Le ciel au-dessus du port était couleur télé calée sur un émetteur hors service.
« Faudrait pas m’prendre pour un camé, entendit dire Case tandis qu’il se frayait un passage dans la foule pour gagner la porte du Tchat. C’est juste que mon organisme souffre d’une énorme carence en drogue. » C’était un accent de la Conurb et une vanne de la Conurb. Le Tchatsubo était un bar pour expatriés de profession ; vous pouviez y zoner une semaine sans jamais entendre deux mots de japonais.
Ratz officiait au comptoir, avec son bras artificiel qui tressautait sur un rythme monotone pour remplir les chopes de Kirin-pression. Il vit Case et lui sourit de toutes ses dents, treillis d’acier est-européen et de caries brunâtres. Case se trouva une place près du bar, entre le bronzage improbable d’une pute à Lonny Zone et l’uniforme impeccable d’un grand marin africain dont les pommettes s’ornaient des balafres régulières de marques tribales.
— Gage était ici tout à l’heure, avec deux mignons, dit Ratz en faisant, de sa main valide, glisser une chope sur le comptoir. P’t-être que c’est à toi qu’ils en ont, Case ?
Case haussa les épaules. La fille sur sa droite lui donna un coup de coude en gloussant.
Le sourire du barman s’élargit. Sa laideur était épique. En un temps où la beauté était devenue denrée accessible, il y avait quelque chose de chevaleresque dans sa façon de la refuser. Le bras antique grinça lorsqu’il le tendit pour servir une autre chope. C’était une prothèse militaire russe, un manipulateur à sept degrés de liberté et rétroaction sensorielle, sous une enveloppe de plastique rose sale.
— On joue trop l’artiste, Herr Case, maugréa Ratz. (Le grognement lui tenait lieu de rire. Il gratta d’une pince rose le surplomb de bedaine qui saillait sous la chemise blanche.) L’artiste des coups un peu rigolos.
— Ben voyons, fit Case en sirotant sa bière. Faut bien qu’y ait un p’tit rigolo dans le coin. Sûr que t’es mal barré pour ça.
Le gloussement de la pute grimpa d’une octave.
— Toi aussi, fillette. Alors, tu disparais, vite fait, vu ? Zone, c’est un pote à moi.
Elle regarda Case dans les yeux tout en esquissant à peine un bruit de crachement, lèvres presque immobiles. Mais elle s’en alla.
— Bon Dieu, fit Case. Qu’est-ce que c’est que ce trou à rats ? Même pas moyen de boire un verre.
— Ah, dit Ratz en épongeant avec un vieux chiffon le bois rayé. Zone prend son pourcentage, toi, je te laisse bosser ici pour amuser la galerie.
Case saisissait son verre de bière lorsque tomba l’un de ces étranges instants de silence, comme si une centaine de conversations sans rapport étaient soudain simultanément parvenues à la même pause. Le rire de la pute s’éteignit, sur une dernière note un rien hystérique.
— Un ange passe, grogna Ratz.
— Les Chinois, beugla un Australien soûl. Ces putains de Chinois qu’ont inventé la neuronnexion. Pour vous couper les nerfs en quatre, ils s’y entendent pour t’arranger, mec…
— Et allons donc, dit Case, en lorgnant son verre, toute son amertume remontant soudain en lui comme un flot de bile. Qu’est-ce qu’y faut pas entendre comme conneries.
Les Japonais en avaient déjà plus oublié en neurochirurgie que les Chinois n’en avaient jamais su. Les cliniques au noir de Chiba avaient beau être à la pointe de la technologie, avec des pans entiers de la technique remplacés mensuellement, elles n’avaient pas pu malgré tout réparer les dégâts qu’il avait subis dans cet hôtel de Memphis.
Une année ici, et il rêvait toujours de cyberspace, même si l’espoir s’effaçait de soir en soir. Malgré le speed, malgré les virages et les virées, les raccourcis et les courts-jus qu’il s’était pris dans la Cité de la nuit, il continuait de voir la matrice dans son sommeil, éclatant treillis de logique qui se dévidait à travers un vide incolore… La Conurb était bien loin, maintenant, au bout d’une sacrée trotte de l’autre côté du Pacifique, et il n’était plus un consoliste, plus un cow-boy du cyberspace. Rien qu’un pirate comme un autre, qu’essayait de faire sa pelote. Mais les rêves revenaient dans la nuit japonaise comme autant de zombis câblés, et il chialait pour les ravoir, il en chialait dans son sommeil pour s’éveiller tout seul dans le noir, roulé en boule dans sa capsule dans quelque hôtel à cercueils, les mains crochées dans le matelas, la mousse pressée contre ses doigts, à essayer d’atteindre la console qui n’était pas là.
— J’ai vu ta nana, l’autre soir, dit Ratz en passant à Case sa seconde Kirin.
— J’en ai pas, fit-il, et il but.
— Miss Linda Lee.
Case hocha la tête.
— Pas de fille ? Rien ? Rien qu’le boulot, mon pote l’artiste ? Complètement polar ? (Les petits yeux bruns du barman étaient profondément nichés dans la chair ridée.) J’crois bien que j’t’aimais encore mieux avec elle. Tu riais plus. Maintenant, y a des soirs, t’aurais p’t-être tendance à devenir trop artiste ; tu vas finir en cuve dans une clinique ; en pièces détachées.
— Ratz, tu me fends le cœur.
Il finit sa bière, paya et sortit, haute silhouette aux épaules étroites voûtées sous le nylon kaki taché de pluie de son coupe-vent. Se faufilant parmi la foule de Ninsei, il pouvait sentir sa propre odeur de sueur rance.
Case avait vingt-quatre ans. À vingt-deux, il était un cow-boy, un braqueur, l’un des tout bons de Zone. Sa formation, il la tenait des meilleurs, les McCoy Pauley et autres Bobby Quine, des légendes dans le métier. Il avait opéré en trip d’adrénaline pratiquement permanent, un sous-produit de la jeunesse et de la compétence, branché sur une platine de cyberspace maison qui projetait sa conscience désincarnée au sein de l’hallucination consensuelle qu’était la matrice. Voleur, il avait travaillé pour d’autres voleurs plus riches, des employeurs qui lui fourguaient le logiciel bien particulier requis pour pénétrer les murs brillants des réseaux de grosses sociétés, pour tailler des ouvertures dans de riches champs de données.
Il avait commis l’erreur classique, celle qu’il s’était juré de ne jamais faire. Il avait piqué à ses employeurs. Il avait étouffé une bricole et cherché à la sortir par un fourgue à Amsterdam. Il ne savait pas encore au juste comment ils l’avaient chopé, non que cela eût de l’importance à présent. Il s’était alors attendu à mourir, mais ils s’étaient contentés de sourire. Bien sûr, qu’il était libre d’entrer, lui avaient-ils dit, libre de taper dans le fric. Surtout qu’il allait en avoir besoin. Parce que – et ils souriaient toujours – ils allaient bien veiller à ce qu’il ne travaille plus jamais.
Ils lui endommagèrent le système nerveux avec une mycotoxine russe héritée de la guerre.
Ficelé sur un lit dans un hôtel de Memphis, il hallucina pendant trente heures tandis que son talent se consumait micron par micron.
Le dommage fut minime, subtil et parfaitement efficace.
Pour Case, qui n’avait vécu que pour l’exultation désincarnée du cyberspace, ce fut la Chute. Dans les bars qu’il fréquentait du temps de sa gloire, l’attitude élitiste exigeait un certain mépris pour la chair. Le corps, c’était de la viande. Case était tombé dans la prison de sa propre chair.
L’ensemble de son avoir se trouva vite fait converti en nouveaux yens, un bon paquet de ce vieux papier-monnaie qui transitait sans fin dans le circuit fermé des marchés noirs du monde comme les coquillages des insulaires de Trobriand. Il était difficile d’effectuer des affaires légales en liquide dans la Conurb ; au Japon, c’était déjà illégal.
Au Japon – il l’avait su avec une absolue certitude –, il trouverait le traitement de son mal. À Chiba. Soit dans une clinique déclarée, soit dans l’ombre de la médecine au noir. Synonyme d’implantations, de neuronnexion et de microbionique, Chiba constituait un aimant pour la subculture de la Conurb.
À Chiba, il avait vu ses nouveaux yens fondre en deux mois d’examens et de consultations. Les hommes des cliniques au noir, son ultime espoir, avaient admiré l’habileté avec laquelle on l’avait estropié avant de lentement hocher la tête.
Désormais, il dormait dans les cercueils meilleur marché, les plus proches du port, sous les tubes à quartz-halogène qui toute la nuit illuminaient les docks comme autant d’immenses plateaux de tournage ; d’où vous ne pouviez même pas voir les lumières de Tokyo, à cause de la lueur du ciel télévision, pas même la monstrueuse enseigne holographique de la Fuji Electric Company ; là où la baie de Tokyo était une étendue noire où les mouettes tournoyaient au-dessus de plaques de polystyrène expansé à la dérive. Derrière le port s’étendait la cité, avec ses dômes d’usines dominés par les vastes cubes des sièges de congloms. Le port et la ville étaient divisés par une étroite frontière de vieilles rues, un secteur officiellement dépourvu de nom. La Cité de la nuit avec, en son cœur, Ninsei. Dans la journée, les bars de Ninsei étaient fermés, anonymes, néons éteints, hologrammes inertes, attendant, tapis sous le ciel argent empoisonné.
Deux pâtés de maisons à l’ouest du Tchat, dans un troquet appelé la Jarre de thé[1], Case fit descendre la première pilule de la nuit avec un double express. C’était un octogone plat et rose, une version forte de dex brésilienne qu’il avait achetée à l’une des filles de Zone.
La Jarre était tapissée de miroirs, chaque glace encadrée de néon rouge.
Au début, de se retrouver seul à Chiba, avec peu d’argent et encore moins d’espoir d’y trouver la guérison, il était parti dans une espèce de surenchère ultime, traquant l’argent frais avec une froide détermination qui lui avait paru appartenir à un autre. Durant le premier mois, il avait tué deux hommes et une femme pour leur voler des sommes qui, un an auparavant, lui auraient paru minables. Ninsei l’épuisa au point que la rue elle-même avait semblé devenir la manifestation extérieure de quelque pulsion de mort, quelque poison secret dont il se serait de tout temps su porteur.
La Cité de la nuit était comme une expérience folle de darwinisme social, conçue par un chercheur las, le pouce pressé en permanence sur la touche d’avance rapide. Vous cessiez de trafiquer et vous couliez sans laisser de trace, mais que vous avanciez un peu trop vite et vous brisiez la fragile tension superficielle du marché noir ; d’un côté comme de l’autre, vous étiez largué, et ne restait de vous que quelque vague souvenir dans l’esprit d’un vieux meuble comme Ratz, même si votre cœur, vos poumons ou vos reins pouvaient éventuellement survivre dans les cuves des cliniques au profit de quelque étranger pourvu de nouveaux yens.
Ici, le bruissement des affaires créait un bourdonnement subliminal constant et la mort était la punition acceptée pour cause de paresse, négligence, manque de grâce, inaptitude à se conformer aux exigences d’un protocole complexe.
Seul derrière sa table à la Jarre de thé, avec l’octogone qui commençait à faire effet, têtes d’épingle de sueur qui lui mouillaient déjà les paumes, soudain conscient du chatouillement du moindre poil sur ses bras et sa poitrine, Case comprit qu’à un certain point, il s’était mis à jouer un jeu avec lui-même, un jeu fort ancien qui n’avait pas de nom, un solitaire ultime. Il ne portait plus d’arme, et ne prenait plus désormais les plus élémentaires précautions. Il courait au plus vite, menait ses deals en pleine rue, et il avait la réputation d’être capable de vous dénicher tout ce que vous vouliez. Une partie de lui-même savait que l’arc de son autodestruction était aussi évident qu’une éblouissante auréole pour sa clientèle, qui se réduisait de jour en jour, mais une autre partie de lui-même continuait à se bercer de la certitude que ce n’était en fin de compte qu’une affaire de temps. Et c’était cette partie-là, bloquée dans l’attente béate de la mort, qui détestait le plus songer à Linda Lee.
Il l’avait trouvée, un soir de pluie, dans une galerie de jeux.
Dans la lueur des spectres qui brûlaient à travers la brume bleue de la fumée de cigarettes, des hologrammes du « Château du magicien », de la « Guerre de blindés en Europe », des « Gratte-ciel de New York »… Et voilà qu’il se souvenait d’elle ainsi, baignée de la mouvante lumière laser, les traits réduits à un code : éclats d’écarlate sur les pommettes tandis que brûle le Château du magicien, le front baigné d’azur lorsque Munich tombe dans la Guerre des blindés, la bouche effleurée d’or brûlant quand le curseur glissant arrache des étincelles aux parois du canyon entre les gratte-ciel. Il planait sec cette nuit, avec une brique de la kétamine de Gage en route pour Yokohama et le fric déjà dans la poche. Il arrivait de sous la pluie tiède qui grésillait sur le pavé de Ninsei et, d’une certaine manière, il ne pouvait voir qu’elle, un visage parmi d’autres devant les consoles, absorbée dans la partie qu’elle jouait. L’expression sur ses traits, à ce moment-là, avait été celle qu’il devait découvrir, des heures plus tard, sur son visage assoupi dans un cercueil du côté du port, le trait de la lèvre supérieure pareil à celui que les enfants dessinent pour figurer un oiseau en plein vol.
Traversant la galerie pour la rejoindre, toujours allumé par le marché qu’il venait de réaliser, il la vit lever la tête. Des yeux gris bordés de rimmel noir. Les yeux de quelque animal cloué dans le faisceau des phares d’une voiture.
Leur nuit s’était prolongée jusqu’au matin, avec des billets pris au hoverport pour sa première traversée de la baie. La pluie n’avait pas cessé, tombant le long d’Harajuku, perles sur la veste en plastique de la fille, tandis que devant les boutiques fameuses, les enfants de Tokyo défilaient, en mocassins blancs et cape à velcro, jusqu’à ce que, dans le fracas nocturne d’une galerie à patchinko, elle lui prenne la main comme une enfant.
Il fallut un mois à la gestalt de drogues et de tension au sein de laquelle il se mouvait pour transformer ces yeux perpétuellement étonnés en puits de désir réfléchi. Il avait vu sa personnalité se fragmenter, mettre bas comme un iceberg qui essaime ses échardes errantes, pour finalement découvrir chez elle le besoin cru, le squelette vorace de la dépendance. Il l’avait vue pister le coup suivant avec une concentration qui lui évoquait ces mantes religieuses qu’on vendait sur des étals le long de Shiga, à côté des bassins de carpes mutantes bleues et des criquets dans leurs cages de bambou.
Il contempla l’anneau noir de marc au fond de sa tasse vide. Les amphés qu’il avait prises le faisaient vibrer. Le stratifié brun de la table était terni par la patine de minuscules éraflures. Avec la dex qui lui montait le long de l’échine, il vit les innombrables impacts aléatoires requis pour engendrer une surface de cette texture. La Jarre était décorée en un style innommable et démodé du siècle passé, un mélange difficile de nippon traditionnel et de plastiques milanais pâles, mais tout semblait recouvert d’une pellicule subtile, comme si, quelque part, la mauvaise humeur d’un million de clients était parvenue à attaquer la surface des glaces et du plastique jadis brillante, la laissant ternie d’une ineffaçable patine.
— Eh, Case, mon pote…
Il leva la tête, croisa des yeux gris cernés de rimmel. Elle portait un treillis orbital à la française usé et des tennis blanches neuves.
— J’te cherchais, mec.
Elle prit place en face de lui, les coudes posés sur la table. Elle avait dézippé les manches de sa combinaison bleue aux épaules ; automatiquement, il lorgna ses bras, cherchant des traces de dermes ou de marques d’aiguille.
— Une clope ?
Elle piocha un paquet aplati de Yeheyuans filtres dans une poche de cheville et lui en offrit une. Il la prit, la laissa lui allumer avec un tube de plastique rouge.
— Tu roupilles, Case, pas vrai ? Tu m’as l’air crevé.
Son accent le ramena vers le sud, le long de la Conurb, du côté d’Atlanta. La peau sous ses yeux était pâle et maladive mais la chair était encore lisse et ferme. Elle avait vingt ans. De nouvelles rides de douleur commençaient à se creuser, permanentes, aux coins de sa bouche. Ses cheveux bruns étaient ramenés en arrière, retenus par un bandeau de soie imprimée. Le motif aurait pu représenter des microcircuits ou le plan d’une ville.
— Pas si je me souviens de prendre mes pilules, lui dit-il, tandis que le frappait une vague nostalgie, le désir et la solitude chevauchant sur la longueur d’onde de l’amphétamine.
Il se rappela l’odeur de sa peau dans l’obscurité surchauffée d’un cercueil près du port, les doigts crochés dans le bas de son dos.
Il songea : toujours la viande, avec ses exigences.
— Gage, fit-elle en plissant les yeux. Il veut te voir avec un trou dans le front, ajouta-t-elle en allumant sa cigarette.
— Qui a dit ça ? Ratz ? T’as causé avec Ratz ?
— Non. Mona. Son dernier mec est un des mignons de Gage.
— Je ne lui dois pas suffisamment : il me rétame, il perd son fric, de toute manière, fit-il en haussant les épaules.
— Il y a trop de gens qui lui en doivent, maintenant, Case. Peut-être que t’es censé constituer un exemple. T’aurais sérieusement intérêt à faire gaffe.
— Bien sûr. Et toi, Linda ? T’as un coin pour dormir ?
— Dormir. (Elle hocha la tête.) Bien sûr, Case.
Elle frissonna, penchée au-dessus de la table. Son visage était recouvert d’une pellicule de sueur.
— Tiens, fit-il, et il alla piocher dans la poche de son coupe-vent, pour en sortir un billet de cinquante froissé.
Il le lissa d’un geste automatique, sous la table, le plia en quatre et le lui passa.
— T’as besoin de ça, chéri. Tu ferais mieux de le donner à Gage.
Il y avait à présent dans le gris de ses yeux quelque chose qu’il ne pouvait déchiffrer, une chose qu’il n’y avait jamais vue auparavant.
— Je dois bien plus à Gage. Prends-le. Et je dois en toucher encore, mentit-il, en regardant ses nouveaux yens s’évanouir au fond d’une poche zippée.
— Tu touches ton fric, Case, et tu vas trouver Gage, vite fait.
— On se reverra, Linda, fit-il en se levant.
— Bien sûr. (Un millimètre de blanc apparut sous chacune de ses pupilles : Sanpaku.) Surveille tes arrières, mec.
Il acquiesça, pressé d’être parti.
Il se retourna pour voir la porte de plastique se refermer brutalement derrière lui, et ses yeux reflétés dans la cage de néon rouge.
Vendredi soir sur Ninsei.
Il passa des étals de yakitori et des salons de massage, un café baptisé La Belle Fille, le tonnerre électronique d’une galerie de jeux. Il s’écarta pour laisser passer un sarariman vêtu de noir, avisant au passage le sigle de la Mitsubishi-Genentech tatoué sur le dos de la main droite de l’homme.
Était-il authentique ? Si oui, songea-t-il, le mec courait au-devant des ennuis. Si non, tant pis pour lui. Les employés de la M-G au-dessus d’un certain échelon recevaient l’implant de microprocesseurs avancés chargés de régulariser le niveau des mutagènes dans le sang. Dans la Cité de la nuit, avec ce genre d’équipement, vous vous faisiez rouler vite fait, rouler direct vers une clinique au noir.
Le sarariman avait été japonais mais la foule qui arpentait Ninsei était une foule de gaijin. Des groupes de marins montés du port, des touristes solitaires et crispés en quête de plaisirs répertoriés dans aucun guide, des richards de la Conurb arborant implants et greffes, et une douzaine d’espèces différentes de pirates, qui tous grouillaient sur le pavé en une danse compliquée de tractations et de désir.
Il y avait d’innombrables théories pour expliquer pourquoi Chiba tolérait l’enclave de Ninsei mais Case penchait vers l’idée que le Yakuza maintenait peut-être le quartier comme une espèce de réserve historique, un souvenir de ses humbles origines. Mais il voyait également une certaine logique dans le fait que les technologies bourgeonnantes requéraient l’existence de zones hors la loi, que la Cité de la nuit n’était pas là pour ses habitants mais en tant que terrain de jeu où l’on aurait laissé la technologie délibérément s’épanouir.
Linda avait-elle donc raison, se demanda-t-il en levant les yeux vers les lumières ? Gage l’aurait-il fait tuer pour faire un exemple ? Ça ne tenait guère debout mais enfin, Gage donnait essentiellement dans les recherches biologiques illégales et on disait bien qu’il fallait être dingue pour se lancer là-dedans.
Mais Linda disait que Gage voulait le voir mort. La première approche qu’avait eue Case de la dynamique des échanges dans la rue était que ni l’acheteur ni le vendeur n’avaient réellement besoin de sa présence. Le boulot d’un intermédiaire est donc de savoir faire de lui un mal nécessaire. Sa niche douteuse dans l’écologie criminelle de la Cité de la nuit, Case se l’était découpée à coups de mensonges, creusée nuit après nuit à force de trahisons. Maintenant qu’il en voyait les murs se fissurer, il se sentait au bord d’une étrange euphorie.
La semaine précédente, il avait retardé le transfert d’un extrait glandulaire synthétique, pour le fourguer avec une marge plus large que d’habitude. Il savait que Gage n’avait pas apprécié. Gage était son premier fournisseur, neuf ans à Chiba et l’un des rares négociants gaijin à avoir su se forger des relations dans les milieux criminels rigidement stratifiés, extérieur aux frontières de la Cité de la nuit. Matériel génétique et hormones filtraient jusqu’à Ninsei au travers d’un réseau compliqué de paravents et de chicanes. Gage était toutefois parvenu à remonter une fois une piste et depuis, il entretenait des rapports réguliers avec une douzaine de villes.
Case se surprit à contempler la vitrine d’un magasin. L’établissement vendait de la pacotille aux marins. Des montres, des crans d’arrêt, des briquets, des vidéos de poche, des platines de simstim, des chaînes lestées, des shuriken. Les shuriken l’avaient toujours fasciné, étoiles d’acier aux pointes acérées. Certaines étaient chromées, d’autres noires, d’autres, enfin, avec un traitement de surface irisé comme une pellicule d’huile sur de l’eau. Mais c’étaient les étoiles de chrome qui attiraient son regard. Montées sur le daim écarlate des présentoirs, à l’aide de boucles de fil de pêche en nylon quasi invisible, poinçonnées en leur centre de symboles divers, dragons ou yin-yang. Elles captaient l’éclat des néons de la rue pour le renvoyer, déformé, et Case se prit à songer qu’elles étaient les étoiles sous lesquelles il voyageait, épelant son destin dans une constellation de chrome de pacotille.
« Julie, dit-il aux étoiles. Temps d’aller voir ce vieux Julie. Il saura. »
Julius Deane était âgé de cent trente-cinq ans avec un métabolisme assidûment remanié par une fortune hebdomadaire en sérums et hormones. Sa première couverture contre le vieillissement consistait en un pèlerinage annuel à Tokyo, où les chirurgiens génétiques recomposaient le code de son ADN, une procédure qui n’était pas disponible à Chiba. Ensuite, il volait jusqu’à Hong Kong se commander costumes et chemises pour l’année. Asexué et d’une patience inhumaine, il semblait avoir reporté tout son plaisir sur une véritable dévotion pour les formes les plus ésotériques de la haute couture. Case ne l’avait jamais vu porter deux fois le même costume, bien que sa garde-robe parût entièrement consister en reconstitutions méticuleuses des habits du siècle passé. Il affectait le port de lentilles médicales, cerclées d’une monture dorée arachnéenne, taillées dans de minces feuilles de quartz synthétique rose et biseautées comme les miroirs dans une maison de poupée victorienne.
Ses bureaux étaient situés derrière Ninsei, dans un entrepôt dont une partie semblait avoir été chichement décorée, bien des années plus tôt, avec une collection prise au hasard de mobilier européen, comme si Deane avait à l’époque eu l’intention d’élire domicile dans ces lieux. La poussière s’accumulait sur des bibliothèques néo-aztèques appuyées contre un des murs de la pièce où attendait Case. Une paire de lampes de chevet globuleuses, style Disney, étaient perchées de guingois sur une table basse à la Kandinsky en acier laqué d’écarlate. Une montre molle de Dali était accrochée au mur entre les bibliothèques, son cadran déformé pendant jusqu’au sol de béton. Les aiguilles étaient des hologrammes qui se déformaient pour suivre le contour tordu du cadran au fur et à mesure de leur rotation, mais elles n’indiquaient jamais l’heure exacte. La pièce était encombrée de modules de transport en fibre de verre blanche desquels émanait une odeur de gingembre en conserve.
— Tu m’as l’air d’être clair, fils, annonça la voix désincarnée de Deane. Entre donc.
Les gâches magnétiques se dégagèrent avec bruit autour de la porte massive en imitation bois de rose, à gauche des bibliothèques. On pouvait y lire JULIUS DEANE IMPORT EXPORT, inscrit sur le plastique en capitales auto-adhésives. Si le mobilier épars dans son antichambre de fortune suggérait la fin du siècle passé, le bureau en revanche semblait appartenir à son début.
Le visage rose et sans rides de Deane considérait Case de sous la tache de lumière jetée par une antique lampe en cuivre à l’abat-jour rectangulaire en verre émeraude sombre. L’importateur trônait, bien abrité derrière un vaste bureau d’acier laqué, flanqué de hauts meubles à tiroirs en une espèce de bois clair. Case supposait que ce genre de mobilier avait dû jadis servir à entreposer des archives-papier de l’une ou de l’autre sorte. Le dessus du bureau était jonché de cassettes, de rouleaux d’imprimante jaunis et des pièces éparses d’une sorte de machine à écrire mécanique, un engin que Deane semblait ne jamais se résoudre à remettre en état.
— Qu’est-ce qui t’amène, mon gars ? demanda Deane, en offrant à Case un bonbon mince emballé de papier à damier bleu et jaune. Goûte-moi ça. Des Ting Ting Djahe, les meilleurs.
Case refusa le gingembre, s’assit dans un fauteuil pivotant en bois et passa un pouce le long de la couture usée de sa jambe de jean noir.
— Julie j’ai entendu dire que Gage voulait me tuer.
— Ah. V’là autre chose. Et d’où tiens-tu cela, sans indiscrétion ?
— De gens…
— De gens, répéta Deane en suçotant son bonbon au gingembre. Quel genre de gens ? Des amis ?
Case acquiesça.
— Pas toujours si évident de savoir qui sont vos amis, pas vrai ?
— Je lui dois effectivement une somme, Deane. Il t’a dit quelque chose ?
— Guère eu de rapports, ces derniers temps… (Puis il poussa un soupir :) À supposer même que je le sache, il se pourrait bien sûr que je ne sois pas en position de te le dire. Les choses étant ce qu’elles sont, tu comprends…
— Les choses ?
— C’est une relation importante, Case.
— Ouais. Il veut me tuer, Julie ?
— Pas que je sache. (Deane haussa les épaules. Ils auraient aussi bien pu discuter du cours du gingembre.) Si la rumeur, se révèle non fondée, fils, tu reviens d’ici une semaine et je te mets sur un petit quelque chose venu de Singapour…
— Fourni par le Nan Hai Hotel, Bencoolen Street ?
— Modère ton langage, fils ! sourit Deane.
Le bureau d’acier était encombré d’une fortune en matériel anti-écoute.
— À la revoyure, Julie. Et salue Gage de ma part.
Les doigts crispés de Deane montèrent caresser l’impeccable nœud de sa cravate de soie pâle.
Il était à moins d’un pâté de maisons de chez Deane lorsqu’il sentit le déclic, la soudaine perception cellulaire d’avoir quelqu’un qui lui filait le train, et tout près.
L’entretien d’une certaine dose contrôlée de paranoïa allait de soi pour Case. L’astuce consistait à savoir toujours la maîtriser. Mais ça pouvait devenir coton, surtout après l’absorption d’une pile d’octogones. Il résista à la décharge d’adrénaline et composa sur ses traits fins un masque de vide las, en faisant semblant de se laisser porter par la foule. Avisant une vitrine obscure, il s’arrangea pour s’arrêter devant. C’était une boutique de chirurgie, fermée pour travaux de rénovation. Les mains fourrées dans les poches de sa veste, il contempla derrière la vitrine un losange plat de chair-éprouvette disposé sur un piédestal gravé en imitation jade. La couleur de la peau lui rappelait celle des putains de Zone ; y était tatoué un affichage numérique lumineux, câblé à une puce sous-cutanée. Pourquoi se préoccuper de chirurgie, se surprit-il à penser, tandis que la sueur lui dégoulinait le long des côtes, quand vous pouviez simplement trimbaler le truc dans la poche ?
Sans mouvoir la tête, il leva les yeux pour étudier le reflet de la foule qui passait.
Là.
Derrière les marins en chemise kaki à manches courtes. Cheveux bruns, verres-miroir, habits sombres, mince…
Et disparu…
Bientôt Case courait, plié en deux, zigzaguant parmi tous ces tas de viande.
— Tu me loues un flingue, Shin ?
Sourire du garçon.
— Deux heures. (Ils se tenaient dans l’odeur de marée, à l’arrière de l’étal d’un vendeur de sushi sur Shiga.) Tu reviens, deux heures.
— M’en faut un tout de suite, mec. T’as rien, là ?
Shin fourragea derrière deux bidons vides de deux litres qui naguère avaient contenu du raifort en poudre. Il en sortit un fin paquet de plastique gris.
— Taser. Une heure, vingt nouveaux yens. Trente de caution.
— Merde. J’ai pas besoin de ça. J’ai besoin d’un flingue. Comme si, mettons, je voulais descendre quelqu’un, pigé ?
Le garçon haussa les épaules, planqua de nouveau le taser derrière les bidons de raifort.
— Deux heures.
Il pénétra dans une échoppe sans s’attarder à contempler l’étalage de shuriken. Il n’en avait jamais lancé un de sa vie.
Il s’acheta deux paquets de Yeheyuans à l’aide d’une carte-mémoire de la Mitsubishi Bank qui l’identifiait comme Charles Derek May. Ça enfonçait Truman Starr, ce qu’il avait pu trouver de mieux en guise de passeport.
La Japonaise derrière le terminal semblait battre le vieux Deane de quelques années, et cela, sans le recours de la science. Il sortit de sa poche un mince rouleau de nouveaux yens et le lui montra.
— Je veux acheter une arme.
Elle lui indiqua une étagère remplie de couteaux.
— Non, fit-il, j’aime pas les couteaux.
Elle sortit de sous le comptoir une boîte oblongue. Le couvercle était en carton jaune marqué de l’image grossière d’un cobra enroulé qui dressait la tête, le capuchon gonflé. À l’intérieur, se trouvaient huit cylindres identiques, emballés dans du papier de soie. Il regarda les doigts bruns tachetés déballer l’un des objets. La femme le lui tendit pour qu’il l’examine, un tube d’acier terne muni d’une courroie de cuir à une extrémité et d’une petite pyramide de bronze à l’autre. Elle saisit le tube d’une main, maintenant la pyramide entre le pouce et l’index de l’autre, et tira. Bien huilés, trois segments télescopiques de ressort d’acier fortement bandé jaillirent et se verrouillèrent.
— Cobra, lui dit-elle.
Derrière le frémissement des néons de Ninsei, le ciel était du même méchant gris. L’état de l’air avait empiré ; à croire qu’il avait des dents ce soir : la moitié de la foule portait des masques filtrants. Case avait passé dix minutes dans un urinoir, à essayer de découvrir un moyen pratique de dissimuler son cobra ; en fin de compte, il avait décidé de glisser la poignée dans la ceinture de son jean, avec le tube remontant en travers de l’estomac. L’embout pyramidal lui caressait les côtes, sous son coupe-vent. L’objet menaçait de choir sur le pavé à chacun de ses pas mais il le rassurait néanmoins.
Le Tchat n’était pas franchement le bar pour traiter des affaires mais les nuits de semaine, il attirait une clientèle d’habitués. Les vendredis et les samedis, c’était différent. Les réguliers étaient toujours là, la plupart, mais ils disparaissaient derrière l’afflux de marins et de spécialistes qui envahissaient les lieux. Tout en repoussant les portes, Case chercha Ratz du regard mais le barman était invisible. Lonny Zone, le maquereau attitré du bar, était en train d’observer, l’œil vitreux, avec un intérêt paternel, l’une de ses filles qui s’apprêtait à travailler un jeune marin. Zone s’adonnait à une variété d’hypnotique que les Japonais appelaient Nébulon. Interceptant le regard du maquereau, Case l’invita au bar. Zone se glissa parmi la foule, au ralenti, visage allongé placide et mou.
— T’as vu Gage, ce soir, Lonny ?
Zone le contempla avec son calme habituel. Il hocha la tête.
— Sûr, mec ?
— Peut-être au Namban. Il y a deux heures, peut-être.
— L’avait pas quelques mignons avec lui ? Dont un, mince, brun, peut-être en veste noire ?
— Non, dit enfin Zone, une ride sur son front lisse indiquant l’effort que lui coûtait le souvenir d’un aussi insignifiant détail. Des grands mecs. Des greffés. (Les yeux de Zone ne montraient presque pas de blanc et encore moins d’iris ; sous les paupières lourdes, les pupilles, dilatées, étaient énormes. Il fixa Case un long moment puis baissa les yeux. Il vit la protubérance du fouet d’acier.) Un cobra, fit-il en haussant un sourcil. Tu veux dérouiller quelqu’un ?
— À bientôt, Lonny.
Et Case quitta le bar.
La filature avait repris. Il en était sûr. Il sentit un picotement de soulagement, les octogones et l’adrénaline se mêlaient à autre chose. C’est que t’es en train de t’éclater avec ça ; tu deviens barjo. Parce que, quelque part, d’une manière aussi bizarre que fort approximative, tout cela ressemblait à une poursuite dans la matrice. Se retrouver coincé juste comme il faut, bloqué dans une espèce de situation aussi désespérée que bizarrement arbitraire… et il était possible de voir Ninsei comme un champ de données, à la manière dont la matrice avait une fois évoqué pour lui les assemblages de protéines chargées d’opérer les différenciations cellulaires. À ce moment, vous pouviez vous lancer à fond les manettes, totalement engagé en même temps que distancié par rapport à tout le processus, tandis que tout autour se déclenchaient la danse des données, les transferts et les interactions d’informations, données incarnées dans le dédale du marché noir…
Vas-y, Case, fonce, se dit-il. Piège-les. C’est la dernière chose à quoi ils s’attendent. Il était à un demi-pâté de maisons des salles de jeux où il avait pour la première fois rencontré Linda Lee.
Il traversa en trombe Ninsei, bousculant un groupe de marins en goguette. L’un d’eux l’engueula en espagnol. Mais il avait déjà franchi l’entrée, le son s’écrasait sur lui comme une déferlante, choc des infrasons au creux de l’estomac. Quelqu’un venait de faire claquer les dix mégatonnes sur la Guerre des blindés en Europe, une détonation aérienne simulée noyait la galerie dans le bruit blanc tandis que l’hologramme de la boule de feu élevait son champignon sinistre au-dessus des têtes. Il coupa sur la droite pour grimper une volée de marches en agglo brut. Il était déjà venu ici une fois avec Gage, pour discuter d’un deal de déclencheurs hormonaux prohibés avec un type du nom de Matsuga. Il se rappelait le couloir, son revêtement taché, les rangées de portes identiques donnant sur de minuscules bureaux. L’une d’elles était ouverte à présent. Une Japonaise en débardeur noir leva les yeux de son terminal, derrière sa tête il y avait une affiche de voyages en Grèce, bleu égéen éclaboussé d’idéogrammes fuselés.
— Faites monter la sécurité, lui lança Case.
Puis il piqua un sprint jusqu’au bout du corridor, disparaissant à sa vue. Les deux dernières portes étaient fermées et, supposa-t-il, verrouillées. Il pivota et frappa du plat de la semelle en nylon de ses tennis la porte en synthétique laqué bleu située tout au bout ; faisant éclater le cadre et s’effondrer le panneau de matériau bon marché. Dedans : l’obscurité, la courbe blanche du carénage d’un terminal. Puis il se jeta sur la porte de droite, les deux mains sur le bouton de plastique transparent, appuya de toutes ses forces. Quelque chose craqua et il se retrouva à l’intérieur. C’était là que Gage et lui s’étaient réunis avec Matsuga, mais quelle que fût la firme-écran que manipulait ce dernier, elle avait depuis longtemps disparu. Plus de terminal, plus rien. La lumière de la ruelle derrière la galerie, qui filtrait à travers le plastique crasseux. Il distingua la courbe serpentine d’un câble de fibres optiques qui saillait d’une prise murale, une pile de conteneurs de nourriture vides, et la nacelle d’un ventilateur électrique privé de ses pales.
La fenêtre consistait en un unique panneau de plastique bon marché. D’une secousse des épaules, il tomba la veste, la roula en boule autour de sa main droite et poussa. Elle se fendit, et il lui fallut deux coups encore pour la libérer de son cadre. Au-dessus du chaos assourdi des jeux vidéo, une alarme se mit à retentir, déclenchée soit par la fenêtre, soit par la fille au bout du corridor.
Case se tourna, renfila sa veste et fit jaillir son cobra.
La porte fermée, il escomptait que son poursuivant supposerait qu’il était passé par celle qu’il avait à moitié défoncée. La pyramide de bronze du cobra se mit à osciller doucement, le ressort d’acier de son axe amplifiant le mouvement.
Rien ne se passa. Ne s’entendaient toujours que l’ululement de l’alarme, le crépitement des jeux, le martèlement de son cœur. Lorsque vint la peur, ce fut comme une amie à demi oubliée. Non pas le mécanisme rapide et froid de la paranoïa, mais une simple peur animale. Il vivait depuis si longtemps au seuil constant de l’anxiété qu’il en avait quasiment oublié le vrai goût de la peur.
Ce cagibi était le genre d’endroit où mouraient les gens. Il pouvait très bien mourir ici. Ils pouvaient être armés…
Un craquement, tout au bout du corridor. Une voix d’homme, criant quelque chose en japonais. Un hurlement, de pure terreur. Un autre craquement.
Et des pas, qui approchent, sans se presser.
Qui dépassent sa porte fermée. Marquent une pause, le temps de trois battements de cœur affolés. Et s’en retournent. Un, deux, trois. Un talon de botte qui racle le sol.
Le reste de la bravoure induite en lui par l’octogone l’abandonna. Il rétracta le cobra dans sa poignée et se rua vers la fenêtre, aveuglé par la terreur, les nerfs à vif. Il était déjà dehors, dans les airs, et tombait, avant même d’avoir pris conscience de son acte. L’impact avec le pavé lui envoya dans les chevilles des traits de douleur sourde.
Le mince pinceau de lumière issu d’un sas de service entrouvert dessinait un empilement de rouleaux de fibres optiques abandonnés, le châssis d’une console au rebut. Il était tombé le nez sur une plaque de micro-circuits gluants ; il roula sur le dos, dans l’ombre de la console. La fenêtre du cagibi dessinait un carré de lumière pâle. L’alarme oscillait toujours, plus forte ici, le mur du fond atténuant le rugissement des consoles de jeu.
Une tête apparut, découpée par la fenêtre, éclairée à contre-jour par les tubes fluorescents du corridor, puis disparut. Elle revint mais il ne put toujours pas distinguer ses traits. Éclat d’argent sur les yeux. « Merde », dit quelqu’un, une femme, avec l’accent du nord de la Conurb.
La tête avait disparu. Allongé sous la console, Case compta jusqu’à vingt avant de se relever. Il avait toujours le cobra d’acier dans la main et il lui fallut quelques secondes pour se rappeler de quoi il s’agissait. Il descendit la ruelle en boitillant, ménageant sa cheville gauche douloureuse.
Le pistolet de Shin était une imitation vietnamienne, vieille d’un demi-siècle, d’une copie sud-américaine de Walther PPK, à double action sur le premier coup, avec une détente très dure. Il était chambré pour des balles de 22 long rifle, et Case aurait préféré des balles explosives au plomb aux simples charges creuses chinoises que Shin lui avait fourguées. Néanmoins, c’était toujours un pistolet avec chargeurs, et tandis qu’il descendait Shiga après avoir quitté l’étal du vendeur de sushi, il le fourra dans sa poche de veste. La crosse en plastique rouge vif s’ornait d’un motif de dragon dressé, le genre de truc à parcourir du pouce pour se réconforter dans le noir. Il avait mis le cobra en consigne dans une poubelle sur Ninsei puis avalé un nouvel octogone.
La pilule alluma ses circuits et il repartit, fendant la foule de Shiga à Ninsei puis à Baiitsu. Il estima que son poursuivant avait cessé de le filer, ce qui était parfait. Il avait des appels à passer, des transactions à régler, et tout cela ne pouvait attendre. Un pâté de maisons plus bas sur Baiitsu, du côté du port, se dressait un immeuble de bureaux anonyme, dix étages d’affreuses briques jaunes. Ses fenêtres étaient obscures à cette heure-ci, mais en se démontant le cou, on pouvait apercevoir une vague lueur émanant du toit. Un néon éteint près de l’entrée principale annonçait HOTEL ECO sous un paquet d’idéogrammes. Si l’endroit avait un autre nom, Case l’ignorait ; on appelait toujours le coin l’hôtel Eco. On y accédait par une ruelle perpendiculaire à Baiitsu, au bout de laquelle un ascenseur attendait, au pied d’une cage transparente. L’ascenseur, comme l’hôtel lui-même, était un rajout de dernière heure, rattaché à l’édifice à grand renfort de bambou et d’époxy. Case entra dans la cage de plastique et fit usage de sa clé, un bout de carte magnétique sans aucune marque.
Case louait un cercueil, à la semaine, depuis son arrivée à Chiba, mais il n’avait jamais dormi à l’hôtel Eco. Il dormait dans des endroits encore plus économiques.
L’ascenseur sentait le parfum et la cigarette ; les flancs de la cage étaient rayés et pleins de marques de pouce. Au niveau du cinquième étage, il vit les lumières de Ninsei. Il pianota des doigts sur la crosse de son pistolet tandis que la cage ralentissait avec un sifflement dégradé. Comme toujours, elle s’immobilisa avec une violente secousse mais il y était paré. Il sortit dans la cour, à la fois hall et pelouse.
Au milieu d’un tapis carré de gazon plastique vert, un adolescent japonais était assis derrière une console en arc de cercle ; il lisait un livre imprimé. Les cercueils en fibre de verre blanche s’alignaient sur des échafaudages tubulaires. Six rangées de cercueils, dix cercueils par rangée. Case salua le garçon d’un signe de tête et traversa en boitillant la pelouse de plastique pour se diriger vers l’échelle la plus proche. L’enceinte était simplement recouverte d’une toiture en plaques de stratifié qui claquaient dans le vent et laissaient passer la pluie, mais les cercueils étaient raisonnablement difficiles à ouvrir sans l’aide d’une clé.
La passerelle en nid d’abeilles du troisième niveau vibra sous son poids tandis qu’il se faufilait jusqu’au numéro 92. Les cercueils faisaient trois mètres de long, avec une écoutille d’accès d’un mètre de large sur un peu moins d’un mètre cinquante de haut. Il inséra sa clé dans la fente et attendit la vérification par l’ordinateur de l’établissement. Des verrous magnétiques claquèrent avec un bruit rassurant et la porte d’accès coulissa vers le haut dans un couinement de ressorts. Des tubes s’allumèrent en clignotant alors qu’il se glissait à l’intérieur, refermait la porte derrière lui et pressait le panneau qui activait le verrou manuel.
Le numéro 92 était vide, hormis un ordinateur de poche Hitachi, modèle standard, et une petite glacière blanche en polystyrène expansé. La glacière contenait les restes de trois pains de dix kilos de glace sèche, soigneusement emballés de papier pour retarder l’évaporation, ainsi qu’une bouteille de laboratoire en aluminium tourné. Accroupi sur la plaque de mousse brune qui tenait lieu de sol en même temps que de lit, Case sortit de sa poche le 22 de Shin et le posa sur la glacière. Puis il retira sa veste. Le terminal du cercueil était intégré dans une paroi concave, à l’opposé d’un panneau énonçant en sept langues le règlement intérieur. Case décrocha le combiné rose de sa fourche et pianota de mémoire un numéro à Hong Kong. Il laissa sonner cinq fois avant de raccrocher. Son acheteur pour trois mégabytes de RAM au Hitachi ne prenait jamais les appels.
Il pianota un numéro à Tokyo, dans Shinjuku.
Une femme répondit quelque chose en japonais.
— Le Serpent est là ?
— Ravi de vous entendre, répondit le Serpent, intervenant sur la ligne depuis son poste. J’attendais votre appel.
— J’ai la musique que vous cherchiez.
Coup d’œil à la glacière.
— Très bonne nouvelle. Mais nous avons en ce moment un problème de liquidités… Pouvez-vous l’affronter ?
— Écoute, mec, j’ai vraiment besoin de ce fric…
Le Serpent raccrocha.
— Sale connard, dit Case à l’écouteur qui bourdonnait. (Il fixa son petit pistolet de quatre sous.) Dur, dur, dit-il. C’est vraiment galère, ce soir.
Case entra au Tchat une heure avant l’aube, les deux mains fourrées dans les poches de sa veste ; l’une serrait le pistolet loué, l’autre la bouteille d’alu.
Ratz était à une table du fond, buvant de l’Apollinaris dans une chope de bière, ses cent vingt kilos de chair flasque appuyés contre le mur sur une chaise branlante. Un jeune Brésilien du nom de Kurt officiait au bar, servant une maigre foule de pochards pratiquement silencieux. Le bras de plastique de Ratz bourdonna lorsqu’il leva sa chope pour boire. Son crâne rasé était couvert d’une pellicule de sueur.
— Pas l’air de tenir la forme, l’ami l’artiste, dit-il, arborant dans un sourire les ruines humides de ses dents.
— Je tiens une forme du tonnerre, rétorqua Case, sourire tout en dents de squelette. La superforme.
Il se laissa choir dans le fauteuil en face de Ratz, les mains toujours dans les poches.
— Ben tiens, à part que tu te trimbales dans ton abri ambulant blindé à la gnôle et aux amphés. À l’épreuve des émotions les plus vulgaires, c’est ça ?
— Et si tu me foutais un peu la paix, Ratz ? T’as vu Gage ?
— À l’épreuve de la peur et de la solitude, poursuivait le barman. Écoute donc ta peur. C’est peut-être bien ton amie.
— Entendu parler d’une bagarre à la galerie de jeux, ce soir, Ratz ? Du bobo ?
— Un cinglé a saigné un vigile. (Il haussa les épaules.) Une fille, à ce qu’il paraît.
— Faut que je parle à Gage, Ratz, je…
— Ah. (Ratz pinça les lèvres, la bouche réduite à un simple trait. Il regardait au-delà de Case, vers l’entrée.) Je crois qu’tu vas pas tarder.
Case revit en un éclair les shuriken dans leur vitrine. Le speed chantait dans sa tête. La sueur rendait glissante la crosse du pistolet dans sa main.
— Herr Gage, dit Ratz en tendant lentement son manipulateur rose, comme s’il s’attendait qu’on le lui serre. Quel plaisir. Vous ne nous faites que trop rarement l’honneur d’une visite.
Case tourna la tête pour dévisager Gage. Un masque bronzé et parfaitement anonyme. Les yeux étaient des implants Nikon vert marine produits en cuve. Gage portait un costume de soie vert-de-gris, avec un simple bracelet de platine à chaque poignet. Il était flanqué de ses mignons, deux jeunes hommes quasiment identiques, épaules et bras gonflés par les muscles greffés.
— Comment va, Case ?
— Messieurs, dit Ratz en ramassant dans sa pince de plastique rose le cendrier qui débordait de mégots. Je ne veux pas de scandale ici. (Le cendrier était en épais plastique incassable et portait une pub pour la bière Tsingtao. Ratz l’écrasa en douceur, faisant cascader sur la table éclats et fragments de plastique vert.) Compris ?
— Eh, mon chou, dit l’un des mignons, tu veux essayer avec moi ?
— T’fatigue pas à viser les jambes, Kurt, dit Ratz sur le ton de la conversation.
Case regarda à l’autre bout de la salle le Brésilien debout derrière le bar, qui braquait sur le trio un Smith & Wesson anti-émeutes. Le canon de l’arme, un alliage mince comme une feuille de papier, renforcé par un kilomètre de fibre de verre, était assez gros pour avaler le poing. Le magasin à claire-voie révélait cinq grosses cartouches orange, des balles à gelée caoutchouc subsoniques.
— Techniquement non létales, indiqua Ratz.
— Eh, Ratz, lança Case, je te dois quelque chose ?
Le barman haussa les épaules.
— Rien, tu me dois rien. Ces zigs-là (et il regardait, furieux, Gage et ses mignons) auraient tout intérêt à faire gaffe. On ne liquide pas quelqu’un comme ça au Tchatsubo.
Gage toussota.
— Mais enfin, qui parle ici de liquider quelqu’un ? On veut juste parler affaires. Case et moi, on bosse ensemble.
Case sortit le 22 de sa poche et le braqua sur le bas-ventre de Gage.
— J’ai cru comprendre que tu voulais me régler mon compte.
La griffe rose de Ratz vint se refermer sur le pistolet et Case laissa sa main devenir molle.
— Écoute, Case, tu me dis un peu ce qui se passe chez toi, tu travailles du chapeau ou quoi ? Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? Alors, comme ça, j’essaierais de te tuer ? (Gage se tourna vers le mignon sur sa gauche.) Vous deux, retournez m’attendre au Namban.
Case les regarda traverser la salle, à présent entièrement déserte, à l’exception de Kurt et d’un marin ivre en kaki, roulé en boule au pied d’un tabouret. Le canon du Smith & Wesson les suivit jusqu’à la porte avant de revenir ajuster Gage. Le chargeur du pistolet de Case tomba sur la table avec bruit. Maintenant l’arme dans sa pince, Ratz fit sortir la balle engagée dans la chambre.
— Qui t’a dit que j’allais te tirer dessus, Case ? demanda Gage.
Linda.
— Qui te l’a dit, mec ? Quelqu’un essaie de te monter contre moi ?
Le marin gémit de manière explosive.
— Sors-le d’ici, lança Ratz à l’adresse de Kurt qui s’était assis sur le rebord du bar, le Smith & Wesson posé en travers des cuisses, pour s’allumer une cigarette.
Case sentit le poids de la nuit retomber sur lui comme un sac de sable mouillé jeté derrière ses yeux. Il prit la fiole dans sa poche et la tendit à Gage.
— Tout ce que j’ai. De la pituitaire. De quoi te faire cinq cents billets pour peu que tu te magnes. Le reste, je l’avais placé dans des RAM mais elles sont déjà écoulées.
— Tu te sens bien, Case ? (La fiasque avait déjà disparu sous un pan de veste vert-de-gris.) Je veux dire, c’est bon, ça règle l’affaire entre nous mais t’as vraiment une sale mine. Une vraie gueule de merde écrasée. Tu ferais bien d’aller roupiller dans un coin.
— Ouais. (Il se leva et sentit le Tchat osciller tout autour de lui.) Bon, j’avais bien ce billet de cinquante, mais je l’ai refilé à quelqu’un… (Il gloussa. Il récupéra le chargeur de 22 et la balle isolée, fourra le tout dans une poche puis mit le pistolet dans l’autre.) Faut que j’aille voir Shin, récupérer ma caution.
— Rentre chez toi, dit Ratz qui se tortillait sur sa chaise branlante avec quelque chose comme de l’embarras. Allez, l’artiste. Rentre chez toi.
Il sentit le poids de leur regard tandis qu’il traversait la salle et franchissait les portes de plastique du bar.
« Saloperie », lança-t-il à l’adresse de l’aurore rose qui baignait Shiga. En bas, du côté de Ninsei, les hologrammes s’évanouissaient comme autant de spectres, et la plupart des néons étaient déjà éteints et noirs. Il était en train de siroter un café épais et noir dans le dé en mousse d’un vendeur de rue en regardant se lever le soleil. « Barre-toi d’ici, mon chou. Les villes comme ici, c’est pour ceux qu’aiment bien dégringoler. » Mais c’était pas vraiment ça et il trouvait de plus en plus difficile de maintenir son goût pour la trahison. Tout ce qu’elle voulait, c’était un billet pour rentrer et ça, la mémoire vive de son Hitachi saurait le lui payer, pourvu qu’elle sache trouver la bonne porte. Et le coup du billet de cinquante ; elle l’avait presque refusé, sachant qu’elle était pratiquement en train de le plumer.
Lorsqu’il sortit de l’ascenseur, le même garçon était derrière le bureau. Plus le même bouquin.
— Brave petit, lança Case de l’autre bout de la pelouse en plastique, pas besoin de me dire. Je suis déjà au courant. La jolie dame est passée, en disant qu’elle avait ma clé. Elle t’a refile un gentil petit pourliche, disons cinquante nouveaux ?
Le gamin reposa son bouquin.
— Femme, dit Case, et du pouce, il traça une ligne en travers de son front. Soie !
Grand sourire. Le garçon le lui rendit en acquiesçant.
— Merci, connard, fit Case.
Sur la passerelle, il eut des problèmes avec la serrure. Elle avait dû plus ou moins la coincer en la trifouillant. Débutante. Il savait où louer une boîte noire qui lui ouvrirait tout à l’hôtel Eco. Les tubes s’allumèrent lorsqu’il se glissa à l’intérieur en rampant.
— Tu refermes la porte tout doucement, l’ami. T’as toujours la petite gâterie que t’as louée au serveur ?
Elle était assise le dos au mur, tout au bout du cercueil. Les genoux levés, les poings posés dessus ; la gueule en pomme d’arrosoir d’un pistolet à fléchettes émergeait de ses mains.
— C’était vous, dans la galerie ? (Il referma l’écoutille.) Où est Linda ?
— Enclenche-moi ce verrou.
Il obtempéra.
— C’est ta nana, Linda ?
Il acquiesça.
— Elle s’est barrée. Elle a pris ton Hitachi. Franchement nerveuse, la gamine. Et ce pistolet, mec ?
Elle portait des verres-miroir, des vêtements noirs et le talon de ses bottes noires s’enfonçait dans le sol en mousse.
— Je l’ai rendu à Shin, j’ai récupéré ma caution et lui ai refourgué mes balles pour la moitié de leur valeur. Vous voulez le fric ?
— Non.
— Alors, vous voulez de la glace ? C’est tout ce qui me reste, pour l’heure.
— Qu’est-ce qui t’a pris, hier soir ? Pourquoi monter tout ce plan, à la galerie ? J’ai dû régler son compte à l’autre loca-flic qui m’est tombé dessus avec son nunchaku.
— Linda disait que vous vouliez me tuer.
— Linda disait ? Je l’avais jamais vue avant de me pointer ici.
— Vous n’êtes pas avec Gage ?
Elle hocha la tête. Il se rendit compte que les verres étaient implantés chirurgicalement, obturant ses orbites. Les lentilles argentées paraissaient saillir de la peau lisse et pâle au-dessus des pommettes, encadrées par un casque hirsute de cheveux bruns. Les doigts repliés sur la crosse du lance-fléchettes étaient minces, blancs, les ongles, vernis bordeaux brillant, semblaient artificiels.
— Je crois que tu débloques, Case. Je me pointe et tu m’intègres recta dans ton petit cinéma.
— Alors, qu’est-ce que vous voulez, belle enfant ? dit-il en s’affalant contre le montant de la porte.
— Toi. Un corps en vie, le cerveau encore plus ou moins intact. Et moi, au fait, c’est Molly, Case. Je m’appelle Molly. Je suis chargée de te récupérer par l’homme pour lequel je bosse. Juste pour te parler, c’est tout. Personne ne te veut du mal.
— À la bonne heure.
— Hormis que je fais du mal à certains, des fois, Case. Je suppose que ça tient à la façon dont je suis câblée. (Elle portait des jeans de cuir noir et un épais blouson taillé dans une espèce de tissu mat qui semblait absorber la lumière.) Si j’écarte cette sarbacane, tu promets de rester sage, Case ? Tu m’as l’air du genre à prendre des risques idiots.
— Eh, j’suis tout ce qu’il y a de calme. J’suis un mec coulos, pas de lézard.
— Impec, mec. (Le flécheur disparut dans le blouson noir.) Parce que, t’essaies de faire le con avec moi et tu prends le risque le plus idiot de toute ton existence.
Elle étendit les mains, paumes vers le haut, les doigts blancs légèrement écartés, et, avec un cliquetis à peine audible, dix lames de scalpel longues de quatre centimètres et aiguisées de chaque côté glissèrent hors de leur fourreau sous les ongles couleur bordeaux.
Elle sourit. Les lames avec lenteur se rétractèrent.
Après un an de cercueil, la chambre au vingt-cinquième étage du Chiba Hilton paraissait gigantesque. Elle faisait dix mètres sur huit, la moitié d’une suite. Une cafetière Braun blanche fumait sur une table basse près des portes-fenêtres coulissantes qui ouvraient sur un balcon étroit.
— Sers-toi du café. Tu m’as l’air d’en avoir besoin.
Elle retira son blouson noir ; le flécheur pendait sous son bras calé dans un étui d’épaule en nylon noir. Elle portait un pull gris sans manches avec de grosses fermetures à glissière en acier sur chaque épaule. Gilet pare-balles, estima Case en se versant du café dans une tasse rouge vif. Il avait l’impression d’avoir les bras et les jambes en bois.
— Case.
Il leva les yeux, découvrant l’homme pour la première fois.
— Je m’appelle Armitage. (La tunique sombre était ouverte à la taille, dévoilant une large poitrine, imberbe et musculeuse, un estomac plat et dur. L’homme avait des yeux d’un bleu si pâle que Case songea à du décolorant.) Le soleil est levé, Case. C’est votre jour de chance, mon garçon.
Case projeta le bras de côté et l’homme esquiva sans peine le jet de café brûlant. Taches brunes qui dégoulinent sur le mur en imitation papier de riz. Il vit l’anneau d’or à facettes passé au lobe de l’oreille gauche. Forces spéciales. L’homme sourit.
— Bois ton café, Case, dit Molly. T’es okay mais t’iras nulle part tant qu’Armitage aura son mot à dire.
Elle s’assit en tailleur sur un bat-flanc de soie puis entreprit de démonter son lance-fléchettes sans même avoir à le regarder. Deux miroirs le suivirent tandis qu’il s’approchait de la table pour remplir sa tasse.
— Trop jeune pour vous rappeler la guerre, Case, n’est-ce pas ? (Armitage fit courir une grosse patte dans ses cheveux bruns taillés en brosse. Un lourd bracelet doré étincelait à son poignet.) Leningrad, Kiev, la Sibérie… On vous a inventé en Sibérie, Case.
— Et c’est censé signifier quoi ?
— Poing hurlant, Case. Vous avez déjà entendu ce nom-là ?
— Une espèce de passe, c’est ça ? Pour essayer de cramer ce nœud de communications des Russes à l’aide de programmes virus. Ouais, j’en ai entendu parler. Et pas un ne s’en est sorti.
Il perçut une brusque tension. Armitage se dirigea vers la fenêtre et contempla la baie de Tokyo.
— Ce n’est pas exact. L’un d’eux est parvenu à regagner Helsinki, Case.
Case haussa les épaules, sirota son café.
— Vous êtes un cow-boy du pupitre. Les prototypes des programmes que vous utilisez pour craquer les banques de données des sociétés ont été développés pour Poing hurlant. Pour l’attaque du nœud informatique de Kirensk. La cellule de base se composait d’un microléger Nightwing, d’un pilote, d’une console insert-matrice, d’un pupitreur. On pilotait un virus appelé « Taupe ». La série des Taupes formait la première génération de véritables programmes d’intrusion.
— Les brise-glace, dit Case, la tasse rouge levée devant ses lèvres.
— Glace comme G.L.A.C.E., Générateur de logiciel anti-intrusions par contremesures électroniques.
— Le problème, cher monsieur, c’est que je ne suis plus pupitreur, aussi je pense qu’il ne me reste plus qu’à…
— J’étais là, Case ; j’étais là quand ils ont inventé les mecs de votre espèce.
— Pouvez vous brosser pour m’avoir, moi ou les mecs de mon espèce, mon pote. Vous êtes peut-être assez riche pour engager des tigresses-griffes de luxe et me les foutre au cul, mais ça ne va pas plus loin. Je ne toucherai plus un clavier, ni pour vous, ni pour personne. (Il se dirigea vers la fenêtre et regarda en bas.) C’est ici que je vis, à présent.
— Notre profil indique chez vous une tendance à pousser la rue à vous tuer quand vous ne regardez pas.
— Profil ?
— Nous avons élaboré un modèle détaillé. Bâti un environnement pour chacun de vos pseudos et lancé la simulation dans un programme militaire quelconque. Vous êtes un suicidaire, Case. Le modèle vous donne un mois de survie à l’extérieur. Et notre projection médicale indique que vous aurez besoin d’un pancréas dans un délai d’un an.
— Non. (Il rencontra les yeux bleu pâle.) Nous, qui ?
— Que diriez-vous si je vous disais qu’on peut corriger vos dégâts neurologiques, Case ?
Armitage apparut soudain à Case comme s’il avait été taillé dans un bloc de métal ; inerte, terriblement pesant. Une statue. Il savait désormais que c’était un rêve et qu’il s’éveillerait bientôt. Armitage ne reparlerait plus. Les rêves de Case s’achevaient toujours sur de tels plans fixes et celui-ci était à présent achevé.
— Qu’en diriez-vous, Case ?
Case laissa son regard errer sur la baie et frissonna.
— Je dirais que vous êtes un tas de merde.
Armitage hocha la tête.
— Ensuite, je vous demanderais quelles sont vos conditions.
— Pas très différentes de celles auxquelles vous êtes accoutumé, Case.
— Laissez-le dormir un peu, Armitage, interrompit Molly, toujours sur son lit bas ; les divers composants du flécheur étaient éparpillés sur la soie comme les pièces de quelque puzzle coûteux.
— Les conditions, insista Case. Et maintenant. Tout de suite.
Il frissonnait toujours. Il ne pouvait s’empêcher de frissonner.
La clinique était anonyme, luxueuse, un petit groupe de pavillons cossus séparés par de petits jardins à la française. Il avait déjà remarqué l’endroit dès son premier mois de présence à Chiba.
— T’as la trouille, Case. Vraiment la trouille.
C’était le dimanche après-midi et il se trouvait avec Molly dans une sorte de cour intérieure. Rochers blancs, un bosquet de bambous verts, du gravier noir ratissé en vagues lisses. Un jardinier – un machin genre gros crabe métallique – taillait les bambous.
— Ça marchera, Case. Tu n’as pas idée du genre de matos dont dispose Armitage. Imagine qu’il va payer ces neuros à te remettre sur pied en leur filant le programme qui leur indique comment procéder. T’as une idée de ce que ça vaut ?
Elle crocha les pouces dans les boucles de son ceinturon de cuir et se balança en arrière, sur les talons laqués de ses bottes de cow-boy rouge cerise, orteils fins glissés dans un étui brillant d’argent mexicain. Les lentilles de vif-argent le considéraient avec le calme vacant d’un regard d’insecte.
— Tu es un samouraï des rues, lui dit-il. Depuis combien de temps travailles-tu pour lui ?
— Deux mois.
— Et avant ?
— Pour quelqu’un d’autre. Une indépendante, tu connais ?
Il acquiesça.
— Marrant, Case.
— Qu’est-ce qui est marrant ?
— C’est comme si je te connaissais. Le profil qu’il a trouvé. Je sais comment t’es câblé.
— Tu me connais pas, sœurette.
— T’es okay, Case. C’qui t’a chopé, ça s’appelle tout bêtement le manque de bol.
— Et lui, alors ? Il est okay, Molly ?
Le crabe robot avançait dans leur direction, sinuant parmi les vagues de gravier. Sa carapace de bronze aurait pu dater de mille ans. Parvenu à moins d’un mètre des bottes de la fille, il envoya un trait de lumière puis se figea un instant pour analyser les données recueillies.
— Ce à quoi je pense en premier lieu, Case, c’est à mon joli petit cul.
Le crabe avait modifié sa course pour l’éviter mais elle lui balança un coup de pied parfaitement ajusté, de l’embout argenté de la botte qui résonna contre la carapace. La chose se renversa sur le dos mais les pattes de bronze eurent tôt fait de la redresser.
Case était assis sur l’un des rochers, dérangeant la symétrie des ondes de gravier du bout de ses chaussures. Il se mit à fouiller dans ses poches, en quête de cigarettes.
— Dans ta chemise, lui dit-elle.
— Tu veux bien répondre à ma question ? (Il piocha dans le paquet une Yeheyuan fripée qu’elle lui alluma avec une mince plaque d’acier allemand qui n’aurait pas détonné sur une table d’opération.) Eh bien, je vais te dire, moi, ce type est manifestement sur quelque chose. Il a un paquet de fric alors qu’il n’en a jamais eu auparavant, et il continue d’en ramasser. (Case nota une certaine tension autour de sa bouche.) Ou peut-être, peut-être au contraire que quelque chose est sur lui…
Elle haussa les épaules.
— Ce qui veut dire ?
— Je ne sais pas exactement. Ce que je sais, c’est que j’ignore pour qui ou pour quoi nous travaillons réellement.
Il fixa les miroirs jumeaux. En quittant le Hilton, le samedi matin, il était retourné à l’hôtel Eco pour y dormir dix heures. Puis il était parti, pour une longue balade sans but, le long du périmètre de sécurité du port, à regarder les mouettes tournoyer derrière la barrière. Si elle l’avait filé, elle s’y était bien prise. Il avait évité la Cité de la nuit. Dans son cercueil, il avait attendu l’appel d’Armitage. Et maintenant, cette cour tranquille, le dimanche après-midi, cette fille au corps de gymnaste, avec des mains d’illusionniste.
— Si vous voulez bien venir à présent, monsieur, l’anesthésiste vous attend.
Le technicien s’inclina, pivota puis réintégra la clinique sans s’inquiéter de voir si Case allait le suivre.
Odeur d’acier froid. Glace qui lui caresse l’échine.
Perdu, si petit dans ces ténèbres, les mains devenues froides, image corporelle qui s’efface au long de corridors d’un ciel télévision.
Des voix.
Puis le feu noir qui trouve les affluents de ses nerfs, une douleur au-delà de tout ce qui a jamais reçu le nom de douleur…
Tiens-toi tranquille. Gigote pas.
Et Ratz était là, et Linda Lee, et Gage et Lonny Zone, une centaine de visages sortis de la forêt de néon, marins et pirates et putains, là où le ciel est argent empoisonné, au-delà du réseau, au-delà de la prison de son crâne.
Mais arrête donc de gigoter, nom de Dieu.
Où le ciel une fois effacé, débarrassé des parasites sifflants de l’absence de couleur de la matrice, il entrevit les shuriken, les étoiles.
— Arrête un peu, Case, faut que je trouve ta veine ! (Elle lui bloquait le torse, une serette de plastique bleu dans une main.) Tu te tiens pas tranquille, je t’égorge, bordel ! T’es encore bourré d’inhibiteurs d’endorphines.
Il s’éveilla pour la trouver étendue près de lui dans le noir.
Il avait la nuque friable, sable et brindilles. Un point de douleur constant lui vrillait le bas du dos. Des images se formaient et se reformaient : un montage clignotant de tours de la Conurb et de dômes de Fuller déchiquetés, de vagues silhouettes qui se mouvaient vers lui dans l’ombre, sous un pont ou un passage supérieur…
— Case ? On est mercredi, Case. (Elle bougea, roula sur le ventre, se pencha au-dessus de lui. Un sein lui effleura le bras. Il l’entendit déchirer la capsule d’une bouteille d’eau et boire.) Tiens. (Elle lui mit la bouteille dans la main.) Je peux voir dans le noir, Case. J’ai des amplificateurs d’image à micro-canaux dans mes verres.
— J’ai mal au dos.
— C’est par là qu’ils ont remplacé tes fluides. Changé ton sang, également. Le sang parce que t’as gagné dans l’affaire un nouveau pancréas. Et du tissu hépatique neuf. Question neurologique, je sais pas. Plein d’injections. Ils n’ont rien eu à ouvrir pour le grand cirque. (Elle se réinstalla à côté de lui.) Il est 2 h 43 du matin, Case. J’ai un afficheur micronnecté sur le nerf optique.
Il s’assit et voulut boire à la bouteille. S’étrangla, toussa, se retrouva la poitrine et les cuisses aspergées d’eau tiède.
— Faut que je console, s’entendit-il dire. (Il cherchait à tâtons ses vêtements.) Faut que je sache…
Elle rit. De petites mains robustes lui agrippèrent les bras.
— Désolée, grosse tête. Huit jours de patience. T’aurais le système nerveux qui se répandrait par terre si tu te branchais maintenant. Ordres du toubib. D’ailleurs, ils supposent que ça a marché. Vérifieront dans un jour ou deux.
Il se rallongea.
— Où sommes-nous ?
— Au bercail. L’hôtel Eco.
— Où est Armitage ?
— Au Hilton. En train de vendre des colliers aux autochtones ou je ne sais quoi. On en est bientôt sortis, mec. Amsterdam, Paris, puis retour à la Conurb. (Elle lui effleura l’épaule.) Tourne-toi. Je vais te faire un bon massage.
Il se mit sur le ventre, les bras étendus en avant, le bout des doigts contre la paroi du cercueil. Elle se jucha sur ses reins, les genoux sur la mousse, contact frais du futal de cuir contre sa peau. Il sentit ses doigts lui effleurer le cou.
— Comment ça se fait que tu ne sois pas au Hilton ?
Elle lui répondit en passant la main en arrière, entre ses cuisses pour venir lui pincer doucement le scrotum entre le pouce et l’index. Elle ondula une bonne minute ainsi dans le noir, dressée au-dessus de lui, l’autre main toujours plaquée sur son cou. Le cuir de son jean craquait doucement au rythme de ses mouvements. Case changea de position, sentant son membre se durcir contre la mousse.
La tête l’élançait mais sa nuque commençait à se désensabler. Il se leva sur un coude, roula sur le dos, retomba contre la mousse, l’attirant vers lui, lui léchant les seins, petits mamelons durs qui glissent, humides, contre sa joue. Il trouva le zip du jean de cuir et le fit descendre.
— C’est okay, fit-elle. Je peux y voir.
Bruit du jean qui glisse. Elle se tortilla à côté de lui, jusqu’à ce qu’elle parvienne à se dégager à coups de pied.
Elle lui passa une jambe par-dessus et il lui effleura le visage. Dureté inattendue des lentilles implantées.
— Non, fit-elle… les empreintes.
Elle l’avait à présent enjambé de nouveau, lui prenant la main, la refermant sur elle, le pouce glissé le long du sillon des fesses, les doigts étendus en travers des lèvres. Alors qu’elle commençait à nouveau à s’abaisser, les images revinrent, puissantes : visages, fragments de néon qui déferlaient et repartaient. Elle vint se couler tout autour de lui et il sentit son dos s’arquer dans un spasme convulsif. Elle le chevaucha de cette manière, s’empalant, glissant et coulissant sur lui, jusqu’à ce qu’ils aient joui tous les deux, orgasme d’éclat bleu dans un espace hors du temps, vaste comme la matrice, où les visages étaient éclatés, pulvérisés au long de corridors de tempête, et ses cuisses fortes et moites contre ses hanches.
Sur Ninsei, la version de la semaine, plus clairsemée, de la foule du dimanche parcourait les mêmes pas de la danse. Des ondes sonores déferlaient des galeries et des salles de patchinko. Case jeta un œil au Tchat et vit Zone surveiller ses filles dans la pénombre chaude qui sentait la bière. Ratz était au bar.
— T’as vu Gage, Ratz ?
— Pas ce soir.
Ratz ne manqua pas de hausser un sourcil en voyant Molly.
— Tu le vois, tu lui dis que j’ai son fric.
— La chance tourne, l’artiste ?
— Trop tôt pour dire.
— Eh bien, faut que je voie ce mec, dit Case en contemplant son reflet dans ses verres. J’ai des affaires à annuler.
— Armitage ne va pas apprécier que je ne te garde pas à l’œil.
Elle se tenait devant la pendule molle de Deane, mains sur les hanches.
— Le mec ne va jamais me parler si tu es là. Deane, je m’en contrefous. Il sait se débrouiller tout seul. Mais j’ai des types qui vont y passer si je disparais de Chiba. C’est mes gars, tu piges ?
Sa bouche se durcit. Elle hocha la tête.
— J’ai des gars à Singapour, des contacts à Tokyo – à Shinjuku et Asakusa – et ils vont dé-grin-go-ler, tu comprends ? lui mentit-il, les mains posées sur les épaules de son blouson noir. Cinq minutes, cinq, pas plus. À ta montre. D’ac ?
— J’suis pas payée pour ça.
— Ce pour quoi t’es payée est une chose. Que je laisse crever mes amis proches sous prétexte que madame suit les ordres trop à la lettre en est un autre.
— Conneries. Amis proches, mon cul. T’es venu là pour nous régler notre compte, avec ton contrebandier.
Elle posa un pied botté sur la table basse Kandinsky couverte de poussière.
— Ah, Case, mon ami, il semblerait que ta compagne soit indubitablement armée, sans parler du fait qu’elle a une bonne quantité de silicone dans la tête… Mais c’est à quel sujet, au juste ?
Le toussotement spectral de Deane demeurait comme en suspension dans l’air entre eux.
— Attends voir, Julie. De toute façon, j’entre seul.
— T’as intérêt, fils. Je ne l’entendais pas autrement.
— D’accord, fit-elle. Vas-y. Mais cinq minutes. Une de plus, et j’entre refroidir définitivement ton ami proche. Et tant qu’on y est, tâche voir de deviner un truc…
— Lequel ?
— Pourquoi je te fais cette faveur.
Elle pivota et sortit, longeant les modules entassés de gingembre en poudre.
— Alors, on a des fréquentations plus bizarres que d’habitude, Case ? demanda Julie.
— Julie, elle est partie. Tu veux me laisser entrer ? Je t’en prie, Julie…
Les verrous cliquetèrent.
— Doucement, Case, dit la voix.
— Allume donc ton bidule, Julie, tout le truc est dans la console, dit Case en prenant place dans le fauteuil pivotant.
— Elle est allumée en permanence, fit Deane d’une voix douce ; il avait saisi un pistolet caché derrière les entrailles éventrées de sa vieille machine à écrire et visait soigneusement Case.
C’était un mastard, un Magnum au canon scié à ras. La garde de détente avait été entaillée et la crosse était entourée par ce qui ressemblait à du vieux ruban adhésif. Case trouva sa présence très bizarre entre les mains roses et manucurées de Deane.
— Simple précaution, comprends-tu. Rien de personnel. À présent, dis-moi ce que tu veux.
— J’ai besoin d’une leçon d’histoire, Julie. Et d’un topo sur quelqu’un.
— Qu’est-ce qui se passe, fils ?
Deane portait une chemise de coton à rayures, col dur et blanc, comme de la porcelaine.
— C’est moi qui passe, Julie. Je me barre. Je disparais. Mais rends-moi ce service, d’ac ?
— Un topo sur qui, fils ?
— Un gaijin du nom d’Armitage, il a une suite au Hilton.
Deane reposa le pistolet.
— Bouge pas, Case. (Il tapa quelque chose sur un clavier portatif.) On dirait que t’en sais presque autant que mon réseau, Case. Ce gentleman semble avoir passé un accord temporaire avec le Yakuza et les fils du chrysanthème de néon ont les moyens de protéger leurs alliés des curieux de mon genre. À leur place, je ferais pareil. Bon, l’histoire, à présent. Tu parlais d’histoire. (Il reprit son pistolet mais ne le braqua pas directement sur Case.) Quel genre d’histoire ?
— La guerre. T’as fait la guerre, Julie ?
— La guerre ? Pour en savoir quoi ? Elle a duré trois semaines.
— L’opération Poing hurlant.
— Célèbre. Ils t’enseignent donc pas l’histoire aujourd’hui ? Ça a fait un sacré putain de football politique, après-guerre, tiens. Z’ont tout watergaté de fond en comble… Votre galonné, Case, votre galonné de la Conurb, où qu’il était, McLean ? Planqué dans les blockhaus, tout ça… le gros scandale. Pendant qu’on dilapidait un bon paquet de jeune chair patriotique, histoire de tester une quelconque technologie nouvelle. Ils étaient au courant des défenses russes, devait-il apparaître plus tard. Au courant des EMPs, des armes à impulsion électromagnétique. Z’ont quand même envoyé ces petits gars, rien que pour voir. (Deane haussa les épaules.) Un coup dans l’eau pour Ivan.
— Il y en a qui s’en sont sortis ?
— Bon Dieu, ça remonte à un putain de bail… quoique, je crois bien que certains y soient parvenus. L’une des équipes. Se sont emparés d’un appareil russe. Un hélicoptère, tu vois. Z’ont regagné avec la Finlande. Ils avaient pas les codes d’entrée, bien entendu, alors, ils ont ratiboisé une bonne partie des défenses finnoises dans l’affaire. C’étaient des mecs des forces spéciales d’intervention. (Deane renifla.) Un putain de merdier.
Case acquiesça. L’odeur de gingembre en poudre était entêtante.
— J’ai passé la guerre à Lisbonne, tu sais, reprit Deane en rabaissant le pistolet. Chouette coin, ça, Lisbonne.
— Dans l’active, Julie ?
— À peine. Quoique… j’en aie vu, de l’action. (Deane sourit de son sourire rose.) Merveilleux, ce que peut faire une guerre pour vous stimuler le marché.
— Merci, Julie. Je te revaudrai ça.
— C’était rien, Case. Et au revoir.
Et plus tard, il se dirait que cette soirée chez Sammi était mal barrée depuis le début, que même lorsqu’il avait suivi Molly le long de ce corridor, traînant les pieds au milieu d’une couche piétinée de bouts de tickets et de tasses en polystyrène écrasées, il l’avait senti. La mort de Linda, qui guettait…
Ils étaient allés au Namban, après qu’il eut vu Deane et réglé sa dette envers Gage avec un rouleau de nouveaux yens d’Armitage. Gage avait apprécié, ses mignons un peu moins et Molly n’avait cessé de sourire aux côtés de Case avec une espèce d’ardeur extatique et fauve, attendant manifestement que l’un d’eux fît un geste inconsidéré. Puis il l’avait ramenée au Tchat prendre un verre.
— Tu perds ton temps, cow-boy, dit Molly lorsque Case sortit un octogone de sa poche de chemise.
— Comment ça ? T’en veux un ? dit-il en lui tendant la pilule.
— Ton nouveau pancréas, Case, et ces branchements dans ton foie. Armitage les a conçus pour court-circuiter cette saloperie. (Elle tapota l’octogone de son ongle bordeaux.) Tu es biochimiquement incapable de t’envoyer en l’air à la coke ou aux amphés.
— Merde, fit-il.
Il contempla l’octogone puis la regarda.
— Bouffe-le. Bouffes-en douze. Il se passera rien.
Il le fit. Rien ne se passa.
Trois bières plus tard, elle interrogeait Ratz sur les combats.
— Au Sammi, dit Ratz.
— Très peu pour moi, dit Case. J’ai entendu dire qu’ils se tuaient, là-bas.
Une heure plus tard, elle leur achetait des billets auprès d’un Thaï décharné, en t-shirt blanc et short de rugby flottant.
Le Sammi était un dôme gonflable derrière un entrepôt du port, toile grise tendue, renforcé d’un réseau de minces câbles d’acier. Le corridor, muni d’une porte à chaque extrémité, formait un sas grossier maintenant la pression différentielle qui soutenait le dôme. Des anneaux fluorescents étaient vissés, à intervalles réguliers, aux plaques de contre-plaqué du plafond mais la plupart avaient été brisés. L’air était moite, imprégné de l’odeur de la sueur et du béton.
Rien de tout cela ne le préparait à l’arène, la foule, le silence tendu, aux imposantes marionnettes de lumière qui dansaient sous le dôme. Les travées de béton descendaient en rangées jusque vers une espèce de scène centrale, un plateau circulaire surélevé, cerné d’un scintillant taillis de projecteurs. Non pas de lumière mais d’hologrammes qui vacillaient et clignotaient au-dessus du ring, reproduisant les mouvements des deux hommes au-dessous. Des strates de fumée de cigarette s’élevaient des travées dérivant jusqu’au moment de rencontrer les courants ascendants engendrés par les soufflantes qui maintenaient le dôme. Aucun bruit, hormis le ronronnement assourdi des turbines et la respiration amplifiée des lutteurs.
Des reflets multicolores jouaient sur les lentilles de Molly tandis que les hommes tournaient sur le ring. Les hologrammes avaient un grossissement de dix ; à cette échelle, les couteaux qu’ils tenaient faisaient près d’un mètre de long. La prise du lutteur au couteau est identique à celle de l’escrimeur, se rappela Case : les doigts repliés, le pouce dans l’alignement de la lame. Les couteaux semblaient se mouvoir d’eux-mêmes, glissant en décrivant avec une rituelle absence de hâte les différentes positions de leur danse, point par point, tandis que chacun des deux hommes guettait une ouverture. Le visage levé de Molly était immobile et lisse, attentif.
— Je vais nous chercher quelque chose à manger, dit Case.
Elle acquiesça, perdue dans la contemplation de la danse.
Il n’aimait pas cet endroit.
Il se tourna pour réintégrer l’ombre.
Trop sombre.
Trop calme.
La foule, remarqua-t-il, était essentiellement nipponne. Pas vraiment une foule de la Cité de la nuit. Des technos descendus des arcologies. Il crut y voir le signe que l’arène avait l’approbation de quelque comité des loisirs d’un conglom. Il se demanda fugitivement quel effet ça pouvait faire de travailler toute sa vie pour un zaibatsu. Logé par la boîte, dirigé par la boite, enterré par la boîte.
Il avait presque accompli le tour complet du dôme sans avoir découvert les stands de bouffe. Il acheta des yakitoris en brochettes et deux grands cartons de bière. Levant les yeux vers les hologrammes, il vit le sang qui corsetait la poitrine de l’une des silhouettes. Une sauce épaisse et brune dégoulinait des brochettes et sur ses phalanges.
Encore huit jours et il se branchait. Pour peu qu’il ferme les yeux, il voyait déjà la matrice.
Des ombres se tordaient tandis que les hologrammes viraient dans leur danse.
Puis il se mit à sentir les nœuds de la peur entre ses omoplates. Un ruisseau de sueur froide lui glissa le long des côtes. L’opération n’avait pas réussi. Il était toujours là, toujours le même tas de viande, pas de Molly pour l’attendre, les yeux fixés sur la danse des couteaux, pas d’Armitage pour l’attendre au Hilton avec les billets, un passeport neuf et de l’argent. Tout cela n’était plus qu’une sorte de rêve, une manière de fantasme pathétique… Des larmes brûlantes brouillèrent sa vision.
Le sang jaillit d’une jugulaire dans une giclée de lumière écarlate. Et voila que la foule se mettait à hurler, se lever, vociférer – tandis que l’un des combattants s’effondrait, que l’hologramme s’effaçait, clignotait…
Goût de vomi dans le fond de la gorge. Il ferma les yeux, prit une profonde inspiration, les rouvrit et vit Linda Lee passer devant lui, ses yeux gris aveuglés par la terreur. Elle portait le même treillis.
Passer et disparaître. Dans l’ombre.
Pur réflexe : il jeta la bière et le poulet pour lui courir après. Il aurait pu crier son nom mais n’aurait eu aucune certitude.
Image persistante d’un unique pinceau de lumière rouge, fin comme un cheveu. Béton fendillé sous la semelle de ses chaussures.
Éclair des tennis blanches, tout près du mur circulaire, à présent, et de nouveau, l’image fantôme du laser qui se grave en travers de ses yeux, tressautant devant lui au rythme de sa course.
Quelqu’un le fait trébucher. Le béton lui lacère les paumes.
Il roule et lance le pied, sans parvenir à faire mouche. Un garçon mince, chevelure blonde hirsute que les lumières en contre-jour dotaient d’une auréole arc-en-ciel, était penché sur lui. Au-dessus du ring, une silhouette tournait, le coutelas brandi, sous les vivats de la foule. Le garçon sourit et sortit quelque chose de sa manche. Un rasoir, qui se découpa en rouge comme un troisième faisceau, clignotait devant eux dans la nuit. Case vit le rasoir plonger vers sa gorge telle une baguette de sourcier.
Le visage s’effaça dans un bruissant nuage d’explosions microscopiques. Les fléchettes de Molly en salves de vingt par seconde. Le garçon toussa une fois, convulsivement, et bascula par-dessus les jambes de Case.
Il descendait vers les stands, regagnait l’ombre. Il baissa les yeux, s’attendant à voir cette aiguille de rubis émerger de sa poitrine. Rien. Il la retrouva. Elle était jetée au pied d’un pilier de béton, les yeux clos. Il régnait une odeur de viande grillée. La foule scandait le nom du vainqueur. Un vendeur de bière essuyait ses fûts avec un torchon sombre. Une des tennis blanches était partie et reposait près de sa tête.
Suis le mur. Courbe de béton. Mains dans les poches. Continue de marcher. Longe des visages aveugles, tous les yeux levés vers l’image du vainqueur au-dessus du ring. Un bref instant, un visage européen couturé dansa dans la lueur d’une allumette, lèvres ourlées autour du tuyau court d’une pipe en métal. Odeur de haschich. Case continua de marcher, insensible.
— Case. (Ses miroirs émergèrent des ténèbres.) Tu te sens bien ?
Quelque chose vagit et gargouilla dans l’ombre derrière lui. Il hocha la tête.
— Le combat est fini, Case. Il est temps de rentrer.
Il essaya de la dépasser, de réintégrer les ténèbres, où quelque chose était en train de mourir. Elle l’immobilisa d’une main posée sur la poitrine.
— Des potes à ton ami proche. Ils t’ont tué ta nana. Tu leur as pas rendu un fier service, à tes amis du coin, pas vrai ? On a pu obtenir un profil partiel de ce salaud quand on t’a chopé, mec. Il serait prêt à frire n’importe qui pour une poignée de yens. L’autre, là-bas, a dit qu’ils lui sont tombés dessus lorsqu’elle a essayé d’escamoter ta RAM. Ça leur revenait moins cher de la liquider pour la lui piquer ensuite. Pas de petits profits… J’ai fait parler celui qui avait le laser. Pure coïncidence qu’on se soit trouvés ici, mais il fallait que je m’en assure.
Sa bouche était dure, les lèvres pressées en une ligne étroite.
Case avait l’impression d’avoir la cervelle brouillée.
— Qui ? demanda-t-il. Qui les a envoyés ?
Elle lui passa un sachet de gingembre en poudre marqué de sang. Il vit qu’elle en avait les mains gluantes. Derrière, dans l’ombre, quelqu’un émit un bruit humide et mourut.
Après la visite postopératoire à la clinique, Molly le conduisit au port. Armitage attendait. Il avait loué un hydroglisseur. La dernière image que Case eut de Chiba fut la vision des arêtes sombres des arcologies. Puis la brume se referma sur les eaux noires et les amas de détritus à la dérive.