RÉCITS CRUELS

À Georges Bouillon et sa Dryade.

À mes solides amis belges.

Les chevaux de la nuit

I

Venant de Paris par chemin de fer, je descendis en fin d’après-midi à Landivisiau. C’était la première fois que je me rendais en Bretagne, où le temps de ce mois de mars 1892, doux et humide, se montrait plus clément qu’en la capitale. La nuit se hâtait de clore le jour, mais l’éclairage municipal, bien que faible, l’empêchait d’effacer complètement les rues de cette petite ville dont l’architecture provinciale, voilée par l’atmosphère crépusculaire, me dépaysa ; sensation accrue par la vision de ses habitants en costume local et par les étranges sonorités de leur langue, qui évoquèrent pour moi une époque révolue.

Je dînai à la table d’hôtes du meilleur hôtel de la ville et, malgré la possibilité d’y coucher confortablement, je décidai de repartir le soir même vers ma destination. L’impatience de mon cœur voulait me rapprocher encore de Kerentran où je n’étais attendu que le lendemain. Mais, sachant que la nuit me serait moins longue à proximité de Joceline, je désirais passer ce temps à l’auberge voisine de son manoir.

Après le repas, je m’informai à haute voix d’un moyen de locomotion. On me répondit qu’il était impossible d’en trouver à cette heure tardive et mon vis-à-vis, un homme pourtant jeune et robuste, au regard hardi, me reprocha ma témérité. D’autres l’approuvèrent, disant qu’on voyait bien que je n’étais pas du pays, ni même Breton, sinon un tel désir ne me serait jamais venu. « Ici, on ne voyage pas pendant les heures noires », coupa une voix autoritaire, au bout de la table. «… La nuit n’appartient pas aux vivants », conclut une autre, sentencieuse comme une menace.

Et tous se turent, laissant s’établir un silence réprobateur qui eut pour effet de me décider à partir sans plus attendre, quitte à être obligé de faire à pied les vingt kilomètres qui me séparaient de Kerentran. Mon bagage, léger, ne m’encombrait pas ; mais j’avoue avoir alors compté sur le passage d’un quelconque véhicule.

* * *

La nuit était claire d’une lune généreuse, celle-là même qui, par sa diffuse clarté, est favorable aux amoureux. Je n’eus aucune peine à trouver mon chemin, dont le tracé précis avait, une fois encore, orné la dernière lettre de Joceline, si bien que j’en connaissais par cœur chaque croisement, chaque calvaire et chaque hameau.

* * *

… Joceline !… J’allais enfin retrouver Joceline de Kerentran. Deux mois sans la revoir, mais autant de jours à la lire, à la découvrir nouvelle chaque matin, l’avaient rendue définitive à mon âme. Combien je bénissais cette soirée où mes amis R…, ces incorrigibles marieurs, peut-être à dessein de me faire quitter une hasardeuse vie de célibataire, nous avaient rapprochés l’un de l’autre !

Elle était assise dans une des bergères qui encadraient la cheminée, mais ne profitait pas de son confort. Buste droit, hanche pressée contre l’accoudoir, elle trahissait ainsi une réserve qui ajoutait à la grâce de son mince corps d’adolescente et à sa diaphane blondeur de Celte.

La beauté de ses cheveux, longs et tirés sur la nuque en une épaisse natte résiliée d’argent, me frappa d’abord. Douce profusion que j’imaginais souple à épouser la courbe de son épaule, et capable, si elle se fût trouvée nue, de voiler sa gorge, redoublant ainsi le plaisir des caresses car ma première impression fut sensuelle. Je crus avoir trouvé une proie pour mon désir.

Mais, si j’employai une stratégie rompue à tous les pièges du caractère féminin et capable d’amener à mes filets les plus rebelles, là, ce fut l’échec. Pire, je la quittai vaincu, c’est elle qui emporta, sans même avoir combattu et par la confiance de son regard, ma totale liberté d’esprit.

Pendant deux jours, je voulus me délier d’elle, me refusant à la revoir malgré mon envie croissante et la brièveté de son séjour à Paris, qui s’amenuisait d’heure en heure, car elle devait retourner chez ses parents, en Bretagne. Mais, le matin de son départ, soudain conscient de perdre le seul être fait pour moi, je me précipitai avant qu’il ne fût trop tard.

Mon silence avait joué en ma faveur. Joceline se jeta dans mes bras et m’avoua des sentiments égaux aux miens. Hélas ! il fallait nous quitter. D’elle, je n’eus qu’un baiser, un seul, le meilleur sans doute, celui que d’autres, venant ensuite et trop répétés, auraient estompé d’oubli.

Ce baiser d’une seule fois, parfumait encore mes lèvres. Et ses lettres, qui me la révélèrent mieux que de longs tête-à-tête, m’en avaient appris sur elle bien plus que les siens n’en sauraient jamais…

* * *

Combien de kilomètres avais-je déjà consacrés à Joceline, au cours de ma marche dans la douceur nocturne, lorsque, arrivé à une croix plantée sur un monticule et qui m’opposait le trait démesuré de son ombre, un fort crissement d’essieu se fit entendre au loin, derrière moi.

Je m’arrêtai aussitôt, écoutant avec plaisir les plaintes du fer contre le bois qui se frottait au gré des secousses, et je bénis le passage providentiel d’une charrette dont le conducteur, moyennant un louis ou deux, pourrait, je n’en doutais pas, me conduire à Kerentran.

Je l’aperçus ! Elle se rapprochait très vite, tirée par trois chevaux blancs à l’échine et au poitrail battus par une longue crinière noire. Ils étaient attelés en flèche et lancés au galop. Leurs sabots, curieusement non ferrés, faisaient résonner comme une barrique le sol caillouteux de la chaussée. On eût dit les sourdes palpitations d’un énorme cœur de bois.

Me plaçant au milieu de la route, je fis de larges gestes et criai. Mais, malgré l’ardeur de mes appels, je dus échapper aux regards de l’intrépide conducteur. L’attelage arriva comme le vent et ne ralentit pas sa course… Je m’écartai d’un saut et eus juste le temps de me baisser pour éviter un coup de fouet qui laissa à mes oreilles un féroce sifflement.

Furieux, je ne pus retenir une violente insulte. Alors les fougueux chevaux furent immobilisés en quelques mètres. À cette allure, le meilleur cocher, aux risques de rompre rênes ou freins, n’aurait pu les arrêter en moins de cent !

Surpris, j’hésitai à m’approcher dans la crainte que l’homme ne me frappât, me laissant là, blessé ou pire. Enfin, après quelques excuses pour ménager sa susceptibilité, je me décidai.

Arrivé à sa hauteur, je vis qu’il se tenait debout, ventre contre la ridelle, le regard dirigé droit devant lui. Il était trapu, couvert d’une pèlerine sombre, et immobile tel un roc, mais je ne pus distinguer ses traits, cachés par un feutre aux larges bords tombants. Ensuite m’apparurent ses deux compagnons, coiffés et vêtus de noir, chacun monté sur les deux chevaux de queue, celui de tête dépourvu de cavalier… autre trait qui acheva de me dérouter sur leur conception de conduite d’un tel attelage.

Aucun des trois hommes, silencieux et raides, ne tourna la tête vers moi, malgré l’insistance des demandes que je leur adressais. L’équipage, homme et chevaux, restait étrangement statufié.

Cependant, comme ils ne m’opposaient pas de refus, et qu’ils allaient dans ma direction, je n’hésitai pas longtemps et montai à l’arrière de la charrette, qui était longue et étroite. Elle dégageait un souffle de puanteurs fétides où l’acide odeur d’écume et de corne brûlée se mêlait à celle de cuirs moisis et d’étoffes pourries.

Là, allongée sur le plancher disjoint, une forme humaine semblait dormir, indifférente à l’inconfort et à l’odeur nauséabonde. Mais je n’eus pas le loisir de la contempler ; d’un cinglant coup de fouet, le conducteur fit soudain repartir ses bêtes. Je m’agrippai à la ridelle pour ne pas tomber.

Nous roulâmes ainsi à une telle rapidité qu’après avoir, malgré moi, heurté de tout mon poids le corps du voyageur étendu, qui ne se réveilla point, je les crus coupables d’un crime. Et, soudain inquiet, je me questionnai sur les mobiles de ces gens qui se comportaient et fuyaient si sauvagement.

Mais, ce qui se passa ensuite fut encore plus surprenant. Nous avions parcouru une bonne lieue, lorsque, brusquement, nous quittâmes la grand-route pour nous engager sans ralentir dans un chemin de terre qui se trouvait à angle droit. Le conducteur et ses acolytes étaient de fiers meneurs car un autre équipage, lancé à cette vitesse, n’aurait pu accomplir une telle manœuvre sans verser.

À quelques centaines de mètres, je distinguais les fenêtres éclairées d’un sombre bâtiment de ferme à l’intérieur duquel on veillait. Là, sans doute, allait s’achever cette course mouvementée. J’en fus à la fois heureux et déçu.

L’attelage s’arrêta si brutalement dans la cour que je manquai me fendre le crâne contre l’un des montants de fer. Les deux cavaliers sautèrent lestement à terre et coururent à la porte qu’ils ouvrirent grande, entrant d’un trait dans la salle. Mais les quelques personnes qui se tenaient devant un lit d’alcôve sur lequel sommeillait une vieille femme en chemise, ne semblèrent pas les voir.

Les deux hommes s’approchèrent et, sans hésiter, saisirent la femme, l’un par les pieds, l’autre par les épaules. Réveillée en sursaut, elle chercha à se défendre, eut de brefs cris rauques, puis ne résista plus.

Ils la portèrent ensuite, silencieuse et inerte, à la charrette et la jetèrent par-dessus la ridelle. Elle tomba à côté de moi avec un horrible bruit sourd et resta aussi immobile que l’autre voyageur.

D’abord saisis et muets, les gens de la ferme se mirent à crier et à gémir pendant que les chiens, qui n’avaient pas aboyé à notre arrivée, hurlaient à présent au fond de leurs niches.

Stupéfait et glacé d’effroi, j’aperçus la vieille, toujours là-bas sur son lit dans l’alcôve, comme morte, insensible sous les pleurs de son entourage consterné, alors qu’elle se trouvait également à mes pieds !

Épouvanté, je voulus fuir mais, les hommes remontés, l’attelage fouetté repartit au galop. Frémissant de peur, je suppliai le conducteur qu’il me laissât. Mais il resta indifférent.

Nous allâmes un long temps. Enfin, il immobilisa son attelage non loin d’un hameau, et me parla pour la première fois.

Sa voix grondait en lui, pleine de sourds échos : « Tu m’as demandé d’aller à Kerentran. J’irai donc. Mais fais-toi patient. Je ne pourrai m’y rendre que dans deux nuits. La jeune demoiselle du manoir sera alors prête pour nous…»

Et, sur le geste qu’il fit pour cingler ses chevaux, les bords de son feutre se relevèrent un instant. Je vis sa face tendue, bouche grande ouverte, yeux fixes et blancs. Je ne m’attardai pas à le regarder, d’un bond je sautai et m’enfuis, courant à perdre souffle jusqu’à la plus proche maison.

II

L’incroyable équipage se trouvait déjà loin que je frappais toujours vainement à une porte aussi hostile que la nuit. La gorge nouée, je cognais avec mes poings contre le battant qui vibrait à se fendre. Je me savais écouté de l’intérieur parce qu’un cri de surprise, vite muselé, avait fait suite à mon premier appel, mais il était visible qu’on ne désirait pas m’ouvrir.

Désespéré, j’allai à la maison voisine que je fis résonner de mes coups, et j’avoue que seul l’espoir de me trouver entre quatre murs éclairés par de simples tisons me tenait debout.

— Ouvrez… ouvrez, ne me laissez pas à la nuit… criai-je enfin, ma voix soudain redevenue exigeante.

De m’entendre, décida ceux qui se trouvaient là à déverrouiller leur porte.

Voyant qu’on l’entrebâillait avec hésitation, j’eus envie de l’ouvrir, d’une poussée. Mais le subit halo d’une chandelle me dévoila enfin un visage d’homme, blême d’angoisse. – Qui ?… qui êtes-vous donc ?… me jeta-t-il, en cherchant à lire sur mes traits.

Je répondis que j’étais un voyageur égaré qui se rendait chez le marquis de Kerentran.

Quelques minutes après, je réchauffais mon courage à un feu d’âtre qui soufflait une âcre mais réconfortante fumée et que l’homme s’empressait d’activer. Sa femme m’offrit un plein bol de rude alcool. Je le bus d’un trait et il me sembla d’eau, tant les émotions avaient bouleversé mes sens.

Je leur racontai ma mésaventure et, à mesure, leur pâleur s’accentua au point que j’eus l’impression qu’ils se vidaient de leur sang.

— … Nous ne nous étions pas trompés sur Son bruit, monsieur !… soupira l’homme… lorsque vous avez frappé à notre porte, nous avons cru que c’était Lui qui venait chercher l’un de nous deux…

Et il m’apprit que j’avais voyagé avec l’Ankou, l’ouvrier de la Mort, et ses servants.

Nous étions allés à Kernoter « prendre » la vieille Loarrer qui traînait une langueur. Et, parce que nous étions passés à Guerras, où nous nous trouvions, on pouvait dire que la mort allait à Plougourvest emporter Christophe Ropartz, le bûcheron qui, la veille, avait reçu un arbre sur les reins et agonisait.

Malgré l’évidence, et bien que ne parvenant pas à trouver une autre interprétation plus rassurante, je me refusais à croire une telle explication. Aussi, je cherchai à tranquilliser ces gens :

— Ce sont des charroyeurs qui… commençai-je, dans ma volonté absolue de justifier ces étranges travailleurs de la nuit.

Mais, incapable de trouver une raison qui m’eût d’abord rassuré moi-même, je leur décrivis le conducteur bien en chair et vigoureux. Il ne pouvait être de l’au-delà puisqu’il m’avait parlé avec une voix de vivant. Et je leur rapportai ses propos, qui précisaient son intention de se rendre sous peu à Kerentran.

Ils se signèrent avec précipitation et la femme, pressant entre ses mains tremblantes son visage où étaient venues de subites larmes, me dit :

— Ah… monsieur… vous venez de voir l’autre côté de la mort, car vous nous faites là le portrait d’Hervé Lenn, de Plouzenedé, défunt depuis décembre… qui, dernier parti de l’année passée, est Ankou de droit pour notre région durant cette année-ci !… Vous l’avez provoqué, monsieur. Il n’a pas voulu de vous mais il lui faut un gain et il ne revient jamais sur son choix… Apprêtons-nous à pleurer le triste sort de la gentille demoiselle de Kerentran… Elle est perdue… Rien n’y pourra !

Saisi par le ton convaincu de la femme ; bouleversé par l’attitude de son homme qui l’approuvait avec des gestes d’accablement, je me sentis submergé par l’impuissance. À mon tour je m’abandonnai aux frissons de leurs frustes croyances.

Ils se lamentaient ou priaient sur un ton lugubre, résignés à toutes les adversités. Moi, j’errais dans le désespoir le plus atroce, celui qui étreint les âmes vaillantes capables de lutter mais brisées par l’inconnu infernal.

Nous passâmes la nuit face au feu ronflant, tisonné par l’un ou l’autre plus qu’il n’était nécessaire. Nous nous regardions à la dérobée, avivant ainsi, réciproquement, notre angoisse. Nous n’aurions pu dormir. Il fallait que nous nous sentions tous trois vivants entre vivants. Le moindre bruit extérieur nous tournait subitement la tête vers la porte verrouillée et nous la fixions aussitôt, avec une telle attention que la moindre glissée de bûche nous faisait alors sursauter.

Le jour enfin revenu, délivré par le premier rayon du soleil et comme débarrassé d’une épaisse camisole noire, je quittai ces gens, toujours hébétés de nuit, que je jugeais responsables de mon inaction nocturne.

Je repris ma route. La marche, ainsi qu’une vivifiante senteur d’humus, allégea mon esprit et me confirma dans ma résurrection. Mais les paroles d’Hervé Lenn, l’Ankou, revinrent bientôt en moi, pesantes tel un glas.

III

J’arrivai au manoir de Kerentran, harassé. En apprenant que j’étais venu à pied, les parents de Joceline doutèrent de mon bon sens : n’avaient-ils pas envoyé une rapide calèche à Landivisiau pour me prendre au train du matin ? Je sus faire oublier ma conduite sous le couvert d’un malentendu, et ne mentis qu’à moitié en avouant qu’une confusion d’horaire m’avait fait arriver la veille et, me croyant plus vaillant marcheur, j’avais pris la route avant l’aube.

Enfin, Joceline m’apparut, gracile et pâle, s’immobilisant à la porte du salon, arrêtée au seuil de nos retrouvailles ; belle de cette distinction qui accentuait les multiples charmes de son être et la fit soudain seule présente à mes yeux. Saisi d’une trop forte joie, je baissai la tête.

Alors, brisant sa réserve, oubliant les siens qui purent ainsi juger de l’intensité de ses sentiments, elle vint à moi, d’un élan. Je la reçus dans mes bras pour la protéger déjà.

Ses parents se retirèrent sans bruit et le léger claquement de la porte refermée nous lia encore plus l’un à l’autre.

— Vous !… c’est vous ! me dit-elle, éperdue, avec tant de regards expressifs que j’y pouvais lire, non seulement ce qu’avaient été pour elle ces semaines de séparation et les dernières heures de son attente, mais également ce que seraient nos années à venir ; toutes celles qu’elle désirait me consacrer, instant après instant ; sa vie entière… Sa vie !

Devant cette aveugle confiance en l’avenir et sa généreuse innocence, je me retournai pour lui cacher mon chagrin. Elle me demanda de la regarder dans les yeux. Je le fis et me forçai à sourire. Elle crut à une grande lassitude et, pour la chasser, m’offrit un baiser, riche de toute son attente.

* * *

Après le déjeuner, où les attentions de chacun firent déjà de moi le fils de la maison, je repris espoir et volonté. Puisque je connaissais le projet de l’Ankou et que j’étais fort de ce secret, je pouvais aisément le berner. Ne disposais-je pas de deux jours pour éloigner Joceline du manoir familial et de cette maudite région battue par les chevaux de la nuit ? J’allais l’enlever à sa Bretagne, fief sournois soumis à une archaïque façon de moissonner les humains, et où la Mort besognait encore comme aux temps primitifs. Cette coutume ne pouvait s’étendre hors des limites du pays celtique ; Hervé Lenn était l’Ankou de ce canton du Finistère et non de la France entière ! Ma décision fut vite prise.

Servi par l’attachement aveugle de Joceline et espérant la confiance de ses parents, que je m’étais gardé d’alarmer en leur révélant l’incroyable fatalité à laquelle j’étais peut-être stupide de croire, je leur fis part de mon impatient désir de présenter ma future femme à ma mère. Si chacun y consentait, nous partirions le soir même.

M. de Kerentran, formé aux habitudes strictes de la vieille noblesse provinciale, se redressa, stupéfait par mon audace. Il s’apprêtait à me remettre dans ma position de prétendant encore au premier stade de ses prétentions, lorsque sa femme, qui savait le cœur des mères et pensa à celui de la mienne, le calma d’un regard qui appelait l’indulgence et la compréhension.

Étonnée par ma demande, inattendue pour elle puisque nous avions depuis longtemps fait d’autres projets qui devaient me tenir une semaine à Kerentran, Joceline n’osa fléchir son père. Mais quand, après maintes promesses, celui-ci accepta enfin, contre son gré, elle ne put retenir un joyeux battement de mains, telle un enfant à qui on offre un plaisir inattendu.

À ce moment-là, on dut juger ma joie bien grise, car je m'assombris en pensant que, dorénavant, son destin irait selon mes forces.

IV

Le lendemain nous étions à Paris et, de savoir Joceline écartée de la route des hommes de la Mort aurait pu atténuer ma vigilance, mais je ne pouvais m’accorder le droit à la sérénité qu’après l’achèvement de la fatidique nuit, celle qui venait. Je n’étais plus paralysé par un stérile accablement. Mon esprit cherchait et pesait chaque manœuvre ou chaque subterfuge capables de faire échec au destin.

La solution la plus efficace me fut apportée, et offerte, par un intime à qui je laissai entendre mon souci d’avoir à cacher, d’un mari jaloux et au courant de sa liaison avec moi, une amie chère. L’époux en question nous avait fait prendre en filature par tout ce que la capitale comptait de curieux professionnels. Il ne nous était même plus possible de traverser une rue sans être suivis, et nous risquions d’être surpris où que nous nous cachions. La nuit la plus importante devait être la prochaine, définitive par la décision que j’attendais ensuite de mon amante, lasse d’une telle vie et à qui je voulais prouver qu’il existait un Paradis accessible.

Le fil était gros, mais je sus mettre tant de conviction dans mes paroles qu’aussitôt j’eus en main la clef de la garçonnière la plus secrète, au dernier étage de l’immeuble le plus discret de l’île Saint-Louis. Là, un oiseau n’aurait pu reconnaître une fenêtre. Chaque issue extérieure avait l’apparence du mur dans lequel elle était percée, et son propriétaire lui-même se demandait parfois, lorsqu’il arrivait devant sa porte, astucieusement dissimulée dans la décoration du palier, si celle-ci existait réellement.

Nous dînâmes très tôt chez ma mère qui adopta tout de suite Joceline et ne me cacha pas sa joie de me voir enfin attaché à celle qu’elle espérait. La nuit arrivant, je prétextai être en retard à un rendez-vous ; des amis nous attendaient. Et je me montrai si impatient que ma mère se méprit sur mes intentions, redoutant un de mes subits excès amoureux, susceptible de détruire la belle confiance de ma jeune fiancée. En cherchant à nous retenir, elle croyait défendre mon bonheur.

Je dus arracher Joceline aux attentions maternelles et, inquiet, je la contraignis pour la première fois à mon autorité.

L’ayant précipitamment fait monter dans un fiacre, je fouettai l’ardeur du cocher par un généreux pourboire. Assise, raide de stupeur, elle me dévisagea, s’efforçant de comprendre mon attitude, et lorsqu’elle m’en demanda les raisons, je grognai une vague réponse agacée qui fit briller ses yeux de larmes retenues.

J’aurais voulu la serrer contre moi, la consoler et tout lui expliquer, mais, ne voulant pas trahir mon angoisse, je m’imposais le silence. J’avais hâte, cette dure épreuve passée, de lui révéler les motifs de mon comportement et de la voir à nouveau sourire, pour me pardonner avec la douceur que je lui connaissais.

L’immeuble où nous nous rendîmes donnait sur une rue étroite. Sombre dans le sombre, perdu parmi d’autres façades, c’était un secret de pierres au milieu d’un amoncellement de pierres : l’île Saint-Louis, elle-même au cœur d’un massif d’autres pierres : Paris. Le cocher passa plusieurs fois devant sans le remarquer et dut le chercher longtemps. Il n’était même pas nécessaire que je fisse sauter les six ponts de l’île pour nous trouver isolés du monde. Bien malin Hervé Lenn, l’Ankou de Plouzenedé si, venant là après avoir abattu cent lieues, il pouvait y retrouver la discrète et furtive demoiselle de Kerentran.

Une fois montés, je crus d’abord m’être trompé d’étage, et j’épuisai presque toutes mes allumettes pour découvrir la fente de la serrure. Surprise et inquiète, Joceline ne voulut pas entrer. Je la tirai, refermai la porte sur nous, l’éprouvant aussitôt d’une violente poussée. Elle était solide comme la dalle d’un tombeau.

Je voulais la force du noir avec nous, aussi me gardai-je d’allumer la moindre lampe, et ma douce fiancée, se croyant livrée à une brute d’homme ne put retenir de timides sanglots. Prise dans mes bras, elle m’échappa, buta contre un meuble invisible et tomba à terre avec un léger cri.

Malgré la tension de tout mon être, mobilisée pour l’ultime lutte, je la consolai par les mots les plus doux que je pus trouver. Elle accepta de venir s’asseoir sur un canapé que j’avais trouvé en tâtonnant et, tremblante d’un émoi encore jamais ressenti, me donna enfin sa main.

Son émotion cessant, je lui offris mon épaule pour qu’elle y posât sa tête, et l’assoupis avec un baiser de quiétude.

* * *

La nuit coulait, emportant une à une les heures redoutées. Combien en restait-il avant le jour ? « Une ou deux » peut-être !

Soudain, montèrent de la rue de sourds martèlements semblables aux palpitations d’un énorme cœur de bois creux. Je me redressai violemment et réveillai Joceline par mon cri de stupeur. Pressant ma main sur ses lèvres, manquant l’étouffer, je la forçai au silence. Mon sang battait au rythme des sabots nus dont je reconnaissais, atterré, les horribles piétinements.

Bientôt ils cessèrent, et le silence me fut atroce.

Il était venu ! Rien ne pouvait l’arrêter, le détourner de son but ! Distance et feintes n’émoussaient pas ses désirs ! Maintenant, ses hommes allaient monter et me prendre Joceline, l’emporter à jamais.

Non, ils ne l’auraient pas !

Me levant, la tirant par la main, je cherchai un endroit où la cacher pour la soustraire à leur vue lorsqu’ils entreraient. Ma décision était prise. Je m’offrirais à eux et ils pourraient ainsi repartir avec leur compte d’âmes.

Mes doigts affolés trouvèrent enfin les battants d’un haut placard. Je les tirai violemment et obligeai Joceline à y pénétrer. Mais elle refusa désespérément d’obéir à cette nouvelle et inacceptable brutalité. D’une violente poussée je la fis entrer et refermai les panneaux épais.

Ensuite, je me précipitai à la porte, barrant de mon corps le passage aux sinistres arrivants.

Je restai ainsi quelques instants, déchiré non par la mort que j’acceptais, mais par la pensée que j’allais être séparé pour toujours de Joceline, la laissant seule devant un drame incompréhensible et, d’avance, je souffrais tout son désespoir.

Mais le miracle se produisit, qui me jeta à genoux dans un violent sanglot à Dieu.

J’entendais à nouveau le monstrueux galop des chevaux de la nuit.

Ils repartaient ! Ils repartaient ! J’avais réussi à déjouer la Mort… Elle n’avait pu trouver notre retraite !

Alors, m’abandonnant au sol, je sanglotai de joie et ne pouvais même plus crier à Joceline qu’elle était sauvée, que nous étions sauvés.

Enfin, je parvins à me relever pour aller la délivrer. J’ouvris les hauts battants et, devant son silence, la cherchai des deux mains.

Je ne rencontrai rien.

Et mes yeux percèrent l’énigme de ce néant. Hurlant ma douleur, je réalisai que c’était la nuit même : un effroyable vide glacé, le noir profond que cachait cette fenêtre par où j’avais précipité Joceline.

Le dernier visiteur

Quand le père s’est trouvé la poitrine écrasée entre fer et pierre, d’un coup qui fit de lui un mort, j’étais gamin, mais je m’en souviens comme de tout à l’heure, bien que ça remonte à voilà déjà vingt ans.

La chose s’est passée ici, à Locronan, où, aujourd’hui, je suis homme à tout faire chez les Guillermic, alors qu’en ce temps-là, nous, les Paranthoën, étions riches de la réputation d’un père, reconnu le meilleur maréchal-ferrant du pays et d’alentour. Mais, lui défunt, personne de nous n’a repris la forge, faute de vouloir suer au feu et, surtout, de pouvoir payer les dettes que le père cachait et qui le grattaient à longueur d’année comme des puces sous le poil.

À ce sujet, on a appris plus tard, en écoutant la mère, qu’il avait espéré jusqu’au bout le retour de notre oncle Pierre, son frère, parti aux Amériques grâce à l’argent qu’il lui avait prêté et qui lui manqua toujours. Ce Pierre-là lui écrivait bien qu’il allait revenir avec cent fois plus et le rembourser, mais il ne se montrait pas pressé de revoir Locronan et ses forêts.

Mes trois frères se sont faits marins depuis, et ils ne le regrettent pas ; le vent salé de la baie de Douarnenez leur enrichit les sangs à défaut du porte-monnaie et ils ont toujours de bonnes soifs à éteindre. Quant à moi, Yvon, l’air des champs m’est moins mauvaisement cuisant que celui de la forge du père, avec ses braises qui vous fondaient gras et repos.

Je repense à tout ça parce que, depuis un moment, ces choses-là, qui sont la tristesse de notre famille, me reviennent de force pendant que Ludo Guillermic et moi on fourche les javelles d’avoine pour la batteuse, au-dessus de nous. Et, en repensant à l’accident du père, je revois surtout ce qui lui est arrivé juste avant de passer.

Ce matin-là, un charroyeur de Plogonec était venu pour le ferrage à neuf de son cheval. Un petit bonhomme roux et cuit de soleil à croire une carotte habillée. Je ne me rappelle plus son nom, mais bien sa carne que je revois maintenant comme si j’étais revenu dans le temps jusqu’à la cour de chez nous : une grande bête tout os et muscles, ruant à chaque taon qui se posait sur son museau.

Devant un tel nerveux, le père ne prit pas sa figure contente et je crois encore l’entendre maudire ce métier où, si on n’a pas seulement l’enfer contre la peau, dans la forge, on le retrouve dehors avec des animaux tellement vicieux que c’en est pire encore.

Enfin, en refusant le travail, on ne peut pas faire de l’argent. Il entreprit donc de calmer le cheval pendant que son rouquin de maître s’écartait, pas rassuré, car il devait connaître ses humeurs et tenir pour entendu tout ce qu’il pouvait de mal.

Le père savait finement mater les mauvais caractères des bêtes et c’est pour ça qu’on venait à lui au lieu d’aller à d’autres qui ne manquaient pourtant pas dans le canton. Il s’y prenait avec des mots à sa façon, et des petits bruits que sa langue forgeait contre l’enclume de son palais : un secret, à ce qu’on disait.

Il dompta de cette façon le cheval qui se calma et se laissa prendre une patte sans trop rechigner. Après, le père y alla tout rond, faisant celui qui n’avait pas crainte, alors que je voyais bien qu’il transpirait d’inquiétude. Mais, avec ce genre de bestiau, faut toujours leur laisser croire.

Il en avait déjà fini avec trois des pattes et allait passer à la dernière, quand il leva précipitamment la tête et regarda vers l’entrée de la cour, délaissant aussitôt ce difficile travail pourtant devenu facile.

Je me rappellerai toujours. Le père se redressa de toute sa grandeur et frotta vite ses mains, dessus-dedans, à ses côtés de pantalon, ainsi qu’il faisait pour les rendre moins sales à l’occasion d’une visite qui avait de l’importance. Ensuite, il tendit les bras vers… personne, puisque la cour restait vide.

Et, après un « Bonjour, mon Pierre ! » qui était sonnant comme d’un bonheur qu’on lui aurait fait en venant là, voilà qu’il se mit à parler à celui qui ne se trouvait pas là, ému au point de dire beaucoup de mots, lui qui n’en sortait jamais trois à la suite. Si bien qu’il ne fit plus attention au caractère hargneux de ce maudit cheval qui, rendu à lui-même, recommençait à riper des fers.

— Attends, mon Pierre, qu’il disait, reste là-bas, attends un peu que je finisse ça et je suis à toi…

Le rouquin regardait béat et cherchait à voir ce quelqu’un qu’on ne voyait pas. Peut-être bien même qu’il pensa que le maréchal avait reçu un coup de soleil sur la tête ! Moi, je croyais que le père s’amusait pour la première fois de sa vie à faire une niche à l’autre. Mais, lorsqu’il se retourna vers nous, je lui vis un regard émerveillé et si près des larmes de joie, que je les aurais pleurées à sa place tellement il en avait envie, mais ne les voulait pas devant nous.

Il continuait doucement des « Attends-moi… Attends, j’arrive…» en balançant la tête d’un côté à l’autre, comme quelqu’un qui a crainte qu’on le quitte. Et je me souviens que, tout de même, il s’essuya les paupières en cherchant à apercevoir la mère qui lavait le carrelage de la salle, lui criant :

— Rosick… Rosick… Il est revenu !… Il est là !…

Mais le rouquin et moi, on ne trouva pas le temps de lui demander ce qui le prenait, la suite se passa aussitôt et si rapidement qu’on crut l’avoir rêvée… Le père se penchait sur un des sabots de derrière, sans prendre de précautions, quand le cheval le lui flanqua en plein dans la poitrine, l’écrasant contre le mur de la forge.

Le malheureux resta un instant comme cloué à la pierre, les yeux tendus à lui sortir des trous, puis il s’écroula en rendant son sang plein la bouche. Après trois, quatre mouvements des lèvres pour essayer de crier, il s’arrêta de souffler et rendit l’âme, plié à terre.

Mais je garde un souvenir encore plus triste de la fois d’après, puisque les choses arrivèrent presque de pareille façon.

La mère, qui se tuait à travailler pour nous faire grandir tous les quatre, finit par attraper un mal dans le ventre, si bien que la voilà au lit sans pouvoir nous nourrir. Même que c’est de ce temps-là qu’on a vu mes frères mousses à Douarnenez, et que la mère se mit à se faire du mauvais sang en plus pour François, notre aîné, le premier à son cœur, parti loin dans les mers chaudes, sur un lent glaneur d’épices.

Moi, j’avais juste l’âge d’aider. Aussi, avant de me fixer chez les Guillermic, j’allais, là, chez les Ropertz, là-bas chez les Lhostis, ou chez les Le Goff, et je ramenais de quoi nous avancer un peu plus loin dans la vie. Et, surtout, pour payer les frais de toutes sortes de potions que le docteur lui faisait avaler sans peut-être savoir laquelle était la bonne.

Les gens du voisinage venaient bien un petit moment dans la journée pour causer et la consoler, disant que c’était rien et que le Bon Dieu, qui avait plus d’un tour dans son Ciel, guérissait les siens au moment où ils s’y attendaient le moins. Seulement, la nuit tombée, plus personne ne se serait risqué à venir à la maison, à croire qu’avec le noir la malheureuse se changeait en épouvantail.

Ma foi, je ne leur donnais pas tort, vu que ma pauvre mère avait tant dépéri qu’elle aurait fait moins peur, morte dans un cercueil, que là, vivante sur son lit, à grelotter faute de chair.

Et voilà qu’un soir, alors que je venais de souffler la lampe et de me coucher pas loin d’elle sur le matelas posé par terre, je l’entendis se remuer vivement et m’appeler.

Je me levai aussitôt dans le noir.

— Yvon… Yvon, qu’elle me disait, impatiente, remets vite la lumière et va ouvrir la porte… Tu n’entends donc pas qu’on frappe !

On n’avait pas frappé, je vous l’assure ; j’aurais entendu puisque je ne dormais pas. Mais, comme la mère risquait d’épuiser son reste de santé à me répéter encore la même chose, je rallumai la lampe et me dépêchai d’aller tirer grande ouverte la porte pour bien lui montrer que personne ne se trouvait là.

Évidemment le seuil était vide. Sans doute qu’elle avait entendu le bruit de quelque morceau de bois tombé au grenier par la faute des rats.

Je me retournai vers elle et allai lui dire :

— Tu vois bien que c’est pas vrai… quand je la vis s’asseoir sur sa couche et jeter un vaillant :

— Ah… c’était donc toi, François ! tout en cherchant à repeigner avec ses doigts ses cheveux qu’elle avait très longs et tout mêlés.

Et je vous jure que son regard suivait vraiment quelqu’un d’invisible qui s’approchait lentement jusqu’à son lit, au point que, d’émotion, ça lui remettait du rose de vie sur les joues.

— Comme tu es fatigué, qu’elle disait en le plaignant, attends, je vais me lever pour toi…

Moi, j’avais tellement peur que je devais trembler des dents sans m’en rendre compte. On n’entendait aucun bruit dans la pièce, pas même un craquement, alors que la mère fixait droit devant elle, vers rien de rien.

Soudain, une violente douleur la rallongea dans la pâleur de son mal et elle se trouva aussitôt reprise par des souffrances comme elle n’en avait encore jamais autant gémi. Mais elle réussit à regagner un peu de paix pour dire :

— C’était rien, mon François, t’inquiète pas, ça va pas durer.

Et je vis bien qu’elle se forçait au martyre afin de sourire. Je me précipitai pour lui prendre les mains et lui donner tout mon courage, mais elle passa au moment où je la touchais. Sur une flamme de contentement, ses yeux s’arrêtèrent de voir et son menton se mit à pendre bas, contre son cou.

* * *

Voilà tout ce qui me revient par la tête, pendant que je fourche les javelles aux Guillermic pour les dresser à bout de manche jusqu’à la gueule de la batteuse. Et, si je suis chagrin, ce doit être aussi la faute de ces poussières de balle d’avoine qui font un nuage à vous saouler d’idées noires. En plus, elles vous piquent partout et la sueur les garde collées à la peau, même que j’ai été obligé de tirer ma chemise hors de mon pantalon pour que ça me gratte moins.

On ne chôme pas, Ludo et moi, vu que la batteuse a toujours de l’appétit. Pour lui couper la faim, il faudrait arrêter la machine à vapeur qui roule et fait claquer cette longue courroie de cuir, sans jamais lui trouver la queue, là, juste derrière nous.

Tiens, si je suis vraiment triste, c’est surtout parce que Catherine ne peut pas me faire « oui » quand je lui demande qu’on se mette ensemble pour la vie, à avoir des enfants et gagner pour nous autres seulement. Mais, c’est son père, ce vieux sauvage de Cornic, qui lui défend d’être mienne. Il croit, ce grippe-sou, que je guigne ses écus, alors que c’est sa Catherine sans rien qu’il me faut. Il a été jusqu’à me menacer des gendarmes, entendu que sa fille n’arrête pas de pleurer après moi, à croire, qu’il dit, que je lui ai fait boire une tisane d’envoûtement. Il menace que ça ne peut pas durer et que si je n’arrête pas tout de suite de l’empoisonner, il me fera goûter à la prison !

La prison ! Mais on n’enferme pas les gens pour cause de trop s’aimer ! Et puis, si on nous sépare comme ça, il l’entendra pleurer encore plus. Elle est capable de demander un autre cachot pour elle afin qu’on soit égaux dans le malheur.

C’est que Catherine et moi on est fait pour pleurer ou rire ensemble ; jamais l’un rit quand l’autre est chagrin. Ce contentement qu’on a de nous deux, nous vient du temps de l’école. Je la défendais déjà contre les autres qui voulaient la pincer ou la faire aller par terre. Et je sais qu’à son tour elle se dresse contre son père qui, à sa façon, me pince le cœur et voudrait bien me fendre le crâne.

Maintenant c’est tous les jours que je veux la voir, avec sa peau blanche et ses yeux aimants. Si elle était là je lui en dirais, des mots ! Et, à penser comme ça, j’ai un grand désir d’elle.

— Yvon Paranthoën… Yvon Paranthoën, crie soudain une voix joyeuse dans le bruit de la batteuse.

Mais c’est Catherine ! Et elle a mis sa coiffe des jours de fête ! Elle s’avance près du puits. J’en ris, j’en chanterais de plaisir.

Par saint Guénolé, ce serait pas des fois qu’elle aurait fléchi ce sanglier de Cornic ! Ça m’en a tout l’air, et je suis si content que je reste là, raidi par le bonheur. Ce qui ne m’empêche pas de lui crier ma joie.

— C’est toi ! c’est toi ma Catherine ! Viens vite me dire.

Elle s’est arrêtée pas loin et me sourit à n’y pas croire. Je comprends : ça y est, son père me veut bien.

Je lui fais signe de venir plus près.

— Approche, ma Catel… approche. Tu vois, je suis prêt pour toi.

— Dis donc, Yvon ! me jette moqueusement Ludo Guillermic, à côté de moi… voilà que tu causes tout seul, à présent !

Alors, comme je sais que lui aussi la désire, je fais un brusque geste pour éloigner ce jaloux.

… Mais !… mais qui donc attrape ma chemise et nie tire de force vers la grande roue de fonte ?… Oh !… la courroie ! C’est la courroie !…

— Arrêtez-la… Arrêtez… Arr…

Minnah l’Étoile

Minnah fut ma petite fiancée juive des années 30. Minnah Fingerhut… fingerhut… chapeau du doigt… « Minnah dé à coudre », riche d’expériences plusieurs fois millénaires, de siècles d’errance en Europe centrale, et, tel cet oiseau de printemps, atteinte de la malédiction des nids impossibles.

Minnah, bien mieux armée d’épreuves que moi, le goye épargné, respecté et sulfaté contre les pogroms.

Les impitoyables répétitions de la Grande Dramatique nazie, déjà terrible dans ses répliques d’alors, venaient de décider sa famille à fuir une petite ville des environs de Leipzig.

Je connus Minnah dès son arrivée à Paris, curieuse de cette nouvelle étape vers l’inconnu et radieuse de ses dix-sept ans. Elle était encore fidèle à une de ces exotiques robes-tabliers au goût saxon, mi-paysanne mi-citadine, jonchée de fleurs inventées, prises à la machine à broder comme à un champ de graminées fantasques.

Ma petite âme sœur posait l’énigme de son physique qui était du plus aryen. Minnah, la juive, aurait pu berner l’œil averti d’un sévère jury nazi et détrôner sur leur propre terrain quelques reines de beauté germaniques.

Ses cheveux blonds avoine, brassés et gaillardement coupés juste à la limite de la féminité ; ses yeux pervenche et sa taille élancée, servie par des gestes harmonieux, sans hâte et souples à lui croire un corps de liane, me faisait paraître, moi, son Seigneur amoureux, bien quelconque et ne servait pas nos prétentions raciales.

Je lui appris patiemment le français, choisissant les mots qui rapprochent deux êtres, mots que je tissai en manière de toile à la garder d’amour et dont je restai autant captif qu’elle, insecte d’homme attrapé à mon propre piège.

Je lui appris également la confiance, ma main dans la sienne et mon bras autour de sa taille. Mes baisers aussi.

Combien de fois depuis, spectateur de mon adolescence enfuie, suis-je retourné au comptoir du Palais de la Fleur, cet étroit bistrot du carrefour Rambuteau-Beaubourg, boire une liqueur pour sucrer mes lèvres amères pendant que mon regard replaçait Minnah sur cette banquette, là-bas, dans ce coin où la moleskine trop neuve voulait faire mentir mes souvenirs !

Ah ! les petits cris de Minnah, rires et refus me repoussant, qu’elle chantait lorsque je cherchais à l’embrasser… et ce soupir d’aise lorsque, y parvenant, je la sentais s’abandonner !

* * *

Déjà, j’aimais chercher l’étrange et l’angoisse dans ce quartier craquelé tel le vernis d’un Rembrandt et je connaissais des rues à faire peur où je m’enivrais de souffles noirs.

Mais, au plus sombre des nuits où je l’entraînais, jamais Minnah n’éprouvait la moindre soûlerie d’inquiétude.

Elle sautait des marelles d’indifférence entre les clochards inertes et figurant la mort ; elle me devançait dans les couloirs menaçants qui s’ouvraient sur des au-delà où j’hésitais à pénétrer ; ou éclatait de sérénité au beau milieu des silences gémissants venus de l’enfer du Temps et, toujours, souriait de mes jeux d’âme.

Ah, comme j’aurais aimé la sentir palpiter aux menaces de l’inconnu, effrayée à me demander secours et, moi, enfin, la protéger !

* * *

Une nuit, je la tentai au jardin de Cluny, et aux Thermes de Julien. Les vestiges gallo-romains étaient alors fouillés et grattés jusqu’en leurs racines par les archéologues heureux de cette aubaine de ruines.

J’avais lu que certaines caves médiévales de l’ancienne rue de la Harpe venaient ainsi d’être découvertes aux flancs des Thermes. Entre autres, celle d’une gargote à gibelottes réputée, si on en jugeait par l’amoncellement de crânes, non de lapins mais de… chats qui dégorgeaient d’un puits intérieur. Spectacle cruel, capable, espérais-je, d’émouvoir enfin Minnah, ma féline.

Vers trois heures du matin, après avoir escaladé la grille facile du côté Saint-Germain, nous nous trouvâmes sur les lieux de ma surprise. Je jouais les audacieux venant se jeter dans les griffes du risque. Minnah se tenait à côté de moi, docile, et ma lampe de poche, cherchant la cave aux chats morts en civet, rencontrait ses fins pieds nus si réconfortants de vie qu’ils nuisaient à l’atmosphère que je souhaitais – ce détail me revient nettement aujourd’hui : elle avait donc pris soin de se déchausser pour ne pas faire de bruit, comme pour mieux surprendre le mystère que je lui proposais ?

Enfin, je trouvai l’excavation, y sautai, avalant aussitôt une rude goulée d’air âcre. Puis j’aidai Minnah à me rejoindre.

Elle poussa alors un léger cri, hélas non de peur mais de douleur, son genou ayant heurté un moellon aigu.

Les petits crânes intacts, seuls restes du mensonge fait au ventre des Villon de jadis, jonchaient le sol. Les archéologues avaient commencé à les retirer du puits et à les brosser, les étalant, les alignant dans une parade sinistre.

L’effet était des plus macabres car le jet de ma lampe, passant sur les orbites vides, y agitait de brefs battements d’opaques yeux, noirs et menaçants ; jeux d’ombres perfides qui m’étreignirent mais n’émurent point Minnah, seulement désireuse d’emporter quelques-uns de ces vestiges…

Mes efforts pour l’initier étant vains une fois encore, j’eus hâte de partir, (dans la crainte) qu’on ne nous surprît là en flagrant délit de vol avec effraction.

Je la reconduisais chez elle, rue Chapon, en prenant par la Beaubourg, lorsque, au seuil de la rue du Maure qui montre entre quelques immeubles récents ses tripes de bâtisses anciennes et lépreuses, Minnah s’arrêta soudain, pétrifiée et clouée au sol. Elle me serra violemment le bras, tremblante de terreur.

Comme je savais qu’à cet endroit rien ne pouvait l’effrayer à ce point, je me moquais de sa peur, lui disant que je ne comprenais pas ses réactions : où il fallait craindre, elle riait ; et où elle pouvait rire voilà qu’elle tremblait !

Mais elle était si bouleversée que, pour la rassurer, je la tirai vite sous l’éclairage d’un réverbère.

Là, elle se jeta dans mes bras et, toujours frissonnante d’effroi, réussit à me dire qu’elle venait d’avoir jusqu’à la douleur une vision atroce… Une bête hideuse s’était un instant montrée au bord d’un gouffre d’épouvante où elle menaçait de l’entraîner pour l’y anéantir…

Oui, elle eut ces mots et les répéta sans cesse avec tant de conviction pendant que nous nous enfuyions, qu’à mon tour je fus échardé de peur.

* * *

Par la suite, nous ne repassâmes plus là, même de jour. Mais souvent, cruel à mon insu, je me risquai à lui en demander plus sur l’incompréhensible aventure.

Alors ce souvenir la faisait blêmir au point de flétrir sa peau, si douce… si douce…

Je la questionnai jusqu’à ce jour où ses larmes jaillirent, poussées par tant de désespoir, que je crus souffrir toute sa souffrance et ne lui en parlai jamais plus.

De cette nuit, Minnah fut autre. Son regard, souvent absent, semblait vieillir, vieillir dans un visage encore enfant.

* * *

Je ne sus la vérité que longtemps après, une fois l’ère des Meurtriers achevée, en revenant trop tard de leur pays souillé…

Trop tard pour sauver Minnah qui, frappée à la poitrine d’une étoile juive, comme elle m’avait au même endroit marqué d’une étoile d’amour, sut longtemps échapper aux polices nazies qui traquaient les germes d’Israël.

Mais un soir, dans une nouvelle fuite nocturne et éperdue, elle fut happée par son destin.

Elle passa devant la gueule de la rue du Maure où se cachait une patrouille de soldats allemands.

Au bruit de sa course, l’un d’eux dirigea sa torche sur elle et, d’un éclair, atteignit juste l’étoile accusatrice.

* * *

Ainsi, cette immense peur qu’enfant inconscient je lui avais souhaitée afin de l’en défendre, l’avait peu à peu engloutie dans une horrible tragédie souterraine à nos jeux.

Minnah, ma petite fiancée des années 30, qui fut jetée aux galères nazies et y succomba après Dieu sait quels tourments !

Minnah l’Étoile… Minnah !

Le retour à Tiburiac

I

Même, lorsqu’au zénith de l’été le soleil pénétrait de sa sève de lumière nos épaisses chênaies quercynoises, Tiburiac, pris dans l’ombre abrupte des falaises, refusait les rudes bienfaits de sa jouvente chaleur.

Statique monstre de pierres vieilles, tassé sur un périlleux rocher, indifférent à la Dordogne, qui pourtant lui faisait un siège patient et millénaire en creusant le roc avec le dessein d’écrouler ce nid d’hommes, l’orgueilleux château de mes grands-parents avait un cœur de glace.

Accroupi entre ses quatre tours d’angle, il montrait les dents d’un inutile appareil guerrier fait de créneaux, de poternes et de meurtrières, tous fendus ou éclatés par les boulets.

Fort heureusement, le lierre, en jetant sur lui la minutieuse armure de son filet végétal, cachait la lèpre de ses flancs rompus et, peut-être, le maintenait debout.

Ajoutez à l’abandon de Tiburiac, son éloignement des grandes routes actuelles, lui qui, autrefois, avait épuisé l’ardeur du Sarrasin et de l’Anglais, et pris dîme et contredîme à tout ce qui passait dans la vallée, sur ce pont de la chaussée royale, à ses pieds, seul lien entre les villes voisines mais qui n’était plus maintenant qu’arche effondrée et culées touffues de chardons.

Pourtant, Tiburiac, vaincu par les paisibles temps nouveaux, ne s’était nullement amendé dans sa retraite forcée, et gardait farouchement, en ses tréfonds, un passé toujours captif.

Les entrailles de ce profiteur de siècles regorgeaient d’ombres, de fluides et d’effluences qui étaient les sourdes palpitations et la fugace haleine des époques dites mortes, attendant au cachot leur improbable délivrance.

Hormis mes grands-parents, attentifs à chasser l’ortie et les reptiles loin de Tiburiac, à défaut de pouvoir en recoudre les fissures, j’étais le seul de notre famille à choyer comme un vieux dogue grognon et perclus, ce redoutable ancêtre de pierres car mes cousines de Bordeaux n’auraient jamais consenti à y séjourner, même une seule nuit.

Et, peut-être, l’aurais-je également trouvé inquiétant et hargneux si, tant par affection pour les lieux que pour les deux vieillards confits dans leurs traditionnelles habitudes, je ne m’y étais apprivoisé en venant là aux vacances de mon enfance.

J’en connaissais chaque souterrain, chaque cave, chaque oubliette ; tout le labyrinthe rempli d’impalpables présences, multiples et furieuses, dont j’écoutais les hurlements confus et les sanglots imprécis : échos de tortures et de cruautés d’antan qui me remplissaient d’un ineffable plaisir ; telles aussi ces plaintes d’emmurés qui me suppliaient vainement derrière un ciment couvert de mousses vénéneuses.

Sans doute était-ce à cause de cela qu’on disait Tiburiac hanté, donc néfaste ! Mais, à vrai dire, je crois que c’était moi qui hantais la tranquillité de ses fantômes.

II

À part les soins qu’elle apportait, aidée par le couple de gardiens, à cette exigeante bâtisse faite pour donner du travail à de nombreux domestiques, grand-mère Jeanne n’avait de regard et de vie que pour Césaire, mon grand-père, sauvage et dur au point d’être surnommé le « Templier ». Mais, conscient du spectacle qu’il lui donnait, il n’était pour elle qu’inventions et attentions malgré sa rigueur de caractère et ses soixante-dix ans passés, lui tissant encore de longs poèmes, naïfs mais fleuris, offerts sur parchemin avec le déjeuner du matin qu’il lui montait ponctuellement à huit heures depuis un demi-siècle.

— Jeanne est mon garant de bonheur, reconnaissait-il souvent, alors que ses lèvres sévères n’étaient pas faites pour dire des mots doux. Et il appuyait sa lourde main, un rien attendrie, sur ma frêle épaule d’adolescent.

Mais, parfois, il ajoutait, amer :

— Sans elle, ma vie serait atroce… C’est mon armure, elle me préserve… Tu sauras un jour…

Et ses doigts, comme gantés de fer, serraient à me broyer.

Dans ces moments-là, son visage prenait la pâleur d’une angoisse que je ne pouvais alors comprendre ; et ses yeux, pourtant vifs, s’assombrissaient.

— Mon pauvre petit ! s’apitoyait-il, à croire que j’étais à plaindre.

» … Mon pauvre, je te souhaite de trouver vite une Jeanne, comme chacun de nos ancêtres qui l’ont cherchée et épousée avant que cette autre femme…

Là, il s’arrêtait, mais je sentais qu’il aurait voulu me révéler ce qui le tourmentait et me parler de cette autre. Seulement ce devait être encore trop incompréhensible à ma jeunesse pour qu’il le jugeât nécessaire.

— Ah ! si tu étais une fille ! me plaignait-il.

Mais, je me sentais très heureux et même fier d’être un garçon, surtout le seul mâle des Chaudrillac vivants.

Et, ne cherchant pas à en savoir plus, j’échappai à son étreinte.

III

Je n’en appris davantage qu’après une nuit de juin harcelé par les feux de joie des bergers, sur les hauteurs environnantes, que je contemplais de la terrasse, à l’aube de mes seize ans, car je suis né quand s’éteignaient les dernières braises d’une Saint-Jean.

Ce matin-là, Césaire, estimant sans doute que jusqu’ici, il avait laissé Tiburiac à ma jeune curiosité comme un os trop gros pour un chiot impatient, décida de me révéler le « Trou aux Huguenots », ignoré de moi jusqu’alors.

Chandelles en main, nous descendîmes au plus bas de Tiburiac en des lieux jamais visités, tapissés d’une poussière si légère qu’elle ressemblait à du talc répandu par les siècles afin d’entretenir la souplesse du passé.

À la fois curieux et anxieux, je suivis mon grand-père sous une basse voûte qui faisait joug à sa hauteur et le ployait presque en équerre.

Nous arrivâmes dans une cave circulaire. En son centre, du sol dépassait une mince dalle. Grand-père la souleva et, dégagea un orifice béant.

Je m’agenouillai avec lui et me penchai vers un néant tiède. On ne distinguait rien, mais le souffle qui montait avait cette odeur de rots de terre qui vous émeut l’odorat lorsqu’on rouvre une grotte sépulcrale close depuis des siècles.

Césaire avait apporté quelques gazettes qu’il mit en torches, les allumant puis les jetant une à une dans l’oubliette. Elles planèrent, me révélant la forme circulaire des murs intérieurs, amples telle une immense jarre encastrée. En touchant le sol, elles éclairèrent brièvement une jonchée d’étoffes, ternes comme des sacs de mauvais jute, d’où jaillissaient des os rompus et grattés à blanc par le temps vorace. Des crânes, visiblement décapités, jetés çà et là, nous grimacèrent tant de haine après la colère de leur brusque réveil que je n’aurais pas été surpris de les entendre hurler damnation.

Penchés sur cette tombe ouverte, son visage cireux animé par la flamme de nos chandelles, grand-père resta longtemps sans répondre à mes questions.

Enfin, il parla et raconta avec une telle ardeur que, fasciné, mon sang battant à mes tempes, je participais alors à l’incroyable histoire qu’il puisait là, à sa source ; noircissant par des images précises le drame qui s’y était déroulé ; évoquant ces temps cruels où Dieu, impuissant et atterré, voyait ses fidèles se déchirer à mort, en des luttes acharnées où chacun évoquait son Nom comme raison de son fanatisme.

Cette poignée de Huguenots, hommes et femmes, qui avait assiégé Tiburiac alors sous la féroce autorité d’Alban de Chaudrillac, voulait affirmer son droit par la prise de ce fief catholique. Le sang ne les attirait pas et, de voir leur oriflamme flotter à une tour du château, leur eût suffi.

Mais Alban eut recours à la ruse et fit croire en son impuissance. Il voulait l’adversaire pris à ses filets.

Les Huguenots sans méfiance pénétrèrent en Tiburiac par son pont-levis entrebaissé et, grisés par cette réussite, crurent à leur seule adresse de stratège. Mais ils se trouvèrent soudain enfermés dans cette nasse de pierres : la cour du château aux fenêtres subitement hérissées de guerriers, armes pointées vers eux.

Prisonniers, ils acceptèrent leur sort avec dignité et s’apprêtèrent à subir la tristesse des cachots ; mais, Alban leur fit supplice sans attendre, les torturant de ses propres mains, les uns après les autres aux yeux de tous, avant de les décapiter à la hache, tout comme il eût frappé un parchemin de son sceau. Magnanime avec la plus jeune, il ne lui laissa la vie que contre une rançon de plaisir.

Mais cette Huguenote, belle et fière, était armée d’une force cachée. Dérouté, subjugué, Alban de Chaudrillac faiblit d’amour.

Elle, dévorée par son désir de vengeance et voulant planter à sa façon l’oriflamme des siens à la tour du château, demanda mariage, afin de vouer à jamais l’âme du catholique aux flammes éternelles.

Éperdu de passion, Alban accepta, mais une chute malheureuse mit terme, avant cette union, à sa tyrannique existence.

Alors, délivrée, mais désespérée d’être frustrée de sa vengeance, la Huguenote, par d’infaillibles pouvoirs occultes, frappa la descendance des Chaudrillac d’une irrémédiable malédiction.

Aussi, les générations qui se succédèrent à Tiburiac la virent revenir auprès des mâles, célibataires ou veufs, afin d’obtenir d’eux, par le mariage, l’accomplissement de sa haine et l’achèvement de son interminable errance.

* * *

Lorsque, bouleversé par son récit, Césaire eut terminé sur un violent :

— Ah ! pourquoi l’a-t-il épargnée celle-là ! il enflamma et jeta rageusement la dernière torche de papier dans l’oubliette.

La clarté fouilla une fois encore la masse d’étoffes flétries, bourrée d’os et gardée par des voiles d’araignées fossilisées.

Alors je compris qu’à mon âge, Césaire, lui aussi amené là par son père, ou son grand-père, avait semblablement appris cette légende, sorte d’initiation au merveilleux familial, et j’espérais avoir répondu par mon silence ému à son attente, souhaitant déjà que mes propres enfants l’acceptassent plus tard avec le même sentiment. Eux me laissant alors la pleine joie de leur transmettre cette flamme à notre blason et, peut-être, la méfiance envers toutes les femmes, ainsi que le moyen de briser la malédiction par un pur amour.

Heureux de l’émotion que je montrais et, je crois bien, satisfait de voir que je prenais ce drame au sérieux, grand-père se releva, me saisit aux épaules et, sur un vigoureux échange d’étreintes, telles celles d’un pacte, me dit d’une voix troublée :

— À présent, petit, te voilà devenu un homme averti et fort… Quant à moi, mon âme est à jamais apaisée.

Dieu sait combien, à cet instant, il me parut grave et sincère !

Mais, quand on a seize ans, les femmes sont un rêve tellement impalpable et on les connaît si peu que cette histoire ne laissa à mon cœur et à mon esprit que le regret des temps perdus où la vie éclatait en haine, en violence et en passion.

IV

Je n’étais pas revenu à Tiburiac depuis des années et préparais un diplôme en germanistique à Heidelberg, lorsqu’au début d’un automne propice au tragique, la Mort, subitement désireuse de Jeanne, vint la chercher avec l’aide sournoise d’une angine de poitrine.

À cette nouvelle, mon esprit n’évoqua pas immédiatement le visage éteint et glacé de grand-mère, mais, avant tout, celui de Césaire au supplice de séparation. Je l’imaginais prostré sur la couche mortuaire et ne voulant plus lâcher les mains à présent inertes qu’il avait si souvent tenues.

Je me trompais. Les choses ne se passèrent pas ainsi, et Martial, le garde, qui me les rapporta par la suite, expliqua le comportement de son maître par la folie d’un trop grand désespoir.

À peine grand-mère, le souffle éteint par une ultime syncope, fut-elle rendue à Dieu que Césaire l’abandonna en chancelant. Jurant par Dieu et diable, il ordonna qu’on fermât la grille du parc, pendant que lui-même s’acharnait vainement à relever le pont-levis. Mais les gonds rouillés lui refusèrent toute manœuvre.

S’armant alors de son meilleur fusil, il s’enferma dans la chambre de guet et se posta à la meurtrière, aussi violent de regards que de gestes, comme s’il attendait là son pire ennemi.

En quelques minutes, il fut le « Templier » redouté. À tel point que Martial et sa femme durent fuir Tiburiac et aller informer les autorités du village de la subite démence de leur maître.

Lorsque, après des heures d’hésitations, celles-ci montèrent au château, un tel silence les accueillit, à l’encontre de ce qu’elles attendaient, que, rassurées, elles mirent en doute les propos de Martial.

Mais, en découvrant Césaire, allongé, raide, dans la chambre de guet, fusil sous le menton, tête criblée par de féroces grenailles, tous prirent peur et laissèrent les deux morts à leur étrange drame.

Je n’arrivai que pour m’agenouiller bouleversé sur la dalle de leur tombe, refermée.

Le problème de la succession fut aisément tranché. Mes parentes, ne voulant pas du château, se montrèrent conciliantes et je pus les désintéresser, tout en restant encore dans une enviable aisance.

Ainsi, abandonnant mes voyages littéraires, que je pouvais aussi bien poursuivre dans ce cadre favorable à la méditation, m’unissais-je de vie et d’âme à Tiburiac.

V

J’avais vingt-cinq ans. Je parcourus mon bien avec l’œil d’un propriétaire qui se veut à l’unisson de son époque. Et je dus reconnaître que si Tiburiac avait embelli mon enfance, il se révéla si vétuste que je me demandai comment il avait pu rester palais à ma mémoire.

Pendant deux mois, il fut un chantier qui, sans doute, dut me valoir dans la région un surnom plus aimable que n’avait été celui de « Templier » donné craintivement à mon grand-père.

À belle demeure, amis faciles. Mes rapports avec les châtelains du voisinage s’établirent aussitôt. Je reçus, et très vite, l’aide de Martial et de sa femme, aide insuffisante aux nouvelles exigences de Tiburiac. J’engageai un maître d’hôtel ; une cuisinière dont les rondeurs se portaient garantes de son art ; et, pour les autres soins, une jeune chambrière que je choisis farouche afin de ne point tenter un de mes visiteurs, car il fut bientôt reconnu que tout ce qui était de mon château valait merveille.

* * *

À Noël, Tiburiac ronronna de bûches et de joie, d’abord pour Jésus ; ensuite, et bien plus, pour la résurrection de cette solide ruine que d’aucun avaient crue enterrée en même temps que Jeanne et Césaire.

Je suis un mauvais danseur, aussi laissai-je les danses à ceux qui n’ont pas d’autres moyens pour se griser mais mon refus peina quelques demoiselles qui, guidées par leurs parents attentifs, voyaient en moi un parti idéal.

Au milieu de la nuit, comme je m’étais retiré dans la bibliothèque, le souvenir de Césaire s’imposa à mon esprit et il me sembla entendre à nouveau ses paroles passionnées, prononcées jadis : « Mon pauvre, je te souhaite de trouver vite une Jeanne comme chacun de nos ancêtres qui l’ont cherchée et épousée avant que…» Ému, désemparé, je n’eus plus qu’un désir, m’isoler et, malgré les lois de la bienséance, laissant mes invités à leur plaisir, je montai discrètement à ma chambre.

Une gerbe de bougies éclairait la pièce où la jeune chambrière s’affairait à préparer mon lit.

Cette fille dégageait-elle un charme jusqu’ici tenu secret, ou tout simplement, me fallait-il un apaisement ? Toujours fut-il que, m’étant assis, las, dans le fauteuil de chevet, je la dévisageai avec intérêt comme jamais encore je ne m’y étais surpris.

Pour la première fois, elle me fut agréable au regard. J’appréciai sa gravité de brune, lui découvrant une perfection de traits jointe à une secrète ardeur de caractère qui valait toutes les faciles désinvoltures d’autres jeunes femmes, seulement belles de rires.

Je m’empressai pour l’aider à déplacer le lourd chandelier. Ma main se posa sur la sienne. Elle resta là, face à moi, si visiblement surprise que son souffle souleva le doux renflement de son corsage et tendit l’étoffe au rythme d’un émoi qui, pensai-je alors, devait être autre que la simple surprise de mon geste.

Elle m’attirait par une force si étrange et je voyais dans ses yeux noirs une telle beauté d’âme que je dus maîtriser mon émotion.

Elle reprit sa tâche et je n’osai plus m’imposer, ni l’interrompre, la regardant se déplacer, heureux de l’avoir à mon service.

Je l’aurais longtemps encore suivie de mes regards attentifs, espérant ainsi renverser la barrière de nos rangs respectifs pour qu’elle vienne à moi, mais elle sortit et je restai seul, embrasé par une sensation nouvelle.

VI

Le lendemain, je la retrouvai à ses occupations, si lointaine que je n’osai lui avouer la fièvre qu’elle avait mise en moi. Et même si je lui avais parlé, m’aurait-elle écouté ?

Je multipliais les occasions de la croiser, dans les couloirs ou à l’office, partout où elle s’affairait, grave, parfois triste. Mais son indifférence, au lieu de me décourager me ramenait sans cesse à elle.

Et bientôt, je ne pus me passer de sa présence, tremblant qu’elle ne me quittât, lasse d’un maître qui était l’ombre de chacun de ses mouvements.

* * *

Pourtant, une nuit…

J’étais parti à Souillac pour la journée ; au retour, ma voiture versa dans un fossé ; le cheval se brisa une patte et je dus attendre un autre attelage pour revenir à Tiburiac.

À minuit, après une route difficile, j’approchais du château et je voyais, de loin, ma chambre éclairée alors que toutes les autres fenêtres se perdaient dans le noir.

Cette lumière, là-bas, prouvait qu’on m’attendait au plus intime de ma demeure. Ce ne pouvait être qu’Elle, désirant me guider ainsi.

Arrivé dans la cour, où personne ne se trouvait, je sautai de ma voiture et me hâtai vers ma chambre. Mais, avant d’ouvrir la porte fermée, craignant le ridicule d’une précipitation peut-être injustifiée, je remis de l’ordre dans mon souffle.

J’entrai et je ressentis tout de suite cette douleur de déception qui vous étreint lorsque le cadre que vous croyiez plein d’une présence se montre impitoyablement vide.

Volé de la joie que j’avais escomptée, j’allai vers mon lit pour m’y jeter aussi tristement qu’on se laisse aller au vide pour y trouver l’oubli.

Je la vis alors, assise à l’écart de la lumière et prise par l’ombre.

Elle ne se leva pas ; mais, tendant son visage à la clarté mouvante des bougies, elle me donna à y lire toute l’inquiétude de son attente, comme si elle avait craint que je ne revienne plus à Tiburiac.

Ce soir-là, son seul regard m’en cria soudain plus que toutes les réponses qu’elle aurait pu faire à mes constantes et muettes interrogations. J’y lus clairement son désir de moi qu’elle s’efforçait encore de me cacher par des temps d’absences : ruptures cruelles tels de brusques arrêts de vie, mais qui me permirent de mieux pénétrer en elle, à son insu, et, cette fois, de lui dérober le trésor de son cœur.

Je lui pris les mains, je les étreignis avec émotion et la suppliai de m’accepter.

Enfin, elle répondit à mon élan. Elle se leva, se pressa contre ma poitrine et, posant sa joue sur mon épaule, sanglota avec cette douceur qui distingue ceux qui ont trop pleuré dans leur existence : des sanglots de reconnaissance après une infinie lassitude.

VII

Nous nous unîmes à la chapelle de Tiburiac que je fis revivre après un long oubli de Dieu ; et lorsque je lui eus passé au doigt le lourd anneau d’or des Chaudrillac, elle me regarda avec un désespoir si inattendu que je l’attribuai à une trop violente joie.

Mais, ensuite, je fus stupéfait en la voyant retirer l’anneau et me le tendre avec de véhéments refus de la tête.

Surpris, le prêtre m’interrogea sévèrement du regard. Peut-être me suspecta-t-il d’avoir terrorisé la mariée afin qu’elle m’épousât contre son gré.

Après une dernière hésitation, elle sembla se résigner. Devenue ma femme, elle sortit de la chapelle, avec dignité, mais jamais personne n’avait dû voir une châtelaine pâle à ce point.

* * *

Toute la soirée, et malgré la satisfaction qu’elle devait secrètement éprouver, elle ne montra nulle ivresse de joie, ni aise de plaisir. On l’eût dite anéantie par tant de bonheur.

Et lorsque, montés à notre chambre nuptiale, tard, très tard, nous fûmes enfin livrés l’un à l’autre, elle se jeta à mes pieds, m’étreignit les jambes et eut d’amères et incompréhensibles sanglots.

Je la relevai tendrement et la déposai sur notre lit : ce parterre de dentelles et de broderies, où passait la fragrance de quelques secrètes lavandes.

Elle m’attira et se blottit entre mes bras, me montrant qu’elle avait peur ; qu’il fallait que je la protège ; que je pouvais tout pour elle ; que…

Mais, grisé et fouetté par son comportement de petit animal craintif, je commençai à la dévêtir.

Sa peau était aussi douce que ses pleurs.

Je frôlai de mes lèvres son cou qui dégageait une légère senteur poivrée. M’attardai à goûter ses joues, veloutées d’un duvet de frissons. Parvins à sa bouche qu’elle me refusa d’abord en détournant la tête, mais que je conquis et qui me rendit ardemment mes baisers. Embrassai ses paupières closes ; les cheveux qui gardèrent mon souffle.

Je l’avais toute à moi. Elle acceptait enfin l’échange de nos désirs.

Soudain, elle eut un cri de détresse si terrible que, d’un bond, je m’écartai d’elle.

Effrayé, je la regardai.

Elle restait allongée, mais ses yeux me fixaient, comme, atteints de folie, et exprimaient le vertige d’une lutte telle, qu’un violent frisson me traversa… Ses doigts agrippèrent le drap en une prise féroce… De sa gorge sortit une plainte, un râle qui se gonfla jusqu’à l’étouffer… Convulsée par un spasme furieux, elle chercha à se redresser, me regardant cette fois avec une haine qui la défigura… Elle fit le geste de me saisir à la gorge, mais ses bras retombèrent, la vie brusquement coupée en elle…

Alors… alors, je mordis mes poings jusqu’au sang afin de ne pas hurler de ce que je vis en un instant… Elle se raidit… Sa peau se flétrit… verdit… se creva çà et là, laissant l’os apparaître dans une puanteur croissante, si fétide qu’elle m’écroula de nausées… Je vis ses traits se fondre en une infecte boule putride, son crâne surgir, puis ses vertèbres, ses côtes… Et Dieu me fut bon, qui m’avait arrêté de la dénuder complètement, sinon j’aurai vu se crever son ventre pourri que sa robe virginale, de satin et de soie, garda au secret de l’horreur. ». Mais l’étoffe vieillit à son tour, comme de plusieurs siècles, et il n’y eut plus sur ma couche souillée que ces macabres restes d’os blanchis, enveloppés d’une sorte de sac flétri semblable à ceux du « Trou aux Huguenots »… Cendres et poussières immédiatement reprises par le Passé soudain cupide de son bien.

La malédiction, enfin accomplie, venait de m’engloutir à tout jamais dans l’Enfer des vivants.

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