BESTIAIRE ET CRUAUTÉS RUSTIQUES

Lou Siblaire[1]

Ce garnement de Jan lou barjacaire[2] ne faisait pas mentir son surnom. C’était bien le plus bavard d’entre Carcés et Salernes, où, avant tout, le soleil câline les vignobles qui alanguissent la Provence varoise et devrait obliger les gens à se taire. Mais ce Jean-là tenait d’un cep d’ancêtre tout en langue et ne savait rien faire d’autre que de bouger les lèvres.

Or, qui remue de par là, consomme pas mal de mots et, parlant pour parler, disant pour dire, ne peut qu’enquereller son entourage. Ainsi donc, malgré ses tout juste seize ans, ce barjacaire jetait du venin comme une vieille fille, vierge et rancie. Sa langue était si mauvaise qu’elle eût fait se battre entre elles les pierres du chemin et, même, eût dressé l’une contre l’autre, haineuse, les hautes falaises du Caramy pourtant solidairement blessées de bauxites et abruties sous les torrides cascades solaires.

Aussi se gardait-on d’alimenter sa chaudière à médisances et ne disait-on devant lui que des choses banales, ou rien. Seuls les étrangers, rencontrés sur les routes et séduits par sa faconde, s’en distrayaient et se laissaient aller à lui raconter les travers des gens de chez eux. Propos que le bavard décousait et recousait sur certains du pays, loin de mériter de telles guenilles.

Mais, grâce au ciel, sa notoriété de menteur s’était à la longue infiltrée alentour comme l’huile en trop qui file par-dessus le pressoir et va oindre la plus inaccessible fissure. Personne ne l’aurait cru même si, montrant la lune, il avait prétendu que c’était la lune.

* * *

Un midi de franc printemps, alors qu’il braillait à tue-patience tout en allant sur la route de Cotignac, le barjacaire aperçut une paire de pieds qui dépassait sous un buisson. Il s’approcha encore plus bruyamment et réveilla le citoyen qui dormait là, à l’ombre, enroulé dans cette vaste houppelande de laine crue, encore en suint, que portent en toutes saisons les bergers gavots.

Il s’assit à côté de lui et, sans gêne, se lança à demander d’où il venait, où il allait, ce qu’il faisait et patati, patata.

L’homme s’était redressé du buste et, le dos béquillé par ses bras, coudes en terre, fixait le bavard sans plaisir. Son visage maigre, de grand marcheur solitaire vieilli d’avance par le grand air, n’incitait guère à la conversation, mais cela n’entrava nullement la curiosité du galopin qui en arriva tout de suite aux ragots.

L’inconnu, qui n’avait d’oreilles que pour le crissement de ses semelles sur les routes et de regards que pour la nature, pensa éloigner le gêneur en se remettant dans son sommeil.

C’était ne pas connaître les bavards. Celui-ci redoubla de mots, si bien que l’autre, rouvrit les yeux et, pour s’en débarrasser, avança, avec son dur parler de Provençal d’en-haut, que tout bon curieux se devait d’être meilleur siffleur encore : «… de la sorte, pensa-t-il, qui est occupé à siffler n’a pas le temps de médire ».

Lui, n’était pas bavard mais n’avait pas son pareil pour imiter tous les gazouillements, gloussements, cris et sifflements de la volière céleste, au point qu’on le surnommait lou siblaire. Il se leva et se mit à tirelirer et à « turluter » vers les quatre horizons, comme alouette à la fête.

L’imitation avait une telle vérité de ton que le barjacaire sentit glisser un nœud de stupeur autour de son larynx et qu’il s’en trouva étreint de silence. Mais, lorsqu’il vit arriver, fascinées par les « tirelirements », des douzaines d’alouettes, pourtant méfiantes aux imitateurs et qui se posèrent sur les bras tendus de l’homme, il convint que l’art du sifflement lui manquait et il s’envia ce don.

À son tour, il voulut les intéresser à sa personne, mais ses appels restèrent vains.

Alors, comme pour mieux le mettre en appétit, le siblaire contrefit le chant du coucou : « Tou-Pu… Tou-Pu » – là, il faut préciser que l’ouïe des Provençaux n’entend pas « cou-cou » comme les « Franciots » du Nord, mais « Tou-Pu ». Et voilà que ces farouches solitaires qui ne s’éloignent jamais de leur gîte, vinrent faire cercle, perchés sur les buissons autour de lui, « touputant » à grandes becquées.

Cette fois, le bavard ne chercha pas à copier, mais supplia le siblaire de lui apprendre son secret. L’homme lui ayant demandé de quel oiseau il aimerait pénétrer l’intimité, il choisit les hirondelles sans aucune hésitation et avec une sorte de cupidité.

Après lui avoir enseigné la façon de lancer à la volée leur « cri-cri-Jésus-cri », le siblaire fit rapidement virevolter son index comme s’il était soudain ailé, le portant de ses propres lèvres à celles du barjacaire, tout en marmonnant des mots étranges.

* * *

Dès qu’il eut quitté le siblaire, le bavard alla s’essayer face à un pan de falaise où il savait des nids inaccessibles. Il fit à la façon de l’autre, et des hirondelles vinrent aussitôt se percher sur ses épaules, lui trissant à leur tour une manière de politesse, tout comme s’il était vraiment l’une d’entre elles. Il put même en saisir deux et les garder dans ses mains sans qu’elles cherchassent à fuir… Une fière aubaine, pensez ! Plus besoin de fronde ni de gluaux pour les attraper afin de leur ouvrir le ventre et de rechercher la peiro d’Aroundo, que, dit-on, certaines y cachent jalousement : cette fameuse pierre d’agate de diverses couleurs qu’achètent très cher les guérisseurs parce qu’elle guérit les maux d’yeux.

Ainsi, grâce au siblaire, allait-il pouvoir régner souverainement et s’enrichir du trésor des hirondelles. Et de trisser jusqu’à plus souffle, tout en éventrant avec son canif tant et plus de ces confiants oiseaux qui accouraient sans cesse. Il fit carnage et se couvrit autant de sang que de honte. Sans le siblaire, enfin alerté par l’ardeur sauvage des trissements fatals et qui courut l’empêcher de torturer ses victimes renouvelées, il eût, en quelques heures, vidé les parages de toutes leurs hirondelles.

Mais, en lisant la férocité qui brillait dans les yeux du barjacaire, l’homme comprit qu’il était pire en siffleur qu’en bavard. Mieux valait, pour sa conscience d’initiateur, mettre fin à cette mauvaise engeance, et porter une plume de remords, plutôt que de rester toute sa vie accablé sous un repentir de plomb.

Pour le désintéresser de la chasse à la pierre d’hirondelle, il lui proposa de l’initier à un appel plus efficace encore : celui qui attirait l’« Arc-en-ciel des roches », oiseau rare sécrétant une goutte du « diamant d’oubli », cette ultime panacée valant mille peiro d’Aroundo.

Après une dernière et lourde hésitation qui fouetta encore l’impatience du barjacaire, il lui montra enfin comment replier la langue en cornet, le bout entre les lèvres, pour « soufflesiffler » comme l’oiseau joaillier. Puis, avant de le quitter sur un regard impitoyable, il lui indiqua un proche éboulis de rocs cuisant au soleil.

* * *

Le bavard s’y précipita, « soufflesifflant » sans perdre de temps. Mais il eut beau s’appliquer, aucun oiseau arc-en-ciel ne vint à lui. Au bout d’un moment, il pensa qu’il était peut-être préférable de se cacher. Il s’allongea entre deux roches, sous un voile d’ombre, le dos sur des feuilles sèches, et resta là, à pousser l’appel jusqu’à ne plus pouvoir, tout en lorgnant vers le ciel, toujours vide. Mais la chaleur l’assoupit. C’est alors que des lanières de froid se coulèrent lentement par les jambes de son pantalon, les manches et l’échancrure de sa chemise, et se plaquèrent si fortement à sa peau qu’il fut réveillé en sursaut.

Avec horreur, il comprit soudain et ne put maîtriser un hurlement d’homme épouvanté qui désenvoûta aussitôt les vipères, leur révélant la méprise qui les avait attirées vers cette présumée femelle, venue s’offrir par le chant du frai de printemps.

* * *

Lorsqu’on retrouva Jan lou barjacaire on crut d’abord à une mauvaise chute. Puis on accabla l’insolation. Mais, en se penchant, on vit ses yeux ouverts, restés hagards et marqués par l’effroi.

La peau de son visage livide luisait d’une visqueuse suée de terreur et son corps, gonflé d’un œdème généralisé, poché de larges taches noirâtres, était parsemé de brefs glaires laissés par les vipères mâles en même temps que la mort.

Le Dormeur

Le père Glaude, jardinier au château de Coulondelles, avait les rondeurs et la douceur d’aspect d’un saint pour demoiselle en besoin de mari, un de ceux à qui on commande en toute confiance une vie d’amour conjugal sans nuage.

C’est reconnaître qu’avec la générosité peinte sur son large visage plein, et ses cinquante bedonnantes années, Glaude était la bonté même, offerte à qui en voulait. Et, avancer ce compliment n’est pas vouloir le flatter, car il accomplissait réellement des prodiges.

Le Glaude était une sorte de magicien campagnard, d’une classe à part, et point un de ces communs ramoneurs de mauvaise santé, guérisseurs à procédés faciles comme il s’en trouve un peu partout, dans chaque recoin de village : marmonneurs de secrets, dénoueurs de méchants coups, rebouteurs, serre-cul et autres toucheurs. Non, il possédait de naissance et par héritage – puisque longtemps avant lui un de ses ancêtres sur trois l’avait eu depuis belle lurette – un don qui ne se ramassait pas aux carrefours : il était doué du pouvoir de « dormir les maux ».

Ainsi, votre poitrine en sueur ayant pompé comme une éponge le froid coulis d’entre chien et loup, là-bas, dans le vallon de la rivière et un « chaud-froid » vous appuyait ses gros pouces dans les poumons au point de les sentir à chaque respirée. À ça, que faire ? Deux remèdes : ou se coucher sous triple toit de couvertures et boire un litre de vin chaud sucré afin de suer le mal, sans être sûr de guérir tout de suite, donc de perdre du temps au lit, ou ne point se coucher du tout, aller trouver le père Glaude penché sur ses fleurs et lui demander guérison comme un inestimable service.

Tortillant posément les poils de son étroite moustache déjà blanchette qui lui faisait un œillet sous les narines, il écoutait gravement le bruit de votre souffle, humait la suée de vos tempes et, enfin, palpait sous la chemise, là où la congestion triturait.

— T’as très mal ? s’enquérait-il alors, un rien circonspect.

Là, c’était le grand moment du mensonge : il fallait taire la souffrance, même si elle vous coulait des yeux, car le Glaude, en vieillissant, refusait de « dormir » les douleurs.

Autrefois, il avait dormi des coliques de plomb parce qu’alors ses boyaux étaient semblables aux tubulures de cuivre d’un alambic et capables de changer en eau le feu des coliques ; mais, avec le temps, à force de résister aux chocs des maux reçus, ses rouages d’homme s’étaient affaiblis : plus de barre de fer en guise d’os, de cuir aux articulations, ni d’alcool à la place du sang.

Aussi y allait-il maintenant d’un suspicieux : « T’as très, très mal ? » qui vous forçait à jouer l’hypocrite afin de le rassurer et de le décider.

— C’est pas que j’ai mal, mais ça m’gêne pour lever les bras.

Et le Glaude de marcher encore un coup, pas tout à fait dupe, mais avec l’espoir d’un mensonge pas trop gros. Puis, une « pneumonie » de plus ou de moins ne risquait nullement de lui détruire les poumons, vu que ceux-ci se rebellaient toujours comme deux ruches sauvages.

Il vous demandait trois louis qu’il fallait lui donner sans marchander. Cela faisait partie du traitement !

— Un miracle d’église se paie bien… Alors ! disait-il en guise de consolation.

Cependant, si, à l’église, on pouvait facilement tricher avec une apparence de générosité, en promettant or mais ne glissant que trois sous de bronze dans l’anonymat d’un tronc, ici, impossible de faire prendre à Glaude trois liards pour soixante francs : le tronc de sa main ne se laissait pas abuser.

Une fois l’argent donné, c’était déjà la guérison parce que vous reportiez le gros de vos tourments sur cette dépense faite de confiance… jusqu’à preuve du contraire.

Mais le père Glaude accomplissait à souhait son travail et ne tardait jamais. Il prévenait la mère Glaude d’avoir à le laisser seul au lit. Elle, contrariée, secouait d’abord les peaux de son cou de dindonne à faire des « Non, non et non ! » Alors, il lui rappelait ses verrues et, montrant le dos de ses doigts, qui en étaient pleins, il faisait vers elle le geste pas méchant de les lui redonner toutes.

La menace marchait à tout coup : la mère ne tenait pas à les reprendre et, reconnaissante, se souvenait de l’empressement du Glaude à les « lui dormir » lorsque, à cause d’elles, elle avait failli perdre sa place de cuisinière au château, Mme la Duchesse se sentant mal à l’aise rien qu’à voir du noir sous les ongles des gens ! Glaude les avait fait changer de domicile en un raide sommeil de trente-six heures d’une seule coulée.

La mère Glaude soupirait donc de résignation devant le temps à rester seule car son homme allait encore ronfler des jours. Qui sait ? des semaines comme lorsqu’il avait « dormi » jusqu’à complète guérison la fièvre maligne de la plus jeune des demoiselles de M. le Duc. Mais, après cette fois-là, le Glaude s’était juré de ne plus jamais inviter ce genre de mal à venir se goberger en lui, parce qu’il y avait laissé dix kilos de bonne graisse.

Si les misères qui tourmentaient les autres continuaient toujours à se greffer sur lui qui les épanouissait et les digérait avec son organisme conçu pour, il ne faisait plus de doute qu’avec le vieillissement, elles lui restaient de plus en plus. Ainsi des verrues de la mère et de ce rhumatisme dans l’épaule, pris à Gravier, l’entrepreneur, et toujours là à lui mordiller l’os, si bien que ce malreconnaissant le moquait en demandant parfois, avec ironie, des nouvelles de « sa » crispure. Et le Glaude de faire pâlir le taquin en faisant semblant de la lui redonner, incontinent.

Aussi était-il bien décidé à laisser à chacun ce qui appartenait à chacun, afin de prendre une convalescence méritée.

Hélas ! le destin lui fut contraire et sournois.

Voilà qu’un soir, un gars de Chicrolles, le village voisin, vint trouver mon Glaude au café où, bien réveillé, il se donnait à une alerte partie de domino. L’arrivant réussit à le tirer dehors et lui raconta son mal avec tant de désordre dans les mots que Glaude dut l’obliger à recommencer plusieurs fois ses explications. Enfin, il crut comprendre que son serviteur avait un certain dérangement dans l’esprit.

« Dormir » les tours de reins ou les aigreurs d’estomac, oui ; la folie, jamais – pas plus qu’il n’aurait accepté de « dormir » une agonie définitive : dites voir un peu, comment s’en débarrasser ensuite ?

Et puis, l’inconnu, un maigriot agité, tout en yeux fiévreux, avait une sale tête, mal aimable et gênante à regarder. Ces drôles d’airs craintifs qu’il prenait ajoutaient au malaise de sa personne et forcèrent le Glaude à renifler comme après une fouine sortant d’un poulailler.

Mais, enfin rendu confiant par le calme que l’autre réussit à remettre dans ses propos, il comprit que ce dernier avait simplement peur qu’on cherche à expliquer certaines de ses absences loin de chez lui. Et Glaude jugea qu’il n’était pas fou mais seulement affolé. Sans doute avait-il les nerfs embrouillés par une femme à reproches et des enfants à soucis.

Se sachant un solide équilibre de ce côté-là, et voyant l’autre retourné jusqu’au fond des yeux, Glaude, compatissant, fit entente avec lui. Toute cette instabilité, banale et courante, allait être soigneusement « dormie » pendant quelques jours : après, elle ne serait plus qu’un mauvais souvenir.

Et, si l’inconnu partit sans lui livrer une seule syllabe de son nom, par contre il se montra généreux puisqu’il mit une grappe de louis plein le creux de la main du dormeur. Tellement, que ce dernier dut lui en rendre afin de garder juste les trois nécessaires, l’en-plus ne servant à rien pour cette guérison qui, d’ailleurs, n’en valait pas tant.

Et mon Glaude dormit pour prendre le tourment de cet étranger.

Mais, cette fois-là, il fut « manœuvré » dans son sommeil comme jamais encore. D’habitude, qu’il fît « ronflette » sur un rhumatisme et il sentait que ses articulations lui tiraient ; sur une fièvre à quarante et il grelottait de chaud ; sur une pneumonie et l’incendie lui couvait dans les bronches. Là, il ne ressentit aucune douleur mais pire : des envies à faire rougir Satan lui-même. Il rêva toute la mauvaiseté de l’autre…

… Il guettait les fillettes sortant de l’école et se sentait envahi de démangeaisons dans le bas-ventre comme de l’envie d’une femelle… Il suivait la plus mignonne en se cachant d’elle avec toutes les ruses du désir et lui courait dessus au moment où elle longeait un bois épais, l’y entraînant de force en la tirant par son corsage qui se déchirait, lui montrant un dos qui le faisait presque chavirer de plaisir, comme ça, rien qu’avec son tout blanc de peau, dénudée jusqu’aux reins… Il cherchait à l’embrasser… la fillette se débattait, criait et se roulait dans les fougères, où sa jupe, se relevant, montrait ses cuisses jusqu’en haut… Au lieu d’avoir peur d’être surpris et de fuir, il sentait son envie prendre exigence et il arrachait la culotte de la petite, se jetant ensuite sur ce corps agile, mais qui ne pouvait rien contre sa force désireuse… Il l’écrasait de son poids… Elle le griffait sans parvenir à lui faire mal, et, même, cela ajoutait à son plaisir… Puis, elle hurlait de plus belle… si fort, cette fois, que, pour l’obliger au silence, il la saisissait à la gorge et lui tordait le cou comme à un vulgaire poulet… Ce qui n’apaisait pas son violent besoin…

Il rêvait ça, sans répit, allait jusqu’au bout du viol et recommençait avec une autre et d’autres encore, soubresautant dans son lit, si désireux, si geignant, qu’à force, la mère Glaude, inquiète des grossièretés qu’il criait, prit sur elle d’entrer dans la chambre et de le réveiller en pleine crise.

Si la femme ne s’était pas reculée à temps, il l’aurait attrapée et ramenée avec lui dans le lit.

Revenu à la réalité, le Glaude comprit qu’il avait accepté un marché d’enfer et fut assez sage pour décider de le briser, malgré le plaisir animal qu’il venait de goûter.

Une fois déjà entraîné dans une maladie de haine qu’il croyait d’une autre sorte, ce fut tout juste si, somnambulant, il n’avait pas chargé son fusil pour aller lui-même tirer sur M. le Maire, qui en réalité était visé par son malade. Sans le froid qui le saisit en chemise de nuit dans la cour et qui le réveilla, il devenait criminel !

Heureusement, il put rompre la convention en rapportant sans tarder les trois louis du marché. Le haineux en question ne se trouvait pas chez lui, mais le Glaude les laissa bien en vue, couchés sur un papier blanc, au milieu de la table de cuisine. En rentrant, l’autre, étonné comme si le plafond venait de les pondre, les pinça du bout des doigts : ce fut suffisant pour qu’il reprît aussitôt sa méchanceté.

Là, avec ce drôle de bonhomme à vices, il fallait agir pareillement et sans perdre de temps.

* * *

Les jambes encore béquillées par le sommeil, les sens un rien barbouillés, le Glaude se rendit à Chicrolles afin de retrouver ce malsain et de dépactiser.

Il le chercha sans rien oser demander à personne, lorgnant dans toutes les boutiques avec un toupet qui l’étonna lui-même, car il ne se risquait jamais à déranger le monde et à regarder sous le nez des gens. Toutes les rues et ruelles le virent passer deux, trois fois ; les champs aussi : l’homme n’était pas facile à rencontrer.

Et, chaque fois qu’il longeait l’école communale – y revenant même tout exprès –, Glaude ralentissait le pas, s’arrêtait et écoutait. Il aurait aimé entendre les écolières chanter, lui qui, pourtant, était toujours agacé par celles de Coulondelles.

Mais un studieux silence l’inquiétait, lui faisant craindre qu’elles ne soient déjà parties… Jusqu’au moment où le maître lâcha enfin son troupeau pour la récréation.

Et il les vit, fraîches et gaies !

Elles criaient et se coursaient entre elles ; taquinaient les garçons, ou parlaient sagement par couples. Ce fut une telle bouffée de désir pour le Glaude qu’il chancela de plaisir et dut s’agripper des deux mains à la grille, avec l’air d’un qui pèse d’une barriquée de piquette dans la vessie.

Puis, tant il se savait coupable et prenait crainte qu’une des gamines ne le reconnaisse, il alla vite se cacher derrière un des tilleuls de la place d’où il continua à guetter celle qui lui plairait le mieux… et il reconnut qu’on avait mauvaise langue de prétendre qu’à Chicrolles les gens étaient de maigre santé. Là, les filles pétaient de vie et devaient être sacrément chaudes. Mais qu’importaient celles-ci puisqu’à Coulondelles il en aurait d’autres, autant qu’il voudrait maintenant que ces choses étaient faciles pour lui. Et le père Glaude de se sentir un violent appétit des sens.

Grâce à Dieu, il se retrouva face à face avec sa conscience et fut saisi par une telle honte de penser ça, que, brûlé à vif par ces malsainités qui ne venaient pas de lui, mais qui prenaient le pas sur lui, il n’alla plus par quatre chemins et entra à la mairie se renseigner auprès de l’employé du secrétariat.

Celui-ci, d’abord aimable, se posa sur le visage une bien vilaine grimace lorsque Glaude lui décrivit l’inconnu.

— Ce ne serait pas le Léon que vous cherchez, des fois ? dit-il enfin, d’une voix de dégoûté.

— J’vous le répète, recommença le Glaude, j’sais rien de son nom, sans ça j’serais pas là à vous demander après lui… Tout ce que j’peux vous aider, c’est qu’il a un gilet de velours crème avec des taches dessus.

L’employé n’eut plus de doutes, mais il regarda le Glaude avec suspicion.

— C’est bien le Léon ! Et qu’est-ce que vous lui voulez ?

— Lui rendre des sous qu’il m’a prêtés.

— Dans ce cas, rétorqua l’autre en voulant ébaucher un sourire qui ne fit point, vous voilà riche d’autant…

— Ah donc ! et pourquoi ? demanda le Glaude, pas du tout à l’aise devant ce méfiant.

— Parce que, trancha l’homme en se saisissant la gorge avec ses deux mains… parce que ce salopard s’est pendu hier après avoir violenté la Lucette Richard, et que c’est sans doute lui qui a étranglé la gamine des Landiers, le mois passé… Sûr qu’il en aurait sali d’autres si le remords ne lui avait pas mis la corde au cou…

Alors, comprenant que le besoin de ce misérable était à jamais croché dans son ventre, et, tout à la fois, qu’il n’avait plus de rival dans cette course au vice, le père Glaude, au regard soudain chaud de perversité, se laissa tomber sur une chaise, et devant l’employé sidéré, se mit à sangloter-rire de sa nouvelle puissance.

Celui qui s’y frotta

(Divertissement sur une métamorphose)

Ce gros chat noir, hirsute comme une barbe de vagabond, qui grognemitait sous la table, Croxanvic l’avait tout bonnement trouvé, miaulant à fendre l’âme au carrefour de la Croix Neuve, à l’aube d’une nuit à grosse lune.

Il aurait dû s’en méfier, sachant que, là, on était constamment obligé de renouveler la présence du Christ par des croix qu’on replantait les unes après les autres et que d’invisibles vandales s’acharnaient à détruire, fussent-elles en pierre ou en fonte. Mais, pour savoir la vérité, mieux valait chercher les coupables du côté de Satan plutôt que parmi la jeunesse du pays, assez respectueuse des choses de la religion.

Ce chat perdu, l’homme ne l’avait pas recueilli par bonté de cœur, non, mais parce qu’enfin à domicile, il allait pouvoir dominer un être vivant.

Croxanvic tâtait de dix métiers sans parvenir à vivre d’aucun, et pourtant il se montrait orgueilleux comme s’il était maître en chacun d’eux. Il traînait un équivoque laisser-aller de guenilleux, doublé d’un troublant regard de fouine insatisfaite, et la mobilité de ses yeux, sautant d’un coin à l’autre, lui valait la sourde réputation de mâcheur de mauditions.

Ce blason lui convenant, il laissait dire et, même, faisait en sorte qu’on dise encore plus. Aussi, ce chat lui fut-il double aubaine. Maintenant on pouvait dire et médire comme jamais, d’autant que, l’appelant Belzébuth, il frappait à tout bout de champ sur les trois syllabes et en cloutait les oreilles de ses voisins, à les meurtrir du diable.

Le chat, lui, semblait trouver à son goût la demeure de Croxanvic où le lit, la table et la cheminée se tenaient à l’étroit, misère en vrac. Sans doute parce que tout y était aussi noir et fripé que son pelage et, à y regarder de près, que son âme.

Il suivait chaque geste de son nouveau maître qui, se croyant le plus fort, ne se gênait pas pour lui égrener de rudes coups de pied lorsqu’il allongeait les jambes sous la table, aux heures de soupe, quatre fois par jour. Soupe aigre faite de pain, de lait et de navets macérés, qu’il croyait rajeunir en y rajoutant sans cesse du frais.

Il mangeait jusqu’à ne laisser qu’une ou deux cuillerées de cette rancœur qu’il jetait ensuite à même le sol, pour Belzébuth. Au chat de reconnaître la soupe de la terre. Là-dessus, pour le faire digérer, il lui administrait un dessert de coups de trique qui, chaque fois, lui mettait du sang au museau.

Alors fulgurait dans les pupilles soufre, une brève et indicible haine féline qui laissait Croxanvic tout amusé de voir son matou continuer à lisser à belle langue rouge le souvenir de son repas.

Ce chat humilié aurait pu fuir un tel tortionnaire, mais restait voulument à portée de douleurs et se prêtait à cette vie. À vrai dire, l’un l’autre s’épiant, ils cherchaient à se mesurer dans une lutte où l’homme se croyait seigneur de droit, fort de la longueur de ses jambes, alors que l’animal était puissant d’une inquiétante passivité.

Et, l’un ronronnemitant, l’autre grongnant, chacun voulant deviner ce que l’autre pensait, ou ce qu’il allait faire, ils en étaient arrivés à ne plus vivre que l’un pour l’autre. Mieux, se confondant, l’un commençait déjà à grognemiter et l’autre à ronronnegrogner.

* * *

Et voilà qu’un beau jour Croxanvic huma une fugace et acide senteur. Oh… à peine, juste un dé à coudre d’une odeur inconnue mais terriblement appétissante.

Il renifla d’où elle venait et vit. Alors une force le poussa vers ce recoin où il retomba à genoux… manquant de justesse une alerte souris qui se coula et disparut dans le bas du mur, troué à cet endroit. De dépit, Croxanvic se mit à gratter autour de l’orifice et le fit si ardemment qu’il s’écailla les bouts d’ongle qui lui restaient. Là-dessus, dépité, il s’allongea commodément à plat ventre et attendit le retour de l’animal, car il avait bigrement envie de le… goûter.

Sous la table, Belzébuth ne perdait aucun des gestes de l’homme et, au lieu de prendre ombrage, comme tout autre chat l’eût fait devant pareil comportement, il grognemitait avec allégresse.

* * *

Peu de temps après, Croxanvic fut réveillé dans son lit par un appel muet et irrésistible qui venait du dehors.

Tout d’abord il se crut rendu à la petite aurore, à ce moment où les choses passent du noir au gris avant de retrouver leur vraie couleur. Mais, à la mollesse du silence, il reconnut que ce n’était encore que la mi-nuit.

Pourtant, il avait la nette impression que le jour touillait déjà le nocturne. En réalité l’homme avait l’aube dans l’œil ; maintenant il voyait clair dans les ténèbres !

Il se leva, traversa la pièce sans rien renverser, contrairement à son habitude de tâtonneur maladroit, et ouvrit la porte sur le dehors.

La nuit ruisselait de tant de lune qu’elle était comme un océan de lait où on pouvait patauger sans risque de s’y noyer. Entraîné dans les doux remous de cette sève blanche, Croxanvic se prit à sautiller pieds nus, en liquette et avec tant d’ivresse que, s’accompagnant bientôt d’un grognemitement euphorique, il déclencha un proche et subit ronronnegrognement d’extase.

C’est alors qu’il aperçut Belzébuth qui, dressé sur ses pattes de derrière, faisait aussi le beau à la lune tout en cherchant à la défigurer par de sournois jets de griffes.

* * *

Croxanvic, à présent victime d’un mimétisme total, se précipitait avant Belzébuth pour attraper souris ou rats ; faisait le gros dos à la vue du moindre chien ; lapait, à la va-vite, à même le sol, le plus de soupe possible avec sa grosse langue sale et verruqueuse à croire un crapaud goulu ; ou encore sentait les odeurs les plus subtiles et les suivait loin dans les bois, où le diable voulait… Et ce qui devait arriver arriva : Croxanvic jalousa Belzébuth à mort.

* * *

Sa force et son astuce d’homme lui furent des plus utiles. Du moins, il le crut. Il vola et roula jusque devant chez lui un de ces lourds chaudrons de fonte qui servent à cuire la mangeaille des cochons.

Là, il le tint gueule retournée vers le sol, entrelevé avec un court bâton, et étendit dessus une belle crêpe de soupe qu’il laissa sournoisement à Belzébuth, qui s’y précipita.

Le chat dedans, il fit tomber le bâton d’un vif coup de pied, mettant ainsi son rival sous cloche. Ensuite, il ramena de la terre partout autour pour empêcher l’air d’y pénétrer.

Cela fait, victorieux, il gambada dans le pré d’à côté et battit longtemps des jambes, au point de s’épuiser, éprouvant peu à peu l’atroce sensation qu’il y avait de moins en moins d’air dans les poumons du grand ciel.

* * *

On le retrouva encore tiède, à plat dos sur l’herbe, les yeux chavirés par l’angoisse des étouffés, la chemise arrachée, les ongles entrés dans la peau de la poitrine et sa grosse langue bleuie, toute sortie.

Quant au chaudron volé, son propriétaire vint le reprendre sans se risquer à maudire le nouveau mort en droit de respect, mais il se demanda longtemps pour quoi faire on le lui avait emporté et fermé avec de la terre, comme ça, puisqu’il n’y avait rien dessous !

Le marchand de rats

La première fois qu’on le vit au pays, ce fut en novembre, pendant cet avant-hiver qui fouetta à mal quasi tout le monde, aussi bien ceux qui boudaient les lainages que les autres, déjà emmitoufflés.

Le froid, denté de glace et langué d’un vent coulis, n’épargna ni gens, ni choses. Rien que chez les Amailloux, il mordit les reins du grand-père, gonfla le vin – qui, à son tour, éclata les barriques –, écrasa les poumons de la mère, fendit sur pied la sapinière et manqua de cailler le sang de la fille.

Ce frisson du Nord répandit une épidémie blanche qui alla jusqu’à faire tousser la plus résistante santé du village, celle de Coud-de-Fer, cette forteresse d’homme, notre charron trempé au feu, bras en battants de cloche et jambes en essieux de tombereau.

C’est par là-dessus que l’inconnu arriva d’on ne sait où et s’imposa partout au point que, ne voyant plus que lui, on ne parla plus que de lui. Et il y avait raison à ça !

D’abord son allure d’homme âgé, fagot d’os dans un habit crevé de déchirures tel un Traverse-les-ronces ; doigts refermés comme les lames d’un canif après usage ; crâne à blanc ; lèvres aspirées dedans, pincées entre les gencives vides, et peau ravagée par les labours successifs de vilaines maladies qui lui avaient laissé tant et plus de cicatrices, et de pustules superposées… Bref, une vraie « fleur de cimetière », comme on appelle chez nous ces vieux frôleurs de tombes, rescapés de dix morts avortées.

Mais, l’allure mise à part, il était bel et bien vivant, de marche encore aisée, et savait lorgner les gens malgré l’usure de ses yeux : vous voyez la « délavure » que prend le bleu d’un vêtement à force d’être frotté à la lessive % Oui ! Eh bien, ils avaient cette pâleur avec encore un reste du beau d’avant : des yeux qui, d’en avoir trop vu, semblaient ne plus désirer suivre que le spectacle de dedans.

On oubliait vite son aspect d’homme pas habituel au profit de ce qu’il brandissait d’une main : cette perche de bouleau avec, encore, sa chemise d’écorce, usée seulement à l’endroit de la prise. Un bois raide, grand d’au moins trois mètres et couronné en haut par un cercle de tonnelet, tenu ballant avec quatre courtes ficelles, ni plus ni moins qu’un mât de cocagne en plus petit. Et là, point de friandises sucrées, ni de bouteilles de vin doux ; non, un fameux gibet à rats, rats pendus par le cou, se balançant crevés, les uns frais, les autres commençant à pourrir, et quelques-uns dans un état de putréfaction à chasser les porcs et à vous ronger les narines.

On l’appela tout de suite « Decatsisou ». N’allez pas chercher trop loin ce que ça signifie. C’est tout simplement le raccourci de : « Deux, quatre et six sous », prononcé à la mange-syllabes comme on parle dans notre région.

Il était flanqué d’un chien jaune, haut sur pattes, partout pointu d’os et court de poils à le croire nu. Un de ces étranges chiens d’Orient comme on en voit chez les saltimbanques et qui, dressés à fouet-je-te-fouette pour apprendre quelques tours de cirque, décident un beau jour de fuir les applaudissements, mais restent toute leur vie croupe inquiète. Et celui-là, malgré les attentions de son maître qui le touchait à chaque instant d’une brève caresse, automatique mais douce, se coulait craintif à ras le sol au point d’avoir le ventre boueux. Mais ça ne l’empêchait pas de guigner en seigneur ratier vers les caves et les greniers avec de vifs regards pourpres.

Ce « Decatsisou » alla frapper partout où commerce se pouvait pour lui, c’est-à-dire chez les catarrheux, fiévreux, tousseurs, ou gelés en quelque endroit. Et, là, il fallait l’entendre répéter sans lassitude, d’une voix monocorde qui lui débordait autant par le nez que par les lèvres :

— Deux sous c’rat-là, si vous avez un p’tit mal… Mettez-le donc dans vot’ poche… L’tour sera joué…

Et il montrait un des rats frais.

— Quat’ sous c’rat-là, si vous avez moyen mal… Mettez-le donc sous vot’ lit… L’tour sera joué…

Et il montrait un des rats qui commençaient à pourrir.

— Six sous c’rat-là, si vous avez grand mal… Mettez-le donc dans vot’table de nuit… L’tour sera joué…

Et, bien sûr, il montrait un des rats putréfiés.

Ensuite, pour prouver que son remède était fameux, il donnait un coup de poing sur sa poitrine de couche-dehors, faisant écouter que, grâce aux rats magiques qui le préservaient, ça sonnait toujours sain là-dedans.

Alors, lui préférant la bonne odeur d’eau de Cologne du médecin et celle des médicaments proprement en boîte, ou celle de l’encens du Bon Dieu qui voile les Saints guérisseurs de l’église, on ne se gênait pas pour lui claquer la porte au nez ; ou bien on l’écoutait, poliment convaincu, lui prenant ensuite, avec le bout d’une pince à tison, pour deux ou quatre ou six sous de rat que l’on mettait un peu à contrecœur là où il disait.

Mais ces derniers furent peu nombreux et la majorité se moqua, refusant d’acheter le moindre rat enchanté bien que celui-ci eût pu trouver place dans leur poche ou sous leur lit ou dans leur table de nuit, vu que les gens étaient tous plus ou moins petits, moyens ou grands malades. J’ajouterai que plus d’un le menaça des chiens qui, d’ailleurs, reniflaient de loin après les rats crevés et grognaient en bande serrée, montrant les crocs sans oser avancer, mais lui faisant cortège.

Quant aux gosses, ils composèrent tout de suite un refrain, peut-être pas méchant, mais qui ne dut pas plaire à l’homme aux rats, bien qu’il feignît de se montrer indifférent.

T’aurais pas vu Decatsisou ?

Celui qui attrape les souris et les rats

T’aurais pas vu ce Volesous ?

Celui qui attrape les nigauds et les bêtas.

Et d’en gaver sans répit tous les échos du village.

Des amusements de gamin bien sûr, mais, moi, à leur place, vu les connaissances et l’âge de l’homme aux rats, je me serais montré un peu plus respectueux.

Pour ma part, faute à ma ceinture de flanelle que je n’avais pas mise un matin, le froid s’était glissé en coliques dans mon ventre. Mais, bien que je garde toujours un flacon d’eau de Lourdes dans l’armoire et que je connaisse la prière à saint Haudrin, lorsque le Guérit-tout est venu à la maison, je l’ai bien accueilli, lui demandant même conseil : à ma place lequel des rats il achèterait ?

— Un à quat’sous, mon gars… l’ventre c’est moyen mal.

Je lui ai donc acheté un rat à quatre sous ainsi que deux autres à deux sous pour ma femme et mon fils qui toussaient un peu. À vrai dire, je voulais avant tout faire plaisir à ce vieux et à son chien qui tout en me suivant attentivement du regard, me haletait à langue pendante une façon de sourire.

Après son départ, chaque acheteur de rat se trouva rapidement guéri, alors que presque tous ceux qui l’avaient repoussé traînèrent longtemps leur petit, moyen ou grand mal respectif. Coïncidence ou magie ? Allez voir ! Toujours est-il que beaucoup de ces derniers crurent avoir été maudits.

Aussi lorsqu’en février il repassa par chez nous, encore en plein froid, son chien vissé à ses talons, fut-il mal accueilli, lui et ses rats par ceux qui se prétendaient ses « victimes ». On vit cette fois combien les gens étaient méchants et désiraient le rester. Ils auraient pu faire profit de l’expérience passée en se décidant enfin à acheter un des rats guérisseurs pour se remettre d’aplomb, comme ceux qui avaient agi de confiance. Mais, non, et certains même décidèrent de se venger sur… le chien du vieux, parce que la Justice ne punit pas pour ça, et qu’il n’est jamais bon de s’en prendre directement à ce ce genre d’homme.

On n’a jamais su qui lui jeta cet os farci d’une viande hachée, mêlée de poison violent. Il le happa avec un grognement de liesse, l’emportant dans une course folle, hors du village pour se cacher et croquer l’aubaine à lui tout seul, malgré les appels de son maître.

Jusqu’à sa mort, qui demanda une bonne heure et le fit hurler à vous écorcher le cœur, çà et là, partout où il croyait fuir sa douleur, tombant, se roulant et repartant avec elle qui lui fondait aux tripes, aucun de ses assassins ne se donna la peine d’aller l’achever d’une volée de chevrotines. Sans doute la crainte de se trahir ou, tout simplement, l’indifférence qui suit les mauvais coups réussis.

Quant au guérisseur de froidures, il avait d’abord appelé son chien, jusqu’à plus souffle, mais, en entendant ses plaintes, comprenant tout, il s’était débarrassé de son manche à rats et, croyant encore en ses jambes, avait couru à son secours, comme s’il le pouvait ! Seulement, faute de muscles, il n’alla pas loin et se retrouva à genoux dans la rue. Alors d’aucuns, tout proches de lui, l’entendirent gargouiller par la gorge et le nez les difficiles pleurs d’impuissance des veillards.

Pour ma part, quand j’ai appris la suite, je me suis maudit pour ne pas l’avoir su à temps. Je le lui aurais creusé pour rien ce trou qu’il désirait, et, surtout, je lui aurais laissé ses rats. Mais on ne peut pas se partager en deux ; ce jour-là, une vente m’avait retenu à la ville et, lorsque je suis revenu le lendemain, il était déjà trop tard pour tout.

C’est que le vieux ratier dénicha enfin son compagnon sous le taillis où il s’était enfoncé pour crever, pupilles dilatées, échine hérissée par la torture et mâchoires vertes d’une coulée de bave empoisonnée, crocs tendus menaçants vers la mort.

Le vieux ne voulut pas le laisser là, offert aux bêtes de la nuit, à plume ou à poil, qui sont goulues et rapaces de leurs frères malchanceux. Il fallait l’enterrer. Mais, ne pouvant creuser une tombe sans pioche ni muscles, il alla demander aux plus proches qu’on lui fasse un trou dans un bout de terre communal afin de ne gêner personne.

Ceux à qui il quémanda, en premier, l’envoyèrent au cantonnier-fossoyeur qui raclait encore ses poumons par la soi-disant faute aux rats. On le voit, c’était mal tomber. Celui-ci voulut bien creuser au bord du chemin des bois, malgré la dureté de la terre ; seulement, en échange, il exigea d’être payé en rats : pas un, mais tous.

Là, le vieux eut un regain de force. Il ne voulait pas se séparer de ses rats qui étaient aussi sa santé à lui.

— Tiens, dit-il, j’vais t’donner autant d’argent que j’ai d’rats pendus…

— Non, répliqua le Perce-cimetière, c’est toutes tes crevures qu’je veux ou j’troue pas…

— J’t’en donne le double que ça vaut…

— Non, c’est tes rats qu’je veux…

Le vieux parut plus accablé qu’avant, mais pas pour longtemps. Il aimait mieux son chien que ses rats et le préférait, même mort, à sa propre vie.

Lorsque le fossoyeur les eut tous sur une large pelle, il s’empressa d’aller les jeter dans le feu pour s’exorciser autant de son dégoût que de la maligne action de l’homme.

Son chien enfin enterré et gardé des autres bêtes, le vieux eut un merci pour le fossoyeur qui le laissa là, en plein front de bise. Alors il se coucha sur la terre bossue de mottes et se mit à parler tout seul.

Personne ne pensa à lui prêter un coin de grange pour la nuit et le froid n’en fit qu’une croquette.

Lorsque, tout de même, on se décida à aller voir ce qu’il était devenu, on ne trouva qu’une boule d’homme replié, raide à se casser en morceaux.

Mais, de toute façon, son cercle de vie s’était rompu avant qu’il ne meure puisqu’il n’avait plus ni rats pour le sauver du froid, ni chien pour en attraper d’autres.

Les deux plumes

La conversation, paresseuse dans ce mess d’officiers, après avoir longtemps traîné, s’anima et acheva trop vite la soirée.

Le commandant parla de ce sens inné et primitif que possèdent les paysans, favorisés de perceptions intuitives qui les avertissent de tous les événements graves. Et, comme toujours avec ce genre d’histoire, chacun témoigna de cas étranges.

— Mais, trancha à son tour un capitaine au scepticisme bourru, vous nous parlez là de gens frustes et superstitieux qui, le plus souvent, sur de simples coïncidences, s’abandonnent à l’accablement de l’Intersigne, retrouvant et gonflant a posteriori dix raisons possibles d’avoir pressenti le drame !… Croyez-moi, s’il leur fallait vous donner une preuve formelle et vérifiable, ils seraient bien embarrassés…

— Peut-être, peut-être… sembla approuver le commandant, mais je puis vous affirmer que dans le même genre de prescience, certains emploient des procédés empiriques qui relèvent de la plus évidente magie et provoquent des prodiges que l’on croit réservés aux seuls contes de fées, mais qui sont ici facilement contrôlables. Si vous le voulez bien, je vais vous raconter ce que j’ai constaté par moi-même, en 1917, dans une ferme du Perche. Et, tout d’abord, comment je fus lié à cette affaire…

«… J’étais alors lieutenant et faisais corps avec mon détachement, vautré dans la même boue que mes hommes, partageant avec eux, à part égale, peines et parasites. Nous « tenions » devant le bois de la Gruerie, en Argonne, face à d’intenses harcèlements que nous rendions sans pitié, mais les payant très cher, à la grande joie de la Mort, seule gagnante.

» Mes deux caporaux, jeunes terriens, agissaient comme avec un troupeau à guider et me secondaient mieux que mes propres bras en obtenant une harmonieuse discipline qui était déjà une victoire. De plus, nous étions pays, tous trois. Percherons comme larrons.

» Ils étaient frères, sans se ressembler de physique ni de caractère. L’un, Armand, maigre et voûté à vingt-cinq ans comme un vieux fureteur de terriers, silencieux et toujours à flairer, savait autant ruser avec l’humeur des nôtres qu’avec celle des Allemands qu’il jugeait selon des comportements qui, je dois l’avouer, m’échappaient. La guerre semblait lui convenir et il s’en accommodait comme d’une expérience profitable, sorte d’interminable partie de braconnage.

» L’autre, Julien, rond et jovial à qui une soutane eût fait obtenir la première cure disponible, rassurait et le savait, ne s’économisant pas en conseils, consolations ou encouragements ; patient à écouter les confessions de tous et leur donnant l’absolution d’un claironnant « ça va s’arranger, ton histoire ! » complété d’une solide bénédiction en forme de tape dans le dos. Mais la guerre ne convenait pas à celui-là et je savais par ses confidences que, plus elle allait, moins il se sentait tranquille dans cette peau de tueur souriant.

« Tout ça finira mal pour moi, mon lieutenant », maugréait-il, sans se donner la peine de s’offrir un coup de son propre « ça va s’arranger, ton histoire ». Et il ajoutait, perplexe et mystérieux : «… Tenez, mon lieutenant, si seulement je pouvais jeter un œil chaque matin chez nous, dans l’armoire aux linges, ça m’aiderait et me mettrait dans le bon vent pour toute la journée…»

» Et il sortait l’énorme portefeuille qui lui faisait un sein sous la vareuse. Portefeuille boudiné à croire celui d’un maquignon après la vente d’une paire de bœufs, mais riche seulement de lettres laissées avec leur enveloppe comme des noix dans leur coquille afin qu’elles y conservent leur saveur ; et, aussi, d’une large photo de toute la famille collée sur son carton frappé du nom d’un photographe de Mortagne et pliée en deux avec une terrible cassure au dos.

» Il en extirpait alors une enveloppe de papier bulle, close et plus froissée que les autres, et me montrait en transparence son contenu, un léger renflement sombre : «… Mon lien avec chez nous, mon lieutenant. » Et il la humait sans joie.

» Chaque fois intrigué, je le questionnais, voulant en savoir davantage sur cette enveloppe si secrètement gardée dont je crois avoir été le seul à connaître l’existence. À part, bien sûr, son frère Armand qui, d’ailleurs, possédait aussi la sienne et dont la plus vive plaisanterie consistait à faire croire à Julien atterré, qu’il l’avait perdue.

» Un matin, au début d’une attaque d’aube, la veille de redescendre au repos, d’où, pour ma part et selon ma chance de survie, je devais partir en permission, mon bon Julien fut en un clin d’œil foudroyé et dépieuté, par un schrapnel qui l’enfonça, écorché vif, en pleine boue. Une mort horrible, là, au milieu de nous qui fûmes aussitôt recouverts et sauvés d’autres éclats grâce à cette terre sanglante.

» Quelques jours après j’étais à Alençon, et, bien que décidé à ne pas me rendre chez les « Vieux » de Julien avant que la maréchaussée n’eût accompli la dure corvée de leur apprendre la triste nouvelle, je ne sais comment je me trouvai frappant à la porte de leur ferme.

» C’est la mère, maigre et osseuse, dont Armand était la réplique exacte, qui vint m’ouvrir. À son abattement extrême, je compris qu’elle savait déjà. Je fus soulagé, mais surpris de cette exceptionnelle rapidité d’information ; habituellement le chemin administratif était bien plus long.

» Je me fis connaître et, gardant sa main dans ma mienne, je lui dis la fin héroïque de son fils, évitant de lui décrire cette boucherie.

« Alors, son merle a donc dit vrai ? » murmura-t-elle en chancelant. Et, comme une louve blessée, elle courut partout dans la ferme hurler la mort de Julien que j’étais, je le compris soudain, le premier à lui apprendre.

» Ce ne fut qu’après la réunion de toute la famille, appelée des champs et venue dans la salle, mère et filles à gémir ou à se griffer les joues ; hommes, père et domestiques, à serrer les poings et à chasser de pesantes larmes, que l’on me redécouvrit dans le coin où je me tenais effacé. Je n’étais pas tant bouleversé par cette seule douleur collective, mais par toutes celles, innombrables, naissant à chaque instant des milliers de morts renouvelées qui, au front, nous troublaient juste le temps de leur spectacle et auxquelles je pensai.

» Le père écarta son monde et, se dirigeant vers un escalier raide, me fit signe de le suivre. Nous montâmes seuls à une chambre où deux lits propres et habillés sentaient suffisamment la poussière et la tristesse pour me donner à comprendre que c’était la chambre des fils soldats.

» Je vis la grande armoire aux linges, si souvent évoquée par Julien. Massive et plaquée au mur, elle paraissait supporter toute la bâtisse. Les battants étaient maintenus grands-ouverts par un banc mis contre. Le père tendit sa main tremblante vers deux des étagères débarrassées de tous les linges et grillagées d’un treillis de fil de fer. À l’intérieur de l’une de ces cages inattendues, se trouvait un merle qui, à notre arrivée, s’anima de vifs sauts et se heurta violemment aux parois. Dans l’autre geôle, gisait la dépouille d’un second merle, crevé, ailes déployées et griffes ramenées comme dans une violente lutte. Un caillot lui tenait le bec ouvert. Les alvéoles du grillage étaient parsemées de ses plumes sanglantes.

« C’était le merle à Julien, me dit le père, d’une voix sourde… on le gardait ici pour qu’il nous montre la santé du gars qui portait sur lui une de ses plumes… Chez nous c’est par là qu’on sait comment vont ceux qui sont au loin à courir des risques… Depuis quelque temps il restait dans un coin à grelotter, mais le mardi soir de la semaine dernière, il s’est mis à tourner en rond comme fou et à se jeter sur le grillage… Il a dû le faire toute la nuit… Le lendemain matin on l’a trouvé comme vous le voyez là… On n’a pas voulu croire et jusqu’à maintenant on avait l’espoir… Dites, mon lieutenant, notre petit ne s’est pas débattu dans les douleurs toute la nuit, comme son merle ?…»

» J’eus un geste pour le rassurer. Alors, me montrant l’autre captif, il retrouva une voix plus ferme.

«… Celui-là, il est à Armand. Regardez comme il est vif et sain. On le verrait sauter de branche en branche. Il est ferme, pas besoin de regarder de près. On ne se fait pas de mauvais sang pour lui. Il doit trotter et siffler l’Armand… Pas vrai, mon lieutenant ? »

» À ce moment, la mère monta nous rejoindre, mais le père, ne voulant sans doute pas qu’elle s’attriste davantage, l’obligea à descendre. Me trouvant seul, j’eus un geste que je ne pus réprimer et qui, sans doute, voulait me rassurer. J’ouvris la porte aménagée dans le treillis et réussis à saisir l’oiseau d’Armand pour me réconforter avec la forte vitalité de mon compagnon. Mais, en serrant ce merle lié à son existence, je sentis qu’un rien pourrait le vaincre. Il n’était sain que d’aspect, seulement gras de plumes. Souffreteux, il dépérissait mais, en désir de liberté, trompait par son ardeur à fuir cette malsaine claustration.

» Je le rentrai hâtivement, le père revenait.

» Et je partis, soucieux.

» Vous étonnerais-je, messieurs, si je vous affirme que ce garçon inusable eut le même sort que son merle. Il traînait un mal de poitrine et fut emporté par une phtisie galopante, deux mois après ma visite à ses parents… Mais, avec ce genre de magie rustique, parfois sournoise, allez savoir lequel entraîna l’autre dans son destin ?

Le chien pourri

C’était en octobre 1939. L’armée française pataugeait et renardait dans ses terriers, ses tranchées ou ses sapes, à l’exemple de la dernière Grande Guerre. Les ruses étaient nos combats ; celles pour la nourriture, le sommeil ou la maladie avec l’espoir de convalescence. La guerre ? oui, nous y trempions mais qu’elle était drôle, cette muette ! Nous, Renards kakis face à d’invisibles et pesantes hordes de Loups verts qui, massées à quelques kilomètres de là, prenaient gravement la guerre au sérieux.

Chaque jour il pleuvait plus que de raison ; le ciel, moribond d’un automne précoce, était affreux et cafardeux. La fin du Monde semblait proche mais nous finissions goulûment notre ère ratée grâce à une belle cuisine roulante qui, abritée sous une simple bâche, était le cœur de notre détachement motorisé, le Haut-lieu de la Sainte Pâture vénérée et respectée. Et, de même qu’autrefois les fidèles édifiaient leurs misérables demeures parasitaires aux flancs des édifices sacrés et, tout comme les hirondelles placent leurs nids-verrues contre les façades de nos maisons, de même la compagnie avait dressé ses toiles de tentes individuelles ou rangé ses camions dans l’orbite de la roulante, afin de pouvoir à tout instant se griser des senteurs nourricières du bœuf bourguignon, des frites, du riz au gras ou du jus rituel, précieux réconfort que nous cuisinait artistement Léon, mon complice, car j’étais alors le comptable des denrées régimentaires.

Je ne puis me retenir de parler encore de la roulante, notre Sanctuaire. Crapaude, elle avait deux ventres qui étaient les cuves de devant, pour la viande et les légumes ; et une vessie : la petite cuve sacrée de derrière, réservée au café, au fond de laquelle on trouvait immanquablement, lorsqu’on la récurait, une fois par mois, des peaux et des petits os de rats cuits, recuits, tombés là par maladresse car les voleurs de jus laissaient toujours le couvercle ouvert afin de ne pas renouveler leurs bruits. Les foyers étaient vastes et solides. Heureusement, parce que, pour faire prendre le bois vert et mouillé nous l’arrosions à grandes bolées d’essence : dix litres que nous enflammions de loin en jetant un brûlot. Le feu démarrait et soufflait sans jamais rater, projetant chaque fois hors de l’ouverture du foyer une queue de comète qui menaçait de déplacer l’engin à la manière d’un antique canon de siège.

Le dépotoir, plaie ouverte de toute cuisine en campagne, se trouvait un peu à l’écart. Chaque semaine nous versions un ou deux hectolitres d’essence sur sa pourriture afin de la purifier des vers qui y grouillaient par milliards et dont le trop-plein se répandait sur la boue d’alentour en colonnes serrées, allant sans but, larves désorientées, les plus fortes repoussant les plus faibles et se réservant les meilleures places sur la pièce montée des détritus sans cesse renouvelés. Nous vidions trois ou quatre bidons ; une allumette là-dessus et, lorsque ça flambait, nous entendions le monstrueux grésillement des vers cramant et éclatant. Après il en restait autant. Il fallait voir cette masse puante grouiller sur vingt centimètres d’épaisseur, onduler telle une houle et se gonfler comme une poitrine qui respire !

Il y avait aussi les chiens. Des chiens errants, affamés : ces pauvres chiens lorrains qui avaient perdu d’un seul coup leur niche et leur maître qui, eux-mêmes, avaient perdu leur ferme et tous leurs biens, sommés par un ordre bref de quitter sur l’heure la zone franche de la Ligne Maginot où nous nous trouvions avec toutes ces épaves entre les jambes.

C’étaient les chiens perdus de ces villages perdus. Ils erraient autour de notre campement, les uns apeurés, les autres féroces, tous maigres. L’un d’eux, sans dieu ni diable – l’homme doit être le dieu ou le diable de son chien selon qu’il le caresse ou le frappe –, l’une de ces pitoyables bêtes venait chaque jour flairer le tas de détritus et, ayant fait son choix, emportait d’un brusque coup de gueule un os couvert d’une chair vert-de-gris.

Il était affreux avec ses plaies croûteuses, ses poils fauchés par la pelade et sa peau sécrétant une continuelle infection qui lui tirait un sang noir sur lequel la boue plaquait sa fragile armure de terre. Ses oreilles pendaient, flétries, presque détachées par une lèpre qui décharnait également ses babines et, comble de malheur, il traînait une patte brisée sans doute par quelque camion et généreusement gangrenée. Mais, bien qu’il ne fût plus qu’une infecte chose : un sac de pus procréé par un charnier plus pernicieux que notre dépotoir, il remuait le cœur de pitié, ce chien pourri et cela parce que son regard suppliant savait émouvoir les plus coriaces d’entre nous, pour la plupart des routiers ayant écrasé leur demi-douzaine de chiens et de chats, sans compter une kyrielle de poules si ce n’était quelques piétons téméraires.

Il ne restait de pur dans cette horreur animale, que les yeux.

— C’est un épagneul, me dit Léon, la première fois que nous le vîmes.

— C’était ! rectifiai-je.

On le tolérait autour de nous, mais un jour ce fut trop : s’étant roulé dans le dépotoir, il s’y endormit à nous couper l’appétit. Aussi décidâmes-nous de le tuer, Léon et moi.

Ce ne fut pas facile. Le courage nous manqua lorsque, ayant réussi à l’acculer dans un trou herbeux, nous commençâmes à le frapper à coups de bâton aussi violents que maladroits. La pauvre bête hurlait comme un enfant puni pour une faute qu’il n’a pas commise. Nous avions la sensation d’assassiner un être humain et non, un chien. Pourtant nous faisions cela pour lui, afin qu’il ne souffre plus et que son martyre finisse une bonne fois pour toutes !

Certes, nous aurions pu l’empoisonner, mais nous pensions qu’à force de dévorer tant de saletés, il devait être immunisé contre les pires poisons. Nous aurions pu aussi l’étendre d’un coup de lebel, mais l’ordre était formel, strict et passible du peloton d’exécution : pas de coup de fusil, économie ! Bon sang ! nous étions pourtant en guerre, en guerre contre la boue, contre les vers, contre les chiens !

La misérable bête se roulait et hurlait toutes ses tripes dans le trou où, lâchement nous la torturions à coups de bâton. Chaque fois que nous la frappions, nous faisions un saut de côté dans la crainte que son corps bourré de pus n’éclatât et nous recouvrît d’une giclée de microbes.

« Il faut lui briser la tête, rageait Léon, entre ses dents serrées. »

Évidemment, mais c’était l’endroit le plus pénible à atteindre, non que le chien en se débattant esquivât lourdement les coups, mais parce que, là, débordaient les yeux implorants qui demandaient l’indulgence et ne se résignaient pas à voir en nous des tortionnaires.

Alors, fermant les nôtres, nous écrasâmes les siens au jugé et l’animal ne bougea plus, enfin mort. Jetant loin nos bâtons contaminés, nous recouvrîmes le trou d’un haut tumulus de lourdes pierres.

* * *

Le soir, en me couchant entre les roues de notre camion-abri, sur la paille épaisse et remuante de rats, j’avais le cœur encore retourné. Assoupi, je sentais bien que je ne perdais pas conscience. Léon, lui, dormait parce qu’il avait trop bu, pour oublier.

Et voilà que j’entendis un bruit irrégulier de feuilles froissées. Puis, après une rapide séquence de sommeil, ce furent des lapements proches. Une odeur fétide flotta autour de moi. Je me redressai. Ma main saisit la lampe électrique. J’éclairai.

Horreur ! là, devant moi se dressait le chien pourri. En plus des plaies anciennes, il portait sur tout le corps celles fraîches, au sang coagulé et terreux, ouvertes par nos bâtons. Sa langue rose, seul morceau de chair pure qui restait en lui, pendait et haletait.

Il flaira et trouva une gamelle de riz qu’il lapa gloutonnement.

Poussé et mis à genoux par une sourde épouvante, je reculai vers le renfoncement où dormait Léon que je secouai. Il avait le sommeil mauvais et se réveilla, féroce à me lancer un coup de pied.

« Regarde !… mais regarde donc ! hurlai-je avec des hoquets de dégoût.

Alors, saisissant nos lebels tabous, nous tirâmes comme deux forcenés toutes nos balles défendues sur ce monstrueux revenant de l’au-delà canin.

Et, enfin, trépassa une seconde fois et définitivement, le chien pourri du pays perdu que la faim avait ressuscité.

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