C’est assurément l’endroit le plus sinistre de la planète, se disait Prestimion, après les implacables déserts du continent de Suvrael où il ne fallait pas avoir toute sa raison pour oser s’aventurer.
C’étaient des terres grises qu’il foulait, à cette heure sombre de sa vie. Au-dessus de sa tête, le ciel était gris ; sous ses pieds, le sol aussi était gris et sec, et même le vent, soufflant furieusement de l’est, était chargé d’une fine poussière grise. La seule note de couleur venait de la végétation qui semblait vouloir trancher avec une furieuse détermination sur ce paysage en camaïeu gris. De gros champignons rigides, en forme de dôme, d’un jaune létal, explosaient en nuages de spores d’un vert éclatant chaque fois qu’il en écrasait un ; l’herbe dentelée, éparse et rêche était d’un carmin agressif ; les arbres, hauts et fins comme des lances, avaient des feuilles bleues vernissées, effilées comme des épines et laissaient tomber une pluie continue de sève rosée et visqueuse, qui le brûlait comme un acide quand il passait par mégarde à sa portée.
De basses collines crayeuses, en forme de dents arrondies, formaient une chaîne qui barrait l’horizon. Dans l’espace dégagé qui s’étendait entre elles, plat, sec et peu engageant, sans lacs ni cours d’eau, suintait seulement de loin en loin une source saumâtre d’une crevasse couverte d’une croûte de sel.
Il marchait depuis plusieurs jours, depuis tant de jours qu’il en avait perdu le compte. Il avait une langue énorme, dilatée par la soif, et ses paupières étaient si gonflées qu’il regardait par les fentes comme par des persiennes. La sueur dégoulinait continûment sur son corps ; de la poussière séchée collait partout sur sa peau poisseuse ; la force du soleil était comme un fracas métallique résonnant sans répit dans son crâne. Et, dans son esprit, repassaient sans cesse les images du cataclysme qui avait détruit son armée et lui avait peut-être arraché ses amis les plus chers.
Cette blanche muraille liquide dévalant implacablement la pente, entraînant dans son flot tumultueux de grands pans du barrage de Mavestoi…
Les montures terrifiées se cabrant et décochant de furieuses ruades avant de s’éparpiller dans toutes les directions… Les fantassins courant avec l’énergie du désespoir pour tenter de gagner les hauteurs… Des hurlements dans la nuit… Le bruit assourdissant de l’eau, ce bruit inexorable, comme si la Grande Lune s’était décrochée du ciel pour écraser toute l’armée…
Prestimion ne se rappelait pas grand-chose de la manière dont il avait réussi à survivre à la destruction du barrage. Il se souvenait avec une certaine netteté d’avoir vu la première langue d’eau écumeuse fondre sur lui en tourbillonnant et de la masse liquide qui arrivait juste derrière. De sa monture qui s’efforçait de rester debout avant de basculer en se débattant avec frénésie dans le lac qui commençait à l’engloutir. Puis ses souvenirs se brouillaient. Il savait qu’il n’était pas parvenu à redresser l’animal ni à lui faire reprendre son équilibre et qu’il avait été balayé de la selle et entraîné au loin par le flot. Et puis… Avait-il nagé ? Oui, il avait dû réussir à traverser la masse liquide, malgré les tourbillons, malgré les paquets d’eau s’abattant sur lui comme de gros rochers, qui, chaque fois, l’engloutissaient. Entraîné au fond, les poumons près d’éclater, luttant de toutes ses forces pour remonter à la surface. Mais il n’en avait plus aucun souvenir. Seulement d’avoir enfin pris pied sur la terre ferme, de s’être traîné sur une protubérance rocheuse qui, une heure plus tôt, devait faire partie de la paroi dominée par le barrage, et d’y être resté très longtemps étendu, haletant, retenant des haut-le-cœur, s’efforçant de reprendre son souffle, pris de malaises et de vertiges à cause de toute l’eau qu’il avait avalée.
Ensuite… les hommes de Korsibar étaient descendus dans la zone inondée, à la recherche des survivants hébétés, pour les égorger comme des porcs.
Il ne savait plus comment il avait pu leur échapper. Toutes ses armes avaient été perdues dans l’eau. Peut-être avait-il trouvé un abri sous une saillie de la roche ou derrière un buisson. Tout ce qu’il savait, c’est qu’il en était sorti vivant. Qu’il s’était éloigné de la scène des combats, de cet endroit où des guerriers hurlants couraient en tous sens, où gisaient des hommes morts ou grièvement blessés, disséminés sur le sol comme des fétus.
Ce n’était pas la première fois que Prestimion voyait ce paysage de mort. Il lui avait déjà été donné de le contempler, il le savait ; au manoir de Muldemar, il y avait bien longtemps, dans le calme et l’intimité de la galerie de lecture de sa mère, ce jour où le mage Galbifond l’avait fait regarder dans une coupe emplie d’un liquide clair. Galbifond avait marmonné des formules incantatoires avant de lui montrer le champ de bataille d’où il s’était enfui, cette scène d’un épouvantable chaos. Prestimion, à l’époque, ignorait quelles armées s’étaient affrontées ; aujourd’hui, il était évident que l’une était l’armée de Korsibar, l’autre la sienne et que Korsibar, en commettant un acte monstrueux, avait remporté la victoire.
Mais il avait survécu au flot et à la débâcle de ses troupes. Il se revit en esprit s’éloigner en claudiquant du champ de bataille où n’étaient plus visibles que les vestiges du désastre. Atteindre enfin un endroit plus tranquille où il n’y avait plus âme qui vive, ni amie ni ennemie. Grimper un sentier rocheux vers l’amont du fleuve, au-delà du barrage fracassé, au-delà des palanques du camp retranché de Korsibar.
Seul, lorsque avait commencé à poindre l’aube affreuse succédant à cette nuit d’horreur, Prestimion s’était retourné en se demandant : Taradath ? Abrigant ? Et ensuite : Svor ? Gialaurys ? Septach Melayn ?
Pourquoi avait-il voulu devenir Coronal ? N’était-il pas heureux en sa qualité de prince de Muldemar ? Deux de ses frères avaient probablement péri, ses trois meilleurs amis avaient été emportés par le déluge, des milliers d’hommes combattant pour sa cause avaient perdu la vie, et pour quoi ? Pour quoi ? Pour qu’il puisse s’asseoir à la place d’un autre sur un gros bloc d’opale noire veinée de rubis, pour que des gens s’agenouillent devant lui en gesticulant bêtement ou l’écoutent gravement lire des décrets ?
Il était assommé, abasourdi par la mort et la destruction que sa détermination à arracher la couronne à Korsibar avait provoquées. Combien d’hommes avaient péri pour lui ? Son ambition démesurée avait fait des martyrs de milliers d’hommes de bien. Jamais Majipoor n’avait aimé la guerre. Depuis la pacification des Changeformes, sept mille ans auparavant, le peuple y avait vécu en paix, en parfaite harmonie et ceux qui étaient d’une nature belliqueuse pouvaient se défouler dans les tournois ou la pratique d’autres, sports violents. Mais, voilà, tout avait changé. À cause de son entêtement à régner à la place de l’autre, le fléau de la guerre s’était abattu sur la planète et quantité d’hommes qui auraient dû couler une longue et heureuse existence étaient descendus dans la tombe.
Il ne lui restait plus rien d’autre à faire que de continuer à marcher dans ce pays inconnu, dans l’espoir d’échapper à la furie des soldats de Korsibar, d’atteindre un lieu où il serait en sécurité, où il pourrait prendre du repos et refaire ses forces, puis il réfléchirait à la manière dont il voulait passer le temps qui lui restait à vivre.
Les jours qui suivirent, et ils furent nombreux, des racines, des feuilles et de petites baies blanches et acres constituèrent la seule alimentation de Prestimion. Mais enfin, de l’autre côté des collines crayeuses, le paysage changea un peu, la terre devint d’un brun pâle strié de rouge : un signe, peut-être, de fertilité. Il tomba sur une petite rivière aux eaux grises et limoneuses, coulant d’est en ouest, qui se divisait en trois. Sur ses rives, le feuillage des arbres était d’un vert luisant et certains portaient de gros fruits rougeâtres à la peau fripée. Prestimion en goûta un et, voyant qu’il n’était pas malade, en mangea plusieurs autres avant de s’endormir. À son réveil, constatant qu’il était toujours vivant et ne s’était pas empoisonné, il en mangea d’autres et en cueillit quelques-uns pour emporter, qu’il glissa dans un repli de son pourpoint.
C’était une région âpre et sauvage. Il n’avait pas la moindre idée du nom qu’elle portait. Le danger était partout. En trébuchant sur des branches, il faillit tomber ; en reprenant son équilibre, il regarda à ses pieds et vit qu’il était au bord d’une fosse au fond de laquelle il distingua des yeux rouges étincelants et des griffes jaunes et brillantes. Plus tard, un animal au long corps ensellé et couvert d’épaisses écailles brunes qui paraissaient aussi dures que la pierre surgit près de lui en balançant comme un gourdin sa petite tête aux yeux ternes ; mais il fila rapidement, comme s’il préférait chercher une proie plus appétissante. Plus tard encore, il vit un autre animal qui avançait en sautillant d’une manière comique, aux yeux jaunes pleins de gaieté, aux avant-bras d’une taille ridicule, mais dont la queue était armée d’une pointe servant à injecter un poison dans les gros lézards gris qu’il chassait. Un ou deux jours plus tard, un essaim d’insectes volants, scintillants comme des pierres précieuses, emplit l’air d’un nuage laiteux et, quand un oiseau traversa cette brume mortelle, ses ailes s’affaissèrent et il tomba à pic, comme une pierre.
Un peu plus loin, la nature du sol changea de nouveau. Le terrain devint accidenté, coupé par des ravins et des gorges encaissées. Le squelette de la planète était clairement visible : longues bandes sombres tranchant sur la roche tendre et rougeâtre des escarpements. Des arbustes rampants aux blanches feuilles pelucheuses s’accrochaient au sol pour former un tapis de fourrure dense. Il y avait de grands arbres au tronc épais et noir, aux feuilles jaunes étalées en ombrelle.
Il y avait aussi un village, abrité au fond d’une gorge étroite. Les habitants étaient tous des Ghayrogs, des membres de la race reptilienne aux écailles grises et à la langue écarlate et fourchue, toujours en mouvement. Ils étaient quelques centaines, vivant dans un habitat dispersé le long de la gorge, sur plus de trois kilomètres. Ils semblaient se plaire dans cette région sèche ; les Ghayrogs s’établissaient souvent dans des contrées inhospitalières qui leur rappelaient les régions d’où ils étaient originaires sur leur planète natale.
Ils se montrèrent assez accueillants. Ils offrirent à Prestimion un endroit pour dormir et de la nourriture curieuse mais mangeable ; on lui permit même de faire l’acquisition d’un arc et de flèches pour chasser quand il reprendrait la route, et d’un sac pour transporter des provisions.
Du Coronal et de la guerre civile, ces villageois ne savaient absolument rien. Les noms de Prestimion, de Korsibar, même de Confalume et de Prankipin n’avaient aucune signification pour eux. Ils vivaient loin de tout, comme sur une autre planète.
Il leur demanda où il était et ils répondirent, de leur voix sifflante et voilée qu’il comprenait difficilement : « C’est la ville de Valmambra, la porte du désert du même nom. »
En entendant ce nom, Prestimion eut l’impression qu’une clé tournait dans une serrure. Valmambra.
Une fois de plus, il remonta dans ses souvenirs, très loin, dans ce qui semblait une autre vie, jusqu’à cette heure paisible dans la galerie de lecture de sa mère, au manoir de Muldemar. Sa mère en compagnie du mage Galbifond aux cheveux de neige et au dos voûté. La coupe de liquide bleu ardoise dans lequel Galbifond lui avait montré – comment ? – cette vision d’une incroyable netteté de la bataille des rives du Iyann, du massacre de son armée par celle de Korsibar.
Il revint à l’esprit de Prestimion que cette vision avait eu une seconde partie. L’image du champ de bataille s’était estompée ; la coupe lui avait montré un paysage aride et désolé, encore plus que celui qu’il venait de traverser. Quelques collines dentelées çà et là. Un sol rouge, des rochers arrondis. La forme torturée aux feuilles clairsemées d’un szambra solitaire se découpant devant lui sur le fond du ciel sans nuages. Le szambra était un arbre qui ne poussait nulle part ailleurs que dans le désert de Valmambra. Et cette petite silhouette, celle d’un homme qui avançait d’un pas lourd dans le désert, pour qui chaque pas était un effort : cet homme trapu, aux cheveux dorés coupés court, au pourpoint en lambeaux, un sac sur le dos, un arc, quelques flèches ; c’était lui. Galbifond lui avait tout donné à voir dans le manoir de Muldemar. C’était lui, ce fugitif solitaire et épuisé qui avait entrepris de traverser à pied le Valmambra pour rejoindre Triggoin, la cité des sorciers. Triggoin, où Svor avait rêvé que Prestimion pourrait apprendre comment reconquérir la couronne qu’il avait perdue.
Galbifond lui avait montré tout cela au fond de la coupe – la bataille, la défaite, la longue marche dans le désert, vers le nord – et tout ce qu’il avait vu était en train de se réaliser.
Il lui fallait donc, bon gré mal gré, accomplir sa destinée.
— J’ai à faire dans la cité de Triggoin, dit-il aux Ghayrogs du village établi à la lisière de ce désert qu’il lui fallait maintenant traverser. Pouvez-vous m’indiquer la route qui y conduit ?
Le Valmambra était en tout point semblable à la vision que Galbifond lui avait présentée dans la coupe – les collines, les rochers, les rares arbres tordus poussant dans le sol rouge. Mais la coupe lui avait seulement montré le désert ; elle ne le lui avait pas fait sentir. Maintenant, Prestimion le sentait. Il avait eu l’impression, depuis qu’il se dirigeait à pied vers le nord, de marcher, tout le temps ou presque, dans un désert ; il comprenait maintenant que ce qu’il avait pris pour un désert était un parc accueillant, un paradis même, en comparaison du Valmambra. Ce qu’il avait laissé derrière lui n’était qu’un terrain accidenté et aride, vide parce que personne ou presque n’avait eu envie de s’y installer. Le Valmambra était un désert véritable, vide parce que pratiquement inhabitable.
Triggoin, avaient expliqué les Ghayrogs, se trouvait de l’autre côté du désert, vers le nord, tout droit. Il lui suffirait de se guider la nuit sur les étoiles, de garder Phaseil sur sa droite et Phasilin sur sa gauche, et de se diriger sur la blanche Trinatha qui indiquait le nord. Au bout d’un certain temps, il trouverait un petit village appelé Jaggereen, une autre agglomération Ghayrog, la seule à l’intérieur du désert même. On lui expliquerait à Jaggereen comment trouver la route de Triggoin.
Cela ne paraissait pas très difficile. Mais les Ghayrogs, pas plus que Galbifond, ne l’avaient préparé aux rigueurs du Valmambra. Ils ne l’avaient pas préparé à l’implacable sécheresse de cette terre où l’on pouvait passer trois jours d’affilée sans que se présente un point d’eau et, quand on en trouvait un, l’eau y était saumâtre. À l’air, aussi sec que le sable sous les pieds, qui desséchait les narines et mettait la langue à vif. À la chaleur du jour, aussi terrible que Prestimion imaginait celle, légendaire, de Suvrael. À la froidure de la nuit, quand l’air limpide rendait au ciel toute la chaleur accumulée au long du jour et laissait le voyageur tremblant, recroquevillé dans l’abri de fortune qu’il avait trouvé. À la rareté de la nourriture, rien à manger pendant deux ou trois jours, puis seulement de malheureuses petites baies ratatinées, les tiges de plantes tordues aux feuilles épineuses et, de temps en temps, mais si rarement, la chair des petits animaux gris et sautillants, aux longues oreilles arrondies, aussi grosses que l’ensemble de la tête, qui semblaient être la seule espèce vivant dans ces parages. Ils avaient l’ouïe si fine que Prestimion ne parvenait pas à les surprendre. Mais, de loin en loin, il en apercevait un sur le versant opposé d’un ravin, immobile, et décochait rapidement une flèche dans la direction où il pensait que l’animal s’enfuirait en percevant le sifflement du trait filant vers lui et il réussissait à le tuer.
Triggoin, d’après ce qu’il savait, se trouvait de l’autre côté du désert, mais le désert semblait ne pas avoir de fin. Prestimion s’affaiblissait tandis que les exigences du Valmambra sur son corps déjà malmené dépassaient de loin la quantité de nourriture et d’eau qu’il pouvait trouver. Des accès de fièvre et des vertiges le prenaient, de sorte que le paysage oscillait et se balançait devant ses yeux, comme porté par une violente houle ; sa vue se brouillait, si bien que son arc devenait inutile ; ses pieds et ses jambes gonflaient, faisant de chaque pas un supplice. Le fracas du feu inexorable du soleil recommença et ne cessa plus. Il imagina entendre le tonnerre dans un lieu où les orages étaient inconnus. Les larges anneaux oscillants de lumière verte entourant le soleil semblaient emplir la moitié du ciel. Des cloques se formèrent sur son dos et sur ses épaules ; se sentant trop étourdi pour continuer à marcher, il s’assoupit, allongé sur le ventre et, quand il se releva, il était rouge et gonflé de la nuque aux chevilles et avait l’impression de sortir d’un four où on l’avait mis à rôtir.
Un ou deux jours plus tard, il mangea quelque chose de dur et de bleu, un fruit à écale d’une espèce inconnue, qui lui piqua la bouche et fit tripler ses paupières de volume. Il fut attaqué par une nuée de petites mouches dorées, un nuage de métal étincelant, qui le piquèrent par tout le corps et firent apparaître d’autres cloques. Un buisson de ronces enchevêtrées, s’étendant sur plusieurs kilomètres de large, lui barra le passage ; il lui fallut faire un long détour par l’est avant de reprendre sa marche vers le nord.
Il rêva du manoir de Muldemar, de son lit, de sa baignoire de pierre, de son vin et de vêtements doux et propres. Il rêva de ses vieux amis. Une nuit, Thismet vint à lui en rêve et, en dansant, elle dégrafa son corsage pour lui montrer de petits seins ronds aux mamelons durs et sombres.
Un matin, il fut réveillé par des haut-le-cœur et vomit un liquide blanc pendant ce qui lui sembla durer une heure. Un autre matin, il se réveilla en sanglotant, ce qui l’étonna fort. Le cuir de ses bottes commença à se déchirer. Ses orteils passèrent à travers ; il en écorcha un qui saigna deux jours.
Il s’efforçait de ne pas penser à l’endroit où il se trouvait, ni à ce qu’il était en train de subir. Il refusait d’envisager qu’il allait mourir dans ce désert, oublié de tous et sans sépulture.
Pendant une journée entière, il crut qu’il était le Coronal et se demanda pourquoi il n’était pas au Château. Puis la mémoire lui revint et il dut regarder la vérité en face.
Une nuit, tandis qu’il attendait le sommeil au bord d’un ravin aride, trois animaux aux jambes fines vinrent s’accroupir près de lui en émettant des gloussements qui ressemblaient à un rire. Ils avaient des dents pointues ; il se demanda s’ils allaient l’attaquer et le dévorer. Rien ne se produisit. Ils continuèrent à ricaner en décrivant de grands cercles autour de lui ; l’un après l’autre, ils déposèrent un petit tas de crottes d’un vert brillant. Puis ils s’éloignèrent ; il ne les intéressait pas.
Il arriva devant une rivière de sable qui coupait le désert. Sous le soleil de midi, les cristaux de quartz qu’elle contenait brillaient comme une longue traînée de feu blanc. Il s’agenouilla, prit un peu de sable dans ses mains, comme si c’était de l’eau, et le laissa couler entre ses doigts. Puis il pleura.
Il trébucha sur une racine rabougrie et se tordit le genou. L’articulation gonfla comme un ballon. Pendant deux jours, il ne put prendre appui sur cette jambe et fut incapable de marcher. Il rampa. Dans un vaste espace dégagé, sous le feu impitoyable du soleil, il fut attaqué par une sorte de charognard, un oiseau ressemblant au milufta, aux yeux cruels injectés de sang, au long cou déplumé d’où la peau pendait en grands plis froncés, au bec semblable à la pointe d’une faux. L’oiseau fondit sur lui dans un grand battement d’ailes, en criant comme s’il n’avait rien mangé depuis un mois, et essaya de l’envelopper dans ses grandes ailes aux bords dentelés.
— Pas encore mort ! s’écria Prestimion en roulant sur lui-même tout en repoussant l’animal à grands coups de pied de sa jambe valide. Pas mort ! pas mort ! pas mort !
À l’évidence, l’oiseau n’en avait que faire. La faim semblait l’avoir rendu fou. Il se nourrissait de charognes, mais n’avait pas dû manger depuis si longtemps qu’il était prêt à tuer. Il le griffa de ses serres jaunes recourbées et fit jaillir le sang à une demi-douzaine d’endroits. Il essaya d’atteindre la gorge et les yeux, parvint à arracher un lambeau de chair du bras de sa victime et revint à l’attaque.
— Pas encore mort ! continua de crier Prestimion en s’efforçant de repousser l’oiseau. Pas mort !
C’était la première fois qu’il parlait à voix haute depuis de nombreux jours.
Le souffle fétide de l’oiseau était insupportable et la douleur de sa plaie au bras faisait comme un trait de feu. Allongé sur le dos, il repoussait des pieds et des poings l’oiseau qui tournait en battant violemment des ailes. Si l’animal pouvait décoller, ne fût-ce que de quelques mètres, il essaierait de lui ficher une flèche dans le corps, mais, non, il restait tout près, attaquant furieusement du bec et des griffes, lui infligeant de multiples blessures ; sans bien comprendre comment, dans un effort désespéré, Prestimion parvint à le saisir par son long cou décharné, l’immobilisa d’un bras, abattit une pierre sur son crâne et frappa à coups redoublés. L’oiseau s’affaissa en battant faiblement des ailes, puis demeura totalement inerte. Prestimion attendit qu’il soit secoué d’un dernier spasme, puis il se releva, se pencha sur l’oiseau mort et vit que c’était un monstre presque aussi grand que lui. L’idée lui vint que sa chair était peut-être comestible ; mais la perspective de manger cet animal lui inspira une telle répugnance qu’une violente nausée le saisit et, l’estomac vide, il fut secoué d’interminables haut-le-cœur.
Quand ce fut terminé, il déchira un bout du tissu de sa chemise pour bander la plaie la plus profonde, puis il se releva et se remit en marche en claudiquant. Après un petit moment, il cessa de prêter attention à la douleur malgré le sang qui, le reste de la journée, suinta à travers son pourpoint. Il avait commencé à oublier ce qu’était la douleur.
Mais le jour vint où il fut simplement incapable de continuer à aller de l’avant.
Il avait l’impression d’avoir marché dans la bonne direction, mais il n’y avait toujours aucun signe du village de Jaggereen et il n’avait rien eu à manger depuis plusieurs jours ; ni feuilles, ni racines, pas un insecte, pas une bête rampante à se mettre sous la dent, pas une goutte d’eau à boire depuis celle qu’il avait léchée sur un rocher plat, sur le bord duquel coulait un maigre filet provenant il ne savait d’où. Il était à bout de forces. La fin était proche, il le savait. Toutes ses nobles ambitions allaient arriver à leur terme dans cet endroit désolé, nul ne saurait jamais ce qu’il était devenu et le monde finirait par oublier l’existence de Prestimion de Muldemar, qui aurait pu avoir son nom inscrit sur la liste des monarques.
Il s’étendit à l’ombre d’un haut rocher, posa son sac d’un côté, son arc de l’autre, ferma les yeux et attendit. Il se demanda combien de temps il faudrait à la mort pour le prendre. Une heure ? Une journée ?
Il avait déjà l’impression que le temps s’arrêtait. Il avait un goût de poussière dans la bouche et son souffle était si faible que chaque inspiration venait comme une surprise. De temps en temps, il ouvrait les yeux, mais ne percevait qu’un vague tourbillon rouge. Pendant un long moment, il demeura absolument immobile ; la simple idée de mouvement lui paraissait quelque chose d’impossible à réaliser et il songea qu’il était peut-être déjà mort. Mais non, non, il s’entendit encore respirer faiblement.
Je devrais écrire mon nom près de mon corps, se dit-il, afin que l’on sache qui j’étais, quand on trouvera mes ossements. Il ouvrit les yeux. Impossible de les fixer sur quoi que ce fût. Le tourbillon rouge, encore. Et, derrière, l’éclat aveuglant du soleil, résonnant dans son crâne comme un gong céleste. Il se tourna légèrement vers la gauche, tendit un index tremblant et, lentement, avec des mouvements mal assurés, traça sur le sable la première lettre de son nom. La deuxième, puis la troisième. Il s’arrêta, essaya de se rappeler quelle était la suivante.
— Ensuite, fit une voix venue d’en haut, c’est un S.
— Merci, fit Prestimion.
— Et après, un T, ajouta une autre voix, plus grave, avec l’accent marqué de la cité de Piliplok.
— Je connais cette voix, murmura Prestimion.
— Oui, reprit la première voix. La mienne aussi… Soulève-le, Gialaurys. Ne perdons pas de temps pour l’emmener au village.
— Svor ? C’est toi ?
— Oui. Avec Gialaurys.
— Ainsi, tu es mort, toi aussi. Et nous sommes ensemble à la Source.
— Si le village de Jaggereen est la Source, fit Svor, oui, nous sommes à la Source.
Prestimion sentit des bras puissants le soulever et le soutenir. Il avait l’impression de ne rien peser du tout.
— Tu peux le porter, Gialaurys ? reprit la voix de Svor. Parfait. Tiens-le bien. Si tu le lâches, je crains qu’il ne se casse en mille morceaux.
Il lui fallut deux semaines pour recouvrer la santé. Jaggereen était une bourgade de frêles huttes en osier posées sur les sables du Valmambra, au seul endroit de toute cette étendue désertique où une eau pure, provenant d’une source invisible, se déversait à la surface du sol. Il passa la première semaine étendu sur un lit de brindilles, dormant la majeure partie du temps, ne sortant de loin en loin du sommeil que pour avaler de petites gorgées d’un liquide sucré inconnu que Svor lui donnait à la cuillère ou pour prendre quelques bouchées spongieuses d’un curieux pain Ghayrog. Quand ses forces commencèrent à revenir, il quitta son lit et fit lentement le tour de la pièce, appuyé sur le bras de Gialaurys ; au bout d’une semaine, bien qu’il fût encore faible, il se sentit prêt à marcher seul.
— Gialaurys m’a sauvé la vie quand le barrage s’est rompu, expliqua Svor. Il m’a sorti de l’eau et m’a transporté sur son dos pour échapper aux hommes de Korsibar. Et il m’a maintenu en vie dans le désert. Sans lui, je serais mort dix fois.
— Il ment, comme d’habitude, protesta doucement Gialaurys de sa voix grave. Svor est beaucoup plus résistant qu’il voudrait nous le faire croire. Il n’a presque pas besoin de nourriture et de si peu d’eau, il grimpe comme un zamfigir sur les rochers et dans les ravins, et il a attrapé cinq ou six fois à mains nues de petits animaux qui ont fait notre dîner. Nous en avons vu de toutes les couleurs pour arriver ici, mais, sans lui, cela aurait été bien plus pénible. Tu as dû souffrir encore plus que nous, à ce qu’on dirait. Une heure de plus et… Par bonheur, nous t’avons trouvé, c’est tout ce qui compte. Et nous sommes en vie tous les trois, alors que tant d’autres ont péri.
— Korsibar aura à répondre de la destruction de ce barrage, reprit Svor. J’ai vu de tous côtés des hommes emportés par la force du flot se noyer parce qu’ils ne savaient pas nager. Les morts se comptent par milliers, on peut le redouter. Je ne parle que de ceux de notre armée, mais les eaux ont dû inonder toute la région et surprendre bien des fermiers qui sont morts noyés dans leur lit.
— Korsibar ne sera pas seul à devoir rendre des comptes, ajouta Gialaurys. C’est certainement Dantirya Sambail qui lui a suggéré de faire sauter le barrage. Jamais cette idée criminelle ne serait venue à l’esprit de Korsibar.
— Dantirya Sambail ? demanda Prestimion. Pourquoi aurait-il…
Mais les souvenirs remontèrent à sa mémoire. Le moment terrifiant des premières explosions qu’il avait prises pour des coups de tonnerre ; son frère Taradath venant l’informer que l’armée de Gaviad battait en retraite. Pour s’éloigner du fleuve, comme si Gaviad avait été averti de ce qui allait arriver au barrage. C’était sorti de l’esprit de Prestimion dans les moments de chaos qui avaient suivi et il n’y avait plus repensé.
— Bien sûr ! s’écria-t-il. Il misait sur les deux tableaux et travaillait dans son propre intérêt. C’est très probablement lui qui a conseillé à Korsibar de prendre position derrière le barrage ; c’est aussi le Procurateur qui nous a obligeamment envoyé les éleveurs d’hierax pour nous informer de la présence de Korsibar et nous inciter à passer à l’attaque au pied du barrage pour déverser sur nous les eaux du lac. C’est lui qui a dit à ses deux pitoyables frères d’éloigner leur armée juste avant l’effondrement du barrage, pour épargner leur vie. Qui d’autre que Dantirya Sambail aurait pu élaborer un tel plan ? Par la Dame, si jamais je le capture, je le découperai en petits morceaux !
— Tu ne devrais pas crier comme ça, fit Svor. Tu es encore faible.
— Qui d’autre a survécu ? poursuivit Prestimion sans écouter le petit duc. Avez-vous eu des nouvelles ?
— De ceux qui étaient sur la rive ouest du fleuve, répondit Svor, je dirais un grand nombre. Les troupes de Korsibar ont mis plus longtemps à arriver de ce côté-là que du nôtre ; Miaule et ses hommes ont eu le temps de prendre la fuite, s’ils ont réussi à ne pas se faire rattraper par les eaux du lac.
— Il y a donc un espoir que Septach Melayn soit en vie ?
— Bien plus qu’un espoir, répondit Svor. Les Ghayrogs nous ont parlé de lui, ceux du Valmambra et ceux d’ici. Il est arrivé de l’autre côté du désert bien avant nous, frais et dispos comme après un court et agréable trajet, pour aller, disons, du Château à High Morpin, et il est reparti depuis longtemps. Il nous attend à Triggoin.
— À Triggoin ? répéta Prestimion. Qu’est-il allé faire à Triggoin ?
— La vision de l’avenir que tu as eue au manoir de Muldemar, expliqua Svor, disait que tu te rendrais à Triggoin, un jour, après une grande bataille. Et je l’ai rêvé aussi. Il a dû penser que nous nous y retrouverions tous, après la catastrophe du barrage. Quoi qu’il en soit, c’est assurément à Triggoin qu’il s’est rendu : les Ghayrogs ont dit qu’en quittant leur village il avait pris la direction du nord.
— Et il y est probablement déjà, fit Prestimion en riant. Septach Melayn au pays des sorciers… Quelle étrange idée ! Croyez-vous qu’en arrivant à Triggoin nous le verrons en costume de mage et qu’il nous accueillera en faisant des signes mystiques ? Je suis sûr que cela l’amuserait beaucoup… Je me demande, ajouta-t-il en se rembrunissant, ce que sont devenus mes frères.
— Abrigant, cela ne fait aucun doute, s’est échappé avec Miaule, dit Gialaurys. Svor a déjà expliqué que la situation était beaucoup plus favorable pour ceux qui se trouvaient sur l’autre rive. Un silence gêné s’installa entre eux.
— Et Taradath ? demanda enfin Prestimion. Il était à mes côtés quand le barrage a commencé à céder. Je ne l’ai pas revu quand l’eau nous a séparés.
C’est Gialaurys qui répondit, d’une voix douce.
— J’ai essayé de le sauver, je le jure devant le Divin… J’avais passé un bras autour de lui, l’autre autour de Svor. Mais une vague énorme est arrivée et me l’a arraché… Crois-moi, Prestimion, je l’aurais retenu si j’avais pu, mais j’aurais perdu mon bras et cela ne l’aurait pas empêché d’être emporté par le flot.
Prestimion crut sentir son cœur se transformer en plomb. Mais il parvint à masquer ses sentiments et s’efforça de faire bonne contenance.
— Même si le courant était très fort, dit-il, peut-être a-t-il pu gagner la rive à la nage.
— Oui, peut-être, fit prudemment Gialaurys, d’une voix qui ne laissait aucun doute sur l’improbabilité de cette heureuse issue.
— Tu devrais te reposer maintenant, glissa Svor, avant que Prestimion ait eu le temps de poser d’autres questions. Tes forces ne sont pas encore ce qu’elles devraient être. Et un voyage éprouvant nous attend, dès que tu seras en état de reprendre la route.
Bien au-delà de la lisière septentrionale du désert, Triggoin, la cité des sorciers était confortablement nichée dans une vallée verdoyante, près d’un lac circulaire miroitant comme du verre, derrière lequel se dressaient les sommets jumeaux d’une montagne couverte d’une dense végétation. Vue du dernier virage de la route des crêtes qui y donnait accès par le sud, on eût dit une agglomération tout à fait ordinaire, une ville moyenne comme il y en avait partout sur Majipoor. Une brise légère soufflait, douce et fraîche, l’herbe des bas-côtés de la route luisait, arrosée par une pluie récente. Prestimion avait toujours entendu des histoires sinistres sur Triggoin, le ciel rouge feu, les feux aux flammes bleues qui y brulaient jour et nuit, les cris étranges et les sanglots d’entités désincarnées qui y résonnaient constamment. Il ne percevait pourtant rien de tout cela en descendant, accompagné de Svor et de Gialaurys, vers la ville pimpante, presque jolie, qui s’étendait au-dessous deux. Mais il se dit qu’après l’aridité et les horreurs du Valmambra n’importe quel endroit eût semblé, pimpant et joli.
— Nous sommes enfin arrivés, déclara Gialaurys. C’est là que nous trouverons des sorciers à engager à notre service et que nous pourrons même apprendre un ou deux tours de magie qui enverront Korsibar se réfugier terrorisé dans les jupes de sa mère.
— J’envie ta foi inébranlable en la magie, fit Prestimion. Même au moment d’entrer dans la ville, je ne suis toujours pas convaincu.
— Cette évidence saute aux yeux, Prestimion ! Regarde autour de toi, la sorcellerie est pratiquée aux quatre coins de la planète et les résultats sont bien réels !
— Partout où je regarde, Gialaurys, je ne vois que supercherie et illusion, qui ne font que plonger un peu plus le monde dans les ténèbres.
— Était-ce une supercherie quand le mage de ta mère a montré dans sa coupe l’image d’un homme traversant le Valmambra, un homme qui était toi ? Était-ce une supercherie quand Thalnap Zelifor est venu t’avertir dans le Labyrinthe de l’existence d’un ennemi secret qui t’affronterait pour la conquête du Château et de la guerre meurtrière qui allait éclater ? Était-ce une supercherie quand…
— Épargne-moi la suite, coupa Prestimion en l’arrêtant d’un geste de la main. Épargne-moi l’énumération fastidieuse de tous les présages dont je n’ai pas tenu compte depuis le commencement de cette histoire ; je me sens trop las pour le supporter. Laisse-moi tranquille, Gialaurys. Mon âme chasse très lentement ses doutes, semble-t-il. Mais peut-être une conversion radicale m’amènera-t-elle à renoncer à mon scepticisme, qui sait ?
— J’achèterai très cher à un mage un charme qui te ramènera à la raison, poursuivit Gialaurys.
— Oui, approuva Prestimion. Je crois que tu as trouvé la solution : sers-toi de la sorcellerie pour me pousser à croire aux mérites de la sorcellerie. C’est peut-être le seul moyen.
Et tous trois d’éclater de rire. Mais leurs rires n’étaient pas de même nature ; le rire jovial de Svor et Gialaurys, adeptes de longue date des arts occultes, semblait exprimer leur conviction que Prestimion repartirait transformé de Triggoin. Celui de Prestimion était un petit rire qui sonnait creux. Il n’était plus capable depuis longtemps que d’un rire forcé. Depuis la catastrophe du barrage de Mavestoi, il n’y avait plus de gaieté en lui.
La cité ne leur donna pas la même impression de gaieté et d’innocence quand ils furent à l’intérieur des murs. Sitôt la porte franchie, une esplanade pavée donnait sur un dédale de rues moyenâgeuses qui partaient en sinuant dans toutes les directions et s’enroulaient sur elles-mêmes de telle sorte qu’il était impossible de voir devant soi à plus de quelques dizaines de mètres.
Le style architectural de la ville se composait d’étroites constructions de quatre étages aux murs jaune moutarde, d’aspect ancien, serrées les unes contre les autres, à pignons pour la plupart et à la façade nue, percée de fenêtres minuscules. De loin en loin, une ruelle obscure s’insinuait entre deux bâtiments ; ces ruelles paraissaient occupées. Des murmures en sortaient et, de-ci de-là, brillaient des yeux vifs, au regard peu amène filtrant sous des paupières tombantes. C’étaient parfois deux paires d’yeux verts, car les Su-Suheris étaient nombreux dans ces rues, qui comptaient aussi une quantité inhabituelle de Vroons. Mais tous, humains et représentants des autres races, se comportaient comme s’ils étaient initiés aux grands mystères de l’univers. Ces gens-là, se dit Prestimion, déambulent et s’entretiennent quotidiennement avec des présences invisibles, et la fréquentation des fantômes leur est parfaitement naturelle. Jamais de sa vie il ne s’était senti si profondément mal à l’aise.
— On dirait que tu sais où tu vas, dit-il à Svor, tandis qu’ils marchaient à la file indienne dans les rues trop étroites pour leur permettre d’avancer à trois de front. Je croyais que tu n’étais jamais venu ici autrement qu’en rêve.
— Des rêves d’une grande netteté, répondit Svor. J’ai une idée de ce à quoi nous devons nous attendre. Tiens, voilà une auberge. Nous allons commencer par prendre des chambres.
— Ici ? s’écria Prestimion en regardant la façade crasseuse du bâtiment de guingois qui semblait avoir cinq mille ans. Des porcs n’y entreraient pas !
— Nous ne sommes pas à Muldemar, Prestimion, rétorqua Svor d’une voix très douce. Je pense que cet endroit fera l’affaire et nous ne trouverons probablement pas mieux dans les environs.
Dans les chambres exiguës, basses de plafond, aux petites fenêtres qui laissaient entrer la lumière avec parcimonie, flottaient des relents d’épices et de viande avariée, comme si les clients précédents avaient eu l’habitude d’y préparer leurs repas. Mais les souvenirs du Valmambra n’incitaient guère Prestimion à faire la fine bouche et l’auberge paraissait luxueuse après les nuits à la belle étoile, à demi mort de froid dans le désert, et l’abri précaire des Ghayrogs, une hutte d’osier à travers laquelle les vents chargés de sable soufflaient sans discontinuer. L’auberge était au moins d’une propreté acceptable, avec des installations sanitaires dans le couloir, et le matelas de Prestimion, posé à même le sol de pierre, bien qu’un peu trop dur et humide, avait des draps propres et une population presque négligeable de cafards et de tiques.
Svor ressortit dès qu’ils furent installés, en annonçant qu’il n’en avait pas pour longtemps. Il revint au bout d’une heure et demie, accompagné d’un homme fragile aux cheveux blancs, vêtu d’une robe sombre sans ornement, qui paraissait avoir deux cents ans ou même deux mille. Il était si frêle que le moindre zéphyr aurait pu l’emporter et avait une peau diaphane, plus blanche que le vélin le plus blanc et presque transparente. Svor fit les présentations : le vieillard se nommait Gominik Halvor et l’avait initié autrefois aux arts occultes ; il ajouta que c’était le père de Heszmon Gorse, le mage en chef de l’ancien Coronal lord Confalume.
— Son père ? lança Prestimion avec stupeur.
Il avait toujours tenu le mage renfermé et distant pour un des dix hommes les plus âgés de la planète et n’aurait jamais imaginé que son père pût être encore en vie. Gominik Halvor ne sembla nullement curieux de connaître les raisons de cette exclamation. Il se contenta de sourire en étudiant Prestimion de ses petits yeux noirs étincelants, à demi enfouis sous les rides et les plis de son visage sans âge.
— Je vous présente Polivand de Muldemar, reprit Svor en montrant Prestimion. Et voici Gheveldin de Piliplok, ajouta-t-il avec un petit signe de tête en direction de Gialaurys. Il y a un quatrième élève, qui ne nous a pas encore rejoints, mais je pense qu’il se trouve quelque part dans la ville. Nous sommes prêts à recevoir vos leçons quand il vous conviendra.
— La septième heure de la nuit sera un moment propice pour commencer, déclara Gominik Halvor.
Sa voix réservait une autre surprise : ce n’était pas le filet de voix flûté que l’on pouvait attendre de quelqu’un de si âgé, mais la voix forte et grave d’un homme en pleine maturité.
— Vous, Gheveldin, poursuivit-il, je vois que vous êtes déjà initié à nos mystères. Mais l’aura de Polivand est celle d’un véritable novice.
— C’est ce que je suis, acquiesça Prestimion. Je n’ai aucun don pour la magie et j’ignore tout de ses secrets.
— Je le vois bien, puisque vous donnez le nom de « magie » à notre art. Nous préférons parler de « philosophie » ou encore de « science ».
— Philosophie, soit. Je reconnais mon erreur et vous prie de me pardonner.
— Pensez-vous être entièrement prêt à ouvrir votre esprit à l’enseignement de nos disciplines ? demanda le vieillard.
— Euh !… fit Prestimion en hésitant.
Il ne s’attendait pas du tout à cette question, pas plus qu’à l’ensemble de cette conversation ; Svor l’avait entraîné sans rien lui dire dans une histoire qui lui échappait.
C’est encore le petit duc qui s’empressa de mettre fin au silence provoqué par l’hésitation de Prestimion.
— Le comte Polivand s’intéresse de très près à tous les aspects de la grande philosophie, maître. L’occasion ne lui a jamais été donnée de l’étudier, mais il est venu à Triggoin précisément dans ce but. Comme nous tous ici. Et nous nous efforcerons d’être vos élèves les plus dévoués.
Prestimion garda le silence pendant que les dispositions étaient prises pour le commencement de leur initiation à la sorcellerie. Mais, dès que Gominik Halvor se fut retiré, il se tourna vers Svor.
— Quelle est cette idée d’étudier la magie avec ce vieillard ? Je croyais que nous devions engager des sorciers, pas devenir leurs apprentis ! Et pourquoi ces noms… Polivand, Gheveldin ?
— Calme-toi, Prestimion. Nous ne pouvons plus avancer maintenant à visage découvert. Ignores-tu que des ordres ont été donnés pour l’interpellation de tous ceux qui se sont rebellés contre le gouvernement de Korsibar ? Même à Triggoin nous ne sommes pas hors d’atteinte. Tu ne peux débarquer ici, déclarer tranquillement que tu es le prince Prestimion de Muldemar, demander aux sorciers de se rassembler derrière toi et de te prêter leur concours sans te mettre dans une situation difficile.
— Si Gominik Halvor est un mage aussi puissant que tu le prétends, comment nos véritables identités pourraient-elles lui échapper ?
— Il sait qui tu es, bien entendu, fit Svor.
— Mais… alors…
— Nous devons veiller à ne pas le compromettre, imaginons que les représentants de l’autorité viennent lui demander s’il a une idée de l’endroit où se trouve le rebelle proscrit, le fugitif, le prince Prestimion qu’ils croient être dans cette cité. Il pourra répondre qu’il n’a jamais eu de contact avec quelqu’un de ce nom.
— Je vois. Je m’appelle donc Polivand et Gialaurys est Gheveldin, très bien. Et toi, comment sommes-nous censés t’appeler ?
— Svor, répondit le petit duc.
— Mais tu viens de dire que…
— Mon nom ne figure pas sur la liste des fugitifs recherchés, Prestimion. Korsibar m’a promis l’immunité, en souvenir de notre ancienne amitié. Comme je ne suis pas recherché et que Gominik Halvor sait qui je suis, je ne me suis pas donné la peine de lui fournir une identité d’emprunt. Cela te chagrine-t-il de savoir que Korsibar soit disposé à passer outre à ma loyauté pour toi ? Cela te rend-il soupçonneux à mon égard ?
— Korsibar est un imbécile, tu es mon ami et je sais à qui va ta fidélité. S’il ne veut pas te frapper de proscription, tant mieux. Mais pourquoi m’as-tu enrôlé pour des cours de magie, Svor ? Est-ce encore un de tes tours ?
— Il nous faudra rester cachés jusqu’à ce que nous soyons sûrs de pouvoir nous montrer sans courir de risques et une raison plausible à notre présence sera exigée par les autorités de la cité. L’étude de la sorcellerie n’est pas seulement un moyen de passer le temps, elle donnera une apparence de légitimité à notre séjour. De plus, cela pourrait t’ouvrir des horizons nouveaux.
— Sans doute. Et les blaves voleraient, si on savait comment leur faire pousser des ailes. Me voilà donc devenu étudiant en sciences occultes ! Ha ! Svor ! Svor !…
Il fut interrompu par des coups frappés à la porte.
— C’est bien la chambre du comte Polivand de Muldemar ? lança du couloir une voix retentissante une voix qu’ils connaissaient tous très bien.
Gialaurys fut le premier à atteindre la porte qu’il ouvrit à la volée. Un homme mince, de très haute taille, vêtu avec l’élégance d’un courtisan du Château – pourpoint de velours vert dans le style de Bombifale et collet de dentelle – se tenait sur le seuil, le visage éclairé d’un sourire radieux.
— Septach Melayn ! s’écria Gialaurys.
Il s’inclina avec grâce et entra dans la chambre ; Prestimion s’élança vers lui et le serra dans ses bras.
— Svor et Gialaurys m’ont appris que tu avais survécu, dit-il. Mais j’ai eu si peur et pendant si longtemps que tu aies été emporté par le flot…
— Je suis capable de réagir vite quand il n’y a d’autre choix que la mort. Et toi, Prestimion, comment cela s’est-il passé ?
— Pas vraiment bien, pour ne rien te cacher.
— Cela ne m’étonne pas.
— Tu ne dois pas m’appeler Prestimion ici. Je suis le comte Polivand de Muldemar. Gialaurys s’appelle maintenant Gheveldin. Svor t’expliquera. À propos, il n’a pas changé de nom, lui. Il faut que tu saches que nous voilà tous devenus des étudiants en sorcellerie et que notre professeur sera – je t’assure que je dis la vérité, Septach Melayn, aussi étrange que cela puisse paraître – le père d’Heszmon Gorse, le vénérable mage de Confalume. J’ai bien dit son père.
— Étudiants en sorcellerie, fit pensivement Septach Melayn, comme si Prestimion venait d’annoncer qu’ils allaient tous être transformés en femmes, en Skandars ou – pourquoi pas ? – en dragons de mer. Un étrange passe-temps pour toi, Prestimion. Je te souhaite bien du plaisir.
— Tu participeras à nos travaux, Septach Melayn, glissa Svor. Ton nouveau nom est Simrok Morlin et tu es originaire de Gimkandale, non de Tidias. Il expliqua la raison de ces subterfuges à Septach Melayn, qui, de fort belle humeur, approuva le plan et jura non seulement de se montrer le plus assidu des quatre, mais d’être devenu maître dans les sciences diaboliques lorsqu’il quitterait Triggoin. Quand Prestimion lui demanda comment il avait appris où ils logeaient, Septach Melayn répondit qu’un messager était venu le voir peu avant à son hôtel qui se trouvait par hasard à quelques rues de là et lui avait donné une adresse où il trouverait de très bons amis à lui. Il montra à Prestimion la carte que le messager lui avait remise de la part de son employeur. Elle portait le nom du mage Gominik Halvor.
— Nous ne lui avons pas donné ton nom ! fit Prestimion. Comment a-t-il pu savoir… ?
— Ah ! Prestimion ! soupira Gialaurys. Ne te l’avais-je pas dit ? Les preuves s’accumulent autour de toi et tu refuses encore de reconnaître la réalité de ce dont ces mages sont capables !
Prestimion haussa les épaules sans répondre. Il n’avait pas envie de revenir sur ce sujet avec Gialaurys, ni maintenant ni plus tard.
L’auberge où ils logeaient avait une salle à manger, où ils allèrent se restaurer et boire une coupe de vin avant leur première leçon avec Gominik Halvor. Septach Melayn leur fit le récit de sa fuite, de son voyage sans anicroches vers le nord et de ses menues aventures à Triggoin, en attendant leur arrivée, car, expliqua-t-il, il n’avait pas douté un instant de les y retrouver tôt ou tard. Il présenta tout cela comme la chose la plus simple et la plus naturelle du monde, à sa manière habituelle ; mais Prestimion vit qu’il cherchait délibérément à minimiser ce qu’il avait subi – l’affreuse débâcle consécutive à la rupture du barrage, les épreuves endurées pendant la traversée du désert, les journées de solitude angoissante à Triggoin. L’humeur noire de Prestimion n’avait à l’évidence pas échappé à Septach Melayn et il ne voulait pas l’assombrir encore plus avec des récits de mort et de souffrances.
Prestimion mangea peu et but encore moins. Depuis le début de son rétablissement à Jaggereen, il n’avait cessé de lutter contre l’accablement qui envahissait son âme, mais il trouvait l’amélioration bien lente.
Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il allait faire. Pour la première fois de sa vie, il n’avait pas l’ombre d’un projet.
Dans l’immédiat, il n’aspirait qu’à vivre paisiblement, loin du Château, loin du pouvoir, loin de tout ce qu’avait été Prestimion de Muldemar. Il trouvait approprié que le naufrage de sa destinée l’eût fait échouer à Triggoin, cette cité diamétralement opposée à sa nature et à ses croyances. C’était pour lui une pénitence adéquate d’avoir à se réfugier chez les magiciens.
— Une pénitence ? s’écria Septach Melayn quand, au bout d’un moment, Prestimion commença à s’ouvrir à ses compagnons de ces lugubres pensées. Une pénitence pour quelle faute ? Pour avoir servi la cause du bien contre celle du mal ?
— Tu crois qu’il s’agit de cela ? que je me suis dressé contre Korsibar simplement parce que je croyais être le Coronal légitime et lui un vil usurpateur ?
— Dis-moi que c’était autre chose, répliqua Septach Melayn, que tu étais mû, par exemple, par la soif du pouvoir et je te donne l’épée que tu vois à ma ceinture pour que tu me la passes à travers le corps, Prestimion… Pardon, Polivand. Je te connais et je sais pourquoi tu as agi comme tu l’as fait. Le vol de la couronne était un crime contre toute notre civilisation. Tu n’avais pas le choix ; tu devais t’y opposer. Mais tu n’es coupable de rien, Prestimion : tu ne portes aucune responsabilité.
— Écoute ce qu’il dit et grave ses paroles dans ton cœur, ajouta Gialaurys. Tu te fais du mal sans aucune raison, Prestimion.
— Polivand, rectifia Svor. Maintenant, messieurs, suivez-moi. C’est l’heure de notre première leçon de sorcellerie.
Le logement de Gominik Halvor était à n’en pas douter celui d’un homme d’importance. Il occupait sept ou huit vastes pièces, peut-être plus, au dernier étage d’une haute tour de pierre, d’où la vue embrassait toute la cité. Le mage y avait réuni une imposante collection de matériel d’aspect bizarre et de nature ésotérique : alambics et creusets, flasques contenant des liquides et des poudres étranges, boîtes métalliques renfermant des onguents et des crèmes, plaques de fer portant des caractères sibyllins, cornues et vases à bec, sabliers, balances, sphères armillaires et astrolabes, ammatepilas, hexaphores, phalangaria, ambivials. Outre ces objets, et il y avait quantité d’autres appareils, tous plus bizarres les uns que les autres, des pièces entières étaient garnies d’étagères remplies de gros ouvrages reliés cuir, semblables à ceux que, Prestimion avait vus au chevet du défunt Pontife et dans la galerie de lecture de sa mère, qui devaient être fort prisés par tous les spécialistes des arts occultes. Et il y avait encore d’autres pièces, dans lesquelles ils ne furent pas invités à entrer.
— Je m’adresse d’abord à votre scepticisme, commença Gominik Halvor en tournant successivement la tête vers Prestimion, puis Septach Melayn. Point n’est besoin de nier vos sentiments ; ils apparaissent assez clairement sur votre visage. Ils ne doivent pas être un obstacle à vos études. Écoutez bien mes paroles et comparez-les aux résultats que j’obtiens. Ce que nous pratiquons à Triggoin est une science, ce qui signifie que les méthodes suivent une stricte discipline et les résultats auxquels nous arrivons sont susceptibles de faire l’objet d’une analyse empirique. Réservez votre jugement ; observez et examinez ; ne soyez pas trop prompts à mettre en doute ce que vous ne comprenez pas.
Il se lança ensuite dans le récit de ses propres études et de ses voyages qui semblaient l’avoir conduit dans toutes les régions de la planète, même si Prestimion savait que cinq vies aussi longues que celle de Gominik Halvor n’eussent pas suffi pour le faire. Il parla d’un voyage sur la Grande Mer, à un endroit où le ciel était clair comme le jour à là lumière spectrale des étoiles Giskhernar et Hautaama que l’on ne voyait jamais sur la terre ferme, des combats entre les serpents bleus géants des profondeurs et des monstres à vingt pattes vivant dans des tourbillons perpétuels. Il parla de sa traversée jusqu’à l’île de Gapeligo, dont Prestimion n’avait jamais entendu parler, où les feux des entrailles de la planète jaillissaient en d’incessantes et assourdissantes flammes blanches. Il parla de ses explorations dans les vapeurs froides des forêts pluviales de Kajith Kabulon, pour ramasser des plantes d’une valeur inestimable, inconnues de tous, même des habitants de la région. Il parla aussi de son séjour chez les Piurivars, les aborigènes Métamorphes, dans les jungles de leur province de Piurifayne, à Zimroel, où lord Stiamot avait parqué leurs ancêtres, des milliers d’années auparavant, après la Guerre des Changeformes.
La voix incroyablement grave et ferme du vieux mage avait continué de rouler interminablement, endormant doucement leur méfiance, mais, à l’évocation de son séjour chez les Métamorphes, Prestimion avait tressailli de surprise. Les Changeformes avaient peu de rapports avec le monde extérieur et n’accueillaient pas volontiers des visiteurs de l’espèce humaine dans leur réserve. Gominik Halvor réussit pourtant à les convaincre qu’il avait passé plusieurs années parmi eux.
— Ces démons dont tout le monde parle, expliqua-t-il, nous connaissons aujourd’hui leur nature et je vais partager cette connaissance avec vous. Ce sont les habitants préhistoriques de la planète, ses premiers maîtres en réalité. Des créatures immortelles, remontant à un passé très lointain, d’avant la venue des humains sur Majipoor, qui vivaient en liberté jusqu’à ce que les Changeformes les réduisent en captivité à l’aide de puissants sortilèges, il y a vingt mille ans de cela. Les esprits peuvent être libérés par l’emploi de certains mots et soumis à notre volonté ; après quoi, nous les renvoyons dans les ténèbres d’où nous les avons sortis. Soyez attentifs, poursuivit Gominik Halvor en prononçant des mots dans une langue inconnue de Prestimion : Goibaliiud yei thenioth kalypritiaar. Puis il ajouta : Idryerimos uriliaad faldiz tilimoin gamoosth.
L’air se mit à vibrer et une forme à peine visible, à demi translucide apparut devant eux, au milieu de la pièce, une créature aux cheveux faits de pointes et aux yeux comme des nappes de lumière.
— Voici Theddim, annonça le mage, qui règle le passage du sang dans notre cœur.
De fait, Prestimion sentit son cœur commencer à battre avec un bruit sourd, mais il n’aurait su dire si c’était l’œuvre du démon Theddim ou si cela venait simplement de son désarroi d’assister à un tel rite. Le mage articula d’autres mots et l’apparition s’évanouit.
Gominik Halvor leur parla d’autres démons, de Thua Nizirit, le démon du délire, de Ginitiis à la tête squameuse, de Ruhid au long museau pendant, qui soulageait les fièvres, de Mimim qui facilitait la récupération des connaissances perdues et de Kakilak, le démon bienveillant qui apaisait ceux qui étaient sujets à des attaques. Ces êtres, expliqua le mage, ne pouvaient être qu’imparfaitement contrôlés, mais, même avec cette restriction, ils étaient souvent très utiles à ceux qui connaissaient les techniques d’évocation.
Il donna aux quatre élèves, au cours de ses leçons nocturnes, quelques notions de ces techniques – ce qu’il appelait effleurer la surface de sa science, car ils en étaient encore au stade préliminaire de leur apprentissage.
— Il y a trois classes de démons, expliqua-t-il. Les valisteroi, qui ont échappé au pouvoir des sortilèges Métamorphes, vivent au-delà de la sphère du soleil et refusent, en toutes circonstances, de tenir compte de nos ordres ; les kalisteroi, partiellement libres, qui résident entre l’air et la Grande Lune et nous gratifient parfois de leurs faveurs ; les irgalisteroi enfin, les démons du monde souterrain, que les Métamorphes ont assujettis et que nous pouvons parfois inciter à nous servir, bien qu’il s’agisse d’êtres dangereux et irascibles que seuls les initiés peuvent évoquer, car ils dévoreraient tous les autres.
— Nous devrions faire attention à l’endroit où nous posons les pieds, glissa Prestimion à Septach Melayn, au sortir de cette leçon. Il y a des irgalisteroi sous la surface du sol. Te doutais-tu, Septach Melayn, que nous partagions notre planète avec de si nombreux êtres invisibles ?
— S’ils daignaient se montrer à moi à l’instant, je les inviterais tous à boire quelques coupes de vin dans cette taverne !
Gialaurys, qui marchait devant eux, leur cria d’un ton réprobateur de ne pas blasphémer et les avertit que leur impudence allait leur attirer des ennuis, comme s’ils n’en avaient pas eu assez comme cela.
Patiemment, soir après soir, Gominik Halvor les initia à ses mystères. Il leur parla d’amulettes, de nœuds et de ligatures, des pouvoirs magiques des pierres et leur expliqua comment préparer des potions ; il leur enseigna un charme pour marcher à travers les flammes, le moyen de faire disparaître les verrues et des recettes pour se débarrasser d’une toux, d’une migraine, de douleurs intestinales et du venin d’un scorpion. Il expliqua les règles pour ramasser les simples : comment certaines plantes devaient être cueillies avant le lever du soleil, d’autres seulement à la clarté d’une des petites lunes, certaines uniquement entre le pouce et l’index de la main gauche. Prestimion brûlait de demander pourquoi et ce qui se passerait si on utilisait l’autre main ou des doigts différents, mais il s’était engagé à écouter et à observer, sans laisser paraître ni doute ni mépris.
Et l’apprentissage se poursuivait. Comment interpréter les déplacements des étoiles dans le ciel ; comment lancer les baguettes divinatoires pour prédire l’avenir ; comment déceler les mensonges des parjures en leur faisant tenir des roseaux blancs à la main ; quels mots employer pour se protéger de l’attaque de bêtes féroces dans la forêt ; comment se servir de démons supérieurs pour menacer et tenir en respect des démons subalternes ; comment neutraliser les sorts de magiciens rivaux à l’aide d’objets faits de cire et de poils ; quelles plantes utiliser pour s’assurer de la pureté d’un métal ou bien pour préparer des élixirs de longue vie et des philtres ; comment obtenir une récolte abondante et se prémunir contre les déprédations des voleurs. Il existait même un charme pour inverser le sens du courant des rivières. (Vite, vite, se dit Prestimion dans le secret de son cœur, que cela se fasse sur le Iyann, que tous les morts se relèvent tandis que l’eau du réservoir remonte derrière le barrage.) Le mage leur apprit comment utiliser les rohillas et les veralistias, leur montra les pouvoirs des corymbors ; il demanda à Prestimion de sortir le sien de dessous son pourpoint et s’en servit pour illustrer sa leçon de quelques conjurations rapides qui provoquèrent – du moins le laissa-t-il entendre – la diminution d’intensité puis l’arrêt d’une grosse pluie qui avait commencé de s’abattre une heure plus tôt.
La liste des prodiges qu’il leur fit miroiter n’avait pas de fin, mais les démonstrations pratiques étaient rares et espacées. De l’avis de Prestimion, les résultats auxquels il arrivait pouvaient, toujours ou presque, si on se donnait la peine d’y réfléchir, trouver une explication de caractère rationnel où les charmes et les incantations n’avaient pas de place.
Au commencement, Prestimion et Septach Melayn se divertirent énormément en tête à tête, en inventant des formules de leur cru quand les deux autres étaient hors de portée de voix.
— Pour guérir les maux de dents, lança Septach Melayn, il faut cracher dans la bouche d’un gromwark et se tourner trois fois de gauche à droite.
— La lenteur de la digestion, suggéra Prestimion, se traite en comptant les étoiles filantes dans le ciel et en s’accroupissant au moment où on voit passer la onzième de la nuit.
— Pour empêcher le nez de couler, reprit Septach Melayn, il convient d’embrasser celui d’un steetmoy au premier coup de midi précisément.
Ils en forgèrent une infinité d’autres, mais finirent par se lasser de ce jeu.
Ces visites quotidiennes chez le mage, soir après soir, pour écouter ses enseignements constituèrent une bonne diversion au malheur de Prestimion, dans les premiers temps de son séjour à Triggoin. Mais petit à petit, tandis que Gominik Halvor non seulement expliquait les pratiques de divination et l’évocation des esprits, mais incitait ses élèves à effectuer eux-mêmes de modestes expériences, Prestimion sentit un malaise croissant l’envahir. La majeure partie de ce que disait Gominik Halvor lui semblait toujours n’être que vaine imagination, mais de petits exemples de l’apparente efficacité de certains charmes ne cessaient de le dérouter. Il ne pouvait aisément leur trouver une explication satisfaisante.
De plus, en revenant sur toutes les épreuves qu’il avait subies, il lui était difficile d’écarter avec mépris les sombres prophéties et prédictions de Svor, celles de Thalnap Zelifor et d’autres encore, juste avant que Korsibar s’empare de la couronne. Sans oublier la vision dans laquelle Galbifond, le mage de sa mère, lui avait clairement montré la bataille du barrage de Mavestoi et sa fuite dans le Valmambra. Tout ce dont il s’était gaussé, dont il n’avait tenu aucun compte et qui avait ouvert la voie à la situation désastreuse qui était la sienne.
Avec l’aide de Gominik, il parvint à faire seul quelques prédictions assez floues. Il lui fut donné de regarder dans une coupe de la même sorte que celle de Galbifond ; ce qu’il y vit était infiniment moins net que la vision de Muldemar, mais il crut y percevoir qu’il finirait par quitter Triggoin et reprendre sa quête du trône, qu’il y aurait d’autres grandes batailles qui feraient des quantités de victimes et qu’il se produirait enfin un événement d’une portée considérable, dont la nature lui échappait totalement, mais qui semblait presque annoncer la fin du monde, une période de vide et de ténèbres au-delà de laquelle plus rien n’apparaissait.
— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda-t-il à Gominik Halvor, en espérant qu’il ferait la lumière sur cette révélation apocalyptique. Dites-moi ce que je vois.
Le mage jeta un regard fugitif dans la coupe et répondit sur un ton de parfaite indifférence.
— Parfois, ce qui paraît inexplicable est simplement dépourvu de signification, comte Polivand. Et ce qu’un novice fait apparaître n’a pas toujours un sens. Je vous conseille de ne pas l’oublier.
Prestimion essaya de suivre ce conseil, sans parvenir à chasser de son esprit ce qu’il avait vu, ce néant tourbillonnant qui lui était apparu au fond de la coupe. Le fait de commencer à pratiquer lui-même la sorcellerie l’avait perturbé ; le fait que cela eût montré des choses incompréhensibles, au mage comme à lui, mais lourdes de menaces le perturbait encore plus. La majeure partie du temps, il se sentait bizarre et fébrile. Il avait parfois l’impression que son esprit s’en allait à vau-l’eau. Un soir pluvieux, il veilla en tête à tête et partagea un certain nombre de coupes de vin avec Septach Melayn qui avait été son seul allié dans le scepticisme et demeurait résolument fermé à ce qui relevait de la magie.
— J’ai construit toute ma vie sur les certitudes de la raison, dit-il, mais je sens que ma foi en ces certitudes est menacée.
— Vraiment, Prestimion ? Succomberais-tu à tes propres incantations ?
— Je dois avouer qu’une grande partie de ce que dit Gominik Halvor commence à avoir un sens pour moi. Mais ce que je viens de dire n’en a aucun !
— Comme il est triste d’être poussé vers la folie par ses propres contradictions. Détends-toi, mon vieil ami. Ce que débitent ces sorciers est mi-folie mi-imposture et point n’est besoin de prendre l’une ou l’autre au sérieux. Je ne l’ai jamais fait, je ne le ferai jamais et il devrait en aller de même pour toi. Depuis l’enfance, j’ai écarté et rejeté tout ce qui ne colle pas avec l’idée que je me fais de ce qu’est réellement le monde.
— Je n’en suis plus capable, fit Prestimion. À moins que l’idée que je me fais du monde n’ait commencé à changer ici, dans la cité des sorciers. Je pense que j’en viens à croire ce qu’ils disent, du moins en partie.
— Dans ce cas, je te plains.
— Épargne-moi cela, répliqua Prestimion en se penchant sur la table de manière à approcher son visage tout près de celui de Septach Melayn. Jour après jour, poursuivit-il doucement, j’essaie de trouver la force de quitter cet endroit pour reprendre la lutte contre Korsibar. Je suis loin d’être prêt aujourd’hui, mais l’envie a commencé à me reprendre. Il ne faut pas que Korsibar garde sa couronne volée, j’en suis aussi convaincu que jamais. Le sort de la planète dépend peut-être de ce que je ferai quand j’aurai quitté Triggoin et il se peut que j’aie besoin de l’aide des sorciers, que j’ai autrefois repoussée, pour réaliser mes desseins.
— Eh bien, sers-toi d’eux, Prestimion ! Je n’ai jamais dit qu’il fallait rejeter ce qui peut être utile !
— Mais tu n’as pas foi en eux, Septach Melayn. Comment peux-tu m’engager à les écouter ?
— Tu as la foi. Ce que je crois n’a aucune importance.
— La foi ? J’ai seulement dit que je croyais un peu à ce qu’ils…
— Si tu y crois tant soit peu, tu es converti à leurs principes. Tu es aussi fasciné que Svor, Gialaurys et les autres. Tu vas bientôt te coiffer d’un haut chapeau de cuivre et porter une robe couverte de symboles mystiques.
— Tu te moques de moi ? lança Prestimion, qui sentait la colère monter en lui.
— M’en crois-tu capable ?
— Oui, je t’en crois capable. Absolument. Tu es en train de te moquer de moi, Septach Melayn.
— Tu te sens offensé ? Veux-tu que nous sortions nous battre ?
— À l’épée, peut-être ?
— Je te laisse le choix des armes, Prestimion. À l’épée, oui, si tu te sens d’humeur suicidaire. Tu peux aussi prendre des pierres ou des morceaux de viande crue. Ou bien nous nous ferons face dans la rue et nous nous jetterons mutuellement des sorts, jusqu’à ce que l’un de nous tombe, frappé de paralysie.
Sur ce, il éclata de rire. Prestimion l’imita quelques secondes plus tard, puis, du même mouvement, ils tendirent les mains par-dessus la table et s’étreignirent sans cesser de rire.
Mais Prestimion avait toujours le cœur serré et l’esprit en proie à la confusion ; il resta longtemps avant de pouvoir trouver le sommeil. Il se dit qu’il avait perdu son chemin, qu’il errait dans un désert infiniment plus déroutant et hostile que celui qu’il avait traversé quelques semaines plus tôt, pour arriver à Triggoin.
— Le sorcier Thalnap Zelifor est dans l’antichambre et sollicite une audience, annonça le Haut Conseiller Farquanor. Dois-je le renvoyer ?
Le Haut Conseiller avait la figure crispée. Il n’avait jamais fait d’effort pour dissimuler la répugnance que lui inspirait le petit Vroon.
— Il est ici à ma demande, répondit Korsibar. Qu’il entre. Et vous vous retirerez, ensuite.
Cette dernière injonction ne fit rien pour adoucir les traits de Farquanor. Il se dirigea sans un mot vers la porte – c’était l’austère petite salle du trône de Stiamot, où Korsibar passait le plus clair de sa journée de travail – et sortit en laissant la porte entrouverte juste assez longtemps pour que Thalnap Zelifor se glisse à l’intérieur.
— Monseigneur ? fit le Vroon dont les yeux jaunes s’agrandirent tandis qu’il formait le symbole de la constellation devant le Coronal. Vous sentez-vous bien, monseigneur ?
Korsibar fut déconcerté de voir que sa détresse était si apparente. Il n’avait pu trouver le sommeil de toute la nuit, se tournant et se retournant interminablement, incapable de trouver une position confortable, et ce n’était pas la première fois, loin de là.
— J’ai l’air malade, Thalnap Zelifor ?
— Vous avez l’air… fatigué. Pâle. De grands cernes sous les yeux. J’ai un charme pour améliorer le sommeil, monseigneur.
— Procure-t-il un sommeil sans rêves ?
— Il n’existe pas de charme pour cela, répondit le Vroon.
— Dans ce cas, je m’en passerai. Mes rêves sont terribles, je me réveille sans cesse, couvert d’une sueur d’angoisse ; et quand je suis éveillé, ce n’est pas mieux.
Le front toujours plissé, les mâchoires serrées, Korsibar s’assit sur le côté du vénérable trône de marbre uni de lord Stiamot ; les épaules contractées, il serra les poings, les jointures pressées les unes contre les autres.
— Mille fois par nuit, je revois la rupture de ce barrage, reprit-il d’un ton lugubre, la tête tournée vers le mur de pierre nu. Le torrent furieux qui se déverse à mes pieds, engloutit les fermes disposées le long du fleuve, envahit les villages… Tant et tant de morts, Thalnap Zelifor, les hommes de Prestimion et lotis ces villageois…
— La rupture du barrage est l’œuvre de Dantirya Sambail, monseigneur.
— Le barrage est son idée, habilement instillée dans mon esprit, comme un poison versé goutte à goutte pour infecter mon âme ; mais l’ordre est venu de moi. La responsabilité m’appartient.
— La responsabilité ? Vous combattiez une rébellion, monseigneur !
— Oui, fit Korsibar, la tête tournée, en fermant les yeux un instant. De l’avis général, Prestimion est mort aujourd’hui et la rébellion s’est achevée. Mais quand retrouverai-je le sommeil ? Et Dantirya Sambail est encore dans les murs du Château, à me harceler avec ses combines, sans parler de ma sœur qui étouffe de colère contre moi et que rien ne peut apaiser, et de la faction de mes ennemis secrets – je sais qu’elle existe, je sais qu’on conspire contre moi : Farquanor, peut-être, Farholt ou bien Oljebbin, d’autres encore dont je ne connais même pas le nom complotent en ce moment pour me remplacer par un des frères de Prestimion ou par le Procurateur en personne…
— Monseigneur…
— Répondez-moi franchement, poursuivit Korsibar. Conspirez-vous aussi contre moi ?
— Moi, monseigneur ?
— Vous allez et venez, vous passez d’un maître à l’autre comme vous l’avez toujours fait : vous vous vendez tantôt à Gonivaul, tantôt à Thismet, tantôt à Prestimion. Et vous voilà de retour au Château, où vous déclarez haut et fort avoir abandonné le parti de Prestimion, pour vous vendre de nouveau à moi. Qu’ai-je donc pour qu’il y ait tant d’individus retors dans mon entourage ? D’abord mon cher petit Svor, à qui j’étais très attaché et qui m’a quitté pour devenir le fidèle compagnon de Prestimion, puis Farquanor, prêt à dire n’importe quoi à n’importe qui tant que cela sert ses intérêts, et Dantirya Sambail, qui a réussi en même temps à trahir son cousin Prestimion et à me faire tellement de mal en m’incitant à faire sauter ce barrage, l’acte que je souhaiterais réparer plus que tout autre.
— Monseigneur…
— Jusqu’à mon propre mage, Sanibak-Thastimoon, poursuivit Korsibar, incapable de s’arrêter. Sa loyauté semble assurée, mais il y a de la perfidie chez lui, je le sais. Et Oljebbin. Gonivaul. Je ne puis leur faire confiance. À Navigorn, je suppose : c’est un ami véritable. Mandiykarn aussi. Venta, peut-être Iram. Mais même eux semblent s’être éloignés de moi depuis l’affaire du barrage, bien qu’ils fassent comme si leurs sentiments n’avaient pas changé.
Il s’interrompit enfin et considéra le Vroon d’un regard torve.
— Dois-je vous faire confiance, Thalnap Zelifor ? Et pourquoi le ferais-je ?
— Parce que personne, ni à l’intérieur du Château ni à l’extérieur, ne voudra me protéger, monseigneur. Vous êtes mon unique rempart. Mon intérêt personnel me pousse à être votre fidèle serviteur.
— Bien, fit Korsibar en esquissant un petit sourire. Il y a dans ces paroles un accent de sincérité. Avez-vous eu vent, poursuivit-il en lançant au Vroon un regard en coin, de rumeurs selon lesquelles Prestimion aurait survécu à la rupture du barrage et se terrerait quelque part dans le Nord ?
— Oui, monseigneur, cela est venu à mes oreilles.
— Croyez-vous que ce soit vrai ? Sanibak-Thastimoon le pense. Il a interprété les signes, il a fait appel à sa magie, il a projeté son esprit au loin et il pense que Prestimion est très probablement vivant.
— Sanibak-Thastimoon est un maître dans ces sciences, monseigneur.
— En effet. Et il est diplomate : s’il reconnaît qu’il y a une possibilité que Prestimion soit en vie, cela signifie qu’il sait pertinemment que c’est le cas. Mais cela ne me dérange pas. Je n’ai jamais voulu la mort de Prestimion. Je l’aimais bien, Thalnap Zelifor, le savez-vous ? Je l’admirais. Je l’aurais nommé à mon Conseil. Mais non, il a fallu qu’il refuse, qu’il m’accuse d’être un monarque illégitime et qu’il déclenche une insurrection contre moi. Rien de tout cela n’était indispensable. Il aurait pu avoir son siège au Conseil et couler une existence heureuse au milieu de ses vignobles.
Korsibar ferma de nouveau les yeux, un peu plus longtemps cette fois. Ils étaient douloureux. Une douleur provoquée par son cerveau fiévreux, qui ne le quittait ni de jour ni de nuit.
Au bout d’un moment, il rouvrit les yeux et les baissa vers le Vroon.
— Croyez-vous que le peuple me haïsse ? demanda-t-il d’une voix très douce.
— Comment, monseigneur ? fit le Vroon, surpris.
— Dans les cités. Sur les pentes du Mont et sur tout le continent, que dit-on de moi ? Me considère-t-on comme un tyran ? Un monstre ? La nouvelle de la rupture du barrage s’est répandue ; sait-on que c’était un acte de guerre destiné à mettre un terme à la rébellion de Prestimion ou me tient-on pour un criminel ? Mon accession au trône : qu’en pense-t-on ? Commence-t-on à se demander s’il n’aurait pas dû revenir à Prestimion ? Je crains qu’on ne murmure contre moi un peu partout. Je le redoute. Pouvez-vous m’éclairer là-dessus, Thalnap Zelifor ?
— Je n’ai pas quitté le Château, monseigneur, depuis mon retour du campement de Prestimion. C’était avant les événements du lac Mavestoi.
— Pouvez-vous projeter votre esprit au loin, par quelque artifice de sorcier, comme le fait Sanibak-Thastimoon, et me dire ce que le peuple pense de moi ?
— Je peux faire mieux que cela, monseigneur. Je peux vous permettre de vous y rendre en personne, de vous promener secrètement au milieu des gens, pour entendre de vos propres oreilles ce qui se dit de vous.
Korsibar se pencha en avant, le cœur battant.
— Quoi ? Sortir du Château ? Secrètement ?
— Absolument. Disons une demi-journée à Bombifale, à Halanx ou à Minimool. En toute sécurité, sans que nul ne sache que le Coronal est parmi eux.
— Comment est-ce possible ?
— Vous n’ignorez pas, monseigneur, que dans mon atelier de la Tour Tampkaree se trouvent de nombreux appareils de mon invention – il ne s’agit pas de magie, mais de science – qui permettent la transmission de la pensée d’un esprit à un autre ?
— En effet. Vous m’en avez déjà parlé.
— Ils sont malheureusement inachevés pour la plupart. Mais j’en ai récemment terminé un qui, je pense, serait précisément adapté à ce dont vous venez de parler. Un appareil qui projette une illusion… qui permet de tromper parfaitement sur son identité…
Les dispositions que prit Korsibar pour quitter le Château ne furent pas une mince affaire, tout Coronal qu’il fût. Il lui fallut d’abord faire savoir à tous ses gens qu’il se retirerait tel soir à telle heure dans sa chambre, pour une séance de méditation solennelle sur l’état de la planète et qu’il ne voulait être dérangé sous aucun prétexte, par qui que ce fût, jusqu’à ce qu’il soit ressorti, même si un ou deux jours devaient s’écouler.
Korsibar avait aussi besoin que l’un des secrétaires de la cour demande la mise à disposition à la porte sud d’un flotteur à grande vitesse pour le Vroon Thalnap Zelifor, accompagné d’un chauffeur. Une autre mesure essentielle consistait à inventer l’existence d’un Su-Suheris de l’entourage du Coronal, muni d’un sauf-conduit l’autorisant à entrer et sortir du Château. Thalnap Zelifor avait conçu son appareil pour donner à son utilisateur l’apparence d’un membre du peuple à deux têtes, dans une intention mystificatrice, car, pour ceux des autres races, les Su-Suheris se ressemblaient tous.
Chacune de ces mesures devait être prise indépendamment des autres, de sorte que personne ne pût penser à établir un lien entre la retraite du Coronal dans sa chambre et les allées et venues du sorcier Vroon et de son chauffeur Su-Suheris. Plusieurs jours furent nécessaires pour tout mettre au point. Mais cela laissa le temps à Korsibar de maîtriser l’utilisation de l’appareil à métamorphoser de Thalnap Zelifor.
C’était un appareil de petite taille, à la forme voisine de celle d’un poignard décoratif, qui se portait à la taille sans attirer l’attention. Pour l’utiliser, il convenait d’abord de vider son esprit de toute tension et de toute perturbation intérieure, afin de permettre à l’appareil de se régler sur le fonctionnement mental du sujet. Il suffisait ensuite de poser la main sur la poignée du petit poignard et de faire glisser la commande qui le mettait en marche, en prenant soin de la laisser en position basse tout le temps de l’utilisation.
— Il n’y a pas moyen de la bloquer dans cette position ? demanda Korsibar.
— Aucun. Je travaille encore là-dessus. Mais ce n’est pas une affaire de garder la main sur cette commande pendant quelques heures. N’est-ce pas, monseigneur ?
— Je suppose que non. Laissez-moi essayer maintenant.
— Lavez votre esprit de toute pensée, monseigneur.
— Plus facile à dire qu’à faire, répliqua Korsibar. Mais je vais essayer.
Il attacha l’appareil à sa ceinture, ferma les yeux et laissa son esprit flotter sur une mer sans caractère distinctif, où tout était gris au-dessus et au-dessous, où absolument rien ne pouvait retenir le regard. Quand il estima avoir correctement apaisé toutes les tensions de son esprit, il fit descendre le mécanisme de commande et garda la main dessus.
Sur le mur du fond se trouvait un miroir ; il eut l’idée de regarder ce qu’il réfléchissait. Mais il ne vit que son image. Il fit une autre tentative, s’immergea de nouveau dans la mer grise et se laissa tranquillement flotter à la surface ; au bout d’un moment, il se sentit si calme qu’il oublia presque ce qu’il essayait de faire ; quand cela lui revint à l’esprit, il baissa de nouveau la commande et, de nouveau, le visage de lord Korsibar lui apparut dans le miroir.
— Ça ne marche pas, Thalnap Zelifor.
— Tout au contraire, monseigneur. Pour moi vous êtes le Su-Suheris Kurnak-Munikaad, le nom qui figure sur le sauf-conduit. Et un individu de belle prestance, pour un Su-Suheris, bien sûr. On dirait le frère jumeau de Sanibak-Thastimoon.
— C’est pourtant ma silhouette que je vois dans le miroir.
Korsibar porta la main à son visage. Il le reconnut, moustache, barbe ; les Su-Suheris n’avaient pas de barbe. Et il ne sentait nulle part la présence d’une seconde tête.
— Rien n’a changé chez moi, fit-il. Je n’ai qu’une tête. Ma peau est celle d’un humain.
— Bien sûr, monseigneur ! Vous n’avez absolument pas changé. Ce qui a changé, c’est la perception que les autres ont de vous. Pour n’importe qui, vous êtes… mais venez, je vais vous montrer.
Ils sortirent dans le couloir. Korsibar garda la main sur la commande. Thalnap Zelifor s’adressa à une femme de chambre qui passait.
— Lord Korsibar s’est retiré dans sa chambre et nul ne doit aller à sa porte avant qu’il en soit sorti.
— Je vais en informer le personnel, dit la femme de chambre.
Son regard glissa sans s’arrêter sur Korsibar et elle tourna la tête. Rien dans son comportement n’indiqua qu’elle venait de voir le Coronal de Majipoor aux côtés du petit Vroon.
— Je suis donc devenu un Su-Suheris, fit Korsibar, qui, pour la première fois depuis de longues semaines, commençait à s’amuser. Du moins, c’est comme cela que les autres me voient. Bien joué, Thalnap Zelifor ! Mettons-nous en route !
Le Vroon avait déjà signalé son départ ; quand il sortit du Château avec Korsibar, le flotteur les attendait sur la place Dizimaule. Aucun des domestiques qu’ils avaient croisés en traversant le Château ne leur avait prêté attention ; pas un symbole de la constellation, pas une génuflexion. On n’avait vu en eux qu’un Vroon et un Su-Suheris, des membres du personnel du Château comme les autres, vaquant à leurs occupations.
Korsibar ne tenant pas à s’absenter trop longtemps pour sa première expérience, ils se transportèrent à High Morpin, la cité du Mont la plus proche du Château, un trajet de moins d’une heure. Dans le flotteur qui glissait au-dessus de la route de Grand Calintane, tandis que le monstre tentaculaire qu’était le Château allait en se rapetissant derrière lui, Korsibar sentit un profond soulagement et un sentiment de liberté l’envahir. Il n’avait pas conduit un flotteur depuis qu’il avait pris place sur le trône et il était agréable d’être aux commandes d’un véhicule. On ne lui laissait presque plus rien faire seul : il y avait des domestiques pour conduire à sa place, pour couper sa viande et verser son vin, il y en avait pour l’habiller et le déshabiller. Même si cela ne devait durer qu’un moment, il se sentait libre.
Dès qu’ils s’étaient éloignés du Château, il avait repris son apparence habituelle. Thalnap Zelifor lui rappela qu’il lui faudrait reprendre sa forme de Su-Suheris dès qu’ils croiseraient un autre flotteur.
— Je comprends, fit Korsibar qui, à intervalles réguliers, posait la main sur le petit poignard.
— Cela a marché ? Je me suis transformé en Su-Suheris ?
— Vous en êtes l’image même, monseigneur, confirma Thalnap Zelifor.
Bientôt, la toile arachnéenne des fils d’or dont étaient tissées les rues de High Morpin leur apparut sur la gauche, étincelant sur la pente du Mont. Ils garèrent le flotteur à l’entrée de la cité, près de la grande fontaine bâtie sous le règne du père de Korsibar, qui projetait à des centaines de mètres de hauteur de longues gerbes d’eau colorée, et gagnèrent à pied le cœur de la ville des plaisirs.
— Tout va bien ? demandait de temps en temps Korsibar avec une certaine nervosité. N’oubliez pas que je ne peux pas savoir si votre appareil fonctionne correctement.
— Quand les gens commenceront à se jeter à genoux et à faire des gestes d’hommage, monseigneur, vous saurez qu’il se passe quelque chose d’anormal. Pour l’instant, vous passez inaperçu.
Il était près de minuit, mais une foule avide de distractions grouillait dans les rues de la cité des plaisirs. Korsibar autorisa le Vroon à se percher sur son épaule, pour lui éviter de se faire piétiner. Il résista à la tentation d’essayer lui-même les attractions – il lui semblait inconvenant pour un digne et austère Su-Suheris de s’amuser sur les glisse-glaces ou dans les tunnels d’énergie – et se contenta de se promener dans la foule, la main sur la commande de l’appareil du Vroon, en s’émerveillant de savoir qu’il était possible au Coronal de Majipoor de déambuler en toute liberté.
Il aperçut un certain nombre des gentilshommes de la cour – Woolock Fais de Gossif, le comte Gosbeck, Iram de Normork – et s’apprêta à recevoir leur hommage, mais ils passèrent près de lui sans lui accorder plus qu’un regard fugitif. La magie produisait des résultats véritablement stupéfiants ; à moins que ce ne fût la science, comme l’affirmait Thalnap Zelifor. Mais Korsibar avait beaucoup de mal à percevoir la différence.
Tout en marchant, il tendait l’oreille.
Le Coronal et sa politique n’étaient pas, ce soir-là, le sujet de conversation le plus répandu à High Morpin. Au moins une heure s’était écoulée avant que Korsibar perçoive son nom. S’arrêtant devant l’entrée d’une taverne, il entendit une voix avinée lancer à la cantonade :
— Buvons au Coronal !
— Lord Korsibar ! Lord Korsibar ! reprit une autre voix, aussitôt suivie de vivats et de tintements de verres.
L’avait-on reconnu ? Non, non. Tout le monde regardait de l’autre côté. Ils portaient simplement un toast au Coronal. Si on levait sa coupe en son honneur dans la cité des plaisirs, les rumeurs d’insatisfaction générale du gouvernement qui lui étaient parvenues avaient-elles un fondement ?
À plusieurs autres reprises dans le courant de la nuit, Korsibar entendit son nom et surprit même des bribes d’une conversation politique. Quelqu’un affirma d’un air entendu que Dantirya Sambail espérait se faire nommer Haut Conseiller à la place de Farquanor, tout en lorgnant le trône du Coronal, car Confalume était vieux et Korsibar lui succéderait un jour dans le Labyrinthe. Un autre répliqua sur le même ton : « Jamais lord Korsibar n’élèvera le Procurateur si haut. Jamais. Le Procurateur est trop dangereux : Korsibar va le renvoyer à Ni-moya. Le Coronal sait s’y prendre avec les faiseurs d’embarras. Voyez comment il s’est débarrassé de Prestimion ! » Quand Korsibar regagna le Château au petit matin en compagnie de Thalnap Zelifor et passa sans encombre devant les gardes, il était en pleine euphorie. Ce qu’il avait entendu à High Morpin avait dissipé ses pires craintes.
— Vous m’avez sauvé d’un profond désespoir, dit Korsibar au Vroon en lui tendant une bourse de royaux d’argent. Sans votre appareil, j’aurais vraiment été perdu.
Sur ce, ayant repris son apparence habituelle, il se dirigea vers ses appartements en sifflotant gaiement.
Mais, dans les jours qui suivirent, de nouveaux doutes vinrent l’assaillir. Le réconfort qu’il avait trouvé à High Morpin s’estompa rapidement ; il lui fallait repartir pour s’assurer que les paroles d’affection et de loyauté qu’il y avait entendues n’étaient pas des exceptions, des anomalies dans un climat de désapprobation générale. Il repartit, en prenant les mêmes dispositions que précédemment, cette fois en plein après-midi, à destination de Bombifale, la cité aux murs crénelés de grès rouge, où il passa une longue soirée, l’oreille tendue pendant des heures, sans rien apprendre d’intéressant, jusqu’à ce qu’il surprenne des bribes d’une conversation émaillée de commentaires flatteurs sur son règne.
Cette fois, il en avait le cœur net ! Ses craintes n’avaient pas de raison d’être !
Il lui apparut clairement, d’une manière indiscutable qu’il était un vrai Coronal, qu’il avait le soutien du peuple ; que même le moyen terrible auquel il avait eu recours pour écraser les armées de Prestimion n’avait pas porté atteinte à l’amour que lui vouait la population.
Pour Korsibar, cela devint comme une drogue, ces escapades dans les cités du Mont pour entendre dire du bien de lui. Il fit ainsi un troisième voyage, à Halanx la resplendissante, un quatrième, à High Morpin de nouveau, puis un cinquième, à Sipermit, juste au-dessous du Château, sur le versant opposé à celui de High Morpin. C’est à Sipermit que Korsibar commit sa première erreur en laissant sa main s’écarter de la commande de l’appareil de Thalnap Zelifor, dans le jardin aux statues de lord Makhario, éclairé par les lunes, en se penchant pour essayer de saisir au vol quelques mots d’une conversation juste hors de portée de voix.
— Monseigneur ! souffla Thalnap Zelifor d’une voix vibrante.
— Je vous en prie, fit Korsibar. Vous ne voyez pas que j’essaie d’entendre ce qu’ils…
— Monseigneur ! la commande !
— Ah ! la commande ! s’écria Korsibar, atterré par sa propre stupidité. Pour l’amour du Divin !
Il vit que ses deux mains étaient libres et qu’il se tenait en évidence, à la vive clarté des lunes, non loin d’une bonne douzaine d’habitants de Sipermit, non sous les espèces du flâneur à deux têtes qu’il était quelques secondes plus tôt, mais sous la forme du Coronal lord Korsibar en robe vert et blanc. Il baissa précipitamment la main vers l’appareil et plaça la commande en position. Mais il eut le temps de voir l’expression ahurie et le regard incrédule d’une demi-douzaine de passants.
— Vous avez repris votre apparence d’emprunt, monseigneur, fit le Vroon. Mais nous devons partir tout de suite.
— Oui. Oui. Lancez-leur un charme, voulez-vous ? Faites en sorte de jeter le trouble dans leur esprit, afin qu’ils refusent de croire ce qu’ils viennent de voir.
— Je vais essayer, dit le Vroon.
Mais il y avait une hésitation dans sa voix, un manque troublant de confiance qui suscita une vive inquiétude et une grande appréhension chez Korsibar tandis qu’il s’éloignait à grands pas.
Dans le courant du troisième mois de son séjour à Triggoin, Prestimion sentit qu’il était proche du désespoir, qu’il touchait le fond après la longue et éprouvante errance à laquelle il était contraint depuis le jour où Korsibar s’était emparé de la couronne à la constellation.
Son esprit était rempli de nébuleuses pratiques de sorcellerie, à demi assimilées, partiellement comprises. Les leçons quotidiennes de Gominik Halvor avaient jeté dans son esprit autant de confusion que de lumière ; il ne savait plus s’il devait croire ou ne pas croire à cet univers d’esprits invisibles qui, de l’avis de tant de gens, se trouvait juste derrière l’écran de la perception humaine. Depuis son arrivée à Triggoin, il lui avait été donné à maintes reprises de constater l’apparente et inexplicable efficacité de certains charmes et enchantements, de certaines amulettes ou autres talismans, d’onguents, de potions, d’herbes en poudre et de mélanges de minéraux pulvérisés. Il avait vu des pierres qui luisaient en prenant d’étranges couleurs dans l’obscurité et émettaient de la chaleur. Il avait vu des démons danser à la lumière blanche de cierges noirs. Bien d’autres choses encore, toutes plausibles, qui ne faisaient que l’exaspérer. Et, ayant vu tout cela, il lui était de plus en plus difficile de dire : « C’est irréel, c’est une apparence trompeuse, c’est une illusion, c’est une aberration », quand ses propres yeux lui disaient le contraire.
Et pourtant… pourtant…
Prestimion constatait aussi l’existence de ce qu’il avait toujours dénoncé : supercheries en tout genre, phénomènes au caractère indiscutablement irréel, apparences trompeuses, illusions, aberrations. Il entra dans des ateliers où des statuettes grossières et des portraits de divinités et de démons imaginaires étaient fabriqués en quantités inconnues par des ouvriers résignés, pour être vendus aux naïfs ; il vit ces produits emballés et transportés jusqu’aux quais de chargement pour être expédiés aux quatre coins de la planète. Il feuilleta des ouvrages de mauvaise qualité, mal imprimés, contenant des malédictions destinées à tourmenter les ennemis du lecteur et des incantations destinées à apporter la prospérité, à avoir un enfant du sexe désiré ou à satisfaire d’autres désirs, que des charlatans sans scrupule iraient vendre à des gogos.
Gominik Halvor reconnut devant lui qu’il était utile à un mage qui voulait réussir de maîtriser des tours de passe-passe et certaines techniques d’hypnose. Il entendit un jour dans une taverne des apprentis mages se vanter des derniers tours qu’ils avaient appris, la fabrication de figures de cire qui ne fondaient pas au feu et chantaient dans des langues inconnues, du charme qui semblait ouvrir des portes dans des univers adjacents, des techniques employées pour les lévitations, les disparitions et les apparitions miraculeuses, toutes, de leur propre aveu, produites par des procédés mécaniques trompeurs. Ces jeunes gens proposaient, contre espèces sonnantes et trébuchantes, de se vendre mutuellement leurs recettes frauduleuses. « Cinquante royaux pour faire danser les eaux ! » proposait l’un. « Soixante pour les fantômes flottants ! » lançait un autre. Tout cela ne faisait que confirmer Prestimion dans son scepticisme premier. D’un autre côté, il devait prendre en compte les connaissances fraîchement acquises sous la houlette de Gominik Halvor, aussi fragmentaires et mal assimilées qu’elles fussent, qui semblaient en vérité ouvrir de vraies portes dans de vrais lieux, au-delà de la réalité. Et ces nouvelles connaissances qu’il lui était absolument impossible de réfuter, même si elles contredisaient tout ce à quoi il avait toujours cru, le secouaient jusqu’au tréfonds de son être.
La nuit, lui venaient des rêves agités dans lesquels des visions de créatures horrifiques et malveillantes traversaient son esprit. Il vit un gros crabe noir mordre un coin du soleil, un serpent géant à mille pattes venu du bord du monde se glisser sur la terre, des nuées d’insectes à face de loup, bien d’autres encore de même nature, si bien qu’il s’éveillait en sueur, tremblant de la tête aux pieds, et qu’il en vint à redouter de s’endormir.
Mais il y avait aussi, certaines nuits, des rêves plus doux, des messages de la Dame de l’île. Il en était aussi fort perturbé, car il avait entendu dire que la mère de Korsibar, la Dame Roxivail, avait pris possession de l’île des Rêves et avait la haute main sur le matériel permettant d’envoyer des messages par toute la planète et aussi que Kunigarda avait préféré fuir l’île plutôt que de s’établir sur la Terrasse des Ombres où les anciennes Dames étaient censées finir leurs jours. Or les messages que recevait Prestimion provenaient indiscutablement de la Dame Kunigarda. Il reconnaissait sa manière, douce et ferme à la fois, la pureté inflexible de son esprit. Y avait-il maintenant deux Dames de l’île, équipées chacune du matériel de transmission qui permettait à la Dame de projeter ses visions dans l’esprit des dormeurs du monde entier ?
Dans les rêves envoyés par Kunigarda, il se retrouvait errant dans le Valmambra, au bord de l’épuisement, en haillons, titubant d’un affreux szamba à un autre dans cette immensité désolée. Mais à la place du disque ardent du soleil, il y avait dans le ciel le visage souriant, rayonnant de la Dame Kunigarda et sa voix qui lui disait : « Oui, Prestimion, va de l’avant, va jusqu’à l’endroit que tu es fait pour atteindre, tu n’es pas encore au bout de ton énergie. » Et qui lui disait aussi : « Il faut continuer. Tu es le rédempteur de la planète, Prestimion, celui de qui viendra notre salut. » Ou encore, tandis qu’il allait d’un pas vacillant, près de s’effondrer dans cette interminable traversée de l’étendue aride de sable brûlant : « Marche encore, lord Prestimion, notre vrai Coronal, jusqu’à ce que tu atteignes le trône. »
Était-ce folie ? Mégalomanie délirante de son esprit troublé ? Il se rappela que Korsibar était Coronal et lui un pauvre fugitif se cachant dans l’inquiétante cité des sorciers sous un nom qu’il oubliait le plus souvent.
Il était en pleine confusion.
Et il se détournait de ses amis. Son adhésion timide à la sorcellerie l’avait éloigné de Septach Melayn dont l’esprit irrévérencieux et les attitudes de maître de ballet ne l’amusaient plus. Même Svor et Gialaurys, malgré toute l’affection qu’ils lui portaient et leur joie de le voir partager, si peu que ce fût, leurs croyances lui étaient devenus beaucoup moins proches. Prestimion, d’une certaine manière, les rendait responsables de l’avoir noyé sous le torrent des contradictions dont il ne parvenait à se dépêtrer. Pourquoi les avait-il choisis pour compagnons ? Pourquoi ne s’était-il pas limité à la compagnie de matérialistes enjoués du genre de Septach Melayn ? Il savait qu’il était profondément injuste avec Svor et Gialaurys en pensant cela, mais dans son âme à la dérive il s’éloignait d’eux, ce qu’ils étaient absolument incapables de comprendre.
Il ne savait plus où il allait, c’était indiscutable. Il errait sans fin dans un désert sans pitié. Il puisait son seul réconfort dans les messages de Kunigarda, mais ils étaient rares et espacés, et ne pouvaient l’aider dans l’accomplissement de la haute destinée dont l’envie, il devait le reconnaître, le tourmentait encore.
Puis, une nuit, il vit en rêve non la Dame Kunigarda, mais le mage Gominik Halvor qui apparut devant son lit pendant qu’il dormait dans sa sinistre petite chambre et lui dit : « Cela ne peut pas durer plus longtemps. L’heure est venue pour vous de chercher conseil. » Quand Prestimion s’éveilla, il sut que ce rêve avait dit la vérité, qu’il avait erré assez longtemps dans ce chaos, sans but, sans voir la lumière, et qu’il devait maintenant chercher conseil.
Une nuit sans lunes, sous le ciel constellé des myriades d’étoiles à l’éclat froid et puissant, Prestimion se leva peu après minuit et se glissa hors de sa chambre basse de plafond, portant sous le bras un petit ballot contenant diverses choses qu’il avait rassemblées depuis une dizaine de jours. Il sortit de l’auberge, s’engagea dans le dédale de rues sinueuses qui, depuis son arrivée, avaient perdu un peu de leur mystère et quitta la cité par la porte nord, appelée Porte de Trinatha, qui faisait face à l’étoile blanche du même nom.
Il y avait à la sortie de Triggoin un parc agréable et peu boisé, adossé à la montagne au double sommet qui s’élevait au nord de la ville, renfermant des prairies, des ruisseaux et quelques bouquets d’arbres feuillus. Personne ou presque ne s’y rendait jamais en pleine nuit. Et il voulait être loin de la cité et de ses habitants, de ses vieux bâtiments étroits et surpeuplés, imprégnés de cinq mille ans de magie ; de sa multitude de sorciers jetant des sorts jour et nuit ; des hordes invisibles de démons, de fantômes et d’esprits qui s’y bousculaient. Bien qu’il s’étendît à proximité de la cité des sorciers, ce parc était un lieu paisible. Et Prestimion avait besoin d’être calme, aussi calme qu’il lui était possible de l’être pour ce qu’il avait à faire.
Il posa son ballot et s’agenouilla dans un endroit couvert d’une herbe épaisse, entre deux bosquets, près d’un ruisseau si étroit qu’il aurait pu l’enjamber d’un bond. Il n’osait pas se permettre de penser. Penser, à ce moment-là, eût été fatal pour ce qu’il se proposait de faire.
La nouvelle étoile qui avait fait son étrange apparition dans le ciel pendant son voyage du Labyrinthe au Château était juste au-dessus de sa tête et le baignait à plein de son éclat intense. Il sentait les flots de lumière bleu-blanc se répandre sur lui. C’était une sensation bienfaisante, une sensation purifiante. L’étoile de lord Korsibar. C’est ainsi qu’on l’appelait, du moins Prestimion l’avait-il entendu dire, mais, pour lui, le rayonnement de cet astre n’évoquait en rien Korsibar. L’étoile du changement, l’étoile du bouleversement, certes, mais elle n’était pas et ne serait jamais l’Étoile de lord Korsibar.
— Aide-moi, murmura-t-il.
Prestimion se rendit compte qu’il priait, ce qu’il n’avait jamais fait de sa vie. Il ne chercha pas à savoir à qui il adressait cette prière.
Il resta un long moment agenouillé, les yeux baissés sur le tapis d’herbe couverte de rosée, qui paraissait presque noir à la clarté des étoiles, mais dont la véritable couleur était plus proche de l’écarlate, puis, très lentement, il leva la tête, presque à la verticale et affronta l’éclat de la nouvelle étoile.
— Aide-moi.
Il avait appris quelques mots qu’il articula d’une voix claire. Voro liuro yad thearchivoliia. Puis il les prononça à l’envers. Thearchivoliia yad liuro voro. Et il entendit un grondement lointain, semblable à un roulement de tonnerre, bien que la nuit fût claire et sèche. Il prononça ensuite les Cinq Mots qui n’avaient jamais été écrits et les Trois Mots qui ne devaient jamais être écrits. Puis il sortit de son ballot les pelotes de ficelles qu’il avait emportées et étendit soigneusement des longueurs de différentes couleurs, selon une disposition qu’il avait apprise.
Quand il eut terminé, il leva de nouveau la tête au ciel, les yeux fermés cette fois, et prononça des Noms qu’il avait entendus sur d’autres lèvres, mais n’aurait jamais cru prononcer lui-même.
— Bythois !
Il attendit un moment avant d’articuler le deuxième nom.
— Proiarchis !
Deux roulements de tonnerre retentirent. Prestimion ne se demanda pas pourquoi.
— Sigei !
Il attendit encore.
— Remmer !
Dès qu’il prononça le dernier et le plus puissant des Noms, un coup de tonnerre éclata et un éclair déchira le ciel, si éblouissant que Prestimion le perçut derrière ses paupières closes.
Il prit ensuite dans le ballot les herbes qu’il avait emportées, les feuilles de circaris en poudre, les graines de cobily et les jangars séchés, dont il saupoudra le creux de sa main et qu’il lécha. Le mélange le piqua et le brûla un moment, puis il prit le flacon contenant l’huile de gallicundi, qu’il vida d’un trait, ce qui apaisa quelque peu la sensation de brûlure. Il ne restait plus que la baie de pardao ; il l’avala et attendit. Son front se couvrit de grosses gouttes de sueur qui dégoulinèrent sur son visage. Un violent vertige le prit, sa tête se mit à tourner et le monde à tournoyer follement dans trois sens à la fois. Il continua d’attendre, agenouillé dans l’herbe grasse, la tête levée au ciel, les yeux fermés. Quand il ouvrit les yeux au bout d’un long moment, il vit qu’une brume jaune verdâtre s’était levée et qu’il y avait dans le ciel quatre lunes qu’il n’avait jamais vues, trois petites, pâles, de fines lamelles blanches, et une autre, plus grande et plus rouge. Cette quatrième lune avait la forme d’un losange et de ses quatre angles provenait un rayonnement bleu-blanc étincelant qui ressemblait beaucoup à la lumière de la nouvelle étoile. Prestimion fixa les yeux sur cette lune et, peu de temps après, il sentit qu’il commençait à s’élever. Il prit son essor au-dessus des deux sommets boisés de la montagne dominant Triggoin et, très vite, il vit la cité s’étaler loin au-dessous de lui, plate comme un dessin d’elle-même. Il continua de s’élever et le lointain Mont du Château se détacha sur le fond du ciel comme une lanterne, avant qu’une vive lueur couleur de bronze apparaisse à l’orient, au-delà du Mont, où les cités s’éveillaient déjà au jour nouveau.
Encore plus haut. Il avait dépassé le domaine des nuages. La planète ondulait sous lui comme un épais tapis de brouillard.
À cette altitude les étoiles brillaient d’un éclat dépassant l’entendement. L’air qui, pendant son ascension, avait été noyé dans une éblouissante blancheur, redevint obscur, de plus en plus obscur et très froid. Il était dans le royaume de la nuit perpétuelle. Il avait atteint, il le savait, la lisière du paradis et, tandis qu’il s’engageait plus avant, il fut environné d’apparitions et de présages, de grandes-armées de féroces soldats, brandissant des lances et des épées, qui combattaient de tous côtés, au milieu des éclairs qui zébraient le ciel de traînées rougeoyantes et des lumières tourbillonnantes, semblables à des comètes arrachées au firmament, qui plongeaient à une vitesse folle vers la surface de la planète.
Un froid terrible l’avait saisi. Ses cheveux flottant ; dans son dos étaient raidis par la glace. Son sang avait cessé de couler dans ses veines. Mais il n’éprouvait aucune douleur et la peur était entièrement absente de son esprit. Il était dans une sorte d’extase. Il continua de s’élever jusqu’à ce qu’une bande de ténèbres se referme sur lui et que même les étoiles ne soient plus visibles. Il ne restait plus rien d’autre dans le ciel que la planète de Majipoor, tournant lentement sous lui comme un ballon d’enfant, une sphère en vert, bleu et brun. Il distingua la grande forme sombre d’Alhanroel, la forme plus allongée du vert continent de Zimroel, la petite île des Rêves entre les deux et, plus bas, la surface fauve de Suvrael ; puis la planète tourna et il ne vit plus que la Grande Mer, celle que nul n’avait jamais traversée d’un rivage à l’autre, une immensité émeraude occupant le centre de la sphère. Puis Alhanroel réapparut, car la planète tournait de plus en plus vite sur elle-même, les continents et la mer qui les séparait allant et venant sans cesse.
Elle était sienne. Elle lui était destinée et il était fait pour elle. Tous les doutes qu’il avait pu nourrir s’évanouirent définitivement. C’est ce qu’il voulait savoir, ce qu’il était venu chercher là-haut, aux confins de la réalité. La planète était à lui comme il était à elle, et elle se trouvait devant lui, dans le vide, à portée de main. Prestimion tendit le bras, approcha la main. Elle sauta dans sa paume, la petite balle qui était la planète, et il la garda soigneusement au creux de sa main, la considéra attentivement et souffla sur elle. « Je suis Prestimion, lui dit-il, et je vais te guérir. Mais je dois d’abord me guérir moi-même. » Et il sut qu’il le ferait. Une grande porte, fermée jusqu’alors par des barreaux de fer, venait de s’ouvrir dans son âme.
Il avait si froid maintenant qu’il était presque gelé, mais des filets de sueur coulaient encore sur son corps. Ce qu’il devait faire lui apparaissait clairement. Il voyait le chemin qui le conduirait à la chaleur, s’il avait la volonté et la force de le suivre. Et il savait qu’il les aurait.
Il lâcha la petite planète et la laissa s’éloigner en tournoyant dans les ténèbres.
Puis il vit une lumière au-dessus de lui. La nouvelle étoile brillait de nouveau, mais maintenant elle avait un visage, celui de la Dame Kunigarda et il entendit sa voix qui lui parlait avec douceur.
— Viens, Prestimion. Tu y es presque, je ne suis pas si loin. Un peu plus loin encore. Plus loin. Plus loin…
Plus loin. Plus loin.
— C’est assez loin, à mon avis, lança une voix forte et grave au-dessus de sa tête. Allons, Prestimion, ouvre les yeux.
Pendant quelque temps, il fut incapable de voir ; puis il reconnut la silhouette de Gialaurys près de lui, celles de Svor et de Septach Melayn un peu plus loin. C’était le milieu de la matinée, au moins. Le soleil était déjà haut ; la rosée s’était évaporée sur l’herbe. Son estomac lui causait une douleur lancinante, comme s’il n’avait rien mangé depuis des semaines, il avait la gorge sèche et les yeux gonflés.
— Prends ma main, dit-il à Gialaurys. Soulève-moi.
— Nous te cherchons depuis l’aube, fit Svor. Nous avons fini par demander à Gominik Halvor, qui nous a dit de regarder dans le parc. Mais il est très étendu.
Prestimion se leva et fit quelques pas titubants. Il trébucha et faillit tomber dans le ruisseau, mais Septach Melayn s’avança vivement pour le rattraper avec grâce et le remettre d’aplomb.
— Tu as joué avec des jouets dangereux, Prestimion, fit-il en montrant les herbes et la figure formée par les ficelles, sans essayer de dissimuler son mépris. Mais tout ira bien, je pense. Un bon repas, un peu de repos…
— Tu devrais essayer, toi aussi, fit Prestimion en ébauchant un pauvre sourire.
Il parlait avec difficulté, d’une voix âpre, grinçante, dont il n’avait pas encore retrouvé pleinement la maîtrise.
— Cela te réserverait quelques surprises, poursuivit-il. Des feuilles de circaris, du cobily et des jangars séchés pour commencer, puis…
— Non, merci. Je pense que ce genre de remède me ferait perdre mes qualités d’escrimeur. Quelle folie t’es-tu amusé à faire ici, Prestimion ?
— Laisse-le tranquille, fit Gialaurys avec rudesse. Venez. Ramenons-le à l’auberge.
— Es-tu capable de marcher, demanda Svor en scrutant avec inquiétude le visage de Prestimion.
— Tout va bien.
Il leva les bras, les tendit devant lui.
— Regarde, Svor, fit-il en riant, ils sont bien droits. Es-tu satisfait ?
Il rassembla tout ce qu’il avait apporté et referma le ballot. Après son aventure de la nuit, il se sentait très calme, apaisé. La voie à suivre était parfaitement claire. Il suffisait de faire le premier pas, puis le deuxième. Une ligne droite, oui, pas à pas.
— Aimerais-tu que je t’informe d’une nouvelle ? demanda Svor tandis qu’ils regagnaient la ville à pied.
— Quelle nouvelle ?
— Une proclamation de la Dame Kunigarda concernant le gouvernement. Septach Melayn en a entendu l’annonce dans une taverne et nous sommes allés dans ta chambre, en pleine nuit, pour te mettre au courant, mais tu avais disparu ; nous nous sommes donc lancés à ta recherche dans toute la ville. Comment allons-nous récupérer le sommeil que tu nous dois, Prestimion ?
— Que dit cette proclamation, Svor ?
— Ah ! oui. Eh bien, il semble que la Dame ait quitté l’île en emportant les appareils qui permettent d’envoyer les messages. Elle a annoncé qu’elle continuerait grâce à eux à guider les âmes et qu’elle s’appellerait la Dame-en-Exil. Elle s’est encore prononcée contre Korsibar et contre son frère, le Pontife Confalume. Elle qualifie Korsibar d’usurpateur. Elle l’appelle « le faux Coronal, l’usurpateur Korsibar ». Son propre neveu ! Pour ce qui concerne Confalume, elle dénonce sa passivité devant le coup de force de Korsibar. Elle affirme qu’ils ont provoqué le mécontentement du Divin. Elle appelle tous les citoyens de Majipoor au soulèvement immédiat afin de renverser Korsibar. Elle a l’intention de lutter elle-même contre lui en utilisant des messages et d’autres méthodes.
— Kunigarda a dit tout cela ? demanda Prestimion avec stupeur.
Il avait l’impression de n’être pas sorti de son rêve d’être encore endormi sur l’herbe, près du ruisseau, le petit globe représentant Majipoor dans le creux de sa main.
— Je me demande ce qui lui est arrivé. A-t-elle été proscrite, elle aussi ?
— Elle a quitté l’île, répondit Septach Melayn. Elle est en ce moment quelque part dans le sud d’Alhanroel et se dirige vers le nord. Elle a annoncé qu’elle voulait te retrouver et unir ses forces aux tiennes : tu es le Coronal légitime de Majipoor, Prestimion, c’est ce qu’affirme la Dame Kunigarda. Nous nous serions fait un plaisir de te l’apprendre plus tôt, mon ami, si tu n’avais jugé utile de passer la nuit dans ce parc, en te remplissant l’estomac de… Quels noms as-tu mentionnés ? Des feuilles de circaris et du cobily ?
Il partit d’un rire tonitruant, chargé de dérision.
— Je me demande, reprit-il, si c’est la sorcellerie qui a permis la conclusion de cette alliance avec la propre sœur de Confalume. Es-tu venu ici pour invoquer Proiarchis et Remmer, Prestimion ? Ces deux êtres supérieurs ont-ils décidé de favoriser ta cause et t’ont-ils permis de tenir la planète dans la paume de ta main, comme un jouet ?
Prestimion ne répondit pas, mais un sourire discret joua sur ses lèvres.
— Je l’ai vu dans le jardin des statues de lord Makhario, à Sipermit, où je séjournais, affirma Sebbigan Kless de Perimor, qui était fabricant de pourpoints et de chausses dans cette cité animée des premières pentes du Mont du Château. Son compagnon, le grossiste Aibeil Gammis de Stee, un important distributeur des produits de Sebbigan Kless dans plusieurs des Cités Libres, un peu plus haut sur la montagne, écoutait avec une attention aussi vive que si on venait de lui annoncer que le Mont allait décoller du sol de la planète et s’envoler dans l’espace.
— Il y avait un Su-Suheris qui marchait dans le jardin avec le plus petit Vroon que j’aie jamais vu perché sur son épaule. Je ne sais pas si tu es comme moi, mais je ne peux m’empêcher de regarder un Su-Suheris du coin de l’œil quand j’en vois un… Ils sont si bizarres, avec leurs deux têtes pointues qui poussent du cou. En voir un avec un Vroon sur l’épaule était encore plus curieux, mais ce n’était rien à côté de ce qui s’est passé ensuite, quand le corps du Su-Suheris a commencé à osciller et que…
Deux jours plus tard, Aibeil Gammis était de retour à Stee et faisait l’inventaire de son stock dans un entrepôt avec son comptable, Hazil Scroith, qui revendiquait une lointaine parenté avec un frère cadet du duc d’Alaisor.
— Si nous étions malins, dit-il, nous préparerions une ligne de produits pour les vendre aux Métamorphes. Après tout, l’un d’eux est notre Coronal aujourd’hui.
— Un Métamorphe ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Je la tiens directement de Sebbigan Kless et, comme il n’est pas porté sur la boisson, je doute qu’il l’ait inventée de toutes pièces. D’après ce qu’il m’a raconté, il était à Sipermit pour passer un moment avec cette pétulante jeune personne de Zimroel dont il cache l’existence à sa femme et ils se promenaient dans le parc où sont exposées toutes ces statues dénudées quand il a vu, comme je vous vois, le Coronal passer à côté de lui… Oui, Korsibar en personne, mais déguisé en Su-Suheris. Vous allez me demander comment un humain se débrouille pour ressembler à un monstre à deux têtes qui mesure plus de deux mètres et comment Sebbigan Kless a découvert que ce monstre de deux mètres était en réalité notre bien-aimé Coronal. La réponse, mon cher, est que le Coronal n’est absolument pas un être humain, qu’il ne peut être qu’un Métamorphe, car Sebbigan Kless l’a vu, de ses propres yeux, changer de forme. Cela n’a duré qu’un instant, mais Sebbigan Kless n’est pas homme à avoir la berlue. Le Su-Suheris est devenu le Coronal, qui a eu l’air très surpris de se trouver démasqué de la sorte et a repris sa forme de Su-Suheris en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire ! Mais trop tard ! Un Changeforme ! Pas étonnant que Korsibar ait réussi à jeter un sort à Confalume et à tous les seigneurs dans le Labyrinthe ! Ce n’était pas Korsibar, mais quelqu’un venu du pays des Métamorphes ! Ou alors Confalume, lui aussi, est un Changeforme ! Et c’est une famille de Changeformes qui aurait régné sur la planète depuis plus de quarante ans ! Si c’est la vérité, permettez-moi de vous dire…
Hazil Scroith s’empressa, comme on pouvait s’y attendre, de faire part de ces révélations à Jispard Demaive, le neveu de son épouse, qui n’était pas le frère cadet du duc d’Alaisor, mais un employé de son ministère des Prisons et des Entrepôts. « Il n’est bruit ici, écrivit-il, que d’une rumeur selon laquelle le Coronal lord Korsibar serait en réalité un Métamorphe, le vrai Korsibar ayant naturellement été éliminé au temps où son père était encore Coronal. Nous le tenons d’une source entièrement digne de foi, un habitant de Stee qui a vu de ses yeux le prétendu lord Korsibar changer de forme dans un jardin public – incroyable, non ? –, passant très rapidement d’une forme humaine à celle d’un Su-Suheris et reprenant aussitôt sa forme d’origine. Il est difficile de comprendre, mon cher neveu, pour quelle raison il a fait cela à la vue de tous, mais qui a jamais compris comment fonctionne l’esprit d’un Métamorphe ? Quoi qu’il en soit, le bruit se répand sur tout le Mont où on ne parle de rien d’autre. Pas plus tard qu’hier, un représentant de commerce en provenance de Normork m’a appris qu’aux dernières nouvelles Sanibak-Thastimoon, le sorcier Su-Suheris qui ne quitte pas notre nouveau Coronal depuis son accession au trône serait, lui aussi, un Métamorphe ! Ce sont deux imposteurs, le roi et son mage ; jusqu’où cela ira-t-il ? Découvrirons-nous que des Changeformes se faisant passer pour des humains ont infiltré tout le gouvernement ? Il y a de quoi avoir le tournis. Comment imaginer que toute la noblesse du Château n’est composée que de Métamorphes cachés sous un masque humain ? »
Horpidan, duc d’Alaisor, à l’estimable Grand Amiral le prince Gonivaul.
Mon cher oncle
Vous allez être étonné, j’imagine, par l’histoire extraordinaire qui court dans la cité d’Alaisor depuis plusieurs semaines. Je la tiens d’un de mes officiers du service des douanes qui affirme l’avoir entendu raconter, la semaine passée, par au moins vingt personnes. Il paraîtrait, en substance, que tout le monde au Château, de Korsibar et son Conseil à l’ensemble de la cour, ne serait qu’une bande de Métamorphes ; on voudrait nous faire accroire qu’une troupe d’aborigènes a infiltré secrètement le Château au cours du règne de Confalume et s’est débarrassé des personnages les plus en vue pour prendre leur place. Il semblerait même que cela s’applique aussi à Confalume. Ce qui expliquerait pourquoi l’ancien Coronal aurait acquiescé de si bonne grâce au stupéfiant coup de force de Korsibar, ou de la créature que nous croyons être Korsibar. Tout avait été arrangé entre eux : un complot des Métamorphes pour s’emparer des leviers de commande de la planète ! Pour qui avalerait de telles sornettes, une opération brillamment exécutée. S’il faut en croire les versions les plus récentes de cette rumeur, le seul qu’ils n’ont pas réussi à remplacer par un des leurs serait ce pauvre prince Prestimion. Il a réussi à leur échapper. Mais ils l’ont quand même écarté du pouvoir souverain au profit de Korsibar et quand il a menacé d’étaler la conspiration au grand jour, ils l’ont contraint à s’exiler et sont parvenus, selon toute probabilité, à le tuer en faisant sauter le barrage sur le Iyann, sous lequel il avait établi son campement, au moment où il s’apprêtait à livrer bataille pour rétablir l’ordre dans le royaume. De plus en plus louche, mon oncle !
Il va sans dire, n’est-ce pas, que cette histoire de Métamorphes n’est qu’un tissu de fabulations ? Des ragots d’ignorants colporteurs de rumeurs de province ? Je le souhaite de tout cœur, même si ceux qui vont répétant cette histoire sont prêts à jurer sur ce qu’il y a de plus sacré qu’on a vu sans contestation possible Korsibar changer de forme dans un jardin public de Stee, d’Halanx ou d’une autre grande cité du Mont. Il y aurait des témoins disposés à le déclarer sous serment.
Apaisez mes craintes, mon oncle, je vous en conjure. Si cette histoire est vraie, il est à supposer que vous êtes, vous aussi, un Métamorphe sous une apparence trompeuse. Dites-moi la vérité. J’en serais fort marri, car j’ai toujours eu pour vous une affection particulière, sans compter que, depuis la mort de mon pauvre père, vous êtes le chef de notre famille ; je serais profondément attristé d’apprendre que vous êtes en réalité une répugnante créature sans nez et au squelette flexible venue des jungles d’Ilirivoyne. De grâce, faites-moi connaître la vérité, quelle qu’elle soit ! Votre neveu affectionné (je l’espère)
Horpidan, Alaisor
Et à Sisivondal, le bruit courait que…
À Bailemoona…
À Sefarad…
À Sippulgar…
Korsibar, qui allait et venait comme un animal en cage, pivota brusquement sur lui-même et s’avança vers Farquanor comme s’il avait décidé de lui arracher les membres l’un après l’autre. Prenant peur, Farquanor fit vivement deux pas en arrière et heurta le mur de la salle du trône.
— Ces histoires, Farquanor ! Ces histoires invraisemblables et ridicules qui courent sur moi…
— Des mensonges, monseigneur, répondit Farquanor en tremblant. Un tissu de mensonges !
Korsibar le considéra avec stupeur.
— Mille mercis, reprit-il d’un ton acide après un silence. J’avais commencé à croire qu’elles étaient vraies, mais vous m’avez totalement rassuré, comte Farquanor. Quel soulagement de savoir que je ne suis pas un Changeforme !
— Je voulais seulement dire, monseigneur, que…
— Vous vouliez dire ! Vous vouliez dire ! Vous vouliez dire !
— Ressaisissez-vous, monseigneur, je vous en prie !
— C’est vous que je vais saisir et balancer jusqu’à Zimroel si vous ne cessez de raconter des âneries. Vous êtes mon Haut Conseiller, Farquanor. Je vous demande conseil et vous ne faites que débiter des platitudes. Dites-moi plutôt ce que nous allons faire pour étouffer ces histoires à dormir debout que l’on entend de tous côtés.
— Faire comme si elles n’existaient pas.
— Nous n’allons pas les démentir ?
— Elles sont trop méprisables pour être démenties. Vous imaginez-vous en train de faire une déclaration officielle pour dire : « Je ne suis pas un Changeforme » ? Un démenti ne pourrait que leur donner une force accrue. Laissez-les mourir d’elles-mêmes, monseigneur, de leur propre absurdité.
— Vous croyez que cela se passera ainsi ?
Farquanor prit une longue inspiration. Il se sentait affreusement oppressé, coincé entre Korsibar qui le dominait de toute sa taille et le mur dont il n’était séparé que par quelques centimètres. Et le Coronal semblait sur le point de verser dans la folie : le visage figé par la tension, les yeux exorbités, il avait réellement l’air d’un homme écrasé par les responsabilités de la charge qu’il s’était appropriée et par la vive contrariété suscitée par les rumeurs des plus étranges qui couraient sur son compte. Il n’en faudrait pas beaucoup plus pour qu’il craque complètement et perde toute maîtrise de lui-même. Un seul mot de travers, se dit Farquanor, et il m’écrase contre le mur comme un cafard.
— Monseigneur, commença-t-il prudemment, en se forçant à prendre une expression de vive inquiétude et de profonde sympathie, cela ne fait aucun doute. Ce n’est là que folie momentanée. Laissons les choses se tasser et se dissiper ; le peuple recommencera à vous acclamer, comme il le fait depuis le commencement de votre règne. Je vous le promets, monseigneur. Restez vous-même et aucun mensonge n’aura de prise sur vous.
— Ah ! fit Korsibar avec soulagement. Ah ! répéta-t-il après un silence, comme si Dantirya Sambail lui avait communiqué son tic de langage.
— Puis-je te dire un mot, Serithorn ? demanda Oljebbin.
Serithorn, qui examinait un plateau contenant d’antiques pierres de kebbel sculptées qui lui avaient été apportées une heure auparavant par un marchand d’objets d’art, se retourna vers l’ex-Haut Conseiller.
— Tu as l’air bien nerveux et préoccupé, mon vieil ami, fit-il d’un ton affable. As-tu un problème ?
— Un problème ? Un problème ? Non, pas du tout ! Oljebbin s’avança dans la pièce – les deux hommes n’occupaient plus un poste en vue dans le gouvernement, mais ils avaient conservé leur somptueux logement de fonction dans l’enceinte du Château – et abattit le plat de la main sur le bureau avec une telle violence que les pierres de kebbel sautèrent dans le plateau.
— Tu vois cette main, Serithorn ? Dirait-on la main d’un Métamorphe ?
— Pour l’amour du Divin, Oljebbin !
— Réponds-moi ! Peut-elle se tortiller et changer d’aspect ? Puis-je y ajouter sept ou huit doigts ? En faire la main d’un Skandar si l’envie m’en prend ? Et toi, Serithorn ? Montre-moi ta main ! Si je la tors assez fort, est-ce qu’elle se transformera ?
— Tu es surmené, Oljebbin. Assieds-toi et prends une coupe de vin avec moi. Cette histoire absurde qui court sur lord Korsibar…
— Pas seulement Korsibar. Je viens d’avoir la visite de Gonivaul ; le mal se propage comme un fléau. Sais-tu ce qu’on raconte à Alaisor ou à Sisivondal ? Que nous sommes tous des Métamorphes, tous sans exception, toi, moi, Gonivaul, Farquanor et Farholt, Dantirya Sambail…
— Eh bien, fit Serithorn, je ne me prononcerai pas pour Farquanor et Farholt ; Gonivaul, autant que je sache, pourrait fort bien être un Métamorphe, mais d’une variété diablement velue. Quant à Dantirya Sambail, je ne l’ai jamais vraiment pris pour un être humain… Mais je te le dis sans ambages, je suis moi, rien d’autre que moi, aussi incapable de changer de forme que de faire l’amour à vingt femmes en une nuit et je suis presque persuadé que tu es toi-même. J’ai dit presque ; je n’ai pas de sérieux doutes. Je suis disposé, mon vieil ami, à prendre pour argent comptant tout serment que tu accepterais de faire sur ton humanité, après quoi je ne laisserai jamais quiconque essayer de me faire croire que tu es en réalité…
— Serithorn, sois sérieux une fois dans ta vie ! s’écria Oljebbin à bout de patience.
— Très bien.
Le petit sourire qu’arborait en général Serithorn laissa la place à une expression de violence rentrée, digne de Farholt ou de Gialaurys.
— Maintenant, je suis sérieux.
— Merci. Écoute-moi bien : il va sans dire que je ne crois pas que Korsibar soit un Métamorphe, pas plus que toi ou qu’il m’ait échappé que j’en sois un moi-même. C’est d’un ridicule achevé. Il n’en est pas moins vrai que cinq, peut-être dix milliards d’individus semblent penser le contraire. D’après les renseignements reçus par Gonivaul, cette histoire s’est répandue sur tout le continent, dans une douzaine de versions différentes, toutes plus absurdes les unes que les autres. Quel effet cela peut-il avoir, à ton avis, sur la légitimité de Korsibar aux yeux de ces cinq milliards de citoyens ? Ne crois-tu pas qu’elle s’en trouve affreusement compromise ? Il s’est emparé du trône par des moyens inconstitutionnels, déjà dénoncés à grands cris par l’ancienne Dame de l’île, Kunigarda en personne, qui envoie sans relâche, de jour comme de nuit, des messages subversifs. Là-dessus se répand l’idée qu’il n’est pas humain, mais en réalité un Changeforme ayant pris l’apparence de Korsibar…
Oljebbin passa nerveusement les deux mains dans sa crinière de neige.
— Prestimion est vivant, le savais-tu ? reprit-il. Et il s’apprête à faire une nouvelle tentative pour conquérir le trône.
Un cri de surprise étouffé fissura l’élégante façade d’assurance inébranlable de Serithorn.
— Vivant ?
— Oui. J’en ai eu la confirmation aujourd’hui même. Je ne pense pas que le Coronal soit encore au courant : apparemment, Farquanor a peur de le lui annoncer. Prestimion était à Triggoin, semble-t-il, mais, d’après Gonivaul, il se trouverait maintenant dans l’ouest d’Alhanroel, où il s’efforce de rassembler les débris de l’armée rebelle qui n’auraient pas péri sous les eaux et de recruter de nouvelles… Un coup frappé à la porte l’interrompit.
— C’est Gonivaul, fit Oljebbin. Je lui ai demandé de me rejoindre ici.
— Entre donc, amiral ! lança Serithorn.
Le prince Gonivaul pénétra dans la pièce, le front plissé et le visage sombre sous la barbe en broussaille.
— Oljebbin t’a-t-il…
— Oui, fit Serithorn, sans le laisser achever sa phrase. Nous sommes tous censés être des Métamorphes. Ce n’est pas le cas, n’en parlons plus. Mais quelle est cette rumeur selon laquelle Prestimion serait vivant ?
— Il est vivant, c’est une certitude. Il est descendu du nord – de Triggoin, à ce qu’on dit – et a établi son quartier général dans les plaines qui s’étendent entre Gloyn et Marakeeba, c’est-à-dire de l’autre côté des Trikkalas. Il y lève une nouvelle armée et s’est mis en tête de marcher sur le Mont du Château et de rassembler en route un milliard de soldats pour chasser Korsibar du trône.
— Est-il responsable de ces histoires insensées qui veulent faire croire que Korsibar est un Métamorphe ?
— Je ne saurais le dire, répondit Gonivaul avec un haussement d’épaules. Il n’y a probablement aucun rapport, mais il n’hésitera certainement pas à s’en servir comme moyen de propagande. « Acceptez-moi comme le véritable Coronal à la place de cette créature qui se fait passer pour Korsibar. Celui que vous prenez pour Korsibar n’est pas seulement un Coronal illégitime, mais un vil imposteur Métamorphe ! » Et le peuple gobera tout ce qu’il dit… Il me semble d’ailleurs qu’il y a dans cette fable un soupçon de vérité.
— Vraiment ? s’écrièrent Oljebbin et Serithorn d’une seule voix.
— Pas d’une manière littérale, répondit Gonivaul. Mais, ces derniers mois, Korsibar et Thalnap Zelifor sont devenus inséparables. Vous savez, le Vroon qui a travaillé autrefois pour moi et qui, vous vous en souvenez peut-être, a eu l’an dernier de gros ennuis avec le Coronal pour avoir fourré de drôles d’idées dans la tête de lady Thismet, avant de s’enfuir pour rejoindre Prestimion. Quand le Vroon est revenu après la défaite de Prestimion à Stymphinor, il a réussi à rentrer dans les bonnes grâces de Korsibar – ne me demandez pas comment – et a acquis parmi les mages royaux un prestige comparable à celui de Sanibak-Thastimoon. Thalnap Zelifor adore bricoler et je sais qu’à l’époque où il était à mon service, il travaillait sur un appareil qui devait donner l’illusion que celui qui le portait changeait de forme. Pas une véritable transformation, juste une illusion. Il semble aujourd’hui acquis qu’une escapade de Korsibar est à l’origine de toutes ces histoires – il a été surpris en train de changer de forme, à Bombifale, à Bibiroon ou ailleurs, par un commerçant de passage qui semble n’avoir aucune raison d’inventer cette histoire et qui affirme que Korsibar était accompagné d’un Vroon. D’après moi il s’est éclipsé du Château avec Thalnap Zelifor pour expérimenter l’appareil et a commis une imprudence au moment où le commerçant passait près de lui. Après quoi, des bruits ont commencé à circuler…
— D’accord, fit Oljebbin. Que cela se soit passé ainsi ou non, l’important est que l’histoire s’est répandue comme une traînée de poudre et qu’elle cause un tort considérable à Korsibar. Partout on craint et on déteste les Métamorphes. Il aura beaucoup de mal à se laver de ce soupçon. Que ce soit vrai ou faux, cette affaire ne pourra qu’affaiblir aux yeux du peuple la position de Korsibar, déjà fragilisée par la proclamation de Kunigarda. Prestimion étant revenu en scène, j’ai maintenant une question à vous poser : le moment est-il venu pour nous de retirer notre soutien à Korsibar ?
— En faveur de Prestimion ? demanda Serithorn en haussant les sourcils.
— Non, répondit sèchement Oljebbin. En faveur du corps embaumé de Prankipin. En faveur de la statue de lord Stiamot, peut-être… De quoi crois-tu que je parle, Serithorn ?
— Prestimion n’a aucune chance de devenir Coronal, affirma catégoriquement Serithorn. Ni demain ni plus tard.
— C’est toi qui dis cela ? lança Oljebbin. Toi qui fus si longtemps son ami, toi qui fus un si bon ami de sa mère ?
À ces mots, le visage de Serithorn rosit légèrement, mais sa voix resta ferme.
— Une sorte de malédiction pèse sur Prestimion. Celui qui n’est pas capable d’empêcher un imbécile comme Korsibar de le pousser sur la touche quand le trône devient vacant et que la planète entière attend qu’il devienne le Coronal est à l’évidence marqué par la malchance. S’il est de retour et s’il marche de nouveau sur le Mont, il se passera encore quelque chose. Korsibar noiera son armée sous les eaux d’un autre barrage, une flèche perdue lui transpercera le corps ou il sera dévoré vivant par les vorzaks en franchissant la montagne. Vous pouvez me croire : Prestimion ne réussira pas plus cette fois que les précédentes.
— Si bien qu’en lui apportant notre soutien, fit Oljebbin, nous creuserions notre propre tombe ?
— En gros.
— Ce qui nous laisserait avec un Coronal que la moitié de la planète prend pour un Métamorphe ! Il n’est même pas possible à Korsibar de prouver devant le monde qu’il n’en est rien ? Ces rumeurs imbéciles finiront par entamer irréparablement sa capacité à gouverner, si ce n’est déjà fait, et alors…
— Tu oublies quelqu’un, coupa Gonivaul.
— Que veux-tu dire ? lança Oljebbin en ouvrant de grands yeux.
— Le nom de Dantirya Sambail n’a pas été prononcé depuis que je suis entré dans cette pièce. Korsibar est fini, j’en conviens : des rumeurs aussi folles ne pourront jamais être démenties de manière satisfaisante et, tôt ou tard, il sera l’objet d’une suspicion universelle. Pour ce qui est de Prestimion, je partage le point de vue de Serithorn : la malchance le poursuit et je ne peux croire qu’il réussira un jour à occuper ce trône qu’il mérite amplement. Ce qui ne laisse que le Procurateur. Depuis l’affaire du Mavestoi, il a insensiblement repoussé Farquanor et les autres dans l’ombre pour devenir, à titre officieux, le principal conseiller de Korsibar. Le Coronal a aujourd’hui des difficultés politiques dans les provinces à cause des étranges rumeurs qui courent. Soit Dantirya Sambail renversera Korsibar sous peu – « pour le bien de Majipoor », comme il ne manquera pas de le dire – soit, dans la guerre qui s’annonce avec Prestimion, il poussera Korsibar à commettre une erreur désastreuse. Dans les deux cas, Korsibar n’en a plus pour longtemps et Dantirya Sambail aura la voie libre. Si nous sommes assez malins, comme je le crois, il convient aujourd’hui de cultiver le Procurateur. Qu’en penses-tu, Serithorn ?
— Je partage entièrement ton avis. La position de Korsibar, qui n’a jamais été extrêmement solide à cause des problèmes constitutionnels qu’elle soulevait, est devenue dangereusement précaire. Celle de Prestimion ne vaut guère mieux. Il n’a, ne l’oublions pas, jamais été officiellement le Coronal désigné. Même s’il devait sortir vainqueur de la nouvelle guerre qui se prépare, ses prétentions ne sont pas véritablement fondées. Dantirya Sambail, de son côté, peut alléguer qu’en sa qualité de Procurateur de Ni-moya il est le troisième personnage de l’État après le Pontife Confalume, ce qui fait de lui l’héritier logique et légitime du trône du Coronal.
— C’est fort bien vu, approuva Oljebbin. Cela présente en outre une ligne directrice dans le chaos qui nous entoure. Notre stratégie dans cette lutte pour le trône consistera, messeigneurs, à réaffirmer notre soutien indéfectible à notre bien-aimé lord Korsibar et à son fidèle allié le Procurateur de Ni-moya, et à condamner de la manière la plus ferme qui soit l’impudence criminelle de l’arriviste Prestimion. Si Korsibar parvient à conserver son trône, il nous en sera à jamais redevable. Sinon, il cédera selon toute probabilité la place à Dantirya Sambail qui nous sera tout aussi reconnaissant du soutien que nous lui avons apporté. Quoi qu’il advienne, nous serons du côté du vainqueur. Sommes-nous d’accord, messeigneurs ?
— Absolument, répondit Gonivaul sans hésiter.
— Il faut arroser cela, déclara Serithorn en sortant une bouteille poussiéreuse d’un placard. Un bon vin de Muldemar, du domaine de Prestimion. Quinze ans d’âge… À la paix, messeigneurs ! À la paix éternelle et à l’harmonie sur notre planète !
— Que penses-tu de ces rumeurs, Melithyrrh, qui donnent à entendre que mon frère est un Métamorphe ? demanda Thismet.
— Des inepties, princesse !
— Des inepties, en effet. Si Korsibar est un Métamorphe, qui suis-je, moi qui suis née du même sein ?
— Ces rumeurs, si j’ai bien compris, affirment qu’un Métamorphe aurait pris secrètement sa place à l’âge adulte, non qu’il en était un à sa naissance. Mais tout cela n’a ni rime ni raison. Vous ne devriez pas y prêter attention.
— C’est vrai, je ne devrais pas. Mais c’est si difficile, Melithyrrh !
Thismet se leva de son divan et traversa la pièce en direction de la fenêtre octogonale qui donnait sur l’éblouissant bassin réfléchissant de lord Siminave, puis, incapable de rester en place, elle pivota sur elle-même pour repartir vers le mur opposé. Elle ouvrit les portes de bois odorant de shimmak d’une penderie, découvrant toute la richesse de sa garde-robe, les dizaines de robes de brocart, les riches étoffes ornées de pierreries, les corsages, les casaquins, les chemisiers, tous confectionnés d’après ses propres modèles par les meilleurs couturiers de Majipoor. Elle n’avait porté la plupart de ces vêtements qu’une ou deux fois, certains pas du tout ; il fallait tout retoucher, tellement elle était devenue maigre et sèche en ces temps d’aigreur. Elle se nourrissait à peine ; elle ne dormait presque plus. L’accession de Korsibar au trône, qu’elle avait vécu comme un triomphe éclatant, avait causé leur perte à tous deux.
— Madame, je vous en prie… tant de nervosité, cette agitation incessante…
— J’ai eu trop à encaisser, Melithyrrh ! Des traîtres et des coquins de tout poil ! Le sorcier Sanibak-Thastimoon qui me fait croire que je suis promise à de grandes choses et me tourne le dos à la première occasion ! Le Vroon, Thalnap Zelifor, qui m’incite à offenser mon frère, puis disparaît et devient à son retour le serviteur dévoué de Korsibar ! Et l’ignoble Farquanor qui a le front de venir jusqu’ici – il se tenait là, dans le salon jade… J’aurais dû faire désinfecter le plancher ! – pour me dire, avec un calme imperturbable : « Épousez-moi, Thismet, cela servira votre position sociale au Château. » Oser m’appeler Thismet, comme la première soubrette venue ! Et rester impuni, quand je l’ai dénoncé à Korsibar !
— Madame…
— Korsibar, parlons-en, poursuivit Thismet. Mon admirable frère, ce héros qui s’est fait Coronal parce que je lui avais dit de le faire et qui me récompense en faisant de moi une exilée dans l’enceinte du Château, abandonnée, exclue, mise à l’écart pendant qu’il s’entoure de fourbes, de menteurs et de traîtres qui le conduisent à sa perte. Ce Dantirya Sambail, qui promène son arrogance dans le Château comme s’il était en même temps Coronal et Pontife… C’en est trop, Melithyrrh, beaucoup trop ! Je ne supporte plus cet endroit ni ces gens !
Elle se glissa dans la pièce adjacente qui contenait tous ses bijoux, les superbes bagues, les pendants d’oreilles et les colliers qui valaient les plus beaux que l’épouse d’un Coronal eût jamais possédés ; elle y plongea ses délicates mains blanches, comme au fond d’un trésor enfoui qu’elle venait de découvrir.
— Melithyrrh, reprit-elle au bout d’un moment, voudrais-tu m’accompagner dans un petit voyage ?
— Bien sûr, madame. Quelques jours à High Morpin, peut-être… Cela vous ferait le plus grand bien. Ou une visite des jardins de Tolingar. Un séjour à Bombifale…
— Non, répondit Thismet. Ni à Bombifale ni à Tolingar. Pas plus qu’à High Morpin. Le voyage que je projette est plus long. Sais-tu où se trouve Gloyn ?
— Gloyn ? répéta Melithyrrh, l’air ahuri, comme si Thismet venait de prononcer le nom d’une autre planète.
— Oui, Gloyn. C’est une cité, peut-être une petite ville de l’ouest d’Alhanroel, au-delà des Monts Trikkala mais avant Alaisor.
— Je n’en ai jamais entendu parler, fit Melithyrrh, décontenancée.
— Moi non plus, pas avant aujourd’hui. Mais j’ai décidé d’y aller. Nous partirons demain, toi et moi, rien que nous deux. Préparons nos bagages. Tu sais conduire un flotteur, n’est-ce pas ? Je suis sûre que j’y arriverai aussi. Si tu savais comme je suis impatiente de quitter cet endroit… d’aller respirer un autre air, de partir à l’aventure pour la première fois de ma vie, avec toi, Melithyrrh, rien que toi…
— Si je puis me permettre, madame, qu’y a-t-il de si intéressant à voir Gloyn ?
— Prestimion, répondit Thismet.
Tout compte fait, elle emporta pour le voyage beaucoup moins de vêtements qu’elle ne l’aurait cru possible. Presque aucune de ses élégantes robes, juste quelques habits simples et résistants, adaptés à l’endroit où elle se rendait et une poignée de bijoux, quelques bagues et colliers, pour lui rappeler qu’elle en possédait. Elle prit aussi un petit poignard à la poignée incrustée de pierres précieuses, qu’elle pouvait fixer sur l’intérieur de son bras gauche et, après réflexion, un lanceur d’énergie emprunté à l’armurerie un mois plus tôt, en prévision, peut-être, de son départ. Elle ne savait pas vraiment le faire fonctionner et avait entendu dire que cette arme manquait totalement de fiabilité, mais elle espérait qu’elle dissuaderait ceux qui pourraient s’imaginer que deux jeunes femmes voyageant seules étaient des proies faciles.
Le plus difficile était de faire marcher le flotteur. Elle n’en avait jamais conduit ni prêté beaucoup d’attention à ce que faisait le conducteur du véhicule qui la transportait. Il apparut que Melithyrrh non plus n’avait aucune expérience en la matière. Mais cela ne devait pas être bien compliqué. Démarrage, arrêt, montée, descente, ralentir, accélérer… C’était à peu près tout. Profitant de ce que Korsibar et les autres membres du Conseil tenaient une de leurs interminables réunions – elles étaient toujours longues maintenant, avec la nouvelle rébellion de Prestimion qui s’étendait dans l’Ouest et ces rumeurs absurdes qui n’en finissaient pas –, Thismet demanda un flotteur de plaisance au capitaine de la garde et se rendit avec Melithyrrh sur la Place Dizimaule pour en prendre possession.
Le garde qui amena le flotteur les regarda bizarrement quand il se rendit compte qu’elles n’étaient pas accompagnées d’un conducteur. Mais il ne lui appartenait pas de poser des questions à la sœur du Coronal. Il les aida à charger les bagages dans le compartiment réservé à cet effet et leur ouvrit la portière.
— C’est toi qui conduis, murmura Thismet.
— Moi ? Mais… madame…
— On trouverait louche que je m’installe aux commandes. Vas-y !
— Comme vous voudrez.
Melithyrrh étudia le tableau de bord. Huit ou neuf boutons, sans la moindre indication. Elle prit une longue inspiration, en enfonça un au hasard. Il ne se passa rien. Le garde les observait bouche bée. Il n’avait jamais dû voir deux dames de si haut rang seules dans un flotteur.
Melithyrrh appuya sur un autre bouton. Un bourdonnement se fit entendre sous le ventre de l’appareil.
— Les rotors se mettent en marche, fit Thismet. Appuie sur le bouton de gauche.
Elle avait suivi son intuition et deviné juste. L’avant du flotteur décolla de quinze centimètres, puis vingt, puis trente. Et continua de s’élever.
— Lâche ! s’écria Thismet.
L’appareil redescendit légèrement et se stabilisa.
— Le bouton suivant, toujours à gauche ! Cette fois, le flotteur fut projeté en arrière avec une violente secousse. Thismet saisit la main de Melithyrrh pour lui faire lâcher le bouton et appuya sur celui qui se trouvait à droite du démarreur. Avec une autre secousse, le véhicule se mit en marche vers l’avant. Le garde, qui s’était écarté à la première embardée, restait à une certaine distance, béant de stupeur.
— C’est parti ! s’écria Thismet, tandis que le flotteur s’engageait en cahotant sur la route de Grand Calintane.
— Je crois avoir compris, déclara Melithyrrh. Celui-ci permet d’accélérer, l’autre de ralentir. Celui-là sert à tourner vers la… droite ? Non, vers la gauche, je pense. Donc, celui qui est à côté…
— Tu te débrouilles très bien, fit Thismet.
Le compliment était mérité. Le flotteur restait parallèle au sol et avançait sans à-coups au centre de la chaussée. Un panneau de signalisation apparut. High Morpin à gauche, Halanx à droite.
— Prends la route d’Halanx, ordonna Thismet.
Melithyrrh choisit un bouton ; le flotteur tourna vers la droite, pas trop sèchement.
— Tu vois ? fit Thismet. C’est facile comme tout. Nous sommes parties.
La première étape consistait à descendre le Mont. Dès qu’elles arriveraient dans la plaine, il leur faudrait mettre le cap à l’ouest ; cela signifiait qu’elles devaient passer par Dundilmir. Mais Dundilmir était une des Cités des Pentes, très loin, près du pied du Mont. Il fallait au préalable traverser les trois niveaux supérieurs : les Cités Intérieures, les Cités Tutélaires et les Cités Libres. Thismet avait de vagues souvenirs d’un itinéraire passant par Banglecode pour atteindre Hoikmar ou Greel, puis continuant jusqu’à Castlethorn ou Gimkandale, ce qui devrait les mener à Dundilmir et au plat pays. Mais ses connaissances de la géographie du Mont étaient fragmentaires et ne prenaient pas en compte les aiguilles au relief torturé et les pics secondaires qui compliquaient singulièrement les déplacements sur les pentes de la gigantesque montagne. Impossible de relier directement deux points en ligne droite sur une carte ; il fallait trouver un itinéraire qui les mettait en communication, ce qui impliquait parfois de couvrir des distances considérables sur le Mont. Elles passèrent ainsi leur première nuit, ce qu’elles n’avaient pas prévu, dans une auberge de la cité de Guand, où jamais Thismet ne s’était rendue, en croyant par erreur avoir pris la route de Banglecode à la sortie d’Halanx.
Leur auberge, le meilleur établissement qu’elles avaient trouvé, était pourtant loin d’être luxueuse. L’aubergiste leur lançait des regards impudents, bien qu’elles eussent pris la précaution de s’habiller de la manière la moins seyante possible, de se dispenser de tout maquillage et de tirer sévèrement leurs cheveux en arrière. Leur chambre était petite et sinistre, il y avait des taches sur les murs et les draps semblaient d’une propreté douteuse. Le repas qu’elles y prirent, une viande pâle qu’elles ne connaissaient pas, cuite dans la graisse, était d’une qualité affligeante. Elles furent dérangées toute la nuit par des éclats de rire et des bruits de ressorts des lits des chambres voisines.
— Crois-tu que ce sera comme cela jusqu’à Gloyn ? demanda Thismet.
— Pire, madame. Nous sommes encore sur le Mont.
Quand vint le moment de régler la note, Thismet se rendit compte qu’elle n’avait pas pris d’argent. La sœur du Coronal n’avait pas l’habitude d’avoir de l’argent sur elle. Par bonheur, Melithyrrh avait emporté une bourse de royaux, mais la bourse semblait bien petite et Thismet se dit qu’il lui faudrait mettre ses bijoux en gage pour payer le gîte et le couvert, si le voyage devait se prolonger. Elle comprit que les choses ne pouvaient qu’empirer.
Elles réussirent pourtant à atteindre le pied du Mont. Sans cartes, sans aptitude au voyage, elles trouvèrent des routes qui les menaient dans la bonne direction.
— Il faut chercher des panneaux indiquant Alaisor, dit Thismet. Alaisor est à l’ouest.
Mais Melithyrrh fit observer qu’Alaisor se trouvait à des milliers de kilomètres, douze mille, peut-être quinze, sur un rivage lointain, et qu’il était peu probable que la cité fût indiquée si loin à l’intérieur des terres. Elles essayèrent donc de trouver le nom d’autres cités plus proches du Mont et dans la même direction. Arkilon, suggéra Thismet qui se souvenait qu’une grande bataille y avait eu lieu l’année précédente et qu’elle avait vu sur une carte que cette cité se trouvait à l’ouest du Mont. Elles se rendirent à Arkilon.
Elles y firent la connaissance d’un voyageur descendu à la même auberge qu’elle, qui leur suggéra de prendre la direction du sud jusqu’à Sisivondal et leur montra sur un plan hâtivement tracé que cela permettrait d’éviter la traversée toujours difficile des Monts Trikkala.
— Vous êtes très aimable, fit Thismet en souriant.
Il se méprit sur la signification de cette phrase et de ce sourire, et profita de ce qu’ils étaient à table pour poser hardiment la main sur sa cuisse, de sorte que Thismet se vit obligée de lui montrer le poignard caché dans la manche de son corsage. Après quoi, il se montra fort courtois. Mais cette main baladeuse laissa pendant plusieurs heures une empreinte brûlante sur sa peau.
Elles se rendirent à Sisivondal. L’endroit le plus laid qu’il eût été donné de voir à Thismet. Même dans ses cauchemars, elle n’avait jamais rien imaginé de plus hideux. Leur chambre d’hôtel, cette fois ; pas plus grande qu’un cagibi, était nue et étouffante. Elle semblait n’avoir jamais été aérée ; mais quand-elles ouvrirent la fenêtre, une fine pluie de sable se répandit sur elles.
Des routes partaient de Sisivondal dans toutes les directions. Elles se trouvèrent face à un labyrinthe de panneaux de signalisation.
— Dans quelle direction se trouve Gloyn ? demanda Thismet, découragée. Je n’aurais jamais cru que Majipoor était si grande !
— C’est la plus grande planète de tout l’univers, fit Melithyrrh. Du moins la plus grande sur laquelle les humains peuvent vivre.
— Et les deux femmes trop choyées que nous sommes doivent la parcourir seules.
— Nous l’avons voulu ainsi, madame.
— Nous n’avions pas le choix.
Pas le choix, en effet. Thismet savait qu’elle en avait fini avec la vie à la cour, cette vie qui avait été si plaisante, mais où tout s’était transformé en déconvenues et reproches. Le Château et toutes ses horreurs lui semblaient déjà bien loin : les regards concupiscents du sournois Farquanor, les ricanements du bestial Procurateur, les mages perfides et le noble frère qui l’avait traitée d’une manière si ignoble quand elle avait demandé une place au sein du gouvernement. Elle ne regrettait presque pas son boudoir jade et sa baignoire d’albâtre, ses robes et ses bijoux, le luxe qui avait rempli une existence vide. Tout cela était fini et bien fini. Terminé. Mort. Elle aspirait maintenant à une nouvelle vie et elle la trouverait dans l’Ouest. Et pourtant… cet épuisant et interminable voyage… cette main impudique sur sa cuisse, brûlante comme une flamme… les hôtels sordides, les mornes trajets, la nourriture abjecte…
Autour de Sisivondal s’étendait une vaste contrée désertique et poussiéreuse. Un vent sec et brûlant la balayait sans discontinuer. Elles gardèrent le flotteur hermétiquement fermé et, quand Thismet se tournait vers Melithyrrh, elle voyait la blonde chevelure couverte d’une pellicule de sable et savait qu’il en allait de même pour elle. Du sable dans les yeux, du sable entre les dents, du sable sur les bras et entre les seins. Sa peau était sèche ; sa gorge était sèche. Son âme même était desséchée. Jamais elle ne s’était sentie si sale, si négligée, si ordinaire, au point que nul n’aurait pu reconnaître en elle la princesse Thismet du Château de lord Confalume. Elles poursuivirent leur route en priant pour que se termine enfin cette morne et sablonneuse plaine ; leurs prières furent exaucées, l’air retrouva une douceur et le paysage une beauté dignes de Majipoor.
— Nous devons approcher de Gloyn, du moins je l’espère, dit Thismet un matin particulièrement beau et ensoleillé, tandis qu’elles traversaient d’immenses prairies d’un vert étincelant.
Elles firent halte pour se renseigner dans une ferme où une plante aux feuilles pourpres et à l’aspect mystérieux était cultivée dans des champs qui s’étendaient à perte de vue. Gloyn ? Gloyn ? Ah ! oui, Gloyn ! C’était sur la route de Marakeeba, sauf erreur. Eh bien, elles avaient dépassé la route de Gloyn depuis plus de mille kilomètres. Il fallait repartir à Kessilroge, prendre sur la droite, parcourir cinq cents kilomètres, chercher des panneaux indiquant Gannamunda et, à Gannamunda, suivre la route d’Hunzimar…
Soit. Demi-tour jusqu’à Kessilroge.
L’armée de Prestimion avait établi son campement dans le val de Gloyn, une vaste savane s’étendant au centre-ouest d’Alhanroel, à peu près à mi-distance entre le Mont et la côte d’Alaisor. Toute la plaine isolée était couverte d’un épais tapis d’une herbe aux reflets cuivrés, montant à la hauteur des tibias, appelée gattaga, dont les brins étaient si serrés qu’en marchant dessus on laissait une trace qui se voyait encore une demi-heure plus tard ; ces centaines de kilomètres de gattaga nourrissaient d’immenses troupeaux d’herbivores qui y vivaient comme ils les faisaient cent mille ans ou un million d’années auparavant.
Ce jour-là, le duc Svor, qui avait quitté seul le bivouac à dos de monture, se tenait près de la pointe aiguë d’une des montagnes naines qui parsemaient la plaine, des empilements de rochers hauts de vingt-cinq à trente mètres, s’élevant au-dessus du tapis d’herbe comme de petites îles de pierre. De ce poste d’observation, il contemplait avec émerveillement un des gigantesques troupeaux.
Le tapis de gattaga s’étendait jusqu’à l’horizon. À ses pieds paissaient dix, vingt ou cinquante mille klimbergeysts, ces gros quadrupèdes trapus, au museau plat, à la peau marquée de moirures rouge et or. On eût dit des milliers de petits soleils allant en liberté dans la plaine. Sur sa gauche s’élevait un bouquet d’arbres de haut fût gris, hérissé de pointes, dont plusieurs dizaines d’animaux à long cou, hauts de près de quinze mètres, broutaient les tendres feuilles des branches supérieures. Svor n’avait pas la moindre idée du nom de ces animaux. Leurs longues pattes minces, raides et anguleuses, étaient articulées par trois genoux équidistants ; leur cou, aussi flexible que le corps d’un serpent, se terminait par une tête réduite à une bouche géante et des yeux ternes qui se déplaçaient en tous sens. Ils arrachaient inlassablement les jeunes pousses des arbres imposants qui, tout aussi inlassablement, produisaient de nouvelles feuilles après leur départ.
De l’autre côté, Svor observa un animal trapu comme un char, à la cuirasse luisante, pas très différent en apparence d’un mollitor, mais à l’évidence beaucoup moins agressif, qui allait placidement en bordure d’une zone marécageuse où pointaient les pousses roses d’une plante aquatique. Derrière, par l’ouverture d’un vallon secondaire que deux des petites îles de pierres encadraient comme des piliers, il distingua un autre troupeau énorme, des vongiforins cette fois, ces animaux porcins au groin aplati qui fouissaient l’herbe à la recherche des petites graines sucrées dont ils étaient friands. Le soleil était chaud et agréable ; des nuages floconneux passaient en hauteur ; un vent doux soufflait du sud. Une scène idyllique, se dit Svor. Presque idyllique. Il remarqua la présence, au sommet d’une des montagnes naines, d’un trio d’animaux de proie, au corps élancé, au pelage fauve, des kepjitaljis qui surveillaient avec intérêt les vongiforins en train de paître. Les carnivores – une mère et deux petits, supposa-t-il – avaient un corps long et effilé, une tête triangulaire aux fortes mâchoires, des yeux brillants comme des étoiles rouges, des pattes avant aux griffes acérées et de puissantes pattes arrière qui leur permettaient de se projeter rapidement vers leur proie par grands bonds inexorables. Il les avait déjà vus l’avant-veille, grondant, les babines couvertes de sang, sur un tas de côtes à demi rongées. Nul doute qu’ils se préparaient à tuer de nouveau.
Derrière lui, sur l’autre versant de la montagne miniature dont il avait fait son poste d’observation, se trouvait le camp de Prestimion.
La nouvelle armée était plus imposante que celles qui l’avaient précédée et continuait de grossir de jour en jour sous un afflux de volontaires de toutes les régions d’Alhanroel venant se rassembler sous la bannière du prince rebelle. Les survivants des débris de l’armée du Iyann avaient été les premiers à s’enrôler et ils étaient plus nombreux que Prestimion n’avait osé l’espérer ; il avait retrouvé le duc Miaule de Miaule, le casque d’or de Spalirises de Tumbrax, le robuste Gynim de Tapilpil avec son bataillon de frondeurs et bien d’autres hardis combattants qui ne se lassaient pas de raconter comment ils avaient échappé aux flots déchaînés et étaient avides de se venger d’un ennemi qui avait lâchement précipité sur eux toute l’eau du réservoir.
D’autres aussi étaient arrivés, une multitude d’autres ; une légion de combattants des terres australes, venus de Stoien, d’Aruachosia et de Vrist ; une troupe de la brumeuse Vrambikat, très loin à l’est, au-delà du Mont du Château, des hommes de plusieurs villes situées au pied du Mont, Megenthorp, Bevel, Da, des troupes de la cité de Matrician, la capitale du riche duché placé sous l’autorité de Fengiraz, dont la mère avait été la meilleure amie d’enfance de celle de Prestimion ; Gomoth Gehayn et ses fils intrépides, accompagnés de leurs hierax apprivoisés, venus de leur province occidentale pour espionner l’ennemi du haut du ciel. D’autres encore, jour après jour ; et jour après jour, de l’aube au crépuscule, Prestimion, Gialaurys et Septach Melayn se dépensaient sans compter pour les incorporer à la force unie qui allait bientôt se mettre en marche vers l’est et affronter les troupes du faux Coronal.
Certains de ces hommes étaient venus à Gloyn par amour pour Prestimion, d’autres parce qu’ils ne supportaient pas l’usurpation du trône par Korsibar, un grand nombre parce qu’ils avaient eu vent des rumeurs selon lesquelles le Coronal serait un Métamorphe déguisé et que cela leur était intolérable. Certains étaient seulement en quête d’aventure ; d’autres espéraient améliorer leur sort. Nombreux étaient ceux qui avaient rejoint le camp des rebelles par simple dégoût pour l’ignoble destruction du barrage de Mavestoi. Parmi ces derniers figurait un groupe de fermiers de la vallée du Iyann, qui avaient tous perdu des parents dans l’inondation et qui, bien qu’ils ne fussent ni prédisposés ni formés à la guerre, étaient venus à Gloyn armés de haches, de pelles, de fourches et autres outils agricoles susceptibles d’être utilisés contre l’usurpateur et son armée.
C’était une belle et bonne armée qui se rassemblait dans cette plaine et Svor, du haut de son empilement de rochers, la voyait s’étaler à ses pieds, défiler, faire l’exercice et répéter les manœuvres d’attaque et de défense. Savoir que Prestimion, après ces longs mois d’abattement à Triggoin, avait retrouvé sa résolution lui procurait une grande joie, car il souhaitait du fond du cœur voir son ami triompher et prendre la place qui lui revenait sur le Trône de Confalume.
Pour sa part, Svor en avait assez d’observer ces activités militaires et aspirait à prendre ses distances. N’étant pas un soldat, il n’était guère concerné par ces exercices, ces marches, ces plans de bataille et ne prenait guère de plaisir aux responsabilités qu’on lui avait confiées ; l’inaction lui devenait pesante. Son appartement au Château lui manquait, ses livres, ses cartes des étoiles et les dames. Surtout les dames, car une grande énergie courait par le corps petit et sec du duc Svor, une énergie qu’il libérait le plus aisément, il l’avait appris depuis bien longtemps, dans les bras d’une femme. Il avait eu dans sa vie maintes liaisons romantiques et clandestines avec de grandes dames du Château, maintes aventures dans les cités environnantes du Mont et, même dans le sinistre Labyrinthe, il avait réussi à trouver des compagnes de plaisir.
Mais il n’y avait pas de femmes dans le camp de Prestimion, pas plus qu’il n’y avait de villes alentour où il eût pu en trouver. L’impatience le gagnait. C’est pour cette raison qu’il était parti seul dans cette savane qui s’étendait au nord et à l’ouest du cantonnement, sans but précis, seulement pour se libérer, s’il y parvenait, de la tension que l’inaction et les nuits solitaires avaient accumulée en lui. Empruntant une des montures de la cavalerie, il était monté au sommet de la montagne miniature pour observer la plaine au-delà du campement ; sans se fixer une destination précise, il descendit dans la vallée adjacente, où il avait vu paître le troupeau de vongiforins.
Dans le vallon humide les vongiforins étaient innombrables, comme une mer s’étirant jusqu’à l’horizon ; de loin en loin, un petit groupe de klimbergeysts ou d’autres herbivores paissait paisiblement. Tous les animaux étaient paisibles et s’écartaient docilement, avec de petits grognements peu mélodieux, à l’approche de la monture de Svor. Pendant près d’une demi-heure, il poursuivit sa route vers le nord-ouest. Puis, passant près d’une autre montagne miniature formant îlot, il entrava les pattes de sa monture et gravit la pente pour avoir une vue d’ensemble du paysage. Il y fit une découverte surprenante. Un autre vallon s’ouvrait derrière l’empilement de rochers, une large étendue de gattaga aux reflets cuivrés, divisée par de petits ruisseaux. Au milieu du vallon, à moins de trois cents mètres au nord, Svor découvrit un flotteur poussiéreux et quelque peu cabossé, le nez piqué dans un bourbier, comme si de la boue avait encrassé les rotors du véhicule passant trop près du sol. Deux femmes se tenaient près du flotteur, jeunes, autant qu’il pût en juger. Il ne semblait y avoir personne d’autre. L’une était blonde, l’autre brune et, malgré la distance, Svor vit à leur attitude qu’elles étaient déroutées et préoccupées par l’état de leur véhicule.
Deux femmes voyageant seules en flotteur dans cette contrée inhabitée et sans voie de communication, peuplée de vongiforins, de klimbergeysts et de kepjitaljis aux griffes acérées ? C’était un spectacle pour le moins inattendu, mais qui méritait assurément une enquête approfondie.
Il redescendit en hâte vers sa monture et piqua des deux en direction du flotteur accidenté.
Il n’y avait pas d’autre végétation que l’herbe cuivrée et les femmes virent arriver Svor alors qu’il était encore à une certaine distance. Elles se tournèrent dans sa direction, le montrèrent du doigt et se rapprochèrent l’une de l’autre contre le flanc du flotteur, sans quitter Svor du regard. Oui, elles étaient jeunes, cela ne faisait plus de doute. Pauvrement vêtues, mais de taille bien prise et de belle prestance. La brune en particulier, remarqua-t-il, avait un port d’une grande élégance et d’une noble assurance. Mais, au nom du Divin, que faisaient-elles si loin de tout ? Ce n’était pas un endroit pour des femmes. La seule explication plausible était qu’elles étaient venues de leur propre chef retrouver un amant ou un mari enrôlé dans les troupes de Prestimion, une décision imprudente et irréfléchie.
Puis il fut assez près pour distinguer leur visage.
— Par tous les dieux et les démons ! s’écria-t-il d’une voix assourdie par une stupeur indicible. Princesse ! Comment êtes-vous…
— Pied à terre et restez près de votre monture, les mains levées ! ordonna Thismet, la main crispée sur un petit lanceur d’énergie braqué sur la poitrine de Svor.
— Je suis sans arme, madame, dit-il en descendant de sa monture. Dans tous les cas, je ne vous veux aucun mal. Je vous en prie… Cette arme est dangereuse…
— Pas un geste, monsieur le duc, poursuivit Thismet, le visage dur et froid. Je cherche le campement de Prestimion.
— Derrière nous, fit-il en tournant la tête à demi.
L’arme braquée sur sa poitrine lui inspirait une terreur extrême ; il aurait voulu qu’elle l’écarte sans tarder.
— Loin ?
— Moins d’une heure à dos de monture.
— Conduisez-nous au campement, Svor.
— Bien sûr, madame. Votre arme, s’il vous plaît… Ce n’est pas nécessaire…
— Je suppose que non.
Elle baissa le lanceur d’énergie et le remit dans l’étui qu’elle portait à la ceinture.
— Je craignais que vous n’ayez envie de nous exécuter sommairement, reprit-elle d’une voix adoucie, en croyant que j’espionnais pour le compte de mon frère. Mais ce n’est pas ce qui m’a amenée ici.
Svor n’osa pas lui demander la raison. La présence de la princesse le plongeait dans une profonde perplexité. À l’évidence le voyage n’avait pas été de tout repos. Thismet et Melithyrrh étaient sales, débraillées et avaient les traits tirés au point d’être méconnaissables. Leurs vêtements rustiques étaient crottés et déchirés, leur visage maculé de poussière, leurs cheveux emmêlés ; elles paraissaient sous-alimentées et donnaient l’impression de n’avoir pas dormi depuis plusieurs jours. L’éclat de la beauté de Thismet restait intact malgré sa mise débraillée. Mais elle était dans un état pitoyable et Melithyrrh ne valait pas mieux. Qu’étaient-elles donc venues faire là ? Leur présence pouvait-elle faire partie de quelque terrible machination ourdie par l’ennemi ? Svor voyait par une déchirure de la manche du corsage le petit poignard fixé à l’intérieur du bras de Thismet. Qu’elle eût ou non un sinistre projet en tête, la brusque apparition à Gloyn de la sœur de Korsibar était incompréhensible.
Svor baissa les bras pour prendre les rênes de sa monture.
— Je ne peux porter qu’une seule de vous à la fois, madame.
— J’attendrai près du flotteur, suggéra aussitôt Melithyrrh. Prenez la princesse et envoyez quelqu’un me chercher rapidement.
— Cela vous convient-il ? demanda Svor à Thismet.
— Il le faudra. Dites-moi, Svor : comment va le prince Prestimion ?
— Bien, madame. Très bien.
— Il doit avoir rassemblé une armée de belle. Pardonnez-moi, madame, je vous laisserai en juger par vous-même. Je dois vous considérer comme une ennemie et ne puis vous donner des détails sur…
— Je ne suis pas une ennemie, Svor.
Il la considéra fixement, sans répondre.
— Mon frère est un imbécile et ses conseillers de vils personnages. Je ne veux plus avoir affaire à eux. Pourquoi croyez-vous que nous avons traversé, Melithyrrh et moi, la moitié d’Alhanroel pour arriver jusqu’ici ? Ce voyage fut un véritable cauchemar. Nous avons dormi dans des taudis, avalé des brouets abjects, repoussé les avances de quantité de malotrus, de goujats… Quand je pense que nous avons détruit le flotteur à quelques kilomètres du but, reprit-elle, après un silence. Nous ne savions plus que faire, Svor, quand vous êtes arrivé. Croyez-vous qu’il me sera possible de faire un brin de toilette quelque part avant que vous me conduisiez auprès de Prestimion ? Cette couche de crasse que j’ai sur moi me dégoûte. Je n’ai pas pris de bain depuis au moins deux jours, peut-être trois. Jamais de ma vie je ne me suis sentie aussi sale.
— Il y a un ruisseau tout près d’ici, fit Svor en tournant la tête vers la gauche.
— Montrez-nous.
Il leur fit parcourir une centaine de mètres dans l’herbe dense. C’était le ruisseau qui alimentait le bourbier où s’était échoué leur flotteur ; l’eau y était vive et limpide.
— Restez près de votre monture, ordonna Thismet. Regardez de l’autre côté et ne vous retournez pas.
— Vous avez ma parole.
Une seule fois pendant leur bain, il lança un coup d’œil à la dérobée et seulement quand il n’y tint plus. Cet unique regard par-dessus l’épaule lui montra les deux femmes dans le ruisseau, de l’eau jusqu’aux genoux, dans leur nudité triomphante. Melithyrrh, le dos tourné, puisait de l’eau dans sa chemise et la versait sur Thismet qui se tenait de profil. La vue des fesses blanches et rebondies de Melithyrrh et des rondeurs parfaites des seins de la princesse se grava à jamais dans l’esprit de Svor et, après ces longues semaines de célibat, le laissa tremblant, les genoux flageolants.
— Vous vous sentez bien, Svor ? demanda Thismet quand elle revint du ruisseau avec Melithyrrh, plus propre et plus détendue. Je vous trouve très pâle, d’un seul coup.
— J’ai eu la fièvre la semaine dernière, répondit-il. Je suppose que je n’ai pas complètement récupéré.
Il aida Thismet à se hisser sur la selle et bondit derrière elle, les cuisses contre ses hanches, les bras serrés autour de sa taille. Cela l’excita tant qu’il crut devenir fou. Il cria à Melithyrrh de ne pas s’éloigner du flotteur tant qu’on ne serait pas venu la chercher et éperonna sa monture.
— Vous êtes donc complètement brouillée avec votre frère, madame ? demanda Svor après avoir chevauché un moment en silence au milieu des denses troupeaux de vongiforins et de klimbergeysts.
— Vous n’êtes pas très loin de la vérité en exprimant les choses ainsi. J’ai quitté le Château sans prévenir Korsibar, mais il doit savoir maintenant où je suis allée. Un jour, d’un seul coup, j’ai compris que je ne pouvais plus rester au milieu de ces gens-là. Une répulsion pour le Château m’est venue et je me suis dit que nous avions commis une erreur en arrachant le trône à Prestimion. Que c’était un horrible péché contre la volonté du Divin. J’ai décidé d’aller le voir pour le lui dire et implorer son pardon. C’est ce que j’ai l’intention de faire. Croyez-vous qu’il consentira à me pardonner, Svor ?
— Le prince Prestimion nourrit à votre endroit les pensées les plus bienveillantes, répondit Svor d’une voix douce. Nul doute qu’il accueillera votre revirement avec un plaisir sans mélange.
Mais il se demanda de nouveau s’il ne s’agissait pas de quelque tortueuse machination de Korsibar contre Prestimion ou, plus vraisemblablement, de Dantirya Sambail pour le compte du Coronal. Mais de quelle nature ? Quel bénéfice Korsibar pouvait-il espérer en envoyant la princesse et sa dame d’honneur sans escorte, à des milliers de kilomètres, dans le campement de Prestimion ? Nourrissait-elle le dessein insensé de plonger son poignard dans le cœur du prince dès qu’il serait à sa portée ? Svor refusait de le croire. Surtout dans la position où il se trouvait, les yeux sur la courbe gracieuse du cou de la princesse, les cuisses collées à ses jambes, les bras refermés sur sa taille, juste au-dessous de la poitrine.
Son esprit s’égara un moment dans le tourbillon effréné d’un désir impossible. Puis il s’entendit dire, très doucement, dans le creux de l’oreille délicate qui se trouvait à quelques centimètres de ses lèvres :
— Puis-je vous dire quelque chose, madame ?
— Allez-y, Svor.
— Si vous êtes véritablement dans notre camp, il me sera peut-être possible de vous offrir ma protection dans cet environnement hostile.
— Votre protection, Svor ?
Elle avait la tête tournée de l’autre côté, mais il eut l’impression qu’elle souriait.
— Quelle protection pourriez-vous m’offrir, reprit-elle, au milieu de tant de rudes combattants ?
Il préféra ne pas relever l’allusion.
— Je veux dire que vous auriez ma compagnie, madame, que vous ne seriez pas seule pour repousser ceux qui viendraient vous importuner. Voyez-vous à quoi je pense ?
Il tremblait comme un jouvenceau énamouré, lui qui avait fait son chemin dans la vie en conservant en toute occasion une vision claire et assurée des moyens à employer pour atteindre ses objectifs.
— Je dois vous avouer, madame, que, depuis mon arrivée au Château, j’éprouve pour vous l’amour le plus profond et le plus honorable…
— Non, Svor ! Vous aussi !
Ce n’était pas encourageant. Mais il insista, incapable de résister, sans essayer d’endiguer le flot de paroles qui montait à ses lèvres.
— Je n’ai jamais pu révéler mes sentiments, surtout après le froid qui a commencé à se développer entre votre frère et le prince. Mais, en toutes circonstances, je vous ai regardée avec un ravissement sans égal, le cœur débordant d’amour, avec le désir sincère, avide et dévorant de vous demander d’être mienne…
— À combien de femmes avant moi avez-vous déclaré un désir aussi sincère et avide, Svor ? demanda Thismet avec une surprenante douceur.
— Je ne parle pas seulement de désir, madame, mais de mariage. Et la réponse à votre question est : pas une seule.
Elle garda le silence pendant un moment qui sembla durer dix mille ans.
— Vous choisissez de fort étranges circonstances pour demander ma main, mon cher duc : serrés l’un contre l’autre sur le dos de cette monture, chevauchant dans ce lieu du bout du monde, entourés d’animaux sauvages qui grognent et s’ébrouent à n’en plus finir, moi en haillons, vous m’étreignant par-derrière. Farquanor, au moins, avait fait sa demande dans un cadre plus convenable.
— Farquanor ? lança Svor, horrifié.
— N’ayez pas d’inquiétude, Svor, je l’ai éconduit. Avec indignation, pour ne rien vous cacher. Je serai moins rude avec vous, car vous valez infiniment mieux que Farquanor. Mais vous n’êtes pas pour moi. J’ignore si cet homme existe, mais je sais, en tout cas, que ce n’est pas vous. N’en concevez pas d’amertume, Svor, et n’abordons plus jamais ce sujet.
— Comme vous voudrez, fit Svor, aussi stupéfait de l’audace qui l’avait poussé à ouvrir son cœur que de la douceur de la réponse de la princesse.
— Vous pouvez essayer avec Melithyrrh, reprit Thismet un peu plus tard. Maintenant que nous ne vivons plus à la cour, elle se sent très seule et elle pourrait accueillir favorablement vos avances. Je ne saurais dire si c’est d’un mari qu’elle a envie, mais il me paraît également douteux que vous cherchiez une épouse. Vous devriez, je pense, lui en toucher un mot.
— Merci pour cette suggestion, princesse.
— J’espère que vous réussirez, Svor. À votre avis, ajouta-t-elle un peu plus tard, comme si elle n’avez pas déjà posé la question, le prince Prestimion croira-t-il à la sincérité de mon repentir ?
Prestimion n’avait pas éprouvé un tel choc depuis le jour déjà lointain où il avait découvert en entrant dans la Cour des Trônes Korsibar sur le siège du Coronal, le front ceint de la couronne à la constellation. Thismet était dans le campement ? Elle demandait à être reçue sans délai dans sa tente, en tête à tête ?
Il lui semblait irréel qu’elle soit venue dans un endroit si écarté. Cette apparition qui s’offrait à ses regards devait être l’œuvre des sorciers. Mais non, elle était bien réelle, cela ne faisait aucun doute. Vêtue de guenilles. La chevelure ébouriffée. Sans aucun bijou, sans la plus petite trace de maquillage. Les traits tirés, le visage fatigué. Elle ressemblait beaucoup plus à une fille de cuisine qu’à la fille d’un souverain et la sœur d’un autre ; mais la grâce majestueuse qui émanait d’elle, les yeux ardents, les lèvres pleines, le modelé délicat du visage, tout lui disait qu’il s’agissait indéniablement de Thismet. Là, devant lui. À Gloyn, aussi invraisemblable que ce pût être.
— Il faut d’abord que je vous dise, monseigneur, que je porte une arme sur moi.
Elle releva sa manche déchirée, découvrant la gaine du poignard fixée à son bras. Elle la détacha et la lança à Svor d’un geste désinvolte.
— Il n’était destiné qu’à me défendre pendant le voyage, reprit Thismet. Je ne vous veux aucun mal, monseigneur. Je n’ai pas d’autre arme sur moi, ajouta-t-elle avec un sourire enjôleur qui fit courir des frissons par tout le corps de Prestimion. J’accepterai que l’on me fouille, si vous y tenez.
Mais autre chose que son comportement aguicheur avait retenu l’attention de Prestimion.
— À deux reprises, Thismet, vous m’avez appelé « monseigneur ». Que signifie ce titre dans votre bouche ?
— Ce qu’il signifie pour tout un chacun. La même chose que cela.
Sans cesser de sourire, les yeux plongés dans ceux de Prestimion, elle leva les deux mains pour former le symbole de la constellation.
— Vous refusez à votre frère le droit à la couronne, Thismet ? demanda-t-il lentement, après un silence.
— Du fond du cœur, monseigneur.
— Appelez-moi Prestimion, comme avant.
— Prestimion, soit. Comme avant.
Ses yeux étincelaient. Il avait l’impression de regarder des éclairs.
— Mais je vous reconnais pour Coronal de Majipoor. Ces imbéciles du Château, ces êtres stupides et vils, je me dégage de tout lien avec eux.
— Approchez, dit Prestimion.
— Ce serait peut-être une bonne idée de la fouiller d’abord, suggéra Svor, resté discrètement à l’écart.
— Crois-tu ? fit Prestimion en souriant. Tu penses à un autre poignard caché quelque part sur sa personne ?
— Venez, Prestimion, fouillez-moi ! lança Thismet, les yeux flamboyants. Qui sait, poursuivit-elle en posant la main entre ses seins, j’ai peut-être un second poignard caché ici ?… ou là ?
Elle plaça la main au bas de son ventre, les doigts écartés.
— Venez vérifier, monseigneur ! Voyez si je suis encore armée !
— Vous ne manquez assurément pas d’armes, fit Prestimion, et les endroits que vous montrez sont bien ceux où vous les portez. Et je ne doute pas d’être en grand danger. Puisque j’ai votre permission, Thismet, poursuivit-il en souriant, je crois que je vais faire une petite fouille.
— Monseigneur… souffla Svor.
— Silence, fit Prestimion. Mais dites-moi d’abord, poursuivit-il à l’adresse de Thismet, la véritable raison de votre présence.
— Eh bien, je suis venue conclure une alliance avec vous, répondit-elle sans détour, d’une voix d’où toute trace de coquetterie avait disparu. Il est vrai que j’ai voulu que Korsibar soit roi à votre place, non parce que je vous estimais indigne de le devenir, mais parce que j’étais avide de voir mon frère sur le trône. C’était une grave erreur et j’ai honte aujourd’hui du rôle que j’ai joué pour y parvenir. Korsibar est mon frère, j’ai encore pour lui l’amour d’une sœur, mais il n’aurait jamais dû être roi. Je le proclamerai de mon plein gré à la face du monde. En me tenant à vos côtés, Prestimion, et en saluant en vous le nouveau Coronal.
Il crut comprendre où elle voulait en venir.
— Et quel rôle comptez-vous tenir, demanda-t-il avec précaution, quand je serai sur le trône de Confalume ?
— J’ai été la fille d’un Coronal, puis la sœur d’un Coronal, répondit-elle. Jamais dans l’histoire de notre planète une femme n’a pu en dire autant. Je me distinguerais encore plus des autres en devenant aussi l’épouse d’un Coronal.
Svor laissa échapper un petit cri. Prestimion lui-même fut interloqué par tant de franchise. Plus question de coquetterie diplomatique, il ne restait que l’expression sans ambiguïté d’une volonté inflexible.
— Je vois, fit-il. Une alliance au sens littéral.
Il se représenta en esprit non la Thismet éprouvée par un long voyage, qui se tenait devant lui, mais la radieuse, la glorieuse Thismet du Château, vêtue d’une magnifique robe de léger satin blanc, au cou enserré dans d’étincelants cercles d’or ; puis, toujours en esprit, il vit la lumière de hauts chandeliers filtrant à travers cette robe lui révéler les courbes souples de la poitrine, du ventre et des cuisses de la princesse. Un torrent de passion inonda son âme avec une telle violence que Prestimion crut un instant se retrouver au pied du barrage de Mavestoi, au moment d’être englouti par les flots.
Il tourna la tête vers Svor. Lut une mise en garde dans ses yeux, vit le pli de perplexité qui lui barrait le front. Svor, l’homme à femmes, versé dans les voies du désir, voulait assurément lui faire comprendre qu’il devait se méfier de la magie exercée par le corps de cette femme, qu’elle pouvait être plus puissante que le plus puissant sortilège connu du haut mage Gominik Halvor ou de ses confrères en sciences occultes.
Oui. Très probablement. Et pourtant… pourtant…
— Monseigneur, reprit Thismet, rompant le silence qui se prolongeait, si je pouvais disposer d’une heure et d’une cuvette d’eau chaude, et si on pouvait aller chercher mes vêtements qui se trouvent dans le flotteur accidenté dans la vallée…
— Bien sûr. Je donne immédiatement des ordres. Allez dans ma tente, Thismet.
— Nous avons déjà envoyé chercher les bagages dans le flotteur, dit Svor. Et Melithyrrh qui attend là-bas.
— Bien, fit Prestimion, avec un petit signe de tête, avant de se tourner vers Nilgir Sumanand, son aide de camp.
— Assurez-vous que la princesse Thismet ait tout ce dont elle a besoin pour se rafraîchir. Elle a fait un long et pénible voyage.
— Que vas-tu faire, Prestimion ? demanda Svor quand ils furent seuls.
— À ton avis ? Que ferais-tu à ma place ?
— Je comprends, fit Svor avec un petit sourire triste. Qui pourrait résister ? Je ne te cache pas, poursuivit-il d’une voix douce, que je suis, moi aussi, amoureux d’elle. Depuis longtemps. Comme tout le monde au Château, je suppose. Mais je me contenterai, en bon subordonné, de Melithyrrh.
— On peut faire pire, fit Prestimion.
— En effet, approuva Svor. Tu te sens capable de rester seul avec elle ? ajouta-t-il en jetant un coup d’œil vers la tente.
— Je crois, oui. Je ne pense pas qu’elle essaiera de me tuer.
— Probablement pas. Mais elle est dangereuse, Prestimion.
— Peut-être. C’est un risque à courir.
— Et si tout se passe bien, penses-tu vraiment faire d’elle ton épouse ?
Prestimion donna en souriant une tape sur l’épaule de Svor.
— Une chose à la fois, Svor, une chose à la fois ! Mais ce serait une bonne décision politique, non ? Lord Prestimion triomphant prend pour épouse la fille du Pontife Confalume, rétablissant ainsi l’ordre ébranlé par le stupide Korsibar. L’idée me plaît. Oui, une bonne décision politique. Mais il y a aussi la princesse… pour elle-même…
— Comme tu viens de le dire, on pourrait faire pire.
— En effet.
Il indiqua à Svor qu’il souhaitait rester seul un moment ; le petit duc se retira.
Prestimion s’enroula dans sa cape et déambula entre les tentes sans être dérangé, revenant en esprit sur la tournure surprenante des événements.
Thismet !
C’était si étrange, si inattendu. Elle se servait de lui, bien entendu, pour exercer une manière de vengeance sur Korsibar ; il ne faisait aucun doute que son frère avait été à l’origine d’une déconvenue, qu’il avait peut-être essayé de lui imposer un mari dont elle ne voulait pas. En tout état de cause, il l’avait suffisamment mécontentée pour qu’elle s’enfuie à l’autre bout de la planète et se jette dans les bras de son ennemi. Soit. Il leur serait certainement possible de s’entendre, dans leur intérêt commun. Ils se comprenaient, Thismet et lui. Elle se servirait de lui comme il se servirait d’elle. Il ne pouvait espérer meilleur parti, tout le monde le savait.
Outre les questions de politique, il y avait bien sûr la personne de Thismet. Cette femme ardente, passionnée, qu’il observait avidement de loin, depuis si longtemps. Qui venait à lui. Qui s’offrait à lui. Il avait mené assez longtemps une vie ascétique. On ne pouvait refuser une telle proposition.
— Prestimion ? C’est bien toi, emmitouflé dans cette cape ?
La voix dans son dos était celle de Septach Melayn.
— Oui, répondit-il. Tu m’as reconnu.
— Svor m’a raconté, pour Thismet.
— Oui.
— On peut dire, je le pense, qu’elle est la plus belle femme du monde. Toutes mes félicitations. Mais les ennuis l’accompagnent partout où elle va.
— Je le sais, Septach Melayn.
— Est-il souhaitable, Prestimion, que les ennuis viennent jusque dans notre armée ? À la veille du combat, pratiquement ?
— Laisse-moi en être juge.
— Je viens d’en parler avec Gialaurys et…
— Eh bien, n’en parlez plus. Elle est à sa toilette dans ma tente ; quand elle sera prête, j’irai la rejoindre et si des ennuis surviennent, tant pis. Mais je ne veux pas entendre un mot de plus.
Prestimion posa la main sur l’avant-bras de Septach Melayn, juste au-dessus du poignet.
— Écoute-moi bien, mon vieil ami, fit-il en souriant, d’une voix douce mais empreinte d’une grande fermeté. Je ne te donne pas de conseils sur la manière d’utiliser ton épée ; ne m’en donne pas sur ce que je dois faire de la mienne.
Ils se trouvèrent enfin face à face, seuls dans la tente. Thismet s’était lavée et avait passé une robe blanche arachnéenne, sans rien dessous. Il voyait les pointes sombres des seins dressées contre l’étoffe légère et la marque plus sombre sur le bas-ventre. Mais, sans bijoux et sans maquillage, il émanait d’elle une étrange pureté ; aussi bizarre qu’il pût être d’appliquer ce mot à Thismet, c’est pourtant celui qui convenait. Elle était loin des bravades dont elle avait fait montre une heure plus tôt en l’invitant à la fouiller pour chercher une arme sur sa personne. Elle paraissait tendue, hésitante, presque effrayée. Jamais il ne l’avait vue comme cela, jamais. Mais il comprenait. Il éprouvait un peu la même chose. Il sentit soudain poindre en lui la possibilité qu’il pût y avoir entre eux autre chose que la simple soif de pouvoir qui unit deux conspirateurs et autre chose aussi que le plaisir des sens. Peut-être. Peut-être.
— C’est moi qui ai incité Korsibar à s’emparer de la couronne, dit-elle. Le saviez-vous, Prestimion ? Je l’ai poussé à agir. Sans moi, il ne l’aurait jamais fait.
— Dantirya Sambail me l’avait laissé entendre, répondit-il. Peu importe. Ce n’est pas le moment d’en parler.
— J’ai commis une grave erreur ; je l’ai compris aujourd’hui. Il n’était pas fait pour être roi.
— Ce n’est pas le moment de parler de cela, Thismet, répéta Prestimion. Laissons les historiens débattre de la question.
Il fit un pais vers elle, les bras ouverts. Elle recula, lui intimant d’un petit geste de la main de rester où il était. Puis, avec un sourire qui était comme le soleil réapparaissant après l’orage, elle fit glisser la robe blanche et transparente de ses épaules et se tint nue devant lui.
Elle paraissait si petite ; un corps mince qui arrivait à peine à la poitrine de Prestimion, une taille fine dont la courbe brusque au-dessus des hanches évasées accentuait la fragilité des formes. Malgré cela, son corps semblait ferme, vigoureux et robuste ; un corps d’athlète aux épaules larges comme celles de son frère, aux muscles longs et nerveux, un corps gracieux aux proportions élégantes. Et elle était extrêmement féminine. Les seins, petits, étaient ronds et hauts, avec de petits mamelons durs, d’aspect virginal. La peau était mate. La dense toison noire et bouclée du pubis avait le même éclat luisant que les cheveux.
Elle était parfaite. Il n’avait jamais imaginé pareille beauté.
— Nous sommes restés si longtemps des étrangers l’un pour l’autre, murmura-t-elle. « Bonjour, princesse Thismet », me disais-tu, et je répondais : « Bonjour, prince Prestimion. » C’était tout. Rien d’autre que cela pendant toutes ces années passées au Château. Quel gâchis ! Quel triste et stupide gâchis de notre jeunesse !
— Nous sommes encore jeunes, Thismet. Nous avons tout le temps pour prendre un nouveau départ.
Il fit un autre pas vers elle ; cette fois, elle ne se déroba point. Il fit courir ses mains sur le satin de la peau de Thismet. Elle plaqua les lèvres sur les siennes et il sentit la pointe ardente de sa langue, et ses ongles qui lui griffaient le dos.
— Prestimion… Prestimion…
— Oui.
Deux autres semaines s’écoulèrent dans le campement du Val de Gloyn. Puis les espions que Prestimion avait envoyés sur tout le continent rapportèrent que Korsibar était descendu du Mont avec une armée gigantesque et commençait de marcher vers l’ouest. Les fils de l’éleveur de hierax décollèrent sur le dos de leurs oiseaux géants et confirmèrent l’information : une troupe colossale de soldats se dirigeait vers eux.
Deux messages arrivèrent peu après au campement de Prestimion : ils étaient rédigés sur le raide papier-parchemin utilisé par le Coronal et portaient le sceau à la constellation.
L’un d’eux, adressé à Prestimion, lui intimait de mettre fin une fois pour toutes à la rébellion et de se constituer immédiatement prisonnier auprès des représentants de l’autorité les plus proches, afin d’être jugé pour trahison. S’il ne déposait pas les armes, lui-même et ses principaux officiers seraient condamnés à mort lorsqu’ils seraient capturés ; si Prestimion se rendait sur-le-champ, la vie des officiers serait épargnée.
L’autre message était adressé à lady Thismet. Il l’informait que, dans son auguste clémence, le Coronal lord Korsibar son frère lui pardonnait la faute qu’elle avait commise en se rendant chez l’ennemi et s’engageait à lui permettre de circuler librement sur le continent, si elle décidait de rentrer au Château pour y reprendre sa plaisante et confortable existence à la cour.
— Voilà, fit Prestimion d’un ton dégagé, après avoir lu les deux missives à ses officiers, le choix qui s’offre à nous est on ne peut plus clair. Je me mets en route dès aujourd’hui pour les provinces orientales, je trouve Korsibar et me jette à ses pieds pour implorer sa pitié. J’emmène sa sœur et je la remets à sa garde en jurant solennellement que je la lui rends dans l’état où elle est venue à moi.
Autour du feu de camp, des éclats de rire saluèrent cette déclaration, les plus bruyants venant de Thismet.
On fit encore une fois circuler le vin autour du cercle, pas un grand cru de Muldemar, mais un bon et âpre vin bleu gris de la province voisine de Chistiok, livré en longs récipients en cuir de klimbergeyst, et le silence se fit tandis qu’ils buvaient.
— As-tu l’intention d’attendre ici que Korsibar vienne à nous, demanda Gialaurys à Prestimion, ou préfères-tu porter la guerre ailleurs, là où nous le trouverons ?
— Ailleurs, répondit Prestimion sans hésiter. Ce plat pays n’est pas un bon endroit pour livrer une grande bataille. Nous ne ferions que courir stupidement en tous sens.
— Et cela paniquerait les animaux qui vivent dans ces plaines, ajouta Septach Melayn. Nous les avons assez dérangés comme cela. Prestimion a raison : il faut aller à l’ennemi.
— Y a-t-il des objections ? reprit Prestimion en parcourant le groupe du regard. Personne ? Très bien : nous lèverons le camp demain, à l’aube.
C’était une lourde tâche, car l’armée rassemblée dans le paisible Val de Goyn était d’une importance considérable. Il fallut plus d’une journée pour démonter les tentes, charger les flotteurs et les roulottes, regrouper les bêtes de somme et commencer le grand voyage vers l’est.
L’armée qui faisait marche vers eux, d’après les rapports des agents de Prestimion, était beaucoup plus puissante encore. Non seulement Korsibar avait mobilisé l’armée régulière des provinces entourant le Mont, mais il pouvait compter sur le soutien de celle que Dantirya Sambail avait levée à Zimroel et placée sous le commandement de ses frères Gaviad et Gaviundar, sans compter les milices privées contrôlées par Oljebbin, Gonivaul et Serithorn.
— Même Serithorn, soupira Prestimion. Pour Gonivaul, je comprends : nous n’avons jamais été très liés. Oljebbin, lui, est le cousin du père de Korsibar. Mais Serithorn… Serithorn…
— C’est l’œuvre de Dantirya Sambail, fit Septach Melayn. Depuis la catastrophe du barrage, il est resté au Château et jette le trouble dans les esprits à la cour. Tout le monde doit avoir peur de s’opposer à lui. S’il a décidé de s’unir à Korsibar, comment pourrait-on ne pas le suivre ?
— Ce qui en dit long sur le pouvoir des liens du sang, observa Svor. Le Procurateur, si je ne me trompe, est un cousin à toi, Prestimion.
— Un cousin éloigné, répliqua Prestimion. Plus éloigné à mesure que le temps passe. Quoi qu’il en soit, quelques milices privées ne changeront pas grand-chose à l’affaire. Le peuple est avec nous, n’est-ce pas ? Les difficultés se sont multipliées depuis que Korsibar s’est proclamé Coronal, tout le monde le sait. Des citoyens dressés les uns contre les autres, des récoltes perdues parce que les hommes partent à la guerre au lieu de labourer les champs, un gouvernement frappé de paralysie… Un Coronal inepte et un Pontife dépassé par les événements…
— C’est ce qu’il y a de plus déplorable, glissa Gialaurys. Le vieux Confalume, qui fut un si grand Coronal, reste terré dans le Labyrinthe où il n’est plus que l’ombre de lui-même pendant que son fils indigne répand la désolation autour de lui ! Que doit-il penser ? Je suis si peiné de voir un règne mémorable s’achever dans un grand chambardement.
— Peut-être n’a-t-il pas véritablement conscience de ce qui se passe, fit Svor. J’aime à croire qu’un des mages de Korsibar, Sanibak-Thastimoon, selon toute vraisemblance, a jeté sur son esprit un voile perpétuel et que le Pontife passe ses jours et ses nuits comme dans un rêve. Mais quelle tristesse pour ceux d’entre nous qui ont gardé le souvenir du Confalume d’antan !
— Tu as raison, Svor, fit Prestimion. Quelle route chaotique nous avons parcourue depuis ce temps-là !… Oui ?
Un messager venait d’arriver, un rouleau de parchemin à la main. Il le remit à Prestimion qui le lut attentivement.
— Encore un décret de lord Korsibar ? demanda Septach Melayn.
— Rien de tel, répondit Prestimion. C’est un message de nos vénérables mages Gominik Halvor et son fils. Ils ont fait des prédictions pour notre entreprise L’endroit le plus favorable pour livrer bataille à Korsibar se trouverait, d’après eux, entre les Trikkalas et le Mont, à Thegomar Edge, au bord du lac Stifgad, dans la province de Ganibairda.
— Je connais la région, lança Gynim de Tapilpil. Il faut passer par Sisivondal et, de là, obliquer au sud-est, dans la direction de la forêt de Ludin. On y cultive le stajja, la lusavande et d’autres plantes. Une contrée acquise à votre cause, monseigneur, où les paysans n’attendent qu’une chose : que la situation revienne à la normale.
— Nous nous rendrons donc à Thegomar Edge, déclara Prestimion. Et c’est là que Korsibar viendra nous affronter.
— Dis-moi, Prestimion, fit Septach Melayn. Les mages ont-ils tiré des présages sur la réussite de notre entreprise ?
— Oh ! oui répondit Prestimion en jetant un regard fugace, à peine perceptible, au parchemin qu’il tenait à la main. Tout est de bon augure pour nous. En route, donc ! La province de Ganibairda ! Le lac Stifgad ! Thegomar Edge !
La marche vers l’est s’apparentait pour Prestimion à un Grand Périple. La population le saluait comme un libérateur dans toutes les cités qu’il traversait à bord d’un flotteur découvert, Thismet à ses côtés, et l’acclamait sur la route qui le menait au rendez-vous fixé à Korsibar.
C’est cette même population qui avait été saisie d’une si grande crainte dès que la nouvelle de l’agonie du Pontife Prankipin avait commencé de se répandre. Ils avaient cru que des troubles suivraient le trépas du vieil empereur ; et les troubles étaient venus. Leurs mages avaient annoncé le chaos et ils avaient vu juste. Les rapports en provenance de toutes les provinces faisaient état de luttes armées, de récoltes insuffisantes, d’une inquiétude générale tournant parfois à la panique.
Il était évident pour Prestimion que la population de Majipoor était terriblement lasse de l’affrontement entre les deux prétendants au trône, qui avait gravement nui à la prospérité planétaire en ces temps d’incertitudes et d’hostilité. Il constatait aussi que l’énormité du péché de Korsibar avait fini par avoir des retentissements dans le peuple. Ils étaient de plus en plus nombreux à attribuer à Korsibar leurs difficultés, pas seulement ceux qui croyaient aux rumeurs selon lesquelles le Coronal était en réalité un Changeforme, même s’ils étaient légion. La population unanime aspirait à la restauration de la paix. Elle comptait sur Prestimion pour rétablir l’ordre.
Il y avait aussi les messages nocturnes de la Dame Kunigarda, qui s’en prenaient à Korsibar et à Confalume, et faisaient l’éloge de Prestimion. L’influence de Kunigarda était encore grande par toute la planète, d’autant plus que Roxivail, la nouvelle Dame de l’île, n’avait pas encore commencé à entrer en contact avec les esprits endormis. Roxivail avait pris possession de l’île, d’après les rapports, mais elle n’était pas encore parvenue à y exercer les fonctions qui étaient siennes.
Malgré tous ces éléments qui jouaient en sa faveur, rien ne garantissait à Prestimion que la couronne de Majipoor allait lui tomber dans la main, comme un fruit mûr qui se détache d’une branche. Le peuple pouvait être avec lui, certes, et ce soutien populaire aller croissant de jour en jour, cela ne faisait pas automatiquement de lui le vainqueur. Il lui restait à affronter la puissante armée de Korsibar. L’ennemi qui l’attendait à l’est était redoutable.
L’itinéraire suivi par l’armée de Prestimion coïncidait par la force des choses, avec une grande partie du trajet parcouru par Thismet et Melithyrrh après leur fuite du Château. Elles retrouvaient sans aucun plaisir ces sinistres agglomérations rurales qui éveillaient en elles les mauvais souvenirs de leur pénible voyage, mais c’était inévitable et, cette fois, elles avaient au moins le confort et la sécurité. Les cités se succédaient : Khatrian, Fristh, Drone, Hunzimar, puis Gannamunda, Kessilroge, Skeil, la traversée de l’aride et poussiéreux plateau de Sisivondal, enfin la ville du même nom.
À Sisivondal, la morne cité aux entrepôts géants tous bâtis sur le même modèle, aux rues bordées, pour toute décoration, de camagandas trapus au triste feuillage et de buissons bas de lumma-lumma, les initiés de la secte des Contemplateurs organisèrent une grande fête pour la venue de Prestimion, ce qu’ils appelaient la Procession des Mystères. C’eût été une grave insulte de refuser ; il accepta donc la place d’honneur qu’on lui offrait et regarda défiler les chanteurs et les danseurs, les jeunes filles en robe blanche répandant des pétales de fleurs d’alabandinas, la géante au costume ailé portant le bâton sacré à deux têtes, les initiés au visage voilé, au crâne rasé et enduit de cire.
Tandis que le maire de la cité lui expliquait chacune des étapes de la procession, Prestimion hochait gravement la tête en simulant un profond intérêt. Le visage impassible, la parole rare, il regarda passer les objets sacrés des Contemplateurs, la lampe de pierre d’où jaillissait une flamme, la palme en forme de serpent, la main humaine au majeur retourné, le monstrueux phallus taillé dans un bloc de bois et les autres. Même après son séjour à Triggoin, il trouvait ce spectacle inquiétant. Il y avait une folie dans la frénésie des danseurs, une étrangeté dans les objets de leur vénération qu’il lui était difficile d’accepter.
— Contemplez et adorez ! criaient les initiés. Tandis que Prestimion regardait en silence, un cri s’éleva en réponse de la foule des spectateurs.
— Nous contemplons ! Nous contemplons ! L’Arche des Mystères arriva ensuite, portée par deux imposants Skandars, puis, sur son palanquin d’ivoire incrusté d’argent, le Messager masqué des Mystères en personne, entièrement nu, le corps enduit de peinture noire d’un côté, dorée de l’autre, tenant d’une main le bâton de commandement autour duquel s’enroulaient des serpents, de l’autre un fouet en cuir.
— Contemplez et adorez ! s’écria le Messager.
— Nous contemplons ! Nous contemplons ! répondit le maire de Sisivondal, debout à côté de Prestimion.
— Nous contemplons ! Nous contemplons ! s’écria Thismet de l’autre côté.
Elle donna un grand coup de coude à Prestimion, puis un second, jusqu’à ce qu’il se mette à crier à son tour :
— Nous contemplons !
Enfin, ils arrivèrent à Thegomar Edge, au bord du lac Stifgad, dans la province de Ganibairda.
Une importante élévation de terrain, abrupte et très boisée sur le versant oriental, descendait vers l’ouest en pente plus douce jusqu’à la vaste région marécageuse de Beldak, derrière laquelle s’étendait le lac. La route venant de l’ouest contournait le lac et traversait les marécages avant de gravir l’éminence de Thegomar dont elle franchissait le sommet près de la limite sud.
Toute la nuit durant, l’armée de Prestimion traversa la province agricole de Ganibairda en direction de Thegomar ; au point du jour, à l’approche de la rive occidentale du lac, on vint annoncer à Prestimion que Korsibar était arrivé avec son imposante armée et qu’elle avait déjà pris position sur l’éminence.
— Comment savaient-ils que nous devions venir ici ? demanda Septach Melayn avec vivacité. Qui est l’espion qui nous a trahis ? Il faut le débusquer et l’écorcher vif !
— Nous ne sommes pas les seuls à avoir envoyé des éclaireurs, répondit posément Prestimion. Ni d’ailleurs à avoir des mages pour interpréter les présages. Nous avons nos renseignements, Korsibar a les siens. Cela ne changera rien.
— Mais il tient les hauteurs, observa Septach Melayn.
— Nous avons déjà donné l’assaut à des hauteurs tenues par l’ennemi, répliqua sereinement Prestimion. Et, cette fois, il n’aura pas l’eau d’un réservoir à déverser sur nous.
Il donna l’ordre de se remettre en marche et l’armée poursuivit son avance dans les marais de Beldak, au moment où le soleil commençait à poindre.
Aux premières lueurs du jour, ils distinguèrent les forces de Korsibar sur les hauteurs. Toute la crête paraissait hérissée de lances et couverte d’une mer de soldats. Au centre deux étendards gigantesques étaient déployés : le vert et or qui marquait la présence du Coronal de Majipoor et, juste à côté, un autre, bleu roi et écarlate, portant l’emblème du dragon de la vieille famille à laquelle appartenait Korsibar. D’autres drapeaux flottaient sur l’éminence ; celui de Serithorn au nord, un peu plus loin celui d’Oljebbin et enfin, au sud, l’étendard de Gonivaul.
Du côté de l’étendard au dragon de Korsibar, sur le flanc sud de l’éminence, ondulait un autre drapeau d’une taille presque aussi imposante que celui du Coronal, qui portait en son centre une lune rouge sang sur un fond d’un rouge plus clair. C’était celui du clan de Dantirya Sambail. Prestimion n’aurait jamais imaginé voir cet étendard levé contre lui.
Il donna l’ordre à ses troupes de commencer à se déployer sans tarder. Au milieu de la matinée, tandis que la manœuvre était encore en cours, un homme portant un drapeau blanc quitta les rangs ennemis à dos de monture. Il était porteur d’un message du Grand Amiral Gonivaul qui demandait à Prestimion d’envoyer immédiatement un parlementaire à mi-distance entre les deux camps pour entrer en pourparlers. Le choix du duc Svor lui paraissait tout à fait judicieux et il allait jusqu’à le désigner nommément.
— Gonivaul s’est déjà parjuré une demi-douzaine de fois, lança Gialaurys. Pourquoi gaspiller notre salive à discuter avec quelqu’un de cette espèce ?
— Qu’aura-t-il à nous offrir ? ajouta Septach Melayn. L’amnistie pour tous et un beau domaine sur le Mont, si nous nous engageons à être bien sages et à ne plus créer de difficultés ? Jette-lui ton gant, Prestimion !
— Il faut écouter ce qu’ils ont à dire, riposta Prestimion en secouant la tête. Cela ne peut pas faire de mal. Veux-tu y aller, Svor ?
— Si tu me le demandes, bien sûr, répondit le petit duc avec un haussement d’épaules.
Svor s’avança donc jusqu’à un endroit situé à égale distance des deux armées et attendit ; au bout d’un moment, il vit Gonivaul descendre la route et s’engager sur le sol marécageux. Le Grand Amiral portait une armure si volumineuse qu’il paraissait encore plus costaud que Farholt ou Gialaurys et son casque descendait si bas sur son front que seuls les yeux et l’épaisse barbe noire étaient visibles. Sa longue mâchoire saillante était pointée sur Svor comme une javeline.
Il descendit pesamment de sa monture et considéra longuement Svor qui attendit en silence.
— Je suis venu à la demande de Korsibar, déclara enfin l’Amiral, qui a insisté pour que je m’entretienne avec vous. Il a encore de l’affection pour vous, Svor, le savez-vous ? Il parle souvent de l’amitié qui vous unissait autrefois. Il redoute fort qu’il vous arrive malheur dans la bataille à venir. Cette possibilité le perturbe profondément.
— Eh bien, répondit Svor, s’il a si peur, il n’a qu’à donner l’ordre à ses troupes de se disperser, de s’en aller tranquillement ailleurs et tout ira pour le mieux.
Cela ne fit pas sourire le Grand Amiral.
— Le Coronal m’a envoyé vous dire qu’il vous tend la main. Pour une fois, Svor, dispensez-vous de cette ironie. Cela peut vous sauver la vie.
— Telle est donc la raison d’être de cette discussion ? Une invitation personnelle à déposer les armes ?
— Il ne s’agit pas de cela, mais de faire de nouveau allégeance au grand seigneur qui fut autrefois votre ami. Prestimion est condamné, Svor. Nous le savons et, au fond de vous-même, vous devez le savoir aussi. Regardez notre armée et la position qu’elle occupe. Regardez. Vous savez quelle sera l’issue de la bataille. Pourquoi mourir pour lui ? Quand on meurt, Svor, c’est pour l’éternité. Les morts ne boivent plus de vin, ils ne s’endorment plus dans les bras d’une femme.
— La dernière fois que nous nous sommes vus, répliqua Svor, c’était au manoir de Muldemar. Nous avons tous bu du vin en quantité, surtout vous, et je vous ai entendu vous engager avec feu à soutenir Prestimion. Vous avez déclaré que vous feriez votre devoir et que vous l’aideriez à rétablir l’ordre sur la planète. Que vous le feriez malgré les risques que cela pourrait comporter pour votre situation personnelle. Ce sont vos propres mots. Amiral. Il est vrai que vous étiez quelque peu éméché, mais vous l’avez dit. Je vois que le sens du devoir vous a conduit dans le camp opposé à celui de Prestimion. Et vous me demandez maintenant de faire la même chose ? De retourner ma veste et de repartir avec vous dans l’autre camp ?
— Certainement pas, Svor, répondit Gonivaul d’un ton glacial. Rien de si flagrant.
— Quoi, alors ?
— Restez dans votre camp pendant la bataille. Vous pouvez difficilement faire autre chose. Mais, au plus fort du combat, voyez l’un après l’autre les capitaines de Prestimion et faites-leur savoir qu’ils seront bien traités par Korsibar s’ils reviennent sur leur serment d’allégeance à Prestimion. Dites-leur qu’ils n’ont aucune raison de sacrifier leur vie pour une cause perdue et qu’ils seront bien récompensés s’ils l’abandonnent. Faites-le discrètement, mais faites-le. Apportez-nous votre collaboration et Korsibar vous récompensera au-delà de vos rêves les plus fous. Il vous suffira de demander et vous serez exaucé. Rien ne vous sera refusé. Rien. Pas même une place dans la propre famille du Coronal, si vous le souhaitez. Comprenez-vous ce que je dis, Svor ?
— Je crois.
— Sinon, continuez dans la voie qui est la vôtre et vous périrez probablement sur le champ de bataille, aux côtés de Prestimion, de Septach Melayn et de tous les autres. Les étoiles ont montré que la victoire serait nôtre. L’issue de la bataille ne fait aucun doute.
— Aucun ?
— Non.
Gonivaul retira son casque, libérant l’épaisse fourrure qui lui couvrait le crâne, et tendit la main à Svor.
— Vous connaissez notre offre. Dites-moi simplement que vous allez y réfléchir, puis nous repartirons chacun de notre côté.
Svor effleura du bout des doigts la main de l’Amiral.
— J’examinerai votre offre avec la plus grande attention, répondit-il. Vous pouvez le dire au Coronal lord Korsibar. Ajoutez que notre ancienne amitié m’a laissé de chaleureux souvenirs.
Il se retourna, grimpa sur sa monture et repartit vers les lignes de l’armée de Prestimion en se demandant avec une pointe d’incrédulité ce que cela ferait d’être le beau-frère du Coronal et l’époux de la princesse Thismet. Et pour y arriver, il lui suffirait de commettre un acte de trahison pas plus grave que ceux déjà commis par Gonivaul, Oljebbin, Serithorn et Dantirya Sambail. Une bonne affaire. La trahison se propageait comme une véritable épidémie, ces temps-ci.
— Alors ? demanda Prestimion qui avait guetté le retour de Svor. Qu’avait-il à te dire ?
— Que je serais bien récompensé si je faisais défection en entraînant avec moi quelques-uns de tes capitaines.
— Ah ! fit Prestimion. Il t’a dit cela ? Qu’entendait-il exactement par bien récompensé ?
— Très bien, répondit simplement Svor, sans donner de détails.
— Et que lui as-tu répondu ? demanda Septach Melayn.
— Eh bien, que j’examinerai sa proposition avec la plus grande attention. Tout homme sensé aurait répondu la même chose.
Toute cette journée, et bien avant dans la nuit, les deux armées se firent face, sans bouger, de part et d’autre du marais de Beldak ; à l’approche de l’aube, Prestimion donna l’ordre de prendre Thegomar Edge d’assaut.
— Leurs positions sont très fortes, observa Septach Melayn.
— Je le vois. Nous attaquerons leur point fort ; si nous réussissons à enfoncer leurs lignes, le reste cédera rapidement.
Les forces loyalistes étaient disposées en une masse dense s’étirant d’une extrémité à l’autre de la crête ; épaule contre épaule, les combattants formaient une muraille continue de boucliers. La première ligne des soldats de Korsibar, en cotte de mailles, brandissant des lances, des javelines, des épées à deux tranchants et de lourdes haches à manche long présentait un spectacle effrayant. Il était encore trop tôt pour voir ce qui se trouvait derrière, mais Prestimion pressentait qu’il y avait une quantité immense de soldats, jusque dans la forêt couvrant le versant oriental de Thegomar ; il envoyait ses espions volants, à dos d’hierax, qui confirmèrent que les troupes de Korsibar étaient disposées en profondeur sur tout le terrain visible.
— Que le Divin soit avec toi aujourd’hui, lui dit Thismet au moment où il s’apprêtait à livrer bataille.
Et elle l’embrassa tendrement devant ses hommes. Mais il lut sur son visage qu’elle était en proie à un conflit intérieur, il vit la peur tapie au fond de ses yeux et il comprit qu’elle ne craignait pas seulement pour sa vie à lui. Il n’avait pas pleinement conscience de la profondeur des liens qui unissaient le frère et la sœur.
Les troupes de Prestimion étaient constituées de trois divisions. Au centre, les soldats aguerris des premières campagnes, placées sous son commandement, avec Septach Melayn et Gialaurys à ses côtés. Sur l’aile gauche, les troupes de Spalirises de Tumbrax et les hommes de six villes des contreforts sous les ordres d’Abrigant, le frère de Prestimion. Sur l’autre flanc les frondeurs de Gynim de Tapilpil étaient en pointe d’une masse de combattants plus récemment recrutés. Dans chaque division, les fantassins armés d’arcs et d’arbalètes se trouvaient en première ligne, les lanciers de l’infanterie lourde venaient ensuite, précédant la cavalerie.
— Nous allons prendre cette éminence d’assaut, déclara Prestimion. Nous ouvrirons une brèche dans la muraille de boucliers et ils partiront à la débandade dans les bois.
Au point du jour, la charge commença, couverte par les archers de Prestimion. Les flèches sifflèrent, seulement de bas en haut ; à l’évidence, Korsibar ne disposait que de très peu d’archers. Les fantassins de l’armée rebelle s’élancèrent joyeusement vers l’ennemi, suivis des soldats de l’infanterie lourde braillant un chant de victoire.
Mais le mur de boucliers tint bon. La résistance et la détermination de la première ligne ennemie étaient bien plus fortes que Prestimion ne l’avait imaginé.
Sa première ligne se brisa sur une barrière impénétrable et les assaillants furent accueillis par une pluie de lances, de javelines, de haches et de javelots, toute une panoplie d’armes anciennes, plus appropriées à une civilisation primitive qu’à ce grand royaume. D’un seul coup, une trouée se fit près de l’extrémité du mur de boucliers et une batterie de lanceurs d’énergie cribla de décharges accompagnées d’éclairs rouges la pointe de l’aile droite de l’armée de Prestimion. Le spectacle était terrifiant. Les lanceurs d’énergie étaient peu maniables et difficiles à utiliser, ils avaient autant de chances d’exploser au visage de celui qui les tenait que d’atteindre un ennemi, mais une clameur s’éleva à leur vue et, quand ils fonctionnaient correctement, ils causaient d’affreux dégâts.
— Tenez bon ! hurla Prestimion. Ces engins ne sont pas fiables ! On ne peut viser juste avec eux ! Mais il était difficile de tenir bon et quasi impossible de continuer à progresser face à ces décharges éclatantes et destructrices d’énergie brute, même si elles semblaient plus ou moins tirées au petit bonheur. Bien peu de soldats de Prestimion avaient déjà eu à affronter des lanceurs d’énergie. La confiance qui les avait portés impétueusement à l’assaut de l’éminence se mit à vaciller et à les abandonner. L’incertitude les gagna, puis la confusion et le chaos s’installèrent sur le flanc droit de l’armée rebelle. Des hommes reculèrent, rompirent les rangs, firent demi-tour et commencèrent à dévaler la pente donnant sur le marécage.
Prestimion sentit d’une manière presque tangible que le sort des armes était en train de tourner. Il commença à redouter que cette armée qui avait chargé l’ennemi en pleine confiance ne se transforme en un instant en une troupe débandée battant fébrilement en retraite et que la bataille ne soit déjà perdue. La cavalerie de Korsibar avait déjà commencé à se glisser par des brèches dans le mur de boucliers et commençait à descendre lentement et inexorablement la pente en faisant des ravages sur son passage.
Prestimion allait et venait sur le champ de bataille, essayant d’être partout à la fois, même en première ligne, exhortant ses hommes à tenir bon. Puis il entendit sa monture émettre un étrange petit soupir, comme il n’avait jamais entendu une monture le faire, et les pattes avant de l’animal fléchirent si brusquement qu’il faillit passer par-dessus l’encolure. Un flot de sang jaillit de la poitrine à l’endroit où le fer d’une lance avait pénétré. Prestimion se dégagea juste à temps des étriers et sauta à terre au moment où l’animal se laissait tomber sur le flanc.
— Prestimion ! Derrière toi !
Il pivota sur lui-même à toute vitesse. Il vit les yeux froids et le visage en lame de couteau de Mandralisca le goûteur, qui fonçait sur lui, l’épée levée. Prestimion parvint à esquiver le coup en plongeant de côté et para une nouvelle attaque aussitôt après. Puis une troisième, une autre et encore une autre, sans relâche.
Dantirya Sambail avait envoyé son âme damnée au cœur de la mêlée spécialement pour le tuer. Je ne l’oublierai pas, se dit Prestimion, si j’en réchappe.
Mandralisca, à l’évidence, était un escrimeur émérite, aussi bon à l’épée qu’il l’avait été au bâton dans le Labyrinthe. Prestimion n’avait pas oublié la vivacité du goûteur, ses feintes et ses rotations fulgurantes, la rapidité de ses poignets, les coups portés à la vitesse de l’éclair. Ces qualités qui avaient valu ce jour-là à Prestimion de gagner les cinq couronnes pariées par Septach Melayn. Mais il n’aurait jamais imaginé qu’elles s’exerceraient contre lui dans un combat sans merci.
Mandralisca allongea une nouvelle série de bottes. Prestimion les para, l’une après l’autre, et parvint à lancer une riposte que le goûteur esquiva avec la plus grande agilité. Prestimion poursuivit son offensive. Mandralisca était meilleur en attaque qu’en défense, mais sa vitesse restait un atout précieux. Après chaque parade, il lançait une contre-attaque, avec une férocité constante. Septach Melayn lui-même aurait eu du mal à se débarrasser de lui. Prestimion ne connaissait personne d’autre dont on eût pu le dire. Ils évoluaient au milieu des combattants dans une sorte de petite arène leur appartenant en propre. Aussi vif que fut Prestimion, il contenait à grand-peine les assauts d’une rapidité diabolique de Mandralisca. Chaque fois, l’épée filait droit sur lui ; chaque fois, il parvenait à parer le coup, mais de justesse et ses propres attaques étaient loin de faire mouche. Mandralisca les esquivait aisément, l’air goguenard. La vitesse du goûteur était stupéfiante, sa manière de manier l’épée, à défaut d’être orthodoxe, était magistrale. Prestimion ne pouvait plus suivre l’évolution de la bataille tant que sa propre vie était en danger. Il percevait vaguement les mouvements de troupes au milieu de la confusion, mais, pour lui, le combat se réduisait à un unique adversaire.
Il crut un instant que sa dernière heure était arrivée. Le goûteur déclencha une si éblouissante série d’attaques semblant venir de cinq directions à la fois que Prestimion, malgré ses rotations et ses esquives, ne put toutes les parer. Un trait de feu courut le long de son bras gauche quand la lame de Mandralisca entailla la chair. Il pivota sur lui-même pour prendre une position de défense tandis que le goûteur allongeait une dernière botte pour porter l’estocade ; il réussit cette fois à parer le coup et même à prendre l’offensive.
Mandralisca commença soudain à donner des signes de fatigue. Prestimion se rendit compte que son adversaire était comme un sprinter à qui convenait mieux un effort bref. Sa vitesse époustouflante n’était pas accompagnée d’une égale endurance. Il avait tout misé sur une charge furieuse, d’une terrifiante intensité et s’était dépensé sans compter, mais sans arriver à ses fins. Ses parades devenaient moins assurées, ses attaques plus rares et plus espacées. La méchanceté qui brillait dans son regard était maintenant voilée par la fatigue.
Sentant qu’il prenait l’avantage, Prestimion accentua sa pression, espérant porter un coup décisif. Un instant, il crut avoir Mandralisca à sa merci. Mais un soubresaut de la ligne de bataille l’entraîna au milieu d’une mêlée vociférante et il fut séparé de son adversaire par une demi-douzaine de combattants déchaînés. Ils l’écartèrent comme un fétu, soudés par la fureur qui les animait et continuèrent d’avancer, obnubilés par leur soif de sang. Quand Prestimion put y voir plus clair, son adversaire avait disparu.
S’arrêtant pour reprendre son souffle en inspirant profondément, il commença à parcourir du regard la confusion du champ de bataille quand un grand cri de désespoir retentit brusquement.
— Prestimion est mort ! Prestimion est mort ! En un instant, le cri fut sur toutes les lèvres.
— Prestimion est mort !
C’était comme si une bise glaciale balayait le champ de bataille. Son effet s’y fit sentir d’un bout à l’autre. L’avantage qui se dessinait déjà en faveur des troupes de Korsibar s’accentua fortement. Ses soldats en nombre commençaient à descendre triomphalement la pente, repoussant les hommes de Prestimion, désorganisés et démoralisés, qui cédaient inéluctablement du terrain. Ce qui n’avait été jusqu’alors qu’une retraite en bon ordre menaçait de se transformer en déroute.
Gialaurys surgit de la cohue et se pencha vers Prestimion, atterré, qui observait la scène appuyé sur son épée, car il n’avait pas encore totalement récupéré des efforts du combat contre Mandralisca.
— Vite ! s’écria Gialaurys. Montre-leur que tu es vivant !
Il descendit d’un bond de sa monture et souleva Prestimion pour le mettre en selle comme il eût fait d’un enfant.
Prestimion découvrit sa tête et longea les rangs de ses soldats, dressé sur les étriers.
— Je suis là ! hurlait-il d’une voix à déchirer la voûte céleste.
Il trouva la force de bander son arc et décocha une flèche qui transperça un loyaliste, puis une deuxième et une troisième, presque dans le même mouvement. Son bras tremblait à cause de la blessure que lui avait infligée Mandralisca, mais l’arc restait ferme dans sa main.
Gialaurys, lui aussi, allait et venait en tous sens au pas de course, montrant du doigt Prestimion sur sa monture. Un nouveau cri s’éleva des rangs des hommes de Prestimion quand ils reconnurent le casque d’or de ses cheveux et le grand arc qu’il tenait à la main.
— Prestimion ! Prestimion ! Lord Prestimion est vivant !
Et ils reprirent courage. La retraite désordonnée se poursuivait sur l’aile droite, mais partout ailleurs les lignes rebelles commençaient à se reformer ; sur le flanc gauche, Spalirises et Abrigant gagnaient petit à petit du terrain vers les forces loyalistes massées sur la crête.
Mais ils seraient encore repoussés, Prestimion en avait la certitude. Il sentit le désespoir le gagner. Un excès de confiance l’avait poussé à lancer cet assaut contre les hauteurs tenues par les troupes de Korsibar. Il était impossible de les en déloger. Il fallait adopter sur-le-champ une nouvelle stratégie. Septach Melayn s’approcha et vint à sa hauteur.
— Regarde, souffla-t-il à l’oreille de Prestimion. Notre aile droite a cédé et nos hommes battent en retraite ! C’est incroyable ! L’infanterie de Korsibar se lance à leur poursuite !
Prestimion ouvrit de grands yeux incrédules. C’était un don de la Providence.
— L’occasion est trop belle, fit-il. Il ne faut pas la laisser passer.
De fait, le mur de boucliers de l’aile gauche de Korsibar s’était disloqué, les hommes rompant imprudemment les rangs pour s’élancer à la poursuite de l’ennemi, perdant ainsi l’énorme avantage de leur position. Une aubaine, oui, un présent du Divin. Prestimion donna l’ordre de poursuivre la retraite sur l’aile droite et même de l’amplifier, tout le monde sans exception devant faire demi-tour et s’enfuir en feignant la terreur et l’affolement. Attiré par cette feinte, sentant la victoire proche, l’ennemi se lança à leur poursuite.
Pendant ce temps, Prestimion fit monter en première ligne une nuée de nouveaux archers sur son flanc gauche et leur donna pour instruction de tirer en l’air afin que les flèches retombent derrière les boucliers des troupes loyalistes. À son signal, la cavalerie du duc Miaule entra en lice et chargea sans perdre de temps pour encercler les loyalistes ayant, quitté leurs rangs et leur couper toute retraite.
Le sort de la bataille qui, quelques instants auparavant, penchait si fortement en faveur de Korsibar s’inversait rapidement.
Désorganisées par l’attaque-surprise de la cavalerie de Miaule sur leur flanc gauche, les troupes de Korsibar se trouvèrent bientôt en pleine confusion. La redoutable batterie de lanceurs d’énergie avait cessé le feu, les tireurs étant incapables de distinguer l’ami de l’ennemi dans la mêlée furieuse, et certains avaient été victimes du mauvais fonctionnement de leur arme. Dans les derniers éclairs projetés par les lanceurs d’énergie, des rebelles à dos de monture prirent d’assaut leurs retranchements et fondirent sur eux, les massacrant à coups d’épée. Leurs rangs enfoncés, les loyalistes se dispersèrent aussitôt. Partout des hommes étaient piétinés et passés au fil de l’épée. Certains, incapables de se lever, s’enfuyaient à quatre pattes, d’autres prenaient leurs jambes à leur cou.
Prestimion sentit que le moment était venu de faire usage de l’arme suprême.
— Les mages ! s’écria-t-il. Qu’ils avancent !
Ils avancèrent en un groupe compact : le vieux Gominik Halvor que Prestimion avait fait venir de Triggoin, son fils Heszmon Gorse et une douzaine d’autres grands sorciers de la cité septentrionale, des hommes connus dans le monde entier pour leurs connaissances des arts occultes. Tous étaient vêtus d’un habit de cérémonie et ils portaient dans les bras les outils de leur profession. Un grand murmure de consternation s’éleva des rangs des hommes de Korsibar qui tenaient la crête quand ils virent cette procession quitter les lignes arrière de l’armée de Prestimion. Protégés sur tout le trajet par des combattants d’élite, ils s’avancèrent dans la plaine. Puis, accompagnés par des sonneries de trompette et le son strident des kannivangitali, ils formèrent un cercle et entonnèrent un chant solennel et monotone tandis que des flammes bleues s’élevaient dans le ciel.
C’était le milieu de la matinée et le soleil brillait En un instant, le ciel se couvrit de nuages, la lumière du soleil sembla décliner, l’obscurité d’une nuit sans lunes tomba sur le champ de bataille et tous ceux qui s’y trouvaient furent enveloppés dans les ténèbres, au point de ne pas voir à dix pas devant eux.
Les hommes de Prestimion avaient été prévenus de ce qui allait se passer. Pas ceux de Korsibar, qui erraient dans la plus grande confusion.
— Maintenant ! s’écria Prestimion. À l’assaut ! Prenez cette crête et taillez-les en pièces !
De toutes parts sur ce champ de bataille où les derniers lambeaux de discipline avaient disparu chez les loyalistes abasourdis, tournant sur place dans un profond désarroi, s’éleva le même cri, repris par tous les capitaines de Prestimion.
— À l’assaut ! À l’assaut ! À l’assaut !
Gialaurys distingua devant lui, dans le noir, un endroit encore plus sombre que le reste ; quand ses yeux se furent adaptés à l’obscurité qui régnait sur le champ de bataille, il se rendit compte que cette masse sombre qui avait la largeur d’un mur était un homme et que cet homme était son vieux rival, cette brute de Farholt.
— Préférez-vous la lutte ou bien un combat à l’épée à deux tranchants ? demanda Gialaurys. Dans les deux cas, votre dernière heure est arrivée.
Pour toute réponse, Farholt émit un long grognement et abattit son épée d’un grand mouvement de haut en bas. Gialaurys eut de la peine à bloquer la lame jaillissant de l’obscurité. Mais Farholt porta trois autres attaques, trois grands coups retentissants assenés avec une fureur diabolique, que Gialaurys réussit à parer avant qu’un quatrième atteigne violemment son casque et le laisse titubant, comme il avait titubé pendant l’épreuve de lutte des Jeux Pontificaux. Tout étourdi, il s’écarta de quelques pas, de sorte que Farholt le perdit de vue.
— Où êtes-vous passé, Gialaurys ? cria Farholt dans cette étrange nuit en plein jour. Venez par ici : nous avons une vieille querelle à vider. C’est la dernière manche et votre carcasse nourrira bientôt les miluftas.
— Une vieille querelle en effet, répondit Gialaurys, encore sonné et flageolant, mais en proie à une fureur telle qu’il n’en avait jamais éprouvée. Votre corps ou le mien, Farholt, servira de pâture aux miluftas. L’un de nous ne repartira pas vivant d’ici.
D’un pas mal assuré, il reprit la direction de l’endroit où il croyait trouver Farholt ; tenant son épée à deux mains, il fit de grands moulinets dans l’obscurité, avec une force qu’il n’avait jamais sentie en lui, tellement il était soulevé de haine, de dégoût et de mépris pour celui qui lui avait si longtemps pourri la vie. Il sentit son épée entrer en contact avec celle de Farholt et l’écarter. Dans le même mouvement, la lame transperça l’armure de Farholt à la hauteur de la taille, aussi aisément que si elle eût été faite de papier, et s’enfonça dans le flanc de son adversaire, presque jusqu’à la colonne vertébrale. Farholt émit un unique gargouillement et s’effondra, plié en deux. Gialaurys se dressa au-dessus de lui, l’arme pointée vers le ciel pour porter le coup de grâce ; malgré l’obscurité, il comprit que c’était inutile, car son coup d’épée enragé avait pratiquement coupé Farholt en deux.
Plus loin, le duc Svor, qui était entré dans la mêlée parce qu’il ne trouvait aucune raison acceptable de se tenir à l’écart, fut bousculé par un homme pas plus grand que lui ; sans réfléchir, il prit l’homme par l’épaule et l’attira à lui, de manière à voir son visage.
À l’éclat dur des yeux, il reconnut le Haut Conseiller Farquanor, cet homme à l’âme de glace qu’il avait toujours détesté plus que n’importe qui au monde.
— Je n’aurais jamais cru vous trouver sur ce champ de bataille, lança Svor. Vous n’êtes pas un soldat, Farquanor.
— Vous non plus, il me semble. Et pourtant nous sommes ici tous les deux. Pourquoi en est-il ainsi, à votre avis ?
— Pour ce qui me concerne, par fidélité à mon ami. Quant à vous, j’imagine que vous escomptiez soutirer quelque autre avantage à Korsibar en faisant étalage de votre bravoure, si tant est qu’il y en ait en vous. Qu’en pensez-vous ?
Tout en parlant, il avait continué de serrer Farquanor par le collet en appuyant de toutes ses forces sur la clavicule pour l’empêcher de se tortiller.
— Lâchez-moi, Svor. Nous ne sommes pas ennemis. Laissez ces grands animaux s’entretuer en ahanant ; mais pourquoi nous battrions-nous ? Nous sommes des alliés naturels par l’esprit.
— Vraiment ? répondit Svor en riant. Dites-moi, mon très cher allié, est-ce vous qui avez poussé Gonivaul à me proposer de prendre Thismet dans mon lit pour prix de ma défection ? Cela portait votre marque, il me semble.
— Lâchez-moi, répéta Farquanor. Nous pourrons en parler à un autre moment et en un autre lieu. Venez, Svor, fuyons d’ici et laissons ces fous à leur œuvre de destruction.
— Nenni ! Je vais enfin être un héros. L’heure est venue pour moi de montrer que je peux être courageux, au moins avec des gens de votre espèce.
Sur ce, il tira l’épée si rarement utilisée au long de sa vie et fit un pas en arrière pour la passer à travers le corps de son ennemi. Mais au moment où Svor allongeait le bras, Farquanor saisit un petit poignard qu’il portait sur la hanche et, d’un geste preste du poignet, le plongea dans le ventre de Svor. Il fallait s’attendre, songea tristement le duc, que Farquanor ait caché une petite arme sur lui. Mais il était trop tard ; il sentit s’enfoncer la lame aiguë dans son ventre que rien ne protégeait et le feu se propager comme une coulée de métal en fusion dans ses organes vitaux.
— Bien joué, murmura Svor. Mais votre dernière heure est arrivée aussi, Farquanor.
Sur ces mots, il plongea dans le corps de Farquanor son épée dont la pointe ressortit dans le dos, ce qui les unit dans une étrange et dernière étreinte. Ils s’affaissèrent ensemble, soudés l’un à l’autre, et leur sang se mêla sur le champ de bataille.
Prestimion avait perdu sa seconde monture, celle que lui avait donnée Gialaurys, abattue sous lui tandis qu’il caracolait dans les ténèbres de midi pour exhorter ses hommes à avancer. Il continua à pied, l’arc en bandoulière, l’épée à la main. Dans la légère clarté qui commençait à revenir maintenant que le sortilège se dissipait, il vit autour de lui le sol jonché de cadavres et d’agonisants, des combats singuliers de côté et d’autre, et il eut l’impression que l’avantage allait partout à son camp. Il n’y avait plus aucun signe du mur d’hommes protégés par des boucliers que Korsibar avait déployés sur la crête ni d’aucune autre formation en retrait ; les deux armées s’affrontaient à mi-pente, dans une affreuse pagaille ; il semblait pourtant que les forces rebelles tentaient de former un cercle autour des soldats loyalistes, de les enfermer dans un piège sans issue.
Il chercha Septach Melayn, Gialaurys, Abrigant, n’importe quel visage familier. Il n’en trouva aucun, mais son regard s’arrêta bientôt sur une silhouette, pourtant familière elle aussi, dont la vue ne lui procura aucun plaisir. S’avançant vers lui dans la pénombre qui allait diminuant, il reconnut Dantirya Sambail, revêtu d’une superbe armure quelque peu rayée et tachée de boue. Il tenait une épée d’une main et une cognée de bûcheron de l’autre. D’abord le valet et maintenant le maître, se dit Prestimion. Le mal était partout sur ce champ de bataille.
Au milieu de cette scène sanglante, Dantirya Sambail poussa un grand cri de joie.
— Alors, cousin Prestimion, nous nous retrouvons ! Allons-nous nous battre ? Le trône ira au vainqueur, car Korsibar a déjà dû s’étouffer avec sa bile en voyant une victoire certaine lui échapper par la faute de vos sorciers de Triggoin. Ce qui ne laisse plus que vous et moi dans la lutte pour la couronne. Des sorciers, Prestimion ! Qui aurait cru cela de vous ?
Avec un rire tonitruant, le Procurateur leva sa hache à bout de bras et l’abattit en décrivant une grande courbe.
Le coup aurait tranché le bras de Prestimion à la hauteur de l’épaule s’il avait atteint son but. Mais Prestimion s’avança vivement, l’épée levée, de sorte que la garde de son arme frappa violemment le manche de la cognée et le détourna. Puis il leva le visage contre celui de Dantirya Sambail et plongea les yeux dans les traîtres et magnifiques yeux améthyste du diabolique Procurateur.
— Posez cette hache, cousin, et mettons fin à cette guerre. Je n’ai pas envie de vous ôter la vie, mais je le ferai si vous m’y contraignez.
— Que de générosité, Prestimion, que de grandeur d’âme !
Le Procurateur partit d’un gros rire tumultueux et ses yeux devinrent deux globes de feu rougeoyants. Il se pencha en avant et exerça une pression de l’épaule sur celle de Prestimion, dans l’intention de le jeter au sol, car il faisait une demi-tête de plus que lui et devait peser le double de son poids. Mais Prestimion recula d’un bond. Son arme, une fine rapière, avait, par rapport au sabre du Procurateur, le même désavantage en taille que celui qu’il avait lui-même ; mais il n’en avait pas d’autre et il en ferait bon usage.
Tu n’es plus Prestimion de Muldemar, se dit-il. Tu dois devenir Septach Melayn, sinon tu es un homme mort.
Pendant des années, il avait observé avec un vif plaisir l’habileté de Septach Melayn dans le maniement de l’épée. C’était un spectacle d’une beauté absolue. C’était de la poésie ; c’était de la musique ; c’étaient des mathématiques. C’était aussi une question de vivacité de poignet, d’acuité du regard et d’extension intelligente du bras. La grâce naturelle et les membres d’une longueur surnaturelle de Septach Melayn lui donnaient dans ces différents domaines un avantage inné. Prestimion, petit, musclé, râblé, n’était pas bâti sur le même modèle.
Devant lui se tenait le vrai responsable de tous ses malheurs – il en était certain maintenant. Dantirya Sambail avait été pour quelque chose dans tout ce qu’il avait subi. Prestimion sentit la rage monter en lui. En le supprimant, se dit-il, tu effaceras d’un seul coup toutes tes infortunes.
Dantirya Sambail se rua de nouveau sur lui, la hache levée, le sabre prêt à porter le coup de grâce. Prestimion s’écarta légèrement, pivota sur lui-même et se glissa hardiment sous le bras de son massif adversaire, s’approchant si près que la lame de la cognée ne pouvait l’atteindre. Malgré le peu d’espace dont il disposait, il parvint, d’un mouvement preste du poignet, à lever son épée dont la pointe s’enfonça dans l’aisselle du Procurateur et se fraya un chemin à travers les muscles et des ligaments.
Dantirya Sambail poussa un cri de surprise et de douleur ; sa main engourdie lâcha la cognée qui tomba avec un bruit sourd. Mais il eut la présence d’esprit, bien que combattant corps à corps, d’utiliser le sabre qu’il tenait de l’autre main pour frapper sauvagement Prestimion du plat de la lame sur les côtes. Le souffle coupé, il fut projeté cinq ou six pas en arrière et faillit perdre l’équilibre.
Le Procurateur s’élança pesamment vers lui, le dominant de toute sa taille, le visage empourpré d’excitation, sentant la victoire à portée de main, le sabre pointé vers l’avant. Mais le coup porté de la main gauche était mal assuré. Grimaçant, souffrant à la fois de ses côtes endolories et de la blessure infligée plus tôt par Mandralisca, Prestimion leva son épée et passa prestement sous la garde de Dantirya Sambail, visant le cœur pour l’obliger à parer l’attaque en écartant le bras. Puis, avec un vif changement de direction qui lui eût valu les compliments de Septach Melayn, il fit courir la pointe de sa rapière sur l’intérieur de l’avant-bras armé du Procurateur, faisant jaillir du coude au poignet une longue traînée vermeille.
Le sabre de Dantirya Sambail tomba dans un grand bruit de métal. Prestimion plaça aussitôt la pointe de son arme sous la mâchoire inférieure de son adversaire, piquant la chair molle du cou.
— Allez-y, fit le Procurateur. Enfoncez-la, cousin.
— Quel plaisir ce serait ! répondit Prestimion. Mais je ne le ferai pas, cousin. Non. Pas comme cela ; on ne tue pas un prisonnier sans défense, même un prisonnier comme vous.
Il ne pouvait pas. Il ne voulait pas. Sa colère était retombée. Il y avait eu assez de sang versé. Et Dantirya Sambail était certes un être malfaisant, mais il était très aimé sur son continent natal. Prestimion ne voulait pas avoir à supporter la haine de millions d’habitants de Zimroel quand il serait Coronal. Il vit son frère Abrigant s’extraire de la mêlée furieuse et s’avancer vers lui, accompagné de Rufiel Kisimir de Muldemar et de quatre ou cinq autres combattants de sa cité. Le goûteur Mandralisca était avec eux, blessé, les mains liées. Ses yeux lançaient des éclairs et il semblait disposé à cracher un flot de venin sur eux tous.
En voyant Prestimion qui tenait en respect le Procurateur, ils se hâtèrent vers lui. Abrigant saisit un des bras couverts de sang de Dantirya Sambail, Rufiel Kisimir l’autre et ils les lui passèrent sans ménagement derrière le dos.
— Achève-le ! s’écria Abrigant. Qu’attends-tu ?
— Sa dernière heure n’a pas encore sonné, répondit posément Prestimion en baissant son épée.
Il prit une longue inspiration, grimaça et se frotta les côtes.
— Emmenez-le, attachez-le et placez-le sous bonne garde. Il tâtera quelque temps des tunnels de Sangamore avant d’être traduit en justice. La vie lui sera ôtée un autre jour et pas de mes mains. Emmenez le goûteur aussi. Mais assurez-vous qu’ils soient enfermés dans deux cachots distincts.
Sur ce, il s’éloigna, laissant Dantirya Sambail bouche bée, abasourdi.
— Tout est perdu, cela ne fait plus de doute, constata Navigorn. Notre armée n’est plus qu’une horde débandée, incapable de trouver le moyen de fuir. Les hommes de Prestimion nous encerclent et ils savent que la victoire leur est acquise. Farholt est tombé au champ d’honneur, Farquanor aussi, avec tant d’autres. Nous devrions aller déposer les armes devant Prestimion, si nous voulons épargner des vies, y compris les nôtres.
— Comment ? fit Korsibar en lui lançant un regard incrédule. Nous rendre, Navigorn, c’est ce que vous suggérez ?
— Je ne vois pas d’autre issue.
— Ce ne sera pas la première bataille que nous aurons perdue dans cette guerre.
— C’est notre plus lourde défaite. Et, cette fois, nous serons faits prisonniers tous les deux, ainsi que tout votre Conseil.
— J’ai remarqué que vous ne dites plus « monseigneur ».
— Que puis-je dire ? fit Navigorn avec un petit geste attristé. Le sort en est jeté. La partie est terminée, Korsibar, et nous avons perdu.
C’en était trop. Dans son premier mouvement de fureur, Korsibar faillit lever son épée contre Navigorn, mais il parvint à se contenir.
— Je suis encore Coronal, Navigorn, articula-t-il simplement d’une voix funèbre. Il n’y aura pas de reddition. Et vous n’êtes plus à mon service.
— Oui, fit Navigorn. En effet.
Il se retourna et s’éloigna d’un pas vif dans la boue rougie du champ de bataille. Korsibar le suivit un long moment du regard. Il n’éprouvait rien. Absolument rien. Il avait l’impression que tout sentiment était banni de lui. Une sorte de froid l’engourdissait et gagnait tout son corps, remontant des jambes vers le cœur et du cœur au cerveau.
Je n’ai jamais voulu être roi, se dit-il. On m’a offert la couronne et je l’ai saisie comme dans un rêve.
— Que m’avez-vous fait, tous autant que vous êtes ? lança-t-il à voix haute. Qu’ai-je fait ? ajouta-t-il après un silence.
C’était une catastrophe qui dépassait toutes les prévisions. Autour de lui le sol était jonché de cadavres. Ses mages lui avaient dit que ce jour serait celui de la victoire, celui où les comptes seraient définitivement réglés, qu’à la tombée de la nuit Majipoor n’aurait plus qu’un seul Coronal et que le monde aurait retrouvé la paix. Très imprudemment, il avait vu dans ces prophéties l’assurance de son triomphe. Et maintenant…
Hébété, il avança sur la scène du désastre, le visage dur comme la pierre. Puis la silhouette à nulle autre pareille de Sanibak-Thastimoon se dressa devant lui dans la pénombre grisâtre succédant à l’obscurité dont les sorciers de Prestimion les avaient enveloppés.
— Vous ! fit Korsibar, en sentant un frémissement dans son âme glacée. Vous m’avez menti ! ajouta-t-il d’une voix vibrante de fureur.
— Jamais, monseigneur.
— Le jour de la victoire, avez-vous dit. Le jour du règlement des comptes.
— Il en est ainsi, répliqua froidement le Su-Suheris. N’avons-nous pas été exacts dans nos prédictions ? Une victoire a assurément été remportée aujourd’hui.
Korsibar écarquilla les yeux. Il comprenait maintenant que Sanibak-Thastimoon l’avait abusé ; ou plutôt qu’il s’était abusé en ne retenant des paroles du mage que ce qu’il souhaitait entendre.
D’un grand geste du bras, il montra le champ de bataille.
— Comment avez-vous pu laisser cela nous arriver ? N’avez-vous rien pu faire pour nous protéger ? Regardez, Sanibak-Thastimoon, regardez ! Nous sommes en pleine déroute !
— Il avait aux côtés de ses soldats les plus puissants sorciers de Majipoor. Je ne suis pas invincible, monseigneur.
— Vous auriez pu m’avertir qu’il allait faire disparaître le soleil à midi. Nous aurions pu prendre des mesures pour tenir nos positions quand l’obscurité est tombée.
— Puis-je vous rappeler, monseigneur, que vos hommes avaient déjà rompu les rangs avant que les sorciers de Prestimion aient provoqué cette obscurité…
C’était insupportable. Korsibar sentit tout le malheur de cette épouvantable journée s’abattre sur lui comme une montagne tombant du ciel. La douleur, le chagrin et le sentiment de sa culpabilité l’envahirent avec une force qu’il ne pouvait contenir. Ils s’y étaient tous mis pour le conduire à ce désastre, ils l’y avaient attiré pas à pas – ce mage d’une autre race en tout premier lieu – et ils allaient maintenant laisser la honte souiller son nom à jamais.
Son épée jaillit dans sa main ; il plongea vers l’avant, visant le sorcier, mais ne trouva devant lui qu’un rideau de ténèbres, une zone d’obscurité profonde dans la pénombre artificielle qui régnait autour de lui.
— Où êtes-vous ? s’écria-t-il. Où êtes-vous passé, Sanibak-Thastimoon ?
Il eut l’impression de percevoir du coin de l’œil un mouvement sur le côté. Mais trop tard. Le Su-Suheris, encore à demi caché par son sortilège, était passé derrière lui. Et, tandis que Korsibar perçait des ombres de part en part, le poignard du sorcier s’enfonça dans son dos, juste au-dessous de la cage thoracique et glissa vers le haut jusqu’à ce qu’il atteigne la pointe du cœur.
Toutes ses forces abandonnèrent aussitôt Korsibar. Il bascula vers l’avant et s’agenouilla dans la boue en suffoquant, incapable de respirer, suivant d’un regard incrédule le flot de sang qui coulait de ses lèvres.
À travers le brouillard de sa conscience qui allait s’épaississant, il perçut une voix qui l’appelait.
— Korsibar ? Mon frère ?
C’était Thismet qui s’élançait vers lui en ondoyant comme une apparition. Korsibar releva la tête au prix d’un violent effort et fixa sur elle un regard déjà voilé.
Elle s’agenouilla près de lui.
— Que… fais-tu… ici ? demanda-t-il d’une voix indistincte.
— Je suis venue te demander de déposer les armes pendant que c’est encore possible.
Il inclina la tête en souriant, sans mot dire.
Elle passa le bras autour de ses épaules, mais il pesait de tout son poids et elle avait à peine la force de lui maintenir la poitrine droite. Il expira par trois fois, puis un râle d’agonie se fit entendre. Thismet le lâcha doucement et il s’affaissa devant elle.
— Oh ! Korsibar !… Korsibar !… Tout cela pour rien, mon frère ! Tout cela pour rien !
Elle se tourna vers Sanibak-Thastimoon, qui se tenait toujours sur le côté, les bras croisés, et observait la scène en silence.
— Vous ! s’écria-t-elle. Tout est de votre faute, avec vos mensonges sur la grandeur qui lui était destinée et le monde qu’il devait ébranler. Eh bien, il l’a ébranlé, on peut le dire ! Mais regardez le résultat ! Regardez !
Elle saisit rageusement l’épée de Korsibar, tombée de sa main privée de force, et allongea une botte furieuse. Sanibak-Thastimoon, qui la dominait de sa taille imposante, détourna le coup aussi aisément que si elle avait tenu une baguette. Puis, s’avançant vivement vers elle, il lui plongea entre les seins le poignard avec lequel il avait tué Korsibar. Elle s’effondra sans un cri.
— Alors, Sanibak-Thastimoon ? lança une voix derrière le sorcier. Ils sont donc morts tous les deux, le frère et la sœur ? Et de votre main, dirait-on.
C’était Septach Melayn. En quelques longues enjambées, il s’avança souplement, l’épée tirée, son corps interminable déjà en position d’attaque. Le Su-Suheris se retrancha de nouveau derrière l’obscurité de son sortilège ; mais Septach Melayn avança sans hésiter et au dernier moment, d’un mouvement vif du poignet, avec toute sa dextérité, il traça de sa lame une ligne horizontale dans la zone de ténèbres. Le nuage noir se dissipa instantanément et Sanibak-Thastimoon lui apparut, les yeux de sa tête gauche écarquillés d’effroi, l’autre branche de la longue colonne de son double cou terminée par un moignon sanguinolent.
La lame de Septach Melayn jeta un dernier éclair et tout fut réglé.
Il baissa pensivement la tête vers les corps de Korsibar et de Thismet, étendus côte à côte dans la boue teintée de sang des marais de Beldak. La couronne à la constellation gisait elle aussi dans la boue, tout près de Korsibar. Septach Melayn la ramassa, la nettoya de son mieux à l’aide de sa manchette et la fit glisser sur son avant-bras gauche. Puis il commença à parcourir le champ de bataille, à la recherche de Prestimion. Il avait des nouvelles à lui annoncer, des bonnes et des mauvaises.
Tout le restant du jour, le suivant et celui d’après, on ramassa les morts et on leur donna une sépulture. Les tombes furent alignées au pied de l’éminence, le long du marais de Beldak. Il n’existait aucun moyen de transporter une telle quantité de cadavres jusqu’à leur cité natale. Le plus simple était de les mettre en terre à l’endroit où ils se trouvaient.
La victoire ne procura guère de joie à Prestimion. On lui avait apporté la liste de ceux qui étaient tombés au champ d’honneur et il l’avait parcourue avec une profonde tristesse. Parmi ceux de son camp, le comte d’Enkimod avait péri, le comte Hospend, Kanif de Kanifimot, Talauus de Naibilis et trois douzaines d’autres, au moins, de ses officiers ; qui savait combien de simples soldats avaient aussi perdu la vie ? Mais, surtout, il y avait Svor dont le corps avait été retrouvé, uni dans une étreinte mortelle avec celui de Farquanor. Cette perte causa plus de chagrin à Prestimion que la mort de toutes les personnes qui avaient péri ce jour-là, toutes sauf une.
Il avait appris de la bouche de Septach Melayn comment elle était morte : aussi étrangement qu’elle avait vécu, victime jusqu’au dernier instant de la perfidie et de la trahison. Il ne saurait donc jamais quelle aurait pu être sa vie avec elle. Il trouva une fleur, la posa sur sa sépulture et s’efforça d’enfermer dans un recoin de son cœur la douleur qui ne le quitterait plus, il le savait, jusqu’à la fin de ses jours.
Il fit ensevelir Korsibar aux côtés de Thismet. Il éprouvait autant de regret pour l’un que pour l’autre, mais d’une nature différente : l’un avait été un grand homme qui avait gâché sa vie, l’autre une femme qu’il avait appris à aimer alors qu’il ne s’y attendait pas et trop tard. Il y avait eu de la grandeur en elle aussi, mais elle n’était plus.
Quant à Farquanor et Farholt, nul ne les regretterait. Mais un grand nombre des officiers de Korsibar avaient péri avec eux, des hommes tels que Mandrykarn et Venta, Gapithain, duc de Korsz, le bon Kanteverel de Bailemoona, Sibellor de Banglecode, le comte Iram aussi, le comte Kamba de Mazadone, qui avait enseigné l’archerie à Prestimion et à Vilmar Gezelstad, parmi beaucoup d’autres. Prestimion eût aimé les savoir vivants, tous autant qu’ils étaient, car ils avaient été des hommes d’honneur et il les plaignait d’avoir pris la décision fatale de lier leur sort à celui de Korsibar.
Un gâchis, un gâchis, un affreux, un épouvantable gâchis. Et parfaitement inutile.
Si seulement il avait été possible de revenir en arrière.
À tous ceux du camp de Korsibar qui avaient survécu, il pardonna. La guerre était terminée : il n’y avait plus d’ennemis et la planète avait un seul Coronal. Navigorn de Hoikmar fut le premier à se présenter à lui ; il s’agenouilla et forma le symbole de la constellation avec une sincérité non feinte. Il avait compris son erreur et s’en repentait ; Prestimion le crut. Après lui vinrent Oljebbin, Serithorn et Gonivaul, et Prestimion leur pardonna aussi, bien qu’il ne se fit aucune illusion sur ces trois-là. Mais il était décidé à faire disparaître tous les ressentiments suscités par cette guerre. Plus vite les haines s’apaiseraient, mieux ce serait pour tout le monde.
— Et vous, demanda Prestimion en baissant les yeux vers le Vroon Thalnap Zelifor, combien de serments d’allégeance pouvez-vous faire, maintenant qu’il n’y a plus qu’une allégeance possible ?
Et il se mit à rire, car il n’y avait pas de méchanceté en son cœur ce jour-là.
— S’il m’en souvient bien, poursuivit-il, vous m’avez dit, quand nous étions dans les provinces occidentales ; que vous repartiez au Château uniquement pour aller chercher vos appareils à lire dans les esprits et que vous reviendriez avec eux pour me prêter main-forte.
— J’ai interprété les signes et vu que vous étiez condamné, répondit le Vroon. Les rapports du lac Mavestoi l’ont confirmé : vous aviez été emporté par les flots. Pourquoi serais-je venu en aide à un mort ? Mais mes prédictions étaient erronées et les rapports aussi.
— Vous avez la langue bien pendue, Thalnap Zelifor. Vous avez réponse à tout. Eh bien, je vais vous envoyer, vous et vos appareils, là où vous ne pourrez plus faire de mal.
Il fit signe d’approcher à un petit homme à l’air malveillant, aux lèvres minces et au regard fuyant, qui avait été au service du duc Svor. Prestimion ne l’avait jamais aimé et il ne tenait pas à le garder près de lui.
— Vous ? fit-il. Comment vous appelez-vous ?
— Barjazid, monseigneur.
— Barjazid. Très bien, Barjazid. Vous escorterez ce Vroon jusqu’au Château et vous viderez son atelier de tous ces mystérieux appareils à lire dans les esprits qui s’y trouvent, puis vous emmènerez le Vroon et son matériel à Suvrael.
— À Suvrael, monseigneur ?
— À Suvrael. Le lointain et torride continent. Vous êtes responsable de lui sur votre vie, Barjazid, et ne le laissez pas vous jouer un de ses tours en chemin. Personne ne sera châtié pour le rôle qu’il a joué dans cette guerre, mais il en est certains que je tiens à savoir aussi loin de moi que possible et Thalnap Zelifor en fait partie. On ne peut lui faire confiance, même dans un monde où il n’y aura plus d’ennemis. Emmenez-le à Suvrael, Barjazid. Et veillez à ce qu’il y reste.
Le petit homme adressa un signe d’hommage à Prestimion et un regard en coin chargé de dévotion.
— Ce sera fait, monseigneur. Il souleva Thalnap Zelifor et s’éloigna. Prestimion demeura un moment immobile, parcourant encore une fois du regard le champ de bataille. Une grande fatigue s’abattait sur lui, comme s’il venait de traverser deux ou trois fois en une même journée le désert du Valmambra écrasé de soleil. Il était maintenant le Coronal de Majipoor : la planète était entre ses mains. Pourquoi n’éprouvait-il pas de joie à cette pensée ?
Il supposa que la joie viendrait plus tard. Il allait découvrir l’immensité verdoyante et éclatante de la planète, comme dans la vision où elle n’était qu’un petit ballon qui tenait dans le creux de sa main. Il la chérirait, la nourrirait et la protégerait, elle et ses habitants, jusqu’au jour de sa mort. Mais dans l’immédiat, en ce jour de triomphe et de chagrin, il n’y avait en lui que lassitude et tristesse. Il comprit qu’il avait été mis à l’épreuve, ces dernières années, et qu’il lui faudrait un certain temps pour s’en remettre. S’attendait-il à ce que la couronne lui soit offerte sur un plateau, comme cela avait été le cas pour tant de Coronals du passé ? Apparemment, tel n’était pas son destin. Il avait découvert qu’il fallait la mériter plutôt mille fois qu’une, dans tout ce qu’il avait subi dans le Labyrinthe, dans le désert et sur les champs de bataille, et il faudrait assurément continuer à la mériter, jour après jour, jusqu’à sa mort.
Une épreuve, oui. De sa force, de sa volonté, de sa patience, de ses capacités. De ses qualités humaines. De son droit à être roi. S’il avait souffert plus que la plupart de ses prédécesseurs avant de devenir Coronal, il devait y avoir une raison. Et de cette souffrance sortirait quelque chose de bien. Il n’osait croire qu’il pût en aller autrement. Tout cela avait eu une utilité. Le contraire était impensable.
Impensable.
Tandis que ces pensées roulaient dans sa tête en bordure du champ de bataille, tandis qu’il réfléchissait à tout ce qu’il avait vécu dans sa longue et éprouvante quête de la couronne, à tout ce qu’il avait appris et à tout ce qui avait changé en lui, une étrange idée lui vint, qui fit courir un frisson le long de sa colonne vertébrale : un moyen de faire revenir le monde, dans la mesure où la chose était possible, à l’état qui était le sien avant que Korsibar ne s’empare du trône.
Peut-être… peut-être, aussi ardue et gigantesque que pût être cette tâche.
En tout état de cause, cela valait la peine d’être tenté.
— Faites dégager tout le monde, sauf vous deux, dit-il en se tournant vers Septach Melayn et Gialaurys, et demandez à Gominik Halvor et à son fils Heszmon Gorse de venir. J’ai une dernière tâche pour eux, avant de regagner le Mont du Château.
C’était la nuit. L’étoile qui était apparue au firmament après la mort de Prankipin brillait de tout son éclat et les baignait de sa lumière bleu-blanc irréelle. L’étoile de lord Korsibar, l’avait-on appelée quand elle avait surgi. Mais c’était aujourd’hui l’étoile de lord Prestimion.
Les deux mages prirent place devant lui et attendirent. Quand il eut mis ses pensées en ordre et en fut satisfait, Prestimion s’adressa à eux.
— Ce que je vais vous demander ce soir sera la plus grande conjuration jamais entreprise dans l’histoire de la planète ; et j’espère de tout cœur que vous ne refuserez pas.
— Nous savons déjà ce que vous voulez, monseigneur, fit Heszmon Gorse.
— Oui, c’est à supposer. Est-ce possible ?
— L’effort sera plus grand encore que vous ne pouvez l’imaginer.
— Certainement, fit Prestimion. Même aujourd’hui, je ne sais pas ce qui est possible et ce qui ne l’est pas dans votre art, ou votre science, quel que soit le nom qu’il faille lui donner. Mais ce que je vous demande doit être accompli. La planète a subi une grave blessure. Jamais une guerre comme celle-ci n’avait eu lieu et je veux qu’elle soit entièrement effacée de notre histoire, c’est-à-dire de l’esprit de tous ceux qui vivent aujourd’hui et de ceux qui viendront après. Je veux que cette tache sanglante disparaisse, comme si elle n’avait jamais existé.
— Il nous faudra faire appel à toutes nos ressources, déclara Heszmon Gorse, et ce ne sera peut-être pas suffisant.
— Vous aurez pour vous assister la Dame Kunigarda de l’île : ses machines et tout le personnel à ses ordres dans l’île des Rêves, qui ont les moyens d’atteindre les esprits par millions en même temps. On m’a assuré qu’elle faisait route vers nous avec tout son matériel et ne devrait pas tarder à nous rejoindre. Vous pourrez aussi faire appel à tous les mages dont vous aurez besoin ; tous sans exception, si vous le désirez, la plus grande assemblée des maîtres des arts occultes jamais réunie. Vous ferez en sorte que ce qui est arrivé ne soit jamais arrivé. Personne ne doit garder le souvenir de l’existence de Korsibar et de Thismet, les enfants de Confalume et de Roxivail : personne. Il n’y aura pas eu d’usurpation. La planète entière croira que je suis Coronal depuis le jour de la mort de Prankipin. Et ceux qui ont péri au cours des batailles de cette guerre civile auront trouvé la mort dans d’autres circonstances, pour d’autres raisons, peu importe lesquelles, tant que ce n’est pas sur un champ de bataille. Le monde doit oublier cette guerre. Le monde doit croire qu’elle n’a jamais eu lieu.
— Une oblitération universelle, fit Gominik Halvor, voilà ce que vous attendez de nous.
— À l’exception de moi-même, de Gialaurys et de Septach Melayn. Nous devons tous les trois en garder le souvenir jusqu’à la fin de nos jours, pour être sûrs que rien de semblable ne se reproduira. Mais nous devons être les seuls.
— Même nous, nous devrons oublier, quand la tâche sera accomplie ? demanda le vieux mage.
— Même vous, répondit Prestimion en le regardant longuement au fond des yeux.
Ainsi fut fait ; ainsi le monde se purifia du sang et des cendres de la guerre des Coronals. Au printemps de la nouvelle année, lord Prestimion effectua une nouvelle descente du Glayge, du Château au Labyrinthe, pour aller présenter ses respects au Pontife Confalume à qui, comme tout un chacun le savait, il avait succédé sur le trône du Coronal plusieurs années auparavant, à la mort du Pontife Prankipin.
Il trouva un Confalume plein de robustesse et de vigueur, qui donnait l’impression d’être presque encore dans la force de l’âge et aurait eu assez d’énergie pour assumer les responsabilités d’un Coronal, s’il n’avait été appelé à siéger sur le trône pontifical. C’était le Confalume dynamique que Prestimion avait connu au Château, pas l’homme brisé des premières heures de son règne, dont bien peu avaient gardé le souvenir.
Oui, c’est un Confalume à la mine florissante, un Confalume rajeuni qui étreignit joyeusement Prestimion à son arrivée. Ils prirent place côte à côte sur les trônes réservés aux deux monarques dans la cité souterraine et s’entretinrent longuement de certaines affaires urgentes du royaume dont ils devaient discuter.
— Vous n’attendrez pas aussi longtemps pour revenir, n’est-ce pas ? demanda Confalume quand les problèmes furent réglés d’une manière satisfaisante.
Il se leva, plaça les mains sur les épaules de Prestimion et le regarda droit dans les yeux.
— Vous savez quel plaisir me donne chaque fois votre vue, mon fils. Oui, poursuivit Confalume en voyant Prestimion sourire, j’ai dit « mon fils ». J’ai toujours voulu un fils, mais le Divin ne m’a pas exaucé. Maintenant, j’en ai un. Le Coronal, selon la loi, est considéré comme le fils adoptif du Pontife. Vous êtes donc mon fils, Prestimion. Vous êtes mon fils ! Vous devriez vous marier, reprit-il après un silence. Il existe certainement quelque part une femme qui ferait pour vous une bonne épouse.
— Certainement, acquiesça Prestimion, et il se peut que je la trouve un jour. Mais n’en disons pas plus sur ce sujet, voulez-vous, Père ? Le moment venu, je le sais, il y aura une épouse pour moi. Mais je ne suis pas encore tout à fait prêt, je pense, à me mettre à sa recherche.
Il pensa à celle qui avait existé et que seules deux autres personnes au monde, à part lui, avaient connue. Mais il ne pouvait pas parler d’elle et ne le ferait jamais.
C’est ainsi que s’acheva la grande guerre de l’usurpation et qu’elle fut effacée de la mémoire de la population de Majipoor. Et l’âge d’or de la planète commença à nouveau. Le règne commun de Confalume et de lord Prestimion dura de longues années, jusqu’à ce que Confalume, à un âge très avancé, soit rappelé à la Source et que Prestimion lui succède sur le trône pontifical, après un long et glorieux règne dont le monde garderait longtemps le souvenir. Celui que lord Prestimion choisit pour lui succéder comme Coronal, quand le moment fut venu pour lui de gagner le Labyrinthe, s’appelait Dekkeret. Son règne aussi devait être glorieux. Mais c’est une autre histoire.