Nul n’avait la moindre idée de la destination que comptait donner lord Sangamor aux tunnels qui portaient son nom quand il en avait ordonné la construction, trois mille cinq cents ans plus tôt. Ils étaient situés sur la face ouest du Mont, à un niveau intermédiaire du Château, où un haut éperon rocheux, presque une montagne en soi, s’élevait en saillie. Ce pic à la pointe aiguë – qui portait aussi le nom de Sangamor – présentait des arêtes si vives qu’il était inutilisable et, pour tout dire, inaccessible ; mais, à sa base, lord Sangamor avait fait creuser une suite de salles souterraines, basses de plafond et reliées entre elles, qui, partant du Château, rejoignaient le Pic de Sangamor et en faisaient le tour.
Le matériau utilisé pour la construction de ces galeries était aussi mystérieux que leur usage. Les parois et les plafonds étaient tapissés de pavés d’une pierre synthétique qui émettait naturellement des radiations de couleurs éclatantes. Une salle était éclairée en permanence par les pulsations d’une lumière grenat, une autre d’un émeraude éclatant, les suivantes d’un jaune safran, d’un incarnat puissant, d’un jaune soufre, d’un orange agressif et ainsi de suite.
Le secret de la luminosité naturelle de ces pierres, qui ne s’était pas atténuée le moins du monde au long des milliers d’années écoulées depuis le règne lointain de lord Sangamor, était l’un des nombreux secrets perdus au fil des siècles par les artisans de Majipoor. L’effet produit par les lumières et les couleurs des tunnels de lord Sangamor était d’une extraordinaire beauté, mais, comme elles ne s’estompaient à aucun moment, ni de jour ni de nuit, elles étaient aussi extrêmement fatigantes et devenaient vite très pénibles à supporter. Il était impossible d’échapper aux pulsations lumineuses émises sans relâche par les murs, heure après heure, jour après jour, si intenses qu’il ne suffisait pas de fermer les yeux pour s’en protéger. Ce rayonnement continu était en réalité un tourment pour qui devait y être soumis un certain temps.
Les tunnels étant à l’écart du reste du Château en raison du relief particulier de cette zone du Mont, comme on ne leur avait trouvé aucune autre destination et que le confort n’était pas un facteur à prendre en considération quand il s’agissait de prisonniers, ils commencèrent, au bout de quelques siècles, à être utilisés de loin en loin comme cachots pour retenir ceux que le Coronal tenait pour des esprits récalcitrants ou qu’il estimait trop risqué, pour quelque raison que ce soit, de laisser en liberté.
Prestimion avait déjà vu les tunnels de Sangamor, des années auparavant, quand, petit garçon, il explorait les coins et les recoins du Château sous la houlette de son défunt père. Nul n’y était emprisonné à l’époque ; nul n’y avait été enfermé, semblait-il, depuis deux ou trois siècles, sous le règne du Coronal lord Amyntilir. Les ondes incessantes de couleurs, bien que difficiles à supporter longtemps, étaient d’une beauté impressionnante, comme étaient impressionnantes, mais d’une manière différente, les rangées de fers fixés aux murs et les récits du père de Prestimion sur tel prince insoumis ou tel jeune duc impétueux qui y avaient été enchaînés sous quelque Coronal de l’Antiquité, désireux de rétablir l’ordre à la cour.
Jamais Prestimion n’aurait imaginé s’y trouver un jour, lui aussi, dans les fers. Cet endroit était une survivance médiévale, pas un lieu utilisé d’une manière régulière. Et pourtant, il était là, attaché à un mur émettant de vibrantes et spectaculaires pulsations d’un rouge brillant, les bras en croix, les poignets et les chevilles enserrés dans des menottes. De temps en temps, cela lui paraissait presque comique. Il revoyait Korsibar entrant en fureur et ordonnant de le jeter au cachot. Quelle serait la prochaine étape ? Le billot ?
Mais la situation n’avait rien de comique. Il était à la merci de Korsibar. Personne ne savait ce qui se passait dans les tunnels. À tout moment, un homme de main du Coronal pouvait entrer et lui trancher la gorge ; il ne pourrait rien faire pour se défendre. Il avait passé, d’après ses calculs, six à huit heures dans une solitude totale. Peut-être avait-on simplement décidé de le laisser mourir de faim. À moins que ces pulsations incessantes de lumière rouge, rouge, rouge, se répercutant sur toutes les surfaces ne fassent de lui un fou hurlant à la mort.
C’est ce qu’il semblait. Les heures s’écoulaient et personne ne venait.
Une petite voix douce et sourde, venant de l’exaspérante mer de couleurs, le fit sursauter.
— Porteriez-vous par hasard votre amulette, prince Prestimion ?
— Quoi ? fit-il d’une voix enrouée de n’avoir pas servi depuis si longtemps. Qui a parlé ? Où êtes-vous ?
— Juste en face de vous. Thalnap Zelifor. Vous souvenez-vous de moi, prince ?
— Le sorcier Vroon, oui. Je ne me souviens que trop bien de vous.
Les yeux plissés pour affronter la lumière implacable, Prestimion cligna les paupières à plusieurs reprises, s’efforçant d’accommoder sur le mur opposé. Mais il ne distinguait rien au milieu des pulsations de cet océan de rouge.
— Si vous êtes là, vous vous êtes rendu invisible.
— Pas du tout. Vous pourrez me voir si vous faites ce qu’il faut. Fermez les yeux un moment, rouvrez-les très vite et vous me verrez. Je suis emprisonné ici, moi aussi, poursuivit la voix sortant de la lumière rouge. Imaginez ma stupéfaction quand je les ai vus vous amener. Je savais que la conjonction des astres vous était défavorable, mais je ne croyais pas que c’était à ce point. Me voyez-vous maintenant ?
— Non, répondit Prestimion.
Il ferma les yeux, compta jusqu’à dix, les rouvrit et ne vit rien d’autre que les flots de lumière rouge. Il recommença, compta cette fois jusqu’à vingt, décider d’aller jusqu’à quarante. Quand il ouvrit les yeux, il perçut la forme indistincte du petit être aux multiples tentacules, juste en face de lui, enchaîné au mur tout comme lui, les fers retenant deux de ses plus gros tentacules. Le minuscule Thalnap Zelifor était suspendu à un mètre du sol ; les fers avaient été prévus pour des individus de race humaine, d’une taille normale.
Tout se fondit de nouveau dans la lumière rouge.
— Je viens enfin de vous voir, mais pas longtemps, reprit Prestimion en considérant d’un air sombre les pulsations lumineuses. C’était vous, j’en suis sûr. Vous qui êtes venu me dire dans le Labyrinthe que la voie du trône n’était pas dégagée, que vous voyiez de tous côtés des signes d’opposition, que j’avais un ennemi puissant qui attendait en secret de m’abattre. Vous saviez – par quels moyens, je n’ose l’imaginer – ce qui allait se passer. Il est séant, j’imagine, de nous retrouver au fond du même cachot. Vous avez su prédire ma chute, mais pas la vôtre.
Il plissa les yeux, essayant sans succès de distinguer la silhouette du Vroon sur le mur opposé.
— Depuis combien de temps êtes-vous ici ?
— Trois jours, je crois. Quatre, peut-être.
— Vous apporte-t-on à manger ?
— De temps en temps, répondit le Vroon. Pas très souvent. Je répète ma question, prince : avez-vous votre corymbor sur vous ? La petite amulette verte que je vous ai offerte, vous savez ?
— Oui, il se trouve que je l’ai. Sur une chaîne que je porte autour du cou.
— Quand ils apporteront votre nourriture, les gardiens devront vous détacher les mains pour vous permettre de manger. Profitez-en pour frotter le corymbor et implorez la force qu’il contrôle de vous sourire. Les gardiens devraient être mieux disposés envers vous et peut-être vous nourriront-ils plus souvent ou vous apporteront-ils quelque chose de meilleur que la maigre pitance de l’ordinaire. Je dois vous dire que la nourriture est abominable et les gardiens sont de sombres brutes.
— Votre corymbor ne m’a pas servi à grand-chose, il y a quelques heures, quand j’étais dans la Salle du Trône avec Korsibar. Je l’ai caressé une fois, au début de notre discussion. Mais les choses sont allées de mal en pis.
— Vous l’avez caressé avec l’intention d’utiliser son pouvoir, n’est-ce pas ? Vous vous êtes recommandé à sa force en formulant une demande spécifique ?
— Rien de tout cela ne m’est venu à l’esprit. Je l’ai simplement touché, comme on se gratte quand on a une démangeaison.
— Ah bon ! fit Thalnap Zelifor, comme pour indiquer que l’erreur de Prestimion était manifeste.
Un silence s’installa entre eux.
— Pourquoi vous a-t-on enfermé ici ? reprit enfin Prestimion.
— La chose n’est pas claire pour moi. Qu’il s’agisse d’une cruelle injustice, cela ne fait aucun doute. Mais on ne m’a pas fait savoir qui en est responsable. Tout ce que je sais, c’est que je suis innocent, quoi que l’on me reproche.
— Assurément, fit Prestimion.
— Je fus employé quelque temps comme conseiller de lady Thismet, poursuivit le Vroon, et il se peut que certaines choses que je lui ai suggéré de dire à son frère l’aient perturbé ou offensé et qu’il m’ait écarté pour m’empêcher de prodiguer mes conseils. C’est fort possible. D’autre part, il y a cette dette que j’avais contractée, de l’argent appartenant au prince Gonivaul, qui a servi à financer certaines de mes recherches. Vous savez comment est Gonivaul pour ce qui touche à l’argent. Il peut avoir demandé au Coronal de me faire jeter dans cette prison pour me punir d’avoir été dans l’incapacité de le rembourser, même si je ne vois pas très bien comment cela lui permettra de récupérer son argent.
— Il semble, glissa Prestimion, que bien des choses ne vous soient pas très claires. Pour quelqu’un de votre profession, cela ne prévient pas en votre faveur. Je croyais que, pour les sorciers, toute connaissance était directement accessible. Et pourtant, vous ne savez même pas exactement pourquoi vous êtes enchaîné à ce mur.
— C’est une science imparfaite, prince, fit plaintivement Thalnap Zelifor.
— Une science, vraiment ?
— Oh ! oui. Assurément une science. Cela peut vous donner l’impression de n’être que culte et évocation de démons, mais, pour nous, il s’agit de comprendre et de nous conformer aux lois fondamentales de l’univers, qui ont une assise totalement rationnelle.
— Vraiment ? Une assise rationnelle, dites-vous. Il faudra m’expliquer cela, si nous devons rester longtemps ici. Vous préféreriez peut-être, si j’ai bien compris, vous présenter comme un ingénieur plutôt que comme un sorcier.
— Pour moi, ô prince, les deux termes ont à peu près le même sens. Il y a trois siècles, j’aurais été un ingénieur, cela ne fait aucun doute. Ces recherches que j’accomplissais pour le compte du Grand Amiral Gonivaul étaient de nature purement technique : l’invention et la construction d’une machine.
— Une machine pour effectuer des actes de sorcellerie ?
— Un dispositif permettant à un esprit d’entrer directement en contact avec un autre. Par des moyens scientifiques, non des incantations ou des évocations. Je lirais dans votre esprit, prince, j’y verrais vos pensées et j’y placerais des pensées de mon invention.
Un petit frisson de peur parcourut Prestimion. Peut-être vaut-il mieux, se dit-il, que Thalnap Zelifor soit enchaîné à son mur.
— Vous avez réellement mis au point cette machine ?
— Mes recherches, je le crains, n’ont pas encore abouti. Il fallait encore un peu de travail… Mais le manque de moyens, vous comprenez, le refus du prince Gonivaul de m’avancer les quelques royaux supplémentaires dont j’avais besoin…
— Oui. Cela a dû être un coup terrible pour vous. Mais pourriez-vous me dire quelle utilisation le Grand Amiral aurait faite de cet appareil quand vous auriez eu fini de l’inventer ?
— Il faudrait, je pense, poser la question au prince Gonivaul.
— Mieux vaudrait se servir de votre machine à lire dans les esprits. Gonivaul n’est pas homme à divulguer ses secrets à quiconque. Auriez-vous, par le plus grand des hasards, dans votre répertoire de charmes, reprit-il après un silence, de quoi rendre cette abominable lumière rouge un peu moins blessante pour les yeux ?
— Le corymbor, je crois, pourrait avoir cet effet.
— Mais je n’ai naturellement pas les mains libres pour toucher le corymbor.
— C’est grand dommage, fit Thalnap Zelifor. Attention… voilà les gardiens.
Prestimion entendit des pas et des bruits de portes qui s’ouvraient.
— On va vous donner à manger et vous libérer les mains, au moins quelques minutes. Ne laissez pas passer l’occasion.
Trois gardiens armés jusqu’aux dents pénétrèrent dans le tunnel. L’un d’eux resta près de l’entrée, les bras croisés, la mine renfrognée ; un autre défit les chaînes qui enserraient les poignets de Prestimion et lui tendit un bol de mauvais bouillon froid : le troisième apporta une assiette au Vroon qui tâtonna avidement dans la nourriture avec un de ses tentacules libres. Tout en mangeant, et il avait du mal à avaler ce bouillon maigre et amer, Prestimion glissa subrepticement la main à l’intérieur de sa tunique et – se sentant non seulement idiot mais méprisable, comme s’il trahissait tout ce à quoi il croyait – caressa négligemment le corymbor du bout des doigts, deux fois d’abord, puis à deux autres reprises.
— Vous n’avez rien de meilleur à me donner ? demanda-t-il à son gardien. Croyez-vous pouvoir m’apporter quelque chose qui ne tourne pas dans l’estomac ?
Sans répondre, le gardien le considéra d’un regard froid et morne.
Quand le bol fut vide, le gardien le prit et referma les bracelets métalliques sur les mains de Prestimion. Il ressortit avec ses deux collègues ; aucun d’eux n’avait ouvert la bouche.
— La lumière est toujours aussi forte, fit Prestimion. Et les gardiens n’avaient pas l’air aimable du tout.
— Avez-vous frotté le corymbor, prince ?
— Plusieurs fois, oui.
— Et demandé à la force qui y réside d’accueillir favorablement vos demandes ?
— Je me suis contenté de le caresser, reconnut Prestimion. Je n’ai pas pu me résoudre à faire plus. J’avoue que l’invocation de puissances imaginaires n’est pas quelque chose que je fais facilement.
— Ah bon ! fit Thalnap Zelifor.
Au retour, en fin d’après-midi, de son rendez-vous galant avec la voluptueuse Heisse Vaneille de Bailemoona, toute la satisfaction de Svor s’envola d’un coup quand il apprit, ce qui ne tarda pas, que Prestimion était emprisonné dans les cachots de Sangamor et qu’il n’y avait plus trace de Gialaurys ni de Septach Melayn au Château.
Akbalik, le neveu aux yeux gris du prince Serithorn, qui était la source de ces informations donna à entendre au duc Svor qu’il ferait bien, lui aussi, de fuir le Château sans perdre beaucoup plus de temps.
— Le parti de Prestimion est-il frappé de proscription ? demanda Svor.
— Pas à ma connaissance, répondit Akbalik, qui était calme et raisonnable de nature. Il y a eu une dispute entre le Coronal et le prince Prestimion dans la Salle du Trône et lord Korsibar a donné l’ordre de jeter le prince en prison ; je suis formel là-dessus. Pour ce qui est des deux autres, j’en suis réduit aux conjectures. J’ai cru comprendre que plusieurs gardes avaient été sérieusement blessés dans un combat à l’épée, près de l’une des portes du Château. Il n’est pas déraisonnable de penser qu’ils se sont trouvés sur la route de Septach Melayn au moment où il partait avec Gialaurys.
— Certainement. Ils sont donc partis et je reste seul ici.
— Il n’est peut-être pas prudent pour vous non plus de rester.
Svor acquiesça de la tête. Il demeura un moment silencieux, étudiant les diverses possibilités qui s’offraient à lui ; aucune ne semblait réjouissante et elles étaient périlleuses pour la plupart. Que l’entretien entre Korsibar et Prestimion se fût terminé en catastrophe n’avait rien d’étonnant. Svor était découragé de voir Prestimion ne jamais se lasser de fourrer la tête dans l’antre des démons, malgré les avertissements sans fin qu’il lui donnait. Mais Prestimion n’était pas homme à ajouter foi, aussi peu que ce fût, à des présages et des prédictions ; et se précipiter sciemment dans l’antre des démons semblait faire partie intégrante de sa personnalité. Svor avait une mentalité diamétralement opposée : il ne lui était pas toujours facile de comprendre Prestimion.
Svor savait que c’était maintenant son propre avenir qu’il convenait d’envisager et de comprendre, sinon il était perdu. Les augures étaient ambigus.
Il prit enfin sa décision.
— Je vais demander à être reçu sur-le-champ par Korsibar, dit-il à Akbalik.
— Croyez-vous que ce soit prudent ?
— Plus que toute autre ligne de conduite. Je ne suis pas homme à me frayer un chemin à la pointe de l’épée jusqu’aux portes du Château, comme Septach Melayn, ou à renverser les gardes comme des douzequilles, à la manière de Gialaurys. Si Korsibar veut me jeter en prison, il le fera. Mais je me crois capable de l’en dissuader ; et je ne vois pas d’autre solution.
Svor sollicita donc une audience avec le Coronal, qui, à son grand étonnement, lui fut aussitôt accordée. Deux Skandars armés montaient la garde près du bureau de palissandre du Coronal, comme si l’idée de l’intrépide Gialaurys, recommandant de se jeter sur Korsibar un poignard à la main, avait filtré dans les couloirs du Château jusqu’aux oreilles du maître. Svor se sentit écrasé par ces géants venus d’une autre planète, qui encadraient le Coronal à l’air impérieux. Mais se trouver en présence d’êtres plus grands et plus forts n’avait rien de nouveau pour lui. Aussi mince, sec et frêle qu’il fût, Svor leur avait jusqu’alors tenu la dragée haute.
Korsibar avait l’air fatigué, affaibli, le teint cireux et le regard égaré. Il tenait dans sa main gauche un collier de perles d’ambre, qu’il tripotait nerveusement, machinalement, les faisant passer l’une après l’autre entre ses longs doigts puissants. La couronne était posée sur un coin du bureau, comme un jouet abandonné.
— Es-tu venu me défier toi aussi, mon vieil ami ? demanda-t-il d’une voix étrangement éteinte, quand Svor eut pris place devant le bureau.
— C’est ce qui s’est passé ? Prestimion vous a défié ?
— Je lui ai proposé un siège au Conseil. Il a repoussé mon offre avec mépris et m’a jeté au visage que j’étais un Coronal illégitime. Comment aurais-je pu tolérer cela ? Fais-moi le symbole de la constellation, Svor, je t’en prie. Je suis ton souverain, ne l’oublie pas.
Cela ne me coûte rien de le faire, se dit Svor. Il leva la main et forma le geste d’hommage.
Le soulagement détendit les traits de Korsibar, dont le visage était resté crispé et tendu.
— Merci. Je n’aurais pas aimé te faire jeter au cachot, toi aussi.
— Ce qu’on raconte est donc vrai ? Prestimion est aux fers, dans un cachot ?
— Pour quelque temps. Je le ferai sortir dans un ou deux jours et nous aurons une nouvelle conversation. Je veux lui faire entendre raison, Svor. Le monde entier m’accepte comme roi ; mon père lui-même reconnaît mon avènement. Il ne peut que lui arriver malheur s’il s’interpose entre le trône et moi. Partages-tu mon avis ?
— Il arrivera malheur, je n’en doute pas… Où sont Gialaurys et Septach Melayn ? Au cachot avec Prestimion ?
— Je pense qu’ils se sont enfuis, répondit Korsibar. Septach Melayn a disparu – il s’est battu contre quatre gardes avant de sortir du Château et les a mis en charpie – et personne n’a vu Gialaurys depuis midi. Je n’avais rien contre eux. J’aurais seulement attendu d’eux un ou deux gestes d’hommage et qu’ils disent « monseigneur » en s’adressant à moi. Tu devrais le dire toi aussi, Svor : « monseigneur ».
— Si tel est votre bon plaisir, monseigneur.
— Pas pour cela, Svor, mais parce que c’est le titre que l’on me donne. On emploie ce mot quand on s’adresse au Coronal.
— Oui, monseigneur.
— Oh ! Svor ! Svor ! fit Korsibar en esquissant un pauvre sourire. Tu es l’homme le moins digne de confiance qui ait jamais foulé le sol de cette planète et j’ai quand même de l’affection pour toi. Sais-tu seulement à quel point tu me manques ? Nous étions de si bons amis ; nous avons bu dans la même coupe, étreint les mêmes femmes, passé tant de nuits à raconter de folles histoires avant de nous jeter dans l’eau du fleuve, au petit matin. Puis tu t’es rapproché de Prestimion. Pourquoi m’as-tu abandonné pour lui ?
— Je ne vous ai jamais abandonné, monseigneur. Vous tenez une grande place dans mon cœur, aussi grande que jamais. Mais j’éprouve beaucoup de plaisir à la compagnie de Prestimion. Et à celle de Gialaurys et de Septach Melayn, pour qui j’ai une grande tendresse et dont l’esprit m’intéresse vivement, même si je n’ai pas grand-chose de commun avec l’un ou l’autre. Ils n’ont d’ailleurs entre eux pas plus de traits communs. Ce sont deux hommes de types très différents.
— Ils ont pourtant le sentiment commun que Prestimion devrait être Coronal. Toi aussi, je suppose.
— Je vous ai rendu hommage, monseigneur.
— Tu le ferais à ces Skandars, si besoin était… Et maintenant, Svor, que vas-tu faire, sachant que Prestimion est en prison ?
— Vous avez dit que vous ne l’y laisseriez qu’un ou deux jours, monseigneur.
— Ou trois, ou même quatre. Je veux d’abord qu’il me rende hommage, Svor, et avec un minimum de sincérité.
— Dans ce cas, il se peut qu’il reste longtemps au cachot.
— Tant pis, soupira Korsibar. Il ne peut y avoir qu’un seul Coronal sur cette planète.
— Si vous n’avez pas l’intention de relâcher Prestimion sous peu, monseigneur, et je soupçonne que c’est le cas, reprit Svor après un moment de réflexion, je vous demande la permission de quitter le Château.
— Pour aller où ? Tu n’as de domaine nulle part, Svor. Rien d’autre que le logement que je t’ai fourni, au temps de notre amitié. Est-ce que je me trompe ?
— Un petit appartement m’est réservé au manoir de Muldemar. J’irai là-bas, je suppose.
— Rejoindre Septach Melayn et Gialaurys, pour comploter avec eux contre moi, pour le compte de Prestimion ?
— Je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où ils sont allés, monseigneur. C’est simplement que je ne nie sens pas bien au Château, sachant que Prestimion est enchaîné quelque part sous mes pieds, que ma liberté ne dépend que de votre bon plaisir et qu’elle peut m’être ôtée à tout moment. Vous dites avoir de l’affection pour moi, monseigneur ; très bien, laissez-moi aller. Muldemar est un lieu charmant et tranquille, le vin y est bon et la princesse Therissa m’accueille à bras ouverts. Avec votre permission, monseigneur, j’irai à Muldemar. Et il n’est pas question de comploter contre vous.
— Tu le feras, je le sais.
— Je n’ai rien dit de tel, monseigneur.
Korsibar jeta son collier d’ambre et tendit les bras vers Svor par-dessus le bureau dans un geste étonnant de sincérité et de vulnérabilité. Un éclair de vivacité traversa son regard las.
— Écoute-moi, Svor, dit-il. Va à Muldemar si tu en as envie ; tu as ma permission. Farquanor te délivrera un sauf-conduit, si tu lui en fais la demande. Jamais je ne te ferai de mal. Tu entends, Svor ? Nous étions amis autrefois et, au nom de cette amitié, je déclare que je ne te ferai aucun mal. Mais ne fais rien contre moi ; je suis Coronal, pas Prestimion. Ne revenons pas là-dessus. Ne me trahis pas, Svor ; ne conspire pas contre moi. Et si un complot devait se tramer, avertis-moi, Svor, je t’en conjure. Sinon en souvenir de l’amitié qui nous unissait autrefois, au moins par la fidélité due à ton roi et pour l’amour que tu portes à notre planète. Si Prestimion me fait la guerre pour conquérir le trône, des dommages irréparables seront infligés à Majipoor, quel que soit celui de nous deux qui en sortira vainqueur.
— Je n’en doute pas, monseigneur, fit Svor.
Il forma le symbole de la constellation, sans qu’on le lui eût demandé.
— Et je vous remercie pour vos nombreuses bontés, passées et présentes. Puis-je me retirer ?
Korsibar le congédia d’un petit geste las de la main. Svor ne perdit pas de temps à quitter le bureau du Coronal.
Après une longue et difficile descente depuis le sommet du Mont, Septach Melayn, tout crotté, dépenaillé, les pieds endoloris, arriva au manoir de Muldemar, où la nouvelle de l’incarcération de Prestimion était déjà connue, et fut aussitôt conduit dans un des appartements réservés aux hôtes. Il y prit un bain, un souper léger accompagné d’un peu de vin et se changea. Il emprunta un pourpoint et des chausses à Abrigant, le frère cadet de Prestimion, qui était presque aussi grand que lui. Plus tard, dans le grand salon du manoir, tendu de lourdes draperies rouges, Septach Melayn fit à la mère de Prestimion et à ses frères réunis le récit de ce qu’il savait, c’est-à-dire pas grand-chose : seulement qu’un entretien privé entre le prince et Korsibar avait mal tourné et que Korsibar l’avait fait enfermer séance tenante dans les tunnels de Sangamor. Il ne leur apprit rien qu’ils ne savaient déjà.
— Il ne servait à rien de rester, dit-il. Korsibar nous aurait jetés aux fers nous aussi.
— Vous avez bien fait de vous enfuir tant que c’était possible, acquiesça la princesse Therissa. Mais Korsibar a agi d’une manière inconsidérée en faisant jeter ignominieusement en prison un grand prince du royaume. Ne voit-il pas qu’un comportement si autoritaire constitue une menace pour toute la noblesse du Château ?
— Je pense qu’il n’a pas réfléchi à ce qu’il faisait. Svor avait bien analysé la situation, comme il le fait si souvent ; il y a, d’après lui, une faiblesse dans l’âme de Korsibar qui le pousse à attaquer brusquement, sans que ce soit nécessaire, simplement à cause de la peur qu’il y a en lui. Il était donc prêt à réagir avec une sévérité excessive à la moindre provocation de Prestimion. Et je pense qu’il y a eu provocation.
— De quelle nature ? demanda la princesse Therissa.
— Au cours de leur entretien dans la Salle du Trône, Korsibar a bien proposé à Prestimion un siège au Conseil ou un autre poste de haute responsabilité, cela nous le savons. Et Prestimion, j’en ferais le pari, lui a renvoyé sa proposition à la figure, comme un poisson pourri.
— Il en est bien capable, approuva Abrigant, le frère belliqueux, avec un éclair de jubilation dans le regard.
— Ce n’était pas prudent, fit Septach Melayn, avec Korsibar qui est si puissant et qui le craint tellement. Mais Prestimion est devenu plus impulsif, parfois trop fougueux, à ses dépens.
— Il y a toujours eu en lui une ardeur impétueuse, glissa la princesse Therissa, qu’il parvient à contenir en faisant un grand effort sur lui-même. Mais ce fut sans doute trop pour lui de voir Korsibar sur le trône de Confalume et de recevoir l’obole d’un siège au Conseil alors qu’il aurait dû occuper ce même trône.
— Précisément, acquiesça Septach Melayn. Nous avons essayé de le convaincre de ne pas se rendre à cette audience, qui ne pouvait que le compromettre ou le mettre en danger ; ou bien, s’il y allait, de différer sa réponse à toute proposition qui pourrait lui être faite, en prétextant qu’il souhaitait prendre conseil à Muldemar avant de décider s’il acceptait ou non. Cela lui aurait permis de gagner un peu de temps. Mais je pense qu’il n’a pas pu se maîtriser. Il n’a pas dû pouvoir se résoudre à faire le symbole de la constellation ou à plier le genou devant Korsibar et à l’appeler « monseigneur ». Oui. C’est là que tout s’est gâté, je pense, dès le commencement, au moment de rendre hommage à Korsibar.
— Je partage votre avis, déclara Taradath. Jamais il n’aurait fléchi le genou de son plein gré.
— Non, reprit Septach Melayn, jamais il ne l’aurait fait. Sa colère est trop grande, sa douleur trop profonde.
— Sa douleur ? demanda la princesse Therissa.
— Oh ! oui, madame ! Prestimion souffre terriblement de la perte de la couronne. On ne le dirait pas, quand on parle avec lui ; il est calme et se montre philosophe. Mais, à l’intérieur, tout n’est que rage et exaltation.
Septach Melayn tendit son bol de vin, que Taradath emplit à ras bord.
— Korsibar, à mon sens, ne veut pas vraiment de mal à Prestimion ; il est en plein désarroi, en pleine incertitude de se trouver subitement roi alors que ce n’est pas sa place. Il suit les conseils de l’un ou de l’autre, sans véritable ligne de conduite. Mais je pense qu’il a malgré tout de l’affection pour Prestimion et qu’il ne pourra jamais se résoudre à aller trop loin. Dans quelques jours, il comprendra qu’il ne sert à rien de le garder au cachot et il le fera libérer.
— Fasse le Divin que vous soyez dans le vrai ! lança la princesse Therissa.
— Korsibar lui a déjà fait assez de mal en lui volant le trône, glissa Abrigant. Moi aussi, je serais sorti de mes gonds, si Korsibar avait exigé que je lui rende hommage.
— Prestimion aurait dû emporter un poignard, fit Teotas, le benjamin de la famille. Il aurait gravi les marches du trône et tranché la gorge du voleur.
— Tu n’es pas le premier à suggérer quelque chose de ce genre, répondit Septach Melayn en souriant. À propos, quelqu’un a-t-il des nouvelles de Gialaurys ? Nous avons été séparés au moment de sortir du Château et nous étions convenus de nous retrouver ici.
— Rien, fit la princesse.
— Et Svor ? Rien non plus ?
Elle secoua la tête.
— Si, mère, fit le prince Taradath. Nous avons eu des nouvelles du duc Svor, il y a une heure ; il fait dire que tout va bien, qu’il a la permission de lord Korsibar de quitter le Château et qu’il arrivera bientôt au manoir. Il dit aussi ne pas avoir de nouvelles de Prestimion, mais d’excellentes raisons de croire que Korsibar n’envisage pas de le faire disparaître.
Septach Melayn frappa du plat de la main sur le dessus de la table en obsidienne pour marquer sa joie.
— Svor est sain et sauf ! Korsibar n’a donc pas oublié les liens d’amitié qui l’unissaient autrefois à notre insaisissable petit duc ! Voilà une bonne nouvelle ; elle signifie peut-être que l’humeur de Korsibar s’est radoucie après son accès de colère et que la libération de Prestimion ne saurait tarder. Mais je crains quand même pour la vie de Gialaurys. Il est trop prompt à sauter à la gorge des gens et s’est peut-être attaqué à trop forte partie au moment de sortir du Château.
Sur ces entrefaites, un domestique apparut à la porte pour annoncer la venue d’un nouvel invité au manoir ; c’était Gialaurys, en plus piteux état encore que Septach Melayn à son arrivée, une grosse meurtrissure rouge et gonflée sur le côté gauche de son visage. Il paraissait pourtant assez gai, autant que pouvait l’être un homme d’une nature aussi maussade. Il donna à Septach Melayn une joyeuse et vigoureuse accolade et vida à la suite trois coupes d’un vin de rubis en dix minutes.
Septach Melayn lui fit part du message de Svor et l’interrogea sur sa fuite du Château. Gialaurys répondit qu’il n’avait pas rencontré beaucoup de difficultés, mais que, trouvant les abords de la porte de Gossif grouillants de gardes, il avait poussé jusqu’à la porte d’Halanx, où les gardes, là aussi, avaient eu le temps de se rassembler et l’attendaient de pied ferme. L’affrontement était inévitable et il craignait d’avoir renvoyé plusieurs hommes à la Source, ce qu’il regrettait. Comme ils refusaient de lui laisser le passage, il n’avait pas eu le choix.
— Tu connais Himbergaze, ce lieutenant de la garde au grand nez ? demanda-t-il à Septach Melayn. Je l’ai précipité du haut du Donjon de Canaberu et il a fait beaucoup de bruit en touchant le sol. Je ne crois pas le revoir monter la garde. Voilà comment j’ai récolté ça, ajouta-t-il en montrant sa joue meurtrie.
— Il t’a frappé au visage ?
— Tout au contraire, gloussa Gialaurys. Je lui ai donné un coup de tête quand il me sautait au collet. Surpris, il a perdu l’équilibre et il est passé par-dessus le parapet. J’aurais aimé faire la même chose à Farholt pendant l’épreuve de lutte des Jeux Pontificaux.
Il se leva et inspecta d’un air chagrin ses vêtements en lambeaux.
— En descendant le Mont, j’ai traversé la forêt d’épines de Quisquis. Regardez dans quel état je suis !
— Le prince Abrigant m’a prêté un pourpoint, fit Septach Melayn en tournant la tête vers les trois frères de Prestimion, aussi élancés les uns que les autres. J’étais en loques moi aussi. Mais je crains, mon ami, qu’il n’y ait pas ici de vêtements à ta taille. Un valet pourrait aller te chercher une toile de tente dans laquelle les couturières de la princesse te tailleraient des hauts-de-chausses.
— Je vois que tu n’as pas perdu ton sens de l’humour, riposta Gialaurys, sans paraître apprécier la plaisanterie.
Mais la princesse Therissa l’assura qu’on pouvait lui confectionner assez rapidement des vêtements neufs ; ce fut chose faite dès le lendemain matin. Au même moment, le duc Svor se présenta à la grille du manoir, à la tête d’un convoi de cinq montures de bât transportant quantité de marchandises, y compris une collection bienvenue de vêtements qu’il était passé prendre chez Gialaurys et Septach Melayn.
Il leur fit le récit de sa conversation avec Korsibar et leur confia son espoir d’une libération imminente de Prestimion.
— Que dit-on au Château de son arrestation ? demanda Septach Melayn. Qu’en pensent Serithorn ou Oljebbin ?
— Pas grand-chose, répondit Svor. Vous savez, j’ai pris mes cliques et mes claques sans perdre de temps et je n’ai pas abordé le sujet avec grand monde. Mais, d’après ce que j’ai entendu dire, il semble que tout le monde ait été trop estomaqué pour réagir et fait comme si ce qui s’est passé n’avait rien d’extraordinaire, en attendant de voir ce que décidera Korsibar.
— C’est comme cela depuis le commencement, grommela Gialaurys. Korsibar s’empare de la couronne sans que personne ne s’oppose à lui, pas même Confalume, et tout le monde attend craintivement de voir ce qui va se passer ensuite. Korsibar prend possession du Château et la haute main sur le gouvernement sans que personne ne lève le petit doigt pour l’en empêcher. Maintenant, Korsibar fait jeter Prestimion en prison et personne ne proteste. Sont-ils tous si lâches ? Pourquoi Oljebbin, Gonivaul ou un autre ne s’élève-t-il pas contre ces méthodes illégales ?
— Tu étais ici, dans cette maison, répondit Septach Melayn, et tu as entendu par toi-même les propos exaltants du brave Oljebbin, de l’intrépide Gonivaul et du courageux Serithorn, l’un après l’autre, ils ont déclaré qu’ils allaient temporiser, observer avec la plus grande attention les agissements de Korsibar avant de prendre position, sans rien entreprendre contre lui avant que le moment leur paraisse opportun. « Nous devons éviter toute manœuvre imprudente ou inconsidérée », a dit Serithorn, à moins que ce ne soit Gonivaul, je ne sais plus. Mais ils ont tous déclaré la même chose.
— Ils ont promis de soutenir Prestimion s’il se dressait contre Korsibar, protesta Gialaurys.
— D’une manière si tiède et craintive, glissa Svor. En se couvrant avec des si, des mais et des peut-être, et sans dire un mot sur le soutien qu’ils apporteraient à Prestimion dans le cas où Korsibar s’attaquerait à lui. Que t’imagines-tu donc, Gialaurys ? Que ces vieillards ramollis, amoureux de leur confort entreront en fureur et se mettront à vitupérer contre la détention de Prestimion, alors qu’il suffirait d’un claquement de doigts à Korsibar pour les expédier eux-mêmes dans les tunnels de Sangamore ? Tous les pouvoirs sont entre ses mains. Les grands seigneurs le craignent et se méfient les uns des autres. À part le prince de Muldemar, il n’y en a qu’un, par toute la planète, qui oserait affronter Korsibar et pourrait nous aider à arracher Prestimion à ses griffes. Lui-même n’est pas un ange, loin de là.
— Tu parles du Procurateur ? demanda Septach Melayn.
— Vois-tu quelqu’un d’autre ? Si nous devons mettre sur pied une opposition à Korsibar, cela ne pourra se faire qu’avec l’aide de Dantirya Sambail. N’oublions pas qu’il est parent de Prestimion et que nul n’est mieux placé que lui pour exiger sa libération. Le Procurateur est un homme puissant, soutenu par une puissante armée, un homme fortuné et déterminé, cinq fois plus intelligent que Korsibar.
— Tu oublies son charme personnel et la douceur de son âme. Sans compter sa grande beauté et son amour pour les petits animaux. Quel bel allié il ferait, Svor !
— Quoi qu’il en soit, ajouta Gialaurys, Dantirya Sambail a pris la mer et il est déjà loin, en route pour Zimroel. Même s’il faisait demi-tour dès son arrivée à Piliplok, il lui faudrait plusieurs mois pour parcourir le chemin jusqu’au Mont. En supposant qu’il veuille le faire.
— Mais non, répliqua Svor, il n’a pas pris la mer. J’ai appris qu’il était à mi-chemin du port d’Alaisor quand la nouvelle de l’emprisonnement de Prestimion lui est parvenue. Il a aussitôt décidé de rebrousser chemin et il marche en ce moment sur le Mont.
— Tu es certain de ce que tu avances ? demanda Septach Melayn.
— Je ne suis certain de rien d’autre que du nombre de mes doigts et de mes orteils, répondit Svor, et, certains jours, il m’arrive même d’avoir des doutes. Mais je tiens mes informations de personnes dignes de foi, des habitants de Muldemar, qui m’ont confié ce matin, tandis que je traversais la cité, que Dantirya Sambail et toute sa suite faisaient route vers le Château. Est-ce la vérité ? Je pourrais m’en remettre à la divination, mais tu ne croirais pas non plus ce que je découvrirais. Hein, Septach Melayn ? Il ne nous reste donc plus qu’à attendre. Nous demeurons ici et Dantirya Sambail viendra, ou il ne viendra pas. J’ai dit ce que je savais.
— Que demandera-t-il, à ton avis, en échange de la libération de Prestimion ? demanda Gialaurys. Il ne fait jamais rien sans exiger un prix élevé.
— Très juste, fit Septach Melayn. Prestimion lui sera grandement redevable et la contrepartie sera coûteuse. Si Prestimion prend un jour le pouvoir, Dantirya Sambail sera son bras droit. Nous ne pouvons rien y faire, à moins de réussir, sans l’aide du Procurateur, à faire sortir Prestimion de son cachot par un tour de passe-passe et c’est impossible. Nous allons rester ici, comme dit Svor, et suivre la tournure des événements.
— L’endroit a le mérite d’être agréable, conclut Svor. Et le vin y est excellent.
À mesure que les jours s’écoulaient, toutes sortes de nouvelles parvenaient au manoir, mais toutes ne méritaient pas qu’on y ajoute foi. Le prince Prestimion, annonçait-on, serait libéré le Merdi suivant ; non, ce serait pour Lunedi ; non, Terdi. Mais Prestimion ne fut pas libéré, ni le Terdi, ni le Quatredi, ni un autre jour. Akbalik leur fit savoir que le prince Serithorn était allé voir Prestimion dans son cachot et l’avait trouvé en assez bonne santé, mais que Prestimion n’en revenait pas de l’audace de Korsibar et qu’il se plaignait de la nourriture en qualité comme en quantité, qui lui avait donné un teint blafard et un air quelque peu égaré. Quant à lord Korsibar, il ne se montrait guère ces derniers temps ; il restait confiné dans ses appartements privés où Navigorn, Farquanor et Mandrykarn lui rendaient de fréquentes visites, mais la vie de la cour semblait suspendue pendant cette étrange période de crise. La princesse Thismet, elle aussi, apparaissait rarement en public. Un bruit courait, colporté par ses dames d’honneur et propagé par la rumeur publique, selon laquelle Thismet et son frère lord Korsibar se seraient fâchés pour une raison indéterminée et la brouille serait des plus profondes et des plus graves.
— J’ai reçu, annonça Svor, une lettre de mon amie, la dame Heisse Vaneille de Bailemoona qui affirme qu’ils se sont querellés au sujet de Prestimion. Il semble que la princesse Thismet ait imploré son frère de remettre Prestimion en liberté, en déclarant qu’il était très cher à son cœur et qu’elle ne supportait pas de le savoir incarcéré. Ce qui aurait mis le Coronal dans une telle fureur qu’il aurait menacé de la faire enfermer elle aussi, dans une autre partie des tunnels.
— Si cela continue, fit Septach Melayn en souriant, tout le monde va se retrouver aux oubliettes. Avais-tu eu vent de cela, toi qui es un homme à femmes ? lança-t-il à Svor avec un regard interrogateur. D’une brusque passion entre Thismet et Prestimion. J’étais persuadé qu’elle le détestait.
— Tout est possible entre un homme et une femme, répondit Svor. Je ne fais que répéter ce que Heisse Vaneille m’a écrit.
— Crois-tu que ta traînée de Bailemoona soit une informatrice digne de foi ?
— Tu es profondément injuste avec elle, répliqua Svor d’un ton acerbe en lançant un regard noir à son ami l’escrimeur. C’est une femme respectable, de la meilleure famille de la cité. Mais laisse-moi continuer, j’ai d’autres nouvelles. Le Pontife Confalume a quitté le Château pour retourner remplir dans le Labyrinthe les devoirs de sa charge.
— En fermant une fois de plus les yeux sur les crimes de son fils, ricana Septach Melayn.
— Le Pontife est victime d’un maléfice, déclara Gialaurys, l’air renfrogné. Il n’y a pas d’autre explication à son comportement récent. Cela ne ressemble pas au Confalume d’antan, une telle mollesse ; Sanibak-Thastimoon ou un autre sorcier encore plus malfaisant, au service de Korsibar, lui a jeté un sort. Il ne peut en être autrement.
— Tu as peut-être raison, fit Svor. Autre chose : Roxivail aussi a quitté le Château. Elle est en route pour Alaisor, d’où elle s’embarquera pour l’île du Sommeil où elle résidera en qualité de Dame de l’île.
— Puisse la Dame Kunigarda l’accueillir avec des lances, fit Septach Melayn.
— J’ai aussi des nouvelles du Procurateur Dantirya Sambail, poursuivit Svor. Les rapports indiquant qu’il avait rebroussé chemin étaient exacts. Il marche sur le Château avec toute sa suite. Ils ont été vus à Coragem, à Tedesca, à Klatre et à Bland. Il semble qu’il doive arriver dans une semaine à Pivrarch ou Lontano, d’où il commencera son ascension du Mont, en passant par Muldemar pour s’entretenir avec nous – il sait que nous sommes au manoir, sains et saufs –, avant d’aller affronter lord Korsibar. S’il faut en croire Heisse Vaneille, qui le tient d’Akbalik, il a déjà envoyé un message à Korsibar pour lui faire part de son déplaisir de savoir Prestimion dans les fers.
— Si c’est vrai, fit Septach Melayn, il pourrait nous envoyer aussi un message pour nous mettre au courant de ses projets.
Aucun message ne vint. C’est Dantirya Sambail qui arriva en personne, se présentant au manoir comme la fois précédente, sans avoir fait prévenir de sa venue, une présence inquiétante par un chaud après-midi ensoleillé, accompagné de sa suite pléthorique, réclamant de la nourriture, du vin et le couvert pour tout son monde.
Le Procurateur, resplendissant comme à l’accoutumée dans une tenue de paon, pourpoint jaune à taille haute, à manches ballon et manchettes en dentelle, chausses de velours bleu et chaussures turquoise à bout pointu, ornées de rubans de satin jaune, retrouva Septach Melayn, Svor, Gialaurys et les frères de Prestimion dans la longue salle connue sous le nom de cabinet d’armes, où une centaine d’arcs anciens ornementés et un grand assortiment de flèches biscornues tapissaient les murs de granit blanc. Le Procurateur était accompagné de Mandralisca, le goûteur au visage en lame de couteau, toujours pendu aux basques de son maître.
Des échansons servirent un vin frais d’une excellente cuvée. Dantirya Sambail prit la parole après avoir vidé goulûment une coupe que son goûteur avait déclaré sans risque.
— Avez-vous des nouvelles de mon cousin Prestimion ? Est-il bien traité ? Sa libération est-elle envisagée ?
— Nous n’avons pas de nouvelles de première main, répondit Septach Melayn. Seulement des rumeurs et des on-dit. On nous a affirmé qu’il ne se porte pas trop mal, mais cela remonte à plusieurs semaines. Aucun visiteur n’a été autorisé à le voir depuis un certain temps.
Le Procurateur se pencha pesamment en avant ; il enfonça les pouces dans ses joues roses et rebondies et fit lentement courir la main sur le grand dôme luisant de son front. D’un signe, il demanda qu’on lui serve du vin. Quand la coupe fut remplie, Mandralisca prit sa petite gorgée ; Dantirya Sambail vida le reste à longs traits voraces. Une réprobation mêlée de dégoût se peignit sur le visage des frères de Prestimion.
— Vous trois, reprit le Procurateur, êtes les favoris du prince, et vous trois, ajouta-t-il avec un regard noir qui passa de Taradath à Abrigant et à Teotas, êtes ses frères. Et pourtant vous restez tous les six au manoir, à vous tourner les pouces. Pourquoi ? Pourquoi n’êtes-vous pas au Château, pour protester haut et fort contre le traitement indigne infligé au prince Prestimion ? Je n’ai jamais entendu dire de vous, Septach Melayn, que le courage vous manquait. Ni lie vous la ruse, duc Svor.
— Nous vous attendions, répondit Septach Melayn. Vous êtes la pièce manquante du puzzle. Si nous nous rendons au Château, on nous jettera aux fers plus vite que vous n’êtes capable de vider une coupe du vin de Prestimion, car nous sommes dans sa mouvance. Mais vous ne dépendez de personne. Ce n’est pas une question de courage ni de ruse, Dantirya Sambail, mais de puissance. Vous seul avez le pouvoir de faire céder Korsibar. Je parle de l’armée sous vos ordres à Zimroel.
— Ah ! fit le Procurateur. Voilà donc ma tâche ; c’est bien ce que je soupçonnais. Vous viendrez avec moi, au moins ?
— Si vous estimez que c’est préférable, nous viendrons, répondit Septach Melayn. Soyez-en sûr.
— Alors, venez tous les trois, déclara Dantirya Sambail.
— Et nous ? demanda Abrigant d’une voix vibrante.
— Je ne crois pas. Votre rôle consiste à faire du manoir un lieu sûr pour accueillir votre frère à son retour. Commencez à réunir les hommes de votre cité et à les préparer à la possibilité d’une bataille.
— Une bataille ? s’écrièrent Septach Melayn et Gialaurys d’une même voix, en montrant aussitôt une vive excitation.
Svor garda le silence, mais son regard se fit distant sous les sourcils touffus.
— Oui, une bataille. Si Korsibar refuse d’élargir Prestimion de son plein gré, nous emploierons la force. Et, croyez-moi, cela va chauffer ! Je veux trente hommes d’armes robustes de votre cité, poursuivit-il avec un sourire de carnassier à l’adresse de Taradath et Abrigant, et je les veux vêtus de la même livrée que celle de mes troupes.
— Des hommes de Muldemar aux couleurs de Ni-moya ? lança vivement Taradath en se hérissant à cette proposition.
— Comment pourrions-nous permettre une telle chose ? s’écria avec rage le jeune et impétueux Abrigant en se levant à demi.
— Tout doux, cousins, tout doux ! fit Dantirya Sambail en levant une de ses grosses pattes. Je ne voulais pas vous froisser. Je ne cherche qu’à obtenir la libération de votre frère. Suivez mon raisonnement : j’ai soixante-seize hommes de troupe. Si vous m’en donnez trente de plus, cela commence à former une force imposante, assez pour retenir l’attention de Korsibar. S’ils portent mes couleurs, ils font simplement partie de mon escorte, la troupe qui m’a accompagné jusqu’au Labyrinthe, pour assister aux funérailles du Pontife. Quoi de plus inoffensif ? Mais si je me présente au Château escorté par une seconde troupe armée aux couleurs de Muldemar, nous donnerons l’impression de mobiliser une armée contre le Coronal, ce qu’aucun monarque ne pourrait souffrir à l’intérieur de son propre château. Vous m’avez suivi ? Les hommes de troupe que vous fournirez seront utiles, mais nous les déguiserons un peu afin d’éviter un déclenchement prématuré des hostilités.
Les deux frères restaient nerveux et indécis.
— Faites-le, conseilla Svor. C’est un bon plan. Prenez-en cinquante au lieu de trente, peut-être, ajouta-t-il en se tournant vers Dantirya Sambail.
— Trente devraient suffire, répondit le Procurateur. Pour l’instant.
Svor n’avait pas imaginé être de retour si tôt au Château. Mais Dantirya Sambail avait une force de persuasion irrésistible ; voilà donc comment il se trouvait aux côtés du Procurateur et devant Korsibar dans la vieille salle du trône de Stiamot, où le nouveau Coronal, semblait-il, avait commencé à donner audience la plupart du temps, de préférence à la salle beaucoup plus imposante que son père avait fait bâtir. C’était une petite pièce austère, simple, dépouillée – un trône bas de marbre blanc uni, flanqué de bancs pour les ministres, un sol triangulaire de dalles grises et polies, recouvert d’un tapis de Makroposopos pourpre et gris, une copie d’un motif ancien.
Le comte Farquanor avait pris place d’un côté de Korsibar, Sanibak-Thastimoon de l’autre. Face au Coronal, Svor et Septach Melayn se tenaient sur la droite du Procurateur, Mandralisca, le goûteur, sur sa gauche. Gialaurys n’était pas avec eux ; ayant déclaré d’un ton provocant qu’il refusait de s’incliner devant Korsibar et de lui rendre hommage, il était resté en bas, avec la centaine d’hommes aux couleurs de Dantirya Sambail, qui les avaient escortés jusqu’au Château.
Les dernières semaines d’exercice du pouvoir semblaient avoir étrangement diminué Korsibar. Une grande partie de sa vitalité s’était enfuie, il avait l’air triste et le teint terreux. Ses épaules tombaient, sa peau, habituellement brunie par le soleil, montrait la pâleur propre à ceux qui vivent enfermés et ses pommettes saillaient. Il émanait encore de lui une apparence de force et d’énergie, mais ses mâchoires restaient obstinément serrées, il avait les yeux cernés et le regard figé de celui qui a consacré toute sa force à porter un fardeau beaucoup trop lourd pour lui. Le Coronal avait un air égaré.
Il incombait au duc Svor d’éviter que Sanibak-Thastimoon ne jette un sortilège pour leur embrumer l’esprit, comme dans le Labyrinthe. Comme l’avait fait remarquer Dantirya Sambail, Svor avait le chic pour flairer la sorcellerie, même s’il était incapable de la pratiquer lui-même, et il serait en mesure de les protéger contre toute traîtrise. Svor ne quittait pas le Su-Suheris des yeux et lui lançait de loin en loin un regard d’avertissement, comme pour dire : Je me méfie de vos tours, ne tentez rien aujourd’hui. Essayez et Septach Melayn tranchera vos deux cous.
Dantirya Sambail se planta devant Korsibar, les jambes écartées, sa tête massive agressivement pointée vers l’avant.
— Je pense, monseigneur, commença-t-il, que vous avez reçu mon message concernant la détention de mon cousin Prestimion.
— Ce message nous est parvenu, en effet, articula Korsibar avec froideur.
— Je l’ai envoyé il y a déjà plusieurs semaines. J’apprends, monseigneur, que le prince Prestimion est toujours incarcéré.
— Le prince est en état de rébellion contre notre autorité. Quand il aura remédié à cette situation, il sera libéré, Dantirya Sambail. Pas avant.
— Ah ! fit le Procurateur. Et comment peut-il accomplir cela, monseigneur ?
— Quand vous avez été admis en notre présence, vous avez formé le symbole de la constellation, vous vous êtes agenouillé et vous nous avez appelé « monseigneur ». Le duc Svor vous a fort obligeamment imité, et même le comte Septach Melayn. Nous devons recevoir les mêmes marques de respect du prince Prestimion ; il recouvrera aussitôt la liberté.
— Il a refusé de donner les marques de soumission dues à un Coronal ? demanda Dantirya Sambail. C’est de cela qu’il s’agit ?
— Oui, il a refusé. J’étais sur le trône de Confalume et je lui ai demandé – plus comme un suppliant que comme un roi – de me témoigner le respect qui m’était dû.
Un éclair de colère brilla dans les yeux de Korsibar, mais Svor remarqua qu’il avait provisoirement cessé d’employer le pluriel de majesté.
— Je le lui ai demandé comme à un ami de longue date, en disant simplement que cela m’était dû parce que j’étais roi. Il a répondu que je n’étais pas roi.
— Il a dit cela, vraiment ?
— Sans détours. Il a ajouté que mon régime était illégal. Que la planète n’avait pas pour le moment de Coronal légitime.
— Il a dit tout cela ?
— Parfaitement. Je lui ai demandé de retirer ses paroles, ce qu’il a refusé de faire. Voilà pourquoi il est au cachot et il y restera tant qu’il n’aura pas déclaré qu’il me reconnaît comme le véritable Coronal.
— Ah ! ah ! fit Dantirya Sambail. M’accordez-vous la permission de lui parler, monseigneur ?
— Non, je ne vous l’accorde pas.
— Il se peut que je parvienne à l’amener à résipiscence.
— J’ai autorisé quelques visites au début. Mais il est privé depuis dix-neuf jours de toute compagnie autre que celle d’un Vroon particulièrement irritant, qui est enchaîné dans le même cachot. Je préfère le maintenir dans ce semi-isolement jusqu’à ce que sa détermination à me défier se soit totalement dissipée.
— Je pourrais accélérer le processus, monseigneur, fit le Procurateur. Lui montrer la voie de la raison et…
— Non, Dantirya Sambail. Non, non et non. Dois-je le dire encore une fois ? Je le redis : non.
Et les lèvres de Korsibar se refermèrent hermétiquement sur cette syllabe catégorique.
Svor, resté légèrement en retrait pendant la discussion, eut l’impression que Korsibar avait été sur le point de menacer le Procurateur lui-même de la prison s’il persistait à invoquer les mêmes arguments, mais qu’il s’était ravisé au dernier moment. Il eut aussi l’impression que Dantirya Sambail avait perçu l’imminence de la menace et qu’il était prêt à y répondre. Mais elle ne fut pas formulée, pas plus que la réplique enflammée du Procurateur.
Dans le court silence qui suivit, Dantirya Sambail, qui était demeuré immobile comme un grand bloc de pierre, se tourna vers Mandralisca pour lui glisser un mot. Le goûteur acquiesça de la tête, forma hâtivement le symbole de la constellation à l’adresse du Coronal et sortit. Dantirya Sambail reprit la parole, d’un ton aimable et tranquille, comme s’il n’avait pas failli avoir une sérieuse prise de bec avec le Coronal un instant plus tôt.
— Dites-moi alors, monseigneur, si mon cousin bien-aimé est en bonne santé. Il m’est très cher et son bien-être est de la plus haute importance pour moi.
— Nous ne le laissons pas mourir de faim, Dantirya Sambail. Nous ne le torturons pas et il ne souffre de rien d’autre que de la privation de sa liberté d’aller et venir sans contrainte. Une liberté qu’il ne dépend que de lui de retrouver, au prix d’un geste d’hommage et d’un genou ployé.
— J’aimerais avoir l’assurance, monseigneur, qu’il ne souffre pas des conditions pénibles de sa claustration.
Le comte Farquanor se pencha vers Sanibak-Thastimoon et lui murmura quelque chose à l’oreille. Le Su-Suheris répondit par un hochement de ses deux têtes et se tourna vers Korsibar, qui le repoussa d’un geste d’agacement.
— Vous venez d’avoir cette assurance. Procurateur, fit-il d’un ton glacial.
— Vous avez seulement parlé de ce que vous ne lui faisiez pas, monseigneur, pas de son état de santé.
— Votre dessein est-il d’offenser le Coronal. Dantirya Sambail ? lança Farquanor d’une voix dure et tranchante. Votre précieux cousin Prestimion – un parent très éloigné, si je ne me trompe – est indemne et se porte bien. Soyez rassuré là-dessus et mettez un terme à vos questions. Même le Procurateur de Ni-moya n’est pas en droit d’irriter le Coronal de la sorte.
— Qu’êtes-vous donc venu faire ici, Dantirya Sambail ? demanda Korsibar. Vous m’aviez dit que vous rentriez à Zimroel, car vous aviez le mal du pays et pour annoncer officiellement sur l’autre continent la nouvelle de l’accession au trône de lord Korsibar. Et voilà, quelques mois à peine après votre départ, que nous vous retrouvons au Château. Comment expliquez-vous cela ?
— Vous savez pourquoi je suis revenu, répondit posément le Procurateur. Mais je ne tiens pas à irriter le Coronal en le répétant une fois de plus et interdiction m’est faite par le comte Farquanor d’irriter le Coronal.
— M’autorisez-vous à parler, monseigneur ? demanda Septach Melayn, qui n’avait pas encore ouvert la bouche. Nous sommes dans une impasse. Mais j’ai un compromis à proposer.
— Allez-y, fit Korsibar.
— Prestimion, si j’ai bien compris, vous a offensé en refusant de rendre l’hommage qui vous est dû. Très bien, monseigneur. Mais vous espérez lui arracher cet acte de soumission par contrainte, alors que vous connaissez assez bien Prestimion pour savoir qu’il ne cédera jamais dans ces conditions.
— Il a un caractère inflexible, c’est vrai, reconnut Korsibar.
— Pour le punir, vous l’avez donc accusé de rébellion et condamné à la réclusion jusqu’à ce qu’il se repente ; comme il ne cédera jamais, il croupira dans les fers jusqu’à ce que la mort le prenne, ce qui pourrait arriver assez vite, si les conditions de vie dans les cachots sont aussi pénibles qu’on le dit. La nouvelle se répandra alors que le Coronal lord Korsibar a condamné à mort son ancien rival, le prince Prestimion de Muldemar, pour sédition ; comment sera-t-elle perçue de par la planète, sachant à quel point Prestimion est aimé dans toutes les provinces de Majipoor ? Pardonnez-moi, monseigneur, mais j’affirme que ce sera interprété comme une indignité qui ne pourra que nuire à l’amour que vous porte le peuple, dans ces premiers temps de votre règne.
— Suffit. Je ne veux pas entendre un mot de plus… Quel est ce compromis dont vous avez parlé, Septach Melayn ? demanda Korsibar d’une voix vibrante de tension contenue.
— Nous ne protesterons pas ouvertement contre le traitement infligé à Prestimion, en échange de quoi, monseigneur, vous lui rendez la liberté aujourd’hui même et vous nous permettez de regagner Muldemar avec lui. Chez lui, nous réussirons peut-être, sa mère, ses frères et nous à le convaincre de la gravité de son erreur. Vous n’y parviendrez jamais en le gardant en prison, monseigneur, alors que nous, en le raisonnant calmement, en nous montrant persuasifs…
— Voilà donc votre idée d’un compromis ! s’écria Korsibar. Vous devez me prendre pour le dernier des imbéciles ! Il n’y a pas la moindre possibilité que…
— Monseigneur ! lança une voix rauque dans le couloir.
La porte s’ouvrit à la volée et deux gardes entrèrent, hors d’haleine, échevelés.
— Le prisonnier… Ils ont forcé l’entrée des cachots…
Korsibar en resta bouche bée, comme pétrifié. Farquanor se dressa d’un bond en hurlant, la face cramoisie. L’impassible Sanibak-Thastimoon lui-même sembla marquer la surprise et le désarroi. Quelques secondes plus tard, Mandralisca se précipita dans la salle et vint se placer aux côtés de Dantirya Sambail. Il murmura quelque chose à l’oreille du Procurateur qui écouta, le front plissé. Puis son visage s’éclaira d’un large sourire.
— Il semble, monseigneur, dit-il en s’adressant calmement à Korsibar, qu’il y ait eu une sorte d’accrochage entre mes hommes et un groupe de vos gardes. Cela aurait eu lieu à l’entrée des tunnels de Sangamore et, au cours de ce regrettable engagement, la porte a été sérieusement endommagée, ouvrant l’accès aux tunnels. Je suis au regret de dire que je crois qu’il y a eu des victimes. Et aussi qu’un archer Skandar à mon service a profité de l’occasion pour aller s’assurer que cet autre archer qu’est le prince Prestimion avait été correctement traité pendant son emprisonnement ; trouvant que l’état de santé du prince n’était pas entièrement satisfaisant, il l’a transporté hors de son cachot pour lui permettre de recevoir les soins médicaux dont il a apparemment besoin.
La placidité avec laquelle il déclara tout cela laissa Svor béat d’étonnement et d’admiration. Le calme et l’assurance de Dantirya Sambail semblaient avoir l’effet d’un sortilège qui arrachait à Korsibar un consentement stupéfiant. Sa bouche s’ouvrit et se referma sans qu’un mot eût franchi les lèvres. Ses conflits intérieurs se traduisirent par la déformation des traits et le plissement du front, mais il n’eut pas de réaction immédiate à cette stupéfiante nouvelle qui constituait pourtant une quasi-insurrection. Voyant que le Coronal ne disait rien, Farquanor s’apprêta à parler à sa place, mais Korsibar le réduisit au silence d’un geste brusque et impérieux.
— C’est une situation délicate, monseigneur, reprit onctueusement Dantirya Sambail, s’engouffrant dans la brèche que Korsibar lui avait laissé ouvrir. Je propose donc de nous mettre d’accord sans délai sur le compromis que le comte Septach Melayn vient de vous soumettre. La paix régnera dorénavant entre le parti du Coronal et celui du prince Prestimion, et ce qui vient de se passer ne provoquera de récriminations ni d’un côté ni de l’autre. Je prends immédiatement le prince Prestimion sous ma garde et me porte personnellement responsable de sa bonne conduite.
Sanibak-Thastimoon s’agita nerveusement, comme s’il envisageait de passer à l’action. En le regardant dans les yeux, Svor fit d’un index et d’un pouce menaçants un petit signe de conjuration. Le Su-Suheris retrouva aussitôt son immobilité de statue. Farquanor, qui étouffait visiblement de rage et était sur le point d’exploser, parvint à se contenir. Tous les regards se tournèrent vers Korsibar.
Il avait les traits figés, les yeux écarquillés et l’air égaré de celui qui se trouve face à un serpent à la morsure mortelle, dont les ondulations indiquent qu’il s’apprête à frapper. Il semblait flotter comme dans un rêve, incapable de bouger et de réagir ; et le rêve était un mauvais rêve.
Dantirya Sambail venait le narguer et le défier outrageusement dans la Salle du Trône. Et il semblait pourtant ne pas oser se montrer offensé. Svor trouvait cette attitude incroyable. Peut-être Korsibar hésitait-il encore à considérer comme sienne la couronne dont il s’était emparé et ne se sentait-il pas en mesure, ce jour-là, de s’opposer aux désirs du grossier, violent et dangereux Procurateur de Ni-moya, qui détenait un si grand pouvoir et qui, si on le provoquait, était capable de tout. Quelle qu’en fût la raison, Korsibar donnait l’impression d’être paralysé devant ce monstrueux mépris affiché envers son autorité.
Stupéfait, Svor retenait son souffle. Il pouvait à peine en croire ses yeux et ses oreilles, malgré ce que Dantirya Sambail avait confié sur ses intentions une heure avant cette audience.
— Il est dans mes intentions, monseigneur, poursuivit le Procurateur du même ton placide, de me retirer sans délai et d’entreprendre une nouvelle fois le voyage à Zimroel pour votre compte ; je souhaite également permettre au comte Septach Melayn et à son compagnon le duc Svor de faire sortir séance tenante le prince Prestimion du Château pour le conduire au manoir de Muldemar où il pourra se remettre à loisir des épreuves qu’il vient de traverser. Après quoi, je suis persuadé que tout sera mis en œuvre pour convaincre le prince de rendre les marques d’hommage que doit tout fidèle sujet à son Coronal et je ne doute pas de la réussite de cette entreprise.
Avec une profusion de signes d’hommage et une profonde courbette, Dantirya Sambail salua le Coronal pétrifié.
— Je vous souhaite une bonne journée et une longue vie, monseigneur, et je forme des vœux pour le succès de votre règne.
Et il s’apprêta à quitter la salle.
Korsibar, qui paraissait toujours incapable de parler, fit de la main gauche un petit geste d’acceptation et d’assentiment, puis il se renversa d’un air abattu contre le dossier de son siège royal. Transporté d’admiration, comme il l’avait rarement été dans sa vie, par la folle audace de Dantirya Sambail, Svor suivit le départ du Procurateur d’un regard où l’émerveillement se mêlait à un profond respect.
Il advint donc que Svor, Septach Melayn et Dantirya Sambail quittèrent Korsibar sans dommages, et que Prestimion recouvra la liberté grâce à son farouche parent le Procurateur. Mais tout le monde savait que le prix à payer serait lourd. Sur la route de Muldemar, après avoir franchi sans encombre les portes du Château, Dantirya Sambail se tourna vers Prestimion, qui avait le teint blême et l’air hagard.
— Nous sommes maintenant en guerre contre Korsibar, mon cousin, ne croyez-vous pas ? Il ne digérera pas de si tôt ce que je viens de faire. Levez une armée et je ferai de même.
Au bout d’une semaine, au long de laquelle lui et ses sbires avaient bu comme des trous et s’étaient empiffrés de nourriture comme un troupeau d’habbagogs insatiables ravageant un champ de plantes succulentes arrivées à maturité, Dantirya Sambail quitta le manoir de Muldemar et se mit en route vers la côte occidentale d’Alhanroel, pour attendre l’armée que des messagers rapides avaient été chargés de rassembler sur son continent natal.
— Je m’engage à mettre à votre disposition une force colossale d’hommes en armes, comme jamais cette planète n’a vu la pareille, déclara-t-il à Prestimion avec grandiloquence. Mes frères Gaviad et Gavundiar seront nos intrépides généraux et vous aurez des lieutenants d’une trempe exceptionnelle.
Prestimion fut heureux de le voir partir. Il éprouvait malgré lui une sorte de fascination mêlée d’affection pour son bizarre et cruel cousin, à qui il était naturellement reconnaissant de lui avoir rendu la liberté, mais n’appréciait pas vraiment sa compagnie à haute dose ; surtout dans les circonstances présentes, où il se sentait si faible et fatigué et où il avait tant de choses à organiser. Le Procurateur n’aurait fait que miner le peu d’énergie dont il disposait.
Le visage du prince, creusé, émacié, portait les stigmates des longues semaines de captivité ; il avait les yeux profondément enfoncés dans les orbites, la peau d’un gris terne et ses cheveux avaient perdu tout éclat. Il n’arrivait pas à se débarrasser d’un tremblement des deux mains et n’osait pas toucher à son arc et à ses flèches, de crainte d’avoir perdu sa prodigieuse adresse dans les tunnels de Sangamore. Les premiers jours, il passa le plus clair du temps dans sa chambre, comme un vieillard cacochyme, les lourdes draperies de velours bleu tirées, pour profiter de la beauté des collines verdoyantes sur lesquelles donnait la fenêtre cintrée de quartz à facettes et pour permettre aux bénéfiques rayons du soleil qui entraient à flots d’accélérer la réparation de ses forces profondément entamées.
Ses amis avaient été horrifiés en le voyant à sa sortie de prison. La fureur avait fait tenir à Gialaurys des propos incohérents. Les doigts de Svor s’étaient tordus comme des serpents agités. Mais, maintenant, ils étaient installés à Muldemar et, comme à son habitude, Septach Melayn débordait d’optimisme.
— Une nourriture bien saine, un peu de vin à tous les repas, l’air pur, le fleuve, le soleil… Regarde, Prestimion, tu commences déjà à te rétablir et tu n’es libre que depuis quelques jours ! On t’a vraiment laissé mourir de faim, n’est-ce pas ?
— Mourir de faim, répondit Prestimion avec un sourire contraint, n’aurait certainement pas été pire qu’ingurgiter la pitance qu’on me servait. Une pâtée que je ne donnerais pas à des mintuns habitués à se nourrir des ordures ! Une soupe aigre de vieux choux, la plupart du temps, où flottaient des bribes du Divin sait quelle sorte de viande avariée… Pouah ! Et la lumière ; cette insupportable lumière, Septach Melayn, ces pulsations lumineuses émises par les murs, que je recevais nuit et jour, chaque minute de chaque heure ! C’était le pire, bien pire que la nourriture abjecte. Si je dois jamais revoir du rouge, ce sera cent ans trop tôt !
— On raconte, glissa Svor, que l’éclairage continu des tunnels a été intégré dans la pierre par un procédé magique dont le secret est perdu. Et que le secret pour l’éteindre est lui aussi perdu.
— La magie, la science, fit Prestimion avec un haussement d’épaules, qui sait où se trouve la ligne de démarcation ? Cette lumière est véritablement insupportable. On la reçoit comme un coup de poing. Il n’y a rien à faire pour s’en protéger. On a beau fermer les yeux, on la perçoit derrière les paupières closes, de jour comme de nuit. Je serais devenu fou sans la petite amulette verte de Thalnap Zelifor, qui m’a apporté une protection. Le petit Vroon m’a montré comment l’utiliser, poursuivit-il, l’air stupéfait de ses propres paroles. Il fallait la caresser du bout des doigts, de cette manière, au moment de chaque repas, quand on me détachait les mains. Et en la caressant, je répétais secrètement, dans l’esprit, comme si j’adressais une prière au Divin : « Que mes yeux soient soulagés, que je puisse prendre un peu de repos. » Et, vous savez, cela marchait, d’une certaine façon. Aussi pénible qu’ait été ma situation, je pense que cela aurait été encore pire si je ne l’avais pas fait. À qui ou à quoi j’adressais cette prière, je n’en ai pas la moindre idée ; pas au Divin, assurément. À propos, qu’est devenu le petit Vroon ?
— Il est ici, répondit Septach Melayn.
— Ici ? Comment est-ce possible ?
— Nous l’avons libéré en même temps que toi ; dans la confusion, il s’est joint à nous et nous a suivis depuis le Château.
— Eh bien, fit Prestimion en souriant, j’imagine qu’il n’y a pas de mal à cela. J’ai fini par m’attacher à lui, après tout ce temps passé enchaînés face à face aux murs de notre tunnel.
— Tu es un homme très tolérant et d’une grande bonté, fit Svor. Tu trouves des choses à aimer chez les êtres les plus surprenants.
— Même chez l’ignoble Korsibar, ajouta Gialaurys avec une grimace de rage. Tu n’as pas cessé de le ménager, même après qu’il t’a dépossédé du trône. Mais je pense qu’il n’en va plus de même.
— Non.
Les prunelles de Prestimion flamboyèrent de colère. Il avait bien changé pendant sa captivité, cela sautait aux yeux.
— Pendant longtemps, poursuivit-il, je l’ai considéré comme un brave homme, un peu simple, poussé dans une voie funeste par des êtres malfaisants, des monstres ; aujourd’hui, je comprends que celui qui écoute des monstres finit par en devenir un lui-même. Korsibar m’a traité sans pitié simplement parce que j’ai refusé de ramper à ses pieds, sur son trône volé. Et je n’aurai pas plus de pitié pour lui quand l’ordre des choses sera inversé. Il lui faudra payer cher, quand sonnera l’heure des comptes, pour tout ce qu’il m’a fait subir.
— Hé ! hé ! fit Septach Melayn. Le doux Prestimion que nous aimons est devenu un homme implacable, avide de vengeance, qui se battra pour prendre au Château la place qui lui revient. Je considère cela comme la meilleure des nouvelles ; Korsibar a commis la plus grosse de ses nombreuses bêtises le jour où il t’a fait jeter au cachot. Car maintenant, c’est la guerre.
— Oui, fit Prestimion. Maintenant, c’est la guerre.
Il prit dans sa table de chevet une carte qu’il déroula sur ses genoux, en se plaçant face à ses compagnons pour la leur montrer. C’était la carte d’Alhanroel, faite d’une multitude de couleurs vives et agrémentée de quantité d’enjolivements et de fioritures. Il posa le doigt à l’endroit où se trouvait le Mont du Château, représenté en rouge sombre, dominant le continent de toute sa masse.
— Nous devons isoler le Château avant de nous en prendre au faux Coronal. Nous le ferons par la parole et par les actes. Nous ferons une proclamation, en mon nom et en celui de la Dame actuelle de l’île des Rêves, pour déclarer que Korsibar s’est emparé du château au mépris de la loi et de la coutume, en ayant recours à la sorcellerie contre son père lord Confalume, à l’heure de la mort de Prankipin, qu’il est un usurpateur et un traître à la volonté du Divin, qu’il faut le chasser du trône sur lequel il s’est illégalement installé.
— La Dame de l’Ile actuelle ? demanda Svor. Tu veux dire Kunigarda, je suppose, et non Roxivail. As-tu réellement son soutien, Prestimion ?
— Je l’aurai. Elle est venue à moi à trois reprises en rêve, ces quatre dernières semaines, pour me le faire savoir. Je vais bientôt lui faire porter un message confirmant que je suis libre et que je vais contester à Korsibar le droit à la couronne. Je lui demanderai de faire une déclaration publique pour dire qu’elle me reconnaît comme le Coronal légitime et qu’elle fait serment de ne pas céder sa place à Roxivail, illégitimement désignée pour lui succéder, mais à ma mère, quand je serai installé au Château. Je pense qu’elle acceptera.
— Crois-tu vraiment à cette histoire de sortilège jeté à Confalume, quand Korsibar s’est emparé de la couronne ? demanda Septach Melayn. Ou bien dis-tu cela dans le seul but d’impressionner les crédules ?
— Peu importe ce que je crois au fond de moi-même. Tu sais que la masse du peuple croit à la sorcellerie. Si j’affirme que Confalume a été ensorcelé, cela contribuera à le dresser contre Korsibar. Personne ne veut d’un Coronal qui a usé de sorcellerie pour s’approprier la couronne.
— Mais c’était bel et bien de la magie, dit Gialaurys. Oh ! Prestimion ! Quand croiras-tu aux preuves qui s’accumulent de tous côtés ?
Prestimion se contenta de sourire. Mais c’était un sourire très pâle.
— Tu étais là quand cela s’est passé, insista Gialaurys en prenant Septach Melayn à témoin. Ton esprit aussi a été embrumé par le sortilège. Nieras-tu qu’il y avait de la magie là-dessous ?
— Quelque chose a jeté un voile sur mon cerveau, je le reconnais volontiers. Qu’il s’agisse de magie ou d’autre chose, je ne suis pas en position de le dire. J’avais l’esprit embrumé, Gialaurys, poursuivit Septach Melayn, une lueur narquoise dans les yeux. Puisqu’il en était ainsi, comment aurais-je pu savoir ce qui l’embrumait ?
— Poursuivons, coupa Prestimion avec agacement, en tapotant la carte. Nous déclarons l’illégitimité du règne de Korsibar et descendons le Mont pour commencer son encerclement. Je me proclamerai Coronal dans la cité d’Amblemorn, devant le monument de marbre noir qui marque l’ancienne ligne de la forêt, là où a commencé jadis la première conquête du Mont ; c’est de là que nous entreprendrons cette nouvelle conquête. Je recruterai des volontaires pour mon armée. Nous aurons avec nous une troupe d’hommes de Muldemar, bien armés, pour le cas où il y aurait des difficultés avec les forces locales, mais je pense qu’Amblemorn se rangera assez facilement de notre côté. D’Amblemorn, nous descendrons jusqu’au pied du Mont, à l’endroit où le Glayge prend sa source. Puis nous partirons dans cette direction, vers l’ouest, en contournant la base de la montagne et en passant par toutes les grandes cités des contreforts, Vilimong, Estotilaup, Simbilfant, Ghrav ; nous ferons le tour complet.
Il énuméra les cités, plantant à chaque nom son doigt sur la carte.
— Arkilon. Pruiz. Pivrarch, Lontano. Da. Ensuite, nous passons à Hazen, Megenthorp, Bevel, Salimorgen, Demigon Glade et Matrician, où le bon duc Fengiraz nous accueillera à bras ouverts, et enfin Gordal. Nous retrouverons le Glayge, au-dessous d’Amblemorn, et la route du Château s’ouvrira devant nous. Quelle peut être la population de toutes ces cités des contreforts ? Cinquante millions ? Plus, sans doute. Ils se rangeront sous notre bannière ; je le sais. Pendant ce temps, Dantirya Sambail aura rassemblé les troupes de Zimroel, sous le commandement de ses frères Gaviad et Gaviundar, et elles feront la jonction avec notre armée sur le flanc ouest du Mont. Et au Château, quand on apprendra ce qui est en train de se passer, se ralliera-t-on au régime de Korsibar, contre moi ? Je ne le crois pas. On se dira de bouche à oreille que Prestimion est mandaté par le Divin, que Korsibar est un faux Coronal et on l’abandonnera en masse. Nous pourrons alors entreprendre l’ascension du Mont.
Il fut interrompu par une violente quinte de toux et tâtonna pour prendre la coupe à son chevet. Gialaurys la lui tendit. Prestimion but longuement, en respirant profondément entre chaque gorgée. Il ferma les yeux un moment pour retrouver son calme.
— Voilà. Qu’en pensez-vous, mes amis ?
— Je pense, fit Svor, que tu devrais continuer à te reposer.
— Oui, et après ? Ce plan ?
— Il ne peut pas échouer, déclara Septach Melayn.
— D’accord, approuva Gialaurys. Le Divin est de notre côté.
— Absolument, fit Svor à son tour, quand les autres se tournèrent vers lui.
Il y avait juste une pointe d’hésitation dans sa voix.
— Il faut d’abord prendre du repos, reprit-il, et refaire tes forces, Prestimion. Ensuite, nous nous mettrons en route et nous verrons comment tourne le sort des armes.
Il tourna au début en leur faveur. À l’approche d’Amblemorn, où Prestimion et sa famille avaient toujours été très aimés, une délégation de la cité l’accueillit avec enthousiasme quand il se présenta sur la route de Dundilmir. On l’acclama aux cris de « Prestimion ! Lord Prestimion ! Vive lord Prestimion ! » avec force symboles de la constellation. C’était la première fois que la population d’une cité lui donnait ce titre et le saluait de la sorte. Souriant, il accepta l’hommage avec modestie et assurance.
Les étendards de Korsibar flottant par toute la cité lors de la dernière visite du prince de Muldemar avaient disparu pour être remplacés par ceux de Prestimion, aux mêmes couleurs vert et or de la royauté. Nul doute que les habitants avaient prévu de déployer ceux-là à la mort de Prankipin et les avaient précipitamment rangés quand, à leur grande surprise, le trône était allé à Korsibar. Quand Prestimion prit place devant la flèche de pierre noire du monument et s’engagea solennellement à rétablir l’ordre dans le royaume, ils l’acclamèrent de nouveau et jurèrent de le soutenir. Escorté d’une imposante troupe d’hommes de Muldemar, augmentée de ceux d’Amblemorn qui fermaient la marche, il poursuivit sa descente du Mont en obliquant vers l’ouest, en direction de Vilimong, une cité des contreforts, où l’accueil fut sensiblement le même. La population en liesse le salua comme le Coronal légitime et grossit son armée d’un régiment de combattants.
Mais à Estotilaup, la cité suivante, les choses se gâtèrent.
Estotilaup était le berceau de la famille de Confalume et la fierté jalouse qu’on y éprouvait pour lui s’était transmise à son fils Korsibar. C’était une cité de hautes et étroites tours blanches au sommet pointu de tuiles rouges, défendue par une imposante grille aux barreaux de fer noirs. Quand Prestimion se présenta devant la grille, elle resta entrouverte, mais à peine, et l’accès de la cité lui était interdit par cinquante hommes en uniforme de la milice municipale, les bras croisés. Une troupe plus importante d’hommes en armes, à l’air déterminé, était visible derrière eux, juste à l’intérieur de la clôture.
Le duc Svor s’avança.
— C’est le Coronal lord Prestimion qui demande l’entrée dans votre cité et un entretien avec votre maire.
— Le Coronal est lord Korsibar, répondit le chef des miliciens en considérant d’un air malheureux la multitude d’hommes en armes qui se tenaient derrière Svor ; Prestimion n’est pour nous que le prince d’une des cités du Mont. S’il est venu pour faire vaciller le trône, nous lui refusons l’entrée.
Svor alla rendre compte de cet échange de vues à Prestimion, qui répondit que, même s’ils ne reconnaissaient pas en lui le Coronal, ils n’avaient pas le droit de refuser l’entrée dans leur cité au prince de Muldemar.
— Va le leur dire, ordonna-t-il à Svor.
— Et qu’ils comprennent que nous forcerons l’entrée si elle nous est refusée, ajouta Septach Melayn, non sans véhémence.
Il leva le bras, comme pour faire signe au premier rang des troupes de Prestimion de se rapprocher de la grille. Mais Prestimion le saisit entre le poignet et le coude, et le força à baisser le bras.
— Non, fit-il sèchement. Ce n’est ni le lieu ni le moment de forcer l’entrée. Nous avons le temps, si besoin est, de verser le sang ; mais je n’ai pas envie de me battre aux portes d’Estotilaup contre des gens naïfs et bornés.
— C’est stupide, monseigneur, protesta Septach Melayn.
— Tu m’appelles « monseigneur » et, dans la même phrase, tu qualifies de stupide ma décision.
— Absolument, répondit l’escrimeur aux jambes interminables. Tu es mon Coronal et je te suivrai jusqu’à la mort. Mais tu es quand même stupide de croire que tu pourras éviter un affrontement aujourd’hui et le remettre à ta convenance. Montre aux habitants d’Estotilaup que tu es leur roi et que tu ne rebrousseras pas chemin devant la grille de leur cité.
— Je suis de l’avis de Septach Melayn, déclara Gialaurys.
— Vous cherchez à me contrarier, tous les deux ?
— Quand tu te trompes, oui, répondit Gialaurys. Et, là, tu te trompes très lourdement.
— Eh bien, fit Prestimion en riant. Quel commencement pour un roi d’être bravé et défié par ses plus chers compagnons ! Mon règne promet d’être instable ! Dis-leur, ajouta-t-il en se tournant vers Svor, que nous entrerons de gré ou de force.
Il ordonna à Septach Melayn de prendre position derrière Svor avec deux centaines d’hommes, mais de s’abstenir de toute action hostile, sauf s’il était attaqué.
Quant à lui, il se plaça à l’écart et attendit. Ce qui se produisit ensuite demeura confus, même pour ceux qui se trouvaient au cœur de la mêlée. De loin, Prestimion vit Svor engager une discussion animée avec le chef de la milice, face contre face et gesticulant à qui mieux mieux. D’un seul coup, un mouvement de colère agita les rangs des adversaires, sans qu’on pût dire d’où il était parti. Les troupes d’Estotilaup s’élancèrent à la rescousse des miliciens tandis que, au même instant, les hommes de Septach Melayn chargeaient en direction de la grille. Des épées sortirent de leur fourreau, des lances furent brandies et, de-ci, de-là, apparurent les rayons d’un rouge flamboyant de ces armes peu sûres mais mortelles qu’étaient les lanceurs d’énergie. Prestimion vit Septach Melayn dominant tout le monde de sa haute taille jouer furieusement de l’épée, sa lame jetant des éclairs avec une telle rapidité que l’œil avait de la peine à en suivre les mouvements et faisant couler le sang à chaque coup qu’il portait, tandis que, de l’autre bras, il soulevait le petit duc Svor pour l’entraîner hors de la mêlée. Plusieurs soldats des deux camps gisaient sur le sol avec des blessures béantes. Un homme d’Estotilaup sortit en titubant de la masse grouillante, un regard d’incompréhension fixé sur le moignon sanglant qui avait été son bras.
Prestimion commença à s’élancer vers la grille. Mais il n’avait pas fait trois pas quand Gialaurys le tira en arrière, les bras passés autour de sa poitrine.
— Monseigneur ? Que faites-vous ?
— Il faut arrêter ce massacre, Gialaurys.
— Dites-moi comment et je le ferai. Vous ne devez pas mettre votre vie en danger, monseigneur.
Il lâcha Prestimion pour courir à grandes et lourdes enjambées vers la grille et se frayer un passage dans la mêlée des combattants pour s’approcher de Septach Melayn. Prestimion les vit s’entretenir au plus fort de la bataille. La confusion se prolongea quelque temps, jusqu’à ce que l’ordre de se retirer ait été transmis à tous les hommes de Prestimion. D’un seul coup, le fracas des armes et les cris cessèrent ; les défenseurs d’Estotilaup se replièrent en hâte à l’abri de leur grille qui claqua derrière eux, tandis que Gialaurys et Septach Melayn faisaient demi-tour à la tête des troupes de Prestimion. Svor était blotti entre eux deux, la mine pâle et défaite, car il n’était pas bâti comme un guerrier et n’avait aucun goût pour le sang.
— Ils ne nous laisseront jamais entrer de leur plein gré, annonça-t-il. Des hommes ont déjà donné leur vie pour nous interdire l’accès de cette cité, et bien d’autres, je le crains, périront dans les deux camps si nous donnons un nouvel assaut.
— Dans ce cas, nous renonçons dans l’immédiat, déclara Prestimion en lançant un regard pénétrant et réprobateur à Septach Melayn. La prochaine fois que nous viendrons ici, on déroulera à mon entrée un tapis précieux de Makroposopos. Mais, aujourd’hui, je ne veux plus qu’on verse le sang de mon peuple, c’est compris ? Nous gagnerons leur consentement par la légitimité de notre cause et seulement ainsi.
Et il donna l’ordre à ses troupes de se replier et de marcher sur Simbilfant, la prochaine étape de leur circuit du Mont. Deux hommes avaient été tués, un de Muldemar, l’autre d’Amblemorn, et quatre blessés dans l’affrontement avec les défenseurs d’Estotilaup, dont cinq au moins avaient été vus morts ou agonisants sur le champ de bataille.
— Cela m’inquiète, confia Gialaurys à mi-voix à Septach Melayn tandis qu’ils retournaient vers les flotteurs. Serait-il possible qu’il n’ait pas le goût de la bataille ?
Le front plissé, Septach Melayn hocha la tête et répondit qu’il partageait cette inquiétude. Mais Svor, qui les avait entendus, éclata de rire.
— Lui ? C’est un combattant, n’en doutez pas ! Le moment venu, il se jettera à corps perdu dans la mêlée. Mais il pense que le moment n’est pas encore venu. Il ne s’est pas entièrement résigné, en son for intérieur, à l’idée de devoir naviguer sur une rivière de sang pour conquérir le trône.
— C’est bien ce que je disais, riposta Gialaurys. Il n’a pas de goût pour la bataille.
— Pas de goût, peut-être, fit Svor, mais il n’est pas le dernier à se battre quand il n’y a pas d’autre solution. Attendez un peu. Je le connais au moins aussi bien que vous. Si la bataille est la seule solution, moi aussi j’avancerai l’épée à la main.
— Toi ? s’écria Septach Melayn en partant d’un grand rire.
— Tu m’apprendras, conclut gravement Svor.
Les choses se passèrent mieux pour eux à Simbilfant, près du célèbre lac qui avait la propriété de disparaître, une cité commerçante et animée, où étaient traditionnellement expédiées d’importantes quantités du vin de Muldemar et où Prestimion était en grande faveur. La nouvelle de la prétention de Prestimion à la couronne s’y était déjà répandue et l’hégémone de la cité, le titre porté par son premier magistrat, avait préparé un grand banquet ; des étendards vert et or flottaient dans toutes les rues et deux mille hommes en armes étaient prêts à se joindre aux forces de Prestimion, avec la promesse d’un grand nombre d’autres par la suite. Comme pour un Coronal en visite officielle, on mit en scène une disparition du lac, en écartant les gros rochers qui obstruaient les canaux volcaniques dont était creusé son lit, de sorte que toute l’eau sembla se perdre en bouillonnant dans les profondeurs de la planète, laissant un cratère béant et dénudé de roche sulfureuse jaune, cerné de crêtes de granit blanc, et, une heure plus tard, remonta en grondant avec une force impétueuse. C’est comme si j’accomplissais un Grand Périple, se dit Prestimion, et je ne suis même pas encore couronné.
La réception fut amicale aussi dans la cité voisine de Ghrav, mais pas tout à fait aussi chaleureuse ni enthousiaste – le maire, à l’évidence, se sentait pris entre Prestimion et Korsibar comme entre les deux meules d’un moulin et cela ne lui plaisait pas. Mais il se montra assez hospitalier et, sans se départir d’une certaine prudence, plutôt favorable à la cause de Prestimion. Puis ils prirent la route d’Arkilon, où quatre millions d’habitants se pressaient dans une vaste vallée verdoyante bordée de collines basses et boisées. Arkilon, qui abritait une université réputée, était une cité d’érudits détachés du monde, d’archivistes et d’éditeurs ; il n’y avait aucune raison d’attendre une forte opposition. Mais, tandis que les troupes de Prestimion s’en approchaient à la vive clarté d’un chaud soleil d’automne. Septach Melayn, qui avait une vue perçante, montra le sommet des collines, du côté le plus proche du Mont ; le long du versant d’une de ces collines étaient disposées des troupes du Coronal, telle une armée de fourmis répandues sur les contours des pentes.
— À vue de nez, fit Septach Melayn, ils sont dix fois plus nombreux que nous. Toute la garnison de l’ouest est là, sans compter, semble-t-il, des hommes venus d’autres districts. Ils tiennent les hauteurs. Sommes-nous prêts à les affronter ?
— C’est Korsibar ? demanda Gialaurys. Il fait une démonstration de force avec cette armée, mais ira-t-il plus loin ?
— Envoyez un messager, ordonna Prestimion en regardant avec gravité les forces immenses déployées sur la colline. Faites-le venir. Nous allons parlementer.
Un héraut fut aussitôt dépêché et, à l’heure du crépuscule, des cavaliers descendirent la colline pour rejoindre Prestimion à un endroit convenu, à mi-distance entre les deux armées. Mais Korsibar ne se trouvait pas parmi eux. Les deux chefs de la délégation étaient Navigorn de Hoikmar, dans un magnifique et impressionnant costume de guerre en cuir noir raide et luisant, surmonté d’un plumet écarlate, et Kanteverel de Bailemoona, dans une tenue sensiblement moins belliqueuse, une ample tunique flottante, rayée d’orange et de jaune, retenue à la taille par une chaîne en or ouvragée. Ce fut pour Prestimion une surprise désagréable de voir le jovial et débonnaire Kanteverel à la tête des forces de Korsibar. Le visage rond et lisse du duc de Bailemoona semblait étrangement sombre, dépourvu de sa bonne humeur coutumière.
— Où est Korsibar ? demanda aussitôt Prestimion.
— Lord Korsibar est au Château, là où est sa place, répondit froidement Navigorn, en toisant Prestimion de toute sa hauteur. Il nous a chargés de vous ramener avec nous, afin de justifier devant lui vos récentes actions.
— De quelles actions s’agit-il, je vous le demande ? C’est Kanteverel qui répondit, calmement comme toujours, mais sans le sourire chaleureux et désinvolte qui lui était propre.
— Vous le savez bien, Prestimion. Vous ne pouvez faire la tournée des cités des contreforts en vous proclamant Coronal et en levant des troupes sans que cela arrive à la connaissance de Korsibar. Quel but poursuivez-vous donc ?
— Korsibar le sait bien. Je ne le reconnais pas comme Coronal et je me présente à toute la planète comme le possesseur légitime du trône.
— Pour l’amour de la Dame, Prestimion, soyez raisonnable ! lança Kanteverel en montrant fugitivement son vieux sourire charmeur. Personne ne vous a jamais nommé roi. Et quelle que soit la manière dont Korsibar a ceint son front de la couronne, il est aujourd’hui le Coronal et tout le monde l’accepte.
— Vous êtes prince de Muldemar, Prestimion, lança Navigorn d’un ton hautain et cassant, en couvrant la voix de Kanteverel. Vous n’êtes et ne serez jamais rien d’autre. Lord Korsibar a la bénédiction du Pontife Confalume qui a validé son accession au trône dans le Labyrinthe, conformément à toutes nos anciennes lois.
— Confalume est son père. Ce n’était pas prévu par nos anciennes lois. En tout état de cause, Confalume ne sait plus ce qu’il fait. Korsibar a demandé à ses sorciers de lui brouiller l’esprit par des maléfices, pour faire de lui un idiot sénile et gâteux.
Kanteverel éclata de rire.
— C’est vous, Prestimion, qui dites que tout ce qui s’est produit est dû à des artifices de sorciers ? Allez-vous aussi révéler que vous avez engagé une escouade de mages à votre service ?
— Suffit, coupa sèchement Prestimion. J’ai à faire à Arkilon. Comptez-vous m’interdire l’accès à la cité ? ajouta-t-il en lançant un regard à l’armée déployée sur la colline.
— C’est au Château que vous avez à faire, répliqua Navigorn.
Il avait parlé d’une voix ferme, mais sa contenance traduisait sa gêne, comme s’il trouvait la situation déplaisante et regrettait l’affrontement que les deux clans savaient inévitable.
— Quand vous avez été libéré à la demande de Dantirya Sambail, poursuivit-il, il s’était porté personnellement responsable de votre bonne conduite. Le Procurateur a repris la route de Ni-moya et votre bonne conduite, à ce qu’il semble, consiste à lever des armées pour déclencher une guerre civile. La liberté vous est retirée, Prestimion. Je vous somme, au nom de lord Korsibar, de nous suivre sur-le-champ.
Il y eut un moment de silence indécis. Prestimion ne s’était fait accompagner que de ses trois compagnons et de cinq hommes d’armes. De leur côté, Navigorn et Kanteverel avaient amené Sibellor de Banglecode et Malarich Merobaudes ainsi que cinq soldats. Les membres des deux groupes commencèrent à s’agiter nerveusement. Allaient-ils en venir aux mains sur les lieux mêmes des pourparlers ? Il n’y avait jamais eu entre eux que de l’amitié ; qu’en était-il maintenant ?
Prestimion regarda calmement Navigorn dont le visage fermé était un masque impassible, puis il jeta un coup d’œil en direction de Septach Melayn qui posa en souriant la main sur le pommeau de son épée.
Prestimion se demanda si Navigorn caressait vraiment l’idée folle d’essayer de l’appréhender sur-le-champ. C’eût été parfaitement stupide. L’avantage, si l’on devait en venir à un affrontement, était de son côté. Ses compagnons étaient plus forts et ses troupes, si besoin était, ne se trouvaient pas loin.
— Je n’ai nullement l’intention de vous suivre, déclara Prestimion au bout d’un moment. Vous le saviez en venant ici. Ne gaspillons plus notre salive en pure perte, Navigorn. Nous aurons besoin de toutes nos forces pour ce qui va suivre.
— C’est-à-dire ? demanda Navigorn.
— Comment le saurais-je ? Je peux seulement dire que, pour moi, Korsibar n’est pas le Coronal, mais seulement le prince Korsibar, et je récuse son autorité. J’aimerais maintenant mettre un terme à cette discussion.
— Comme vous voudrez, acquiesça sombrement Navigorn, sans faire un geste pour arrêter Prestimion quand il fit demi-tour pour rejoindre ses lignes.
— Tout compte fait, dit-il à Septach Melayn en s’éloignant, cela ne ressemblera pas du tout à un Grand Périple. Nous aurons la guerre, semble-t-il, plus tôt que nous ne l’avions prévu.
— Plus tôt que Korsibar ne l’avait prévu lui aussi, glissa Gialaurys. Si Navigorn et Kanteverel sont les meilleurs généraux qu’il a pu trouver au pied levé, nous les battrons à plate couture dès aujourd’hui.
— Kanteverel n’est là que pour arrondir les angles. Le général est Navigorn et, s’il doit y avoir une bataille aujourd’hui, c’est lui qui en prendra la décision.
— Quel est notre plan ? demanda Septach Melayn.
— Nous avançons vers Arkilon, répondit Prestimion. Il leur faudra descendre la colline pour nous en empêcher. S’ils passent à l’offensive, nous le leur ferons regretter.
Lord Korsibar était dans sa grande baignoire d’albâtre et de calcédoine, où il s’ébattait dans l’eau chaude et bouillonnante avec la chambrière de sa sœur, la rousse Aliseeva à la peau laiteuse, quand on vint lui annoncer que le comte Farquanor, porteur d’importantes nouvelles, demandait à être reçu. Une bataille avait eu lieu à Arkilon et Farquanor avait des détails sur son issue.
— Je reviens vite, dit Korsibar à la jeune fille.
Il se vêtit d’une robe et se rendit dans l’antichambre où les dragons de mer en mosaïque incrustés dans les carreaux blancs des murs formaient un ravissant décor en bleu, vert et rouge. Il comprit aussitôt, à l’air satisfait qui se peignait sur le visage émacié et ardent du petit Farquanor, que les nouvelles devaient être bonnes.
— Alors ? lança-t-il. Prestimion est pris ?
— Il s’est enfui en rase campagne, monseigneur. Navigorn a dû être trop clément. Mais les forces rebelles ont subi de lourdes pertes et battent en retraite.
— Septach Melayn est mort, au moins ? Et Gialaurys ?
— Ni l’un ni l’autre, monseigneur, Svor non plus, répondit Farquanor, comme en s’excusant. Mais ils ont perdu une multitude d’hommes – j’ai des noms, mais le seul que je connaisse est celui de Gardomir d’Amblemorn – et la rébellion a les reins brisés. La guerre est terminée dès la première bataille à ce qu’on dirait.
— Racontez-moi.
Farquanor fit courir sa main sur la longue arête aiguë de son nez, qui partait du front d’une manière si saisissante.
— Voici la vallée d’Arkilon, expliqua-t-il en commençant à dessiner en l’air. La cité est ici ; la colline de Vormisdas, où nos troupes avaient pris position, est là. Prestimion avance dans la plaine avec une armée de bric et de broc qu’il a levée à Amblemorn, Vilimong et ailleurs, dont une poignée de vignerons de Muldemar forme le centre. Des pourparlers sont engagés ; Navigorn transmet son message et Prestimion lui oppose une fin de non-recevoir, comme nous l’avions supposé. Et alors…
Il expliqua que Prestimion, après l’échec des pourparlers, avait essayé de poursuivre sa marche à travers la plaine, en direction d’Arkilon. Navigorn avait aussitôt fait descendre de la position élevée qu’elle occupait son armée formée au centre d’un bataillon de petits flotteurs armés de lanceurs d’énergie de petit calibre, flanqués sur les ailes de deux escadrons de lanciers, tandis que le gros de l’infanterie demeurait en seconde ligne. Prestimion n’avait pas de cavalerie et ses troupes étaient plus une réunion d’éléments disparates qu’une armée bien entraînée ; il n’avait pu que donner l’ordre à ses hommes de se disperser, d’effectuer une manœuvre d’enveloppement, afin qu’il n’y ait plus de centre sur lequel les flotteurs de Navigorn concentreraient leur puissance de feu, et d’essayer de semer la confusion dans les rangs de l’ennemi en l’attaquant de toutes parts.
Ce fut peine perdue. La férocité de l’attaque de Prestimion prit Navigorn par surprise, mais les hommes du Coronal étaient mieux armés, mieux formés et infiniment plus nombreux ; passé les premiers moments difficiles, ils repoussèrent avec succès les forces rebelles. Les flotteurs gardèrent leur formation, les lanciers interdirent toute incursion sérieuse dans leurs rangs et, avant même que l’infanterie royale ait eu le temps d’arriver sur le théâtre du combat, le sort de la bataille était devenu clair et les hommes de Prestimion avaient rompu les rangs et fuyaient à la débandade, certains vers Arkilon, d’autres rebroussant chemin vers Ghrav, d’autres encore dans une direction entièrement différente.
— Mais Prestimion et ses trois acolytes ont réussi à vous échapper ? demanda Korsibar, dès que Farquanor s’interrompit pour reprendre son souffle.
— Hélas, oui. Navigorn avait donné pour consigne de les prendre vivants. C’était trop généreux de sa part, monseigneur. Si le commandement avait été assuré par quelqu’un comme mon frère, je crois que le résultat eût été différent. Farholt aurait certainement…
— Épargnez-moi le catalogue des qualités de votre frère, coupa Korsibar sans sourire. Il aurait été suffisant de les capturer. Mais ils n’ont même pas réussi à le faire.
— Septach Melayn a été serré de près au cœur de la mêlée ; il était sous la menace d’Hosmar Varang, le capitaine des lanciers, tandis que le comte Alexid de Strave, à pied, le tenait en respect avec deux de ses hommes.
— Et il est parvenu à leur échapper ?
— Il a renversé Hosmar Varang de sa monture et lui a fait sous l’aisselle une profonde entaille qui mettra un an à cicatriser, puis il a tué net Alexid et tranché les doigts des deux autres, qui avaient bien du mal à en retrouver dix en tout. Après quoi, indemne, il a enfourché la monture d’Hosmar Varang et a saisi au passage le duc Svor, ce sale nabot qu’il couve comme un bébé ; voyant que la bataille était perdue et qu’il ne servait à rien de rester, ils ont filé à toute vitesse et ont disparu dans les bois.
— Seul contre quatre, il l’a emporté ? Cet homme est l’allié des démons. Non, c’est un démon lui-même ! Et Alexid a perdu la vie ?
La mine de Korsibar se rembrunit à cette pensée. Il avait maintes fois chassé avec Alexid de Strave dans les jungles du sud et sur les pentes rouges et dénudées des montagnes du nord : un homme sec et nerveux, à l’œil vif et habile à manier le javelot. Cela lui parut brusquement très réel d’apprendre qu’Alexid avait péri.
— Avons-nous d’autres pertes à déplorer, parmi ceux que je suis susceptible de connaître ? demanda Korsibar.
Mais, voyant que Farquanor allait se lancer dans une énumération interminable, il lui fit précipitamment signe de se taire.
— Prestimion se serait donc réfugié à Arkilon ? reprit-il.
— Dans la forêt qui s’étend à l’ouest de la cité. Ils s’y trouvent tous les quatre, je pense, avec les autres survivants, et nous supposons qu’ils continuent d’avancer vers l’ouest.
— Dans le courant de la journée, déclara Korsibar, je ferai publier une proclamation accusant Prestimion de félonie et offrant une récompense de trois mille royaux à qui le prendra vivant.
— Mort ou vif, rectifia aussitôt Farquanor, dont les yeux gris et froids s’éclairèrent d’une lueur féroce.
— En sommes-nous déjà là ? demanda pensivement Korsibar. Oui, reprit-il après un silence. Je suppose que oui. Soit. Cinq mille royaux d’argent pour Prestimion, mort ou vif, et trois mille pour chacun des trois autres. Donnez l’ordre à Navigorn de se lancer à leur poursuite. Et que Farholt prenne la tête d’une autre armée et traque Prestimion jusqu’au bout du monde, si besoin est. Il sera pris en tenaille. Tout devrait être terminé dans une dizaine de jours.
— Le Divin soutient notre cause, monseigneur, fit Farquanor de sa voix la plus mielleuse.
Il forma le symbole de la constellation et se retira, laissant Korsibar libre de regagner la salle de bains.
— D’agréables nouvelles ? demanda la rousse Aliseeva, en laissant filtrer un regard aguichant par-dessus le bord de la baignoire.
— Elles auraient pu être meilleures, répondit Korsibar. Mais oui, tout compte fait, d’agréables nouvelles.
Des appartements royaux, le comte Farquanor se rendit directement chez la princesse Thismet. Elle lui avait demandé peu de temps auparavant de la tenir informée de l’évolution de la rébellion ; le rapport qu’il allait faire sur la première victoire lui fournirait un bon prétexte pour aborder avec elle d’autres sujets.
La dame Melithyrrh l’introduisit auprès de la princesse, dans son boudoir octogonal aux murs vert de jade, où, sur une table basse, étaient disposée toute une collection de bagues en or ornées de différentes pierres, comme si elle était en train de choisir sa parure pour la soirée ; et elle était richement vêtue d’une robe à capuchon de velours vert foncé tombant en plis lourds, avec un haut corsage serré et des manches ajustées bouffant aux poignets. Mais le joli visage de la princesse était crispé et défait, comme c’était maintenant si souvent le cas, et l’amertume contractait sa mâchoire délicate. Farquanor vit briller dans ses yeux la colère qui ne la quittait plus. Qu’est-ce qui pouvait bien la mettre dans cet état ? Il s’inclina profondément devant elle.
— Navigorn et Kanteverel ont combattu les troupes de Prestimion devant Arkilon, princesse. Les forces de Prestimion ont été mises en déroute et la noble cause de votre frère a triomphé.
Les narines de Thismet se dilatèrent fugitivement et le rose lui monta aux pommettes.
— Et Prestimion ? demanda-t-elle vivement, d’une voix vibrante de tension. Quel est son sort ?
— C’est la première chose que votre frère, lui aussi, a voulu savoir. J’ai répondu qu’il avait pris la fuite. Il a disparu dans la forêt avec Septach Melayn et les autres, ce qui est d’autant plus malheureux. Mais son armée est dispersée et la rébellion, j’en suis persuadé, ne survivra pas à cette défaite.
Elle se calma rapidement, une moue sur les lèvres, et son visage retrouva sa pâleur coutumière.
— Vraiment, fit-elle, sans le moindre accent interrogatif dans la voix.
Elle lui lança un regard sans expression avant de reporter son attention sur ses bagues, comme si elle n’avait plus rien à lui dire.
N’ayant pas été franchement congédié, Farquanor demeura où il était et reprit la parole après un long silence.
— Je croyais que la nouvelle de notre victoire vous réjouirait, princesse.
— Elle me réjouit, fit-elle d’une voix blanche, comme si elle parlait dans son sommeil. J’imagine que les victimes sont nombreuses, que le sang a arrosé comme il convient le champ de bataille. Oui, Farquanor, cela me réjouit infiniment. Je raffole de ces histoires où le sang coule.
Cette remarque, de sa part, était bizarre. Mais tout son comportement était bizarre depuis des semaines et cette humeur maussade ne la quittait pas. Restons-en là pour les nouvelles de la rébellion, se dit Farquanor. Il y avait un autre sujet dont il voulait l’entretenir.
Il prit une longue inspiration avant de se jeter à l’eau.
— Puis-je vous parler en ami, Thismet ? Car je pense que nous avons été amis, vous et moi ?
Elle leva la tête, stupéfaite.
— Vous m’appelez Thismet ? Je suis la sœur du Coronal !
— Vous étiez naguère la fille d’un autre Coronal et il m’arrivait de vous appeler Thismet.
— Quand nous étions enfants, peut-être… Qu’est-ce à dire, Farquanor ? Vous prenez bien des libertés, d’un seul coup ?
— Je ne pensais pas à mal, princesse. Je voulais seulement vous aider, si c’est en mon pouvoir.
— M’aider ?
Les muscles des épaules de Farquanor se contractèrent et devinrent durs comme l’acier. C’était le moment ou jamais, sinon, il se mépriserait jusqu’à la fin de ses jours.
— Il me semble, commença-t-il en pesant soigneusement chaque mot pour en mesurer l’effet probable et en faisant appel à toute son habileté, que vous avez, ces derniers mois, quelque peu perdu la faveur du Coronal votre frère. Pardonnez-moi si je me trompe, mais mon esprit d’observation n’a pas grand-chose à envier à celui de quiconque et j’ai le sentiment d’avoir remarqué une certaine froideur entre vous, ces derniers temps.
Thismet leva aussitôt vers lui un regard méfiant.
— Et alors ? fit-elle. Je ne dis pas que ce soit vrai, mais si c’était le cas, qu’y aurait-il à en dire ?
— Il serait infiniment regrettable, répondit onctueusement Farquanor, qu’un froid s’installe durablement entre le Coronal et sa sœur. Et – pardonnez-moi, princesse, si mes propos doivent vous toucher de trop près – je pense qu’il doit s’agir de quelque chose de ce genre, car je ne vous vois plus aux côtés de lord Korsibar à l’occasion des cérémonies et il ne sourit plus quand il s’entretient avec vous en public, pas plus que vous ne souriez depuis un certain temps. Vous êtes toujours tendue et rechignée, et cela dure maintenant depuis plus d’une saison.
Elle détourna les yeux et se remit à jouer avec ses bagues.
— Et si le Coronal et moi-même avions un léger différend, fit-elle d’une voix morne, en quoi cela vous concernerait-il, Farquanor ?
— Vous savez comment j’ai œuvré à vos côtés pour faire de votre frère celui qu’il est aujourd’hui. Je me suis senti très proche de vous deux, tandis que j’intriguais et manœuvrais pour votre compte, afin de le pousser vers le trône. Si toutes ces manœuvres n’ont eu pour résultat que de provoquer une brouille entre le frère est la sœur, j’en suis fort marri. Mais j’ai une solution à vous proposer, princesse.
— Vraiment ? fit-elle d’un air distant.
Le moment était venu de risquer le tout pour le tout. Il n’aurait su dire combien de fois il avait préparé dans son esprit ce qu’il s’apprêtait à dire. Les mots franchirent enfin ses lèvres, avec impétuosité.
— Si vous m’épousiez, princesse, cela pourrait contribuer à combler le fossé qui s’est creusé entre lord Korsibar et vous.
Dans la paume de sa main, Thismet avait disposé cinq bagues, chacune ornée d’une pierre différente : un rubis, une émeraude, un saphir, un diamant taillé à facettes et une chrysoprase vert doré ; en entendant les paroles de Farquanor, elle sursauta avec tant de violence que les bagues s’envolèrent en une gerbe étincelante avant de retomber sur le sol.
— Vous épouser ?
Plus possible de faire machine arrière. Farquanor résolut de ne pas dévier de son projet.
— Vous êtes sans époux. Il se murmure au Château que cet état est infiniment regrettable, compte tenu de votre grâce, de votre beauté et de votre haute naissance. On dit aussi que, depuis quelque temps, vous semblez partir à la dérive, comme si vous aviez rompu les amarres, sans objectif en vue et dans l’incapacité de vous en fixer un, maintenant que tout le pouvoir est dévolu à votre frère et que vous-même n’avez plus de position stable. Mais comment une femme sans mari, fût-elle la sœur du Coronal, pourrait-elle trouver à la cour la place qui lui revient ? Un beau mariage, voilà la réponse. Je m’offre à vous.
Elle parut sidérée ; mais il s’y attendait. Absolument rien ne l’avait préparée à cela. Il attendit, sans sourire, sans se renfrogner, regardant les émotions indéchiffrables se succéder impétueusement sur le visage ravissant, le rouge colorer les joues de-ci de-là, l’éclat changeant de ses yeux.
— Avez-vous réellement une si haute opinion de vous-même, Farquanor ? demanda-t-elle enfin. Croyez-vous qu’en vous épousant, j’élèverais ma position à la cour ?
— Je ne veux pas prendre en considération ma lointaine ascendance royale. Mais comme ces temps-ci, vous parlez très rarement avec votre frère, vous ignorez peut-être que je dois bientôt être nommé Haut Conseiller, dès que le vieux Oljebbin se sera résigné à prendre la retraite vers laquelle on le pousse.
— Mes plus sincères félicitations.
— Le Haut Conseiller – et son épouse – ne le cède qu’au Coronal dans la hiérarchie protocolaire du Château. De plus, en ma qualité de conseiller privilégié de votre frère, je serai dans une position idéale pour aplanir le différend qui porte atteinte à l’affection qui devrait avoir cours entre vous. Et ce n’est pas tout : le Haut Conseiller est en bonne place dans l’ordre de succession à la couronne. Si Confalume devait disparaître, je pourrais fort bien être nommé Coronal quand Korsibar gagnerait le Labyrinthe, ce qui améliorerait singulièrement votre position. Vous ne seriez plus seulement la sœur du Coronal, mais l’épouse du Coronal…
Thismet le considéra d’un air incrédule.
— Cela a assez duré, fit-elle en se penchant pour ramasser d’un geste rageur ses bijoux éparpillés sur le sol. Successeur de mon frère ? reprit-elle en le foudroyant du regard. Je ne voudrais pas de vous, même si on vous proclamait successeur du Divin.
Farquanor hoqueta de surprise.
— Princesse… princesse…
Et sa voix se perdit en un murmure inaudible.
— Jamais, depuis le jour déjà lointain où on m’a appris comment sont faits les enfants, reprit Thismet d’un ton chargé de cruauté moqueuse, rien ne m’a estomaqué comme cette demande. Vous épouser ? Vous ? Comment avez-vous pu imaginer une chose pareille ? Et pourquoi accepterais-je ? Croyez-vous que nous formerions un couple bien assorti ? Pensez-vous sincèrement être mon égal ? Comment pouvez-vous le croire ? Vous êtes un si petit homme, Farquanor !
— Pas aussi grand que votre frère, ou Navigorn, ou encore Mandiykarn, répliqua-t-il en se redressant de toute sa taille. Mais je ne suis pas un nabot, princesse. Nous aurions belle allure, vous et moi. Je me permets de vous rappeler que vous n’êtes pas si grande. Vous m’arrivez à peine à l’épaule, je pense.
— Croyez-vous donc que je parle de votre taille ? Eh bien, vous êtes aussi un imbécile. Partez, je vous en prie, partez ! poursuivit-elle en agitant impatiemment la main. Partez tout de suite. Avant de m’obliger à prononcer des mots vraiment cruels !
Une heure plus tard, quand la princesse Thismet demanda à le voir, Korsibar était dans son bureau. C’était leur premier tête-à-tête depuis très longtemps, depuis le jour où elle l’avait entretenu de l’horoscope que lui avait préparé Thalnap Zelifor. Ils n’en avaient jamais reparlé. À l’évidence, Korsibar ne satisferait pas à sa requête sans résister âprement et, sachant Prestimion en fuite et appelant à la rébellion, elle hésitait à aborder de nouveau le sujet. Mais elle n’avait pas renoncé.
À son entrée, il parut indécis et mal à l’aise, comme s’il redoutait qu’elle fût venue le relancer pour obtenir de lui son propre trône. Thismet soupçonnait qu’il eût préféré lui fermer totalement sa porte, mais qu’il ne tenait pas à faire peser sur sa propre sœur une interdiction si lourde. En tout état de cause, c’étaient des difficultés d’une autre sorte qu’elle comptait lui susciter cette fois.
Il avait plusieurs cartes étalées devant lui et une pile de rapports.
— Des nouvelles du front ? demanda-t-elle. Des détails sur la grande victoire ?
— Tu es au courant ?
— Le comte Farquanor a eu la gentillesse de m’en informer, il y a quelques minutes.
— Je parie que Prestimion aura retrouvé ses chaînes d’ici Merdi prochain. Puis commencera pour lui un apprentissage des règles de bonne conduite, auxquelles il se conformera pendant le reste de ses jours.
Il se replongea dans l’étude de ses cartes.
— Occupe-toi de moi, Korsibar, lança-t-elle après l’avoir observé un moment avec un agacement croissant.
— Que veux-tu, Thismet ? demanda-t-il sans lever la tête. J’espère que tu n’as pas choisi ce moment pour renouveler ta demande de…
— Non, ce qui m’amène n’a rien à voir. Je veux que tu te sépares de Farquanor et que tu le bannisses du Château.
Cette fois, il leva la tête et la regarda avec stupeur.
— Tu as toujours des surprises en réserve, ma sœur. Tu veux que je me sépare de…
— De Farquanor, oui. C’est ce que j’ai dit. Il ne mérite pas d’avoir une place à la cour.
Korsibar sembla incapable de trouver ses mots.
— Il ne mérite pas d’avoir une place ici ? répéta-t-il après un silence. Tout au contraire, Thismet. Farquanor n’est pas très sympathique, certes, mais il est fort utile et je compte l’utiliser. Oljebbin a enfin accepté de passer la main à la fin de l’année et Farquanor sera nommé Haut Conseiller. Je lui dois bien cela et je le réduis au silence en lui donnant ce dont il rêve depuis si longtemps.
— Pas totalement au silence, riposta Thismet. Il vient de passer me voir, Korsibar. Il m’a demandée en mariage.
— Quoi ?
Korsibar plissa les yeux en souriant, comme pour manifester un léger étonnement. Puis, en repassant les mots dans son esprit, il commença à en mesurer la portée. Le sourire se mua en un petit gloussement, puis en longs éclats d’un rire tonitruant, accompagnés de grandes claques sur la cuisse.
— En mariage ? reprit-il, quand il eut retrouvé son calme. Eh bien, le petit Farquanor n’a pas froid aux yeux ! Qui l’aurait cru capable de cela ?
— C’est un serpent, Korsibar ! Je ne veux plus jamais voir son visage. Tu me refuses beaucoup de choses, ne me refuse pas celle-là : chasse-le du Château.
— Non, ma sœur. Non et non ! Il n’en est pas question !
— Non ? répéta-t-elle.
— Farquanor m’est précieux. Il a visé trop haut, peut-être, et aurait certainement dû m’en parler, avant d’aller te faire la cour. La démarche est osée, j’en conviens, et il a peut-être eu les yeux plus grands que le ventre. Mais c’est un conseiller rusé et ingénieux. Je ne pourrais me passer de lui, surtout en ce moment, avec Prestimion en liberté et qui se prépare peut-être à fomenter de nouveaux désordres, maintenant qu’il a échappé à Navigorn. J’ai besoin d’un homme comme Farquanor, plein de malice et de méchanceté, pour élaborer des plans ; on ne peut s’entourer de balourds à l’âme noble quand on est roi, comprends-tu ? En tout cas, tu pourrais trouver pire que lui.
— Je préférerais épouser un Lii, un vendeur ambulant de saucisses.
— Oh ! oh ! Le regard meurtrier de Thismet ! Les babines retroussées ! Eh bien, ma sœur, tu n’as qu’à l’éconduire, si tu ne veux pas de lui ! En aucune manière, je ne t’obligerai à aller contre ta volonté.
— Crois-tu que je ne l’aie pas déjà repoussé ? Mais je veux que tu le chasses à jamais de ma vue.
Korsibar appuya le bout de ses doigts sur ses tempes.
— Je t’ai expliqué à quel point il m’est précieux. Si tu y tiens vraiment, je lui ferai des reproches, je lui dirai de chasser définitivement cette idée de son esprit, je l’enverrai se traîner à tes genoux et s’excuser pour son impudence. Mais je ne me débarrasserai pas de lui. De toute façon, tu devrais te marier. Il est temps pour toi, peut-être même déjà un peu tard. Épouse Navigorn, par exemple. Bel homme, haute naissance et grand cœur.
— Je n’ai pas envie d’épouser qui que ce soit, répliqua Thismet en prenant un ton différent, plus grave et plus tranchant. Tu sais ce que je veux, Korsibar.
Elle le vit se cabrer. Mais elle insista quand même ; s’il refusait de lui donner satisfaction sur un point, elle le harcèlerait sur l’autre.
— Donne-moi une couronne, reprit-elle. Fais-moi Coronal, laisse-moi régner conjointement avec toi.
— Tu recommences ?
Il pinça les lèvres et la colère assombrit son visage.
— Tu sais que cela ne se fera jamais.
— Un simple décret… Aussi facilement que tu as pris la couronne le jour de la mort de Prankipin, tu pourrais…
— Non. Jamais, Thismet ! Jamais ! Jamais !
Korsibar lui lança un long regard brûlant de rage avant de se lever d’un bond et de se mettre à marcher de long en large devant elle.
— Par le Divin, ma sœur, reprit-il bouillant de fureur, ne me casse plus les pieds avec cette histoire de couronne, sinon je te garantis que je te marie personnellement avec le petit Farquanor. Je lui donnerai ta main, je vous proclamerai mari et femme devant toute la cour et, s’il doit t’attacher pour consommer votre union, je n’en aurai pas de chagrin ! Je m’y engage solennellement, Thismet. Un mot de plus à propos de cette idée folle de devenir Coronal et tu deviens l’épouse de Farquanor !
Elle le regarda, horrifiée.
Il garda le silence un moment. Elle vit la colère se retirer lentement, mais le masque du visage demeurait impassible.
— Écoute-moi bien, reprit Korsibar d’une voix plus calme. Une rébellion est en cours contre mon autorité. Je dois écraser Prestimion, ce que je ferai, ce que je suis en bonne voie de réussir. Quand tout sera terminé, je serai l’incontestable Coronal de Majipoor et l’autorité sera mienne, sans partage. As-tu bien compris, Thismet ? Il n’est pas question pour moi d’aller annoncer que j’élève un autre trône dans ce Château et qu’une femme y siégera sur un pied d’égalité. Il est aussi absurde de ta part de me demander de régner conjointement avec moi que de celle de Farquanor de te demander en mariage. Il ne sera ton époux que si, par ton obstination, tu m’obliges à te donner à lui ; et tu ne seras pas Coronal, en aucun cas. C’est mon dernier mot. Le dernier. Si tu veux bien m’excuser maintenant, ma sœur, le bon Sanibak-Thastimoon attend pour m’entretenir d’un sujet de la plus haute importance et je ne voudrais pas le faire patienter plus longtemps…
Dans l’heure qui suivit sa défaite dans la plaine d’Arkilon, le ciel s’ouvrit sur Prestimion et déversa sur lui une des lourdes pluies d’automne si fréquentes dans cette région. Il chevaucha vite et longtemps, bien avant dans la nuit, sous ce déluge, accompagné seulement de quelques dizaines de ses hommes ; il était trempé jusqu’aux os et d’humeur très sombre quand, enfin, il atteignit la forêt de Moorwath, à l’ouest d’Arkilon, le lieu où ils étaient convenus de se retrouver, Septach Melayn et lui, si le sort des armes devait leur être contraire. Dans les moments d’optimisme précédant la bataille, Prestimion n’avait jamais réellement envisagé une issue qui l’obligerait à passer la nuit sous les hautes frondaisons des vakumbas au tronc renflé de la forêt de Moorwath ; c’est pourtant ce qu’il fit, trempé, fatigué et traînant la jambe.
— Il semble, confia-t-il à Nilgir Sumanand, son aide de camp, que faire la guerre ne consiste pas seulement à proclamer la justesse de sa cause.
— Ce n’était que la première escarmouche, monseigneur, répondit Nilgir Sumanand avec tact et douceur. Il y aura bien d’autres affrontements sur le champ de bataille, en notre faveur, avant de toucher au but.
— Mais voyez les pertes que nous avons déjà subies, poursuivit Prestimion, l’air maussade. Où est Gialaurys ? Et Septach Melayn… Je l’ai entraperçu au milieu d’un groupe d’ennemis, très loin de moi. Par le Divin, si Septach Melayn a péri…
— Il est sain et sauf près d’ici, dans la forêt, j’en suis certain, et nous n’allons pas tarder à le retrouver. Il n’est pas encore né, monseigneur, celui qui parviendra à lui porter un coup fatal.
Ces paroles avaient de quoi réconforter Prestimion, mais il les balaya d’un geste.
— Cessez de m’appeler « monseigneur » à tout bout de champ ! lança-t-il d’une voix où perçait plus de colère qu’il n’eût aimé en laisser paraître. Cela m’horripile ! Quel beau Coronal je fais, trempé comme une soupe sous ces vakumbas ruisselants ! Il m’a fallu supporter bien des choses désagréables depuis que la fortune m’est devenue contraire. Nilgir Sumanand, ajouta-t-il rapidement, d’un ton adouci, car il s’en voulait d’avoir rudoyé de la sorte cet homme bon et loyal. Ce n’est assurément pas ce que j’avais prévu pour moi quand j’ai commencé à conquérir les honneurs.
La pluie semblait avoir cessé. À travers les grandes et lourdes feuilles grises vernissées sur le dessus et pelucheuses dessous filtraient de pâles rayons de lune. Mais la nuit était froide, le sol détrempé et la cuisse lui élançait sans discontinuer ; elle avait été meurtrie dans sa partie la plus charnue par un soldat de Navigorn, qui, passant au galop au plus fort de la mêlée, lui avait assené un grand coup de cravache. Prestimion avait beau se dire que c’était préférable à un coup d’épée, il n’en boitait pas moins.
— Avons-nous des lumiflots ? demanda-t-il à Nilgir Sumanand. Si vous en trouvez, suspendez-les à ces arbres. Ils guideront dans la nuit ceux des nôtres qui pourraient errer dans les parages.
— Et s’ils guidaient Navigorn vers nous, prince ?
— Il faudrait être un général bien téméraire pour conduire ses troupes en pleine nuit au plus profond d’une forêt obscure, au risque de tomber dans une embuscade. Non, Navigorn et ses hommes sont en train de fêter dignement leur victoire à Arkilon. Installez les lumiflots, Nilgir Sumanand.
Les globes de lumière rouge furent rapidement accrochés aux branches basses des arbres les plus proches et peu après, comme Prestimion l’avait espéré, les lumières commencèrent à attirer les débris épars de son armée, des hommes arrivant d’abord par deux ou trois, puis par groupes allant jusqu’à une douzaine.
Il était minuit quand Gialaurys apparut. Il arriva seul. Sa manche en lambeaux et couverte de sang laissait voir une plaie à vif. Il avait une mine tellement sinistre que Prestimion hésita à lui parler ; refusant violemment qu’on bande sa blessure, Gialaurys alla s’asseoir à l’écart et prit dans une poche de sa tunique déchirée le fruit vert d’un vakumba, qu’il avait dû cueillir sur une branche ou ramasser par terre ; il commença à mordre dans le fruit et à en arracher des bouchées en grondant d’une manière effrayante, comme s’il était réduit à l’état de bête sauvage.
Un peu plus tard, Kaymuin d’Amblemorn arriva avec un détachement de Skandars et une poignée d’humains de sa cité, puis ce fut le tour de Nemeron Dalk, de Vilimong, avec une cinquantaine d’hommes et, sur leurs talons ou presque, le comte Ofmar de Ghrav et un grand nombre des siens, quelques habitants de Simbilfant et les trois fils de Rufiel Kisimir, l’intendant du domaine de Muldemar, à la tête d’une foule de combattants qui se pressèrent autour de Prestimion en poussant de grands cris de joie. Tout ce remue-ménage dans le campement, sous le couvert des gros vakumbas, en attira d’autres, qui se présentèrent au long de la nuit. L’armée de Prestimion n’avait donc pas été mise en pièces comme il le redoutait ; il en éprouva du réconfort. Rares étaient ceux qui n’avaient pas été blessés dans la bataille, certains grièvement. Mais tous, même les plus sérieusement touchés, se présentèrent devant Prestimion pour lui jurer de continuer jusqu’au bout à se battre pour sa cause.
Mais il n’y avait aucun signe de Septach Melayn ni de Svor.
À l’approche du matin, Prestimion dormit un peu. L’aube était longue à venir à cette latitude, car le Mont du Château se dressait juste à l’est et le soleil devait s’élever au-dessus de cette muraille de près de cinquante kilomètres de haut avant que sa lumière pénètre dans la forêt. Prestimion sentit enfin de la chaleur sur son visage ; quand il ouvrit les yeux, il découvrit le nez crochu et le sourire rusé découvrant largement les dents du duc Svor, puis Septach Melayn, aussi détendu et élégant que s’il se rendait à un banquet au Château, sans un seul de ses cheveux dorés en désordre, sans un accroc à ses vêtements. Thalnap Zelifor, le sorcier Vroon, était perche sur son épaule gauche.
— Vous êtes-vous bien reposé, ô prince sans égal ? demanda l’escrimeur en souriant.
— Pas aussi bien que toi, répondit Prestimion en se mettant avec raideur sur son séant et en s’époussetant. Cet hôtel n’est pas aussi confortable, je le crains, que la luxueuse auberge où tu as dû passer la nuit.
— Luxueuse, en vérité, répondit Septach Melayn. Toute de marbre rose et d’onyx noir, avec quantité d’accortes soubrettes et un plat de langues de bilantoon marinées au lait de dragon, que je ne suis pas près d’oublier.
Il s’agenouilla à côté de Prestimion, pour permettre au Vroon de sauter de son épaule.
— As-tu été blessé au cours de la bataille ? demanda-t-il d’un ton moins léger.
— Seulement dans mon orgueil, et j’ai reçu un coup sur la cuisse, qui me fera souffrir un ou deux jours. Et toi ?
— J’ai le pouce douloureux, répondit Septach Melayn avec un clin d’œil, à force d’appuyer sur la garde de mon épée tandis que je lardais de coups Alexid de Strave, au cœur de la mêlée. Sinon, rien.
— Alexid est mort ?
— Avec beaucoup d’autres, des deux côtés. Et ce n’est pas fini.
— Et moi, glissa le duc Svor, tu ne t’enquiers pas si je suis blessé ?
— Toi aussi, mon ami, tu t’es battu avec courage ?
— J’ai pensé que je devais mettre à l’épreuve mes qualités de combattant. J’ai foncé dans le tas. Au plus fort de l’action, je me suis trouvé face à Kanteverel, nez à nez avec lui.
— Et tu le lui as mordu ? fit Prestimion.
— Méchant ! J’ai brandi mon épée – jamais la colère ne m’avait poussé si loin – et il m’a regardé. « As-tu l’intention de me tuer, Svor, m’a-t-il dit, moi qui t’ai donné la belle dame Heisse Vaneille ? J’ai perdu mon arme et suis à ta merci. » Ne pouvant trouver au fond de mon cœur de la haine pour lui, je l’ai pris par l’épaule, je l’ai fait pivoter sur ses pieds et je l’ai poussé de toutes mes forces pour le renvoyer en titubant vers ceux de son camp. Ai-je failli à mon devoir, Prestimion ? J’aurais pu le tuer sur place. Mais je ne suis pas capable de verser le sang, je pense.
— À quoi cela aurait-il servi de tuer Kanteverel ? fit Prestimion en secouant la tête. Il ne s’y entend pas plus que toi au maniement des armes. Mais reste derrière les lignes, Svor, lors de notre prochaine bataille. Tu y seras bien plus tranquille. Nous aussi, je pense. Et mon petit compagnon de cellule, poursuivit-il en baissant la tête vers Thalnap Zelifor, a-t-il fait des miracles avec son épée ?
— Je pourrais en utiliser cinq en même temps, répondit le Vroon en agitant sa masse de tentacules, mais pas plus longues que des aiguilles et je ne piquerais que des tibias. Non, Prestimion, je n’ai pas répandu de sang hier. Mais j’ai jeté des charmes pour votre victoire. Sans moi, l’issue de la bataille eût été encore plus funeste.
— Encore plus funeste ? répéta Prestimion avec un petit rire. Dans ce cas, vous avez toute ma gratitude.
— Ce n’est pas tout : j’ai lancé les baguettes divinatoires pour connaître l’issue de votre prochaine bataille. Les augures sont favorables. Vous remporterez une grande victoire contre des forces très supérieures.
— Bravo ! bravo ! s’écria Septach Melayn.
— Mon ami, fit Prestimion, j’embrasserais la sorcellerie de tout cœur si j’entendais tout le temps de la bouche de mes mages des prophéties de cette sorte.
La venue d’une nouvelle et belle journée, et le retour de ses amis très chers firent le plus grand bien au moral de Prestimion et il commença à laisser derrière lui les souvenirs douloureux de la bataille d’Arkilon. Des traînards continuèrent d’arriver, si bien que, à la fin de la matinée, il avait reconstitué un semblant d’armée, composée d’hommes crottés, épuisés, éclopés.
Prestimion savait qu’il leur faudrait quitter rapidement la forêt. Il eût fait preuve de légèreté en imaginant que Navigorn les y laisserait séjourner longtemps en toute impunité. Mais où aller ? Ils n’avaient pas de cartes et personne ne connaissait guère du vaste territoire qui s’étendait à l’ouest d’Arkilon que la magnifique et célèbre Fontaine de Gulikap, à une courte distance de la forêt.
Nemeron Dalk, de Vilimong, un homme d’un certain âge qui avait fait plusieurs voyages dans cette contrée put leur fournir quelques renseignements. Il connaissait le nom des cours d’eau et des élévations de terrain, et il était capable de les situer approximativement les uns par rapport aux autres. Elimotis Gan, originaire de Simbilfant, avait aussi parcouru la région. Et l’un des dons que Thalnap Zelifor revendiquait était celui de deviner les directions et les itinéraires. Ces trois hommes, accompagnés de Prestimion, Septach Melayn et Svor se réunirent en milieu de matinée pour tracer un itinéraire.
Le Vroon alluma de petits cubes d’une matière brune ressemblant à du sucre, mais qui, comme il l’expliqua, était l’encens des sorciers ; il fit onduler ses tentacules, le regard fixé au loin, en se parlant tout bas. Au bout d’un moment, il commença à décrire la configuration du terrain qui s’étendait devant eux, à mesure qu’il affirmait la percevoir dans ses visions suscitées par l’encens ; Elimotis Gan et Nemeron Dalk apportaient des précisions et des corrections ; de la pointe de son épée, Septach Melayn dessina une carte grossière sur un coin de sol meuble, effaçant ses erreurs du bout de sa botte.
— Ces collines, là – des collines ou des montagnes ? –, comment les appelle-t-on ? demanda Prestimion en indiquant une ligne tracée par Septach Melayn, qui courait tout droit du nord au sud, sur une grande distance.
— Les Trikkalas, répondit Elimotis Gan. Des montagnes plus que des collines, s’il m’en souvient bien. Oui, des montagnes, sans aucun doute.
— Pourrions-nous les traverser facilement en partant droit vers l’ouest ?
Elimotis Gan, un petit homme tout sec qui semblait déborder d’énergie, échangea un regard avec le grand et robuste Nemeron Dalk. Prestimion eut l’impression que ce regard était chargé de pessimisme.
— La route de Sisivondal passe par ici, fit Nemeron Dalk, en indiquant le bas de la ligne, qui marquait l’extrémité méridionale des montagnes, et là, au nord, il y a celle de Sintalmond. Entre les deux, là où vous dites vouloir passer, se trouve la partie la plus haute et la plus accidentée de la chaîne, et il n’existe que le col connu sous le nom d’Ekesta, ce qui, dans le dialecte local, signifie « maudit ».
— Joli nom, fit Septach Melayn.
— La route, elle, ne l’est pas, répliqua Elimotis Gan. Une piste raboteuse, très raide, paraît-il, où il est difficile de trouver de la nourriture et où les voyageurs sont harcelés de nuit par des meutes de vorzaks affamés.
— Mais elle est directe, fit Prestimion. Mon but est d’atteindre ce grand fleuve, là, de l’autre côté des montagnes. Le Jhelum, c’est bien cela ?
— Oui, le Jhelum, confirma Nemeron Dalk.
— Bien, reprit Prestimion. Nous allons faire route vers l’ouest et passer par votre col maudit pour franchir les Trikkalas ; nous lancerons des pierres aux vorzaks s’ils nous importunent, et, quand nous arriverons de l’autre côté de la montagne, nous traverserons le fleuve, après la descente qui devrait être beaucoup plus facile. Ensuite, nous pourrons réparer nos forces sur la rive ouest du Jhelum, dans les prairies de Marraitis, où sont élevées et entraînées les meilleures montures de combat. Vous voyez où je veux en venir ?
— Il nous faudra une cavalerie, si nous devons nous battre de nouveau, fit Septach Melayn.
— Exactement. Nous réquisitionnons chez les éleveurs de Marraitis un grand nombre de montures, nous envoyons des messagers dans toutes les cités susceptibles de nous être favorables, pour demander des volontaires, nous bâtissons et nous entraînons une armée digne de ce nom, pas la horde assemblée à la va-vite que Navigorn a taillée en pièces. Quand Korsibar apprendra où nous sommes, il enverra une armée contre nous. Mais il ne la fera pas passer par le col, si l’endroit est aussi dangereux que l’affirment nos deux amis. Elle contournera les montagnes par le sud ou par le nord, ce qui prendra plusieurs mois ; en passant par le col d’Ekesta, nous prenons de l’avance, nous arrivons dans les prairies bien avant l’armée ennemie et nous nous donnons le temps de nous préparer, tout cela au prix du petit effort supplémentaire qu’est le choix du trajet le plus pénible.
— Comment voyez-vous ce col ? demanda Svor à Thalnap Zelifor. Est-il franchissable, à votre avis ?
Le Vroon leva ses tentacules et entreprit une sorte de rituel d’évocation.
— Ce sera difficile, mais pas impossible, répondit-il au bout d’un moment.
— Difficile, mais pas impossible, fit Prestimion en souriant. Je n’en demande pas plus. J’ai décidé de croire que vous aviez le don et je considère vos prédictions comme sûres et exactes. Alors, poursuivit-il en se tournant vers les autres, sommes-nous d’accord ? Le col d’Ekesta jusqu’au Jhelum, la traversée du fleuve par un moyen dont nous nous préoccuperons en temps voulu et l’établissement de notre quartier général dans les prairies de Marraitis ? Et quand le moment viendra de livrer une nouvelle bataille, nous aurons, avec l’aide du Divin, une véritable armée à lancer contre l’usurpateur.
— Sans parler des renforts que Dantirya Sambail nous a certainement déjà envoyés de Zimroel, ajouta Svor.
— Tu as eu une lueur mauvaise dans le regard en disant cela, observa Septach Melayn. Douterais-tu de la venue des troupes du Procurateur ?
— J’ai toujours une lueur mauvaise dans le regard, répondit Svor. Ce n’est pas ma faute ; je suis né comme cela.
— Épargnez-nous vos apartés, tous deux, je vous prie, fit sèchement Prestimion. Avec l’aide du Divin, le Procurateur tiendra parole. Notre objectif est maintenant de nous rendre à Marraitis et de mieux nous préparer à la guerre que nous ne l’étions hier. Ce qui doit arriver par la suite, nous nous en inquiéterons en temps voulu.
Leur équipage, du moins ce qu’il en restait, arriva dans la forêt à midi, apportant les armes et les bagages qui les avaient suivis dans les cités des contreforts. Il était agréable d’avoir des vêtements propres et tout ce qui leur avait manqué au cours de la nuit dans la forêt. Quelques centaines de traînards les trouvèrent aussi ; quand il fut certain que personne d’autre ne viendrait les rejoindre, Prestimion donna l’ordre de se mettre en route vers l’ouest, dans la direction des montagnes de Trikkala et du Jhelum.
Au-delà de la forêt commençait une région agricole comme les autres, mais le paysage ne tarda pas à devenir étrange, car ils approchaient de la célèbre Fontaine de Gulikap. Ils observèrent d’abord le bouillonnement de sources chaudes qui faisait du sol une brune étendue humide et stérile, puis des jaillissements de geysers et des terrasses crayeuses, semblables à des alignements de baignoires, contenant de minces couches d’eau envahies par des algues multicolores, rouge, vert-bleu, de toutes les nuances.
Prestimion, émerveillé, prit le temps d’admirer la vapeur noire d’une fumerolle en forme de bourse, haute de près de cent mètres. Puis ils traversèrent un plateau mort de sédiments vitreux, zigzaguant pour éviter des trous béants d’où s’échappaient des gaz délétères.
— Il ne fait pas de doute, observa Prestimion à demi sérieux, que, dans un endroit comme celui-ci, je pourrais finir par croire aux démons. Ce paysage donne l’impression d’avoir été détaché d’une autre planète et transporté ici par le caprice d’un terrible enchanteur.
Svor, qui était déjà venu dans cette région, lui dit en souriant d’attendre la suite.
Ils contournèrent ensuite un ensemble de bassins d’eau chaude qui gargouillaient, se soulevaient, gémissaient et semblaient près de les engloutir sous le liquide bouillonnant. Le ciel gris bleu était chargé de fumée, même au beau milieu de la journée, et des odeurs âcres et chimiques flottaient dans l’air. Le soleil n’était plus visible. Leur peau se couvrit rapidement de particules sombres et collantes ; Prestimion vit Septach Melayn passer légèrement les ongles sur sa joue et laisser des traces pâles sur la couche de saleté. Et pourtant cet endroit, aussi horrible qu’il fût, était habité. Au ras du sol grouillaient des créatures aux multiples paires de pattes et à la peau d’un rose luisant, qui se déplaçaient en ondulant et les observaient avec méfiance, en levant vers eux la rangée de petits yeux noirs et ronds qui faisaient saillie sur leur front.
Ce paysage de geysers et de bassins d’eau chaude était fermé par une saillie de roche érodée qui s’étirait vers le nord et le sud. Ils la gravirent rapidement, malgré une myriade de pierres branlantes qui rendaient l’ascension délicate et redescendirent sur le versant occidental, dans un endroit si extraordinaire que Prestimion comprit qu’ils venaient d’entrer dans le territoire de la Fontaine.
À la douce lumière du soleil filtrée par les fumées, il découvrit une étendue plate et totalement nue : pas un buisson, pas un arbre, pas un rocher, rien que cette surface plane qui s’étendait de l’extrême gauche à l’extrême droite et, entre les deux, sur toute la surface visible du sol couleur de brique. Juste devant les voyageurs, dans cette plaine, se dressait une énorme colonne de lumière qui jaillissait du sol et s’élevait avec une rectitude parfaite, tel un gigantesque pilier de marbre, et dont l’extrémité supérieure se perdait dans les hauteurs de l’atmosphère. Cette colonne avait le luisant de la pierre polie ; Prestimion en estima la largeur à huit cents mètres.
— Regarde, fit Svor. C’est la Fontaine.
Ce n’était pas de la pierre, non. Prestimion comprit qu’il s’agissait d’un jaillissement d’énergie pure. Le mouvement était évident à l’intérieur. D’énormes secteurs tourbillonnaient, s’entrechoquaient, s’enchevêtraient et fusionnaient. Les couleurs changeaient sans cesse, passant d’une dominante rouge à verte, puis bleue ou encore brune. La texture de certaines parties de la colonne paraissait plus dense par endroits. Des étincelles s’en détachaient et voletaient un moment avant de s’évanouir. À son sommet imprécis la colonne se fondait progressivement dans les nuages qu’elle troublait et assombrissait. L’air vibrait d’un sifflement continu, une manière de crépitement évoquant une décharge électrique.
Prestimion trouvait hallucinant le spectacle de cette énorme colonne éclatante, isolée au milieu du plateau désolé. C’était un sceptre, un symbole de pouvoir ; c’était un foyer de changement et de création ; c’était un axe de puissance, sur lequel toute la planète géante pouvait tourner.
— Que m’arriverait-il, à ton avis, si je la touchais ? demanda-t-il à Svor.
— Tu t’y dissoudrais en un instant. Les particules de ton corps danseraient à jamais dans cette colonne de lumière.
Ils s’approchèrent d’aussi près qu’ils osèrent le faire. Cela leur permit de distinguer sur le pourtour de la Fontaine une large bordure calcifiée, d’une blancheur d’ossements, lisse comme de la porcelaine. L’incroyable surgissement de lumière multicolore jaillissant d’un insondable et ténébreux abîme passait à l’intérieur de cette bordure. Quelles forces étaient à l’œuvre dans les entrailles de la planète. Prestimion n’en avait pas la moindre idée. Mais, en contemplant pensivement le spectacle extraordinaire qui s’offrait à ses regards, il fut frappé, pour la première fois, lui sembla-t-il, par le sentiment de la splendeur majestueuse de Majipoor, de la beauté et de la grandeur de cette planète qui recelait une infinie variété de merveilles. Et il fut saisi d’une profonde tristesse à la pensée que cette beauté et cette grandeur allaient être en partie ternies par la guerre. Mais il n’avait pas le choix. L’harmonie de la planète avait été rompue et il n’existait pas d’autre remède que la guerre.
Il contempla longuement la Fontaine. Après quoi, il donna l’ordre d’en faire le tour et de poursuivre la marche vers l’ouest.
Il leur fallut treize jours pour franchir le col d’Ekesta, ce qui, au dire de Nemeron Dalk, était le temps le plus court dont il eût jamais entendu parler. Ils marchèrent nuit et jour, sans jamais ou presque prendre le temps de faire halte, comme si l’armée de Navigorn était sur leurs talons. Ce fut une épreuve pénible, mais, comme l’avait prédit Thalnap Zelifor, la chose n’était pas impossible, seulement très difficile.
Les Trikkalas étaient des montagnes aux contours déchiquetés, d’où s’élançaient des pics aigus qui les faisaient ressembler à des crêtes de lézard ; la route du col n’était qu’une sorte de piste bosselée, à peine tracée à certains endroits. La nourriture y était difficile à trouver ; elle n’avait la plupart du temps pas une grande valeur nutritive et apportait encore moins de plaisir ; l’air, sec et froid, allait en se raréfiant, de sorte que le simple fait de respirer était parfois douloureux. Mais tout le monde marcha rapidement, sans se plaindre, et le franchissement du col se passa sans encombre. Même les vorzaks tant redoutés demeurèrent à distance respectueuse et se contentèrent de pousser des cris furieux et de donner de la voix, de l’abri de leurs cavernes à flanc de montagne. Quand les voyageurs parvinrent enfin sur le versant opposé, leur âme s’emplit de gratitude et de soulagement.
Ils arrivèrent en terrain dégagé, peu boisé, où des agglomérations très espacées apparaissaient de-ci, de-là. L’air y était plus doux, car ils s’engageaient dans la vallée du Jhelum, vers lequel des affluents convergeaient de tous côtés. Le fleuve au débit rapide était large, trop pour y jeter un pont. Mais il n’y avait pas de rapides ni d’autres dangers apparents et ils entreprirent de construire des bateaux et des radeaux en utilisant les arbres qui poussaient à profusion au bord du fleuve. Il fallut trois jours pour faire passer sur l’autre rive les hommes et tout le matériel.
Ils ne connurent qu’une seule alerte, quand la grosse tête carrée et luisante, suivie du long cou épais d’un gappapaspe sortit de l’eau à vingt mètres devant l’embarcation de Gialaurys ; la tête de l’animal gigantesque s’éleva très haut au-dessus d’eux, emplissant le ciel et provoquant chez certains un début de panique. Mais l’animal se contenta de les regarder. Le gappapaspe était un inoffensif herbivore se nourrissant d’algues et vivant sur les fonds vaseux des cours d’eaux ; pour les voyageurs, le seul danger était que l’un d’eux remonte à la surface, juste au-dessous d’un radeau ou d’un bateau, et le brise en mille morceaux, précipitant ses occupants dans le fleuve, où d’autres animaux moins inoffensifs pouvaient être à l’affût. Mais ils ne virent que ce géant solitaire qui, au bout d’un moment, se laissa glisser dans l’eau et disparut dans les profondeurs gris-brun.
Sur la rive occidentale du fleuve, ils retrouvèrent une région peuplée, des agglomérations animées de taille moyenne, entourées de zones agricoles ; dès que Prestimion se présenta à la population, il fut accueilli comme un libérateur et acclamé comme le Coronal. Les habitants de la région connaissaient peu Korsibar et avaient de la peine à comprendre comment il avait pu prendre possession du trône alors que le fils d’un Coronal n’était pas censé succéder à son père. Prestimion fut salué comme le souverain légitime par ces braves campagnards respectueux des traditions, qui se rangèrent avec empressement sous ses étendards.
Il établit son campement où il l’avait décidé, dans les grandes prairies de Marraitis où on élevait depuis des millénaires les plus belles montures de Majipoor. Les meilleurs éleveurs vinrent à lui avec leurs troupeaux de montures de combat et mirent spontanément à la disposition de sa cavalerie les plus robustes et les plus fougueuses.
La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre que Prestimion rassemblait une armée pour marcher sur le Mont du Château et renverser le faux Coronal ; la réaction populaire fut enthousiaste. Il ne se passait pas de jour ou presque qu’un détachement de quelque ville de la région n’arrive au campement. « Je préfère mourir ici, à vos côtés, plutôt que de me soumettre à celui qui occupe illégalement le Château », entendait-il dire de toutes parts. Prestimion accepta ainsi avec joie dans les rangs de son armée des hommes tels que le duc Miaule d’Hither Miaule, à la barbe de neige, accompagné de cinq cents guerriers en tunique verte, tous habiles cavaliers ; Thurm de Sirynx et ses mille hommes en uniforme à rayures turquoise, les couleurs de leur cité ; le jeune et radieux Spalirises aux cheveux d’or, fils de Spalirises de Tumbrax, à la tête d’une troupe imposante ; Gynim de Tapilpil, avec une unité de frondeurs en pourpoint cramoisi ; l’intrépide Abantes de Pytho, Talauus de Naibilis et bien d’autres de cette envergure. Prestimion vit aussi arriver des troupes de Thannard, de Zarang, d’Abisoane et de deux douzaines d’autres agglomérations dont il n’avait jamais entendu parler, mais dont il accepta volontiers le soutien. L’arrivée de ce flot de combattants le stupéfia et lui fut infiniment agréable. Ses frères Abrigant et Taradath vinrent, eux aussi, se joindre à ses troupes, avec, lui sembla-t-il, la moitié des hommes valides de la cité de Muldemar. Ils expliquèrent que Teotas, le benjamin, les aurait accompagnés si leur mère, la princesse Therissa, ne s’y était opposée.
La nouvelle que Prestimion attendait avec le plus d’impatience, mais sans jamais oser tout à fait croire qu’elle deviendrait réalité, leur parvint enfin : une armée énorme, sous le commandement de Gaviad et Gaviundar, les frères de Dantirya Sambail, avait débarqué quelques semaines plus tôt à Alaisor et traversait les terres à marche forcée, en direction de Marraitis, pour faire la jonction avec les forces rebelles de plus en plus nombreuses. Le message ajoutait que Dantirya Sambail avait été retardé à Ni-moya par les responsabilités de sa charge de Procurateur, mais qu’il devait quitter Zimroel sous peu pour rejoindre dans les meilleurs délais les troupes de Prestimion.
Était-ce vrai ? Oui. Oui. Sur les talons de l’estafette, l’avant-garde de l’armée de Zimroel apparut, suivie du gros de la troupe, les deux frères du Procurateur à sa tête.
— Ils font une belle paire, ces deux-là, souffla Gialaurys à l’oreille de Septach Melayn, en les regardant approcher. Ils sont bien de la même race que leur frère aîné.
— En plus joli encore, répondit Septach Melayn. De vrais parangons de beauté.
Gaviad et Gaviundar avaient les cheveux d’un orange flamboyant et la figure criblée de taches de rousseur de Dantirya Sambail, et ils étaient d’une laideur aussi éclatante que lui, mais quelque peu différente. Gaviad, l’aîné des deux, court et épais, avait les yeux chassieux et la face bouffie, avec un gros nez rouge en patate surmontant une moustache de feu aux touffes de poils rudes dressés comme des fils de cuivre rouge sur des lèvres épaisses, étonnamment molles et pendantes ; c’était un homme puissant, aux appétits monstrueux, à la poitrine comme un tambour, au ventre comme une outre gonflée.
Son frère Gaviundar était beaucoup plus grand, d’une taille approchant celle de Septach Melayn, et son visage était large et perpétuellement empourpré, avec de petits yeux bleu-vert cruels encadrés par la plus grande et la plus épaisse paire d’oreilles dont la nature eût jamais affligé un humain, des oreilles comme des roues de charrette. Devenu chauve très jeune, il n’avait conservé de ses cheveux que deux stupéfiants plumets raides qui partaient obliquement de chaque côté de sa tête. Comme pour compenser, il s’était laissé pousser une barbe dense et emmêlée, d’un jaune-roux, si épaisse que des oiseaux eussent pu y nicher, dégringolant en cascade jusqu’à la moitié de sa poitrine. Comme Gaviad, Gaviundar mangeait immodérément et engloutissait des quantités colossales de vin, mais il tenait l’alcool, contrairement à son frère qui, cela devint vite manifeste, prenait un grand plaisir à s’enivrer jusqu’à l’abrutissement.
Prestimion décida que cela pouvait être toléré, à condition qu’il fût en état de se battre. Les deux frères avaient amené des troupes en nombre considérable, levées sur la côte orientale de Zimroel, essentiellement à Piliplok et Ni-moya, mais aussi dans une vingtaine d’autres cités.
Tout l’automne, tout l’hiver et au début du printemps, Prestimion s’efforça de fondre ces troupes hétéroclites pour créer une armée homogène et opérationnelle. La seule question qui restait était de savoir quand et comment passer à l’offensive contre Korsibar.
Prestimion penchait pour sa stratégie initiale, consistant à parcourir les contreforts du Mont du Château, dans le sens inverse, de Simbilfant à Ghrav, Arkilon et Pruiz, de traverser Lontano et Da pour revenir à Vilimong, cette fois à la tête d’une puissante armée qui irait en grossissant et déferlerait sur les pentes du Mont en exigeant l’abdication de Korsibar. Mais Gialaurys n’était pas de cet avis.
— Attendons ici, au cœur du continent, que Korsibar décide de venir nous châtier. Nous mettrons son armée en déroute loin du Mont ; la route du Château s’ouvrira librement à nous et nous accepterons la reddition des forces que nous pourrions rencontrer en chemin.
Les deux stratégies avaient des avantages. Prestimion fut long à prendre sa décision.
Mais, un jour, le duc Svor vint lui apporter des nouvelles.
— Nous avons reçu des rapports dignes de foi de l’autre rive du Jhelum. Deux puissantes armées, bien plus nombreuses que la nôtre, font route dans notre direction ; l’une, sous le commandement de Farholt, contourne les Trikkalas par le sud, l’autre, commandée par Navigorn, passe par le nord. Farholt a emmené une énorme quantité de mollitors de guerre. Après avoir traversé le fleuve, ils prévoient de nous prendre en tenailles et de nous tailler en pièces.
— Nous n’avons plus à hésiter sur la stratégie à suivre, déclara Gialaurys. Nous les affronterons dans les prairies de Marraitis, comme je l’avais proposé.
— Non, répliqua Prestimion. Si nous attendons ici en leur laissant le temps d’opérer leur jonction, c’en est fait de nous. Aussi importante que soit notre armée, ils nous sont très supérieurs en nombre, s’il faut en croire les rapports. Soit ils nous écraseront dans les prairies, soit ils nous repousseront vers l’est jusqu’à ce qu’ils puissent nous jeter dans le fleuve.
— Que proposes-tu donc ? fit Septach Melayn.
— Quelle armée devrait atteindre le Jhelum la première ? demanda Prestimion à Svor.
— Celle de Farholt, à mon avis. L’itinéraire sud est plus court.
— Bien. Laissons-le approcher. Nous le donnerons en pâture à ses propres mollitors. Voici ce que je propose : nous traversons le Jhelum avant lui, pendant qu’il est encore au bivouac sur la rive orientale et qu’il construit ses bateaux, et nous le prenons à revers. La dernière chose à quoi Farholt s’attendra est une attaque sur son flanc est.
— Pourrons-nous y arriver assez vite ? demanda Septach Melayn.
— Ne sommes-nous pas arrivés ici assez vite ? répondit Prestimion.
Cette nuit-là, Prestimion se promena seul par le campement, s’arrêtant pour discuter avec Valirad Visto, qui avait la responsabilité des montures, avec le duc Miaule de Miaule, Thurm de Sirynx et Destinn Javad de Glaunt, et se rendit au bivouac des forces de Zimroel pour passer quelque temps en compagnie de Gaviad et Gaviundar. À l’arrivée de Prestimion, Gaviad était ivre depuis longtemps, mais le grand Gaviundar à la barbe en broussaille l’accueillit non comme un parent éloigné, mais comme un véritable frère et lui donna une longue étreinte chargée de relents d’ail et de viande de dragon de mer séchée.
— Nous avons laissé passer beaucoup trop de temps avant d’apprendre à nous connaître, beugla Gaviundar, qui semblait, lui aussi, avoir bu. Mais nous resterons de très bons amis quand vous serez établi au Château, hein, Prestimion ? Mon frère le Procurateur, ajouta-t-il, pense qu’il n’y a pas meilleur prétendant que vous par toute la planète. Il attend le jour où vous gravirez les marches du trône avec autant d’impatience que s’il était fait Coronal à votre place.
— Je lui suis profondément reconnaissant du soutien qu’il m’a apporté, répondit Prestimion. Du vôtre et de celui de votre autre frère aussi, ajouta-t-il en lançant un coup d’œil en direction de Gaviad, revêtu de son armure de guerre, affaissé sur son siège, la tête dans son assiette, qui ronflait assez fort pour attirer des gappapaspes en chaleur depuis le fleuve.
Quand il eut regagné sa partie du campement, Prestimion passa d’une tente à l’autre, trop nerveux pour essayer de chercher le sommeil, bien qu’il fût déjà très tard. Il parla un moment avec son frère Taradath, puis avec Septach Melayn et échangea quelques mots avec le jeune Spalirises, qui avait beaucoup de mal à se contenir, tant était vive son impatience d’engager l’action.
Une lumière brillait encore sous la tente de Thalnap Zelifor ; quand Prestimion passa la tête par l’ouverture, il vit le sorcier Vroon au travail, penché d’un air absorbé sur quelque chose qui ressemblait à une sorte de rohilla – un objet circulaire minutieusement tressé, fait de fils d’or brillants et de fragments de cristaux, mais beaucoup trop grand pour être une amulette, dix fois plus grand qu’une rohilla, évoquant plus une couronne qu’autre chose.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Prestimion. Encore un nouvel objet utilisé en sorcellerie ? Êtes-vous en train d’appeler le succès de notre offensive contre Farholt ?
— Il n’y a pas de sorcellerie, ô Prestimion. Vous souvenez-vous de ce dont je vous ai parlé quand nous étions enchaînés dans les tunnels, de cet appareil que je construisais, qui me permettrait d’amplifier les ondes provenant de l’esprit des gens, de lire dans leurs pensées et de placer mes propres pensées dans leur tête ?
— L’appareil que vous deviez inventer pour le compte de Gonivaul ? C’est bien cela ?
— J’essaie de le reconstruire, répondit le Vroon. J’ai laissé mon modèle à moitié terminé et toutes mes notes au Château, dont nous sommes partis si précipitamment. Mais j’ai tout repris, j’ai recommencé à travailler dessus depuis que nous sommes ici.
— Qu’espérez-vous en faire ?
— Eh bien, j’espère me projeter sur l’autre rive du Jhelum, établir le contact avec l’esprit de nos ennemis, discerner leurs intentions et leur stratégie.
— Je vois, fit Prestimion. Vraiment très utile ! Êtes-vous capable de le faire fonctionner ?
— Pas encore, fit tristement le Vroon. Certaines pièces essentielles sont restées dans ma chambre, au Château, avec tous mes autres appareils, en état de marche ou incomplets, et je n’ai pas encore trouvé le moyen de les reproduire. Mais je continue à travailler. J’ai bon espoir, ô Prestimion, de vous présenter sous peu cet appareil extraordinaire, pour vous récompenser de m’avoir sauvé la vie au Château.
— C’est Dantirya Sambail qui vous a sauvé, pas moi, fit Prestimion en souriant. Et seulement par hasard, je pense. C’est lui qui a forcé la main de Korsibar et vous avez été libéré en profitant du coup de force qui m’a permis de sortir de notre tunnel. Peu importe : terminez la construction de votre appareil et vous serez généreusement récompensé. Nous ne sommes pas assez nombreux et puissants pour ne pas tirer avantage de pouvoir lire dans l’esprit de nos ennemis.
Il souhaita bonne nuit à Thalnap Zelifor et le laissa penché sur ses rouleaux de fil doré. Il regagna sa tente, s’assit un moment en pensant aux événements à venir, puis il sentit le sommeil le prendre et il fit un rêve.
Il rêva qu’il tenait la planète de Majipoor dans la paume de sa main, comme un globe, qu’il contemplait cette planète dans sa main et la percevait comme une tapisserie ornée de broderies raffinées, suspendue dans une salle de pierre ombreuse et mal éclairée, où un feu dansait dans l’âtre. Dans la pénombre lugubre, les détails de la tapisserie ressortaient avec une merveilleuse netteté. À la lumière des flammes dansantes, il distinguait les broderies minutieuses représentant des elfes et des démons, d’étranges animaux et des oiseaux qui allaient et venaient dans des forêts ténébreuses et des fourrés d’arbustes épineux, entre lesquels s’ouvrait, de-ci, de-là, une clairière remplie de fleurs éclatantes. Il discernait dans la trame les rayons du soleil et la lumière des étoiles, de brillantes taches dorées, l’éclat de joyaux merveilleux, les différentes nuances luisantes des cheveux humains et les écailles des serpents. Et tout était d’une splendeur dépassant l’entendement, entouré d’une auréole de suprême beauté.
À son réveil, le rêve resta avec lui et le retint dans une atmosphère magique à donner le frisson. Mais quand il se dirigea vers l’entrée de sa tente pour regarder dehors, il vit qu’il faisait gris, qu’il pleuvait et qu’il n’y avait rien de magique. Ce n’était pas une simple pluie : il pleuvait à verse. Un déluge.
La pluie les accompagna jusqu’au Jhelum, jour après jour. Le monde semblait s’être transformé en un océan de boue glissante.
— Je préférerais franchir dix fois de suite ce maudit col d’Ekesta que de voyager dans ces conditions, déclara Gialaurys en pestant.
Mais ils poursuivirent leur route dans un paysage horrifique de marécages froids et gorgés d’eau qu’il leur avait été facile de traverser, l’année précédente, comme on traverse une plaine. Du jour au lendemain, l’hiver avait fait son apparition dans la vallée du Jhelum et il semblait que, dans cette région, l’hiver fût une saison de pluies continues.
Ils atteignirent enfin le fleuve et le trouvèrent en crue, beaucoup plus haut que son ancien niveau, très loin de son lit et coulant avec une folle impétuosité, alors qu’ils n’avaient vu la première fois qu’un cours d’eau au débit rapide.
Les embarcations et les radeaux qu’ils avaient laissés sur la rive à l’automne avaient été emportés par la crue. De toute façon, il en aurait fallu d’autres, car ils étaient infiniment plus nombreux que la petite armée qui avait traversé le fleuve en sens inverse ; ils durent donc construire de nouveaux bateaux, abattre de jeunes arbres et assembler les pièces de bois. Mais serait-il possible de traverser avant la fin de la saison des pluies ? Cela paraissait déjà douteux et le niveau du fleuve continuait de monter jour après jour.
Prestimion demanda des volontaires pour effectuer la traversée et observer la situation sur l’autre rive. Mille hommes firent un pas en avant ; il en choisit six, les fit embarquer sur un robuste petit radeau qu’il suivit anxieusement du regard tandis qu’il montait et descendait, ballotté par les eaux tumultueuses du fleuve. Le Jhelum était devenu si large qu’il était presque impossible de distinguer la rive opposée à travers le rideau de pluie.
— Ça y est ! s’écria Septach Melayn, qui scrutait la pénombre, posté au sommet d’une tour de guet. Ils sont de l’autre côté !
Ils y restèrent six jours. Ils revinrent pour annoncer que l’armée de Farholt avait elle aussi atteint le fleuve et bivouaquait sur l’autre rive, à cinquante kilomètres en aval, en attendant que les conditions météorologiques s’améliorent.
— Combien sont-ils ? demanda Prestimion.
— Il aurait fallu une autre semaine pour les compter.
— Et les mollitors ?
— Ils en ont des centaines, répondit un des espions. Un millier, peut-être.
C’était une nouvelle très alarmante. Les mollitors étaient les plus redoutables de tous les animaux : de colossales créatures cuirassées, d’origine synthétique, créées – comme les montures, les lanceurs d’énergie, les flotteurs et bien d’autres choses – à une époque reculée, où les techniques scientifiques étaient beaucoup plus développées sur Majipoor et qui, depuis, s’étaient reproduites naturellement. Le corps large, les pattes courtes, la peau épaisse, dure comme du fer, les mollitors étaient armés de terribles griffes recourbées qui leur permettaient de déraciner un arbre aussi aisément qu’un enfant arrache une feuille d’une plante, et leur tête massive était munie d’énormes et puissantes mâchoires conçues pour déchirer et écraser. Bien que dotés d’une intelligence très limitée, leur force était si colossale qu’il était impossible ou presque de leur résister. Et Farholt en avait amené des centaines sur la rive du Jhelum. Peut-être des milliers.
Prestimion donna ses instructions à Septach Melayn.
— Prends quatre bataillons… non, prends-en cinq, cavalerie et infanterie, et suis la rive vers le sud, jusqu’à ce que tu arrives en face du campement de Farholt, avec un grand nombre de nos meilleures montures. Tu élèveras des fortifications, tu feras faire l’exercice à tes hommes, en t’assurant que l’on t’entend et te voit en face quand tu donneras tes ordres. Qu’il y ait des cliquetis d’armes jour et nuit. Construis des embarcations en faisant le plus de bruit possible. Fais sonner les trompettes et battre du tambour en défilant le long de la rive. Que tes hommes entonnent à pleins poumons des chants guerriers que tu inventeras, s’il le faut. Envoie des espions rôder nuitamment sur le fleuve pour surveiller le campement de Farholt. Bref, tout ce qui fera croire à Farholt que tu t’apprêtes à traverser le fleuve pour l’attaquer. Tout, sauf lancer une véritable attaque.
— Nous ferons beaucoup de bruit, promit Septach Melayn.
— Le troisième jour, mets tes bateaux à l’eau à la faveur de la nuit, de préférence sous la pluie, et ne te donne pas beaucoup de mal pour le faire en silence. Mais fais demi-tour après cent coups d’aviron. La nuit suivante, donnes-en cent cinquante avant de faire demi-tour. Fais la même chose la troisième nuit. Mais, cette fois, l’attaque ne sera pas feinte.
— Je comprends, fit Septach Melayn.
Pendant ce temps, Prestimion rassembla ses troupes d’assaut, sept bataillons des meilleurs fantassins et archers, avec le reste de la cavalerie en soutien. Il lui fallut deux jours pour tout préparer. Il leur fit parcourir plus de vingt-cinq kilomètres en amont jusqu’à une grande île couverte d’une dense végétation que ses patrouilles de reconnaissance avaient découverte au milieu du Jhelum. Cette base leur permettrait de traverser plus facilement le fleuve. En se regroupant sous le couvert des arbres, ils seraient invisibles, même si les éclaireurs de Farholt remontaient si loin en amont. De nuit, en bateau et en radeau, il fit passer toutes ses troupes sur l’île, où il prit le temps de les inspecter avant d’embarquer de nouveau, deux heures avant minuit, pour gagner la rive orientale du Jhelum.
C’était une nuit sans lune ; la seule lumière était celle des éclairs terrifiants qui se succédaient sans discontinuer. La pluie torrentielle portée par un vent furieux leur frappait obliquement le visage. Mais ce vent soufflait de l’ouest et poussait rapidement leurs embarcations vers l’autre rive. Prestimion fit la traversée dans un des plus petits bateaux, seulement accompagné de Gialaurys et de son frère Taradath ; ils ne parlèrent de rien d’autre que de la bataille à venir.
Soixante-quinze kilomètres de rives boueuses les séparaient encore du campement de Farholt.
— Maintenant, déclara Prestimion, nous commençons notre marche.
Ils ne passèrent pas un moment au sec de tout le trajet ; déraper et glisser dans la boue était le seul moyen de progresser, mais ils avançaient. Quand ils installaient leur bivouac, c’était sur un sol détrempé ; quand ils se remettaient en marche, c’était sous une pluie battante. Mais jamais leur moral ne baissa.
Septach Melayn était en position ; il avait effectué le premier simulacre d’attaque. Farholt, s’il avait un peu de bon sens, aurait aligné l’élite de ses forces le long du fleuve, face au campement de Septach Melayn, de manière à repousser l’assaut suicidaire par l’ouest, quand Septach Melayn daignerait véritablement passer à l’attaque.
Mais d’abord… d’abord…
À la faveur de l’obscurité et de la tempête. Prestimion poursuivît sa marche sur la rive est du fleuve jusqu’à ce qu’il arrive à portée du campement ennemi. Sa stratégie était risquée : la diversion opérée par Septach Melayn serait-elle suffisante ? Parviendrait-il à gagner sans encombre la rive opposée ? Et le reste de l’armée serait-il en position en temps et lieu pour porter l’attaque décisive ? Prestimion ne pouvait que calculer soigneusement le moment de sa propre offensive, en espérant que tout se passerait bien.
Il prit en personne la tête de ses archers, Taradath à ses côtés. Sur son flanc droit, Gialaurys avait pris le commandement des lanceurs de javeline, sur le gauche se trouvaient les lanciers, sous les ordres de Thurm et du jeune Spalirises. Le duc Miaule conduisait la cavalerie ; il resterait en arrière jusqu’à ce que le problème des mollitors soit réglé, car même les meilleures montures de combat, terrifiées par les mollitors, seraient inutilisables si les monstres cuirassés chargeaient.
— En route, fit Prestimion, en prenant la tête de ses troupes.
Ce fut une attaque surprise quasi parfaite.
Farholt avait effectivement déployé le plus gros de ses forces le long du fleuve dans l’attente de l’assaut de Septach Melayn. Les deux nuits précédentes, le simulacre de traversée avait tenu l’ennemi en état d’alerte, mais l’offensive n’était pas allée à son terme, de sorte que l’on commençait à croire dans les rangs des troupes royalistes que l’intention de Septach Melayn était simplement de renouveler cette feinte nuit après nuit. Inévitablement, la vigilance décrut ; mais Farholt garda sa ligne de défense le long du fleuve, le gros des mollitors restant prêt à intervenir pour repousser les rebelles à l’eau, si jamais ils tentaient de débarquer.
Mais, cette nuit-là, l’attaque de Septach Melayn ne fut pas simulée. Au moment où ses bateaux dépassaient le milieu du fleuve et se rapprochaient des forces du Coronal, les archers conduits par Prestimion prenaient à revers le campement de Farholt. Si la surprise avait été totale, le sort de la bataille aurait pu être réglé en quelques minutes ; mais des soldats de Farholt, qui cherchaient à ce moment-là des montures égarées dans les bois s’étendant au nord de leur campement, avaient vu à la clarté aveuglante d’un éclair les hommes de Prestimion dévaler une éminence et s’étaient enfuis à toutes jambes pour donner l’alerte. Farholt avait donc eu juste le temps de redéployer une partie de ses forces, de manière à faire face à cette attaque inattendue sur ses arrières.
— Regarde, mon frère, dit Prestimion à Taradath entre deux coups de tonnerre assourdissants. Ils courent au-devant de la mort.
Et sa flèche se planta dans la poitrine d’un des officiers de Farholt ; Taradath tira à son tour et en tua un second.
Ce fut un massacre épouvantable. Une grêle de flèches s’abattit sur les hommes de Farholt, pris au dépourvu, qui gravissaient la colline en chargeant dans la boue et dans l’obscurité. Il n’y avait aucun signe des mollitors ; ils semblaient être restés au bord de l’eau, dans l’attente du débarquement de Septach Melayn. Prestimion pouvait donc faire donner la cavalerie en toute sécurité ; il transmit à Miaule l’ordre d’engager sa division.
Farholt, qui avait pris conscience de l’ampleur de l’offensive lancée contre ses arrières, divisait désespérément ses forces et envoyait un bataillon après l’autre pour essayer d’endiguer la poussée de Prestimion. Il avait à l’évidence sous-estimé l’importance de l’armée rebelle et ne s’attendait pas à être attaqué de deux côtés à la fois ; la plupart de ses hommes, déjà couchés, perdaient du temps à rassembler leur équipement pour la bataille. Prestimion fit signe à Thurm et à Spalirises de passer à l’action avec leurs lanciers et à Gialaurys d’opérer une manœuvre d’enveloppement avec ses javelines.
— Ils sont à nous ! cria-t-il à Prestimion d’une voix de stentor qui s’entendit d’un bout à l’autre du champ de bataille. Prestimion ! Prestimion ! Vive lord Prestimion !
Les hommes de Farholt refluaient devant l’adresse diabolique des archers de Prestimion dont l’infanterie, sur les deux flancs, repoussait les royalistes vers le centre du campement. Septach Melayn avait enfin pris pied ; cela ne faisait aucun doute, à en juger par les cris furieux des mollitors qui retentissaient au loin. Au fort de l’action, Prestimion se prit à se demander avec incrédulité s’ils n’allaient pas réussir à mettre en fuite toute l’armée royaliste dès la première heure de la bataille, quand ses forces et celles-de Septach Melayn se refermeraient sur l’ennemi comme les deux mâchoires d’un étau.
Mais il serait trop simple d’espérer un succès d’une telle ampleur. Il chassa ces pensées de son esprit et se concentra sur son arc. Les flèches se succédèrent et chacune ou presque trouva sa cible.
Prestimion s’efforça de ne pas s’interroger sur l’identité de ces hommes à qui il ôtait la vie, mais il en reconnut quelques-uns. Il vit la stupeur se peindre sur le visage d’Hyle d’Espledawn et d’un autre qui pouvait être Travin de Ginoissa, quand ils furent transpercés par un trait. Mais ce n’était pas le moment d’avoir des regrets. Il banda de nouveau son arc, prenant cette fois pour cible un homme brandissant un lanceur d’énergie. Il y avait quelques-unes de ces armes dans les rangs ennemis ; des armes meurtrières, extrêmement capricieuses aussi, car l’art de les fabriquer, perdu depuis mille ans, ne faisait que renaître et elles étaient encore très peu fiables. L’homme braquait le canon de son arme sur Prestimion, à une distance de cinquante mètres. Mais une flèche lui perça la gorge de part en part pendant qu’il manipulait les clés et les boutons de commande du rayon mortel.
Des cris s’élevèrent sur la gauche de Prestimion. Il tourna la tête dans cette direction et vit que le sort de la bataille, qui, au début, avait penché de son côté, était en train de tourner. Les troupes de Farholt se ralliaient et ne cédaient plus de terrain.
Le groupe d’archers de Prestimion ne s’entonnait plus en toute liberté dans le camp de Farholt. La masse de l’armée ennemie était simplement trop grande. Pris entre l’offensive par le fleuve de Septach Melayn et l’assaut à revers de Prestimion, les troupes royalistes étaient acculées et opposaient maintenant une vive résistance entre le fleuve et la forêt. La soudaineté de l’attaque sur les deux fronts avait fait d’elles une horde débandée, mais une horde nombreuse, solidement armée et qui craignait pour sa vie. Les soldats ennemis ne lâchaient pas pied, ils tenaient les assaillants en respect et ne cédaient pas un centimètre de terrain. Ils combattaient corps à corps, comme Farholt et Gialaurys dans l’épreuve de lutte des Jeux Pontificaux, il y avait déjà bien longtemps.
Dans ce genre de combat rapproché, les archers n’étaient pas d’une grande utilité. L’avantage était passé aux bataillons conduits par Gialaurys, Spalirises et Thurm, qui avaient besoin de moins d’espace pour se servir de leurs armes. Ils progressaient à coups de lance et de javeline, tandis que la cavalerie de Miaule, tournant autour de la mêlée, enveloppait les hommes de Farholt et attaquait à l’épée et à la hache.
Prestimion se fraya un chemin jusqu’à Gialaurys.
— Dégage-moi un passage jusqu’au fleuve, dit-il. Mes archers seront plus utiles là-bas.
Dégoulinant de sueur et de pluie, un grand sourire aux lèvres, Gialaurys acquiesça de la tête et retira une section de ses hommes de la cohue. Prestimion vit son frère Taradath apparaître à ses côtés et le tira par la manche.
— Nous avons de quoi faire au bord du fleuve, dit-il.
Ils se mirent en route avec leurs archers, sous la protection des lanceurs de javeline, contournèrent le campement par la gauche et descendirent en pataugeant dans la boue la pente douce qui menait au fleuve.
C’était de la folie au bord de l’eau. Conformément à ses instructions, Septach Melayn n’avait débarqué qu’avec ses fantassins, la présence de la cavalerie sur l’autre rive n’étant destinée qu’à induire Farholt en erreur. Mais les rebelles, après avoir dû lutter contre le courant impétueux du fleuve, s’étaient trouvés face à une ligne implacable de mollitors. Les pesantes bêtes de guerre disposées le long du fleuve griffaient, piétinaient, transperçaient les assaillants. Les hommes de Septach Melayn se défendaient à coups de lance et de javeline, frappant obliquement et de bas en haut, dans l’espoir de toucher un endroit vital sous la cuirasse. Tout n’était que boue, sang et pluie diluvienne ; des cadavres de soldats jonchaient le sol.
— Visez les conducteurs des mollitors, cria Prestimion à ses hommes.
Chaque mollitor avait son conducteur assis sur la selle naturelle formée par les plis de son armure d’épaule, qui, à l’aide de signaux donnés par un maillet, s’efforçait tant bien que mal de contrôler l’animal monstrueux. Les archers de Prestimion les prirent pour cible et les firent basculer l’un après l’autre dans la boue, sous les sabots griffus de leur monture. Perturbés par la disparition de leurs conducteurs et coincés dans un espace qui allait en s’étrécissant, les mollitors commencèrent à tourner nerveusement en rond et à piétiner ceux de leur camp ; puis, incapables de distinguer les amis des ennemis, ils s’écartèrent de la rive et amorcèrent une charge furieuse qui les mena droit sur la cavalerie de Farholt qui, au même moment, lançait une contre-attaque en direction du fleuve.
Prestimion se fraya un chemin dans la mêlée jusqu’à ce qu’il arrive près de Septach Melayn. Le grand escrimeur se battait avec une sorte d’ivresse sauvage et joyeuse, et faisait des ravages chez l’ennemi.
— Je n’aurais jamais cru que cela se passerait si bien ! lança-t-il en riant. Ils sont à nous, Prestimion ! À nous !
En effet, la victoire était en vue ; il restait à porter le coup de grâce. Les régiments de Zimroel étaient restés en réserve ; sous le commandement de Gaviad et de Gaviundar, ces troupes traversaient le fleuve sur une multitude de bateaux et débarquaient sur la rive désertée par les mollitors. Les yeux étincelants, le visage hideux et répugnant illuminé par la perspective du combat, les deux frères semblaient transportés de joie en prenant pied à la tête de leurs soldats.
Ce qui suivit fut une boucherie, pas un combat.
L’armée royaliste – qui n’avait plus d’armée que le nom – rompit les rangs et s’enfuit à la débandade en voyant apparaître ces renforts totalement inattendus. Le champ de bataille montrait un amoncellement de cadavres de montures et de combattants blessés, au milieu desquels couraient des mollitors affolés et sans conducteur, où des soldats rebelles se dressaient de tous côtés. Les forces de Farholt tournaient frénétiquement en tous sens pour tenter de battre en retraite tandis que les rebelles les pressaient de toutes parts. C’était une bataille d’une sauvagerie à laquelle nul ne s’attendait et l’armée royaliste n’était pas préparée à un tel carnage. Quand une brèche s’ouvrit à l’est, elle s’y engouffra, par petits groupes pour commencer, puis par centaines de soldats qui prirent leurs jambes à leur cou et disparurent dans la nuit pluvieuse.
Prestimion aperçut Farholt, une silhouette de géant brandissant furieusement une énorme épée en hurlant des ordres. Gialaurys, qui l’avait vu aussi, partit dans sa direction, des éclairs de meurtre dans les yeux. Prestimion lui cria de revenir, mais en vain, car il n’avait presque plus de voix et Gialaurys était déjà trop loin.
Mais Farholt disparut dans la confusion d’un mouvement de troupes. Prestimion vit Gialaurys, seul, regardant autour de lui, cherchant son ennemi juré, incapable de le retrouver. La première lueur du jour commença à blanchir l’horizon. Elle montra le sol boueux rougi de sang, jonché de corps et la fière armée de Farholt fuyant vers l’est dans le plus grand désordre, laissant derrière elle ses montures, ses mollitors et ses armes.
— C’est fait, murmura Prestimion. Et bien fait.
La bataille des rives du Jhelum avait été une grande victoire pour les forces rebelles, mais le prix en avait été élevé. Tandis que le jour se levait, que la pluie cessait et qu’un chaud soleil apparaissait, les vainqueurs comptèrent leurs morts. Kaymuin Rettra d’Amblemorn était tombé au champ d’honneur ainsi que le comte Ofmar de Ghrav ; un des fils de Rufiel Kisimir avait péri, un autre était grièvement blessé. Le précieux guide Elimotis Gan de Simbilfant avait perdu la vie, comme le maître lancier Telthyb Forst et bien d’autres. Prestimion n’eut pas moins de chagrin en découvrant les corps de ceux de l’autre camp qui avaient péri, car même s’ils avaient choisi de se battre pour Korsibar, il en connaissait certains depuis des années, voire depuis l’enfance et les considérait naguère comme de bons amis. Au nombre des victimes figuraient Lamiran, le frère cadet du comte Iram de Normork, Thiwid Karsp de Stee, un proche parent du comte Fisiolo et d’autres hommes de valeur comme Belditan de Gimkandale, le vicomte Edgan de Guand et Sinjian de Steppilor. Mais Farholt, semblait-il, avait réussi à s’échapper, ainsi que la plupart de ses officiers, et l’ennemi en déroute fuyait vers le Mont du Château.
— Les pertes sont lourdes des deux côtés et je les pleure de la même manière, déclara tristement Prestimion au duc Svor, après avoir donné une sépulture aux victimes. Et cela m’afflige de savoir qu’il y en aura d’autres ! Combien d’autres morts faudra-t-il avant que Korsibar se décide à se retirer et à nous laisser le pouvoir ?
— Lui-même, pour commencer, répondit Septach Melayn. T’imagines-tu sérieusement, Prestimion, qu’il va abdiquer en ta faveur après avoir perdu une seule bataille ? As-tu abandonné tout espoir après notre défaite à Arkilon ?
Prestimion regarda droit devant lui, sans répondre. Que cette guerre ne pût s’achever que par la mort de Korsibar ou par la sienne, il l’avait compris depuis le début ; mais il avait du mal à accepter cette réalité. Il était effrayant de songer que la paix ne pourrait être rétablie qu’au prix de la mort de Korsibar. Et quand il pensait à tout ce qui restait à accomplir avant d’en arriver là, il avait le sentiment d’une entreprise aussi difficile que d’effectuer à pied l’ascension du Mont du Château.
— Sans oublier qu’une deuxième armée sous le commandement de Navigorn nous attend au nord, observa Gialaurys. Nous nous retrouverons sur le champ de bataille avant d’avoir eu le temps de souffler et, la prochaine fois, la chance ne nous sourira peut-être pas de la même manière.
Mais ils eurent le temps de souffler, car des messagers venus de l’est leur apprirent bientôt que Korsibar avait demandé à Navigorn de se retirer de ses positions le long du fleuve et qu’il tenait des réunions au Château pour décider de la meilleure manière de poursuivre la campagne contre les rebelles. En tout état de cause, les pluies d’hiver étaient un obstacle à l’action militaire. Il y aurait donc un répit. Les troupes de Prestimion seraient au moins fraîches et disposes quand viendrait le moment de livrer la prochaine bataille.
Prestimion entreprit donc de renforcer son armée et de gagner le soutien de la population de l’arrière-pays.
Dantirya Sambail n’était pas arrivé, comme il l’avait promis. C’était ennuyeux. Le Procurateur s’était contenté d’envoyer des messages ; il avait trouvé à Zimroel, prétendait-il, une situation plus délicate qu’il ne l’avait imaginé, mais espérait régler ces affaires dans les meilleurs délais et rejoindre les forces rebelles au plus tard au printemps. En attendant, il présentait à Prestimion ses félicitations pour la grande victoire du Jhelum, sur laquelle ses frères lui avaient fourni tous les détails, et affirmait sa conviction que la route du Château et du trône qui s’ouvrait devant Prestimion serait jalonnée de succès. C’était fort bien, mais Prestimion n’en trouvait pas moins son absence troublante. Dantirya Sambail était tout à fait capable de jouer double jeu.
Après avoir attendu la fin de la saison des pluies sur les rives du Jhelum, rassemblé des provisions et reçu des éleveurs de Marraitis une livraison complémentaire de montures, Prestimion commença à faire route vers le nord, dans le district de Salinakk, à travers un vaste plateau légèrement venté, aux collines basses, au sol sec et sablonneux. Sa destination était la cité populeuse de Thasmin Kortu, la capitale de la province de Kenna Kortu, qui commençait juste après Salinakk. Le duc Keftia de Thasmin Kortu, parent par alliance de la princesse Therissa, avait écrit à Prestimion dans son campement pour l’assurer de son soutien et l’inviter à utiliser sa cité comme une base pour préparer sa campagne contre l’usurpateur.
Mais entre le Jhelum et Thasmin Kortu se trouvaient les nombreuses agglomérations du district de Salinakk et la région était en majeure partie fidèle à Korsibar. Les éclaireurs envoyés par Prestimion avaient vu ses étendards déployés en grand nombre.
Il n’y eut pourtant, au début, que peu d’opposition déclarée à l’avance de Prestimion dans cette province. Il avait en effet emmené les mollitors de Farholt ; il ne semblait guère prudent de laisser les animaux terrifiants errer en liberté sur les rives du Jhelum alors qu’ils pouvaient lui être utiles. Il les avait donc rassemblés et avait fait pression sur les conducteurs survivants pour les enrôler dans sa propre armée.
Devant cette impressionnante armée, les villageois du district de Salinakk avaient réservé à Prestimion un accueil assez chaleureux. À Thelga, où il fut acclamé avec une apparente sincérité, on lui indiqua un itinéraire plus facile que celui qu’il avait prévu de suivre, via Hurkgoz et Diskhema, en longeant les étendues désolées des salants du lac Guurduur.
Le trajet fut marqué par un seul engagement, au fort de Magalissa, perché au sommet d’une éminence, où était stationnée une garnison de troupes royalistes. Prestimion leur fit savoir qu’en tant que Coronal il exigeait qu’ils se mettent à son service, ce à quoi ils répondirent, en signe de défi, par une grêle de flèches.
— Un tel comportement est inadmissible, déclara Septach Melayn sur un ton dégagé.
Il partit régler le problème à la tête de cinq cents hommes. La tâche était délicate – un assaut contre une position retranchée sur des hauteurs, sans soutien de cavalerie, la pente étant trop accidentée et escarpée pour les montures – mais il apparut que la garnison de Magalissa n’avait pas réellement envie d’en découdre et sa reddition ne fut pas longue à venir.
Après cet épisode, l’armée rebelle reprit rapidement sa route vers le nord sur le plateau sablonneux, à travers une région de ruisseaux courant sur le sol dénudé et de petits villages protégés par des rangées de vribin au tronc mince et droit, plantés à intervalles très rapprochés. Ils atteignirent enfin le lac Guurduur, une morne étendue couverte d’une croûte blanchâtre de sel. Des créatures sinistres, à l’œil rouge, aux jambes jointes et à la queue de scorpion dressée se déplaçaient lentement en rampant et les défiaient en claquant des mâchoires de pénétrer dans leur domaine ; Prestimion, qui n’avait nul désir d’être le Coronal de ces créatures, les laissa en paix. Cinq jours plus tard, ils atteignirent la ville de Kelenissa, un carrefour routier qui défendait l’accès à la province de Kenna Kortu et la voie principale menant à la cité du duc Keftia, plus au nord.
Deux fleuves partaient de là, le Quarintis et le Quariotis, l’un coulant vers l’est, l’autre vers l’ouest, tous deux sortant de la même grotte creusée dans le calcaire, posée comme une bouche béante sur le sol sablonneux. Au-dessus, sur le versant de la colline où était située la ville de Kelenissa, tout était vert, luxuriant et fleuri, un spectacle réconfortant après la boue de la vallée du Jhelum et l’aridité du plateau du Salinakk.
Ils trouvèrent un ancien palais de pierre de quelque Coronal du passé, un prédécesseur de Stiamot, tout en ruine, et une forêt où des animaux sauvages et inconnus vivaient en liberté. Un habitant de Kelenissa, qui chassait dans cette forêt, leur apprit que le Coronal qui avait bâti ce palais et dont il ignorait le nom, avait eu un grand parc rempli de ces animaux. Pendant plusieurs milliers d’années, le parc avait été conservé comme une réserve zoologique, mais le mur d’enceinte s’était effondré et maintenant les animaux y vivaient seuls.
Le chasseur, qui parlait à Prestimion, montra Septach Melayn qui, un peu à l’écart, réglait la hauteur de son épée dans son baudrier avec la minutie dont il était coutumier.
— Cet homme très grand que je vois là-bas, avec de longues boucles blondes et une barbiche, serait-ce le prince Prestimion, qui affirme être Coronal ? Si c’est lui, j’ai quelque chose à lui dire.
— Il a une allure majestueuse, n’est-ce pas ? fit Prestimion en riant. En vérité, il est l’autre moi de Prestimion, l’un des autres, plutôt, car Prestimion est aussi ce petit homme brun à la barbe frisée et encore celui à l’imposante carrure, dont les cheveux sont coupés très courts. Mais, en réalité, c’est moi qui porte ce nom ; alors, dites-moi ce que vous croyez que le prince Prestimion doit savoir.
Le regard perplexe de l’homme de Kelenissa déconcerté par la réponse désinvolte et cocasse, passa successivement de Septach Melayn à Svor, puis à Gialaurys, avant de revenir se poser sur le visage de Prestimion.
— Eh bien, fit-il, je ne sais pas lequel de vous est le prince, mais il doit savoir que deux grandes armées envoyées par cet autre Coronal qui porte le nom de Korsibar marchent en ce moment sur notre cité pour le faire prisonnier et le ramener au Château. Où il sera jugé pour sa rébellion ; et nous avons reçu des ordres de ce Coronal lord Korsibar, nous disant de donner toute notre assistance à ses armées quand elles arriveront et de ne pas aider le rebelle Prestimion. Dites-le au prince Prestimion, si vous voulez.
L’homme pivota sur lui-même et s’éloigna d’un pas traînant, laissant Prestimion fort marri d’avoir été si désinvolte et badin avec lui.
Le répit touchait donc à son terme. Prestimion alla aussitôt consulter Thalnap Zelifor, qui semblait véritablement avoir la capacité de projeter son esprit à distance et de découvrir des choses cachées. Le Vroon agita ses tentacules, faisant apparaître devant lui une lueur bleutée, et, après un moment d’intense concentration, confirma que, pour la seconde fois, deux armées convergeaient effectivement vers eux, des forces encore plus imposantes que celles dont Farholt avait eu le commandement. Mandiykarn et Farholt étaient les généraux de l’armée du sud, qui traversait des villes comme Castinga, Nyaas et Purmande, tandis que, cette fois encore, Navigorn arrivait par le nord.
— Laquelle est la plus proche de nous ? demanda Prestimion.
— Celle de Navigorn. C’est aussi la plus nombreuse.
— Nous allons l’attaquer, sans attendre qu’il arrive jusqu’ici, dit aussitôt Prestimion, encore exalté par le souvenir de la victoire du Jhelum. Il nous a fait du mal à Arkilon, mais, cette fois, nous l’aurons. Ensuite, nous nous occuperons de Mandrykarn et Farholt.
Septach Melayn et Gialaurys étaient du même avis : frapper vite, avant que les deux armées puissent opérer leur jonction. Gaviad et Gaviundar se montrèrent plus réticents.
— Il est trop tôt pour livrer de nouveau bataille, déclara Gaviad qui, malgré l’heure matinale, avait déjà commencé à boire, à en juger par sa voix pâteuse. Notre frère le Procurateur viendra bientôt nous rejoindre avec des troupes fraîches.
— Oui, attendre, approuva Gaviundar. Notre frère est un atout précieux pour notre cause.
— Avez-vous une idée de la date de son arrivée ? demanda Septach Melayn avec une pointe d’agacement. Il devrait déjà être là depuis quelque temps, ne trouvez-vous pas ?
— Patience, jeune homme, patience ! répliqua Gaviad en levant vers Septach Melayn des yeux rougis et chassieux et en tirant sur une touffe de poils raides de sa moustache. Dantirya Sambail ne tardera plus ; j’en mettrais ma main au feu.
Il saisit une nouvelle bouteille de vin et entreprit de lui faire un sort.
L’idée de l’attaque immédiate n’eut pas non plus l’approbation de Svor.
— Nous nous sentons forts et pleins d’optimisme après la bataille du Jhelum et notre marche sans encombre vers le nord. Mais sommes-nous assez forts, Prestimion ? Ne serait-il pas plus sage de bifurquer vers l’ouest, jusqu’à la côte, s’il le faut, et de bâtir une armée encore plus forte avant de les affronter ?
— Ce qui leur laisserait aussi la possibilité de renforcer leurs propres troupes, objecta Gialaurys. Non, je suis d’avis d’attaquer sans tarder, de les écraser avec nos mollitors et de les renvoyer à Korsibar en menus morceaux, comme nous avons taillé en pièces l’armée de Farholt. Doux déroutes comme celle-là à la suite et le peuple commencera à se dire que la main du Divin est contre l’usurpateur. Plus nous attendrons, plus nous lui laisserons de temps pour se présenter comme le souverain légitime.
Un silence suivit ces paroles. Il fut interrompu par une voix grave, empreinte de tristesse, celle de Svor.
— Légitime… illégitime… Ah ! messeigneurs ! que de sang versé pour ces deux mots ! que de blessures ! que de vies perdues ! Si seulement Majipoor n’avait pas à s’encombrer de cette maudite monarchie !
— S’encombrer, Svor ? fit Septach Melayn. Et maudite. Quel étrange choix de mots ! Où veux-tu en venir ?
— Imaginons, répondit le petit duc, que nous n’ayons pas un monarque à vie, mais seulement un Coronal élu par la haute noblesse, pour une durée, disons de six ans, ou bien de huit. Au terme de cette période, il abandonnerait le pouvoir et un autre serait élu à sa place. Avec ce système, nous pourrions accepter que Korsibar occupe le trône, aussi illégalement que ce soit, sachant qu’il se retirerait au bout de ces six ou huit ans et que Prestimion pourrait ceindre la couronne. Après Prestimion, ce serait le tour d’un autre, pour six ou huit ans. S’il en allait ainsi, cette guerre n’aurait pas lieu, nous n’aurions pas ramassé dans la boue tant de cadavres d’hommes courageux et nous ne verrions pas bientôt, comme je le crains, des cités en flammes.
— Tu extravagues, riposta Gialaurys. C’est le meilleur moyen de tomber dans le chaos. La royauté doit s’incarner dans un grand homme qui détient le pouvoir et qui est appelé un jour dans le Labyrinthe où il occupe le plus haut des deux trônes jusqu’à la fin de ses jours. Il n’y a pas d’autre solution, si nous voulons avoir un gouvernement stable sur notre planète.
— Réfléchis aussi à ceci, ajouta Septach Melayn.
Si l’on suit ton idée, le Coronal perdrait tout pouvoir dans la ou les deux dernières années de son règne, car tout le monde saurait qu’il n’en a plus pour longtemps à être roi ; pourquoi le craindre dans ces conditions ? Autre chose encore : il y aurait toujours des hommes qui se battraient pour la succession et le Coronal serait à peine monté sur le trône que cinq ou six autres chercheraient à prendre sa place au terme de sa période de fonction. Gialaurys est dans le vrai, Svor : ce système ne tient pas debout. N’en parlons plus.
Prestimion les pria alors de revenir au sujet de la discussion : fallait-il, oui ou non, passer à l’attaque contre Navigorn ? C’est ce qui fut décidé, malgré les réticences de Gaviad et Gaviundar, et des éclaireurs furent envoyés dans plusieurs directions. Ils apportèrent bientôt à Prestimion la confirmation de la vision de Thalnap Zelifor. Navigorn se trouvait au nord-est, à cinq jours de marche, dans la plaine aride de Stymphinor. Il était à la tête d’une armée d’une taille colossale et, d’après les rapports des éclaireurs, un régiment de mages et de sorciers l’accompagnait.
— Qu’on me donne un homme qui sache manier l’épée et un autre la lance, fit Prestimion avec dédain, et ils régleront leur compte à une douzaine de sorciers chacun. Ces hommes à la coiffure de cuivre ne me font pas peur.
Navigorn pouvait avoir recours à des procédés de ce genre, si cela lui chantait. Pour sa part, Prestimion emploierait des moyens plus conventionnels : de bonnes vieilles armes en acier brillant et tranchant, plutôt que les ammatelapalas, les veralistias, les rohillas et autres objets magiques, qu’il laissait aux crédules et aux ignorants.
— Nous attaquerons sans attendre, déclara-t-il. Dans l’effet de surprise réside notre meilleur espoir.
Et ils se préparèrent aussitôt au combat.
Ils prirent la direction de l’est, suivant le cours du Quarintis aussi longtemps qu’ils le purent, puis s’engagèrent dans les collines bordant le nord du fleuve qui menait à la plaine de Stymphinor, où Navigorn avait installé son campement.
À la veille du combat, Thalnap Zelifor vint trouver Prestimion, qui étudiait le plan de bataille dans sa tente, en compagnie de Septach Melayn, et demanda au prince s’il souhaitait qu’il exerce cette nuit-là un charme favorable à leur cause.
— Non, répondit Prestimion. Ne m’avez-vous pas entendu dire et redire que je laisse à Navigorn ce genre de pratique ?
— J’en étais venu à penser, ces dernières semaines, reprit le Vroon, que vous commenciez à reconnaître quelque mérite à notre art.
— Je tolère un peu de magie dans mon entourage, c’est vrai, mais seulement parce que certains qui me sont chers souhaitent que je l’autorise. Je ne me suis pas, tant s’en faut, converti à vos pratiques, Thalnap Zelifor. La science militaire et la simple chance ont pour moi infiniment plus de valeur qu’une légion de démons, d’esprits ou d’autres forces invisibles et non existantes de cette nature.
Mais, à son grand étonnement, Septach Melayn prit une position divergente.
— Laisse-le exercer son charme, Prestimion. Cela ne peut pas faire de mal. Qu’est-ce que cela nous coûtera de voir ce Vroon agiter ses tentacules, faire apparaître une lumière bleue et marmonner quelques mots qui pourraient nous être utiles sur le champ de bataille ?
Prestimion le regarda bizarrement. Jamais il ne l’avait entendu dire un mot en faveur de la sorcellerie. Mais Septach Melayn n’avait pas tort d’affirmer que ces pratiques ne coûtaient rien d’autre qu’un petit effort de la part du Vroon ; Prestimion donna son accord. Thalnap Zelifor regagna sa tente pour jeter son charme ; Prestimion et Septach Melayn continuèrent à élaborer leur plan de bataille.
Une heure plus tard, le Vroon reparut. Ses grands yeux jaunes semblaient plus graves que de coutume, comme si sa tâche avait été longue et difficile.
— Alors ? demanda Prestimion. C’est fait ? Tous les démons ont été invoqués selon les règles ?
— J’ai interprété les signes, oui, répondit Thalnap Zelifor. Mais c’est un tout autre sujet qui m’amène.
— Allez-y. Je vous écoute.
— Je vous ai dit, monseigneur, que j’avais laissé au Château le modèle inachevé de mon appareil à lire dans les pensées et bien d’autres inventions qui pourraient vous être utiles dans l’affrontement qui se prépare. Je vous demande l’autorisation de retourner immédiatement au Château – dès cette nuit, si vous me le permettez – pour aller les chercher.
Septach Melayn éclata de rire.
— Vous vous retrouverez enchaîné dans les tunnels de Singamore cinq minutes après votre arrivée ! Et encore, si vous avez de la chance ! Korsibar sait que vous êtes de notre côté ; il vous accusera de trahison dès qu’il vous verra.
— Pas si je prétends faire défection, répondit le Vroon.
— Faire défection ? répéta Prestimion, surpris.
— Je ferais semblant, rassurez-vous, s’empressa d’ajouter le Vroon. Je déclarerai que vous n’êtes pas en droit de revendiquer le trône et je lui proposerai mes services. Peut-être lui ferai-je part, en outre, de quelques prétendues données stratégiques… de ma propre invention. Il n’aura plus de raison de me faire du mal. Puis j’irai rassembler mes appareils et mes machines, et, dès que l’occasion se présentera, je m’éclipserai et je reviendrai vous apporter le tout. Cela vous donnera – dès que j’aurai mis la dernière main à mes inventions, bien entendu –, le pouvoir de lire, par mon intermédiaire, dans l’esprit de Korsibar, ou de Navigorn, ou de qui vous voulez et d’y découvrir les secrets les plus profondément enfouis.
— C’est trop tortueux pour moi, fit Prestimion, l’air mal à l’aise, en se tournant vers Septach Melayn. Faire semblant de passer à l’ennemi ? Korsibar sera-t-il assez naïf pour le croire ? Et réussir à quitter le Château à son nez et à sa barbe, pour rapporter ici vos fameux appareils magiques ?
— J’ai déjà expliqué, rétorqua le Vroon d’un air très digne, qu’il n’est pas question de magie, seulement de science.
— Laisse-le partir, fit Septach Melayn, s’il croit pouvoir réussir. Nous avons bien d’autres choses à régler ce soir, Prestimion.
— Bon… d’accord, Thalnap Zelifor, vous pouvez aller au Château, dit Prestimion avec impatience, en faisant signe au Vroon de se retirer. Voulez-vous une escorte ? ajouta-t-il au moment où le sorcier quittait la tente. Je peux vous donner deux hommes de Muldemar, blessés au Jhelum et qui, de toute façon, ne se battront pas demain. Parlez-en à Taradath. Et revenez avec vos machines aussi vite qu’il vous sera possible de le faire.
Thalnap Zelifor forma respectueusement le symbole de la constellation et se retira.
Les opérations commencèrent dès l’aurore : un ciel clair, lumineux, un soleil brillant, déjà chaud. L’imposant bataillon de mollitors se trouvait en première ligne de l’armée rebelle, un conducteur perché sur le dos de chaque animal monstrueux, prêt à le lancer à bride abattue, au signal de Prestimion. Les deux armées se faisaient face sur un large terrain plat et bien dégagé, dont la monotonie n’était rompue que de loin en loin par de maigres buissons et quelques rares affleurements rocheux ; l’endroit idéal, de l’avis de Prestimion, pour une charge de mollitors. Il était placé sur l’aile gauche avec ses archers, légèrement en retrait de la première ligne ; ses lanciers et ses frondeurs, sous le commandement de Gialaurys et Septach Melayn, tenaient le centre, un peu en retrait eux aussi ; la cavalerie, menée par le duc Miaule, était cachée dans un défilé, plus loin sur la droite.
Le plan de bataille de Prestimion consistait à frapper vite en ménageant ses forces, en raison de la nette supériorité numérique de l’ennemi. Il avait donc décidé d’attaquer non pas au point faible des troupes ennemies, mais au centre, où la résistance serait la plus forte. Il avait choisi d’avancer obliquement, le centre et l’aile gauche partant en retard, les mollitors venant d’abord, pour jeter la panique dans la première ligne de Navigorn et, dès qu’une brèche se serait ouverte, lancer la cavalerie de l’aile droite pour une charge décisive, le reste des troupes s’engouffrant dans son sillage. Concentrer toutes ses forces en un seul point : telle serait sa stratégie. Cette fois encore, l’armée de Zimroel sous le commandement des deux frères du Procurateur resterait à l’arrière pour donner l’assaut final et nettoyer le terrain abandonné par l’armée en déroute de Navigorn.
Prestimion reconnut Navigorn de loin, une brune silhouette imposante à la tête de ses troupes, qui ressemblait beaucoup à Korsibar, pressé d’en découdre, l’air bravache, rayonnant de confiance, la cape verte fièrement rejetée sur les épaules, le torse bombé sous la cotte de mailles aux reflets argentés, les yeux brillants, malgré la distance, de l’ivresse de la bataille à venir et de l’impatience de l’action.
Un adversaire de valeur, se dit Prestimion. Dommage qu’ils fussent ennemis.
Il donna l’ordre d’attaquer. Les mollitors s’avancèrent, leurs lourds sabots faisant trembler le sol avec le bruit de mille marteaux frappant sur mille enclumes.
Une bonne douzaine de sorciers au casque de cuivre et à l’allure imposante, revêtus de kalautikois dorés et de lagustrimores écarlate et vert, apparurent soudain. Prestimion les vit s’aligner sur une des éminences dominant le champ de bataille. Ils tenaient dans leur main gauche une longue corne de bronze enroulée d’une forme inconnue ; quand les mollitors commencèrent à charger, les mages portèrent à leurs lèvres l’embouchure de la corne, émettant un son strident, si insupportable que Prestimion crut que le ciel allait se déchirer au-dessus d’eux. C’était comme s’ils avaient eu recours à la sorcellerie pour amplifier le son de ces cornes bien au-delà de ce que des poumons humains pouvaient produire. Le son infernal, qui semblait ne jamais devoir s’achever, emplissait l’air comme la trompette du Jugement dernier.
Et la confusion s’empara des mollitors, du moins d’une partie d’entre eux.
Ceux qui se trouvaient à l’avant de la charge s’arrêtèrent net en entendant ce son terrifiant ; ils cherchèrent à échapper à la stridence diabolique et se mirent à courir frénétiquement dans toutes les directions qui ne les en rapprocherait pas. Certains partirent vers la gauche, fonçant au beau milieu des archers de Prestimion, qui s’éparpillèrent devant les animaux affolés. D’autres vers la droite, où ils disparurent dans un grand nuage de poussière dans la gorge où était cachée la cavalerie, ce qui provoquerait certainement une nouvelle panique parmi les montures. D’autres encore, plus braves peut-être ou plus obtus, filèrent droit devant eux, en direction de la première ligne de Navigorn ; mais les soldats royalistes se contentèrent de s’écarter, ouvrant des couloirs pour laisser passer les mollitors qui poursuivirent leur folle cavalcade dans les grandes étendues de la plaine.
Prestimion demeura un moment pétrifié par le fiasco de la charge des mollitors. Puis il prit son arc, banda l’arme presque jusqu’au point de rupture et décocha le coup le plus puissant de sa vie, qui fit basculer un des mages de Navigorn de son rocher ; la flèche transperça aisément le riche brocart de son kalautikoi et la pointe ressortit dans le dos, trente centimètres derrière. L’homme bascula et tomba sans émettre un son ; sa corne de bronze poli rebondit bruyamment sur la roche et s’immobilisa près de lui.
Mais le coup extraordinaire de Prestimion fut pour les rebelles le dernier moment heureux de la journée. Le sort de la bataille tournait en faveur du camp royaliste. Pendant que les mollitors s’égaillaient aux quatre vents, la cavalerie de Navigorn chargea impétueusement, suivie de près par l’infanterie dont les lances et les javelines faisaient de terribles ravages.
— Restez en formation ! cria Prestimion.
Bien plus loin, Septach Melayn hurla le même ordre. Mais la première ligne de l’armée rebelle était enfoncée. Prestimion vit ses soldats tourner les talons pour se replier sur la deuxième ligne et découvrit, horrifié, qu’une sorte de mêlée confuse faisait rage entre ses hommes. Incapable, dans le feu de l’action, de discerner l’ami de l’ennemi, la deuxième ligne repoussait violemment ceux qui refluaient vers elle, sans se rendre compte qu’il s’agissait de ses propres compagnons d’armes.
Cherchant du regard un messager, Prestimion aperçut son frère Abrigant au pied léger.
— Va prévenir Gaviundar, ordonna-t-il. Dis-lui que tout est perdu s’il n’engage pas ses forces immédiatement.
Abrigant acquiesça d’un signe de tête et s’élança vers l’arrière-garde.
Prestimion dut reconnaître que Navigorn était un grand stratège. Il avait pris depuis le début l’initiative des opérations. Sa cavalerie avait mis en déroute la première ligne ennemie ; ses fantassins s’étaient jetés furieusement dans le corps à corps avec la deuxième ligne de l’année rebelle, qui s’était reformée et opposait maintenant une vive résistance ; Navigorn venait de lancer sa deuxième ligne, non sur toute la largeur du front, comme les rebelles auraient pu s’y attendre, mais en pointe, comme un coin s’enfonçant mortellement, implacablement dans le cœur de la ligne ennemie. Il n’y avait rien à faire. Prestimion et ses hommes emplissaient l’air de flèches, mais les meilleurs archers du monde n’auraient pu arrêter cette avance.
Le massacre se poursuivit.
Où étaient Gaviundar et cet ivrogne de Gaviad ? Confortablement installés devant une bouteille de vin, derrière les lignes ? Prestimion aperçut Gialaurys embrochant des ennemis à grands coups de lance et, un peu plus loin, les éclairs de l’épée de Septach Melayn qui frappait de taille et d’estoc, mais c’était sans espoir. Il crut voir du sang couler sur le bras de Septach Melayn, lui qui, de sa vie, n’avait jamais reçu la moindre blessure. Ils étaient vaincus.
— Sonnez la retraite, ordonna Prestimion.
Au moment où retentissait le signal, Abrigant arriva au pas de course.
— L’armée de Zimroel arrive ! lança le jeune homme, hors d’haleine.
— Maintenant ? Qu’ont-ils fait tout ce temps ?
— Gaviundar avait compris de travers. Il croyait que tu n’aurais besoin de lui qu’après que la cavalerie fut entrée en action. Et Gaviad…
— Peu importe ! J’ai donné le signal de la retraite. Va te mettre à l’abri. Nous n’avons plus rien à faire ici.
Il se fit brusquement une sorte de tohu-bohu agaçant dans le couloir du bureau du Haut Conseiller Farquanor, dans la Cour de Pinitor. Le Haut Conseiller, dérangé dans son travail, leva la tête avec irritation ; il entendit des claquements de bottes sur les dalles de pierre, des cris furieux en rafales, des bruits de pas précipités venant de plusieurs directions. Puis une voix étonnamment familière s’éleva au-dessus du vacarme, une voix impossible, grave, âpre et rauque à la fois.
— Ôtez vos sales pattes de mon habit ou je vous ferai trancher les poignets ! Je ne suis pas un sac de calimbot pour être bousculé de la sorte !
Farquanor s’élança vers la porte, passa la tête dans le couloir et resta bouche bée de stupéfaction.
— Dantirya Sambail ! Qu’est-ce que vous faites là ?
— Ah ! le Haut Conseiller ! Veuillez, je vous prie, expliquer à vos gens comment il convient de traiter un grand seigneur du royaume.
Farquanor n’en crut pas ses yeux. Le Procurateur de Ni-moya, dans une magnifique tenue de voyage en velours vert chatoyant sur un haut-de-chausse jaune bouffant, au milieu d’un groupe désorienté de gardes du Château – certains l’arme à la main –, le regardait avec un sourire diabolique. Malgré la splendeur de sa mise, le Procurateur avait le visage couvert de poussière et les traits creusés, comme après un long et pénible voyage. Cinq ou six hommes portant la livrée aux couleurs agressives de Dantirya Sambail se trouvaient à proximité, l’air aussi fatigué par le voyage que leur maître, acculés contre un mur par d’autres gardes. Farquanor reconnut parmi eux Mandralisca, le goûteur au visage en lame de couteau.
— Que se passe-t-il ? demanda Farquanor en se tournant vers l’officier du rang le plus élevé, un Hjort répondant au nom de Kyargitis, qui avait la mine perpétuellement lugubre et les yeux globuleux propres à ceux de sa race. Kyargitis avait l’air encore plus sombre que de coutume. Sa grosse langue orange allait et venait nerveusement entre les rangées de cartilages masticatoires dont était remplie sa large bouche.
— Le Procurateur et ces hommes qui l’accompagnaient sont entrés dans le Château par la porte de Dizimaule – j’ouvrirai une enquête, comte Farquanor, soyez-en assuré – et ont réussi à atteindre le vestibule de la Cour de Pinitor sans être arrêtés, expliqua le Hjort, tout gonflé de dépit. Il a insisté pour vous voir. Nous en sommes venus aux mains… Il a fallu recourir à la force pour le retenir…
Totalement pris de court par cette inexplicable apparition du dernier homme qu’il se fût attendu à voir dans le couloir de son bureau – il ne fallait pas manquer d’audace pour pénétrer dans le Château, escorté d’une poignée d’hommes, sans imaginer être arrêté sur-le-champ –, Farquanor lança au Procurateur un regard pénétrant.
— Êtes-vous venu pour m’assassiner ? demanda-t-il.
— Pourquoi ferais-je cela ? fit Dantirya Sambail d’un air aimable et charmeur. Croyez-vous que je convoite votre poste ?
Le Procurateur fixa sur Farquanor le regard indéchiffrable de ses yeux couleur d’améthyste et projeta une bouffée si forte de cette étrange tendresse qui était en lui que le Haut Conseiller dut se retenir pour ne pas tressaillir.
— Non, Farquanor, ce n’est pas vous que je veux voir, sinon d’une manière indirecte. Je suis venu entretenir le Coronal d’un sujet de la plus haute importance. Et comme le protocole exige que je m’adresse à son Haut Conseiller – mes félicitations, à propos, pour cette nomination, mais il a pris son temps –, je suis venu jusqu’ici voir si je vous trouvais…
— Le protocole ? fit Farquanor, encore frappé de stupeur par la vue du Procurateur, sachant ce qu’était la situation politique. Le protocole ne prévoit pas de donner audience à celui qui se révolte contre le gouvernement légitime ! Vous êtes frappé de proscription, Dantirya Sambail, l’ignorez-vous ? Le seul endroit où vous serez reçu sera les tunnels de Sangamore ! Comment pouvez-vous imaginer autre chose ?
— Dites à lord Korsibar que je suis au Château et que je désire le voir, répliqua froidement le Procurateur, du ton qu’il eût employé avec un valet de pied.
— Lord Korsibar est retenu en ce moment par…
— Dites-lui que je suis ici et que je lui apporte le moyen de venir à bout de l’insurrection, reprit Dantirya Sambail d’une voix de moins en moins cordiale. Répétez exactement ce que je viens de dire. Et je vous promets, Farquanor, que si vous faites obstacle d’une manière ou d’une autre à mon entretien avec le Coronal, si vous me retardez ne fût-ce que d’un battement de cœur, de veiller non seulement à ce que vous soyez démis de vos fonctions, mais écorché vif et que les lambeaux de votre peau soient enroulés autour de votre visage, jusqu’à ce que vous étouffiez. J’en fais la promesse solennelle, comte Farquanor, et n’espérez pas que je ne puisse la tenir.
Farquanor le considéra un long moment sans répondre. Il avait cru percevoir, derrière l’arrogance et les fanfaronnades habituelles du Procurateur, une tension et une nervosité extrêmes. Et une menace de cette nature, venant d’un homme comme Dantirya Sambail, ne pouvait être prise à la légère.
Le comte Farquanor commençait à comprendre que cette surprenante visite était une affaire qui dépassait ses compétences. Il était plus sage de ne pas s’interposer.
— Je vais informer lord Korsibar que vous êtes au Château, Dantirya Sambail, déclara-t-il d’un ton glacial et guindé, et il vous recevra ou non, selon son bon plaisir.
— Qu’êtes-vous venu faire ici ? demanda Korsibar, aussi étonné que Farquanor l’avait été quelques minutes plus tôt. Je ne voulais plus revoir celui qui a permis à Prestimion de m’échapper. Et je n’aurais jamais imaginé que vous viendriez dans la situation présente ? Ne devriez-vous pas être aux côtés de vos deux détestables frères, à la tête de votre armée ?
— Je ne suis pas votre ennemi, monseigneur. Eux non plus.
— Vous m’appelez « monseigneur » ?
— Absolument.
L’entretien n’avait lieu ni dans la Salle du Trône ni dans le bureau du Coronal, mais dans le Grand Hall de lord Kryphon, une salle sombre et étroite, tout en longueur et beaucoup moins somptueuse que son nom ne le donnait à penser, aux murs tapissés de cartes murales de la campagne contre Prestimion, constamment mises à jour.
Korsibar passait depuis quelques semaines une grande partie de son temps dans cette salle. Il était affalé dans un fauteuil bas de facture ancienne, dont les bras en fer forgé représentaient des lézards entortillés. Les seuls mouvements visibles étaient ceux de ses yeux qui allaient et venaient nerveusement dans les orbites creusées ; à part cela, il était totalement immobile. D’une main il serrait la gueule ouverte et armée de crochets du lézard formant l’accoudoir de gauche, de l’autre il tenait sa tête droite, avec un seul doigt pressé contre la pommette enfouie sous la barbe épaisse. Korsibar se laissait pousser la barbe, ce qu’il n’avait jamais fait auparavant, contre l’avis d’Aliseeva et d’autres femmes de la cour, qui affirmaient que cela le faisait paraître beaucoup plus vieux qu’il ne l’était ; de fait, quelques fils blancs brillaient dans la masse sombre. C’était nouveau. Mais il vivait des heures éprouvantes, auxquelles sa jeunesse douillette ne l’avait aucunement préparé.
Il était entouré de Sanibak-Thastimoon, du prince Serithorn, du comte Iram, de Venta d’Haplior et de quelques autres proches conseillers. Deux gardes Skandars serraient le Coronal de près, pour le cas où le Procurateur préparerait quelque mauvais coup. Dantirya Sambail s’était planté devant lui avec sa suffisance habituelle, les jambes écartées, les bras dans le dos, le menton en avant. Le comte Farquanor, l’air revêche et le teint étrangement cireux, se tenait juste derrière lui.
Lentement, car il se sentait très las, Korsibar reprit la parole.
— Vous dites que je suis votre Coronal et que vous n’êtes pas mon ennemi, et pourtant vos armées affrontent les miennes sur le terrain. Comment se fait-il que vos hommes ne sachent pas que vous n’êtes pas mon ennemi, Dantirya Sambail ?
— Les soldats de mes frères ont-ils causé de grandes pertes à vos troupes ? demanda le Procurateur en indiquant les cartes murales d’un signe de tête.
— Lors de la bataille du Jhelum, oui. Je le tiens de Farholt.
— Et à Stymphinor ?
— Ce fut une bataille de peu de durée. Navigorn a défait Prestimion en une demi-heure. Nos pertes furent très légères.
— Renseignez-vous auprès de Navigorn, monseigneur, demandez-lui si les troupes de Zimroel ont pris part au combat à Stymphinor. Dites-lui que j’affirme que les armées placées sous le commandement de mes frères Gaviad et Gaviundar n’ont pas engagé l’action, mais qu’elles sont restées en retrait, jusqu’à ce que le sort de la bataille soit décidé. Vous verrez ce qu’il répond.
Korsibar plongea les doigts dans sa barbe et commença à la tirailler, un peu à la manière du duc Svor, à qui, il le soupçonnait, il avait emprunté ce tic. Il sentait derrière ses yeux un martèlement affreux.
— Si vous aviez à Stymphinor des soldats engagés aux côtés de Prestimion, pourquoi n’ont-ils pas combattu ? reprit-il après un silence.
— Parce que je leur ai dit de ne pas le faire, répondit le Procurateur. Je ne nie pas m’être allié à Prestimion dans les premiers temps de la rébellion. Nous sommes parents, monseigneur, vous le savez. Les liens du sang m’ont poussé vers lui. Mais je n’ai jamais eu beaucoup d’attirance pour sa cause.
— Vous lui avez pourtant fourni des troupes.
— Oui, je lui ai fourni des troupes, car je m’étais engagé à le faire et, sur les rives du Jhelum, elles sont allées au feu contre votre armée. Mais ce n’était qu’une feinte, pour le laisser se gonfler d’orgueil de cette victoire facile et préparer son écrasement. Lors de la bataille suivante, mes soldats sont arrivés trop tard, conformément à mes ordres.
— Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria Korsibar. Vous êtes un serpent !
— Votre serpent, monseigneur. La cause de Prestimion est désespérée : ce qui m’a paru probable d’emblée semble maintenant indiscutable. C’est l’affrontement d’un homme seul contre toute la planète ; vous avez le soutien du peuple et vous triompherez. Il peut gagner une bataille de-ci de-là, mais il court à sa perte.
— Vous tenez cela de vos devins ? demanda Korsibar en jetant un coup d’œil en direction de Sanibak-Thastimoon.
— De là, monseigneur, répondit Dantirya Sambail en tapotant son grand front luisant, constellé de taches de rousseur. Toute la sagesse qui s’y trouve enfermée, et elle ne manque pas, me dit que Prestimion tente l’impossible en voulant vous renverser. Voilà pourquoi je me dégage de ma promesse de l’aider, moi qui ne suis pas porté à m’atteler à une tâche impossible. Je suis venu vous voir – croyez, monseigneur, que je me suis donné du mal, comme en témoigne l’état de mes vêtements, pour parcourir si rapidement dans les deux sens l’immensité d’Alhanroel, comme je l’ai fait toute cette année et la précédente, sans parler de la mer à traverser deux fois, ce qui, pour un homme de mon âge, n’est pas des plus facile – pour vous offrir la clé de la victoire et mettre un terme au conflit qui divise la planète.
— La clé de la victoire, répéta Korsibar d’une voix blanche.
Cette conversation lui devenait odieuse. Parler avec Dantirya Sambail était comme lutter à mains nues contre des manculains : le Procurateur était couvert d’épines mortelles. Korsibar interrogea du regard ceux qui l’entouraient : Sanibak-Thastimoon, Iram, Serithorn et Farquanor. Mais leur visage avait la rigidité d’un masque et leurs yeux n’exprimaient rien.
— Que faudrait-il que je fasse, Dantirya Sambail ?
— Pour commencer, que vous preniez en personne la tête de vos troupes.
— Vous voulez faire d’une pierre deux coups ? lança Korsibar. D’abord, vous trahissez votre cousin, puis vous essayez de m’attirer hors du Château, à découvert, où je serai à la merci d’une javeline…
— Vos soupçons ne sont pas fondés, monseigneur, répondit Dantirya Sambail avec un sourire de fauve. Il ne vous arrivera rien. Laissez-moi vous expliquer mon idée… Cette carte représente la zone des opérations ? Très bien. Prestimion est là, quelque part entre Stymphinor et Klorn, et j’imagine qu’il fait route vers le nord-ouest et cherche à atteindre Alaisor pour lever de nouvelles troupes sur la côte. Voilà l’armée de Mandrykarn et de Farholt, aux environs de Purmande, qui se dirige vers lui par le sud, et celle de Navigorn, à l’est, qui le poursuit aussi. Mandrykarn et Farholt réussiront peut-être à le bloquer en route, mais ce n’est pas sûr ; ils le forceront plus probablement à remonter vers le nord. Êtes-vous d’accord ?
— Poursuivez, fit Korsibar.
— Tandis qu’il fuira de place en place, en s’efforçant d’échapper aux deux armées qui convergent sur lui, on lui annoncera que le Coronal lord Korsibar a formé une troisième armée dont il a pris en personne le commandement. Regardez, monseigneur, voici le fleuve Iyann. Ici se trouve le grand barrage de Mavestoi et, derrière, le lac du même nom qui est le réservoir. Maintenant, monseigneur, vous prenez position dans les collines qui dominent le barrage et vous faites savoir aux espions de Prestimion que vous y avez établi votre campement et que vous envisagez de l’attaquer par le nord et de l’anéantir.
Les yeux violets de Dantirya Sambail brillaient tellement d’excitation qu’ils en étaient devenus presque incandescents.
— Sa situation est désespérée, reprit-il, mais il voit un dernier espoir ! S’il attaque votre campement et réussit à vous tuer ou à vous capturer, il met fin d’un seul coup à la guerre. Il est encerclé par les forces hostiles de Mandrykarn, Farholt et Navigorn, mais si vous disparaissez, ils seront obligés de lui céder le trône.
— Vous voulez donc lui tendre un piège en m’utilisant comme appât, fit Korsibar. Et il remonte le Iyann pour mordre à cet appât. Oui, mais s’il réussit à le saisir, Dantirya Sambail ? Si sa tentative désespérée est couronnée de succès ? Je suis hors de son atteinte aussi longtemps que je reste au Château, mais, si je vais sur le terrain, il aura une chance de réussir. Je ne crains ni lui ni personne, mais la prudence m’impose de rester hors de portée d’une tentative désespérée tant que cette affaire ne sera pas terminée.
— Non, monseigneur, n’ayez aucune crainte. Prestimion tombera dans le piège et c’en sera fait de lui, sans qu’à aucun moment vous ne courriez le moindre risque. Tenez, monseigneur, je vais vous montrer…
Pour Prestimion, c’était l’heure de battre en retraite en bon ordre et de panser les blessures.
Les pertes à la bataille de Stymphinor, sans être aussi lourdes qu’il l’avait redouté, avaient quand même été assez importantes. Parmi ses officiers, il avait perdu Abantes de Pytho et l’intrépide Matsenor, fils de Mattathis, Thuya de Gabell, le Ghayrog Vexinud Kreszh et un vieux camarade de son enfance à Muldemar, Kimnan Tanain. Bon nombre de soldats de l’infanterie de ligne avaient aussi péri, mais le gros de son armée était indemne, bien que meurtri et quelque peu démoralisé.
Septach Melayn, pour sa part, souffrait d’une blessure profonde au bras dont il tenait son arme, un événement qui provoqua un grand étonnement mêlé de désarroi dans les rangs des hommes de Prestimion. Comme un affront fait à un dieu. Depuis des années qu’il était maître dans la pratique sportive de l’épée, nul n’avait jamais infligé la plus légère blessure à Septach Melayn. Mais la bataille de Stymphinor n’avait rien eu d’un aimable divertissement ; torse nu, pâle et grimaçant, Septach Melayn attendait qu’un chirurgien recouse la longue plaie béante à l’aide d’un fil noir et brillant. Était-ce un présage de leur défaite inéluctable, cette blessure de l’escrimeur sans pareil qu’était Septach Melayn ? Les hommes murmuraient, le visage sombre, et faisaient signe de conjuration pour chasser les démons qu’ils redoutaient de voir s’approcher.
— Je vais aller les voir, proposa Septach Melayn avec bonhomie, pour montrer que je vais bien et dire que je suis soulagé de découvrir que je suis mortel, comme tout un chacun. Que cela me rendra moins sûr de moi, la prochaine fois que je prendrai part à un combat ; qu’avec le temps j’avais fini par me croire capable de prendre l’avantage sur n’importe qui sans vraiment m’employer à fond.
— Tu l’es assurément, fit Prestimion, qui avait appris dans la matinée que Septach Melayn avait été blessé en affrontant quatre ennemis en même temps et que, malgré sa gêne, il les avait occis tous les quatre avant d’abandonner le champ de bataille la mort dans l’âme pour aller se faire bander le bras.
Le comportement des armées de Zimroel, si longues à se jeter dans l’action à Stymphinor, était un autre sujet d’inquiétude pour Prestimion. Il convoqua Gaviad et Gaviundar afin de les admonester pour leur négligence, mais les deux frères se montrèrent si repentants et serviles qu’il garda pour lui une grande partie des reproches qu’il comptait leur faire. Le massif Gaviad aux lèvres pendantes et à la moustache en bataille, qui, pour une fois, n’avait rien bu, répéta sur tous les tons que ses troupes étaient prêtes, mais qu’il attendait, conformément au plan de bataille, de connaître le résultat de la charge de cavalerie avant de les envoyer au feu ; le grand Gaviundar à l’air bravache, au crâne chauve encadré de deux grandes oreilles et à la grosse barbe orange en broussaille, consterné de ne pas avoir lancé en temps voulu ses troupes dans la bataille, alla jusqu’à verser de vraies larmes. Prestimion leur pardonna. Mais il n’oubliait pas qui était leur frère et, redoutant toujours quelque fourberie de la part du Procurateur, les avertit qu’il ne tolérerait aucune excuse lors du prochain affrontement avec les forces royalistes.
En priant pour qu’il n’ait pas lieu de si tôt. Ses hommes avaient besoin de temps pour se reposer et réparer leurs forces ; il espérait en outre voir des troupes fraîches rejoindre ses rangs. Des messages d’encouragement lui étaient parvenus d’Alaisor, le port de la côte occidentale d’où sa famille expédiait le vin de Muldemar à Zimroel et où il avait de nombreuses relations d’affaires ; on l’informa que les personnalités les plus influentes de la cité soutenaient sa cause contre Korsibar et rassemblaient une armée pour la mettre à son service. D’autres bonnes nouvelles arrivèrent aussi de différents lieux de l’ouest d’Alhanroel ; sur la côte, à Steenorp et Kikil, à Klai, à Kimoise et dans d’autres cités encore, on comparait les mérites des deux prétendants au trône et la préférence allait de plus en plus souvent à Prestimion, car les gens avaient eu le temps de s’interroger sur les moyens employés par Korsibar pour se faire couronner et ils ne leur plaisaient guère.
Tout cela était fort bien, mais ces cités des provinces occidentales se trouvaient très loin et les armées de Mandrykarn, Farholt et Navigorn le serraient de près. Prestimion devait maintenant et aussi rapidement que possible faire route vers le nord-ouest, jusqu’à la côte où ses partisans étaient nombreux, et opérer la jonction avec eux avant que l’ennemi ne le rattrape et ne mette un terme à la rébellion. Son armée partit donc à marche forcée dans cette direction, s’éloignant un peu plus chaque jour du Mont du Château et du trône convoité.
Ils approchaient de la vallée du Iyann, un fleuve qui descendait des provinces septentrionales et infléchissait son cours vers l’ouest pour aller se jeter dans la mer à Alaisor, quand le duc Svor vint voir Prestimion.
— Je pense avoir trouvé des gens susceptibles de faire des reconnaissances pour notre compte. Ils prétendent déjà détenir certains renseignements qui pourraient nous être précieux.
— Sommes-nous en manque d’éclaireurs, Svor, pour engager des inconnus ?
— Nous n’en avons pas comme ceux-là, répondit Svor.
Il fit signe d’approcher à un homme à la face anguleuse et d’une taille extraordinaire ; il faisait au moins une tête de plus que le plus grand des hommes du campement, mais sa maigreur et ses jambes interminables donnaient l’impression d’une fragilité de baguette qu’un coup bien appliqué eût brisée net. Il avait des cheveux très bruns, coupés court, le teint presque aussi basané que celui de Svor, une barbe drue et mal taillée qui dévorait ses fortes mâchoires. Il dit s’appeler Gornoth Gehayn et être originaire de la ville voisine de Thaipnir, sur la rivière du même nom. Derrière lui se tenaient trois autres hommes, semblables par la taille démesurée, la maigreur et la peau basanée, mais qui ne semblaient pas avoir plus de la moitié de son âge ; plus loin se trouvait une longue charrette à laquelle était attelée une paire de montures. Quatre grandes boîtes carrées, houssées de cuir, étaient alignées sur le plateau de la charrette.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Prestimion avec brusquerie, car il était dans un état d’excitation nerveuse qui le rendait impatient.
— Monseigneur, répondit Gornoth Gehayn, d’une voix aiguë et flûtée, nous sommes, mes fils et moi, des dresseurs d’hierax, que nous faisons voler où nous voulons et que nous chevauchons accrochés à leur dos. C’est un art dont notre famille détient le secret et qu’il a fallu très longtemps pour maîtriser. Nous voyageons loin et nous voyons des choses étranges.
— Des hierax ? fit Prestimion, interloqué. Vous volez à dos d’hierax ?
Gornoth Gehayn fit un grand geste du bras ; un de ses fils bondit sur la charrette et retira la housse qui couvrait la dernière boîte. Une cage métallique apparut, qui contenait un oiseau énorme aux longues ailes grises enroulées autour du corps comme un manteau et aux grands yeux bleus étincelants qui brillaient de colère à travers les barreaux de la cage comme deux saphirs lumineux.
Prestimion retint un cri d’étonnement. Il avait déjà vu des hierax, en maintes occasions, sur le trajet entre le Mont du Château et le Labyrinthe. C’étaient des oiseaux de proie géants des hautes régions de l’atmosphère, qui se laissaient porter avec indolence par les courants chauds, au-dessus de la vallée du Glayge, et planaient d’un endroit à l’autre, sans battre des ailes ou presque, saisissant de loin en loin un malheureux oiseau de plus petite taille d’un mouvement rapide de leur long bec. À leur manière, ils ne manquaient ni de grâce ni de beauté, du moins dans les airs, car, blottis dans leur cage, on eût dit des monstres décharnés. Mais Prestimion ignorait qu’un hierax pût vivre en captivité et il avait de la peine à croire que des hommes pussent se déplacer sur leur dos, comme sur de dociles montures de bonne race.
— Nos hierax sont quelque peu différents de ceux de l’est, expliqua Gornoth Gehayn tandis que son fils soulevait la porte de la grande cage. Ils appartiennent à l’espèce à ventre noir de la région du Iyann, sont plus gros et beaucoup plus puissants que les roses du Glayge, et si intelligents qu’ils peuvent être dressés pour obéir. Nous prenons les œufs dans le nid, nous élevons les petits et les dressons, tout cela pour le plaisir de voyager dans les airs. Désirez-vous une démonstration, monseigneur ?
— Je vous en prie.
Au signal du fils de Gornoth Gehayn, l’oiseau géant sortit de sa cage en se balançant gauchement. Il semblait à peine savoir comment déplier les ailes énormes enroulées autour de son corps et ses longues pattes grêles n’étaient manifestement pas habituées à se mouvoir sur la terre ferme. Au bout d’un moment, il réussit pourtant à ouvrir ses longues ailes incurvées et Prestimion ne put retenir un sifflement d’étonnement en les voyant se déplier interminablement jusqu’à ce qu’elles soient entièrement éployées sur une longueur invraisemblable de chaque côté du corps allongé et de belle taille de l’oiseau.
Sans attendre, le fils de Gornoth Gehayn, un garçon si long, si fin et si léger qu’on eût presque dit qu’il appartenait lui aussi au peuple de l’air, sauta avec souplesse sur l’oiseau, le saisit délicatement mais fermement à l’endroit où les ailes puissantes s’attachaient aux épaules musclées et s’étendit de tout son long sur le dos du hierax, la tête toute proche de celle de l’oiseau. Il y eut un pesant battement d’ailes, un martèlement précipité, puis le hierax décolla du sol avec effort avant de prendre son essor, le fils de Gornoth Gehayn accroché à son cou.
L’oiseau s’éleva presque en ligne droite, décrivit un cercle très haut au-dessus d’eux et fila vers le nord à une vitesse phénoménale, si bien que le hierax et son passager furent bientôt hors de vue.
Gialaurys, qui avait rejoint Prestimion et Svor au moment où le garçon faisait sortir l’oiseau de sa cage, s’adressa en riant à Gornoth Gehayn.
— Les reverrons-nous un jour ? Je pense que l’oiseau va voler jusqu’à la Grande Lune avec votre fils.
— Il n’y a pas de danger, répliqua Gornoth Gehayn. Il vole sur nos hierax depuis l’âge de six ans. Nous avons trois autres oiseaux, mon bon seigneur, ajouta-t-il en montrant les cages sur la charrette. Vous plairait-il de voler aussi ?
— Ce serait avec joie et je vous remercie de cette invitation, répondit Gialaurys avec un sourire éclatant qui n’était pas caractéristique de sa nature renfermée, mais je crains d’être un peu trop lourd pour que l’oiseau puisse me porter.
Il frappa sa poitrine de taureau et ses épaules musculeuses.
— Il serait sans doute préférable de choisir un homme de plus petit format, reprit-il. Comme notre ami, le duc Svor.
— Oui, Svor ! approuva Prestimion. Va dans le ciel et dis-nous ce que tu vois !
— Un autre jour, je pense, fit Svor. Mais, regardez… On dirait que le garçon revient !
Le bras tendu, il montra le ciel ; il était maintenant possible de distinguer un point noir qui, sur le fond lumineux de l’azur, prit bientôt la forme incurvée des ailes déployées de part et d’autre du long corps au plumage noir du hierax. Quand l’oiseau se rapprocha du sol, le fils de Gornoth Gehayn apparut, accroché à son cou. Ils se posèrent quelques secondes plus tard et le garçon sauta à terre, le visage empourpré, rayonnant de plaisir, grisé par le vol.
— Qu’as-tu vu ? demanda son père.
— Encore les armées. Les soldats qui défilaient et faisaient des manœuvres près du lac.
— Des armées ? fit vivement Prestimion.
— Je t’ai dit qu’ils étaient en possession de renseignements qui nous seraient utiles, lui glissa Svor à l’oreille.
Gornoth Gehayn et ses fils avaient fait toute la semaine des vols de reconnaissance le long de la vallée du Iyann, dès qu’ils avaient remarqué les mouvements de troupes au nord de leur ville ; ils en savaient déjà long et se firent un plaisir d’en informer Prestimion, contre une poignée de royaux d’argent. Ils expliquèrent que des troupes en nombre considérable étaient arrivées récemment de l’est en flotteurs, des hommes armés portant la cuirasse ; en atteignant le Iyann, ils avaient aussitôt remonté le fleuve jusqu’au barrage de Mavestoi, au pied du grand réservoir où était accumulée l’eau nécessaire aux besoins de la majeure partie de la province.
Ils avaient établi leur campement au bord du barrage et le long du lac, sur les deux rives. Chaque jour, un des fils de Gornoth Gehayn s’était envolé pour aller voir ce qui se passait – leur père ne volait plus, il était trop vieux pour cela – et, jour après jour, ils avaient vu de nouvelles troupes arriver et creuser des retranchements.
— Le plus intéressant, fit Svor, est que, il y a trois jours de cela, un des garçons, descendant en piqué, a vu au centre du camp un homme grand et brun vêtu aux couleurs du Coronal, un habit vert et or, bordé de fourrure blanche, et il lui a semblé distinguer sur le front de cet homme brun quelque chose de brillant qui pouvait être une couronne.
— Korsibar ? fit Prestimion, le souffle coupé par la surprise. Korsibar est là en personne ?
— On le dirait.
— Comment est-ce possible ? Je pensais qu’il resterait à l’abri, douillettement installé au Château, tant qu’il y aurait des hommes comme Navigorn et Farholt pour livrer bataille pour son compte.
— Il semblerait, répondit Svor, qu’il soit venu livrer celle-ci en personne. S’il faut en croire nos espions voyageant dans les airs.
— Je me demande pourquoi, reprit Prestimion, l’air perplexe, les hommes de Korsibar laissent ces oiseaux passer à basse altitude au-dessus de leur campement sans essayer de les abattre. J’imagine que, d’en bas, ils ne voient que le hierax, pas le passager accroché à son cou, et qu’ils n’y attachent pas d’importance. Quoi qu’il en soit, si c’est la vérité, il y a une belle occasion à saisir, ne crois-tu pas, Svor ? Demandons à notre ami le duc Horpidan d’Alaisor de se hâter de rassembler ses troupes et nous attaquerons Korsibar. C’est une chance unique. Si nous nous emparons de lui, la guerre est terminée, tout simplement.
— Je le capturerai moi-même et te l’amènerai, fit Septach Melayn, dont la blessure guérissait rapidement et qui était impatient de recommencer à jouer de l’épée.
Chaque jour, maintenant, les hierax décollaient ; chaque jour, les fils de Gornoth Gehayn revenaient avec de nouveaux rapports sur les activités militaires au lac de Mavestoi. L’armée ennemie, selon leurs dires, était considérable, mais ils s’accordaient tous les trois pour estimer que celle de Prestimion était encore plus importante. L’ennemi avait pris ses cantonnements et abattait des arbres autour du lac pour construire des fortifications ; chaque fois qu’ils survolaient le campement, ils voyaient l’homme qui portait l’habit du Coronal allant et venant au milieu de ses hommes et dirigeant énergiquement les travaux.
Prestimion brûlait de sauter sur le dos d’un des oiseaux pour aller s’en assurer lui-même ; mais, quand il s’en ouvrit à Gialaurys et à Septach Melayn, sur un ton plus qu’à demi sérieux, ils affirmèrent d’un air courroucé qu’ils étrangleraient de leurs propres mains les oiseaux de Gornoth Gehayn, s’il faisait mine de s’approcher d’eux. Prestimion promit de ne rien faire, mais il mourait d’envie d’essayer, à la fois pour ce qu’un vol de reconnaissance pourrait lui apprendre sur l’ennemi, mais aussi pour le plaisir et l’émerveillement que l’on devait éprouver en se déplaçant dans les airs.
Il y avait eu autrefois, très longtemps auparavant, des appareils de locomotion aérienne sur Majipoor ; lord Stiamot, rapportait-on, avait mené dans les airs sa guerre contre les Changeformes, incendiant leurs villages en lâchant des brandons enflammés avant de les emmener en captivité. Mais l’art de fabriquer des machines volantes s’étant perdu dans la nuit des temps, pour aller de lieu en lieu sur la gigantesque planète, il était nécessaire d’utiliser un flotteur ou un véhicule tiré par des montures et nul autre que ces garçons efflanqués du district du Iyann ne savait ce que c’était que de s’élever au-dessus de la surface du sol. Prestimion les enviait profondément.
Mais il n’y aurait pas de vol à dos d’hierax pour lui. Il savait que c’était un don inné, que l’on cultivait dès l’enfance ; et peut-être était-il trop solidement bâti pour que les oiseaux puissent le transporter. En tout état de cause, il avait une bataille à livrer, et sans tarder.
Ils avaient décidé de ne pas attendre les renforts qui devaient venir de l’ouest. Plus ils attendraient, plus ils laisseraient de temps aux autres armées de Korsibar pour arriver de l’est et si les forces de Mandrykarn, Farholt et Navigorn en profitaient pour opérer leur jonction avec les troupes placées sous le commandement de Korsibar, il n’y aurait plus rien à espérer. Il fallait passer immédiatement à l’offensive, contre une armée apparemment inférieure en nombre.
— Si Thalnap Zelifor ne nous avait pas quittés, dit Gialaurys, nous pourrions avoir recours à sa sorcellerie pour voir à l’intérieur du camp de Korsibar et dénombrer ses soldats. Et aussi pour savoir de quel côté il est préférable d’attaquer.
— Nous voyons le camp ennemi par les yeux des trois garçons, rétorqua Prestimion, ce qui est mieux que la vision d’un sorcier. Pour ce qui concerne la direction à suivre, nous sommes dans le pays natal de Gornoth Gehayn et il a dessiné de bonnes cartes. Thalnap Zelifor finira bien par revenir avec ses appareils à lire dans les pensées. Mais je pense que nous viendrons à bout de Korsibar sans son aide.
Ils se penchèrent sur les cartes. Il existait des deux côtés du fleuve des chemins en forêt qui menaient au barrage. Faire route à la faveur de l’obscurité, une nuit sans lunes ; placer la moitié de la cavalerie sur la rive droite, l’autre moitié sur la gauche ; fondre à un signal sur le campement de Korsibar, en attaquant des deux côtés. Les archers de Prestimion, cette fois, seraient à dos de monture ; ils chargeraient à leur tour en criblant l’ennemi de flèches. La vue des hommes armés d’arcs et chevauchant des montures devrait provoquer la terreur dans ses rangs. Puis ce serait à l’infanterie lourde d’entrer en action, Gaviad par l’est, Gaviundar par l’ouest – que le Divin les préserve, cette fois, d’être en retard ! Une succession ininterrompue d’attaques massives. L’épée étincelante de Septach Melayn se taillant un chemin dans les rangs des royalistes, Gialaurys brandissant sa lance…
Oui. Oui. À la suite de quelle erreur de jugement l’usurpateur s’était-il jeté de lui-même entre leurs mains ?
— Dans trois jours, annonça Svor après avoir consulté ses almanachs et ses annales, les lunes ne brilleront pas.
— Ce sera notre nuit, déclara Prestimion.
Le Iyann, à cet endroit, était un cours d’eau étroit, de peu de profondeur, facile à passer à gué. La majeure partie de ses eaux était retenue par le barrage que lord Mavestoi avait construit au nord, huit siècles plus tôt. Il était assez simple pour Prestimion de diviser ses forces et d’en envoyer la moitié de chaque côté. Il prit position sur la rive orientale, avec ses archers montés ; Gialaurys resta derrière lui avec l’infanterie lourde, l’armée de Gaviad fermant la marche. Sur la rive occidentale se trouvait le régiment de cavalerie sous les ordres du duc Miaule, accompagné par les bataillons de Septach Melayn, tandis que les troupes de Gaviundar restaient à l’arrière pour former la seconde vague d’assaut.
La nuit n’était éclairée que par les étoiles, qui, dans cette partie de la planète, brillaient avec un éclat particulier. Il y avait les grandes étoiles que tout le monde connaissait, Trinatha au nord, Phaseil à l’orient, sa jumelle Phasilin à l’occident, Thorius et Xavial, l’astre d’un rouge flamboyant, qui marquaient le milieu de la voûte céleste. Quelque part dans les cieux se trouvait aussi la petite étoile jaune de la Vieille Terre dont l’emplacement exact ne faisait pas l’unanimité ; et la nouvelle étoile, l’astre au vif éclat bleu blanc, qui avait fait son apparition pendant que Korsibar et Prestimion, chacun de son côté, remontaient le Glayge en direction du Mont du Château, transperçait le ciel au zénith comme un œil fixe et implacable.
À la lumière de ces astres, particulièrement de la nouvelle étoile, le long ruban blanc du barrage de Mavestoi était visible au-dessus d’eux, au fond de la vallée, courant entre les sombres parois rocheuses. C’était là, Prestimion le savait, qu’il devrait grimper cette nuit-là avec ses hommes, sur les escarpements boisés, avant de redescendre pour surprendre les troupes royalistes au campement. En levant les yeux, Prestimion crut distinguer de petites silhouettes se déplaçant le long du barrage. Des sentinelles, certainement. Se doutaient-elles que deux armées avançaient furtivement sur les deux rives du fleuve ? Très probablement pas. Rien dans leurs mouvements n’indiquait qu’elles avaient conscience d’un danger ou se trouvaient en état d’alerte ; il n’y avait que quelques hommes, pas plus gros que des allumettes à cette distance, qui faisaient tranquillement les cent pas sur le faîte du barrage.
Prestimion vérifia la position des étoiles. Trinatha, Thorius, Xavial, toutes alignées. C’était le moment d’y aller. Il leva la main, la garda levée quelques secondes, la baissa. Il se mit en route sur le chemin qui suivait le fleuve. Sur l’autre rive, les forces du duc Miaule s’étaient aussi mises en branle.
Avec l’aide du Divin, se dit Prestimion en continuant à gravir le chemin, nous mettrons fin cette nuit à la guerre et l’ordre sera rétabli sur la planète.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Svor. Le tonnerre ?
Prestimion se retourna, perplexe. Un bruit sourd et prolongé, en effet. Mais la nuit était claire, sans nuages. Il n’y avait pas eu d’éclairs ; ce n’était pas un orage.
— Mon frère ? Où est mon frère ?
C’était Taradath, qui remontait le chemin.
— Pas si fort ! souffla Prestimion d’une voix rauque. Que se passe-t-il ?
— Gaviad… les troupes de Zimroel…
— Quoi ?
Un autre roulement, plus fort que le premier.
— On vient de m’avertir… Elles se retirent. Elles s’éloignent du fleuve à toute vitesse.
— Elles se… retirent ? répéta Prestimion. Mais qu’est-ce que…
— Regardez là-haut ! s’écria Svor. Le barrage ! Un nouveau grondement, suivi d’un deuxième, puis d’un troisième.
Les petites silhouettes avaient disparu du sommet du barrage. Il y eut une lumière rouge, comme une fusée qui éclate, puis la marque noire d’une ligne brisée et ce qui ressemblait à un fragment triangulaire sauta de la blanche paroi de béton.
Encore un craquement, plus fort que les précédents.
— Ils font sauter le barrage, Prestimion ! hurla Svor d’une voix terrorisée. Ils vont nous envoyer toute l’eau du lac !
— Mais il y a de quoi engloutir une centaine de villages…, répondit Prestimion.
Il n’acheva pas sa phrase. Bouche bée, incrédule, il vit à la lumière effrayante des explosions toute la paroi du barrage s’effondrer et un torrent d’eau ahurissant dégringoler dans l’obscurité vers la vallée et ses hommes.