NUITS

Nuits

Quels envoûtements, quelles magies pourraient remplacer l’ombre de la terre si une fantaisie cosmique venait à la supprimer ?

Nuits inépuisables d’aventures impossibles ailleurs et qui démesurent notre espace intérieur : heureuses, si nous parcourons des lieux merveilleux, dans l’étrange légèreté des amours incomparables, avec de princières et consentantes fiancées qui, hélas, nous abandonnent aux berges du réveil sur d’amers ravissements ; atroces, si nous allons vers des drames aux tortures douloureuses dont nous ne sommes délivrés, dans le meilleur des cas, que par l’aube salvatrice.

Et combien d’avertissements nous y sont prodigués ! Combien aussi d’éclaircissements sur nos vies passées et ignorées que nous revivons grâce aux fentes dans le Temps déchiré par la nuit, tel ce cauchemar qui s’impose souvent à moi avec des images précises et tranchantes, rythmées sur un gargouillement de gargouilles gargouillantes… Mais, alors, suis-je bien encore dans mon lit lorsque je pose mes pieds nus sur le sol glacé de ma chambre ? Suis-je encore dans ce rêve noir, lorsque le vent pesant des rues sombres se jette sur ma légère vêture, faite à présent de chausses usées et d’une cape frileuse ? Suis-je encore parmi vous lorsque je sais que je suis redevenu ce jeune garçon du Moyen Âge, courant par une nuit claire jusqu’en place de Grève, où règne, au centre d’un parterre d’ordures puantes, les Royales fourches patibulaires de la Cité-Capitale !

C’est que je veux surprendre celui qu’on appelle le Grand Vendu, ce magicien maudit, emméchanté par Satan, qui répand l’effroi autour de son antre de la rue des Gravilliers et la déploie à en recouvrir tout le Marais, courbé à ses actes.

Le voilà !… le voilà ! Il arrive lentement dans sa marche accablée de vieux noueux, un sac à la main, et s’arrête sous le rugueux gibet qui, pour une fois anormalement vide, se goberge au lait de lune. Moi, caché, je le vois jeter son sac à ses pieds et se mettre si nu qu’à côté de lui un simple chien commun semblerait endimanché. Il reste là, immobile et roide tel un pendu à peine soulevé de terre par un bourreau paresseux, si bien que je cherche vainement à apercevoir le trait de sa corde de mort. Il ne bouge pas et râle à agacer les corbeaux perchés sur la nuit.

Alors, la peur bleue m’étreint et veut me dévorer de tremblements, mais la curiosité qui poivre ma chair parvient à l’en dégoûter. Je suis fasciné par ce corps blanchâtre, devenu de marbre geignant et, aussi, à la vie de son ombre écartelée, suppliciée par le sol inégal.

Soudain, le silence éclate comme une simple vitre et chute en débris aux pieds de la nuit qui tressaille. On me parle : c’est le Grand Vendu. Il vient de me surprendre, béant la provocation, et me demande de l’aider à payer son dû en ouvrant le sac, toujours à ses pieds.

Je veux fuir car je sais qu’obéir sera ma perte. Mais je me précipite et le défais. Dedans sont des pieux aigus et une masse d’acier dont j’empoigne le manche à vive main, la brandissant aussitôt.

« Cheville mon ombre sur la terre dure, me commande l’immobile… et pars avant qu’Il ne te voie…»

J’œuvre tout de suite, habile comme jamais je n’ai su, si adroitement que, prise à ses quatre coins, l’ombre ne risque pas de s’échapper. Au dernier de mes coups le Grand Vendu a un arrogant cri de joie. Je le vois secouer tout son corps d’où gicle partout son sang frais qui, bientôt le vêt d’une onctueuse et luisante étoffe. Enfin, il s’enfuit en braillant la douleur des délivrés. Je crois entendre « Merci » et je suis seul avec l’ombre restée.

Frémissante, éperdue, elle cherche à m’échapper. Alors, pour mon seul plaisir, j’achève de l’enclouer avec une rage cupide et je m’attarde devant l’abandonnée vaincue, mon bien, et je mords à l’orgueil du fin chasseur qui vient de réussir à empieuter un rare gibier.

L’aube arrive qui frissonne sa mue. Je sens une âcre odeur de four suant le feu. Enivré, je chancelle à jouir de tous mes sens : Il est là, invisible. L’ombre tremble puis se fige de crainte. Il la saisit par le chef, la soulève, l’arrache sans peine et m’en recouvre vivement.

Elle me va si bien et m’est si douce qu’elle me semble une peau neuve, cousue sur moi. Alors, craignant qu’Il ne me la prenne, je m’enfuis comme un voleur.

Maintenant, c’est le petit jour gris, tout le monde peut me voir. Je ne me cache pas. Je traîne toute la méchanceté et la haine du Monde. On s’écarte, on ferme les portes sur mon passage, et les langues tournent pour parler du Grand Vendu qu’on entend hurler à travers murs depuis sa cave de Gravilliers où il roule en douleurs son tourment d’écorché vif.

À midi juste, il trépasse après des souffrances tant et plus. Aussitôt féroce, je commence à faire mon mal de Nouveau Grand Vendu.

* * *

L’histoire a fait, une fois encore, le tour de Paris où elle revient cycliquement.

Tout le monde la connaît, tous les chauffeurs de taxi vous la raconteront, comme, sans doute, autrefois, tous les cochers de fiacre. Tant pis si je la répète.

C’est immanquablement juste avant l’aube, à la Nation, à l’Étoile, ou à Charenton, ailleurs et n’importe où encore, à peu près au passage du découragement où le travailleur de nuit se dit qu’il ferait mieux d’être travailleur de jour et pense au lit chaud où dort sa compagne esseulée. C’est à cette heure où il se sent pris entre le devoir et l’engourdissement du sommeil qu’il aperçoit la vieille. C’est toujours cette frêle créature, mais de celles qui résistent à tous les malheurs, comme à toutes les épidémies. Elle a l’âge respectable de sa robe-redingote, un vrai fouillis d’étoffes noires, avachies, taillées selon une mode insituable, et porte un de ces chapeaux 1900 et quelques, sorte d’énorme volcan en éruption de velours froncé.

La femme est là, figée sur le bord du trottoir, sous un réverbère, et fait un raide appel des bras lorsque le taxi passe. Celui-ci s’arrête et le ferait même s’il avait déjà un client, tant la vieille vient de secouer sa pitié… Une grand-mère dehors et seule ! Pas possible, elle s’est perdue ou on l’a mise à la porte de chez elle ! Si c’est pas malheureux l’humanité !

Il descend pour l’aider à monter et la force gentiment à prendre place, là, au meilleur endroit de la banquette, bien adossée. Il est si bouleversé qu’on puisse forcer la vieillesse à traîner ainsi dans les rues aux heures gredines qu’il ne remarque pas que la femme a l’os à fleur de peau, ni à quel point elle est glacée. Mais elle ne trahit sa misère physique par aucun claquement de dents, ni par la moindre plainte. Au contraire, elle joue de coquetterie et cherche à arranger la gaze légère qui pend de son chapeau et cache tout ce que la nuit ne cache pas de son visage. Tout de même, elle sent le moisi des vieux, avec, en plus, un frais soupir d’humus, mais le chauffeur la comprend de négliger les eaux de toilette parfumées qui ne conviennent qu’aux belles filles.

Installée, elle n’a pas un mot et tend un papier, si souvent déplié qu’il menace de se séparer en quatre tranches. Dessus sont tracées les grosses nervures d’une écriture vieillotte et tremblée dont l’encre est délavée :

Je vais tout en haut de

La rue de la Roquette,

Merci

Il a parfaitement compris : avec ça, la vieille est muette ! Il se rend là-bas en ménageant ses accélérations et ne donnerait pas un traître coup de frein dans la crainte de la bousculer ou de la blesser, tant elle doit être fragile comme un œuf vide.

Les voici arrivés, le boulevard de Ménilmontant fait juste l’angle. Le temps de mettre au point mort, de descendre pour aider la femme à sortir… il ouvre la portière et, bernique, plus personne ! Pourtant, il ne l’a pas rêvée, cette vieille !

Non, c’est vrai qu’il ne l’a pas rêvée : à la place qu’elle occupait, et où le siège est encore un rien creusé, elle a laissé une rondelle de métal. L’homme se penche, éclaire mieux et saisit cette pièce de monnaie terreuse qu’il frotte entre ses doigts.

C’est un louis. Un vrai d’autrefois, du temps où on payait avec ça ! La vieille l’a laissé exprès, comme chaque fois. Vite, le chauffeur la cherche du regard, court là et là pour la rattraper et lui rendre sa monnaie car elle a trop payé ce qui ne vaut pas tant. Mais elle a disparu ! Alors il réalise qu’il se trouve arrêté juste face à l’entrée principale du cimetière du Père-Lachaise. Avec un grand frisson dans le dos, il fait le rapprochement qui s’impose et en voilà un de plus à raconter cette incroyable histoire.

* * *

Beaucoup l’ignorent mais la lune est d’origine diabolique – le soleil du loup et de Satan – aussi ne la ménagent-ils pas dans leurs quolibets, disant à plaisir : bête comme la lune… être dans la lune, ou encore, mettre la lune dans sa poche. Quelles stupides provocations ! On oublie facilement qu’elle fait de nous ce que bon lui semble :… en rousse, en tranche ou en quartier ; cornue, aiguë, boudeuse, hilare ou indifférente, elle influence à sa guise. Elle intrigue l’Univers, ruse les distances, manigance nos humeurs… féconde stropiats, bâtards, idiots… ronge la pierre, allonge ou raccourcit les océans, met ou retire les larves, accroît ou décroît les épidémies, consume le chaume, cuit l’étoffe, enfièvre le cœur… et, pis encore, avivant les miroirs, elle pénètre l’avenir et oracle sans pitié.

Miroir et lune, les deux complices ! Sait-on qu’en Bretagne le miroir d’eau d’une certaine fontaine était autrefois réputé pour révéler les signes de vie ou de mort ! Aussi celui qui désirait connaître son temps de vie terrestre allait-il s’y pencher une certaine nuit de mai éclairée par la lune devineresse. Aux douze coups de minuit, cette garce de tous les mystères pénétrait la surface et révélait le destin du visiteur. Alors béni le calme céleste s’il laissait l’eau au repos, qui se contentait de refléter le visage anxieux, mais bien vivant, du curieux. Mais maudit le moindre zéphyr s’il venait friser le miroir liquide et mettre des ombres et des méplats sur le visage du téméraire qui, apparemment creusé et décharné jusqu’à un semblant de trépas, voyait nettement sa mort prochaine. C’en était fait ! Celle-ci se chevillait en lui et il avait beau se dire qu’il n’avait rien vu, il était déjà trop tard, le germe noir croissait lentement jusqu’à son cœur et, le finissant, ne faisait jamais mentir la lune.

Si je dis tout cela c’est pour préparer ce qui suit : un cauchemar périodique tissé d’événements réels qui se produisent dans ma chambre pendant mon sommeil, sans que je parvienne à me réveiller.

Cette nuit encore…

On me soulève d’entre mes draps. De nombreuses mains, dont les doigts crochent nettement ma peau, se répartissent le poids de mon corps que j’appesantis pour résister et me défendre, mais en vain. À diverses époques de ma vie j’ai subi cette étreignante sensation sans jamais voir ceux qui me firent cette mystérieuse visite.

Maintenant on me sort entièrement de ma couche. On me met debout – j’en suis certain – et, tout en même temps, je me retrouve couché, étreint comme si mon être entier venait de subir un important changement physiologique.

Pendant qu’on me tire de force dehors, et que, tout en même temps, je reste allongé, le cœur meurtri par l’angoisse de l’inexplicable, la glace de l’armoire placée au pied de mon lit s’est entrouverte et, tournée dans ma direction, me renvoie un incisif jet de lune qui parvient à fendre et soulever mes paupières jusqu’ici closes.

Et je vois !…

… Je vois autour de moi six personnages liés à leur propre ombre : hommes et enfants d’âges divers dont je ne peux distinguer les traits. Ce sont eux qui me contraignent à quitter ma chambre, comme ils m’ont obligé à quitter mon lit. L’un d’eux a déjà pris place entre les draps et je me sens également lui : celui qui pense et qui est angoissé alors que, debout, léger telle une baudruche, je m’en vais avec du regret seulement.

En passant dans le pan de lumière de lune, les traits de mes ravisseurs me sont soudainement révélés ! Je me reconnais alors dans chacun d’eux tel que j’ai été si diversement depuis ma naissance… et aussi tel que je vais devenir – mais je ne désire pas découvrir les autres « moi » futurs. Je veux les ignorer : j’ai si peur qu’annonciateurs ils soient marqués par quelque maladie ou quelque tourment !

Alors je comprends enfin que les multiples aspects d’un humain sont dissociables ; ou, mieux, semblables à des cubes gigognes… Que nous nous emboîtons régulièrement dans nos autres nous-mêmes passés ou à venir… Que nous progressons par substitutions !

Mais j’achève de me sortir de ma chambre. Les autres entrent en moi. De ce côté, c’est brusquement le noir et je ne suis plus que celui qui est couché, bouleversé par cette découverte. Aussitôt j’éprouve la sensation d’avoir été abandonné, livré à la désespérante solitude de l’actuel moi-même qui va continuer à jouer seul dans sa pourtante grouillante fresque de multiple même homme.

La glace, toujours teintée de lune, me renvoie impitoyablement mes traits blêmes et atterrés.

Je ne puis détourner mon regard.

Le jour perce enfin.

Le premier rayon de soleil lèche mon image fantomale et l’efface comme sur un simple négatif.

Je m’endors épuisé.

Le Hupeur

Mon vieil ami, le docteur*********, de Châteauroux, m’avait conseillé de visiter la gentilhommière de Guernipin, en Brenne, entre Mézières et Rosnay… si toutefois le maître des lieux m’y conviait, son caractère n’étant pas toujours en harmonie avec celui des étrangers qui le sollicitaient.

Ainsi découvris-je Guernipin et Geoffroy de la Tibaldière, fieffé zoologiste, célibataire heureusement sans famille qui, sacrifiant son confort à une exceptionnelle collection d’animaux empaillés, naturalisés ou en bocaux, logeait dans une étroite chambre sur un lit de sangle, chacune des vingt autres pièces confortables étant gavée en priorité d’une faune poussiéreuse et docile.

Il m’ouvrit largement les portes de son zoo en chambre, m’avouant que cette coriace et envahissante collectionnite remontait à sa haute enfance. Il l’avait bêtement attrapée dès l’âge de huit ans en enfermant, par jeu dans des boîtes d’allumettes vides, tous les insectes vagabondant sur la propriété de Guernipin. Vénérables cerceuillets soigneusement étiquetés, autrefois rutilants, aujourd’hui fripés par le temps, à l’image de la peau de leur propriétaire, qui se montra confiant au point de m’accorder leur manipulation.

Guidé par le connaisseur le plus parfait puisque M. de la Tibaldière était un alerte vieillard de quatre-vingt-cinq ans et lui-même pièce de collection en forme de fichier, je fus invité à parcourir attentivement ce capharnaüm de plumes, poils et écailles. Cet après-midi-là, nous ne visitâmes que les pièces du rez-de-chaussée et l’arrivée du crépuscule, baissant son rideau sur ces merveilles locales ou exotiques, me laissa sur ma faim.

Aussi, ayant pris goût à cette chasse sans danger ni fatigue, je ne savais comment lui faire entendre que je désirais tout voir.

Il alla au-devant de ma gourmandise en me proposant de passer la nuit dans le haut lit à rideaux de la chambre paysanne qu’il avait fait reconstituer au grenier de Guernipin. Nous dînerions sans façon à la cuisine, et nous pourrions ainsi continuer à visiter sa mémoire érudite, tout en mangeant l’omelette aux girolles et le confit d’oie truffé pendant que Sylvain, le domestique, veillerait à maintenir dans nos verres le niveau d’un rueilly, seigneurial à sa façon.

En vérité, M. de la Tibaldière étant bavard, j’allais satisfaire son impérieux désir.

* * *

Le bouquet du reuilly fit pétiller le parfum des girolles, s’épanouir celui des truffes et, disons-le, chauffa la langue déjà alerte de mon hôte.

À minuit, qui fut paresseusement épelé par l’horloge ventrue, il parlait toujours, dos au feu, servi par Sylvain, quinquagénaire basané jusqu’à la tignasse et ayant des allures de vieille Mauresque, ressemblance courante dans cette partie du Berry proche du Poitou, qu’a contaminé l’occupation sarrazine.

M. de la Tibaldière évoqua ses chasses lointaines et aventureuses du temps où la mire ne tremblait pas devant son œil ; il s’attarda avec amour à me retracer la vie brénouse aux heures de sa jeunesse, ses patientes explorations de gîtes, nids et bauges, et glorifia la vie effervescente de ce terroir mi-eau mi-terre, paradis sans égal pour la faune sédentaire ou migratrice.

À une heure du matin, ma tête pesait de connaissances nouvelles en ornithologie : col vert (Anas platyrhyncha), chipeau (chaublasmus stepera) Tadorne – je me fais grâce du latin – Milouin, Héron, Foulque, Cul-blanc, Râle (radius aquations, je n’ai pas oublié), tous minutieusement présentés : aspect, cris, mœurs et plus encore.

Sylvain s’était tassé sur le banc de chêne, tiré près de la cheminée et, patient comme un chien qui calcule d’avance tous les os à venir, bâillait de fidélité.

Quant à moi, malgré la fatigue de cette longue journée, je n’osais rompre avec un amphytrion aussi généreux d’accueil que de propos, espérant toutefois qu’il ne tarderait pas à s’ensommeiller lui aussi.

Mais il enchaîna sur la faune mythique que les Brennois, superstitieux en diable, prêtent aux nuits brennoises.

Il me parla du Hupeur.

Ma curiosité remise à l’étrier, je me redressai : un Hupeur ! voilà qui allait me convenir pour une brève chasse à la légende, même si j’étais las.

À ce nom, glissant sur le banc, Sylvain s’était encore rapproché du feu comme pour s’éloigner de nous, regardant avec attention les braises craquantes à croire qu’il n’en avait jamais vu.

— Vous devez savoir, m’interpella M. de la Tibaldière, qu’autrefois la famille de ces oiseaux-là était répandue au point que chaque marais de France et de Navarre possédait son propre esprit appeleur, sournois volatile qui conviait les naïfs à l’épouvante totale…

J’acquiesçai, pendant qu’il enchaînait sur une brillante énumération : Ouyeux de Normandie, Annequins des Ardennes, Houpoux de Bretagne ou Hueurs du Limousin, êtres protéiformes pondus jadis par l’imagination populaire et couvés à longueur de nuits troubles par les paysans crédules. Ici on avait un Hupeur, le seul encore vivant de tout le pays et, sans doute, le dernier de partout ailleurs.

Alors, mon hôte mima d’épauler un fusil et menaça en grossissant sa voix :

— Je ne l’ai jamais aperçu, sinon !…

Et ce sceptique me tira un malicieux clin d’œil avant de s’adresser à son domestique sur un ton compatissant :

— N’est-ce pas, Sylvain ?

Mais, faisant une tache à son obéissance, celui-ci ne répondit pas.

* * *

Enfin, je fus rendu à moi-même. Mon hôte se leva et me confia au domestique, lui donnant des ordres pour que rien ne me manquât, puis il nous congédia par un alerte volte-face que je lui enviai.

Sylvain prit un broc d’eau, une lampe et, passant devant moi, me conduisit lentement, sans se retourner, par de longs couloirs et de raides escaliers jusqu’au grenier, ma chambre.

Je ne fus point déçu, comme je l’avais craint. Au contraire, l’endroit, bien, qu’étouffant de chaleur absorbée par le toit, était propre et agréable. Vaste aussi, avec de magnifiques charpentes vernies qui scintillèrent à notre passage. Le lit à rideaux, en bois de noyer, sentait la cire, et le drap un peu rude que je soulevai exhalta un parfum de lavande. Quant aux quatre bouquets de cretonne à fleurs, liés aux montants, s’ils me firent redouter quelques araignées se cachant là, je me rassurai en pensant qu’elles devaient être très certainement épinglées, étiquetées par espèces, donc prisonnières et inoffensives.

Comprenant mes craintes, Sylvain s’empressa de déployer les étoffes et de les secouer afin de me montrer qu’aucune n’y logeait. Et il consentit pour la première fois à me sourire.

L’autorité de M. de la Tibaldière devait lui peser et, sans doute, désirait-il bavarder un peu. Aussi, il m’expliqua les lieux avec amabilité, m’indiquant où trouver la table de toilette ainsi que l’œil-de-bœuf, source d’air frais qu’il s’empressa d’aller ouvrir.

À ce sujet, comme je lui faisais remarquer que cette étroite ouverture serait insuffisante, il me fit signe de le suivre vers une porte qu’il déverrouilla et poussa.

Nous montâmes les marches d’un étroit escalier de pierre et débouchâmes sur la terrasse d’une tour crénelée que je n’avais pas remarquée de jour, en arrivant à Guernipin.

La vue circulaire était prodigieuse.

Partout, loin à la ronde, les plans d’eau, étangs ou lacs, brillaient à la lune, grosse cette nuit-là, et donnaient l’impression de s’enchevêtrer à l’infini.

Encadrée par une végétation grasse de pénombre, mais en réalité maigre de taillis, l’aquatique Brenne m’apparut tel un joyau, dédaigné pour quelque défaut et relégué dans ce coin d’oubli du riche Berry.

Je devinai Sylvain fier de la surprise qu’il m’offrait. Ne lui cachant pas mon émotion, je lui demandai des détails.

L’homme savait sa Brenne par cœur. Je connus bientôt le nom de chacun de ces miroirs à lune, de chaque lande et de chaque marais dont le plus proche était là, à le toucher du bout du pied, une méchante terre pourrie en voie de se durcir mais encore traître à l’imprudent : le marais de Gobe-Bœuf.

Me sentant à présent loin de toute envie de dormir et de quitter cet admirable paysage nocturne où il ne manquait qu’une touche de vie, je dis à Sylvain :

— Quel dommage que ce fameux Hupeur ne soit qu’une légende, sinon je l’eusse écouté et applaudi avec enthousiasme !

Le domestique me saisit vivement le bras et le serra.

Je compris que mon propos venait de lui faire perdre son plaisir. Le ton de sa voix baissa à s’éteindre presque.

— Ne le souhaitez jamais, monsieur, souffla-t-il, surtout par cette sorte de nuit… C’est celle qui lui convient pour nous diriger vers la mort…

Et il m’obligea à quitter les lieux.

Revenu dans le grenier, il referma et verrouilla soigneusement la porte de la tour. À la lumière retrouvée, je vis avec surprise son visage défait et couvert d’une fine sueur. Ajoutez à cela un tel air de crainte que j’eus envie de le consoler par une réconfortante bourrade.

Mais, intéressé et fort de mon incrédulité, j’usai d’une plus adroite mise en confiance et parvins à le faire asseoir avec moi sur le bord du lit, où, unissant le ton de mes questions à celui de son inquiétude, j’obtins quelques éclaircissements sur ce redoutable oiseau.

Ainsi appris-je que celui dont avait parlé M. de la Tibaldière existait réellement. Mieux, que son lieu de prédilection était le marais de Gobe-Bœuf, donc là, à cinq ou six portées de fusil de nous et à égale distance du village. Il ne présentait aucun aspect effrayant et pouvait être n’importe quel oiseau commun, mais changeait continuellement d’espèce afin de mieux berner ses victimes. Dans son cri, saillait une note de plus… Un rien de stridulant : sa malédiction… L’écouter, c’était perdre sa volonté malgré soi pour ne plus agir que selon la sienne. Obéissant, on sortait de son lit, on quittait la sécurité de sa maison et on allait en chemise, tel un somnambule, vers cet oiseau d’Enfer qui se réjouissait d’une proie nouvelle. On allait vers lui et, malgré les pieds dans la boue, on ne se sentait pas dans le marais. Lui, il reculait, reculait toujours pour vous attirer plus avant jusqu’au profond de la vase où vous vous enfonciez sans merci. Péssaut, Guérin, la Marguerite, et combien d’autres encore, étaient morts comme ça. On n’avait jamais retrouvé leurs corps, juste les traces de leurs pieds dans la partie plus dure des bords de ce Gobe-Bœuf qui, sans doute, partageait ensuite la chair avec le Hupeur. Mais, il était facile de savoir qu’il s’agissait de lui puisque, la nuit, les oiseaux ne chantent ni ne sifflent. Aussi, lorsque vous l’entendiez, fallait-il vite aller tourner la clef de votre porte jusqu’en bout de pêne, se barricader de partout, écraser vos poings sur vos oreilles, vous enfouir entre les draps et, surtout, être au moins deux afin que l’un retienne l’autre d’obéir à l’appel néfaste…

Et, après m’avoir jeté cela comme on se débarrasse d’un secret qui gêne trop, Sylvain me quitta en toute hâte, emportant la lampe et me laissant dans le noir.

Je l’entendis donner deux tours de clef, sans doute par habitude, puis il descendit, trébuchant dans sa précipitation.

L’aiguille argentée de la lune, profitant de l’œil-de-bœuf ouvert, s’enfonçait dans le noir du grenier, mais ne creva pas le lourd silence qui se gonfla alors, tel un ballon.

Je me dévêtis et m’allongeai sur le lit, oubliant dans ma fatigue les inquiétantes images laissées en moi par ce domestique superstitieux.

* * *

La chaleur m’empêcha de dormir immédiatement. Je me retournais sans cesse, oppressé, jusqu’au moment où je décidai d’aller ouvrir la porte de la tour.

Après maints tâtonnements, je la trouvai. L’air frais qui arriva par là, s’unissant à celui qui entrait par l’œil-de-bœuf, m’allégea.

Je me recouchai et, cette fois, le sommeil m’obéit presque tout de suite.

Je fis un rêve dont le début me fut très agréable mais qui, peu à peu, m’envahit d’un sourd malaise… Je me trouvais dans une vaste salle de bal, en habit d’une autre époque, détendu et satisfait, au creux d’un fauteuil… Une belle jeune femme venait m’inviter, usant des sourires les plus charmeurs… Mais je refusais, impoli, restant assis alors que j’aurais dû me lever et lui accorder avec empressement la danse qu’elle me demandait… Elle, sans paraître le moins du monde choquée par mon attitude, riait alors d’une façon étrange, sur trois notes aiguës balancées de silences qui faisaient rythme… Me prenant ensuite par les mains, elle me tirait à elle… Je m’alourdissais… Mais sa douce force parvenait peu à peu à me soulever… Debout, j’éprouvais une sensation de nudité et une gêne soudaine m’obligeait à fuir… Je heurtai maladroitement un mur ou une porte fermée, je ne me rappelais pas… Je tombais, et des gens venaient me relever, en me plaignant… Leurs mains me soutenaient, et m’entraînaient hors du bal dans un parc frais sentant l’herbe coupée… On me conduisait à un puits et, là, soit par jeu, soit par méchanceté, on me poussait comme pour m’obliger à enjamber et sauter la margelle… Je résistais en me laissant choir à terre où, pris d’une brusque terreur, je m’appesantissais, refusant d’accomplir cet acte stupide… Et j’entendais à nouveau le rire strident de la jeune femme devenue invisible, mais auquel je portais désespérément toute mon attention, regrettant trop tard de ne pas m’être joint à elle…

Le froid du petit jour me réveilla.

Je me trouvais sur la terrasse de la tour, allongé à même le sol et frissonnant. Un brouillard gris recouvrait Guernipin, peu à peu doré par le soleil naissant.

L’instant de stupeur passé, je compris sans peine les raisons de ma présence à cet endroit. Aucun doute n’était possible : étouffant dans cette serre de grenier et avide de grand air, je m’étais levé à demi conscient, pour finir la nuit là.

Me penchant alors à un créneau, je découvris l’impressionnant à-pic de la tour, et, bouleversé, je réalisai quelle épouvantable chute j’avais risquée !

* * *

Cette nouvelle journée avec M. de la Tibaldière se passa aussi ardemment que celle de la veille. L’homme en savait tant et plus, que ce soit sur l’ambiguïté de l’onagre ou sur les migrations cycliques des phacochères, avec anecdotes et digressions biologiques à l’appui.

Nous déjeunâmes dans le parc, à l’ombre tiède d’un cèdre que le vent, un rien levé, cherchait vainement à dépeigner. La table était une longue dalle funéraire, prise au sol d’une abbaye voisine abandonnée, nous mangeâmes de bon appétit sur le ventre d’un sévère abbé, gravé raide.

Le soir venu, nous n’avions pas encore atteint le second étage où, à entendre M. de la Tibaldière brusquement survolté à cette évocation, se trouvaient les joyaux de sa collection : cœlacanthes, grands sauriens de Bornéo et autres survivants des époques antédiluviennes.

Aussi dînai-je encore à Guernipin, mais je réussis à échapper à la conférence, après le repas.

Connaissant les lieux, je montai seul me coucher, gardant cette fois la lampe. Et, redoutant un nouveau réveil sur la terrasse, si je laissais ouverte la porte qui donnait sur le couloir, je fermai solidement celle de la tour afin que semblable mésaventure ne m’arrivât pas à nouveau.

Me couchant, je commençai un livre ; mais, dès la troisième page, il me tomba des mains. Je soufflai la lampe et le sommeil me vint.

* * *

Cette fois la chaleur ne me tourmenta point, au contraire ! Je fus mêlé à un rêve d’abord léger… Je visitais seul Guernipin, découvrant par moi-même des salles nouvelles et étonnantes de variété… Je pouvais enfin toucher et prendre à ma guise, dans mes bras, des oiseaux au plumage doux et caressant… Oiseaux mystérieux, de formes inconnues qui, à mon contact, s’animaient et palpitaient… Ils étaient bientôt si nombreux autour de moi qu’en me heurtant ils parvenaient à me pousser et à me guider vers la liberté du parc où ils continuaient à m’entourer, silencieusement agissants… M. de la Tibaldière apparaissait alors au perron et, indigné, me criait de revenir avant que ne s’échappent à jamais les plus secrètes pièces de sa volière… La colère étranglait ses cris au point de les faire ressembler à ceux d’un crapaud-buffle… Mais, ne l’écoutant pas, je m’enfuyais soudain, cœur de cette grappe d’oiseaux rendus à la liberté auxquels j’obéissais, et qui m’entraînaient à perdre haleine… Je courais ainsi jusqu’à ressentir une violente oppression… Essoufflé, je me sentais peu à peu entravé dans ma course par des forces visqueuses qui me réveillèrent soudain.

Il m’est impossible de décrire aujourd’hui la violente répulsion que j’éprouvai en subissant réellement cette froide viscosité.

Brutalement, je revins à la réalité, les jambes dans la boue gluante.

Où était le lit sur lequel je croyais dormir ? Où était Guernipin ? Où me trouvais-je ?

Maintenu par une monstrueuse ventouse qui m’aspirait lentement, je m’enlisais dans un infect marécage nauséeux.

Mes mains, mes bras, cherchaient vainement un appui solide : racine ou branche, la vie… lorsque de subits mugissements, semblables à ceux d’un taureau irrité, brisèrent mes élans.

Venant du marais où je m’enfonçais, ils creusaient bruyamment la nuit.

Malgré mon effroi, j’identifiai les appels d’un héron. Seulement, au lieu d’être réguliers dans leurs trois notes consécutives, ses cris étaient des plus désordonnés.

Je l’aperçus enfin. Il s’ébattait violemment non loin de moi.

Alors, fulgurants, les propos de Sylvain me revinrent : je pensai au Hupeur. Et s’il existait vraiment ! Ce ne pouvait être que lui, s’esclaffant à juste raison de sa ridicule et pitoyable victime. Je me trouvais donc dans le Gobe-Bœuf !

Cependant, je remarquais qu’il sautillait comme si la vase cherchait également à le saisir pour l’engloutir.

En me voyant reprendre mes efforts pour fuir cette boue qui gagnait peu à peu sur moi, il redoubla ses cris, à croire qu’il voulait m’en fouetter afin de m’aider à échapper à l’enlisement.

Je réussis enfin à atteindre une proche nappe d’herbes et, me dégageant de la terre gloutonne, y rampai.

Le héron s’était rapproché de moi et me soutenait par ses ébats.

Ainsi m’aida-t-il à parvenir jusqu’au sol dur d’un chemin caillouté.

Et si, épuisé, je ne m’abandonnai pas là, je le dus encore à cet oiseau providentiel qui, me donnant des coups de bec, m’obligea à me lever pour repartir sans tarder vers Guernipin que j’apercevais, massif et rassurant, à portée d’espoir.

C’est alors que je sentis cette invisible force hostile qui me lia d’épouvante.

J’éprouvais la terrifiante sensation qu’une immense mais impalpable aile unique volait autour de moi, agile telle une raie de néant dans l’océan de la nuit. Réalité immatérielle qui me poussait avec une impitoyable constance afin de me ramener dans le marais.

Sans les cris désespérés du héron qui se livrait à un affolement paroxystique afin de venir une fois encore à mon secours, en me forçant à fuir, j’avoue que je n’aurais pas lutté contre cette Chose qui parvenait à me reprendre et à m’entraîner avec elle.

Et je compris ! Je compris que le Hupeur, fût-il hibou, corneille, héron ou n’importe quel oiseau qui se trouvait là et sentait cette mort volante, n’était ni une légende, ni un ennemi de l’homme, mais son protecteur… Qu’il l’avertissait de l’indicible danger perçu par lui… Que ses cris, loin d’être des appels maudits, étaient sa mise en garde : épouvanté lui-même, il hurlait contre la peur et non pour elle !…

Le marais de Gobe-Bœuf, favorable antre putride, gardait encore, après des millénaires, un invisible monstre goulu, survivant de ces temps où les puissances néfastes régnaient sous les formes les plus subtiles !

Je crus alors voir passer deux lueurs glauques et fugaces.

…Un éblouissement, reflet de mon effroi ?

Non… des yeux !

Hurlant de dégoût, je réussis à m’arracher à cette horreur qui m’avait choisi et était déjà venue vainement me chercher une première fois, la nuit passée, dans mon sommeil, jusque sur le lit de Guernipin.

* * *

À son lever, M. de la Tibaldière, déjà impatient de me faire visiter l’étage aux ancêtres préhistoriques, dut ordonner à Sylvain de monter me réveiller.

Mais celui-ci, à part des traces de boue laissées partout, ne trouva de moi que ce billet qui restera sans doute énigmatique à tous :

…N’abattez jamais le Hupeur…

L’auberge du Larzac

I

En cet automne de 1828, je traversai le sinistre causse de Larzac et me heurtai au vent d’ouest qui, se gonflant sans cesse, alourdissait le ciel d’épais nuages. La nuit allait être en avance. Le paysage était désertique et, à la fois, plein de ces hostiles formes humaines que l’on croit surprendre au seuil du crépuscule, mais qui ne sont qu’arbustes fouettés par quelque tourbillon, menaces de ces lieux abandonnés à une désolation de rocs hiératiques.

Là, cette nature agressive ne connaît jamais de demi-mesure : que le silence vienne, il se fait d’un bloc, étreignant le voyageur ; que le froid d’hiver tombe du nord, il fend la pierre ; que le soleil d’été se répande, il cuit plantes et gens. Maintenant, le fougueux vent d’octobre étrillait le Larzac, et, nous prenant à partie, ma jument et moi, voulait nous montrer sa domination sur cette haute marche du Massif central en nous boutant hors de la route.

L’échine baissée, nous n’avancions presque plus et je doutais de parvenir le soir même à Millau, ma nouvelle garnison. Mais, comme on ne m’y attendait pas avant le lendemain, je décidai de loger à l’Hospitalet, espérant y trouver un lit.

La pluie tomba, soudaine et violente, en essaims liquides que le vent rageur soulevait afin de me mouiller aux endroits les mieux protégés. Les nuages virèrent peu à peu au noir, bornant l’horizon à une centaine de mètres. Bientôt je ne distinguai plus que la route, trait de cailloux broyés et creusés de flaques. L’Hospitalet devait se trouver à une lieue encore et aucun abri ne s’offrait ; déjà mes fontes se changeaient en seaux et mes vêtements en éponges. Mais ce n’était pas la première fois que le ciel éprouvait ma carcasse d’officier de Dragons, armure solide ayant déjà connu toutes les rouilles, sans qu’aucune ne soit parvenue à la ronger.

La nuit se referma sur nous. Je fixai le sol grisâtre qui me guida encore, mais pour si peu de temps qu’à force d’hésiter, et tout trempé, je perdis patience, cravachant ma jument comme si elle était responsable de cette adversité.

Elle se cabra et, cherchant à fuir mes coups, piqua un galop en pleines ténèbres. Je manquai être désarçonné et me retins de justesse à sa crinière, lui hurlant les pires injures, tout en priant le Ciel pour qu’aucun obstacle ne se trouvât sur notre course.

Grâce à Dieu, nous ne heurtâmes aucun rocher et ne tombâmes dans nul ravin, mais je fus emporté loin de la route qui était mon seul lien avec les quelques habitants de ce maudit pays.

Enfin, je parvins à arrêter ma monture et, mettant pied à terre, la calmai avec peine. Maintenant nous étions bel et bien perdus dans le noir, sous la pluie qui n’arrêtait pas. Il était certain qu’en ces lieux inconnus je ne pourrais découvrir la moindre aide. Il ne me restait plus d’autre perspective que de bivouaquer là, dure habitude de mes rudes campagnes militaires.

Ainsi fis-je, après que j’eus solidement attaché les guides de ma bête à une dent de rocher que je trouvai non loin. Je me calai en chien de fusil entre quelques grosses pierres, sous ma couverture trempée qui me donna l’illusion d’une protection. Je ne dormirais certes pas, mais assoupi, je passerais mieux la nuit ainsi qu’en une vaine et épuisante errance.

* * *

Combien de temps étais-je resté, écrasé de fatigue, dans une grasse odeur de thym et de terre mouillée lorsque, soudain, ma jument se dressa, hennissant, s’agitant, inquiète comme si quelqu’un tournait autour de nous.

Sur ce point, je ne me trompais jamais : nous n’étions plus seuls.

Le vent était tombé, la nuit épaisse, la pluie devenue un léger voile de bruine. Qui se trouvait là, silencieux ? Un homme ? Plusieurs ? Cela me parut peu probable : ils se seraient fait connaître ou nous auraient déjà détroussés. Sans doute avions-nous attiré quelques bêtes… des loups, peut-être ?

Devant cette éventualité, je me redressai et saisis mon pistolet d’arçon. Mais, en touchant le canon, je le sentis plein d’eau. La poudre était mouillée, mon arme inutile.

La jument montrait un affolement croissant. Bientôt elle se mit à ruer dans mainte direction, comme menacée de plusieurs endroits à la fois et je dus m’éloigner tant elle frappait le vide, n’importe où, au risque de me briser un membre.

Alors, à mon tour, je fus envahi par une pénétrante sensation d’insécurité. « On » nous épiait à mal. Cela ne laissait aucun doute. Ma monture se défendait instinctivement contre cette sournoise agression qui parcourait également tout mon être. Oui, « On » devait nous fixer avec une intense et impitoyable volonté malfaisante.

Une menace plus précise, que je subis nettement, comme si le cercle de ceux qui nous entouraient allait se refermer sur nous, força ma jument à briser ses liens. Elle s’échappa et, chassé moi-même par l’hostilité grandissante, je m’enfuis, courant droit devant moi, m’éloignant aussi vite que possible de l’inexplicable danger.

Je me trouvai bientôt sur une hauteur et eus un cri de délivrance. Là-bas, une lumière scintillait, telle une étoile.

Je m’y précipitai, tombant plusieurs fois dans ma hâte, et arrivai à bout de souffle devant une réconfortante bâtisse dont la fenêtre éclairée m’avait guidé.

C’était une auberge. J’entrai.

Personne ne s’y trouvait. Seule l’odeur du temps pourrissait là, tenace et pernicieuse.

* * *

J’appelai, et tapai du poing sur une table bancale qui faillit s’effondrer sous mes coups. L’aubergiste devait être au cellier ou dans une des chambres de l’étage. Mais, malgré mon tapage, on ne se montra pas. J’étais seul, tressaillant d’attente, devant un âtre vide et inutilisé depuis très longtemps, à en juger par les toiles d’araignées qui bouchaient la cheminée. Quant à la longue chandelle, allumée depuis peu, et soudée à une étagère, sa présence, au lieu de me rassurer, me remplit plus d’inquiétude que si je n’avais trouvé en cet endroit que la nuit et l’abandon total.

Je cherchai un flacon d’eau-de-vie afin de me réconforter et chasser la crainte qui me retenait d’aller visiter les autres pièces de cette étrange auberge. Mais les bouteilles qui gisaient là, poussiéreuses, avaient depuis longtemps rendu l’âme. Toutes, de formes anciennes, étaient vides, les années assoiffées ayant effacé jusqu’aux traces des boissons qu’elles avaient contenues.

Tout était si singulier qu’attentif au moindre bruit, je me questionnai sur l’étrangeté des lieux. Du bois sec traînait. Je le rassemblai dans le foyer, sur un lit d’herbes sèches trouvées sans peine, et, frottant mon briquet épargné par la pluie, j’en tirai des flammes rassurantes.

Rencogné près de la cheminée, je me tendis à la chaleur, bien décidé à brûler le mobilier pour garder jusqu’à l’aube cette réconfortante compagnie. Les bouffées de résine me furent aussi revigorantes que des goulées d’alcool pur, mais, pensant à la perte de ma jument, mon esprit fut en tristesse et j’espérai alors sur son instinct de bête, pour me la ramener.

Tout à coup un insidieux frisson me traversa, semblable à celui ressenti dehors et qui m’avait chassé jusqu’ici. « On » se trouvait à nouveau là, tout proche !

Les murs avaient beau me protéger de trois côtés ; éclairé par le foyer craquant, j’étais visible et vulnérable. On pouvait m’atteindre de face, en tirant de loin, à plomb. Je me dressai, les muscles prêts à une nouvelle fuite.

Mais mon anxiété fit place à une vive angoisse qui m’oppressa jusqu’à m’étouffer. Maintenant « On » entourait l’auberge et, impitoyables dans leurs mystérieux desseins, d’invisibles regards, que je percevais, me fixaient par la fenêtre sans volet. « On » était attentif à ma personne et cela avec une telle violence que je suais, subitement terrifié.

Je me retins de hurler, d’appeler un improbable secours afin de ne pas déclencher ce que je devinais prêt à me foudroyer.

Pourtant, rien ne battait dans la salle que mon cœur, et ne craquait que les braises ! J’y étais seul, la porte fermée. Pour m’approcher, il fallait d’abord l’ouvrir. Et, si l’on surgissait des deux autres du fond, on devait, avant de parvenir jusqu’à moi, traverser toute la pièce et, enfin, se montrer. Cependant, cette logique ne m’apaisa nullement parce que, de plus en plus, je ressentais non une réalité tangible, mais l’impression d’un fluide mortel.

Alors, les pieds d’un banc tout proche crissèrent.

Je lâchai un cri d’effroi qui me jeta hors de ma retraite. Debout, mon esprit épouvanté, je balayai le vide à furieux coups de tisonnier, frappant avec rage l’Ennemi qui, à présent, devait se tenir devant moi, horriblement invulnérable.

Et, soudain, je me sentis poussé par une force irrésistible. Mon dos heurta violemment le mur. Une atroce douleur pénétra en moi.

Je m’écroulai et, avant de m’évanouir, j’eus le temps de comprendre que je venais d’être lâchement poignardé par-derrière.

II

Lorsque je repris conscience, je me trouvais allongé sur la terre battue, au milieu de mon sang qui s’étalait en une large flaque. Penché sur moi, un homme me regardait, le visage hagard, masque blême où naissait un désespoir grandissant qui gagna bientôt tous ses traits.

Je me redressai pour le fuir et me levai si aisément que j’en fus stupéfait ! Je ne ressentais aucune souffrance, mais, touchant mon dos, j’y découvris une profonde plaie.

Elle était insensible et, malgré la perte de mon sang, je n’eus aucune faiblesse. Je vivais encore, l’esprit vif, les muscles prêts à l’action. Mais je ne pus m’éloigner.

L’homme restait devant moi. Sa robe de bure, volée sans doute à un moine, ne trompait pas sur son allure de scélérat.

Je regardai sa main.

Nul poignard ! Mais, en suivant son regard qui allait souvent au mur, je vis, dépassant là, un long clou de charpentier, aigu comme une alêne, et je compris que c’était lui qui venait de me blesser. Il n’avait eu qu’à me pousser.

Le dévisageant alors pour tenter de lire les secrètes raisons de son acte, j’eus un sursaut d’horreur… Ouvert d’une oreille à l’autre, il était égorgé ! Une infâme plaie durcie lui mettait au cou un épais bourrelet de sang, noir et figé !

À cet instant des rires atroces se multiplièrent derrière moi. Je fis volte-face.

La salle était pleine d’hommes, lourdement assis sur les bancs, accoudés sur les tables au milieu des bouteilles vides, toujours couchées. Ils se turent enfin et l’un d’eux, d’une voix sourde mais admirative, s’adressa à l’égorgé :

— Tu t’es fait un beau mort !

L’interpellé eut une attitude consternée et dit, d’une voix saccadée :

— À présent, je vous crois…

— Tu as enfin gagné de venir avec nous… ajouta une autre voix, presque amicale.

Et l’homme alla s’asseoir sur un des bancs, à la place que lui firent deux des hommes silencieux qui s’écartèrent.

— Maintenant c’est à son tour de trouver son mort, continua une nouvelle voix ; souhaitons-lui de ne pas attendre trop longtemps…

Et celui qui venait de parler me précisa d’un geste qu’il était bien question de moi.

Tout cela atteignait à la démence. Ou je traversais un cauchemar, ou on me jouait la comédie à moi, naïf étranger livré à une veillée de lourds paysans. Cette pensée me fouetta. Ce jeu dépassait le macabre. Il avait assez duré. Je les insultai tous.

— C’est un mort arrogant ! constata calmement un de ces rustres… mais ne l’avons-nous pas été, nous aussi, au début ?…

Ne pouvant plus contenir ma rage devant cette folie, consciente ou non, j’allai au foyer et saisis une bûche enflammée afin, à mon tour, de faire jouer à l’un d’eux le rôle de brûlé. Tant pis pour celui qui la recevrait !

Mais, stupéfait, je ne sentis pas la chaleur, et les braises ne me brûlèrent pas ! D’étonnement, je lançai mes bras de chaque côté de moi. Mes mains pénétrèrent les murs comme s’ils étaient de brouillard.

— Maintenant, il a peut-être compris…conclut une voix ironique. Et tous se désintéressèrent de moi.

* * *

C’était monstrueux. Je n’étais point mort ! Et pourtant, ma plaie, tout mon sang à terre, mon insensibilité au feu, la fluidité des murs !… Je délirais. J’allais revenir à la réalité, au coin de la cheminée, seul et bien vivant. Cependant, de voir aussi nettement et de mesurer avec lucidité la dimension des choses et des êtres qui m’entouraient, était-ce possible dans un cauchemar !…

M’approchant d’une table, je demandai qu’on m’expliquât, qu’on me rassurât. Les hommes me regardèrent avec indifférence et ne me répondirent pas. C’est alors que je remarquai leur anachronique vêture.

Étais-je devenu fou ?

Je voyais là une mascarade de vêtements anciens, étranges et démodés. Celui-ci portait une lourde pèlerine de postillon d’avant la Révolution ; ceux-là, des peaux de chèvre et des braies comme voilà un siècle les pâtres rouergats. Cet autre, en noble de la Régence, ne lâchait pas le fourreau de son épée, vide ! Et ils étaient une douzaine ainsi, d’aspect carnavalesque.

Ce spectacle aurait diminué mon angoisse si, vision atroce, chacun n’avait montré d’affreuses blessures : le postillon avait la tempe éclatée, sans doute par une décharge de pistolet tirée à bout portant ; le crâne d’un des pâtres était fendu net jusqu’entre les sourcils ; la tête d’un autre tenait par miracle sur son cou, la nuque aux trois quarts entaillée !

Tous portaient de visibles plaies mortelles, mais vivaient et respiraient comme moi. Nous étions les acteurs déments d’une même hallucination, fous conscients dans le monstrueux asile d’un sommeil collectif que nous pouvions contrôler.

Comprenant mes pensées, l’homme à la pèlerine de postillon m’expliqua, comme s’il avait eu pitié de moi :

— Rassure-toi, lorsque tu auras tué à ton tour et vu naître la mort, alors tu comprendras la vérité, et tu pourras être des nôtres sans jamais plus te torturer de questions. Fais-toi vite un mort et tu seras à jamais délivré de tes doutes.

* * *

L’enfer n’est pas fait que de flammes. Je connus dès lors d’infernales incertitudes : l’espoir d’un réveil et d’une explication qui ne venaient jamais. Je glissais sur la vertigineuse pente du Temps incommensurable ou tourbillonnais dans les affres de la folie consciente. J’allais dans une poignante attente avec des compagnons en pleine quiétude, toujours là, patiemment assis, à me regarder douter, eux ricanant et me répétant de tuer… de tuer… de tuer… pour, enfin, comprendre… Mon sommeil, mon hypnose ou ma démence – mais comment savoir dans lequel de ces états je me trouvais ? – me faisait tourner sans répit jour et nuit autour de ce groupe d’hommes, toujours assis, et dont je ne parvenais pas à m’éloigner. Ils n’avaient pas à me surveiller, je ne pouvais m’en aller, retenu là dans un cercle infranchissable. Je n’éprouvais nul besoin de me nourrir. Tout m’était inodore, et je restais insensible au froid ou au chaud, mais une seule chose me torturait : le désir de me réveiller à la réalité.

* * *

Et vint ce moment où les autres me forgèrent à les suivre.

C’était entre le jour et la nuit. Les limites de l’auberge franchies, nous allâmes à un chemin proche où une charrette avait versé, la roue prise dans une ornière. Un jeune homme s’affairait vainement à la dégager. Il était seul et son attelage ne lui obéissait plus.

Lorsque nous les entourâmes, les bêtes se mirent à hennir avec un tel affolement que, redressé, le jeune homme cessa aussitôt son travail. Dos à la charrette, il nous fit face avec une visible angoisse. Cependant, à juger son regard, je compris qu’il cherchait à voir plus loin, derrière nous, n’attachant pas d’intérêt à notre rang pourtant tout proche de lui.

J’éprouvai alors la poignante sensation qu’il n’était pas intègre à notre cauchemar.

Ses chevaux ruaient, cherchant à briser le timon qui les retenait, et lui-même, après avoir un instant hésité, saisi de panique, s’enfuit à toutes jambes.

— Ne le laisse pas partir, tue-le… tue-le, hurlèrent sauvagement mes compagnons, en me forçant à courir à ses trousses… c’est ton mort à toi, celui qui va enfin t’enlever tes doutes… N’attends pas, tue-le donc, imbécile !

Cette fois, je ne doutai plus d’être avec des fous furieux. Mais ils m’avaient rendu aussi fou qu’eux. J’étais décidé à « avoir mon mort ».

Je courus après lui. Il fuyait vite et, arrivé devant une haute roche, il l’escalada, glissant, se meurtrissant aux saillies. Porté par la folie homicide, je le suivis sans peine, à l’aise dans ma course, jouissant de l’entendre haleter sous l’effort, le laissant atteindre le sommet où il se trouva devant le vide.

Là, il me fit face, le corps tendu et tremblant, agitant désespérément ses bras autour de lui, n’importe où comme si nous étions plusieurs à le menacer. Et, lorsque je m’approchai sans hâte, j’entendis ses dents crisser sur ses gémissements d’effroi. Je n’eus qu’à le pousser…

Le long cri aigu qu’il laissa dans sa chute, sillon d’épouvante, ne s’effaça aux échos que bien après que l’homme se fut écrasé en contrebas, sur les dents de rocs dressés en herse.

Je le rejoignis, guidé par ses râles. Il gisait entre les pierres tranchantes, affreusement déchiqueté, chair et étoffes mêlées de sang. Je me penchai sur lui et le regardai comme on couve son dû. Il expira sur un vain mouvement pour se redresser.

Mais, après un instant d’immobilité, il se leva sans peine et, me découvrant enfin, me dévisagea avec stupéfaction.

C’est alors que déferlèrent ces rires que je connaissais. Tous mes compagnons étaient là, assis en cercle autour de nous, satisfaits du spectacle. Meute hilare qui m’avait devancé sur les lieux de mon crime.

Atterré par mon acte, horrifié par leur joie sauvage, et comprenant enfin, je m’enfuis, décidé à les quitter à jamais. Mais je fus ramené vers l’auberge et ne pus m’arracher à son attraction.

Je l’apercevais là-bas, verrue monstrueuse, lorsque, tout proches de moi, apparurent deux cavaliers qui allaient au pas sur un chemin cousu de ronces.

Je reconnus des gendarmes. Ils étaient la Loi et la Justice des hommes. Je me précipitai vers eux, mais, au moment où je les atteignis, leurs montures soudain dressées et hennissantes les obligèrent à un court galop qui les éloigna de moi.

Repartant à leur suite, je les appelai à grands cris et, les ayant rattrapés, je voulus saisir de force la bride d’un des chevaux qui recula, affolé. Je hurlai mon nom aux deux hommes en leur montrant l’auberge, ce panier d’assassins haineux et impunissables, décidés à tous les forfaits. Je leur avouai mon propre crime, les suppliant d’alerter le pays, habitants et voyageurs ; de les mettre en garde contre la mort impitoyable qui était prêchée en cet endroit.

Cherchant à calmer leurs bêtes, ils se parlèrent entre eux d’une voix troublée. Et j’entendis qu’ils se demandaient pourquoi leurs chevaux se comportaient ainsi chaque fois qu’ils passaient par là ; là et pas ailleurs où, pourtant, les mouches et les taons plus nombreux, pouvaient justifier leur agitation.

— Sans doute, dit l’un d’eux en montrant notre auberge, sans doute cette ruine hantée, que tout le monde évite, est-elle une bauge de bêtes malfaisantes… Entre eux, les animaux se devinent mieux que nous ne nous devinons nous-mêmes, et, pour ma part, ici, je ressens toujours un malaise.

— Allons, reconnut l’autre gendarme, quittons cet endroit où tant d’accidents et de crimes sont restés inexpliqués…

Alors, saisi d’un désespoir atroce, le visage baigné de larmes, le cœur déchiré, je compris que j’étais à jamais damné et je m’écroulai devant ces hommes.

Éperonnés, les chevaux partirent au galop. Ils me piétinèrent et traversèrent mon néant… Dieu ou Diable, ami ou ennemi, dites-moi au moins si le Jugement Dernier sera encore long à venir…

FIN

Témoignage

Cette angoisse que je m’avoue

par Marcel Allain


Deux heures du matin !… J’écris cette note que, lecture achevée, j’ai coutume de glisser entre les pages de tout livre qui m’a plu… Mais j’hésite.

Une fois encore, il me semble que les mots dont je dois me servir sont usés. Il m’en faudrait de neufs, de spécifiques. Où les trouver ? – Le peintre, en mélangeant les couleurs de sa palette, crée la nuance qui satisfait son besoin d’expression. L’écrivain n’a pas pareille ressource. Il faut se contenter, toujours, du même vocabulaire. Et il est si pauvre, ce vocabulaire usagé, quand il s’agit d’exprimer, d’expliquer, des sentiments, voire de confuses impressions…

Tout, pourtant, est tranquille autour de moi. De l’autre côté de mes fenêtres closes, une nuit de dense obscurité tend son rideau de velours. Pas un bruit. Pourquoi ne dirai-je pas l’angoisse qui est la mienne, l’angoisse qui est née de ma lecture de ce soir ? J’ai devant moi le dernier livre de Claude Seignolle. Je viens d’en tourner les pages… et je réfléchis, frissonnant.

…Oh ! vraiment, je sais, de belle date, qu’un destin humain se débat entre deux incertitudes certaines !

Notre naissance, notre mort sont des « inconnues ». Si la Science dresse le constat physiologique de ces moments, elle n’en tente aucune explication. D’où vient la Vie de l’homme qui naît ? Où s’en va-t-elle quand il meurt ? Ces deux questions sont « valables » comme il s’écrit, de nos jours. Puisque rien ne se crée, que rien ne s’anéantit, que, seulement, tout se transforme les deux problèmes majeurs en découlent. Mais ils sont admis de tous, tolérés par nos résignations. Ils ne sauraient donc engendrer ce malaise surprenant, à goût nouveau, attirant comme un abîme, que la lecture de Claude Seignolle a mis en moi ?

Ne serait-ce pas qu’entre ces deux inconnues – naissance et mort – l’écrivain, logique en son audace, en a posé une troisième, en faisant intervenir le facteur « temps » ? En nous rendant perceptible, pendant notre vie, ce monde redoutable que notre pensée ose à peine soupçonner et qui, cependant, nous les pressentons presque, côtoie notre monde quotidien ? J’entends et veux parler de cet Univers où s’agite le Malin, où grouillent les effarantes incarnations du Mal, du Galoup, des SS loups-garous, aux Larves, aux Influences, aux Sorts ?

« Récits maléfiques », « Récits cruels » dit Seignolle. Peut-être ! Mais, plus encore, évocations révélatrices du Peuple des Ténèbres. Il n’est que de les lire, ces récits, pour sentir – comme je le sens, ce soir – tout ce que l’invisible peut ou doit enclore de Démons, de Désincarnés, de Revenants, de Ceux qui sont en n’étant pas… en n’étant plus !…

Point de scepticisme, alors, car ici, nul dogme n’est à combattre ! Pas davantage de croyance, car il n’est proclamé nulle Révélation sainte, nul Évangile sacré ! Non ! Ne suffit-il pas qu’il y ait, impossible à nier, ce malaise que je m’avoue ?

Elles sont cependant, ces histoires étranges, écrites d’un style clair, limpide, délicieusement français, et les images y abondent, qui éclaboussent les phrases de clartés jolies.

Et puis, je connais Claude Seignolle ! Je me flatte d’être son ami. Je sais sa poignée de main cordiale, franche, solide. Alors, une fois de plus, d’où vient ce malaise que distillent ces livres, et qui leur donne, je le répète, l’hallucinant et passionnant vertige des abîmes qui attirent ?

D’où ? Peut-être du « suspense » que, diaboliquement, Seignolle dose de pages en pages ? De la qualité rare de ce suspense qui n’est pas celui du simple roman policier, car il se fonde sur l’ignorance de notre condition humaine, car il se bâtit sur nos curiosités, sur nos aspirations profondes ? C’est possible…

… Et cependant, quand j’évoque la silhouette de cet Ami que j’aime autant que j’admire son Œuvre, quand ma pensée me montre ce garçon qui est la vie même, quand je songe à son rire si chaud, à sa voix si timbrée, quand le souvenir de l’Homme efface les mérites de l’Auteur, quand je mesure, nettement, ce qui semble opposer celui-ci à celui-là, le mystère de cette contradiction m’apparaît soudain facile à expliquer…

À expliquer d’un mot : le talent – un grand talent.

MARCEL ALLAIN

alias Fantômas

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