Korsibar avait passé cinq jours au Château avant de se décider à gravir pour la première fois les marches menant au Trône de Confalume.
Sa place légitime était sur ce trône ; il n’avait aucun doute là-dessus, ou si peu. De temps en temps, en pleine nuit, il se réveillait, couvert d’une sueur froide, le sommeil interrompu par un nouveau message de la Dame, ou par un simple rêve angoissant, qui revenait régulièrement et dans lequel quelqu’un se dressait devant lui, le doigt tendu vers sa poitrine, et disait : « Comment se fait-il, prince Korsibar, que ton front soit ceint de la couronne de ton père ? » Mais dans la journée, il n’avait aucune difficulté à se considérer comme le roi. Il détenait la couronne, qu’il portait chaque jour, en différentes occasions, afin que les autres s’habituent à la voir sur son chef. Il revêtait la robe du Coronal, vert et or, bordée d’hermine. Quand il parcourait les couloirs du Château, tout le monde faisait le symbole de la constellation en détournant les yeux et répondait « Oui, monseigneur », ou « Naturellement, monseigneur », à ce qu’il lui plaisait de dire.
Il était bel et bien le Coronal. Il n’y avait pas à en douter. Un peu d’étonnement, peut-être, subsistait au fond de son âme ; lui qui n’avait été, depuis sa venue au monde, que le prince Korsibar, sans espoir de s’élever un jour encore plus haut, était devenu d’un seul coup lord Korsibar. Il n’arrivait pas à se faire à la soudaineté et à la nouveauté de la situation. Mais ces signes d’allégeance, ces yeux baissés étaient là pour le lui prouver. Il était vraiment le Coronal.
Il se retint malgré tout de gravir les marches du trône les quatre premiers jours.
Les tâches ne manquaient pas ailleurs. Superviser, par exemple, le transfert de ses appartements privés, sur l’arrière de la Cour de Pinitor, à la somptueuse résidence du Coronal, un véritable palais dans l’enceinte du Château, dans l’aile baptisée Tour de lord Thraym.
Korsibar avait naturellement parcouru en maintes occasions ces salles de toute beauté, mais, à l’époque, elles étaient remplies d’innombrables objets rares et bizarres que son père conservait : les petites sculptures en ivoire de dragon qu’il aimait tant, les statuettes chatoyantes de verre filé, les collections d’objets préhistoriques et d’insectes, brillants comme des pierres précieuses dans le cadre où ils étaient épinglés, les énormes volumes d’écrits ésotériques et le reste, les porcelaines fines, les incomparables tissus de Makroposopos et le cabinet contenant des pièces d’argent à l’effigie de tous les souverains, le Pontife sur une face, le Coronal sur l’autre, depuis la nuit des temps.
Il ne restait plus rien de tout cela, car lord Confalume, en se rendant au Labyrinthe pour attendre la mort de Prankipin, savait qu’il ne reviendrait jamais dans la Tour de lord Thraym en qualité de Coronal ; il avait emporté nombre de ses collections et le reste avait été entreposé ou remis au musée du Château. Quand Korsibar parcourut pour la première fois les salles de la suite du Coronal, il les trouva étrangement nues et austères. Il n’avait jamais remarqué à quel point les arêtes vives de pierre gris vert pouvaient être rebutantes, et lugubre le dallage noir du sol.
Korsibar avait donc entrepris de remplir les lieux de ses propres possessions. Mais il n’avait jamais été un grand acheteur, contrairement à lord Confalume qui, au long de ses quarante-trois ans de règne, avait insatiablement réuni tout ce qui excitait son envie, sans parler des présents arrivant à flots des quatre coins de la planète.
Par goût et par tempérament, Korsibar ne possédait pas grand-chose d’autre qu’une belle garde-robe et ses tenues de chasse et de plein air, des arcs, des épées et d’autres armes. Ses meubles étaient fort ordinaires – Thismet lui en avait souvent fait le reproche – et en fait de peintures, de coupes, de sculptures, de draperies et autres objets de décoration, il n’avait presque rien, et le peu qu’il possédait était très commun. Il fallait remédier à cela. Vivre dans de si vastes salles de pierre nue serait par trop déprimant. Il manda le comte Farquanor, toujours heureux de rendre service, à quelque titre que ce fût, et lui donna des instructions. « Trouvez-moi quelque chose pour meubler ces pièces. Servez-vous dans le musée, si nécessaire. Mais ne prenez rien de précieux, rien qui puisse provoquer des commentaires envieux. Choisissez des meubles convenables, c’est tout ce que je demande, rien qui choque la vue, rien d’extravagant, des choses agréables à regarder, qui donneront à ces salles l’apparence d’un endroit habité. »
La conception qu’avait Farquanor de ce qui choquait la vue et de ce qui était convenable différait sensiblement de celle de Korsibar. Il y eut donc, dans les premiers jours de son installation, un va-et-vient considérable de mobilier. Cela prit du temps.
Il lui fallut aussi se familiariser avec les bureaux du Coronal, non plus en tant que visiteur occasionnel, mais en devenant celui qui était assis au magnifique bureau en palissandre, dont la veinure formait une constellation, et y faisait le travail censé y être fait.
Il n’avait évidemment pas encore eu le temps de promulguer des lois. Les travaux du Conseil, interrompus depuis le début de la lente agonie de Prankipin, ne reprendraient que lorsque Korsibar aurait confirmé à leur poste les membres qu’il conservait et nommé les nouveaux. Il s’était jusqu’alors contenté de dire à Oljebbin qu’il restait Haut Conseiller. Il lui faudrait tôt ou tard demander au vieux duc de se retirer et le remplacer, selon toute vraisemblance par Farquanor ; mais cela ne pressait pas.
Même s’il n’y avait pas encore de nouvelles lois à lire et à ratifier, bien d’autres sujets étaient portés à son attention, des choses de peu d’importance, nomination d’administrateurs provinciaux, proclamation de différents congés locaux – il semblait y avoir quotidiennement, sur toute la planète, une centaine de jours déclarés chômés : tel festival à Narabal, tel autre à Bailemoona, celui de Gorbidit, une autre fête encore à Ganiboon –, et, chaque fois, le Coronal devait apposer sa signature sur un document pour l’officialiser. Il fit ce qu’il avait à faire. Il reçut aussi des délégations de maires d’une demi-douzaine de Cités Intérieures – il était trop tôt pour que celles de cités plus éloignées aient eu le temps d’arriver au Château – et les écouta gravement exprimer leur confiance dans les bienfaits et les merveilles que produirait son règne.
Il convenait de plus d’élaborer le programme des festivités de la cérémonie du couronnement, les jeux, les banquets et le reste. Tout cela avait été confié à Mandrykarn, à Venta et au comte Iram, mais ils ne cessaient de venir le consulter sur tel ou tel point de détail, n’osant pas, si peu après l’établissement du nouveau régime, faire confiance à leur propre jugement.
Et ainsi de suite. En irait-il de même tout le temps ou bien s’agissait-il simplement de l’effet combiné de l’absence de plusieurs mois de l’ancien Coronal et de la nécessité pour le nouveau d’accomplir toutes sortes de tâches qui lui incombaient ?
Enfin, le cinquième jour, Korsibar put disposer de quelques heures ; l’idée lui vint que ce pourrait être une excellente occasion d’aller voir le trône de plus près, de s’assurer en quelque sorte qu’il était à ses mesures.
Il s’y rendit seul. Il connaissait bien le chemin ; il avait assisté à la construction de la salle dans son enfance, l’avait vue prendre forme jour après jour. Une suite de petites pièces remontant à l’origine du Château y menait, un vestiaire datant de l’époque de lord Vildivar, une salle des jugements attribuée à lord Haspar. Lord Confalume avait prévu de les remplacer par des chambres plus en harmonie avec la Salle du Trône. C’est peut-être moi qui le ferai, se dit Korsibar. Le Coronal reconstruit toujours quelque chose par ici.
Il suivit un ténébreux passage voûté, tourna à gauche, traversa une sorte de chapelle, tourna à droite et tout lui apparut : les énormes poutres recouvertes de feuilles d’or, le sol luisant, revêtu du bois jaune du gurna, les incrustations de pierres précieuses, les tapisseries. Tout était comme éclairé de l’intérieur, malgré la semi-obscurité dans laquelle était plongée la vaste salle vide. Et contre le mur du fond, dans une majestueuse solitude, se dressait le Trône de Confalume, le gigantesque bloc d’opale noire veiné de rubis, posé sur son sombre piédestal d’acajou. Korsibar le contempla avec émerveillement, en posant délicatement la main sur un des piliers d’argent soutenant le dais doré. Il fit un pas en avant, un autre, puis un troisième. Ses jambes tremblaient un peu, des genoux aux chevilles.
Monte.
Tourne-toi. Face à la salle.
Assieds-toi.
C’était tout. Monter et s’asseoir. Il plaça les bras sur les accoudoirs doux comme du satin et regarda au loin, dans la pénombre, en direction de la tapisserie de lord Stiamot acceptant la reddition des Métamorphes, accrochée au mur du fond.
— Stiamot !
Sa voix porta bien, se répercuta dans la vaste salle vide.
— Dizimaule ! Kryphon !
Des Coronals, d’un passé lointain, parmi les plus grands.
Puis, plus lentement, prenant plaisir au son majestueux des syllabes formant le nom de son père, quand elles franchissaient ses lèvres :
— Confalume ! Con-fa-lume !
Et plus fort, d’une voix retentissante :
— Korsibar ! Lord Korsibar, Coronal de Majipoor !
— Vive lord Korsibar ! répondit une voix sortant de l’ombre, quelque part sur sa gauche, qui le surprit tellement qu’il faillit sauter du trône et prendre ses jambes à son cou.
Korsibar s’empourpra violemment, affreusement embarrassé d’avoir été surpris dans cet exercice d’autosatisfaction puérile. Les yeux plissés, il fouilla l’obscurité du regard.
— Qui est là ? Thismet ? C’est toi ?
— Je t’ai vu entrer et je t’ai suivi, répondit-elle en sortant de l’ombre. Tu as voulu l’essayer, c’est ça ? Comment se sent-on là-haut ?
— C’est étrange. Très étrange. Mais fort agréable.
— Oui, j’imagine. Lève-toi et laisse-moi essayer à mon tour.
— Tu sais que je ne peux pas. Le trône… Ce siège est consacré, Thismet !
— Bien sûr. Tiens-toi plus droit, Korsibar. Ton épaule droite est plus basse que la gauche. Voilà, c’est mieux. Tu es le roi maintenant, tu dois t’asseoir bien droit. Un air de majesté, voilà ce qu’il te faut… Tu sais, une nuit, quand nous étions dans le Labyrinthe, j’ai rêvé que, dans une crise de somnambulisme, j’entrais dans la salle du trône et je te trouvais exactement comme tu es en ce moment, seul dans l’obscurité.
— Tu as rêvé ça ? fit Korsibar, sans manifester beaucoup d’intérêt.
Thismet était toujours en train de rêver.
— Oui, mais il faisait si sombre que je ne t’ai pas reconnu tout de suite. Je me tenais ici, où je suis maintenant. Et il y avait un second trône, identique à celui-ci – des trônes jumeaux, Korsibar –, derrière moi, contre le mur du fond, à l’endroit où est la tapisserie de Stiamot. J’ai fait le signe de la constellation et tu m’as indiqué l’autre trône, au fond de la salle, en disant que c’était le mien et en me demandant pourquoi je n’allais pas m’asseoir. J’y suis donc allée et une grande lumière est descendue du plafond, qui m’a permis de voir enfin que c’était toi qui étais sur le trône et qui portais la couronne du Coronal. C’est à ce moment-là que j’ai compris que tu allais devenir Coronal.
— Un rêve prophétique.
— Oui. Un second trône, Korsibar ! Un trône pour moi ! N’est-ce pas un élément intéressant ?
— Les rêves, c’est vrai, nous montrent toutes sortes de choses étonnantes, fit-il d’un ton détaché, en caressant les accoudoirs. Tu vois, je n’ai jamais rêvé de cela. Je n’aurais pas osé ! Mais comme c’est bon d’être assis ici. Coronal ! Le Coronal lord Korsibar ! Tu imagines ?
— Laisse-moi l’essayer, Korsibar.
— Ce n’est pas possible. Ce serait un sacrilège.
— Il y avait un second trône dans mon rêve et tu m’as dit de m’y asseoir.
— Dans ton rêve, oui, fit Korsibar.
— Alors, Prestimion, tu as vraiment l’intention d’y aller ? demanda Svor en tripotant l’invitation calligraphiée que le comte Iram avait apportée. Tu vas le faire ?
— Je n’ai pas le choix, répondit Prestimion.
Ils étaient réunis, tous les quatre, sur le pas de tir à l’arc, près de l’écurie du manoir de Muldemar, où Prestimion tirait à la cible depuis le départ de l’envoyé de Korsibar, deux heures auparavant.
— Le Coronal de Majipoor, dit Septach Melayn à Svor, invite le prince de Muldemar à assister aux festivités organisées au Château. Oublions l’identité du Coronal et celle du prince. Refuser serait impardonnable en toute circonstance ; refuser aujourd’hui serait pratiquement une déclaration de guerre.
— Ne sommes-nous pas déjà en guerre ? demanda Gialaurys. N’avons-nous pas été chassés du Château par des hommes en armes, alors que nous ne cherchions qu’à y entrer paisiblement ?
— C’était avant que Korsibar eût pris possession des lieux, répondit Prestimion. Il n’était pas sûr de lui, ni de nos intentions. Maintenant, il tient la situation bien en main. Il invite les princes du Mont à son couronnement. Je dois y aller.
— Et plier le genou devant lui ? s’écria Gialaurys. Quelle humiliation !
— C’est humiliant, certes. Mais pas plus que de devoir filer honteusement du Labyrinthe, quand le reste de la cour accompagnait le nouveau Coronal dans sa glorieuse remontée du Glayge.
Avec un sourire sans joie, Prestimion fit courir un doigt le long de la corde de son arc.
— Le trône est allé à Korsibar, reprit-il. Voilà la véritable humiliation. Tout le reste en découle.
— Comme tu le sais, Prestimion, fit Svor, j’ai quelques notions de géomancie. J’ai interprété les signes pour ce projet aventureux. Veux-tu écouter ce que j’ai découvert ?
— Écouter, oui. Ajouter foi, probablement pas.
— Comme tu voudras, fit Svor avec un sourire serein. Les figures montrent que nous nous exposerions au péril en nous rendant maintenant au Château.
— Nous exposer au péril ! lança Septach Melayn en partant d’un grand rire aigu. Quatre hommes entrent dans un château tenu par une armée d’ennemis et tu as besoin de géomancie pour nous révéler que ce voyage est dangereux ? Ah ! Svor ! Svor ! Rien n’échappe au voyant que tu es ! Mais je pense que nous pourrons affronter ce péril.
— Et s’il nous fait arrêter dès notre arrivée, pour nous couper la tête ? demanda Svor.
— De telles pratiques n’ont pas cours, répondit Prestimion. Même si c’était le cas, ce n’est pas le genre de Korsibar. Est-ce ce que tes figures nous prédisent, que nous aurons la tête coupée ?
— Pas d’une manière explicite. Elles ne parlent que d’un grand péril.
— Nous savons déjà à quoi nous en tenir, poursuivit Prestimion. Quoi qu’il en soit, Svor, je dois y aller. Septach Melayn a dit qu’il m’accompagnerait ; j’espère que Gialaurys et toi ferez de même, en dépit de tes sombres prédictions. Ce voyage au Château pourrait se transformer en piège mortel, mais je ne le crois pas. Ne pas répondre à l’invitation serait défier ouvertement Korsibar. Le temps de la rupture n’est pas encore venu.
— Défie-le, Prestimion, défie-le carrément et assez de tergiversations ! Le Procurateur t’a promis des troupes. Partons d’ici et allons établir une base d’opérations dans une région sûre d’Alhanroel, dans les plaines qui s’étendent au-delà des Monts Trikkala ou même plus loin, sur la côte d’Alaisor, si le lieu s’y prête ; demandons à Dantirya Sambail de nous y envoyer son armée, marchons sur le Château, prenons-le et ce sera terminé.
— Tout simplement ? répliqua Prestimion en riant. Non, Gialaurys, je ne mettrai la planète à feu et à sang que si je ne peux faire autrement. Le nouveau gouvernement n’a aucune légitimité ; il tombera tout seul. Laissons faire Korsibar et il se passera lui-même la corde au cou. J’ai attendu jusqu’à présent pour monter sur le trône ; je préfère attendre encore un peu plutôt que de plonger Majipoor dans une guerre dont les vainqueurs sortiront aussi meurtris que les vaincus.
— Si tu tiens à suivre cette ligne de conduite, reprit Svor, les yeux étincelants, j’ai une suggestion.
— J’écoute.
— Korsibar s’est emparé de la couronne dans la Cour des Trônes grâce à son sorcier Sanibak-Thastimoon qui a jeté un sortilège pour obscurcir les esprits. Quand tout est redevenu normal, la couronne avait changé de mains et il n’y avait plus rien à faire. Septach Melayn était présent : il sait ce qui est arrivé. Très bien. Mais ce qui est acquis par la sorcellerie peut être perdu par la sorcellerie. J’ai un sortilège qui m’a été enseigné par quelqu’un qui s’y connaît, qui réduira Korsibar à l’état de crétin congénital. Nous demandons à être reçus et restons devant lui au pied du trône ; je prononce les paroles magiques, je fais les gestes et il perd tous ses moyens. Quand les autres se rendent compte de ce qui s’est passé…
— Non, coupa Prestimion.
— Ils n’auront pas d’autre solution que de te faire roi à sa place.
— Non, Svor, non. Même si je croyais que ton sortilège puisse faire l’affaire, je ne voudrais pas que l’on dise, dans mille ans, qu’un voleur a dérobé la couronne à un autre voleur. Si le trône doit me revenir, ce sera de la manière dont il est échu à Confalume, à Prankipin et à tous ceux qui les ont précédés. Pas par des pratiques de sorcier, pas frauduleusement.
— Prince, je vous en conjure…
— Pour la dernière fois, non.
Prestimion leva son arc, le banda et tira une flèche qui se ficha au centre de la cible. Il en décocha une deuxième, puis une troisième qui fendit la tige de la première.
— Je vous en prie, mes amis, dit-il en se retournant, faites vos préparatifs pour partir au Château, si votre intention est de m’accompagner. Si vous ne voulez pas venir, je ne vous en tiendrai pas rigueur. En tout état de cause, je dois vous quitter maintenant : on m’a dit que ma mère souhaitait s’entretenir avec moi avant mon départ.
La princesse Therissa était dans sa galerie de lecture, au deuxième étage du manoir, une petite pièce distincte de la grande bibliothèque du rez-de-chaussée. C’était un petit coin tranquille, aux murs tapissés d’étagères de bois sombre, couvertes de ses livres préférés, et meublé de banquettes de cuir rouge et souple, où elle aimait passer de longues heures pendant la saison des brumes, à lire dans la solitude ou à haute voix, si un de ses enfants se trouvait en sa compagnie. Un endroit que Prestimion goûtait infiniment.
Mais, dès son entrée, deux choses pour le moins étranges lui sautèrent aux yeux.
De gros livres reliés cuir, aux fermoirs de métal, étaient empilés sur la vieille table occupant le centre de la pièce, des livres qu’il n’y avait jamais vus, mais qui ressemblaient fort aux grimoires de sorcellerie et d’incantations éparpillés près du lit de mort du Pontife Prankipin. C’était mauvais signe, de voir sa mère plongée dans l’étude de ces écrits. D’autre part, la princesse Therissa n’était pas seule. Un vieillard hagard, décharné, à la tête chenue et aux épaules tombantes se tenait à ses côtés. C’était l’homme dont on avait parlé à Prestimion dès son arrivée : Galbifond, le devin attitré de sa mère, celui dont on sollicitait l’avis sur l’éventualité d’une pluie sur les vignes et sur le meilleur moment pour commencer les vendanges.
Les souvenirs remontèrent à la mémoire de Prestimion. Galbifond était un ancien ouvrier agricole qui avait quitté le domaine quelques années auparavant pour partir à Stee, Vilimong ou une autre cité de cette région. Où on l’avait initié, du moins Prestimion le supposait-il, aux sciences occultes ; tant mieux pour lui, si telle était la voie qu’il s’était choisie. Mais que faisait-il ici, dans la petite galerie de lecture de sa mère, à l’occasion d’un tête-à-tête entre la princesse et son fils.
— Prestimion, dit Therissa, je te présente Galbifond. Je t’ai parlé de lui ; notre mage, qui nous est devenu si précieux.
— Je l’ai connu autrefois. C’était un vendangeur, s’il m’en souvient bien.
— La mémoire du prince est excellente, fit Galbifond en s’inclinant avec gravité. C’était précisément mon emploi.
— Vous avez fait du chemin depuis cette époque. Tant mieux, un homme doit s’efforcer d’améliorer son sort. Je vois, poursuivit-il en lançant un coup d’œil à sa mère, que tu es encore plus passionnée que je ne l’imaginais par les pratiques de sorcellerie. Ces gros livres contiennent les paroles pour opérer des sortilèges, n’est-ce pas ? Le défunt Pontife en possédait un grand nombre. Il y en avait partout autour de son lit de mort.
— Tu trouverais leur lecture instructive, Prestimion, dit la princesse, si tu te donnais la peine de les regarder de près. Mais nous en parlerons un autre jour. Dis-moi : tu es bien décidé à te rendre au Château, n’est-ce pas ?
— Oui, mère, j’y suis déterminé.
— Tu ne penses pas prendre un risque ?
— On prend un risque dans un joli jardin en suivant une allée qui passe sous un sambon aux branches chargées de cônes mûrs, prêts à tomber. On ne se promène pas pour autant casqué dans le jardin. Svor s’oppose à ce voyage au motif que nous allons donner tête baissée dans un piège et il a souvent raison dans ce genre de situation. Mais, cette fois, ma décision prévaudra. Je tiens à y aller, mère. Je fais le choix politique de me montrer cordial avec Korsibar au lieu de lui cracher au visage. Tu n’es pas d’accord ? Ton sorcier a-t-il d’autres arguments pour m’en dissuader ?
— Tu verras par toi-même, fit la princesse Therissa, et tu interpréteras à ta guise.
Elle fit un signe de tête au mage qui prit un large bol tout blanc et y versa un liquide pâle aux légers reflets rosés. Il posa les mains sur le bord du bol et prononça cinq mots dans une langue inconnue de Prestimion, suivis du nom du prince, dans un mode grammatical archaïque qui le rendait méconnaissable ; puis il saupoudra d’une pincée de poudre grise le liquide rosé qui se troubla aussitôt et dont la surface devint semblable à de l’ardoise.
— Si vous voulez vous donner la peine de regarder, fit le mage Galbifond.
Prestimion baissa les yeux sur la surface lisse et impénétrable. Elle s’agita, se creusa ; Prestimion eut brusquement la vision, comme une toile accrochée à un mur, d’une vallée encaissée dont le centre était occupé par un lac assez étendu, sur les berges duquel des armées évoluaient dans une grande confusion, au milieu des cadavres et des moribonds éparpillés comme feuilles mortes en automne. Le plus grand désordre régnait ; il lui était impossible de voir les détails, de savoir qui se battait contre qui et où cela se passait. Mais, à l’évidence, c’était la scène d’un massacre épouvantable et d’un horrible chaos.
L’image du champ de bataille s’estompa et, à la surface du liquide contenu dans le bol, apparut un paysage gris, désolé et sinistre, un paysage vide, morne, caillouteux ; dans le lointain s’élevaient des collines très espacées, comme des dents acérées se découpant sur un ciel pâle. C’était tout, du gris sur un fond de gris. Il n’y avait pas une silhouette en vue, pas de construction, rien que cette étendue affreusement désolée, dont les détails se détachaient avec une étonnante netteté.
— Un tour fort impressionnant, déclara Prestimion. Comment vous y prenez-vous ?
— Regardez de plus près, prince. Si vous voulez bien.
L’image s’était concentrée sur un fragment de la même scène. À l’horizon les collines étaient plus petites, plus éloignées. Le paysage désolé apparaissait avec plus de netteté : un sol rouge, des rochers épars, érodés, arrondis, évoquant les vestiges d’une cité en ruine, un arbre solitaire dont les branches nues et tordues s’écartaient du tronc en formant des angles bizarres, comme si elles y avaient été fixées au hasard. Un szambra. Les arbres de cette espèce, Prestimion le savait, poussaient presque uniquement dans le désert septentrional de Valmambra, un endroit où il ne pleuvait jamais ou presque.
Il se pencha pour regarder d’encore plus près et vit une silhouette minuscule avancer péniblement vers l’arbre solitaire au milieu du désert : un homme harassé, à en juger par son apparence, un homme au bord de l’épuisement, qui se forçait à aller de l’avant dans un suprême effort. Son visage n’était pas visible ; vu de dos, il paraissait assez court de stature, trapu et large d’épaules. Ses cheveux dorés étaient coupés court. Il était vêtu d’un pourpoint déchiré et de jambières de cuir lacérées ; il portait un sac sur le dos, près duquel était glissé un arc.
— Je crois connaître cet homme, fit Prestimion avec un sourire.
— Certainement, prince, répondit Galbifond.
— Et que fais-je seul dans le désert de Valmambra ? C’est un endroit inhospitalier pour se promener sans compagnie.
— À mon avis, glissa la princesse Therissa, tu ressembles à un fugitif. Ce désert est loin au nord, de l’autre côté du Mont du Château, et nul n’y entre de son plein gré. Tu fuis le danger, Prestimion.
Sur un côté du bol, il vit le ciel devenir rouge sang ; l’obscurité commença à tomber, de grands oiseaux à l’aspect funeste s’approchèrent et se mirent à planer au-dessus de lui. Le petit homme au centre de l’image, qui était lui-même, s’agenouilla contre un maigre buisson, comme pour s’installer pour la nuit. Une deuxième silhouette apparut, un point sur l’horizon, trop petite pour être aisément reconnue ; mais Prestimion eut l’impression, à en juger par la maigreur de son corps et ses membres grêles, que ce pouvait être Septach Melayn. La forme se rapprocha ; mais l’image devint noire et Prestimion n’eut plus rien à voir, rien qu’un bol de liquide bleu gris, cerclé du rouge terne d’un feu mourant. Le rouge disparut aussi et il n’y eut plus que du gris.
— C’est un tour fort astucieux, répéta Prestimion. Je vous repose la question : comment ces images sont-elles produites ?
— Je crois, prince, fit Galbifond en tapotant le bord du bol, que nous vous avons vu marcher dans la direction de Triggoin, au-delà du Valmambra. C’est dans cette cité que j’ai appris à faire apparaître des images dans ce bol ; il vous sera loisible de l’apprendre aussi, quand vous serez à Triggoin.
— Quand je serai à Triggoin, fit Prestimion avec un petit sourire, je suis également censé me renseigner sur la manière de retrouver ma couronne perdue. Mon ami Svor a reçu ce conseil en rêve, de chercher à en savoir plus dans la cité de Triggoin. Il semble donc, à en croire ces deux visions, que je ne pourrai pas éviter de m’y rendre.
— Comme un fugitif aux abois, fit la princesse. Au terme d’une sanglante bataille. Voilà l’avenir qui t’attend, si tu pars au Château maintenant. Une errance solitaire dans un désert sinistre.
— Et si je n’y vais pas ? demanda Prestimion. Que me réserve l’avenir, Galbifond ?
— Je ne puis vous montrer, prince, que ce qu’il est en mon pouvoir de montrer.
— Assurément. Voilà donc le seul avenir pour moi ? J’imagine, dans ces conditions, qu’il me faut suivre ma voie.
— Prestimion…
— Tout est réglé à l’avance pour moi, mère, à en croire les prophéties de ton propre mage. Je vais au-devant des ennuis, dirait-on. Quoi qu’il en soit, il semble au moins que je survivrai à ma visite à la cour de Korsibar, car je me suis vu bien au-delà du Mont, dans cette traversée du Valmambra. Le sort en est jeté ! Je me rends au Château, certain maintenant qu’il ne m’y arrivera pas de mal. Un souci de moins. Et après… après…
Il se tourna vers sa mère et lui sourit.
— Eh bien, après, c’est après, n’est-ce pas ? Chaque chose en son temps.
Les appartements privés de lady Thismet étaient proches de l’endroit où résidait son frère, quand il n’était encore qu’un prince : séparés du secteur central du Château par la Cour de Pinitor et dominant depuis les Balcons de Vildivar le long et étroit bassin réfléchissant construit sous lord Siminave. Au milieu de tous les objets de luxe réunis au long d’une vie de sybarite – tentures de velours, coussins et divans recouverts de fourrures rares, coffrets de bagues et de colliers incrustés de toutes les variétés de pierres précieuses, penderies renfermant les toilettes les plus coûteuses, robes, capes et bonnets – la princesse attendait le retour de lady Melithyrrh. Une heure auparavant, elle avait envoyé sa dame d’honneur chercher Sanibak-Thastimoon ; et Melithyrrh n’était pas encore revenue.
Quand elle arriva enfin, seule, ses joues habituellement si pâles étaient d’un rouge vif et ses yeux bleus étincelaient de colère.
— Il arrive bientôt, madame, annonça Melithyrrh.
— Bientôt ? J’attends depuis une heure et il arrive bientôt ?
— Je suis restée longtemps dans son antichambre. On m’a dit qu’il était en réunion, qu’il ne pouvait être dérangé. J’ai fait savoir que c’est la sœur du Coronal qui voulait le déranger et on m’a encore fait attendre une éternité. On m’a enfin informée que le mage était profondément désolé de causer du désagrément à la princesse Thismet, mais qu’il était retenu par une réunion des grands sorciers du royaume, que certaines conjurations en cours ne pouvaient souffrir une interruption et qu’il se rendrait auprès de vous dès qu’il serait disponible.
Un nouvel éclair de rage traversa les yeux de Melithyrrh et sa poitrine se souleva plus rapidement.
— Là-dessus, poursuivit-elle, je lui fis transmettre un dernier message dans lequel je me permis de dire qu’il n’était pas dans les habitudes de lady Thismet d’attendre et que, si cette attente devait se prolonger, elle en informerait le Coronal son frère sans mâcher ses mots.
— Tu as bien fait, dit Thismet.
— Je crois, cette fois, l’avoir alarmé. Quoi qu’il en soit, la personne qui faisait le va-et-vient entre nous est revenue me dire que je pouvais entrer et voir de mes propres yeux qu’une conjuration des plus sérieuses se déroulait. J’y suis donc allée.
— Et c’était une imposante cérémonie ? demanda Thismet.
— Je ne suis pas en mesure d’en juger, princesse. Mais il y avait assurément un grand concours de peuple. Cela se passait dans l’appartement de Sanibak-Thastimoon, où tous les appareils et le matériel nécessaires à ses activités sont entassés sur une hauteur de deux étages ; l’air y était si chargé de fumée bleue et de relents d’encens que j’ai cru périr étouffée et que tous les plis de ma robe en sont imprégnés. Et quelle foule ! Il y avait cinquante sorciers ou je ne sais plus compter ! Deux autres Su-Suheris, un groupe de Vroons, des humains aussi, ceux de Tidias, avec leur haute coiffure de cuivre, un homme gigantesque et velu, encore plus grand que le comte Farholt, et plus laid, et plusieurs autres, pas seulement les mages et les devins de la cour de lord Confalume, mais des nouveaux, que je n’avais jamais vus et que je ne veux jamais revoir, tous réunis autour de Sanibak-Thastimoon, qui psalmodiaient en se tenant par la main pour former un cercle et criaient d’une voix forte des mots étranges. « Bythois ! », « Remmer ! », d’autres encore qu’ils lançaient brusquement. Sanibak-Thastimoon me fit des signes, comme s’il avait voulu me dire : « Vous voyez, lady Melithyrrh, ce sont des affaires sérieuses dont nous nous occupons. » Sur ce, je suis repartie. Non sans lui avoir fait promettre de venir vous voir dès qu’il le pourrait.
— Bien sûr, fit Thismet, quelque peu troublée par ce qu’elle venait d’entendre. Il ne s’était jamais encore fait prier pour venir. Je le considère comme mon allié le plus précieux, celui qui partage mes secrets les plus intimes. Quelque chose aurait-il changé, maintenant que Korsibar est roi ?
— Peut-être pas. Peut-être le Su-Suheris vous est-il toujours aussi dévoué, mais était-il retenu par des pratiques de sorcellerie qu’il eût été véritablement dangereux d’interrompre. Il y avait assez de fumée et de chants pour faire apparaître des démons effrayants par centaines ou pour provoquer la sécheresse ou un autre fléau sur une dizaine de continents de la taille d’Alhanroel. Mais il faut que je vous dise, princesse… Je n’ai jamais aimé votre Su-Suheris ni aucun de ces mages en vérité. Ils me font peur. Lui, en particulier, me semble froid et dangereux.
— Froid, assurément. Comme tous ceux de sa race. Mais dangereux ? C’est un ami pour moi, Melithyrrh. Il me sert loyalement et me guide pour le mieux, autant que je sache. J’ai toute confiance en lui.
Elle fut interrompue par un coup frappé à la porte.
— Je crois que c’est lui. Tu vois ? Il est venu aussi vite qu’il a pu.
C’était bien Sanibak-Thastimoon, qui s’excusa profusément pour son retard et en appela à la clémence de lady Thismet avec une servilité qui ne lui ressemblait guère. Cela suffit à mettre la puce à l’oreille à la princesse. Il était occupé, expliqua-t-il, à tirer le grand horoscope de la première année du nouveau règne, à rendre le grand oracle qui donnerait les lignes directrices de la politique du Coronal. Tous les géomanciens, tous les devins de la cour s’étaient attelés à cette tâche ; rien ni personne, pas même le Coronal, ne pouvait l’interrompre, sous peine de voir de grands maux s’abattre sur le royaume.
— Très bien, fit Thismet. J’imagine que je n’ai pas la priorité sur des affaires de cette importance. Mais pouvez-vous m’accorder un peu de votre temps maintenant, Sanibak-Thastimoon ?
— Je suis entièrement à votre service, princesse.
— Alors, répondez-moi : vous souvenez-vous de ce rêve que j’ai fait dans le Labyrinthe, des deux trônes dans la Salle du Trône ?
— Naturellement.
— J’ai vu l’autre jour lord Korsibar entrer dans cette salle – pour la première fois, je pense, depuis son retour au Château – et s’asseoir sur le trône, comme s’il avait voulu s’y habituer. Je l’avais suivi. Nous avons parlé un moment de son accession au pouvoir royal et de la joie que cela représentait. Puis je lui ai raconté mon rêve ; celui du second trône, sur lequel il m’invitait à monter. Il m’a écoutée jusqu’au bout, mais j’ai bien vu à son attitude qu’il n’attachait pas d’importance à mes paroles, qu’il ne faisait même pas semblant. Il n’a pas fait de commentaire, sinon pour dire que toutes sortes de choses viennent à l’esprit dans le sommeil. Ensuite, je lui ai demandé la permission de monter sur le trône ; il m’a répondu que c’était impossible et nous sommes ressortis. Que faut-il en penser, Sanibak-Thastimoon ?
— Seul le Coronal peut prendre place sur le trône du Coronal, princesse. C’est une coutume séculaire.
— Personne d’autre que lui ne l’aurait su. Nous sommes du même sang, Korsibar et moi. Nous avons passé neuf mois ensemble dans le ventre de notre mère, dans les bras l’un de l’autre. Il aurait quand même pu me permettre…
— C’eût été un sacrilège. Il aurait sans nul doute aimé vous laisser y monter, mais il redoutait de le faire, avec juste raison.
— En effet, il a prononcé le mot de sacrilège. Alors, n’en parlons plus. Mais pour ce qui est de mon rêve du second trône ?
— Oui, princesse ?
— N’aurai-je donc aucun pouvoir dans le royaume ? Nul ne m’en a jamais touché un mot, une syllabe depuis notre retour du Labyrinthe. Je suis toujours la princesse Thismet, sans autre rang ni titre ; la seule différence étant que, de fille de l’ancien Coronal, me voici maintenant sœur du nouveau. Mais je ne suis rien ni personne par moi-même. Le Coronal ne me demande même plus mon avis sur les affaires de l’État, alors qu’il la fait à maintes reprises, les premiers jours de son règne.
— Il recommencera peut-être.
— Non. Il ne s’adresse plus qu’aux hommes de son entourage. Vous m’avez dit, il y a déjà longtemps, que j’étais faite pour réaliser de grandes choses, Sanibak-Thastimoon. Vous l’avez répété dans le Labyrinthe en interprétant mon rêve. Que pouvait signifier ce second trône, sinon qu’un poste élevé me serait réservé ?
Le Su-Suheris la considéra avec gravité, l’air impénétrable, avec l’impassibilité propre à ceux de sa race.
— Quand j’ai interprété ce rêve dans le Labyrinthe, je vous avais mise en garde contre une signification trop littérale. J’avais dit qu’il y a de la grandeur à aider à faire un roi, aussi bien qu’à l’être. Votre frère ne serait pas Coronal aujourd’hui, si vous ne l’aviez poussé de l’avant. Nous le savons tous deux.
— C’est donc tout ce que j’aurai ? savoir que j’ai aidé Korsibar à monter sur le trône, rien d’autre ? aucun pouvoir entre mes mains ? aucun poste dans le gouvernement ? une vie d’oisiveté continue ?
— Nous en avons déjà parlé dans le Labyrinthe, princesse. Et vous avez agi : Korsibar est roi.
Le regard du Su-Suheris était sans expression, presque indifférent.
— Je ne sais que dire d’autre, princesse, reprit-il.
— Les mots vous manquent, à vous ? Sanibak-Thastimoon la gratifia pour toute réponse d’un double sourire qui semblait teinté d’ironie.
— Aidez-moi, Sanibak-Thastimoon. J’ai un bon cerveau et une volonté de fer ; je suis plus qu’un simple ornement. J’ai la conviction de mériter une place dans ce gouvernement. Aidez-moi à ce que cela se réalise.
Le mage haussa les épaules à la manière Su-Suheris, le cou fin et fourchu abaissé sur la poitrine, les six doigts des mains recourbés sur les poignets. Les quatre émeraudes étincelantes de ses yeux demeuraient impénétrables.
— Korsibar est roi, princesse, pas moi. C’est lui qui signe les nominations. Ce que vous demandez est une rupture radicale avec la coutume et la tradition.
— Évidemment. Comme l’a été l’accession au trône de Korsibar. Parlez-lui. Dites-lui ce que je veux. Conseillez-lui de me l’accorder. Vous pouvez le faire, il vous écoutera. Nous sommes, vous et moi, les deux personnes qui ont son oreille ; mais c’est quelque chose que je ne puis demander moi-même, pas directement. Faites-le pour moi. Voulez-vous le faire, Sanibak-Thastimoon ?
— Korsibar est le Coronal, princesse. Je peux demander, pas promettre qu’il accédera à ma demande.
— Demandez-lui, fit Thismet. Demandez-lui. Le Su-Suheris se retira.
— Tu as tout entendu, dit Thismet à Melithyrrh, quand elles furent seules. Qu’en penses-tu ? Veux-tu m’aider ?
— Vous avez dit qu’il était votre allié le plus précieux, si ma mémoire est bonne. Celui qui partage vos secrets les plus intimes. Il partage vos secrets, certes ; il connaît les secrets de tout le monde. Mais un allié, princesse ? J’en doute.
— Il a dit qu’il parlerait à Korsibar en ma faveur.
— Il a dit, j’en conviens, qu’il ferait part à lord Korsibar de vos désirs. Mais il ne s’est pas engagé à conseiller à lord Korsibar d’accéder à votre requête, ni à faire quoi que ce soit pour l’y amener.
— Il l’a promis !
— Non, princesse, répliqua Melithyrrh. C’est ce que vous vouliez entendre, mais j’ai bien écouté et je n’ai rien entendu de la sorte. Il a dit qu’il demanderait. Qu’il demanderait, c’est tout. Il a aussi observé que vos désirs allaient contre la coutume et la tradition. Il ne fera rien pour vous aider, ce précieux allié. Vous pouvez me croire.
Thismet resta un long moment silencieuse, repassant dans son esprit les détails de sa conversation avec le Su-Suheris, sans y trouver les assurances qui, elle le comprenait maintenant, n’y étaient pas.
— Que dois-je faire, Melithyrrh ? demanda-t-elle enfin en se mettant à marcher de long en large.
— Il y a d’autres sorciers. Je crois que vous ne pouvez plus compter sur celui-ci ; je crois qu’il est la créature de Korsibar, qu’il lui est entièrement dévoué maintenant que Korsibar est Coronal.
— S’il en est ainsi, je le déplore. J’ai toujours cru que Sanibak-Thastimoon m’était aussi dévoué qu’à mon frère.
— C’était peut-être le cas, avant ; plus maintenant, à mon avis. Sa loyauté va au Coronal. Il vous servira aussi, mais sans aller contre les intérêts de Korsibar. Connaissez-vous Thalnap Zelifor, le Vroon ? reprit Melithyrrh après un moment de réflexion.
— Le sorcier du prince Gonivaul ?
— Il a été au service de Gonivaul, c’est vrai. Mais le Grand Amiral est réputé pour sa pingrerie. Thalnap Zelifor arpente les couloirs du Château depuis un bon moment, à la recherche d’un nouveau protecteur. Il a proposé ses services à un des amis de Korsibar, le comte Venta, je crois, mais a été repoussé par Venta, qui déteste les Vroons. Ensuite, il est venu me demander si vous étiez disposée à le prendre à votre service, mais je l’ai éconduit.
— Tu ne m’en avais jamais parlé.
— C’était sans importance, princesse. Vous étiez à l’époque totalement sous le charme des pouvoirs de Sanibak-Thastimoon ; pourquoi engager quelqu’un d’autre. Mais la situation a changé. Le Su-Suheris n’est plus qu’un intermédiaire, qui transmet vos secrets à votre frère ; comprenez-vous, princesse ?
— Peut-être. Peut-être.
Thismet prit une poignée de bagues, les reposa, les reprit. Ses doigts se crispèrent sur les anneaux.
— En cas de conflit entre le Coronal et sa sœur, poursuivit Melithyrrh, Sanibak-Thastimoon prendra inévitablement le parti du Coronal. Il n’a pas le choix. Rien ne pourra l’ébranler ; il ne se laissera pas acheter. Il vous faut un sorcier à vous, dont la loyauté ne sera pas partagée.
— Tu penses que ce Vroon fera l’affaire ?
— Ses compétences, à ce qu’on dit, sont sans égales. Pas seulement en matière de charmes. Qui peut savoir quelle valeur a véritablement un charme ? Mais la sorcellerie ne s’arrête pas aux charmes. Les Vroons ont des pouvoirs mentaux qui surpassent tous les autres. Il paraît même qu’il a construit une sorte de machine qui lui permet de lire dans l’âme des gens. Cela mis à part, il connaît tout le monde, il fourre son nez partout.
— Les Vroons n’ont pas de nez, fit Thismet en riant. Rien que cet horrible bec.
— Vous m’avez comprise. Je vais aller le voir, avec votre permission. Lui présenter votre cause. L’engager à votre service, en lui proposant assez d’argent pour qu’il ne soit pas tenté de vendre à lord Korsibar ce qu’il apprendra de vous. Puis-je faire cela, princesse ?
— Vas-y, acquiesça Thismet. Engage-le. Amène-le-moi séance tenante. Oh ! Melithyrrh ! Melithyrrh ! J’ai tellement envie d’être reine !
Au sommet du Mont on en était à la troisième journée des fêtes du couronnement. Banquets, réjouissances et plaisirs des affrontements sur les terrains de jeux étaient à l’ordre du jour pour la noblesse du Château.
L’esprit de ces jeux était entièrement différent de celui des jeux funéraires qui s’étaient tenus dans le Labyrinthe, aux derniers jours du vieux Pontife.
Ceux-là avaient eu pour cadre l’étrange et sombre et mystérieuse enceinte souterraine de l’Arène du Pontife Dizimaule, à une époque de tension et de malaise ; les jeux du couronnement de lord Korsibar se tenaient sur la vaste pelouse ensoleillée du Clos de Vildivar, au pied des Quatre-Vingt-Dix-Neuf Marches, d’où la vue était splendide sur le faîte du Château et l’immense voûte lumineuse du ciel bleu vert resplendissant. L’atmosphère était à la liesse, comme il sied à la célébration d’un commencement triomphal et non du terme d’un règne, avec des tambours et des trompettes, des jongleurs, des acrobates et des feux d’artifice dans la nuit, des rires et de la joie le jour, à la douce chaleur du soleil, du vin fort coulant à flots de jour comme de nuit.
Une imposante tribune avait été élevée sur trois côtés du Clos ; sur un côté, au premier rang, se dressait majestueusement le siège d’honneur du Coronal lord Korsibar, une imitation en bois lustré de gamandrus du trône de Confalume. De l’autre côté de l’enceinte, juste en face, une autre manière de trône, aussi haut et imposant, était réservé au Pontife Confalume, arrivé la veille du Labyrinthe pour assister au couronnement de son fils, ce qu’aucun Pontife avant lui n’avait jamais fait. Sur le troisième côté, à gauche du trône du Coronal, s’élevait un troisième siège, celui de la Dame de l’île des Rêves fraîchement installée, Roxivail, la mère du Coronal, arrivée le matin même de sa retraite de l’île tropicale de Shambettirantil, dans le golfe de Stoien.
La Dame Roxivail avait quitté le Château depuis si longtemps que nul n’aurait su dire depuis combien d’années et personne ne s’attendait à l’y revoir un jour. Mais elle était bel et bien là, une petite femme brune dont la grande beauté semblait ne pas avoir été altérée par le temps, une silhouette magnifique dans une robe de soie extraordinaire d’un blanc éblouissant, aux manches évasées, bordées d’un rouge profond, qui exerçait sur l’assemblée un attrait magnétique. Elle tournait avec une grâce royale des regards sereins vers son royal époux et le souverain, son fils. Les trois Puissances du Royaume étaient réunies ce jour-là ; et toutes de la même famille : qui eût imaginé cela ?
Derrière les trônes des Puissances se trouvaient les sièges de leurs conseillers et de leurs ministres : pour Korsibar, le duc Oljebbin, le Haut Conseiller hérité du gouvernement précédent et les pairs du royaume, Gonivaul et Serithorn, mais aussi les nouveaux hommes forts du régime – Farquanor, Farholt, Mandrykarn, Navigorn, le comte Venta d’Haplior. Le mage Sanibak-Thastimoon, qui se tenait aussi tout près de Korsibar et lui glissait de loin en loin, d’une bouche ou de l’autre, un mot à l’oreille était entouré de plusieurs autres sorciers du Château.
L’entourage du Pontife Confalume était beaucoup plus réduit, car il ne s’était fait accompagner que du vénérable Orwic Sarped, le ministre des Affaires extérieures du défunt Pontife Prankipin, encore en fonction, et d’Eszmon Gorse de Triggoin, le mage en chef de Confalume depuis de longues années, au visage dur comme la pierre. Personne n’avait encore été nommé pour remplacer Kai Kanamat, le porte-parole officiel du Pontificat, qui avait démissionné le jour de la mort de Prankipin, ni la plupart des autres hauts fonctionnaires du régime précédent. Le bruit courait au Château que Confalume s’efforçait de persuader Oljebbin de le suivre dans le Labyrinthe pour devenir son porte-parole, mais que le duc avait jusqu’alors décliné l’invitation.
Aucun représentant de l’administration de l’île du Sommeil n’accompagnait la Dame Roxivail. Elle n’était entourée que de ses dames d’honneur et de ses mages personnels. Elle n’avait pas eu le temps d’effectuer le voyage jusqu’à l’île pour prendre les rênes du pouvoir des mains de Kunigarda ni de désigner des hiérarques de l’entourage de la Dame pour se faire accompagner aux cérémonies du couronnement.
Il se murmurait sous le manteau que la Dame Kunigarda n’était guère disposée à lâcher de bonne grâce ces rênes qu’elle tenait depuis si longtemps. Marcatain, son envoyée au Labyrinthe pour les funérailles de Prankipin, avait regagné directement l’île au lendemain de la mort du Pontife, au lieu de se rendre au Château pour assister au couronnement du nouveau Coronal. D’aucuns y voyaient le signe que la Dame Kunigarda ne comptait pas reconnaître la souveraineté de Korsibar et ne céderait pas sa place à quelqu’un dont elle considérait la nomination illégitime. Mais aucune déclaration officielle n’avait été faite sur le sujet.
D’autres grands nobles du royaume et des intimes du nouveau Coronal occupaient des places de choix à proximité des Trois Puissances et de leur entourage immédiat : le duc Kanteverel de Bailemoona, le comte Kamba de Mazadone, le comte Iram de Normork, Dembitave de Tidias, Fisiolo de Stee, le prince Thaszthasz, gouverneur de la pluvieuse Kajith Kabulon, bien d’autres encore.
Parmi eux se trouvait la princesse Thismet dont le beau visage, au long des deux premières journées des festivités, avait conservé une expression particulièrement lugubre, ce qui n’avait pas échappé aux observateurs les plus perspicaces. Entourée de Melithyrrh, sa dame d’honneur, et de Thalnap Zelifor, le petit sorcier Vroon, à son service depuis peu, elle n’avait pratiquement pas ouvert la bouche, n’avait adressé à personne ni un sourire ni une parole affable, même quand lord Korsibar en personne s’était avancé vers elle, rayonnant de sa nouvelle gloire, pour lui offrir une coupe de vin doré aux reflets miroitants.
— À voir la mine renfrognée de Thismet, glissa Kanteverel de Bailemoona à Kamba de Mazadone, on croirait que Prestimion est devenu Coronal et non Korsibar !
— Elle rêvait peut-être d’un siège plus majestueux, répondit le comte Kamba. Elle voit son frère assis sur un grand trône, son père en a un aussi, même sa mère a le sien ; mais elle est noyée comme nous dans la masse des ducs et des princes.
— Les trois autres sont les Puissances du royaume, observa le duc Dembitave de Tidias. Où est-elle en comparaison ? Une princesse, rien d’autre, et seulement grâce au rang de son père.
— À mon sens, fit le comte Fisiolo de Stee, avec son irrévérence et son franc-parler coutumiers, ce serait plutôt l’apparence de sa mère qui lui donne ce visage chagrin. Personne n’avait revu Roxivail depuis… disons, vingt ans. Thismet devait s’imaginer retrouver une petite vieille toute ratatinée, certainement pas une rivale. Mais quand Roxivail reparaît, on dirait la sœur de Thismet plus que sa mère et elle porte une robe encore plus somptueuse que celle de Thismet.
Tout le monde éclata de rire ; la vanité de lady Thismet était de notoriété publique.
Un peu à l’écart de la zone centrale se trouvaient les sièges réservés aux premiers officiers municipaux. Les maires de la plupart des Cinquante Cités du Mont y avaient pris place, ainsi que ceux de certaines agglomérations plus lointaines, situées dans la vallée du Glayge et la péninsule de Stoienzar. Mais les villes d’Alhanroel les plus éloignées du Mont – Sefarad ou Alaisor, Michimang, Bizfern et toutes celles de l’autre versant du Mont Zygnor – n’étaient guère représentées et la colossale population des grandes métropoles de Zimroel ne l’était pas du tout : le couronnement avait été annoncé si vite qu’aucun envoyé du continent occidental n’aurait pu arriver au Château en temps voulu.
Au nombre des absents de marque figuraient Dantirya Sambail, en route pour Ni-moya et porteur de l’annonce officielle de la prise du pouvoir par un nouveau Coronal et le prince Prestimion de Muldemar, qui avait été invité, mais n’était pas encore arrivé. Au troisième jour des festivités, tandis que les épreuves du lancer du marteau et du saut de cerceau venaient de s’achever et qu’on préparait le terrain pour le tournoi, Farquanor s’avança vers le siège d’honneur du Coronal.
— Le voilà enfin, avec ses trois compères, annonça-t-il à Korsibar. Il est arrivé il y a une heure et s’est rendu directement dans ses anciens appartements.
— Sait-il que les jeux sont en cours.
— Oui, monseigneur. Il compte y assister bientôt.
— Qu’on lui envoie une escorte officielle, ordonna Korsibar. Garde d’honneur, oriflammes, tout l’apparat dû à un prince. Qu’on libère un siège, quatre sièges, à proximité du trône. Là, ajouta-t-il, en tournant la tête vers sa gauche. Ces sièges libres, juste derrière Venta et Mandrykarn. Qu’on les place là-bas.
— C’est le siège de Kanteverel, monseigneur, et celui de Thaszthasz, je pense.
— Qu’ils s’installent ailleurs aujourd’hui, s’ils viennent. Il faut traiter Prestimion avec ménagement. Comme un invité d’honneur. Avec tous les égards.
Farquanor salua et se retira. Peu après, un frémissement dans la foule signala l’arrivée du prince Prestimion, flanqué de Gialaurys et de Septach Melayn, le duc Svor légèrement en retrait. Tous quatre s’étaient manifestement habillés pour cette occasion exceptionnelle. Prestimion avait les mollets gainés de jambières dorées et une veste ivoire brodée de fils d’argent, sur laquelle il portait une grande cape de velours pourpre. Les trois autres étaient vêtus presque aussi somptueusement. Une escorte d’une douzaine de costauds de la garde du Coronal – cinq Skandars, les autres humains – formait autour d’eux un mur vivant tandis qu’ils s’avançaient vers les sièges que Farquanor leur avait réservés.
Korsibar se pencha en avant, légèrement sur le côté ; il adressa un sourire jovial et un signe de la main à Prestimion, en l’appelant son très cher ami, il déclara qu’il était ravi de le voir enfin et qu’il regrettait d’avoir été privé de sa compagnie les deux premiers jours des jeux.
Prestimion le remercia d’un sourire poli et de quelques mots de reconnaissance pour l’accueil qu’on lui avait réservé. Il ne fit pas le signe de la constellation.
Korsibar en prit note. Il remarqua aussi que sa sœur, de son siège, regardait Prestimion avec une étrange et terrible intensité, comme si le prince de Muldemar était un démon incarné qui venait de se matérialiser dans l’unique dessein de gâcher les fêtes du couronnement. Elle demeurait raide sur son siège, le regard fixe, les mâchoires serrées, la tête rentrée dans les épaules.
Trois assauts étaient au programme de l’après-midi : Kovac Derocha de Normork et Belditan de Gimkandale contre Yegan de Low Morpin et le fils cadet du duc Oljebbin, Alexiar de Stoien ; puis deux jeunes frères, des comtes de la lignée de Mavestoi, devaient affronter le vieux duc grisonnant de Sisivondal et son fils ; enfin, Lethmon Yearlock de Sterinmor et son redoutable frère borgne, Grayven, se mesuraient au fougueux vicomte Edgan de Guand et à son cousin Warghan Biais, le Maître des Douze Lacs. Kovac Derocha et Belditan avaient déjà fait leur entrée sur leur monture et allaient et venaient sur le terrain pour s’habituer aux animaux ; Yegan et Alexiar, encore dans l’enclos, s’apprêtaient à les suivre.
La silhouette massive du comte Farholt s’interposa entre Korsibar et le soleil.
— J’ai une requête à vous adresser, monseigneur, déclara le colosse.
— J’écoute.
— Gialaurys est arrivé. Je le défie en combat singulier.
Il y avait sur le visage de Farholt une expression farouche de cruauté sanguinaire.
— Ce sont des réjouissances publiques, Farholt, pas une occasion de vengeance, répondit sèchement Korsibar, qui avait gardé en mémoire le terrible combat de lutte du Labyrinthe. Il serait inconvenant que du sang soit versé aujourd’hui sur ce pré.
— Monseigneur, je désire seulement…
— Non. Nous l’interdisons.
Farholt, les yeux étincelants de rage, se tourna vers Sanibak-Thastimoon, assis à proximité.
— Je vous en conjure, grand mage, s’écria-t-il, faites-lui entendre raison ! Il m’oppose un refus sans m’écouter. Et pourquoi ? Gialaurys est mon ennemi. Je demande à l’affronter.
— Le Coronal a parlé, fit le Su-Suheris sans montrer la moindre émotion. Vous n’en ferez rien.
— Pourquoi, pourquoi ? bafouilla Farholt, le visage cramoisi, avant de cracher par terre. L’occasion est belle de nous débarrasser pour de bon de ce singe ! Donnez-le-moi ! Je vous en prie, monseigneur !
— Il n’y aura pas de sang versé aujourd’hui, répondit Korsibar, en laissant percer son agacement. Assis, Farholt !
— Vous avez bien fait, monseigneur, dit Sanibak-Thastimoon, quand Farholt eut regagné sa place en maugréant. Nul n’a envie de voir ces deux-là se retrouver face à face. Mais Farholt a raison de dire que Gialaurys est un ennemi, et pas seulement le sien. Il représente un danger pour notre cause.
— Un danger ? Comment cela ? Tout se passe bien pour nous.
— Pour le moment. Mais Gialaurys est infiniment plus vindicatif que son maître. Il garde une rancune tenace de la perte de la couronne ; il a le pouvoir de susciter la colère de Prestimion, peut-être même de le pousser un jour à se rebeller. Permettez-moi de m’occuper de lui, monseigneur.
— Qu’envisagez-vous ?
— Un combat singulier, comme l’a proposé Farholt. Nous pouvons nous débarrasser de lui le plus innocemment du monde. Il peut y avoir dans une joute un accident qui ne ressemble aucunement à un crime prémédité.
— J’ai dit que je ne voulais pas voir verser le sang aujourd’hui !
— Pas par Farholt, monseigneur, non. Cela ressemblerait à une déclaration de guerre, si Farholt abat Gialaurys sous les yeux de Prestimion, après ce qui s’est passé entre eux dans le Labyrinthe. Je connais quelqu’un qui fera le travail, le maquillera en accident et l’on n’y verra que du feu.
Sanibak-Thastimoon indiqua un mage assis au milieu des sorciers, au premier rang de la tribune, un homme de Zimroel, du nom de Gebel Thibek, grand, costaud, aux membres longs, mais dont Korsibar ignorait qu’il eût des aptitudes au combat.
— Lui ? fit le Coronal, perplexe. Ce n’est pas un jouteur, mais un de vos mages ! Gialaurys l’expédiera d’un coup de lance à mi-chemin de Suvrael.
— Il a ses armes, monseigneur.
— Est-ce bien raisonnable, Sanibak-Thastimoon ? demanda Korsibar, le regard fixé sur le bout de ses doigts.
— Votre situation, monseigneur, est plus précaire que vous ne l’imaginez. Ce Gialaurys en est une des raisons. Autorisez-moi à en finir avec lui.
Dans la lice, le premier assaut avait commencé. Korsibar hésita un long moment, faisant mine d’accorder son attention aux chevaliers, observant Kovac Derocha et Yegan de Low Morpin qui tournaient l’un autour de l’autre sur leur fringante monture tandis que Belditan de Gimkandale et Alexiar de Stoien couraient furieusement une lance. Puis il se retourna vers le Su-Suheris.
— Faites ce qui vous paraît le mieux, dit-il.
Le combat singulier ajouté au programme du jour fut intercalé en troisième position, à la suite de l’assaut entre les deux comtes Mavestoi et le couple de Sisivondal. Pris au dépourvu par le défi lancé par un homme qu’il ne connaissait pas et aucunement équipé pour une joute, Gialaurys avait besoin d’un peu de temps pour aller revêtir la tenue appropriée. Mais il accepta le défi de bon gré, pratiquement sans hésiter.
— Je suis resté assez longtemps inactif, mon ami, dit-il à Prestimion qui exprimait son inquiétude sur la soudaineté de ce défi inopiné. Voilà l’occasion de montrer à tous ces séides de Korsibar que je sais tenir une lance par le bon bout.
Il partit se changer, choisir une monture parmi celles des écuries royales et éprouver la résistance et l’équilibre de quelques lances.
Le premier combat n’était pas encore achevé. Kovac Derocha de Normork avait désarçonné son adversaire et se tenait près de lui, attendant l’issue de l’assaut entre Belditan et Alexiar. Si Belditan était jeté à bas, Kovac Derocha affronterait Alexiar. Mais il semblait qu’aucun des deux ne fût capable de démonter son adversaire. Cinq fois, ils coururent l’un contre l’autre, cinq fois les lances s’entrechoquèrent et les cavaliers allèrent de l’avant, toujours sur leur monture. Le spectacle n’était pas des plus beaux. Prestimion, qui montrait des signes d’impatience, se leva pour aller s’entretenir avec quelques seigneurs qu’il n’avait pas revus depuis le Labyrinthe : Kamba, Fiosolo, deux ou trois autres.
Le duc Svor, qui était resté à sa place, se tourna vers Septach Melayn.
— Ce défi m’inquiète, dit-il.
— Moi aussi. Qui est ce Gebel Thibek ? Il était assis parmi les mages avant de se lever pour jeter le gant à Gialaurys.
— C’est bien un mage, mon ami. J’ai entendu parler de lui : un des disciples de Sanibak-Thastimoon.
— Je croyais que seuls des hommes de haute naissance s’affrontaient ici.
— Peut-être est-il un mage bien-né, fit Svor. S’il en existe. Ce n’est pas son ascendance qui me préoccupe, mais ses dons.
— À la joute, Gialaurys est sans égal.
— Je ne parlais pas de ces dons-là.
— Ah ! fit Septach Melayn. Tu redoutes quelque perfidie ?
— Nous sommes entre gens de bonne compagnie, répondit Svor d’un air retors. Mais il faut toujours prévoir l’imprévu.
Septach Melayn approuva en souriant et se pencha en avant pour suivre les chevaliers.
Prestimion revint peu après. Il semblait plus détendu.
— On ne parle que de Roxivail et de Thismet, fit-il en s’installant sur son siège. De la beauté de la Dame Roxivail et de la mine renfrognée de la princesse.
— La Dame Roxivail a un bon mage, glissa Septach Melayn avec un clin d’œil. Une telle beauté à son âge tient de la magie. Elle a au moins quarante ans ; quarante-cinq, même.
— Plus encore, à ce qu’on murmure, fit Svor. Mais elle n’a rien eu d’autre à faire, pendant toutes ces années passées dans la chaleur suffocante de Shambettirantil que de prendre les eaux de jouvence, s’immerger dans la boue de beauté luisante et, je suppose, écouter, jour après jour, les paroles magiques destinées à lui conserver une éternelle jeunesse. J’imagine, poursuivit-il avec un petit rire sans joie, les rêves qu’elle apportera quand elle sera devenue la Dame de l’île ! Un visage comme le sien, s’insinuant dans une âme endormie. Ces yeux… ce sourire lascif…
— Regardez sa fille, coupa Prestimion. Les yeux de Thismet lancent des éclairs. Elle en a le visage tordu, déformé ! Elle ne quitte pas sa mère du regard, comme si elle ne pouvait lui pardonner de paraître aussi jeune. Ou même d’être là, tout simplement. Que s’imaginaient-ils, en volant la couronne pour Korsibar ? En devenant la Dame de l’île, Roxivail serait obligée de quitter sa lointaine retraite ; cela ne leur est donc pas venu à l’esprit ?
— J’ai plutôt l’impression, glissa Septach Melayn, que les regards de Thismet sont plus tournés vers toi que vers sa mère. Tu vois, elle regarde dans notre direction ! Et il n’y a pas de tendresse sur ce visage, hein, Prestimion, pas la moindre tendresse ! Une femme incommode qui remue de sombres pensées derrière son joli front.
— Redoute-t-elle que, de mon siège, je tende le bras pour arracher la couronne de la tête de son frère bien-aimé ? lança Prestimion. L’idée m’en a bien traversé l’esprit, mais… Regardez, voilà Gialaurys !
En tenue de joute, Gialaurys venait d’entrer dans le champ clos, chevauchant une monture de course si ardente et fougueuse qu’on eût dit un démon crachant le feu plus qu’une bête de somme. Elle avait les pattes longues et minces, un dos étroit, tranchant comme un rasoir ; sa robe lustrée était d’un violet vif tirant sur le rouge et une férocité démoniaque se lisait dans ses yeux jaunes cerclés de rouge. Derrière Gialaurys venait le mage Gebel Thibek sur un coursier puissant mais beaucoup moins fougueux, mieux adapté, peut-être, à un long voyage en terrain accidenté qu’aux charges rapides et aux volte-face de la joute.
Gialaurys semblait avoir pris la mesure de sa monture, qui eût très probablement désarçonné en un rien de temps un cavalier de moindre expérience. Il se tenait avec assurance vers l’avant de la selle naturelle qui interrompait l’étroite colonne vertébrale de l’animal, les jambes enfoncées dans ses flancs rebondis, bien droit, avec une bonne assiette, la hampe de la lance reposant légèrement sur le pli du bras. Bien que manifestement indignée d’avoir à supporter un cavalier, la monture semblait admettre la domination de Gialaurys et lui en témoigner un certain respect.
Celui qui avait élevé cet animal en avait fait un coursier diabolique, doté d’une énergie volcanique et d’un tempérament instable. Les montures de course, comme les races plus lentes et pesantes, utilisées pour les transports ordinaires, étaient des créatures artificielles conçues longtemps auparavant pour la commodité de l’homme, le produit d’une antique science pas très éloignée de la sorcellerie et tombée dans l’oubli. L’art de les fabriquer était perdu depuis longtemps, mais ces créatures synthétiques étaient capables de se reproduire seules, comme les animaux naturels, et différentes races avaient été créées par la sélection. La monture de course, la plus prisée de toutes, était réservée à l’usage exclusif de la noblesse du Mont du Château. Mais bien peu eussent été capables de maîtriser la monture de Gialaurys.
Gialaurys et Gebel Thibek se placèrent chacun d’un côté de la lice, saluèrent et chargèrent impétueusement. La monture de Gialaurys était tellement plus rapide que celle de son adversaire qu’elle avait parcouru près du double de la distance lorsqu’elles se croisèrent. Comme le voulait la coutume, les deux hommes ne cherchèrent pas à se toucher lors du premier assaut, se contentant d’effleurer de la pointe de la lance l’arme de l’adversaire. Puis ils firent tourner leur monture et s’élancèrent derechef l’un vers l’autre ; Gialaurys leva sa lance dans la position qui lui était habituelle. Sa monture avançait si vite que ses sabots semblaient à peine effleurer l’herbe ; Gebel Thibek, attendant l’attaque, paraissait lent et hésitant. Il tenait sa lance d’une main malhabile, le fer incliné vers le sol.
— Et voilà, fit Prestimion. Il va toucher et le désarçonner.
Mais non. Gialaurys dirigea sa lourde lance vers le cercle noir tracé au centre du justaucorps de cuir matelassé de Gebel Thibek. Mais il se passa quelque chose ; au dernier moment, le mage leva sa lance pour effectuer une parade inattendue, faisant glisser la pointe le long de la hampe de l’arme de Gialaurys, qui fut détournée et passa près de lui sans le toucher.
— Comment est-ce possible ? demanda Septach Melayn sans dissimuler son étonnement. Y aurait-il de la sorcellerie dans l’air ?
— Je dirais qu’il est plus fort que nous ne le pensions, répondit Prestimion. Ce n’est pas un adversaire à prendre à la légère. Je me demande pourquoi nous n’avions jamais entendu parler de lui.
Un nouvel assaut avait commencé. Cette fois encore, Gialaurys guida sa monture avec une suprême efficacité ; cette fois encore les mouvements défensifs de Gebel Thibek parurent empruntés et inappropriés. Et pourtant, quand les deux cavaliers se croisèrent, au beau milieu du champ clos, la lance de Gialaurys oscilla bizarrement juste avant l’impact et son adversaire l’écarta aisément, dédaigneusement, d’un grand coup retentissant qui déclencha des acclamations dans l’entourage de Korsibar et un cri étouffé de stupéfaction chez Prestimion et Septach Melayn.
— Il y a quelque chose qui ne va pas du tout, murmura Prestimion.
De fait, Gialaurys se tenait bizarrement sur sa monture, fortement penché sur le côté, presque à moitié hors de la selle. Il tenait sa lance beaucoup trop bas sur la hampe, comme quelqu’un qui n’a pas l’habitude de cette arme. Et il n’était plus aussi maître de sa fougueuse monture, qui allait à petites foulées nerveuses, comme si elle s’apprêtait à tenter de le démonter.
— Il se conduit d’un seul coup comme s’il était ivre, fit Septach Melayn.
— Pas Gialaurys, répliqua Prestimion. Jamais il n’aurait bu avant d’entrer dans la lice.
— Ce n’est pas le vin qui lui fait cela, dit Svor. Regardez sous le casque du mage, les lèvres qui remuent. Il parle à Gialaurys. Il lui jette un sort, peut-être. Pourquoi auraient-ils choisi un mage pour le provoquer et non quelqu’un comme Farholt, s’ils n’avaient eu l’intention de recourir à la sorcellerie ?
Gialaurys repartit vers l’extrémité du champ clos, en se tenant de plus en plus mal, comme un ivrogne. On eût dit un bouffon. De la tribune opposée s’élevèrent des huées railleuses. Gebel Thibek prit position au centre du terrain, cria par trois fois le nom de Gialaurys et brandit par trois fois sa lance, le signal pour son adversaire de se retourner et de charger. À l’évidence, Gialaurys avait des difficultés pour faire tourner sa monture ; il réussit enfin à faire face à son adversaire.
Une nouvelle fois, ils s’élancèrent l’un vers l’autre. Gialaurys secoua la tête, comme pour se débarrasser d’une brume qui lui voilait le cerveau. Il eut toutes les peines du monde à parer l’attaque de Gebel Thibek, qui visait le cœur, sans même pouvoir y répondre.
Les lances se terminaient par un fer pointu. Un coup porté au mauvais endroit ou mal détourné pouvait être fatal. Et Gialaurys semblait maintenant incapable de se défendre. Son état empirait à vue d’œil ; il n’était plus maître de lui-même. Si cela devait continuer, il allait basculer de sa monture et s’affaler par terre sans même avoir été touché.
Prestimion se leva à demi.
— Il faut arrêter le combat, lança-t-il en direction de Navigorn, le Maître des Jeux de cette troisième journée, en s’efforçant d’attirer son attention. Gialaurys n’est pas en état de continuer.
Mais Navigorn regardait de l’autre côté.
La main du duc Svor se referma sur le poignet de Prestimion.
— Regarde, fit-il.
En trois bonds, Septach Melayn était descendu de la tribune ; il avançait en vociférant dans la lice du pas titubant d’un homme qui vient de vider coup sur coup six flacons de vin et en cherche encore un autre. Il avait dégainé son épée et la brandissait furieusement. La foule se mit à hurler.
À la vue de la lame d’acier, la monture de Gialaurys s’écarta, se cabra et faillit désarçonner son cavalier. Sa lance lui échappa, mais il parvint à se retenir à la lourde crinière de l’animal qui courait nerveusement en tous sens. Le coursier de Gebel Thibek, plus placide, ne bougea pas. Le mage furieux cria à Septach Melayn de dégager le terrain ; Septach Melayn répondit d’une voix avinée par une bordée d’injures et un moulinet dans le vide. Gebel Thibek répliqua d’un violent coup de lance, dans l’intention évidente non de le repousser mais de l’embrocher. Si Septach Melayn n’avait bondi de côté avec une prodigieuse agilité, il aurait eu la poitrine transpercée.
— Quoi ? s’écria Septach Melayn d’une voix pâteuse, en continuant de s’agiter comme quelqu’un qui a perdu la raison. Est-ce un démon qui chevauche cette monture ? Oui ! Oui, un démon !
Il ramassa prestement la lance de Gialaurys et la fit tournoyer en décrivant un grand cercle ; l’arme frappa Gebel Thibek sous un bras et le jeta à bas de sa monture.
— Un démon ! répéta Septach Melayn. Il faut l’exorciser !
Le sorcier se remit debout en vacillant et recula en prononçant des paroles magiques accompagnées de signes dirigés contre son adversaire. Mais Septach Melayn, avec un rictus de fou, s’élança à petits pas bondissants et, sans changer de rythme, plongea son épée dans le ventre de Gebel Thibek ; la lame perça le mage de part en part et ressortit de quinze centimètres dans son dos.
Un grand cri de stupeur et d’horreur s’éleva. Des gardes se précipitèrent dans la lice. Septach Melayn s’écarta en chancelant sur ses jambes comme un ivrogne et écarquilla les yeux en les fixant sur son épée et le bras qui la tenait, comme s’ils avaient frappé le mage de leur propre initiative. Il se fraya un chemin dans la cohue et s’avança jusqu’au pied de la tribune.
— Monseigneur ! s’écria-t-il en levant les yeux vers Korsibar. Monseigneur, c’était un accident… J’implore votre pardon, monseigneur ! J’ai cru que cet homme était un démon qui ensorcelait mon ami…
Prestimion descendit dans la lice et prit Septach Melayn par les épaules pour le faire sortir.
— Ce sale sorcier ! murmura Septach Melayn pour n’être entendu que de Prestimion et d’une voix parfaitement claire. Il s’en est fallu de peu qu’il ne transperce Gialaurys de sa lance, comme je l’ai fait !
— Viens, fit Prestimion. Dépêchons-nous. Il se tourna vers Korsibar dont le visage était dur, sombre et déformé par la colère, et parvint à feindre la stupeur et l’inquiétude.
— Monseigneur, c’est affreux… Il a bu beaucoup trop de vin, son cerveau est obscurci par l’alcool. Il ne s’est pas rendu compte de ce qu’il faisait. Il a seulement vu son ami en grand danger, du moins c’est ce qu’il lui a semblé.
— Pardonnez-moi ! gémit Septach Melayn d’une voix pitoyable et chevrotante que nul n’avait jamais entendue sortir de sa bouche. J’implore votre pardon, monseigneur ! Pardon !
— Par la Dame ! s’écria Gialaurys d’un ton furieux, dès qu’ils eurent regagné les appartements de Prestimion. J’aurais dû l’embrocher tout de suite, dès le premier assaut, au lieu de toucher courtoisement sa lance. Mais on ne m’a pas appris à massacrer les gens pour l’amour du sport et comment aurais-je pu savoir ce qu’il avait derrière la tête ? J’étais pourtant averti, par la Dame ! C’était comme le combat de lutte du Labyrinthe, mais, cette fois, avec une arme plus mortelle que les bras et les mains de Farholt. Quand je suis passé près de lui dans le deuxième assaut, il murmurait déjà ses paroles magiques. Alors, je me suis dit que c’en était fait de moi, que mon cerveau s’embrouillait, mes forces me quittaient, que j’allais périr devant toute la cour et qu’on allait penser que j’avais perdu mes qualités de chevalier. Je l’aurais tué, si j’avais pu. Mais j’étais dans le brouillard.
Il tremblait, le visage livide de colère. Prestimion lui tendit un flacon de vin qu’il vida d’un trait, sans prendre le temps de le verser dans une coupe, et jeta de côté.
— C’était folie d’affronter un mage en combat singulier, fit Svor. J’aurais dû te mettre en garde.
— Personne n’écoute jamais tes appels à la prudence, Svor, glissa Septach Melayn d’un ton dégagé. Tel est ton destin. Mais nous avons au moins l’assurance que celui-ci ne nous jettera pas un sort demain.
— Tout cela était de la folie, coupa Prestimion, l’air sombre. Aussi bien d’accepter le défi que de tuer le mage. Tu as de la chance de ne pas dormir ce soir dans un cachot du Château, Septach Melayn.
— Il m’avait provoqué ; tout le monde l’a vu. Il a dirigé sa lance vers moi dans l’intention de me tuer, alors que je n’étais qu’un pauvre ivrogne venu perturber le combat. Qui pourrait nier que je l’ai occis en légitime défense ?
— Tu es descendu dans la lice dans l’intention de le tuer, répliqua Prestimion.
— Oui. C’est la vérité. Mais il avait lui-même l’intention de tuer Gialaurys. Aurais-tu préféré cela ?
Prestimion ouvrit la bouche pour répondre, mais aucun son ne sortit de sa gorge.
— J’allais à une mort certaine, reprit Gialaurys. Il psalmodiait un sortilège, l’étreinte de démons se resserrait sur moi… Je n’y voyais presque plus, j’avais toutes les peines du monde à rester sur ma monture…
Il tendit la main pour prendre un autre flacon de vin.
— Je savais que j’allais mourir, poursuivit-il, mais j’étais incapable de fuir. Je ne ressentais aucune peur, seulement de la colère de m’être fait piéger de la sorte. Leur plan était de me tuer. Si Septach Melayn n’était pas intervenu, j’aurais rejoint la Source ce soir.
— Le plan de qui ? demanda Prestimion. Korsibar, tu crois ?
— Tu ne cesses de nous répéter que c’est une personne honorable, répondit Gialaurys en secouant la tête. Qui s’approprie le trône, certes, mais n’en est pas moins un homme d’honneur. Eh bien, disons donc que nous lui sommes très chers. C’est Sanibak-Thastimoon qui a envoyé le mage contre moi. Et le prochain, j’en jurerais, contre qui il exercera sa magie, ce sera toi.
— Qu’il essaie ! lança Prestimion en riant.
— Il le fera ! As-tu remarqué que le Château grouille de sorciers, à l’occasion des fêtes du couronnement ? La fumée d’encens flotte dans toutes les salles et on ne peut faire un pas dans un couloir sans entendre des incantations. Tu n’as donc rien vu quand nous sommes arrivés ? Korsibar a encore la moitié des mages de Confalume à son service, tous les siens et des nouveaux, que nous n’avions jamais vus. Son règne sera celui de la sorcellerie, Prestimion ! Cette armée de sorciers est rassemblée au Château pour effrayer et intimider quiconque oserait dire que Korsibar n’est pas le souverain légitime ; ce défi était le premier coup porté contre nous, les ennemis notoires de Korsibar. Le prochain sera dirigé contre toi, mon ami. Retirons-nous d’ici sans perdre un instant.
— Tu peux partir, fit Prestimion. Je ne te retiendrai pas, ni toi ni aucun de vous. Tu n’as pas à rester. Je le dois.
— Pour qu’on te jette des maléfices ?
— Des maléfices ? s’écria Prestimion. Qu’ai-je à faire de maléfices ? Oh ! Gialaurys ! Gialaurys ! Me faudra-t-il supporter éternellement ces bêtises ? Ces incantations ne sont que murmures dénués de sens. Les démons n’existent pas ! Il n’y a pas de sorcellerie !
— Que m’est-il donc arrivé dans le champ clos ? Ai-je été victime d’une insolation ?
— Des illusions en état d’hypnose, répondit Prestimion. Voilà ce que le mage a provoqué. Tu étais déjà à moitié disposé à croire tout ce qu’il murmurait ; plus qu’à moitié. Il s’est donc servi de ta propre crédulité contre toi et t’a hypnotisé pour t’affaiblir et te brouiller les idées.
Gialaurys frappa ses poings l’un contre l’autre et poussa un long soupir de frustration.
— Appelle cela de l’hypnose, appelle cela de la magie, peu importe le mot. Il a pris le contrôle de mon esprit, comme le prévoyait leur plan. Tu es si intelligent, Prestimion, et moi j’ai l’esprit si lent, comme Septach Melayn aime à le dire, mais tout me semble très clair, tout ce que vous refusez de voir. La magie existe sur notre planète, elle est efficace et celui qui n’y croit pas doit mourir.
— Le crois-tu vraiment ? fit posément Prestimion. Nous avons déjà eu cette discussion.
Gialaurys ferma les yeux et prit une longue inspiration pour se calmer.
— N’en parlons plus, reprit-il. Chacun croit ou ne croit pas, c’est une affaire personnelle. Mais reconnais au moins que nous sommes en danger ici. Pourquoi Septach Melayn n’a-t-il pas été arrêté pour avoir tué un homme au cours d’une joute ? Non parce qu’il était en état de légitime défense, mais parce que Korsibar sait que le mage avait été envoyé dans la lice pour me supprimer et qu’il redoute qu’une enquête ne le révèle ! Je le répète, il faut partir dès ce soir !
— Nous ne risquons rien tant que nous restons sur nos gardes, répliqua Prestimion avec obstination. Comment pourrais-je repartir dès le jour de mon arrivée ? Ce n’est pas concevable. Je dois, par courtoisie envers Korsibar, assister aux cérémonies. Il est le Coronal, quelle que soit la manière employée pour y parvenir ; je suis venu pour son couronnement et j’appartiens à la noblesse du royaume. Mais je le répète : rien ne vous oblige à rester. Partez, si vous voulez, ajouta-t-il en les regardant l’un après l’autre au fond des yeux. Partez.
— Répète-le encore une fois, fit Septach Melayn, et nous allons en venir aux mains. Nous sommes arrivés avec toi, nous resterons à tes côtés. Du moins, en ce qui me concerne… Gialaurys ?
— Il serait, à mon avis, plus prudent de partir. Mais si vous restez, Prestimion et toi, je ne vous quitte pas.
— Et toi, Svor ? demanda Septach Melayn.
Le petit duc caressa lentement les poils de sa barbe courte.
— Cet endroit n’est pas sûr, comme je l’avais dit avant de venir et comme les événements d’aujourd’hui le confirment. Mais nous ne sommes pas venus au monde pour vivre éternellement. Je reste aussi, Prestimion, même si cela ne m’enchante guère.
Thismet et Thalnap Zelifor marchaient côte à côte sur la terrasse de la résidence de la princesse, d’où une vue magnifique s’offrait à l’est sur les pentes du Mont. Dans l’après-midi finissant, le ciel était pommelé et des roulements de tonnerre affaiblis par la distance se faisaient entendre plus bas, où un orage devait éclater sur une des Cités Tutélaires, ou même encore plus loin. Mais à cette altitude l’air était doux et serein. Thismet allait lentement, réglant son pas sur celui du minuscule Vroon, et baissait de temps en temps les yeux sur le petit être, comme s’il eût été un animal de compagnie amusant qui s’attachait à ses pas. Mais elle savait qu’il n’en était rien.
Elle lui avait tout raconté ; maintenant, elle dépendait de lui et attendait qu’il lui indiquât la voie à suivre. La hideuse créature, pas plus lourde qu’un tas de plumes, si petite qu’elle aurait presque pu tenir sur la paume de sa main, avec sa multitude de petits membres qui se tortillaient en permanence, sa tête affreuse, son petit bec crochu et ses grands yeux jaunes dont les pupilles inquiétantes étaient en forme de bandes noires horizontales, était devenue son mentor, le seul être qui pût la sauver.
— Vous avez regardé l’horoscope que j’ai reçu de Sanibak-Thastimoon ? demanda-t-elle.
— Non seulement je l’ai regardé, mais je l’ai étudié de long en large et en travers. J’ai en outre fait mes propres prédictions, d’après les nombres que vous m’avez donnés.
— Et alors ?
— Une confirmation totale. Ce Sanibak-Thastimoon a fait un travail superbe. Il n’y a pas meilleur que lui dans cette science.
— Si seulement je pouvais encore lui faire confiance. J’avais confiance en lui naguère, plus qu’en quiconque. Mais c’était une bêtise. Il a toujours été le laquais de mon frère et ne m’apportait que des miettes de la table de Korsibar, par courtoisie, peut-être, jamais par fidélité envers moi. Vous êtes le seul en qui je place ma confiance, Thalnap Zelifor. Vous et Melithyrrh. Une confirmation totale, dites-vous, poursuivit-elle, les yeux brillants. Il avait dit que je réaliserai de grandes choses. Vous aussi ?
— Regardez, fit le Vroon.
Il lança en l’air une demi-douzaine de ses tentacules pour encercler sa tête et les fit mouvoir rapidement, selon un mouvement trop compliqué pour que les yeux de la princesse puissent le suivre ; d’un seul coup, comme par magie, un ensemble éclatant de lumières de couleur, un vert intense et palpitant, un violet profond et vibrant, et un rouge ardent, se matérialisa devant eux. Des lignes noir et jaune traversaient cette éblouissante toile de fond comme des comètes déchirant le firmament. On eût dit la carte d’un continent encore à découvrir.
— Voici votre carte, princesse. Votre ligne du destin est la jaune. La noire est celle de lord Korsibar. Voyez comme elles partent du même point, votre ligne et la sienne ; vous êtes nés du même sein et cela vous unit pour la vie. Regardez, ici, dans cette zone où elles s’entortillent et s’entrelacent tout en suivant une ligne droite, c’est votre enfance heureuse et la sienne, ces longues années de douce oisiveté au Château, l’enfance indolente et choyée du prince et de la princesse… Pardonnez-moi l’expression, mais c’est ainsi, on n’y pourra rien changer et je dois être avec vous d’une franchise totale, sinon quelle valeur auraient mes services ? Indolente vous étiez, ne m’en veuillez pas de le dire.
— Je n’ai que faire de la politesse, affirma Thismet. Je préfère la vérité.
Ses yeux allaient et venaient rapidement, cherchant à lire la trajectoire des lignes jaune et noir, mais le tracé était trop confus ; il fallait un mage pour l’interpréter.
— Maintenant, regardez bien. Ici et là. Vos deux lignes, qui étaient plates, commencent à s’élever. L’état de santé du Pontife se dégrade. Votre père doit lui succéder sur le trône pontifical. Prestimion sera Coronal. Mais non, non, votre ligne du destin et celle de Korsibar s’y opposent. Son heure vient enfin, et la vôtre. Voyez, là, vos deux lignes qui s’élèvent sans à-coups, jour après jour, la vôtre juste au-dessous de la sienne, la soutenant, la poussant toujours plus haut…
— Comme cela s’est passé dans la réalité, quand j’ai fait germer dans son esprit l’idée de s’emparer de la couronne.
— Oui. Oui. Et le voilà, qui continue à grimper. Coronal de Majipoor.
La ligne noire, qui s’était épaissie, montait maintenant en flèche, s’élevait comme une fusée, à pic sur le fond chatoyant rouge et vert.
— Et ma ligne ? Où est-elle passée ?
Thismet la cherchait fébrilement du regard, mais tout n’était que confusion et tourbillons de couleurs.
— Je viens de la voir, la ligne jaune, et maintenant… maintenant…
— Ah ! princesse ! Au bord de cette carte, nous arrivons à ce que nous appelons dans notre jargon un nœud, un point de jonction entre différents avenirs possibles, où rien n’est certain, car des forces antagonistes s’exercent et les résultats sont soumis à de grandes décisions qui restent en suspens.
— Je vous paie bien, riposta sèchement Thismet, pour me donner des certitudes, non des possibilités.
Elle baissa les yeux vers le petit Vroon. Elle sentait derrière ses tempes le martèlement précipité de ses veines ; le froid avait gagné ses doigts et ses orteils, les muscles de ses lèvres et de ses joues étaient endoloris par l’expression contractée qu’elle avait prise si souvent ces derniers temps. Les premières semaines passées au Château depuis son retour avaient été une épreuve, alors qu’elle n’espérait y trouver que joie et triomphe.
Avait-elle commis une erreur en ayant une telle foi dans son nouveau sorcier ? Il n’avait pas vraiment donné satisfaction à ses précédents employeurs. Et elle s’était liée à lui comme s’il était l’unique possesseur de la clé de tous les mystères de l’univers.
— Princesse, princesse, princesse ! reprit le Vroon dans un grand frisson de tentacules. Tout dépend de vous ! L’occasion est belle ! Saisissez-la !
Il indiqua le côté gauche, embrouillé de la carte, qui, pour Thismet, n’avait rien de compréhensible.
— Tout devient clair, poursuivit le sorcier. Il faut réagir, il n’y a plus de temps à perdre. Dès l’instant de votre conception, votre destinée a été indissolublement unie à la sienne et l’on voit ici qu’il en ira ainsi pour vous comme pour lui jusqu’à la fin de vos jours… sauf si vous négligez de passer aujourd’hui à l’action. L’inaction séparera les deux lignes. Vous m’avez dit que ce que vous voulez, au fond de vous-même, est un poste de responsabilité dans le royaume.
— Oui. C’est mon espoir et mon désir le plus cher. Maintenant, répondez-moi, si cela vous est possible : si nos lignes sont indissolublement unies, comme vous dites – et Sanibak-Thastimoon m’a affirmé la même chose – comment se fait-il que Korsibar soit Coronal et moi… rien du tout ?
— Peut-être n’occupez-vous pas en ce moment une haute position, princesse, mais vous êtes destinée à accomplir de grandes choses. À condition de savoir saisir l’occasion.
— Oui, et de quelles choses s’agit-il ? Haut Conseiller, peut-être ? Le poste ira à Farquanor, j’imagine. Membre du Conseil ? Korsibar ne m’a pas dit un mot là-dessus. Depuis plusieurs jours, il prend un air chagrin quand je m’approche de lui. Il sait que j’ai quelque chose à lui demander et semble décidé à ne pas me l’accorder. Mais pourquoi ? pourquoi ? Je l’ai fait roi ! Cela ne mérite-t-il pas une récompense ?
— Avez-vous sollicité quelque chose de précis, princesse ? demanda Thalnap Zelifor.
— Comment aurais-je pu ? Que faudrait-il que je demande ? Je lui ai raconté ce rêve que j’ai fait, celui des deux trônes, où nous étions face à face dans la Salle du Trône. Il a éclaté de rire et m’a dit que ce n’était qu’un rêve, que toutes sortes de fantasmes passaient dans les rêves. Puis je lui ai fait savoir de nouveau, par le truchement de Sanibak-Thastimoon, que j’espérais un poste dans le gouvernement. Je n’ai pas eu de réponse.
— Quel poste avez-vous demandé ?
— Aucun en particulier. Un poste auquel s’attache un certain pouvoir, c’est tout.
— Voilà votre erreur, princesse. Et voilà pourquoi la carte aborde cette zone d’incertitude.
— Dites-moi ce que j’aurais dû demander.
— Vous dites avoir rêvé de deux trônes identiques dans une salle du trône. Vous avez votre réponse.
Le Vroon leva vers Thismet un regard triomphant ; ses yeux dorés et protubérants brillaient de conviction véhémente.
— Un règne conjoint ! Vous et votre frère, qui avez partagé le ventre de votre mère, devez partager le pouvoir et gouverner ensemble ! Quelle autre signification votre rêve pourrait-il avoir ?
Thismet en demeura béante de stupeur.
— Parlez-vous sérieusement ?
— Et vous, princesse ?
— Quand j’ai raconté mon rêve à Sanibak-Thastimoon, il m’a déconseillé de prendre un rêve quel qu’il soit au pied de la lettre. Et vous me dites précisément le contraire.
— En effet.
— Jamais deux Coronals n’ont régné conjointement. Jamais une femme n’est montée sur le trône.
— Jamais non plus un fils n’a succédé à son père, si je ne me trompe.
Elle le regarda bouche bée. Dans tous ses fantasmes de pouvoir, il ne lui était pas venu un instant à l’esprit d’essayer de réaliser littéralement son rêve. Avoir osé imaginer son frère en roi lui suffisait ; pour sa part, elle espérait au mieux un poste clé dans le gouvernement, certainement pas un trône pour elle, malgré ce qu’elle avait vu en rêve. C’eût été de la démence ! Korsibar avait fait mine jusqu’alors de ne pas comprendre ses allusions les plus discrètes pour obtenir un poste important. Et maintenant… maintenant…
— Regardez la carte, princesse ! s’écria Thalnap Zelifor.
Elle regarda. Sans comprendre. Elle ne vit que des lignes en zigzag, dépourvues de signification.
— Tout est là, tout se déploie devant vous, comme une voie pavée des étoiles du ciel ! Ce n’est plus le moment d’être timorée. Allez le voir. Faites-lui part de vos véritables ambitions. Qu’il comprenne que vous tenez à les réaliser. Votre frère n’est pas un être fort. Il ne peut opposer qu’une résistance limitée ; quand une volonté plus forte s’oppose à la sienne, il capitule. Vous le savez, princesse.
— Oui, je le sais. Et ma volonté est plus forte.
— Assurément. Allez le voir.
Pourquoi pas ? Pourquoi pas ?
La tête lui tournait. Des lumières et des couleurs tournoyaient devant ses yeux. La carte que le Vroon avait fait apparaître s’ouvrit et s’élargit jusqu’à emplir tout le ciel. Elle avait dit à Melithyrrh qu’elle voulait être reine, mais qu’entendait-elle par-là ? Le mot lui était simplement venu sur les lèvres. Reine ? Il n’y avait pas de reine sur Majipoor. Mais un Coronal était roi et si un Coronal était une femme, il serait reine, bien sûr ! Coronal, elle ! La fille couronnée du roi son père, la sœur couronnée du roi son frère, siégeant sur le second siège qu’elle ferait élever dans la somptueuse Salle du Trône de son père.
Pourquoi pas ?
Pourquoi pas ?
— Tu peux entrer, ma sœur, dit Korsibar.
Il posa les mains à plat sur le grand bureau en palissandre rouge qui avait été celui de son père, de lord Prankipin avant lui et de tous les Coronals du passé, depuis que la splendide suite avait été construite sous le règne du grand bâtisseur qu’était lord Dizimaule. Il regarda Thismet entrer et s’avancer vers lui d’un pas rapide et décidé, à travers la salle immense au sol orné d’incrustations de semotan, de bannikop et de ghazyn.
Elle s’arrêta devant lui, frêle et dangereuse. Elle donnait toujours l’impression d’être sur le point d’exploser. Sa moitié, son alter ego féminin, sa compagne utérine, belle, volontaire, débordant d’une énergie non canalisée. Elle lui faisait peur. Elle était et serait toujours pour lui une menace permanente. Il se sentait si fatigué, après ces semaines mouvementées et le ratage cauchemardesque de Septach Melayn et du mage, cette terrible erreur de calcul commise dans le champ clos. À voir l’éclat dur de ses yeux sombres, la manière dont elle tenait ses épaules droites et son menton redressé, il comprit qu’elle ne venait pas faire une visite de politesse.
Elle l’avait poussé à devenir Coronal ; où voulait-elle le pousser maintenant ?
— Tu as une sale mine, mon frère, fit-elle en guise d’entrée en matière.
— Vraiment ? Cela t’étonne ? Cette lamentable affaire ! Ce meurtre sous nos yeux !
— Pourquoi n’as-tu pas fait arrêter Septach Melayn ?
— Il était ivre. Il s’agit d’un accident.
— C’est ce qu’il prétend.
— Je le crois, fit Korsibar d’une voix ferme. Que veux-tu, Thismet ? Dans dix minutes, Farquanor va encore m’apporter un tas de papiers à signer.
— Dix minutes pour ta sœur, c’est tout ? Cela suffira peut-être pour dire ce que j’ai à dire.
Elle lui lança un regard qu’il ne connaissait que trop bien et commença, après un silence éloquent.
— L’horoscope que t’a tiré Sanibak-Thastimoon, où il est dit que tu ébranleras le monde : sais-tu qu’il en a tiré un similaire pour moi, Korsibar ?
— Pourquoi ne serait-il pas similaire ? Nous sommes venus au monde à moins d’une heure d’intervalle. Presque au même moment. La configuration des astres était identique à l’instant de notre conception. Et tu as ébranlé le monde, ma sœur. Ta destinée s’accomplit en moi.
— En toi, fit-elle d’une voix blanche.
Il tourna la tête vers la couronne, posée près de lui, sur le bureau. Il la portait de moins en moins souvent.
— Si je siège sur le trône du Coronal, c’est grâce à toi. Sans tes exhortations, tes conseils avisés, ta confiance dans mes chances de réussite, je n’aurais jamais essayé de le prendre.
— C’est l’accomplissement de ta destinée, pas de la mienne. Les prédictions sur mon avenir indiquent que je suis ta voie.
— N’est-ce pas ce que tu fais ? Je suis le Coronal ; tu es à mes côtés tandis que le gouvernement de la planète repose sur mes épaules.
— À tes côtés, Korsibar ? Je dirais plutôt derrière toi, sensiblement en retrait.
Il avait redouté quelque chose de ce genre. Mais le but exact de l’offensive restait imprécis.
— Je t’en prie, Thismet, viens-en au fait. Je t’ai dit que Farquanor allait arriver d’une minute à l’autre, avec une montagne de documents…
— Je pourrais m’occuper de ces documents, coupa la princesse.
— La sœur du Coronal n’a pas autorité pour cela.
— C’est précisément où je veux en venir. Tu es roi ; je ne suis rien de plus que ce que j’étais.
Thismet se pencha en avant et posa ses deux poings serrés sur le bureau, le visage tendu agressivement vers son frère.
— Thalnap Zelifor m’a tiré un nouvel horoscope, poursuivit-elle. Il confirme les prédictions de Sanibak-Thastimoon. Nous suivons, toi et moi, des trajectoires identiques. Je suis née pour la grandeur, à titre personnel, et mon heure est venue.
Après un silence, ces paroles stupéfiantes franchirent ses lèvres :
— Fais-moi Coronal, Korsibar. Nous régnerons conjointement.
La brusquerie de l’incroyable requête le frappa avec la force d’un coup de massue dans l’estomac.
C’était pire que ce qu’il redoutait ; pire que tout ce qu’il aurait pu imaginer. Les paroles de Thismet lui causèrent une véritable douleur physique.
— Tu ne parles pas sérieusement ? demanda-t-il, quand il eut repris son souffle.
— Tu sais bien que si.
— Oui, fit-il d’une voix éteinte. Je le sais.
Il la regarda fixement, incapable de trouver autre chose à dire.
On frappa à la porte. La voix du majordome s’éleva.
— Monseigneur ! Le comte Farquanor pour vous !
— Dites-lui d’attendre un moment ! lança Korsibar d’une voix étranglée par un mélange de perplexité et de fureur rentrée.
Thismet demeura immobile, attendant sa réponse.
Ses yeux implacables brillaient comme des pierres polies.
— Ce que tu demandes, ma sœur, n’est pas une mince affaire, reprit lentement Korsibar, en se contenant à grand-peine. Il n’existe pas de précédent historique d’un partage du trône.
— Je le sais. Il s’est passé récemment bien des choses qui n’ont pas de précédent historique.
— Oui. Oui. Qu’un prince succède à son père n’est pas entièrement anormal. Mais qu’une femme occupe le trône du Coronal…
— Partage le trône du Coronal.
— Exprime-le comme tu veux. Cela n’est jamais arrivé.
— Je te demande d’y réfléchir. Le feras-tu ?
Encore ébahi, il fit une réponse diplomatique.
— Il me faudrait explorer les problèmes constitutionnels que cela risque de soulever, tu comprends ?
Et consulter des hommes de plus d’expérience que toi et moi, pour avoir leur opinion sur les conséquences globales auxquelles il faudrait s’attendre si nous prenions cette décision. Le peuple a accepté paisiblement mon accession irrégulière au trône.
Mais si je lui demande maintenant de faire un pas de plus en t’acceptant aussi…
— Un pas très audacieux, oui.
Korsibar n’aurait su dire s’il y avait de l’ironie dans sa voix.
— Tout ce que je te demande, reprit-il, c’est un peu de temps. Le temps d’étudier ta requête, de prendre avis auprès de conseillers d’expérience.
Elle lui lança un long regard empreint de scepticisme.
Il la connaissait assez bien pour savoir qu’elle n’hésiterait pas à lui créer les pires problèmes tant qu’elle n’aurait pas eu gain de cause. Elle le connaissait assez bien, il n’en doutait pas, pour savoir que ce délai de réflexion qu’il demandait était très probablement sa manière de lui opposer un refus. Dans l’immédiat, c’était un coup d’arrêt, il le savait.
— Combien de temps penses-tu qu’il te faudra pour mener à bien ces recherches et ces consultations ?
— Je ne saurais le dire avec précision, fit-il avec un petit haussement d’épaules. Ta demande est si imprévue, Thismet, juste au moment où Prestimion est au Château, avec cette situation qui reste à régler, et, s’il est besoin de te le rappeler, notre père et notre mère, sans compter que l’exercice du pouvoir est encore récent pour moi et que les obstacles à surmonter sont nombreux. Mais tu as ma parole : je comprends ce besoin que tu as et j’y apporterai toute mon attention.
On frappa de nouveau, avec impatience, cette fois.
— Un moment ! rugit Korsibar avec un regard féroce en direction de la porte close. Je suis avec la princesse Thismet !
Il se retourna vers sa sœur. Il avait encore de la peine à croire ce qu’elle avait osé solliciter. Il lui semblait qu’un démon était tapi derrière le masque de ce beau visage.
— Nous en reparlerons sous peu, promit-il d’un ton apaisant, en allant chercher au plus profond de son cœur un sourire chaleureux. Bientôt, ajouta-t-il en la voyant se renfrogner. Très bientôt, Thismet. Tu as ma parole.
— Oui, fit-elle. J’ai ta parole.
Elle le transperça d’un dernier regard pénétrant.
Puis elle pivota sur elle-même, traversa d’un pas vif la vaste salle et sortit, après avoir failli heurter Farquanor qui entrait. Le petit comte portait une pile de documents qui lui arrivait au menton, si encombrante qu’il eut du mal à former par-dessus le symbole de la constellation.
— Monseigneur… commença-t-il.
— Pose ça là, ordonna Korsibar.
Il ferma les yeux, prit trois longues inspirations.
— Le sorcier Vroon, Thalnap Zelifor… Tu sais de qui je parle, Farquanor ?
— Le mage de Gonivaul ?
— Il n’est plus au service de Gonivaul, mais de ma sœur, et il lui bourre le crâne d’absurdités grotesques, d’où il ne pourra rien sortir de bon, ni pour elle ni pour moi. Fais-le arrêter et incarcérer. Assure-toi que ce soit fait rapidement et discrètement.
— Pour quel motif, monseigneur ?
— Disons qu’une plainte a été déposée contre lui pour pratiques de sorcellerie contre d’innocentes victimes. Inutile de donner l’identité du plaignant. Fais-le jeter au fond d’un cachot et laisse-le y croupir jusqu’à ce que je trouve le temps de lui parler et de lui expliquer de quelle manière il doit agir à l’avenir. Fais-le tout de suite, Farquanor. Nous nous occuperons de ces papiers plus tard. Vas-y. Sans perdre une minute.
En s’éloignant à grands pas du bureau de son frère, Thismet était partagée entre la colère, la peur et de violentes bouffées d’excitation. Les dés étaient jetés, pour le meilleur ou pour le pire. Il lui fallait maintenant assumer les conséquences de son acte.
La paix serait impossible avec Korsibar, elle le savait, aussi longtemps que le problème ne serait pas réglé. C’était la seule certitude. Sa demande, une fois formulée, ne pouvait être ni retirée ni oubliée, seulement satisfaite ou rejetée. Il savait qu’elle était sérieuse ; l’expression de désarroi et d’appréhension qu’elle avait vu se peindre sur le visage de son frère ne laissait pas place au doute. Il avait déjà compris qu’elle serait un adversaire de poids.
Mais elle se demandait si elle n’avait pas un peu trop négligé sa nouvelle position. Depuis l’enfance, elle était toujours arrivée à ses fins avec Korsibar et il n’avait jamais rien pu lui refuser ; en fait, il refusait rarement quoi que ce fût à qui le lui demandait avec assez de douceur ou assez de fermeté. Mais aujourd’hui son frère n’était plus simplement le séduisant et malléable Korsibar ; il était le Coronal de Majipoor.
Thismet avait lu que la couronne ennoblit et exalte parfois celui qui la porte. De vieilles histoires couraient sur un prince Kanaba, un fainéant, un propre à rien, jusqu’au jour où le Pontife Havilbove avait fait de lui son Coronal ; il avait aussitôt renoncé à sa vie dissolue et adopté la gravité qui sied à un monarque.
Et il y avait l’exemple de lord Siminave, qui traînait lui aussi une réputation de gros buveur et de joueur jusqu’à ce qu’il reçoive la couronne, après quoi il était devenu aussi austère et vertueux qu’un moine. Ou celui de lord Kryphon, dont on disait qu’il était un jouet entre les mains de son ami, le sinistre Ferithain, jusqu’au lendemain de son couronnement où, sans préavis, il exila Ferithain à Suvrael, jusqu’à la fin de ses jours. Korsibar se découvrirait-il, à son tour, une force de caractère insoupçonnée, maintenant qu’il était roi ? En réfléchissant à tout cela, en se demandant avec insistance si elle s’était causé un tort irréparable en lançant cet assaut audacieux, voire présomptueux contre la possession sans partage de l’autorité suprême par Korsibar, Thismet traversa le cœur du Château, de la Cour de Pinitor au bizarre beffroi du bizarre lord Arioc et atteignit la serre de son père. De là elle descendit en suivant le Parapet de Guadeloom jusqu’au Clos de Vildivar, puis remonta les Quatre-Vingt-Dix-Neuf Marches pour rejoindre l’enceinte des chambres intérieures, longeant des chapelles, des arsenaux et des cours, pour arriver enfin devant l’une des entrées de l’immense bibliothèque aux murs de brique, fondée par lord Stiamot, qui traversait de part en part le cœur du Château comme un long serpent ondulant, en faisant maints tours et détours.
À ce qu’on disait, tous les livres jamais publiés sur une planète civilisée y étaient conservés. De vieux libraires parcheminés, qui n’étaient rien d’autre que des cerveaux hypertrophiés montés sur les tiges desséchées de membres atrophiés, s’y affairaient du matin au soir, époussetant et classant, s’interrompant de loin en loin pour considérer d’un regard satisfait quelque obscur et précieux volume de leurs collections quasi illimitées.
Une inscription au-dessus de la porte indiquait qu’il s’agissait de la section histoire. Thismet n’avait pas mis les pieds dans la bibliothèque depuis des années. Cédant à une impulsion, elle se rua à l’intérieur, sans savoir pourquoi, pensant peut-être découvrir dans les annales oubliées d’un ancien chroniqueur la mention de la sœur d’un Coronal qui, quelques milliers d’années plus tôt, aurait ceint une couronne. Elle s’engouffra dans l’ouverture avec une telle précipitation qu’elle heurta avec une violence à couper le souffle un petit homme solidement charpenté qui sortait du bâtiment aussi vite qu’elle y entrait.
Le choc, sur son épaule et son sein gauche, fut assez rude pour la faire tourner sur elle-même. Une poigne vigoureuse la retint juste avant qu’elle ne heurte le mur du vestibule.
Elle tendit la main vers le mur pour reprendre son équilibre.
— Excusez-moi, fit-elle, encore étourdie. Je suis affreusement désolée. J’aurais dû faire attention à…
C’était Prestimion. La taille bien prise dans une veste de cuir blanc souple de bonne coupe et des chausses vert pâle ornées d’une spirale de velours orange.
— Tout va bien ? demanda-t-il.
— Juste un peu… secouée.
Il la regarda en souriant affablement. Il ne semblait pas avoir souffert du choc. Trois livres étaient serrés sous son bras gauche et plusieurs autres éparpillés à ses pieds. Thismet lui adressa un petit sourire gêné et poli. Son sein gauche lui faisait mal et elle aurait voulu le frotter, mais pas devant lui. Elle fit un ou deux pas pour passer derrière, mais il l’arrêta d’une main levée.
— Je vous en prie. Puisque nous sommes littéralement tombés l’un sur l’autre… Puis-je vous dire un mot, Thismet ?
— Ici ? Maintenant ?
— Je vous en prie, répéta-t-il.
Il ramassa prestement ses livres et, dans le même mouvement, les fourra sous un bras, avec les autres, tout en offrant son bras libre à Thismet. Il lui fut impossible de résister. Elle avait épuisé toute son agressivité au cours de son affrontement avec Korsibar.
Il la conduisit vers un des petits cabinets de lecture où les érudits se plongeaient dans l’étude des ouvrages choisis dans les innombrables piles plongeant à partir de ce niveau dans les entrailles du Mont du Château.
Il s’assirent face à face, le petit tas de livres dressé entre eux comme une barricade. Thismet sentit peser sur elle les yeux d’un bleu vert, vifs et rapprochés dans le visage étroit aux lèvres minces et volontaires, et remarqua la largeur des épaules de Prestimion. Il serait plus séduisant avec des cheveux lustrés, mais c’est quand même un bel homme, se surprit-elle à penser.
— M’en voulez-vous pour quelque chose de particulier, Thismet ?
— Si je vous en veux ? Qu’est-ce qui vous fait croire cela ?
— Je vous ai vue de loin, l’autre jour, pendant le tournoi. Vos yeux lançaient des éclairs ; votre visage était contracté par ce que j’ai cru être de la fureur. J’ai pensé que c’était votre mère que vous regardiez ainsi, mais Septach Melayn m’a soutenu qu’il n’en était rien, que votre regard était dirigé vers moi.
— Il s’est trompé. Je n’ai rien contre vous, Prestimion.
— C’était donc votre mère, fit-il avec un sourire plein de gaieté et de désinvolture.
— Ma mère est une femme difficile, répondit-elle en s’efforçant d’imiter son sourire, et il n’est pas aisé pour moi de la revoir après toutes ces années. Mais je n’ai rien de particulier contre elle non plus. Ni contre personne. Je suis en paix avec le monde, Prestimion. Si je vous ai paru tendue dans le Clos de Vildivar, c’était à cause des combats, de la crainte que quelqu’un soit blessé. Je n’ai jamais réussi à prendre du plaisir à regarder ces divertissements brutaux dont les hommes raffolent.
C’était un mensonge éhonté. Il n’y avait pas un mot de vrai et les sourcils de Prestimion frémirent en l’entendant.
— Ce serait plutôt à vous, poursuivit-elle benoîtement, de nourrir de la colère contre moi. Contre mon frère, du moins. Mais vous semblez être l’amabilité même.
— Nous avons toujours été bons amis, n’est-ce pas, Thismet ?
C’était un autre mensonge, au moins aussi éloigné de la vérité que celui de la princesse. Elle l’accueillit avec un sourire modeste et même un léger rosissement du visage.
— Pour ce qui est de l’accession de Korsibar au trône, poursuivit Prestimion sur le même ton bon enfant, je dois dire que j’en fus aussi surpris que tout le monde, peut-être un peu plus. Je le reconnais volontiers. Mais de là à éprouver de la colère ! Comme si on se mettait en colère contre la pluie quand elle nous mouille. La chose est faite ; c’est une réalité. Korsibar est notre Coronal, je lui souhaite une longue vie et un règne heureux. Qui pourrait vouloir autre chose ?
Le sourire de Thismet se fit plus matois.
— Vous dites n’éprouver aucun ressentiment ?
— Déception serait plus approprié. Vous n’ignorez pas que j’espérais devenir roi.
— Tout le monde le savait.
— Mais les choses ont pris un tour différent ; tant pis pour moi. Il y a d’autres plaisirs dans la vie que de siéger sur un trône ou de promulguer des décrets et j’espère maintenant en profiter.
Il la regarda avec une insistance déconcertante.
Encore une fois, comme dans le Labyrinthe, elle fut prise au dépourvu par une bouffée de désir pour lui. La première fois, elle en avait été exaspérée et horrifiée ; mais, à l’époque, Prestimion était l’ennemi, le rival. Cela appartenait au passé. Même en éliminant les deux tiers de ce qu’il venait de dire, il lui semblait que Prestimion avait accepté d’assez bonne grâce son éviction. Et elle voyait, à des signes indiscutables, que lui aussi était attiré par elle. Elle se demanda comment utiliser cela à son profit dans la lutte engagée contre Korsibar.
Pendant qu’elle se plongeait dans ses réflexions, il se leva et reprit ses livres sous le bras.
— Bien, fit-il, je pars rassuré, Thismet. J’aimerais qu’il n’y ait jamais d’hostilité entre nous.
— Certainement, répondit-elle en levant les yeux vers lui tandis qu’il s’écartait de la table. Qu’il n’y ait jamais d’hostilité entre nous.
— La Dame Roxivail votre mère est là, lord Korsibar, annonça le majordome.
Korsibar n’en crut pas ses yeux. De charpente délicate, petite, brune, d’une beauté surnaturelle, Roxivail ressemblait tellement à Thismet que l’on aurait presque pu croire qu’elle était sa jumelle et non sa mère. Ses cheveux bruns bouclés avaient la même luisance profonde, ses yeux le même éclat diabolique.
Elle pénétra dans le bureau du Coronal moulée dans une robe courte de satin noir brillant, délicatement brodée de motifs pourpres, tout en dentelles, ruchés et points ajourés ornés de perles, dont le corsage était si profond que ses seins hauts et ronds, fermes comme ceux d’une jeune fille, semblaient en jaillir sans entrave. Une odeur suave et entêtante d’huile de funisar montait du creux de sa gorge.
Toute la peau visible de son corps avait un hâle profond, comme si elle passait la moitié de la journée dans le plus simple appareil, sur son île ensoleillée de Shambettirantil.
Korsibar ouvrit de grands yeux en la regardant s’avancer.
— Tu devrais te couvrir devant moi, mère.
— Pourquoi ? Suis-je si laide ?
— Tu es ma mère.
— Devrais-je, pour cette raison, m’habiller d’une manière particulière ? Je n’ai pas l’habitude d’être vêtue comme une vieille femme et je ne vois aucune raison d’avoir devant toi des pudeurs de mère de famille. Nous sommes des étrangers l’un pour l’autre, Korsibar. Tu étais un bébé quand j’ai quitté le Château. Je n’ai pas vraiment l’impression d’être une mère.
— Peu importe, tu es ma mère. Couvre-toi.
— La vue de mon corps te dérange ? demanda-t-elle avec un sourire de coquette. Pardonne-moi.
Elle savait qu’elle l’avait perturbé et y prenait du plaisir.
Korsibar comprenait maintenant pourquoi lord Confalume n’avait pas nourri trop de regrets de son départ.
Il continua de fixer sur elle un regard froid. Le sourire de Roxivail se fit malicieux et elle rabattit un pan de satin sur sa poitrine.
— Je suis venue te faire mes adieux, reprit-elle. Je pars dans deux jours, pour commencer mon voyage vers l’île de la Dame. Où m’attend, je le crois, un affrontement terrible avec ta tante, la Dame Kunigarda.
— Un affrontement ? Pour savoir qui sera la Dame ?
— Je n’ai reçu d’elle aucun message de bienvenue. Aucun émissaire de son entourage n’est venu me proposer de m’accompagner jusqu’à l’île. Pas un mot sur l’instruction que je dois recevoir avant d’exercer les fonctions de la Dame. Pas le moindre signe indiquant qu’elle te reconnaît comme Coronal ni qu’elle est disposée à se démettre.
— Ah ! fit Korsibar.
Il avait déjà appris la valeur qu’un monarque pouvait tirer de ce ah ! évasif.
— Il lui faudra évidemment se démettre à mon arrivée, que cela lui plaise ou non. Tu es roi, je suis ta mère et les règles sont ce qu’elles sont : la mère du Coronal devient la Dame de l’île. Un point, c’est tout. Mais je pense qu’elle me compliquera la tâche. Kunigarda est dure, coriace, entêtée. Je me souviens bien d’elle.
— Si elle refuse de te laisser la place, dit Korsibar, je donnerai des ordres pour qu’elle cède.
Roxivail éclata de rire. Un petit rire aigu, grinçant comme une râpe, qui agaça les nerfs de Korsibar.
— C’est précisément parce qu’elle ne te considère pas comme le Coronal légitime qu’elle ne me cédera certainement pas la place. En quoi un ordre de toi pourrait-il, dans ces conditions, changer quoi que ce soit ? Mais laisse-moi me charger d’elle, Korsibar. Je saurai la mettre au pas.
— Ainsi, tu veux réellement devenir la Dame de l’île ?
Elle sembla prise de court et laissa s’écouler un moment avant de répondre.
— Oui ! Bien sûr ! Pourquoi demandes-tu cela ?
— J’aurais cru que tu préférais de loin le confort de ton île du Golfe, répondit-il, perplexe. Ton palais somptueux, la chaleur du vent et l’éclat du soleil, ta vie de luxe et d’oisiveté.
— Un palais, le vent et le soleil, je peux les avoir sur l’île des Rêves, le luxe aussi, si je le désire. Pour ce qui est de l’oisiveté, j’en ai eu mon content, jusqu’à la fin de mes jours.
— Ah ! répéta Korsibar.
— Je n’avais jamais pensé devenir la Dame de l’île, tu sais, ni rien d’autre que moi-même. Je n’étais que l’épouse séparée de lord Confalume. Est-ce donc une identité ? N’être connue de tous que par le nom de l’homme auquel j’avais été mariée ? Quand je vivais au Château, je n’avais rien à faire du matin au soir et pas beaucoup plus dans la nuit. Et cela n’a pas changé à Shambettirantil. Mais voilà, Korsibar, tu as réussi à devenir Coronal, ce qui fait de moi la Dame de l’île, ce dont je te serai éternellement reconnaissante. J’ai enfin un rôle à jouer sur cette planète. Et ne t’y trompe pas, mon fils, je suis impatiente d’assumer cette dignité.
— Je vois, fit-il.
Elle ressemblait donc à Thismet par l’esprit autant que par le corps. Belle, oisive, trop intelligente pour son bien, avide de pouvoir. Il n’avait jamais eu le moindre doute à ce sujet, mais Roxivail était à l’évidence la digne mère de sa fille.
— À propos, fit-elle d’un air détaché, comment Confalume a-t-il pris tout cela ?
— Tout quoi ?
— Tout ça. La manière dont tu lui as arraché la couronne des mains pour t’en coiffer, à la mort de Pankipin. C’est bien ce que tu as fait, non ? C’est ce qu’on raconte, en tout cas. J’ai parlé l’autre jour avec Confalume, quelques minutes seulement ; les premiers mots que nous échangions depuis vingt ans, je crois. Il a tellement changé. Il n’est plus que l’ombre de l’homme que j’ai connu. Toute sa force de caractère a disparu. Crois-tu qu’il est malade ?
— À ma connaissance, il est en bonne santé.
— Mais il t’a laissé te proclamer Coronal ? Il n’a pas levé le petit doigt pour t’arrêter ? La couronne devait revenir à Prestimion, d’après ce que j’ai entendu dire. Pourquoi Confalume n’est-il pas intervenu pour t’empêcher de faire ce que tu as fait ?
— Il était trop tard, répondit Korsibar. Nous étions un certain nombre – Thismet, Farquanor, quelques autres et moi-même – à avoir le sentiment que Prestimion n’était pas l’homme qu’il fallait, trop orgueilleux, imbu de lui-même. Il n’a pas dans son comportement, la majesté qui sied à un roi : il ne sait pas garder ses distances, comme je pense qu’un monarque doit le faire. Il fraie trop facilement avec trop de gens. Je suis donc passé à l’action. Et tout est allé si vite que père n’a pas pu ou pas voulu s’y opposer. Il a laissé faire ; voilà le résultat.
— « Orgueilleux et imbu de lui-même. » C’est aussi ce que je dirais de ton père. Je n’ai jamais aimé Confalume, tu sais. Je ne parle pas d’amour, mon garçon ; il ne m’a même jamais plu. Froid, solennel, affreusement conscient d’être un grand Coronal. Coucher avec lui était comme coucher avec le Monument de Stiamot. Un beau matin, peu après ta naissance et celle de ta sœur, je me suis dit que je n’avais plus aucune raison de rester ici, que je n’avais pas envie d’élever des bébés et encore moins d’être l’épouse du Coronal, et je suis partie. Mais je suis quand même très étonnée que Confalume t’ait laissé te proclamer Coronal. Il doit se faire vieux.
— Il n’est plus tout jeune, fit gravement Korsibar.
Il lança un regard à la dérobée en direction de la porte, espérant que quelqu’un allait frapper et mettre un terme à cette conversation. Mais il n’avait aucun autre rendez-vous jusqu’à la fin de la journée.
— Eh bien, mère… commença-t-il.
— Ne crains rien, je vais bientôt te laisser. Il ne me reste que quelques petits conseils maternels à te donner.
Pour la première fois depuis qu’elle était entrée, Korsibar sourit.
— Mieux vaut tard que jamais, n’est-ce pas ?
— Conseils maternels n’est peut-être pas le terme exact. Parlons plutôt de conseils d’État. Nous sommes tous deux des Puissances du Royaume maintenant. Ces conseils sont de nature politique.
— Très bien.
— Un, trouve un époux pour Thismet aussi rapidement que possible. Donne-la en mariage à un de tes jeunes seigneurs de belle prestance… Navigorn, par exemple. Ou ton ami Mandrykarn de Stee. Quelqu’un d’assez vigoureux pour la satisfaire et qui te soit assez loyal pour ne pas commencer à intriguer contre le Coronal dès qu’il aura épousé sa sœur. Il ne faut pas qu’elle reste seule. Une femme belle et célibataire est un être impatient ; une femme impatiente est une source d’ennuis. Je sais de quoi je parle, Korsibar.
— L’impatience de Thismet s’est déjà fait jour, répondit Korsibar. Je méditerai ton conseil et je t’en remercie.
— Deux, poursuivit-elle, débarrasse-toi de Prestimion.
— Me débarrasser… répéta-t-il, surpris, en redressant la tête.
— Absolument. Ne te contente pas de le bannir. Fais en sorte qu’il disparaisse à jamais. J’imagine que tu trouveras dans ton entourage quelqu’un qui saura s’y prendre.
— Farquanor, je pense. Ou Sanibak-Thastimoon. Mais Prestimion n’est pas dangereux ! Il semble avoir fort bien accepté la perte de la couronne.
— Crois-tu ?
— Il en souffre, c’est certain. Mais c’est un homme pratique, un réaliste. Je suis le souverain, l’armée est derrière moi, que peut-il fait contre cela ? C’est un homme de bien, à l’âme pure. Je l’ai toujours considéré comme un ami.
— Un ami, répéta Roxivail d’un ton méprisant.
— Oui, un ami ! Que peux-tu en savoir, mère ? Tous ces gens ne sont que des noms pour toi, alors que j’ai passé ma vie au milieu d’eux. Prestimion estime assurément qu’il eût fait un meilleur Coronal que moi ; quoi de plus naturel ? Mais c’est fini et bien fini. La couronne est passée de Confalume à son fils et Prestimion sait bien qu’on n’y peut rien changer.
Pour rien au monde, je ne lui ferais du mal. En fait, je compte lui offrir un poste élevé au sein du gouvernement pour l’amadouer, pour apaiser les rancœurs qu’il pourrait entretenir.
— Débarrasse-toi de lui, répéta Roxivail. On ne peut acheter un homme comme lui avec un siège au Conseil. Lui aussi est pétri d’orgueil, gonflé de son importance. J’ai connu son père : aussi orgueilleux que Confalume. Prestimion est du même sang. S’il s’est montré affable avec toi ces jours-ci, c’est uniquement pour gagner du temps, en attendant de passer à l’action. Crois-moi, Korsibar, il n’aura pas de repos avant de marcher sur ton cadavre et de te prendre la couronne. Fais-le disparaître.
— J’ai suivi le mauvais conseil du mage Sanibak-Thastimoon et nous avons tenté de tuer Gialaurys, l’ami de Prestimion, à l’occasion d’une joute. Cela n’aurait pu tourner plus mal pour nous. Je ne veux plus en entendre parler, mère. Prestimion ne me veut pas de mal et je ne lui ferai aucun mal.
— Comme tu voudras, fit-elle avec un geste d’indifférence. Mais je te conseille de le mettre à l’épreuve d’une manière ou d’une autre, pour voir s’il montre réellement envers toi des dispositions aussi favorables que tu l’imagines. Sans perdre de temps.
— Je vais y réfléchir.
Korsibar fit craquer les jointures de ses doigts en souhaitant qu’elle soit déjà à quinze mille kilomètres de lui.
— As-tu autre chose à me conseiller ?
— Cela suffira, je pense. Approche, mon fils, lève-toi de ce bureau. Viens embrasser ta mère.
Les yeux pétillants de malice, elle le prit dans ses bras en se serrant contre lui, se tortilla, écrasa les seins contre sa poitrine. Le baiser qu’elle lui donna n’avait rien de maternel. Il se dégagea vivement et elle se dirigea vers la porte.
— Korsibar demande à me voir, annonça Prestimion. En audience privée, dans la salle du trône de Confalume.
— De quoi veut-il te parler ? demanda Svor.
Il était adossé au chambranle de la large fenêtre cintrée de l’appartement de Prestimion, un logement confortable dans la Tour de Munnerak, un bâtiment de brique blanche sur la façade orientale du Château, une résidence réservée aux princes du rang de Prestimion. C’était le milieu de la matinée. Des traits de lumière vert doré entraient derrière lui par les vitres biseautées de la fenêtre.
— De la place qu’il compte m’offrir dans son gouvernement, répondit Prestimion. Cela fait suite à notre conversation dans le Labyrinthe, juste avant notre départ, où il avait dit qu’il me proposerait ultérieurement un poste de haute responsabilité.
— Sois prudent, fit Septach Melayn. La faveur d’un ennemi est souvent un cadeau empoisonné.
— Ce qui signifie ? demanda Prestimion.
— Que je le soupçonne d’avoir pour objectif de te compromettre en te rendant complice de son usurpation du trône. Si, après avoir siégé quelque temps à sa droite dans la salle du Conseil en donnant ton assentiment à ses lois, ses décrets et ses nominations, tu te dresses un beau jour contre lui en appelant à le renverser, ce sera perçu comme la trahison d’un ingrat, d’un subalterne dévoré d’ambition, qui attaque son maître par dépit.
— Alors que si je continue de me tenir à l’écart, sans me rebeller ouvertement ni accepter un poste dans son gouvernement, je conserve mes distances par rapport à un régime dont je compte à la longue condamner l’illégitimité. Oui, je vois ce que tu veux dire. Et s’il ne me permet pas de garder mes distances ?
— Comment ferait-il ? demanda Septach Melayn.
— En décidant, déclara Svor sans laisser à Prestimion le temps de répondre, que qui n’est pas avec lui est contre lui. Farquanor a certainement déjà mis cette idée dans la tête de Korsibar : essayer d’acheter le soutien de Prestimion en lui confiant un rôle important au sein du gouvernement et, s’il refuse, interpréter sa dérobade comme le signe qu’il se retournera tôt ou tard contre eux. Si la situation était inversée, c’est le conseil que je donnerais à Prestimion.
— Ouais, fit lentement Septach Melayn en continuant de polir avec une peau chamoisée l’acier brillant de l’épée d’apparat qu’il tenait sur ses genoux. Vous vous ressemblez comme deux gouttes d’eau, Farquanor et toi. Mets ta barbe sur sa figure et je ne vois pas comment on pourrait vous distinguer l’un de l’autre.
— Quand doit avoir lieu cette audience avec Korsibar ? demanda Gialaurys qui n’avait pas ouvert la bouche depuis longtemps.
— Aujourd’hui. Dans une heure.
— Vous ne serez que tous les deux ?
— Autant que je sache.
— Prends un poignard, suggéra Gialaurys. Reste aussi près de lui que possible, écoute attentivement tout ce qu’il te dit, acquiesce d’un sourire ou d’un signe de tête, ne lui donne pas de raison de s’inquiéter et, quand une atmosphère amicale et chaleureuse s’est établie entre vous, tire ton poignard et plonge-le dans son cœur. Il ne te restera qu’à ceindre la couronne et à te proclamer Coronal.
— Bravo, Gialaurys ! s’écria Septach Melayn. Tu as dû prendre des leçons de traîtrise et de perfidie de notre très cher Svor ! Et tu es un élève doué, à ce qu’il semble.
— La traîtrise, répliqua froidement Gialaurys, est le fait de Korsibar, qui a volé la couronne. Cela ne ferait que remettre les choses en ordre. Qu’y a-t-il de honteux à cela ?
— Crois-tu que Korsibar n’aura pas ses gardes tout près de lui ? demanda Prestimion.
Il avait posé la question d’une voix très douce et l’idée de Gialaurys, aussi monstrueuse qu’elle fût, semblait susciter en lui plus d’amusement que de colère.
— Si je le poignarde, mon cadavre rejoindra aussitôt le sien sur le plancher de la Salle du Trône. Cela me ferait un règne très court. Mais je sais que ton conseil part d’un bon sentiment, Gialaurys. Tu veux que je sois Coronal peut-être plus encore que je ne le veux.
— Alors, reprit Svor, que comptes-tu faire en arrivant devant Korsibar.
— Je n’ai pas encore de plan précis, répondit Prestimion, l’air perplexe. Que me proposez-vous, à part de cacher un poignard sur moi ?
— Le mieux serait de ne pas y aller du tout, répondit Septach Melayn. À défaut, d’écouter beaucoup, de parler peu et, quand il te fera sa proposition, de dire que tu as besoin d’un peu de temps pour réfléchir, que tu dois d’abord en parler avec ta mère, la princesse Therissa, pour savoir si ta présence est plus utile sur le domaine de Muldemar qu’ici.
— Bien. Cela me donne un peu de temps. Mais pas beaucoup.
— J’aimerais avoir concocté quelque chose de plus habile, répondit Septach Melayn.
— Moi aussi.
— Tu as dit que l’audience aurait lieu dans la Salle du Trône ? demanda Svor. Pas dans le bureau du Coronal ?
— Oui, dans la Salle du Trône.
Le front du petit duc se rembrunit. Il se tourna légèrement et regarda par la fenêtre au lieu de garder les yeux fixés sur Prestimion.
— Cela ne présage rien de bon, reprit-il. Il te craint ; il considère à l’évidence que le bureau du Coronal, aussi somptueux qu’il soit, ne convient pas pour ce tête-à-tête. Il a besoin de toute la majesté de la Salle du Trône pour cet entretien. Un signe de faiblesse dans son âme. Un ennemi dont l’âme est faible, mais qui dispose d’une grande autorité, est plus dangereux qu’un ennemi fort. Sa peur le poussera à attaquer, comme un serpent dont la retraite est coupée. Fais bien attention, Prestimion.
— Tu peux être sûr que je n’y manquerai pas.
Il ouvrit la porte de sa grande garde-robe et passa en revue les vêtements qui s’y trouvaient.
— Le problème à résoudre, messieurs, est de savoir si je dois m’habiller richement et luxueusement, comme il sied à un prince reçu en audience privée par le Coronal. Ou bien, poursuivit Prestimion en riant, pour ne pas lui déplaire et pour le mettre à l’aise, devrais-je choisir la tenue plus modeste de l’humble vassal qu’il aimerait certainement que je sois ? Je tiens pourtant à éviter qu’il me traite de haut. Le juste milieu est peut-être préférable, en cette matière comme en toute chose.
Il choisit finalement une mise simple mais coûteuse, une tunique de soie blanche qui ressemblait à du coton, des chausses grises de la même matière trompeuse et une cape rouge ordinaire, astucieusement ornée sur les bords – et uniquement là – de figures en drap d’or, et des cothurnes en cuir. Au dernier moment, il prit le corymbor, l’amulette de pierre verte de Thalnap Zelifor, et passa la chaîne dorée autour de son cou.
Gialaurys et Septach Melayn l’escortèrent jusqu’à l’entrée de la Salle du Trône. Le duc Svor, qui était convenu préalablement d’un rendez-vous avec une dame de la suite du duc Kanteverel – c’était un trait marquant de Svor, cette attention qu’il portait aux dames et qu’elles lui rendaient bien – ne les accompagna pas.
Quand Prestimion entra, Korsibar était juché avec magnificence sur le Trône de Confalume. Il portait une robe d’apparat de riche velours écarlate sur la tenue vert et blanc du Coronal, et la couronne à la constellation brillait sur son front avec l’éclat de la nouvelle étoile apparue pour saluer son accession au pouvoir. Il avait un air solennel, raide sur son siège, pour accentuer la noblesse de sa puissante silhouette. Il portait en sautoir le Collier de Vildivar, dont les anneaux en or brillaient de l’éclat des saphirs, des rubis et des topazes ; sa ceinture noire en peau de serpent était incrustée de tourmalines et de quartz bleu ; sur un de ses doigts brillait de mille feux la bague massive ayant appartenu à lord Moazlimon, un gros diamant cerclé de jaspe et d’onyx. Exactement comme Svor l’avait prédit, songea Prestimion. Manquant d’assurance malgré son extérieur majestueux, Korsibar avait choisi une mise en scène théâtrale, dans l’espoir inquiet de conserver l’ascendant sur lui.
Il était imposant, il fallait le reconnaître. Et le trône était l’emblème le plus majestueux qui soit pour un roi. En le regardant, Prestimion éprouva un douloureux sentiment de perte, sachant qu’il aurait dû être sien. L’énorme bloc d’opale noire, le grand piédestal d’acajou, les piliers d’argent, le dais en or, les scintillements des pierres précieuses incrustées dans les poutres, les tapisseries, le sol luisant : Confalume devait avoir englouti dans cette salle les richesses de cinq provinces.
À bâtir tout cela, sans le savoir, pour son fils. Son propre fils.
— Approchez, Prestimion, fit Korsibar. L’acoustique est très mauvaise dans cette salle, quand on se tient trop loin.
Prestimion fit deux pas en avant. Il n’y avait personne d’autre dans la salle que Korsibar et lui ; mais un fort détachement de gardes avait pris position derrière la porte. Du haut de son trône, Korsibar le dominait. Il lui fallut lever la tête et la lever encore pour trouver son regard.
— Eh bien, Prestimion… commença Korsibar.
Il n’acheva pas sa phrase. Prestimion n’avait pas mis un genou en terre ; Prestimion n’avait pas fait le symbole de la constellation ; Prestimion n’avait marqué en aucune manière qu’il était en présence de son roi.
Sois prudent, Prestimion, lui avait conseillé Svor.
Oui. Bien sûr. Mais à l’instant du face à face, il sentait une terrible paralysie le gagner tout entier et simultanément la rage monter comme une colonne de feu dans ce corps pétrifié.
Il ne pouvait s’agenouiller devant cet homme.
Il ne pouvait lui rendre hommage.
C’était la première fois qu’ils se trouvaient seul à seul depuis le jour de triste mémoire où Korsibar s’était approprié la couronne. Ils étaient alors amis, plus ou moins, deux princes du Château, jeunes et insouciants ; aujourd’hui, l’un était roi, l’autre non ; l’un siégeait sur un trône d’opale noire, le front ceint d’une couronne, dans une robe de velours écarlate, l’autre se tenait humblement au pied de ce trône, vêtu d’une simple tunique et de cothurnes. Dans la magnificence écrasante de la salle du trône de lord Confalume, Prestimion fut pénétré d’un profond sentiment d’injustice. Il lutta de toutes ses forces pour conserver son empire sur lui-même. Mais il sentit qu’il allait perdre la partie.
— Je sais que ce doit être difficile pour vous, Prestimion, reprit Korsibar.
— Oui, fit-il d’une voix ferme.
— Vous devriez dire : « Oui, monseigneur. »
— Je sais que je devrais, fit Prestimion en s’humectant les lèvres.
— Alors, dites-le.
— Korsibar…
— Lord Korsibar.
— Pouvez-vous imaginer à quel point c’est difficile ? De vous voir sur ce trône, couvert des joyaux des souverains du passé, la couronne sur votre tête…
— Je suis le Coronal, Prestimion.
— Vous occupez le trône, c’est vrai. Vous portez la couronne.
Le visage de Korsibar s’empourpra.
Prestimion se dit que les choses prenaient une mauvaise tournure. Il se précipitait vers un abîme et rien ne semblait pouvoir l’arrêter. Il porta machinalement la main à l’amulette Vroon qui reposait sur sa poitrine et ses doigts en caressèrent la surface verte et froide, jusqu’à ce qu’il se rende compte de ce qu’il faisait. Il retira sa main.
— S’il vous plaît, Prestimion. Un Coronal ne devrait pas dire cela, mais, voilà, je le fais. Je veux que nous soyons amis. Je veux vous confier de hautes responsabilités, je veux vous voir siéger au Conseil à mes côtés et donner tout ce que vous avez à donner et qui est considérable. Mais certaines formalités doivent être observées.
— Votre père aussi me l’a dit quand je suis allé lui demander dans le Labyrinthe s’il comptait vous laisser vous approprier la couronne sans réagir. Il m’a dit « s’il vous plaît, Prestimion » et s’est mis à pleurer. J’ai donc entendu ces mots de la bouche d’un Pontife et de celle d’un Coronal. Si vous êtes véritablement un Coronal, Korsibar.
Korsibar aspira bruyamment.
— Prestimion… C’est très dangereux, Prestimion…
— Oui.
Il avait basculé dans l’abîme. Il n’y avait plus rien d’autre à faire que de plonger jusqu’au fond.
— On m’avait mis en garde, reprit Korsibar. Mais j’avais le sentiment de vous devoir une place au Conseil. Elle est encore à vous, si vous la voulez. Mais vous devez me dire que vous me reconnaissez comme Coronal et me le montrer.
— Non, répondit Prestimion en levant un regard ferme et froid vers l’homme sur le trône.
— Non ?
— C’est trop me demander.
— C’est indispensable, Prestimion. Sinon, la rupture sera consommée entre nous.
— Il n’était pas dans mon intention, quand j’ai décidé de venir ici, de provoquer une rupture. Je ne désirais aucunement me dresser contre vous, Korsibar. Mais vous voir sur le trône change tout pour moi : cela ne me laisse pas d’autre choix que de dire ce que j’ai dit. J’accepterai ce siège au Conseil, si vous voulez toujours me l’offrir, car je pense que le mieux serait de travailler ensemble, afin d’éviter le chaos, et que je ne désire pas être celui par qui le chaos arrivera.
— J’ai grand plaisir à entendre cela.
— Je n’ai pas terminé, poursuivit inexorablement Prestimion. Sachez que je n’accepterai ce siège qu’en considérant qu’il s’agit d’un Conseil de transition, l’organe de direction d’un régime illégal, qui ne fonctionne qu’en attendant la régularisation constitutionnelle de la situation actuelle. Sachez, Korsibar, que je considère aujourd’hui que notre planète n’a pas de Coronal légitime.
Voilà. C’était dit. Comme s’il lui avait jeté le gant ; impossible de faire machine arrière.
Korsibar ouvrit de grands yeux. Une veine gonfla sur son front, comme si son crâne devait exploser d’un instant à l’autre. Son visage était cramoisi ; il avait viré à un rouge plus profond que celui de sa robe.
Pendant un moment, il sembla incapable de proférer un son.
— Vous ne voulez pas retirer vos paroles, Prestimion ? demanda-t-il enfin d’une voix sourde, étranglée.
Prestimion le regarda dans les yeux sans répondre. Korsibar inclina tristement la tête. Dans le silence pesant il émit une sorte de grognement, comme une énergie trop longtemps refoulée qui trouve enfin à s’échapper. Puis il frappa dans ses mains, une seule fois ; tandis que se propageaient les vibrations de ce claquement, un peloton de gardes se précipita dans la salle. Prestimion comprit qu’ils attendaient, prêts à intervenir, dans un recoin de la salle. Korsibar, livide, se dressa de toute sa taille et le montra du doigt.
— C’est un traître ! rugit-il d’une voix de tonnerre. Qu’on l’arrête ! Qu’on le jette au cachot !
Septach Melayn s’exerçait seul chez lui à répéter des feintes avec sa rapière pour entretenir la vivacité de son coup d’œil et la sûreté de son équilibre, comme il était accoutumé de le faire au moins une heure par jour, quand Gialaurys fit irruption dans la pièce.
— Ils ont arrêté Prestimion ! s’écria-t-il. Il est aux fers dans un des tunnels de lord Sangamor !
— Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ?
Septach Melayn rengaina son arme, bondit vers la porte et saisit Gialaurys par le devant de son pourpoint, en collant le visage contre le sien.
— Arrêté ? Comment ? Pourquoi ?
— L’audience avec Korsibar a mal tourné. Ils se sont laissé entraîner par la colère. Korsibar a appelé sa garde et l’a fait incarcérer en l’accusant de haute trahison. Je le tiens d’Akbalik, le neveu de Serithorn, qui attendait dans l’antichambre d’être reçu par Korsibar et a tout entendu.
— Arrêté, répéta Septach Melayn, comme s’il n’en croyait pas ses oreilles. Qui aurait imaginé que cet idiot de Korsibar trouverait le courage de le faire. Non, je retire ce que je viens de dire ; c’est un idiot, assurément, mais le courage ne lui fait pas défaut. Ce n’est pas une bonne chose d’ailleurs d’avoir un grand courage sans la sagesse suffisante pour le tempérer.
Tout en parlant, il s’activait dans la pièce, rassemblant des armes, quelques effets personnels et diverses possessions, fourrant le tout dans un sac.
— Ce roi se comporte comme un dément ! reprit Septach Melayn. C’est le sorcier à deux têtes qui l’a poussé à agir ainsi, ou peut-être Farquanor, qui a assez de fourberie en lui pour remplir trois têtes. Eh bien, ajouta-t-il après un silence, il ne nous reste plus qu’à fuir au plus vite.
— Et laisser Prestimion rivé à ses chaînes ? lança Gialaurys d’un ton incrédule. Certainement pas !
— Nous crois-tu capables, à nous deux, d’arriver jusqu’à lui et de le libérer ? riposta Septach Melayn en riant. Toi et moi contre tout le Château ? Ce serait pure folie !
— Et si nous crions à l’injustice, si nous protestons haut et fort. Nous pourrions obtenir le soutien d’Oljebbin, de Serithorn ou de…
— On ne nous en laissera pas le loisir, coupa Septach Melayn. Ce n’est pas la place qui manque dans ces cachots, mon ami, et on doit déjà nous en préparer deux. Nous ne lui serions guère utile en allant croupir à ses côtés.
— Crois-tu qu’ils oseraient ?
— Même Korsibar est assez malin pour savoir que faire les choses à moitié est le meilleur moyen de ne pas atteindre son but. Il a déjà essayé de te faire tuer devant la cour, l’aurais-tu oublié ? Maintenant qu’il a fait arrêter Prestimion, comment pourrait-il nous laisser en liberté ? Il cherchera à se débarrasser de nous tous du même coup.
Il donna à Gialaurys un coup de coude impatient.
— Viens, Gialaurys, viens ! Il faut partir d’ici ! Quand nous serons loin du Château, nous pourrons chercher du soutien et obtenir sa libération. Remue ta grande carcasse et mettons-nous en route avant qu’il soit trop tard !
— Oui. C’est peut-être la bonne solution. Mais où irons-nous ?
— Ah ! fit Septach Melayn, qui ne s’était pas posé la question. À Muldemar, reprit-il après un instant de réflexion, voir la mère et les frères de Prestimion. Il faut les mettre au courant de ce qui s’est passé ; après quoi, nous aurons le temps de décider de ce qu’il convient de faire. Quel revers de fortune pour celui qui devrait occuper le trône de se trouver jeté au fond d’un cachot ! poursuivit-il en secouant la tête avec colère.
— Et Svor ? demanda Gialaurys. Que va-t-il devenir ?
— Il est avec une de ses maîtresses, répondit Septach Melayn en faisant la grimace, une femme de Bailemoona que Kanteverel lui a donnée. Qui sait où il est parti avec elle ? Nous n’avons pas le temps de fouiller toutes les chambres du Château. Je lui laisserai un message pour l’avertir de ce qui s’est passé ; nous ne pouvons rien faire de plus. Qu’en penses-tu ?
— Je suis de ton avis. Svor devra se débrouiller seul.
— Va chez toi, rassemble les affaires que tu veux emporter. Il nous faudra quitter le Château par la sortie de Gossif, au pied du parapet de Spurifon – tu vois à quel endroit je pense ? – et prendre la vieille route qui part en direction d’Huine. Il serait trop risqué de passer par l’Arche de Dizimaule ; c’est là que les premiers barrages seront établis. Mais si le Divin nous protège, ils ne penseront pas à cette sortie avant qu’il soit trop tard.
— C’est un bon plan. Je te retrouve dans quinze minutes devant les Marches de Kanaba, derrière l’ancien terrain de manœuvres.
— Dix.
— D’accord pour dix.
— Si je ne suis pas là à ton arrivée, sors du Château tout seul et rends-toi à Muldemar sans moi. Je ferai la même chose si tu es en retard. Ne courons pas le risque de nous attendre.
Un éclair d’affectueuse camaraderie passa dans les yeux de Septach Melayn ; il serra le bras musclé de son ami, noueux comme une branche, tandis que son autre main se refermait sur les épaules de Gialaurys. Puis ils quittèrent rapidement la pièce.
Dehors, la voie était libre. Gialaurys s’élança vers la droite, dans la direction de son logement ; Septach Melayn partit de l’autre côté et traversa l’espace dégagé du Cloître de Kryphon, qui menait aux vestiges effondrés du Bastion de Balas, d’où partait un dédale de chemins qui lui permettraient de contourner le Château par le nord-est.
Septach Melayn espérait que le gigantisme et la complexité même du Château joueraient en sa faveur. Il ne faisait aucun doute que les gardes étaient déjà à sa recherche et qu’il en allait de même pour Svor et Gialaurys ; mais il leur faudrait d’abord le trouver et il se déplaçait dans le réseau quasi infini de passages, de galeries et de traverses de l’édifice colossal. Leur seule chance était de le rencontrer par hasard entre son logement et la sortie qu’il avait choisie. Elles étaient nombreuses, même si la plupart n’étaient guère utilisées. Septach Melayn connaissait bien le Château et il avait le pied aussi agile que l’esprit. Il avançait d’un pas vif, sans s’arrêter. De loin en loin, il apercevait une patrouille, mais les gardes ne semblaient pas le voir, ou peut-être ne savaient-ils pas encore qu’il était recherché ; en tout état de cause, il lui fut toujours possible de trouver un autre itinéraire pour continuer à se diriger vers son but.
Tout se passait bien, même si le trajet était un peu moins direct que celui qu’il avait prévu de suivre, à cause des détours imposés par la vue des patrouilles. Il traversa au pas de course une cour dont il avait oublié le nom, où quantité de statues sans tête en marbre érodé, portant les stigmates de cinq millénaires, étaient tristement entassées : il franchit un pont dont il croyait se souvenir qu’il portait le nom de Passerelle de lady Thiin et descendit le long d’un rempart en spirale, bordé de brique, jusqu’à la Tour des Trompettes d’où partait l’escalier qui lui permettrait de déboucher à l’extérieur du Château.
C’est là, à son grand déplaisir, qu’il tomba nez à nez avec quatre hommes d’armes de la garde du Coronal, qui prirent position en haut de l’escalier, comme s’ils voulaient lui barrer le passage. À l’évidence, telle était leur intention. Leur attitude était résolument hostile.
— Baissez vos armes et laissez-moi passer, dit-il sans perdre un instant. Je n’ai pas de temps à gaspiller en parlotes.
— Où allez-vous donc en si grande hâte ? demanda l’un des gardes, coiffé du casque d’un capitaine.
— Pas le temps non plus de répondre à des questions. Écartez-vous ; il vous en cuira si vous m’empêchez de passer. Je suis Septach Melayn.
— Nous savons qui vous êtes, fit le capitaine. Précisément celui que nous cherchons.
Il n’en avait pas la mine réjouie pour autant et celui qui se tenait à ses côtés paraissait profondément abattu à la perspective de croiser le fer avec une si fine lame.
— Suivez-nous sans résistance. Par ordre du Coronal lord Korsibar, vous êtes…
— Je vous ai averti ! s’écria Septach Melayn en dégainant son épée.
Il avait les muscles encore chauds de ses exercices à la rapière et le bras impatient de se battre. Il para une ample attaque flottante du capitaine comme s’il jouait avec un enfant et transperça la joue de son adversaire d’un coup de pointe, puis il fit volte-face sur lui-même, taillada l’épaule d’un autre garde et trancha trois doigts d’un troisième d’un geste preste du poignet, tout cela avec une manière de nonchalance, en donnant une impression d’aisance et de facilité. Le dernier garde était armé d’un petit appareil métallique gris, un lanceur d’énergie, qu’il s’efforçait désespérément de faire fonctionner. Mais il n’avait jamais dû avoir à s’en servir. Ses tentatives pour actionner la commande étaient contrariées par le violent tremblement qui lui secouait tout le bras. Septach Melayn le trancha à la hauteur du poignet et s’écarta au moment où s’élevait le hurlement d’incompréhension qui suit en général cette mutilation.
Toute l’affaire n’avait duré qu’un petit moment. Mais les cris des victimes estropiées attiraient d’autres gardes ; Septach Melayn les vit au-dessus de lui, descendant dans sa direction le long du rempart. Il s’élança rapidement sur la gauche, passa devant les mines de la façade est de la Tour des Trompettes et découvrit avec soulagement une énorme citerne souterraine à sec, longue et profonde, à l’autre extrémité de laquelle apparaissait la lumière du jour. Il s’engouffra à l’intérieur, fit une cinquantaine de pas en courant vers le jour et déboucha à un niveau inférieur du Château, dans un lieu qu’il ne reconnut pas tout de suite, mais qui était l’arrière du Parapet de Spurifon. Précisément l’endroit qu’il cherchait.
Il n’y avait aucun signe de Gialaurys. Selon toute vraisemblance, il était déjà passé et avait poursuivi sa route en voyant que son compagnon allait arriver en retard ; espérant que Gialaurys pourrait être encore plus en retard, Septach Melayn attendit quelques minutes, jusqu’à ce qu’il aperçoive un autre groupe de gardes un peu plus haut.
C’eût été folie de rester plus longtemps. Les casernes de la garde étaient proches de cette partie du Château. Une patrouille pouvait tomber sur lui sans le chercher, à l’heure de la relève, et il lui faudrait encore verser du sang. Il valait mieux se remettre en route, sans traîner.
Septach Melayn dévala la pente du parapet et franchit le petit passage voûté, très ancien, qui permettait de sortir du Château sur cette façade nord peu fréquentée. La route de Huine s’étirait devant lui. S’il descendait un peu et bifurquait vers l’est, il arriverait à l’intersection de la route de Gossif, une des Cités Intérieures, voisine de Tidias, sa ville natale ; un peu après Tidias se trouvait Muldemar. Où il espérait de tout cœur revoir Gialaurys. Il ne se sentait pas de taille à entreprendre seul la tâche consistant à arracher Prestimion aux griffes de Korsibar.
Il se retourna. Toujours pas de Gialaurys. Espérons qu’il a déjà réussi à quitter le Château sain et sauf, se dit Septach Melayn. Et que le Divin lui permette de faire bonne route. Il tourna ses longues jambes vers la route de Huine, qui suivait la pente de l’épaulement du Mont.