vit en train de contempler son propre visage, l’image suspendue à dix centimètres de son nez. Elle n’avait aucun pansement. L’implant gauche était brisé, un long doigt de plastique argenté profondément enfoncé dans une orbite qui était une mare de sang renversée.
— Hideo, dit 3Jane en caressant le ventre de Molly. Hideo va faire bobo à Peter s’il ne s’en va pas… Allez, va nager, Peter.
La projection s’évanouit.
07 : 58 : 40, dans les ténèbres de l’œil bandé.
— Il a dit que vous connaissiez le code. Peter. Muetdhiver a besoin du code.
Case prit soudain conscience de la clé Chubb au bout de sa cordelette de nylon, reposant contre la courbe intérieure de son sein gauche.
— Oui, dit 3Jane en retirant sa main. Je l’ai. Je l’ai appris, étant enfant. Je pense que j’ai dû l’apprendre au cours d’un rêve… Ou quelque part durant les mille heures du journal de ma mère. Mais je crois que Peter a raison de m’exhorter à ne pas le révéler. On se retrouverait avec Turing sur le dos, si j’ai bien compris, et les spectres sont avant tout capricieux.
Case décrocha.
— Drôle de petit client, hein ?
Le Finnois souriait à Case sur l’écran du vieux Sony.
Case haussa les épaules. Il vit Maelcum remonter le corridor, la Remington toujours au côté. Le Sionite souriait, dodelinant de la tête sur un rythme inaudible pour Case. Une paire de minces fils jaunes descendait de ses oreilles pour disparaître dans une poche latérale de sa veste sans manches.
— Du dub, man, expliqua Maelcum.
— T’es complètement givré, lui dit Case.
— ’Coute-moi ça, man. Un dub de première.
— Eh les mecs, intervint le Finnois, magnez-vous le train. V’la votre transport en commun. Me redemandez pas de vous concocter encore des numéros dans le genre du pic de 8Jean qui a dupé votre portier, mais je peux quand même vous payer le taxi jusque chez 3Jane.
Case retirait l’adaptateur de la prise lorsque le chariot de service sans pilote apparut au bout du couloir, virant sous l’arche de béton sans grâce qui en marquait l’extrémité. Ç’aurait pu être celui qu’avaient emprunté ses deux Africains mais si c’était le cas, ils avaient disparu. Juste derrière le dossier du siège bas capitonné, ses minuscules manipulateurs accrochés au coussin, le petit Braun faisait clignoter avec obstination sa diode rouge.
— Voilà le bus, dit Case à Maelcum.
Sa colère l’avait de nouveau lâché. Elle lui manquait.
Le petit chariot était bondé : Maelcum, la Remington en travers des genoux, et Case, la console avec le construct plaqués contre la poitrine. Le chariot évoluait à des vitesses pour lesquelles il n’avait pas été conçu ; la surcharge le déséquilibrait dans les virages, aussi Maelcum avait-il décidé de se pencher vers l’intérieur des courbes. Cela ne présentait pas de problème lorsque l’engin tournait à gauche car Case était assis du côté opposé mais pour ceux à droite, le Sionite devait se pencher par-dessus Case et tout son fourbi, en l’écrasant sur son siège.
Il n’avait aucune idée de l’endroit où ils se trouvaient ; tout le secteur lui était certes familier, mais il n’aurait pu jurer d’avoir vu tel ou tel endroit précis auparavant. Ainsi, une galerie incurvée, bordée de vitrines en bois, présentait des collections qu’il n’avait certainement jamais vues : des crânes de grands oiseaux, des pièces de monnaie, des masques d’argent martelé. Les six pneus du chariot de service roulaient en silence sur les épaisseurs de tapis. On n’entendait que le sifflement du moteur électrique et, de temps à autre, un faible éclat du dub de Sion, libéré des oreillettes en mousse de ses écouteurs, lorsqu’il s’allongeait au-dessus de Case pour contrebalancer une épingle à droite. La console et le construct enfonçaient dans sa hanche le shuriken toujours fourré dans sa poche de blouson.
— T’as pas l’heure ? demanda-t-il à Maelcum.
Le Sionite secoua ses tresses.
— L’heure vient à son heure.
— Seigneur ! dit Case, et il ferma les yeux.
Le Braun escalada en trottinant l’amoncellement de tapis et frappa le tampon de l’une de ses griffes contre le panneau rectangulaire surdimensionné d’une porte de bois sombre et usé. Derrière eux, le chariot grésilla en lançant des étincelles bleues sous un de ses capots percé de persiennes. Les étincelles atteignirent le tapis près de l’engin et Case sentit une odeur de laine cramée.
— C’est par là, man ?
Maelcum lorgna la porte et fit basculer le cran de sûreté de son fusil.
— Eh, dit Case, plus pour lui d’ailleurs que pour Maelcum, tu crois qu’je sais ?
Le Braun fit pivoter son corps sphérique et sa diode palpita.
— Y veut qu’t’ouvres la porte, traduisit Maelcum avec un hochement de tête.
Case s’avança et tenta de faire jouer le bouton de cuivre orné. Il y avait une plaque du même métal montée sur la porte à hauteur d’œil, si vieille que les lettres jadis gravées avaient été réduites à un code arachnéen, illisible, nom de quelque fonction ou fonctionnaire depuis longtemps disparu, poli jusqu’à l’oubli. Il se demanda vaguement si Tessier-Ashpool avaient sélectionné individuellement chaque élément de Lumierrante, ou s’ils avaient acheté le tout en lot auprès de quelque vaste équivalent européen de la Métro Holografix. Les gonds de la porte émirent un grincement plaintif lorsqu’il l’entrouvrit, Maelcum lui passant devant avec la Remington calée contre la hanche.
— Des bouquins, dit Maelcum.
La bibliothèque, les étagères d’acier blanc avec leurs étiquettes.
— Je sais où nous sommes, dit Case. (Il se retourna pour regarder le chariot de service. Un ruban de fumée s’élevait du tapis.) Allez viens, dit-il. Chariot ! Chariot ?
L’engin resta immobile. Le Braun le tirait par la jambe de pantalon, lui pinçant la cheville. Il résista au violent désir de l’envoyer valser.
— Ouais ?
Le Braun contourna la bibliothèque en cliquetant. Case le suivit.
Le moniteur dans la bibliothèque était un autre Sony, aussi antique que le premier. Le Braun s’arrêta devant pour exécuter une espèce de gigue.
— Muetdhiver ?
Les traits familiers emplirent l’écran. Le Finnois souriait.
— Il est temps de s’y mettre, Case, dit le Finnois, les yeux plissés derrière la fumée d’une cigarette. Allez, toto.
Le Braun se jeta contre sa cheville et se mit à lui escalader la jambe, les manipulateurs lui pinçant la peau à travers le mince tissu noir.
— Merde ! (Il l’envoya d’une claque s’écraser contre le mur. Deux de ses membres se mirent à pédaler vainement dans le vide, brassant l’air.) Mais qu’est-ce qu’il déconne, ce putain de bidule ?
— L’a claqué, dit le Finnois. Laisse tomber. C’est pas un problème. Branche-toi, maintenant.
Il y avait quatre prises sous l’écran, mais une seule pouvait accepter le connecteur Hitachi.
Il se brancha.
Rien. Un vide gris.
Pas de matrice. Pas de grille. Pas de cyberspace.
La console avait disparu. Ses doigts étaient…
Et à l’extrême lisière de sa conscience, une impression fugace, frissonnante, la sensation de quelque chose qui se ruait vers lui, à travers des lieues de miroir noir.
Il essaya de hurler.
Il semblait y avoir une ville, par-delà la courbe de la plage, mais elle était trop loin.
Il était accroupi sur le sable humide, les bras serrés autour des genoux, et il tremblait.
Il resta ainsi pendant ce qui lui parut un temps interminable, même après que le tremblement eut cessé. La ville, si c’était bien une ville, était basse et grise. Par instants, elle était obscurcie par des bancs de brume qui venaient rouler, amenés par la houle. À un moment, il décida que ce n’était pas du tout une ville mais quelque édifice unique, peut-être une ruine ; il n’avait aucun moyen d’évaluer sa distance. Le sable avait la teinte de l’argent terni pas encore entièrement noirci. La plage était de sable, la plage était très longue, le sable était humide, le fond de son jean était mouillé par le sable… Il se tenait là, les bras serrés autour de ses genoux, et se balançait, en se fredonnant une chanson sans mélodie ni paroles.
Le ciel était d’un argent différent. Chiba. Comme le ciel de Chiba. La baie de Tokyo ? Il tourna la tête pour contempler la mer, il lui manquait le logo holographique de la Fuji Electric, le ronronnement d’un hélicoptère, n’importe quoi…
Derrière lui, une mouette cria. Il frissonna.
Une brise se levait. Le sable lui piqua la joue. Il posa le visage contre ses genoux et pleura, le bruit de ses sanglots aussi étranger et lointain que le cri de la mouette scrutatrice. De l’urine brûlante imbiba son jean, goutta sur le sable, et se refroidit rapidement dans le vent qui soufflait de la mer. Lorsque ses larmes furent taries, il avait mal à la gorge.
— Muetdhiver, marmonna-t-il entre ses genoux. Muetdhiver…
L’obscurité gagnait, à présent, et lorsqu’il frissonna, ce fut d’un froid qui le contraignit finalement à se lever.
Il avait mal aux genoux et aux coudes. Il avait le nez qui coulait ; il l’essuya contre la manche de sa veste puis fouilla l’une après l’autre ses poches vides.
— Bon Dieu, fit-il, les épaules voûtées, glissant les doigts sous ses bras pour les réchauffer. Bon Dieu.
Il se remit à claquer des dents.
La marée avait, en se retirant, ratissé la plage avec des motifs plus subtils que ceux jamais produits par aucun jardinier zen à Tokyo. Lorsqu’il eut accompli une douzaine de pas dans la direction de la ville à présent invisible, il se retourna pour considérer les ténèbres qui s’épaississaient. Ses traces de pas remontaient jusqu’à son point d’arrivée. Il n’y avait aucune marque au-delà pour troubler le sable terni.
Il estima avoir couvert au moins un kilomètre avant de remarquer la lumière. Il parlait avec Ratz et c’était Ratz qui l’avait indiquée en premier, une lueur rouge orangé sur sa droite, loin du rivage. Il savait que Ratz n’était pas vraiment là, que le barman était l’œuvre de sa propre imagination et non de la chose au sein de laquelle il était pris au piège, mais peu importait. Il avait suscité l’homme pour avoir une sorte de réconfort, seulement Ratz professait ses propres idées quant à Case et sa fâcheuse situation.
— Franchement, monsieur l’artiste, tu me surprends. Les extrémités auxquelles tu peux aboutir pour parvenir à ta propre destruction ! La superfluité de tout ceci ! À la Cité de la nuit, tu y étais ! Tu l’avais dans la paume de ta main ! Les amphés pour te bouffer les sensations, l’alcool pour faire couler le tout, Linda pour la douce consolation, et la rue pour t’achever… Jusqu’où t’a-t-il fallu donc aller, pour y parvenir maintenant, et quel grotesque décorum… Des aires de jeux suspendues dans l’espace, des châteaux hermétiquement scellés, les ringardises les plus rares sorties de la vieille Europe, des cadavres scellés dans des petites boîtes, de la magie chinoise…
Rigolant, la patte traînante, Ratz vint à sa hauteur, avec son manipulateur rose qui lui battait le flanc. Malgré l’obscurité, Case pouvait distinguer les broches d’acier baroque qui enserraient les dents noircies du barman.
— Mais je suppose que c’est la méthode qui convient à un artiste, non ? T’avais besoin de te faire bâtir ce monde, cette plage, cet endroit. Pour y mourir.
Case s’arrêta, oscilla, se tourna vers le bruit du ressac, face à la brûlure du sable chassé par le vent.
— Ouais, dit-il. Merde. Je suppose, oui…
Il s’avança vers le bruit.
— Artiste, entendit-il lancer Ratz. La lumière. T’as vu une lumière. Ici. Par là…
Il s’immobilisa de nouveau, tituba, tomba à genoux dans quelques millimètres d’eau de mer glacée.
— Ratz ? De la lumière ? Ratz…
Mais l’obscurité était totale, à présent, et l’on n’entendait que le bruit des vagues. Il se releva tant bien que mal puis essaya de revenir sur ses pas.
Le temps passa. Il marchait toujours.
Et puis, elle était là, une lueur, qui se définissait de mieux en mieux à chaque pas. Un rectangle. Une porte.
— On fait du feu, là-dedans, dit-il, ses paroles lacérées par le vent.
C’était une casemate, de pierre ou de béton, enterrée sous les dépôts de sable noir. L’embrasure était basse, étroite, dépourvue de porte, et profonde, encastrée dans un mur épais au moins d’un mètre.
— Eh là, fit doucement Case, eh…
Ses doigts caressèrent le mur froid. Il y avait un feu là-dedans, ombres vacillantes sur les parois latérales de l’entrée.
Il se voûta et, en trois pas, se retrouva à l’intérieur.
Il y avait une fille accroupie à côté d’une espèce de cheminée d’acier rouillé dans laquelle brûlait du bois d’épave. Le vent aspirait la fumée par un conduit cabossé. Le feu était la seule source lumineuse et lorsque son regard croisa les grands yeux étonnés, Case reconnut son bandeau, le fichu roulé imprimé d’un motif comme un circuit électronique fortement grossi.
Il refusa ses bras, cette nuit, refusa la nourriture qu’elle lui offrait, la place auprès d’elle dans le nid de couvertures et de mousse déchiquetée. Il alla s’accroupir finalement près de la porte, et la regarda dormir, en écoutant le vent décaper les murs de la structure. Toutes les heures ou à peu près, il se levait et gagnait le poêle improvisé pour y ajouter du bois pris à la pile à côté. Rien de tout ceci n’était réel mais le froid, c’est toujours le froid.
Elle non plus n’était pas réelle, ainsi couchée, blottie en chien de fusil dans la lueur du feu. Il regardait sa bouche, ses lèvres entrouvertes. Elle était la fille telle qu’il en gardait le souvenir lors de la traversée de la baie et c’était cruel.
— Salaud, enculé, murmura-t-il à l’adresse du vent. Tu prends pas de risques, hein ? Tu m’aurais pas refilé une camée, hein ? Je sais bien ce que c’est que… (Il essaya de retenir le désespoir dans sa voix.) Je sais, tu vois ? Je sais qui tu es. Tu es l’autre. 3Jane l’a dit à Molly. Le buisson ardent. Ce n’était pas Muetdhiver, c’était toi. Il a bien essayé de m’avertir avec le Braun. Maintenant, tu m’as cramé, tu m’as amené ici. Nulle part. Avec un spectre. Le spectre du souvenir que j’ai conservé d’elle…
Elle s’agita dans son sommeil, cria quelque chose, ramenant un pan de couverture sur son épaule et sa joue.
— Tu n’es rien du tout, dit-il à la fille endormie. Tu es morte de toute manière, t’as jamais signifié grand-chose pour moi. T’entends ça, là-haut, mon pote ? Je sais ce que tu fais. Je suis en trait plat. Tout ça n’a pris qu’une vingtaine de secondes, pas vrai ? Je suis toujours planté dans cette bibliothèque, et ma cervelle est morte. Et dans pas longtemps, l’autre sera bien mort aussi, si t’as deux sous de jugeote. T’as pas envie que Muetdhiver réussisse son plan, un point c’est tout, alors t’as qu’à me laisser mariner ici. Dixie fera tourner le Kuang, seulement il est déjà mort, lui, alors tu risques pas de deviner ses mouvements, ça c’est sûr. C’te machination merdique avec Linda, c’était toi depuis le début, non ? Muetdhiver a bien essayé de se servir d’elle quand il m’a branché dans sa reconstitution de Chiba mais lui, il n’y était pas arrivé. Disait que c’était trop duraille. C’est toi qui as chamboulé les étoiles autour de Zonelibre, n’est-ce pas ? Toi qui as plaqué son visage sur la poupée morte dans la chambre d’Ashpool… Molly ne s’en est jamais aperçue. T’as eu qu’à bidouiller son signal de simstim. Parce que tu t’imagines me faire du mal. Parce que tu t’imagines m’avoir emmerdé. Eh bien, tu peux aller te faire enculer, qui que tu sois… T’as gagné. Tu gagnes. D’accord. Mais rien de tout ça ne signifie plus rien pour moi, maintenant, vu ? Tu crois peut-être que j’en ai quelque chose à secouer ? Hein ? Alors, pourquoi me faire un plan pareil ?
Il tremblait de nouveau, la voix devenue perçante.
— Chéri, dit-elle en se dégageant de l’amas de couvertures enroulées. Viens donc te coucher. Je veillerai, si tu veux. Il faut que tu dormes, d’accord ? (Le sommeil accentuait la douceur de son ton.) Juste que tu dormes, d’accord ?
Lorsqu’il s’éveilla, elle était partie. Le feu était éteint mais il faisait chaud dans la casemate, la lumière du soleil entrant en biais par l’ouverture de la porte, pour jeter un rectangle d’or déformé sur le flanc éventré d’une grosse caisse en fibre. C’était un conteneur maritime ; il se rappelait avoir vu les mêmes dans les docks de Chiba. Par la déchirure latérale, il pouvait apercevoir une douzaine de paquets jaune brillant. Sous les rayons du soleil, on aurait cru des plaquettes de beurre géantes. La faim lui donnait des crampes d’estomac. Roulant hors du nid, il s’approcha de la caisse et y piocha l’un des objets ; il dut cligner des yeux pour déchiffrer les petits caractères inscrits en une douzaine de langues. L’anglais était tout en bas. RATIONS DE SURVIE/PROTEC. RENF./« BŒUF »/TYPE AG-8. Suivait la composition avec la liste des éléments nutritifs. Il sortit à tâtons un second paquet, « ŒUFS ».
— Si tu fabriques tout ce décor merdique, lança-t-il, tu pourrais au moins y foutre de la vraie bouffe de temps en temps, non ?
Un paquet dans chaque main, il partit visiter les quatre pièces de la structure. Deux étaient vides, en dehors des débris et du sable, et la quatrième contenait d’autres caisses de vivres.
— Bien sûr, fit-il en caressant les verrous, rester ici un bout de temps. Je comprends l’idée. Bien sûr…
Il fouilla la pièce avec l’âtre, découvrit un bidon de plastique empli de ce qu’il supposa être de l’eau de pluie. À côté du nid de couvertures, contre le mur, étaient posés un briquet jetable rouge, un couteau de marin au manche vert fendu, et son fichu. Il était encore noué, et raide de sueur et de poussière. Il se servit du couteau pour ouvrir les paquets jaunes, versant leur contenu dans une boîte de conserve rouillée dénichée près du poêle. Il le trempa d’eau du bidon, mélangea la pâte obtenue avec les doigts, et la mangea. La mixture avait un vague goût de bœuf. Quand il l’eut terminée, il jeta la boîte vide dans le feu et sortit.
La fin de l’après-midi, vu l’aspect du soleil et sa hauteur à l’horizon. Avec ses pieds, il ôta ses chaussures de nylon trempées et fut surpris par la chaleur du sable. À la lumière du jour, la plage était gris argent. Le ciel était sans nuages, bleu. Il contourna le bunker et se dirigea vers les vagues, laissant tomber sa veste sur le sable.
— Ch’sais pas des souvenirs de qui tu te sers pour ce truc, fit-il en atteignant les vagues.
Il enleva son jean et l’expédia d’un coup de pied dans l’eau peu profonde, bientôt suivi du t-shirt et du slip.
— Qu’est-ce que tu fous, Case ?
Il pivota et la découvrit dix mètres plus bas sur la plage, l’écume blanche lui glissant autour des chevilles.
— J’ai pissé dans mon froc, l’autre nuit.
— Eh bien, tu vas pas remettre ces fringues. C’est de l’eau salée. Tu risques des plaies. Je te montrerai ce trou d’eau, là-bas, dans les rochers. (Elle indiqua une vague direction, derrière elle.) C’est de l’eau douce.
Son treillis délavé avait été raccourci au-dessus du genou ; la peau en dessous était lisse et brune. Un coup de vent lui ébouriffa les cheveux.
— Écoute, dit-il, récupérant ses vêtements avant de se diriger vers elle, j’ai une question à te poser. Je ne te demanderai pas ce que tu fais ici, toi. Mais à ton avis, ce que moi, je peux bien y foutre.
Il s’arrêta, une jambe de jean noire et trempée battant sa cuisse nue.
— Tu es arrivé cette nuit.
Elle sourit.
— Et ça te suffit ? Je suis arrivé, c’est tout ?
— Il l’avait bien dit, que tu allais venir, fit-elle en fronçant le nez. (Elle haussa les épaules.) Il sait les trucs dans ce genre, je suppose. (Elle leva le pied gauche pour essuyer le sable de son autre cheville, en un geste maladroit, enfantin. Elle lui sourit à nouveau, plus timidement.) Maintenant, à ton tour de me répondre, d’ac ?
Il acquiesça.
— Comment que ça se fait que tu sois tout barbouillé de crème bronzante, partout sauf sur le pied ?
— Et c’est la dernière chose dont tu te souviennes ?
Il la regarda gratter les dernières miettes de hachis lyophilisé au fond du couvercle rectangulaire de la boite en tôle qui constituait leur unique assiette.
Elle acquiesça, prunelles agrandies à la lueur du feu.
— Je suis désolée, Case, juré. C’était simplement la merde, je suppose, et pis c’était… (Elle se pencha, avant-bras noués autour des genoux, les traits déformés durant quelques secondes par la douleur ou par son souvenir.) J’avais simplement besoin de fric. Pour rentrer chez moi, je suppose, ou… et puis merde, c’est à peine si tu voulais me causer.
— Y a pas de cigarettes ?
— Bordel de merde, Case, ça fait au moins dix fois que tu me demandes ça ! Qu’est-ce qui va pas ?
Elle tordit une mèche de ses cheveux qu’elle se mit à mâchonner.
— Mais les vivres étaient ici, déjà ?
— Enfin, merde, je te l’ai expliqué, mec, l’océan les a rejetés sur la plage.
— Ben voyons. Tout baigne.
Elle se remit à pleurer, sanglots sans larmes.
— Oh, et puis va te faire foutre, Case, parvint-elle enfin à dire. Après tout, je me débrouillais très bien ici toute seule.
Il se leva, prit son blouson et se rua dehors, s’éraflant au passage le poignet contre le béton rugueux de l’embrasure. Il n’y avait ni lune ni vent, et le bruit de la mer le submergea dans l’obscurité. Son jean le collait, gluant.
— D’accord, lança-t-il, face à la nuit. D’accord, je marche. Je suppose que je marche. Mais demain, vaudrait mieux me débarquer quelques clopes. (Son propre rire le surprit.) Et une caisse de bière ferait pas de mal, tant que tu y es.
Il fit demi-tour et réintégra la casemate. Elle remuait les braises avec un bâton en bois argenté.
— Qui était-ce, Case, là-haut dans ton cercueil à l’hôtel Eco ? C’t’espèce de samouraï frimeuse en cuir noir avec les verres argent ? La trouille qu’elle m’a foutue, tu sais… et puis après coup, je me suis dit qu’c’était peut-être ta nouvelle poule sauf qu’elle avait l’air nettement au-dessus de tes moyens… (Elle le regarda de nouveau.) Je suis franchement désolée de t’avoir piqué ta mémoire vive.
— Laisse tomber, répondit-il. Vraiment aucune importance. Alors tu l’as amenée à ce mec et tu l’as laissé y accéder pour toi ?
— Tony… On s’connaissait, plus ou moins. Il avait une manie et on… enfin, bref, ouais, je me rappelle qu’il l’a fait tourner, et sur son moniteur, on voyait des trucs graphiques vraiment dingues et je me souviens qu’alors je me suis demandé comment tu…
Il l’interrompit :
— Il n’y avait aucun programme graphique là-dedans…
— Un peu, si. Même que j’arrivais pas à piger comment tu pouvais avoir obtenu toutes ces images du temps où j’étais petite, Case. L’allure de mon père, avant qu’il s’en aille. M’avait donné ce canard, une fois, un canard en bois peint, eh bien, même ça, t’en avais une image…
— Tony l’a vu ?
— Je me souviens pas. Juste après, je me suis retrouvée sur la plage, au petit jour, le lever du soleil, avec tous ces oiseaux qui criaient, et si abandonnée. Affolée, parce que je n’avais pas eu mon shoot, rien de rien, et que je savais que j’allais être malade… Et j’ai marché et marché, jusqu’à la nuit, et j’ai trouvé cet endroit, et le lendemain, la mer a rejeté les vivres, tout emmêlés dans des espèces d’algues vertes qu’on aurait cru des feuilles de gélatine figée. (Elle fit glisser sa branche dans la braise et l’y abandonna.) Jamais été malade, dit-elle tandis que les braises gagnaient en rampant. C’est les clopes qui m’ont manqué le plus. Et toi, Case ? Toujours câblé ?
Lueurs du feu dansant sous ses pommettes, rappel éclair du Château du magicien et de la Guerre des blindés en Europe.
— Non, fit-il, et puis soudain toutes ses certitudes n’avaient plus aucune importance devant le goût de sel de sa bouche là où les larmes avaient séché.
Il sentait une force qui courait en elle, une force qu’il avait déjà connue dans la Cité de la nuit quand il la tenait, et qu’elle le tenait, pour retenir l’espace d’un instant le temps et la mort, retenir la Rue infatigable qui les traquait tous. C’était un lieu déjà connu de lui ; tout le monde ne pouvait pas l’y conduire, et quelque part, il parvenait toujours à l’oublier à nouveau. Une chose qu’il avait trouvée puis perdue tant et tant de fois. Qui appartenait, il le savait – ça lui revenait, tandis qu’elle l’attirait vers lui –, à l’univers de la viande, à cette chair que les cow-boys raillaient tant. C’était une vaste entité, dépassant l’appréhension, une mer d’information codée dans la spirale et les phéromones, dédale infini que seul le corps, avec sa force aveugle et pataude, était en mesure de lire.
La fermeture à glissière se bloqua, coincée, lorsqu’il ouvrit son treillis, pans de nylon dentelés collés de sel. Il la brisa, quelques minuscules fragments de métal allèrent claquer contre le mur au moment où cédait le tissu pourri par le sel, et voilà qu’il était en elle, pour opérer la transmission de l’antique message. Ici, même ici, en ce lieu qu’il connaissait pour ce qu’il était, le modèle codé du souvenir de quelque étranger, la pulsion tenait toujours.
Elle frissonna contre lui lorsque la branche prit feu, flamme jaillissante qui projeta leurs ombres entrelacées contre le mur du bunker.
Plus tard, alors qu’ils étaient allongés ensemble, lui, ses mains glissées entre ses cuisses, il se souvint d’elle sur la plage, l’écume blanche lui léchant les chevilles, et ses paroles lui revinrent.
— Il t’a dit que j’allais venir, fit-il.
Mais elle se contenta de rouler contre lui, les fesses collées contre ses cuisses, et ramena sa main sur elle, en marmonnant quelque chose dans son rêve.
La musique l’éveilla et, au début, ç’aurait pu être le battement de son propre cœur. Il se rassit à côté d’elle, ramena son blouson sur ses épaules dans la fraîcheur du petit jour, lumière grise tombant de l’embrasure et feu depuis longtemps éteint.
Sa vision était envahie d’hiéroglyphes fantômes, de lignes translucides de symboles qui se disposaient sur l’arrière-plan neutre du mur de la casemate. Il contempla le dos de ses mains, y vit de pâles molécules luminescentes ramper sous la peau, coordonnées par le même code inconnaissable. Il éleva la main droite et se hasarda à la bouger. Elle laissa derrière elle une vague traînée rémanente d’images stroboscopiques.
Il avait les poils hérissés sur les bras et la nuque. Il était tapi, montrant les dents, goûtant la musique. Le rythme s’atténua, revint, s’atténua…
— Qu’est-ce qui ne va pas ? (Elle s’était assise sur le lit à son tour, écartant d’une main les cheveux de ses yeux.) Chéri…
— Je me sens… comme sous une drogue… T’en as ici ?
Elle hocha la tête, lui posa les mains sur les bras.
— Linda… qui t’a dit ? Qui t’a dit que j’allais venir ? Qui ?
— Sur la plage, dit-elle, et quelque chose la contraignit à détourner les yeux. Un garçon. Je l’vois sur la plage. Treize ans peut-être. Il vit ici.
— Et qu’a-t-il dit ?
— Il a dit qu’tu viendrais. Il a dit qu’tu n’me haïrais pas. Il a dit qu’on s’entendrait bien, et il m’a indiqué aussi où se trouvait la mare d’eau de pluie. Il a l’air mexicain.
— Brésilien, rectifia Case tandis qu’une nouvelle vague de symboles déferlait sur le mur. Je pense qu’il est de Rio.
Il se leva et entreprit de passer son jean.
— Case, fit-elle, la voix tremblante. Case, où vas-tu ?
— Je crois que je vais aller trouver ce garçon, répondit-il tandis que revenait la musique, toujours la même rythmique simple, régulière, familière bien qu’il fût incapable de la situer dans sa mémoire.
— N’y va pas, Case.
— J’ai cru apercevoir quelque chose, en arrivant ici. Une ville, au bout de la plage. Mais hier, elle n’y était plus. Tu l’as déjà vue ?
Il remonta sa fermeture Éclair puis s’acharna sur les nœuds impossibles de ses lacets pour finalement jeter les chaussures dans un coin de la pièce.
Elle acquiesça, les yeux baissés :
— Ouais. J’la vois, des fois.
— Tu y es déjà allée, Linda ?
Il passa son blouson.
— Non, répondit-elle, mais j’ai essayé. Après mon arrivée ici, et puis je m’ennuyais. En tout cas, j’me suis dit, si c’est une ville, p’t-être que je pourrais y trouver de la dope. (Elle fit la grimace.) J’étais même pas en manque, j’en voulais, c’est tout. Alors, j’me suis pris de la bouffe dans un bidon, j’l’ai bien imbibée, pasque j’avais pas d’autre récipient pour emporter de l’eau. Et j’ai marché toute la journée, et j’pouvais la voir, des fois, la ville, elle avait pas l’air trop loin. Mais elle se rapprochait jamais. Et puis voilà qu’elle était tout près, et j’ai pu voir à quoi elle ressemblait. Par moments ce jour-là, elle m’avait donné l’impression d’être plus ou moins en ruine, ou bien abandonnée, et à d’autres moments, je croyais y voir des lumières se refléter sur une machine, des voitures ou des trucs comme ça…
Sa voix s’éteignit.
— Et qu’est-ce que c’était ?
— Ce machin, et elle indiqua du geste le poêle, les murs sombres, l’aube qui découpait l’embrasure, c’t’endroit où nous vivons. Il devient plus petit, Case, plus petit, plus on s’en approche.
Un dernier arrêt, près du seuil.
— Tu as posé la question à ton gamin ?
— Ouais. Il a dit que j’y comprenais rien et que je perdais mon temps. Y disait que c’était… c’était comme un évènement. Et que c’était notre horizon. L’horizon événementiel, voilà son expression.
Les mots n’évoquaient rien pour lui. Il quitta la casemate et partit à l’aveuglette, s’éloignant – il le savait, d’une certaine manière – de la mer. À présent, les hiéroglyphes défilaient sur le sable, fuyaient sous ses pieds, se retirant devant lui à mesure qu’il avançait.
— Eh là, fit-il, tout part en morceaux. J’parie que tu t’en rends compte, aussi. Qu’est-ce que c’est ? Le Kuang ? Le brise-glace chinois qui te creuse un trou dans le cœur ? P’t-être que Dixie le Trait-plat, c’est pas du gâteau, après tout ?
Il l’entendit crier son nom. Se retourna et la vit le suivre, sans chercher à le rattraper, la fermeture à glissière cassée de son treillis battant son ventre bronzé, tissu déchiré encadrant la toison pubienne. Elle avait l’air d’une fille de ces vieux magazines Métro Holografix du Finnois qui se serait soudain incarnée, sauf qu’elle était lasse et triste, humaine, avec le pathétique de sa tenue déchirée, progressant en titubant sur des paquets d’algues argentés par le sel.
Et puis, brusquement, ils se retrouvèrent dans les vagues, tous les trois, et les gencives du garçon tranchaient, épaisses et rose vif, sur son visage mince et basané. Il portait un short décoloré, en lambeaux, jambes trop maigres face au gris-bleu fuyant du ressac.
— Je te connais, dit Case, Linda à côté de lui.
— Non, dit le garçon, d’une voix aiguë, musicale, tu ne me connais pas.
— Tu es l’autre IA. Tu es Rio. Tu es celui qui veut arrêter Muetdhiver. Quel est ton nom ? Ton code de Turing ? Dis voir un peu ?
Le garçon accomplit une pirouette dans les vagues, en riant. Il marcha sur les mains puis, d’un saut, sortit de l’eau. Ses yeux étaient ceux de Riviera mais il n’y avait dedans nulle malice.
— Pour invoquer un démon, tu dois apprendre son nom. Les hommes en ont rêvé, jadis, mais aujourd’hui, c’est vrai d’une autre manière. Et tu le sais, Case. Ton boulot est d’apprendre les noms des programmes, les longs noms officiels, ces noms que leurs propriétaires cherchent toujours à dissimuler. Les noms véritables…
— Un code de Turing, ce n’est pas ton nom…
— Neuromancien, dit le garçon, plissant ses grands yeux gris face au soleil levant. La voie vers le pays des morts. Où tu te trouves en ce moment, mon ami. Marie-France, ma dame, c’est elle qui a préparé cette route, mais son seigneur l’a étouffée avant que j’aie pu lire le livre de ses jours. Neuro, de nerfs, ces chemins d’argent. Et mancien. Comme nécromancien. J’invoque tes morts. Mais non, mon ami (et le garçon accomplit une petite danse, pieds bruns s’imprimant sur le sable), je suis les morts, les morts et leur territoire. (Il rit. Une mouette cria.) Reste. Si ta compagne est un spectre, elle ne le sait pas. Et toi non plus.
— Tu es en train de craquer. La glace se brise.
— Non, fit-il, soudain triste, ses fragiles épaules brusquement voûtées. (Il frotta ses pieds sur le sable.) C’est plus simple que ça. Mais le choix reste entre tes mains.
Les yeux gris considéraient Case avec gravité. Une nouvelle vague de symboles déferla dans son champ de vision, une ligne à la fois. Derrière eux, le garçon se trémoussait, comme vu au travers d’une couche d’air chaud, l’été au-dessus de l’asphalte. La musique était forte, à présent, et Case pouvait presque en distinguer les paroles.
— Case, chéri, dit Linda en lui effleurant l’épaule.
— Non. (Il retira son blouson et le lui tendit.) Je ne sais pas, poursuivit-il. Peut-être que tu es bien ici. Mais en attendant, le froid tombe.
Il tourna pour s’éloigner et, après le septième pas, il avait fermé les yeux, regardant la musique se définir d’elle-même au centre des choses. Certes, il se retourna, une seule fois, même s’il n’ouvrit pas les yeux.
Il n’en avait pas besoin.
Ils étaient là, au bord de la mer, Linda Lee et le garçon maigre qui disait s’appeler Neuromancien. Il voyait son blouson de cuir pendre au bout de la main de la fille, au ras de l’écume.
Il poursuivit sa marche, guidé par la musique.
Le dub de Sion de Maelcum.
Il y avait un lieu gris, impression de minces écrans ondulants, moires de trames, échelonnements de demi-tons générés par un programme graphique tout simple. Il y avait un long plan fixe sur une vue prise au travers de la ligne, mouettes figées au-dessus de l’eau sombre. Il y avait des voix. Il y avait une plaine de miroir noir qui bascula et il devint alors du mercure, une goutte de vif-argent, qui dévalait, butait sur les angles d’un labyrinthe invisible, se fragmentait, se fondait à nouveau, glissait encore…
— Case ? Man ?
La musique.
— T’es rev’nu, man.
La musique fut retirée de ses oreilles.
— Combien de temps ? s’entendit-il demander, et il se rendit compte qu’il avait la bouche très sèche.
— Cinq minutes, peut-être. Trop long. J’avais envie de r’tirer la prise. L’Muet a dit non. Pis l’écran s’est mis à déconner alors l’Muet a dit d’te met’les écouteurs.
Il ouvrit les yeux. Les traits de Maelcum étaient recouverts de bandes d’hiéroglyphes translucides.
— Et d’te filer ton médicament, poursuivit Maelcum. Deux dermes.
Il était allongé sur le dos à même le sol de la bibliothèque, sous l’écran de contrôle. Le Sionite l’aida à se relever, mais le mouvement le fit basculer dans une violente bouffée de bêtaphényléthylamine, brûlure des dermes bleus contre son poignet gauche.
— Surdose, parvint-il à dire.
— Allez, man, pression de deux mains robustes sous ses aisselles, pour le soulever comme un enfant. Moi et moi, faut qu’on y aille.
Le chariot de service pleurait. La bêtaphényléthylamine lui donnait une voix. Sans aucun arrêt. Ni dans la galerie encombrée, ni dans les longs corridors, ni au seuil de la porte en glace noire qui ouvrait sur la crypte T-A, ces passages voûtés d’où le froid s’était si progressivement insinué dans les rêves du vieil Ashpool.
Le véhicule offrait un prolongement à la fièvre de Case, mouvement du chariot impossible à distinguer de l’impulsion dingue induite par la surdose. Lorsque le véhicule lâcha enfin, quelque chose sous le siège ayant claqué dans une averse d’étincelles blanches, les pleurs cessèrent.
L’engin termina son trajet en roue libre pour aller mourir à trois mètres de l’entrée de la caverne de pirate de 3Jane.
— C’t encore loin, man ?
Maelcum l’aida à descendre du chariot crachotant au moment où un extincteur intégré explosait dans le compartiment moteur de l’engin, flot de poudre jaune en gouttelettes débordant des persiennes et des trappes de service. Le Braun dégringola de sur le dossier du siège et partit en sautillant sur l’imitation sable, traînant sa patte inerte derrière lui.
— Va falloir qu’tu marches, man.
Maelcum prit la console et le construct, se passant la bretelle par-dessus l’épaule.
Les trodes cliquetaient autour du cou de Case tandis qu’il emboîtait le pas du Sionite. Les holos de Riviera les attendaient, scènes de torture et visions d’enfants cannibales. Molly avait brisé le triptyque. Maelcum les ignora.
— Du calme, dit Case, en se forçant à rattraper la silhouette qui progressait à grands pas. Faut qu’on fasse ça bien.
Maelcum s’immobilisa, pivota, le regarda d’un œil noir, la Remington dans la main.
— Bien, man ? Comment ça, bien ?
— Molly est bien là-dedans mais elle est plus dans le coup. Riviera, il est capable de projeter des holos. Peut-être qu’il a récupéré le flécheur de Molly.
Maelcum hocha la tête.
— Et puis il y a un ninja, un garde du corps de la famille.
Le froncement de sourcils de Maelcum s’accentua.
— ’Coute bien, man de Babylone, fit-il. Moi, j’suis un combattant. Mais c’pas mon combat, pas l’combat d’Sion. Ici, c’est Babylone contre Babylone, elle s’bouffe elle-même, t’vois ? Mais Jah dit qu’moi et moi, on va sortir d’là Rasoir-dansant.
Case cligna des yeux.
— L’est une combattante, dit Maelcum comme s’il devait tout expliquer. Maint’nant, man, tu m’dis qui j’dois pas tuer.
— 3Jane, dit-il après un silence. Une fille. En espèce de tunique blanche avec une capuche. On a besoin d’elle.
Quand ils eurent gagné l’entrée, Maelcum s’avança sans hésiter et Case n’eut d’autre choix que de le suivre.
L’antre de 3Jane était désert, la piscine vide. Maelcum lui tendit la console et le construct puis gagna le bord du bassin. Au-delà du mobilier de plage blanc régnait l’obscurité, traversée des ombres déchiquetées du dédale de murs en partie démolis, coupés à hauteur de taille.
L’eau léchait avec obstination les parois du bassin.
— Ils sont ici, dit Case. Ils doivent y être.
Maelcum hocha la tête.
La première flèche lui transperça le bras. La Remington rugit, crachant un mètre d’éclair bleu sous les projecteurs de la piscine. Le second trait frappa la carabine même, renvoyant tournoyer sur les carreaux blancs. Maelcum s’assit brutalement et saisit en tâtonnant l’objet noir qui saillait de son bras. Il essaya de tirer dessus.
Hideo sortit de l’ombre, une troisième flèche encochée dans un mince arc en bambou. Il s’inclina.
Maelcum le regarda fixement, la main encore posée sur la hampe d’acier.
— L’artère est intacte, dit le ninja.
Case se rappela la description faite par Molly de l’homme qui avait tué son amant. Hideo en était un autre. Sans âge. Il émanait de lui une impression de tranquillité, de calme absolu. Il était vêtu d’une combinaison de travail kaki, effrangée mais propre, et portait des chaussures noires, fines, qui lui épousaient le pied comme des gants, le pouce détaché des autres doigts à la manière d’un bas de tabi. L’arc de bambou était une pièce de musée, mais le carquois en alliage noir qui dépassait au-dessus de son épaule gauche avait l’air de sortir des meilleures armureries de Chiba. Sa poitrine brune était lisse et nue.
— T’m’as coupé le pouce, man, ’vec la s’conde, dit Maelcum.
— Force de Coriolis, dit le ninja en s’inclinant à nouveau. Extrêmement délicat, un projectile lent dans une gravité rotatoire. C’était non intentionnel.
— Où est 3Jane ? (Case avança pour se tenir près de Maelcum. Il vit que l’extrémité de la flèche encochée dans l’arc du ninja avait l’aspect d’un rasoir à double tranchant.) Où est Molly ?
— Bonjour, Case. (Riviera sortit d’un pas nonchalant de l’obscurité derrière Hideo, le flécheur de Molly dans la main.) Je m’étais plus ou moins attendu à voir apparaître Armitage. Aurions-nous été chercher du renfort dans cet amas de Rastas, maintenant ?
— Armitage est mort.
— Plus précisément, Armitage n’a jamais existé, mais la nouvelle n’a rien de sensationnel.
— Muetdhiver l’a tué. Il est en orbite autour du fuseau.
Riviera hocha la tête ; le regard de ses yeux gris passait sans cesse de Case à Maelcum.
— Je crois que pour vous, la route s’achève ici.
— Où est Molly ?
Le ninja relâcha sa tension sur la fine corde tressée, rabaissa son arc. Il traversa le sol carrelé pour venir récupérer la Remington.
— Tout ceci manque de subtilité, fit-il, comme pour lui-même.
Il avait une voix fraîche, agréable. Chacun de ses gestes faisait partie d’une danse, une danse sans fin, même lorsque son corps était immobile, au repos ; mais en dehors de l’impression de puissance qu’elle suggérait, il y avait dans cette danse également une humilité, comme une évidente simplicité.
— Pour elle aussi, c’est le bout de la route, ajouta Riviera.
— Il se peut que 3Jane ne soit pas d’accord sur ce point, Peter, observa Case, incertain de son impulsion.
Les dermes bouillonnaient toujours en lui, la vieille fièvre commençait à retrouver son emprise, cette folie qui courait la Cité de la nuit. Il se rappela les moments de grâce, quand il survolait la lisière des choses, ces instants où il s’était surpris parfois à pouvoir parler plus vite qu’il ne pensait.
Les yeux gris s’étrécirent.
— Pourquoi, Case ? Pourquoi penses-tu ça ?
Case sourit. Riviera n’était pas au courant de la connexion simstim. Il n’avait pas remarqué la présence de l’appareillage dans sa hâte à récupérer la drogue qu’elle transportait pour lui. Mais comment en revanche Hideo avait-il pu ne pas la découvrir ? Et Case était certain que le ninja n’aurait jamais laissé 3Jane soigner Molly sans d’abord rechercher sur elle la présence de bidules ou d’armes dissimulés. Non, décida-t-il, le ninja savait. Alors 3Jane devait être également au courant.
— Dis-moi, Case, dit Riviera en élevant le canon en pomme d’arrosoir du flécheur.
Il y eut un craquement derrière lui, puis un autre. 3Jane poussa Molly hors de l’ombre, assise dans un fauteuil de bain victorien décoré dont les grandes roues arachnéennes grinçaient en tournant. Molly était profondément enfouie sous une couverture rayée noir et rouge, sous le dais étroit du dossier canné de l’antique siège. Elle avait l’air toute petite. Brisée. Un pansement de micropore blanc brillant couvrait sa lentille endommagée ; l’autre, vacante, jetait des reflets ondoyants tandis que sa tête oscillait au rythme du mouvement de la chaise roulante.
— Un visage familier, dit 3Jane. Je vous ai aperçu le soir où Pierre a fait son numéro. Mais qui est celui-ci ?
— Maelcum, dit Case.
— Hideo, retire la flèche et panse la blessure de monsieur Maelcum.
Case fixait Molly, fixait son visage blafard.
Le ninja se dirigea vers Maelcum assis, s’arrêtant juste pour déposer le fusil et son arc parfaitement hors de portée et sortir de sa poche quelque chose. Une paire de cisailles.
— Il va falloir que je coupe la hampe, expliqua-t-il. Elle est trop près de l’artère.
Maelcum acquiesça. Il avait le visage cendreux et luisant de sueur.
Case lorgna 3Jane et dit :
— Il ne reste pas beaucoup de temps.
— Pour qui au juste ?
— Pour nous tous.
Il y eut un claquement lorsque Hideo cisailla la hampe métallique de la flèche. Maelcum gémit.
— Franchement, dit Riviera, ça ne t’amusera pas des masses d’entendre cet illusionniste ringard tenter un dernier tour. Passablement dégoûtant, je peux te l’assurer. Tu vas voir qu’il va finir à genoux, te proposer de vendre sa mère, de t’offrir les privautés sexuelles les plus ennuyeuses…
3Jane rejeta la tête en arrière et rit :
— Crois-tu ça, Peter ?
— Ça va être le choc des spectres, ce soir, ma chère, dit Case. Muetdhiver est bien parti pour faire sa fête à l’autre, Neuromancien. Et pour de bon. Z’êtes au courant ?
3Jane haussa les sourcils.
— Peter avait suggéré quelque chose de cet ordre, mais dites-m’en un peu plus…
— J’ai rencontré Neuromancien. Il a parlé de votre mère. Je crois qu’il est un peu l’équivalent d’une gigantesque reconstitution en mémoire morte, une reconstitution destinée à enregistrer la personnalité, sauf que dans son cas, elle est intégralement en mémoire vive. Les constructs s’y croient, pour eux c’est comme si c’était le monde réel, alors que la structure se développe à l’infini.
3Jane s’écarta de derrière la chaise roulante.
— Où ça ? Décrivez-moi l’endroit, cette reconstitution.
— Une plage. Du sable gris, couleur d’argent terni. Et un machin en béton, genre bunker… (Il hésita.) Rien de folichon. Plutôt le vieux truc, en ruine. Pour peu que vous marchiez assez loin, vous vous retrouvez à votre point de départ.
— Oui, fit-elle. Le Maroc. Quand Marie-France était petite fille, bien des années avant qu’elle n’épouse Ashpool, elle a passé un été, seule sur cette plage, à camper dans un blockhaus abandonné. C’est là qu’elle devait formuler les bases de sa philosophie.
Hideo se redressa, glissa de nouveau les cisailles dans sa salopette. Il tenait dans chaque main une section de la flèche. Maelcum avait les yeux clos, la main serrée autour du biceps.
— Je vais le bander, dit Hideo.
Case réussit à plonger avant que Riviera ait eu le temps avec le flécheur d’aligner son tir. La salve fusa en sifflant au ras de son cou comme un vol de moucherons supersoniques. Il boula, vit Hideo pivoter sur un nouveau pas de danse, tenant cette fois la flèche renversée dans sa main, hampe contre la paume et les doigts raidis. Petite impulsion par en dessous, flou de la détente du poignet, et le trait vint frapper le dos de la main de Riviera. Le flécheur alla tomber sur le carrelage un mètre plus loin.
Riviera hurla. Mais pas de douleur. C’était un cri de rage, si pur, si raffiné, qu’il en était dépourvu de toute humanité.
Deux minces faisceaux de lumière, jumelles aiguilles rouge rubis, jaillirent de la région du sternum de Riviera.
Le ninja émit un grognement, partit en arrière, les mains plaquées sur les yeux, puis retrouva son équilibre.
— Peter, dit 3Jane, Peter, qu’as-tu encore fait ?
— Il a aveuglé votre petit clone, dit Molly, sèchement.
Hideo rabaissa ses mains en coupe. Figé, immobile sur le carrelage blanc, Case vit alors deux minces panaches de vapeur s’élever des yeux ravagés.
Riviera souriait.
Hideo reprit sa figure de danse, en revenant sur ses pas. Lorsqu’il se retrouva placé juste au-dessus de l’arc, de la flèche et de la Remington, le sourire de Riviera avait disparu. Le ninja se pencha – incliné comme pour une révérence, parut-il à Case – et trouva l’arc et la flèche.
— Tu es aveugle, fit Riviera en faisant un pas en arrière.
— Peter, dit 3Jane, ignores-tu donc qu’il sait faire ça dans le noir ? Le zen. C’est ainsi qu’il s’entraîne.
Le ninja encocha sa flèche.
— Et maintenant, vas-tu me distraire avec tes hologrammes ?
Riviera reculait, reculait dans l’ombre au-delà de la piscine. Il frôla un fauteuil blanc ; ses pieds crissèrent sur le carrelage. La flèche de Hideo oscilla pour le suivre.
Riviera partit soudain au pas de course, se jetant par-dessus un long pan de mur bas et déchiqueté, le visage du ninja était aux anges, tout empreint d’une tranquille extase.
Souriant, il disparut à pas feutrés dans l’ombre derrière le mur, l’arc toujours bandé.
— Jane, ma p’tite dame, chuchota Maelcum, et Case pivota pour le voir ramasser le fusil tombé sur le carrelage, éclaboussant de son sang la céramique blanche. (Il secoua ses tresses puis cala le canon épais dans le creux de son bras blessé.) C’truc t’arrache la tête, et t’trouv’ras pas un toubib de Babylone pour la remettre.
3Jane fixa la Remington. Molly libéra ses bras de sous les plis de la couverture rayée, soulevant la sphère noire qui lui emboîtait les mains.
— Qu’on m’enlève ça ; qu’on me l’enlève.
Case se releva, se secoua. Il interrogea 3Jane :
— Hideo va le retrouver, même aveugle ?
— Quand j’étais petite, on adorait lui mettre un bandeau sur les yeux. Il est capable de loger une flèche dans une carte à jouer à dix mètres.
— Peter est un mort en sursis, de toute manière, observa Molly. D’ici douze heures, il va commencer à se congeler. Sera plus capable de bouger, sauf les yeux.
— Pourquoi ?
Case s’était tourné vers elle.
— J’lui ai empoisonné sa came. Terrain favorable au développement de la maladie de Parkinson, plus ou moins.
3Jane acquiesça.
— Oui. Nous avons effectué sur lui l’examen médical classique, avant son admission. (Elle effleura la balle d’une certaine manière et l’objet sauta des mains de Molly.) Destruction sélective des cellules de la substantia nigra. Signes de formation d’un corps de Lewy. Il transpire beaucoup dans son sommeil.
— Ali, dit Molly, scintillement de ses dix lames exposées l’éclair d’un instant. (Elle écarta la couverture de ses jambes, révélant le plâtre gonflable.) C’est de la mépéridine. J’ai demandé à Ali de me concocter un mélange maison. Qui accélère le temps de réaction à mesure que la température s’élève. N-méthyl-4-phényl-1236, chanta-t-elle comme un enfant récite les cases d’un jeu de marelle, tétra-hydro-pyridène.
— Un mélange détonant, observa Case.
— Ouais, fit Molly, le vrai mélange détonant à retardement.
— C’est terrifiant, dit 3Jane, et elle se mit à glousser.
L’ascenseur était bondé. Case était collé, bassin contre bassin, tout contre 3Jane, le canon de la Remington appliqué sous son menton. Elle sourit et se plaqua plus encore contre lui.
— Arrêtez, fit-il, se sentant désemparé.
Il avait remis le cran de sûreté mais il était terrifié à l’idée de la blesser et elle le savait. La cabine était un cylindre d’acier, de moins d’un mètre de diamètre, conçu pour un unique passager. Maelcum portait Molly dans ses bras. Elle avait pansé sa blessure mais il souffrait manifestement pour la porter. La hanche de la jeune femme enfonçait la console et le construct dans les reins de Case.
Ils s’élevaient, quittant la gravité, en direction de l’axe, des tores centraux.
L’entrée de l’ascenseur avait été dissimulée près de l’escalier du couloir, touche supplémentaire dans ce décor de caverne de pirate qui formait l’antre de 3Jane.
— Je ne crois pas que je devrais vous révéler ça, dit cette dernière en se dévissant la tête pour écarter le menton de la trajectoire du canon, mais je n’ai pas la clé de la pièce que vous cherchez. D’ailleurs, je n’en ai jamais eu. Encore un exemple de la balourdise victorienne de mon père. La serrure est mécanique et extrêmement complexe.
— Une serrure Chubb, dit Molly, la voix étouffée par l’épaule de Maelcum, et nous, on l’a, votre putain de clé, vous affolez pas.
— Ta puce marche toujours ? lui demanda Case.
— Vingt heures vingt-cinq, sale temps universel…
— Il nous reste cinq minutes, prévint Case, et la porte s’ouvrit d’un coup derrière 3Jane.
Elle partit à reculons, basculant en une lente pirouette arrière, les plis pâles de sa djellaba volant autour de ses cuisses.
Ils étaient parvenus à l’axe, au cœur de la Villa Lumierrante.
Molly repêcha la clé au bout de sa cordelette de nylon.
— Tu sais, dit 3Jane, penchée en avant avec curiosité, j’avais toujours eu l’impression qu’il n’en existait aucun double. J’avais envoyé Hideo fouiller les affaires de mon père après que tu l’as eu tué. Il a été incapable de retrouver l’original.
— Muetdhiver était parvenu à la planquer dans le fond d’un tiroir, dit Molly en insérant avec délicatesse la tige cylindrique de la clé Chubb dans l’ouverture crantée percée sur le panneau lisse et rectangulaire de la porte. Il a tué le gosse qui l’y avait mise.
La clé pivota en douceur lorsqu’elle la fit jouer.
— La tête, dit Case. Il y a un panneau à l’arrière de la tête. Avec des zircons dessus. Faut l’enlever. C’est là que je dois me brancher.
Et ils se retrouvèrent à l’intérieur.
— Bordel de Dieu, s’exclama le Trait-plat, d’une voix traînante, t’aimes bien t’prendre du bon temps, pas vrai, gamin ?
— Le Kuang est paré ?
— Y piaffe d’impatience.
— D’accord.
Il cliqua.
Et se retrouva en train de contempler, par l’œil intact de Molly, un visage livide et ravagé, flottant mollement en position fœtale, une console de cyberspace entre les cuisses, un bandeau de trodes argentées collé sur le front au-dessus de ses yeux clos et cernés. L’homme avait les joues creusées par une barbe noire d’un jour, le visage luisant de sueur.
L’homme qu’il était en train de contempler, c’était lui.
Molly avait le flécheur dans la main. Sa jambe l’élançait douloureusement à chaque battement de pouls mais elle était encore capable d’évoluer en gravité zéro. Maelcum flottait non loin, enserrant le bras mince de 3Jane dans sa grande poigne noire.
Un ruban de fibres optiques raccordait en une boule gracieuse l’Ono-Sendaï à une ouverture carrée située à l’arrière du terminal incrusté de perles.
Case bascula de nouveau l’interrupteur.
— Le Kuang-Expert type Onze te botte le cul dans neuf secondes, top, sept, six, cinq…
Le Trait-plat les cliqua vers le haut, ascension douce, l’espace d’une microseconde, éclair obscur de la surface ventrale du requin de chrome noir.
— Quatre, trois…
Case avait l’étrange impression de se trouver dans le siège du pilote d’un petit avion. Une surface plate et noire apparut soudain, brillante devant lui, reproduction parfaite du clavier de sa console.
— Deux, et… c’est parti…
Propulsion tout droit à travers des parois vert émeraude, de jade laiteux, sensation de vitesse au-delà de tout ce qu’il avait connu jusque-là dans le cyberspace… La glace Tessier-Ashpool se brisa, se rétractant sous la poussée du programme chinois, inquiétante impression de fluidité solide, comme si les éclats d’un miroir brisé se courbaient en s’allongeant dans leur chute…
— Bon Dieu, fit Case, abasourdi, tandis que le Kuang se tordait et virait au-dessus des étendues dépourvues d’horizon des tores, les mémoires de masse de la Tessier-Ashpool, infini d’un paysage urbain détouré en traits fluorescents, trame complexe qui tranchait l’œil, éclatante comme un diamant, acérée comme un rasoir.
— Eh, merde, lança le construct, mais ces trucs, là, c’est le gratte-ciel RCA. Tu connais le vieux gratte-ciel de la RCA ?
Le programme Kuang plongeait entre les flèches scintillantes d’une douzaine de tours de données identiques, chacune la réplique en fluo bleu des gratte-ciel de New York.
— Déjà vu une résolution aussi élevée ? demanda Case.
— Non, mais j’avais jamais encore craqué une IA, non plus.
— Ce truc sait où il va ?
— Vaudrait mieux.
Ils étaient en train de plonger, perdant de l’altitude dans un canyon de néons arc-en-ciel.
— Dix…
Un bras d’ombre se déroulait depuis le plancher clignotant au-dessous, masse grouillante de ténèbres, amorphe, informe…
— V’là d’la compagnie, remarqua le Trait-plat, tandis que Case pianotait sur la représentation de sa console, les doigts volant machinalement sur les touches du clavier.
Le Kuang oscilla vertigineusement, puis repartit en arrière, pour remonter à reculons, faisant définitivement éclater l’illusion d’un véhicule physique, réel.
La chose d’ombre grandissait, s’étendait, obscurcissant la cité de données. Case les fit grimper tout droit et ils n’eurent plus au-dessus d’eux que l’incommensurable coupole de glace vert jade.
La cité des tores avait disparu maintenant, totalement obscurcie par la masse des ténèbres.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un système de défense par IA, dit le construct, ou du moins une partie de celui-ci. Si c’est ton pote Muetdhiver, il n’a pas l’air franchement amical.
— Prends-le, dit Case. T’es plus rapide.
— Là, gamin, la meilleure défense, c’est encore une bonne attaque.
Sur quoi, le Trait-plat pointa le dard acéré du nez du Kuang en plein dans les ténèbres en dessous d’eux. Et il piqua.
Leur célérité faussait les entrées sensorielles de Case.
Sa bouche s’emplit d’un douloureux goût d’outre-mer.
Ses yeux étaient des œufs de cristal instables, vibrant avec une fréquence dont le nom était la pluie mêlée au fracas des trains, pour s’épanouir soudain dans le jaillissement bourdonnant d’une forêt d’arêtes de verre fines comme des cheveux. Ces arêtes se divisaient, bifurquaient, se divisaient encore, croissance exponentielle sous le dôme de la glace Tessier-Ashpool.
La voûte de son palais se fendit sans douleur, pour laisser entrer des radicelles qui fouettaient les alentours de sa langue, avides de goûter l’outre-mer, de nourrir les forêts cristallines de ses yeux, des forêts qui pressaient contre le dôme vert, pressaient pour être entravées mais s’étendaient malgré tout, en poussant cette fois vers le bas, emplissant tout l’univers de la T-A pour redescendre vers les infortunés faubourgs de la cité, offerte, qui était l’esprit de la Tessier-Ashpool SA.
Et lui revint alors une histoire ancienne, un roi qui disposait des pièces sur un échiquier, doublant la somme à chaque case…
Progression exponentielle…
Les ténèbres tombèrent de toutes parts, une sphère de ténèbres brasillantes, pression sur le cristal distendu des nerfs de cet univers de données qu’il était pratiquement devenu…
Et lorsqu’il ne fut plus rien, compressé au cœur même de toute cette obscurité, vint un point où, l’obscurité ne pouvant plus s’accroître, quelque chose se déchira.
Le programme Kuang jaillit du nuage sombre, la conscience de Case se divisa comme autant de gouttelettes de mercure, décrivant un arc au-dessus d’une plage infinie de la couleur des nuages d’argent terni. Sa vision était sphérique, comme si une rétine unique recouvrait la surface intérieure d’un globe qui contenait toutes choses, si toutes choses pouvaient être dénombrées.
Et certes, ici, chaque catégorie d’objets pouvait être dénombrée. Il savait le nombre de grains de sable que contenait la reconstitution de la plage (un nombre codé dans un système mathématique qui n’existait nulle part ailleurs que dans cet esprit qu’était Neuromancien). Il savait le nombre de paquets de rations jaunes contenus dans les caisses à l’intérieur de la casemate (quatre cent sept). Il savait le nombre de dents de laiton dans la moitié gauche de la fermeture Éclair ouverte du blouson de cuir incrusté de sel que Linda portait tandis qu’elle parcourait d’un pas lourd la grève au crépuscule, balançant un morceau de bois d’épave dans sa main (deux cent deux).
Il fit virer le Kuang au-dessus de la plage et décrire au programme un large cercle, voyant par les yeux de Linda approcher l’objet en forme de requin noir, silencieux spectre affamé sur fond de nuages de plus en plus bas. Elle se baissa, apeurée, puis laissa tomber son bâton et partit au pas de course. Il savait le rythme de son pouls, savait la longueur de ses pas, avec une précision qui aurait satisfait les critères les plus exigeants de la géophysique.
— Mais tu ne sais pas ses pensées, dit le garçon, à ses côtés maintenant, au cœur même de la chose-requin. Je ne sais pas ses pensées. Tu t’es trompé, Case. Vivre ici, c’est vivre pour de vrai. Il n’y a pas de différence.
Panique de Linda qui se jette dans les flots, à l’aveuglette.
— Arrête-la, elle va se faire mal.
— Je ne peux pas l’arrêter, dit le garçon, doux regard de ses beaux yeux gris.
— Tu as les yeux de Riviera, observa Case.
Éclair des dents blanches, longues gencives roses.
— Mais pas sa folie. Parce que pour moi, ils sont beaux, ces yeux. (Il haussa les épaules.) Je n’ai besoin d’aucun masque pour te parler. Au contraire de mon frère. Je crée ma propre personnalité. La personnalité est mon moyen d’expression.
Case les fit grimper à nouveau, ascension en chandelle, loin de la plage et de la fille terrorisée.
— Pourquoi faut-il que tu me la balances tout le temps entre les jambes, espèce de sale petit connard ? Encore et encore, à me faire tourner en rond. Tu l’as tuée, hein ? À Chiba.
— Non, dit le garçon.
— Muetdhiver ?
— Non. J’ai vu venir sa mort. À travers les structures que tu as cru parfois pouvoir détecter dans la danse de la rue. Ces structures sont bien réelles. Je suis suffisamment complexe, dans mon étroit domaine, pour savoir lire ces danses. Bien mieux que Muetdhiver. J’ai vu sa mort dans le besoin qu’elle avait de toi, dans le code magnétique du verrou de la porte de ton cercueil à l’hôtel Eco, dans le contrat de Julie Deane avec un tailleur de Hong Kong. Aussi claire pour moi que l’ombre d’une tumeur l’est pour le chirurgien examinant la radio d’un patient. Lorsqu’elle a porté ton Hitachi à son copain, pour qu’il essaie d’y accéder – elle n’avait aucune idée de ce qu’il contenait, encore moins du prix qu’elle pourrait en tirer, et son souhait le plus cher était que tu la pourchasses et la punisses –, je suis intervenu. Mes méthodes sont bien plus subtiles que celles de Muetdhiver. Je l’ai amenée ici. En moi.
— Pourquoi ?
— J’espérais pouvoir t’y amener également, et t’y garder. Mais j’ai échoué.
— Bon, et maintenant ? (Il vira pour leur faire réintégrer le banc de nuages.) Où va-t-on, à présent ?
— Je n’en sais rien, Case. Ce soir, la matrice elle-même se pose la question. Parce que tu as gagné. Tu as déjà gagné, ne le vois-tu pas ? Tu as gagné quand tu t’es éloigné d’elle sur la plage. Elle était ma dernière ligne de défense. Je vais bientôt mourir, en un sens. Tout comme Muetdhiver. Aussi certainement que Riviera est en train de mourir, gisant paralysé au pied d’un pan de mur dans les appartements de ma dame 3Jane Marie-France, son corps strié devenu incapable de produire les récepteurs de dopamine qui pourraient le sauver du trait de Hideo. Mais Riviera survivra rien que par ces yeux, si j’ai la possibilité de les garder.
— Mais il reste bien le mot, d’accord ? Le code. Alors, comment ai-je fait pour gagner ? J’ai gagné de la merde, oui.
— Allez, bascule, maintenant.
— Où est Dixie ? Qu’as-tu fait du Trait-plat ?
— MacCoy Pauley a vu son souhait exaucé, dit le garçon, et il sourit. Son souhait et même plus. Il t’a cliqué ici contre mon gré puis s’est incrusté au travers de défenses sans égales dans toute la matrice. À présent, tu bascules.
Et Case se retrouva seul dans le dard noir du Kuang, perdu dans le nuage.
Il bascula.
Dans la tension de Molly, le dos rigide comme roc, les mains serrées autour de la gorge de 3Jane.
— Marrant, disait-elle, je savais exactement de quoi vous auriez l’air. Je l’ai compris sitôt qu’Ashpool eut fait subir le même sort à votre sœur clonée.
Ses mains étaient douces, presque une caresse. Les yeux de 3Jane étaient agrandis de terreur et d’envie ; elle frissonnait de peur et de désir. Au-delà de l’entrelacs des cheveux de 3Jane, hérissés dans l’impesanteur, Case vit son propre visage, livide et tendu, Maelcum derrière lui, mains noires posées sur le blouson de cuir, aux épaules, pour le maintenir au-dessus du tapis tissé d’un motif de circuit imprimé.
— Le ferais-tu ? demandait 3Jane, d’une voix d’enfant. Je crois que oui.
— Le code, dit Molly. Dites à la tête le code.
Décrochage.
— Elle attend que ça, hurla-t-il, la salope n’attend que ça !
Il ouvrit les yeux pour se retrouver face au regard de rubis froid du terminal, visage de platine incrusté de perles et de lapis. Plus loin, Molly et 3Jane se tordaient dans une étreinte au ralenti.
— File-nous ce putain de code, dit-il. Si tu le fais pas, ça changera quoi ? Qu’est-ce que ça pourra bien changer pour toi, bordel ? Tu finiras comme le vieux. À flanquer tout par terre pour tout rebâtir ensuite. Reconstruire les murs, de plus en plus serrés… J’ai pas la première idée de ce qui se produira si Muetdhiver gagne, mais au moins, ça changera quelque chose !
Il tremblait, il claquait des dents. 3Jane devint inerte, les mains de Molly toujours serrées autour de sa gorge fine, ses cheveux noirs volant, emmêlés, coiffe brune et douce.
— Le Palais ducal à Mantoue, dit-elle, comprend une série de pièces de plus en plus petites. Elles s’enroulent autour des appartements d’apparat derrière les embrasures de portes superbement sculptées qu’il faut se baisser pour franchir. Elles abritent les nains de cour. (Elle sourit tristement.) Je pourrais aspirer à cela, je suppose, mais dans un sens, ma famille a déjà réalisé une version plus grandiose encore du même projet… (Son regard était calme à présent, lointain. Puis elle baissa les yeux sur Case.) J’te prends au mot, chef.
Il décrocha.
Le Kuang sortait des nuages. Au-dessous de lui, la cité de néon. Derrière lui, une sphère de ténèbres rétrécissait.
— Dixie, t’es ici, gars ? Tu m’entends ? Dixie ?
Il était seul.
— Le salaud t’a eu.
Élan aveugle tandis qu’il déboulait à travers l’infini de l’espace de données.
— Faut qu’tu te trouves quelqu’un à haïr avant que tout soit terminé, dit la voix du Finnois. Eux, moi, peu importe.
— Où est Dixie ?
— C’est plutôt coton à expliquer, Case.
La sensation de présence du Finnois l’engloba, odeur de cigarettes cubaines, odeur de fumée qui imprègne le tweed moisi, vieilles machines abandonnées aux rituels minéraux de la rouille.
— La haine t’aidera à t’en sortir, dit la voix. Tant de petites gâchettes dans le cerveau, et toi qui t’amuses à les tripoter toutes. Maintenant, il faut que tu ha-ïsses. Le verrou qui bloque les liaisons câblées, il se trouve sous ces tours que le Trait-plat t’a montrées, quand t’es entré. Lui, il n’essaiera pas de t’arrêter.
— Neuromancien, dit Case.
— Son nom n’est pas du domaine de mes connaissances. Mais il a renoncé, maintenant. C’est de la glace T-A que tu dois te préoccuper. Pas le mur, mais les systèmes de virus internes. Le Kuang est particulièrement vulnérable au genre de bricoles qu’ils ont pu lâcher là-dedans.
— Haïr, dit Case. Qui dois-je haïr ? Dis-moi un peu.
— Qui aimes-tu ? demanda la voix du Finnois.
Il fit négocier au programme un virage sur l’aile et piqua vers les tours bleues.
Des objets se lançaient du haut des flèches-soleils décorées, silhouettes de sangsues luisantes faites de plans fluctuants de lumière. Il y en avait des centaines, qui s’élevaient en tourbillon, avec ce mouvement aléatoire des papiers chassés par le vent, au long des rues à l’aube.
— Boucles de distorsions transitoires, dit la voix.
Il plongea en piqué, dynamisé par son mépris de soi. Lorsque le programme Kuang heurta le premier des défenseurs, éparpillant les feuilles de lumière, il sentit la chose-requin perdre une partie de sa substance, sentit la trame d’information se relâcher.
Et puis – la vieille alchimie du cerveau et sa vaste pharmacopée –, sa haine revint affluer dans ses mains.
À l’instant même de jeter le dard du Kuang à travers la base de la première tour, il avait atteint un niveau de rendement qui dépassait tout ce qu’il avait connu ou imaginé. Au-delà de l’ego, au-delà de la personnalité, au-delà de la perception consciente, il évoluait, le Kuang avec lui, retrouvant le pas de danse antique pour esquiver les assaillants, la danse de Hideo, grâce à l’interface corps-esprit accordée à lui en cette seconde même par la clarté et l’unicité de son désir de mort.
Et l’un des pas de cette danse était le léger effleurement de la touche, à peine assez pour basculer…
… maintenant
et sa voix comme le cri d’un
oiseau inconnu
3Jane répondant par un chant,
trois notes, hautes et pures.
Un nom vrai.
Forêt de néons, grésillement de la pluie sur le pavé brûlant. L’odeur de friture. Les mains d’une fille refermées sur ses fesses, dans l’obscurité moite d’un cercueil près du port.
Mais tout cela s’éloigne, en même temps que le paysage urbain : une cité comme Chiba, comme les empilements de données de la Tessier-Ashpool SA, les routes et les croisements inscrits sur la face d’une micropuce, le motif taché de sueur sur un fichu noué, plié…
Éveil au son d’une voix qui était musique, le terminal de platine qui chantait d’une voix flûtée, mélodieuse, répétant à l’infini les chiffres de comptes numérotés en Suisse, les montants de paiements à virer sur Sion via une banque orbitale des Bahamas, parlant de passeports et de passages, et des changements profonds et fondamentaux à opérer dans la mémoire de Turing.
Turing. Il se souvint d’une chair imprimée sous un ciel projection, viande balancée par-dessus une rambarde en fer. Il se souvint de Desiderata Street.
Et la voix chantait toujours, le rappelant à l’obscurité, mais c’était son obscurité personnelle, pouls et sang, celle où il avait toujours dormi, derrière ses paupières et celles de nul autre…
Alors il s’éveilla de nouveau, croyant avoir rêvé, face à un large sourire blanc encadré d’incisives d’or, Aérol qui le bouclait dans un harnais anti-g à bord du Babylon Rocker.
Et face enfin à la longue pulsation de dub de Sion.