VI Calcutta, suite et fin

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4 octobre 1991, 22 h 10, heure locale.

Que mon destin se scelle à Calcutta était logique, parfait, irréversible. Seul l’enfer croupissant de la ville indienne offrait un contexte assez noir pour accueillir les ultimes violences de mon aventure.

En sortant de l’avion d’Air India, des parfums humides et écœurants jaillirent, tels les derniers râles de la mousson. Une nouvelle fois, les tropiques m’ouvraient leurs portes ardentes.

Je suivis le cortège des autres voyageurs, grosses dames en sari éclatant, petits hommes secs en costume sombre. À Dacca, dernière escale, j’avais définitivement quitté le monde des touristes qui s’embarquaient pour Katmandou et rejoint les voyageurs bengalis. J’étais de nouveau seul, seul parmi les Indiens qui rentraient au pays, les missionnaires et les infirmières dévoués aux causes perdues — ma faune familière.

Nous pénétrâmes dans les bâtiments de l’aéroport au plafond constellé de ventilateurs qui tournaient avec lenteur. Tout était gris. Tout était tiède. Dans un recoin de la salle, un ouvrier malingre creusait à coups de pioche les couches profondes du sol. À ses côtés, des enfants se cachaient le visage et exhibaient une poitrine grêlée. Calcutta, la ville-mouroir, m’accueillait sans fioriture.

Trois jours auparavant, en sortant de la demeure des Braesler, larmes et terreurs effacées, j’avais repris ma voiture, traversé la campagne et regagné la capitale. Le jour même, je m’étais rendu au consulat indien, afin d’effectuer une demande de visa pour le Bengale, à l’est de l’Inde. « Touriste ? » m’avait interrogé une petite femme, d’un air soupçonneux. J’avais dit oui, en hochant la tête. « Et vous partez à Calcutta ? » J’avais acquiescé de nouveau, sans un mot. La femme avait pris mon passeport et déclaré : « Revenez demain, à la même heure. »

Dans mon bureau, durant cette journée, pas une pensée, pas une réflexion n’était venue fissurer ma conscience. J’avais attendu simplement que les heures passent, assis sur le parquet, scrutant mon maigre sac de voyage et mon arme chargée à bloc. Le lendemain matin, à huit heures trente, j’avais récupéré mon passeport, frappé du visa indien, puis filé directement à Roissy. J’étais inscrit sur toutes les listes d’attente des vols qui pouvaient me rapprocher, d’une quelconque façon, de ma destination. À quinze heures, j’avais embarqué pour Istanbul, puis pour l’île de Bahreïn, dans le golfe Persique. J’avais ensuite gagné Dacca, au Bangladesh, ma dernière escale. En trente-quatre heures de vols et d’attentes interminables, j’avais atteint finalement Calcutta, capitale communiste du Bengale.

Je pris un taxi, une Ambassador, voiture standard au Bengale, surgie des années cinquante. Je donnai l’adresse d’un hôtel qu’on m’avait conseillé à l’aéroport le Park Hotel, Sudder Street, situé dans le quartier européen. Après dix minutes de route de campagne herbue, la sourde chaleur s’ouvrit brutalement sur la cité bengali.

Même à cette heure tardive, Calcutta pullulait. Dans la poussière nocturne, des milliers de silhouettes se découpaient : des hommes en chemisette, au visage noyé d’ombre, des femmes en sari multicolore, dont le ventre nu se perdait dans l’obscurité. Je ne repérais aucun visage, seulement les taches de couleur au front des filles ou le regard blanc et noir de quelques passants. Je ne distinguais pas non plus les devantures ou l’architecture des maisons, j’avançais dans un boyau d’ombre dont les parois semblaient uniquement constituées de têtes brunes, de bras et de jambes faméliques.


Partout la foule grouillait. Les voitures s’entrechoquaient, les klaxons résonnaient, les tramways grillagés se frayaient un passage parmi la foule. De temps à autre, un cortège bruyant surgissait. Des êtres hagards, drapés de rouge, de jaune, de bleu, frappaient sur des percussions et jouaient des mélopées entêtantes, dans des fumées âcres d’encens. Un mort. Une fête. Puis de nouveau la tourbe se refermait. Des lépreux s’agglutinaient, frôlant la voiture, cognant la vitre. On découvrait aussi, dans le chaos de la nuit, résonnante de clochettes, la curiosité majeure de Calcutta : les rickshawallas, ces hommes-bêtes qui tirent des pousse-pousse à travers la ville galopant sur leurs jambes frêles, marchant sur l’asphalte éventré et respirant les gaz à pleine gorge.

Mais les hommes n’étaient rien, comparés aux odeurs : des relents insupportables, qui vagabondaient dans l’air comme des créatures violentes, enragées, cruelles. Vomi, moisi, encens, épices… La nuit ressemblait à un monstrueux fruit pourri.

Le taxi pénétra dans Sudder Street.

Au Park Hotel, je donnai un faux nom et changeai deux cents dollars en roupies. Ma chambre était située au premier étage, à l’extrémité d’un escalier à ciel ouvert. Elle était petite, sale et puante. J’ouvris la fenêtre, qui donnait sur les cuisines. Insoutenable. Je la refermai aussitôt et verrouillai la porte. Depuis un moment, je ne cessais de renifler et de cracher. Ma gorge et mes parois nasales étaient emplies d’une substance noirâtre, les plis de ma chemise creusés par cette même pourriture dégueulasse, la pollution. Une demi-heure de Calcutta et j’étais déjà empoisonné de l’intérieur.

Je pris une douche, dont l’eau me sembla aussi sale que le reste, et me changeai. Ensuite je réunis les différentes pièces du Glock. Lentement, en quelques gestes sûrs, je recomposai l’arme. Je plaçai seize balles dans le chargeur puis le calai au creux de la crosse. Je fixai à ma ceinture mon holster et replaçai dessus ma veste de toile. Je me regardai dans la glace. Un parfait secrétaire d’ambassade ou chargé de mission de la Banque mondiale. Je déverrouillai ma porte et sortis.

J’empruntai la première ruelle qui s’offrit à moi, un boyau surpeuplé sans chaussée ni trottoir, juste de l’asphalte ravagé sur les bords duquel des mendiants accroupis me lançaient des regards suppliants. Des Indiens, des Népalais, des Chinois m’accostaient pour me proposer de changer mes dollars. De maigres boutiques, dont les devantures n’étaient que des trous dans des gravats, s’ouvraient sur des profondeurs nauséabondes. Thé, galettes, currys… Des flots de fumée obstruaient les ténèbres. Enfin je découvris une large place, sur laquelle se dressait l’édifice d’un marché couvert.

De nombreux braseros scintillaient. Des visages flottaient autour, creusés de reflets dorés. Tout au long de la place, des centaines d’hommes dormaient. Des corps agglutinés sous des couvertures, prostrés dans un sommeil de poix. L’asphalte était humide et luisait, çà et là, comme une moire de fièvre. Malgré l’horreur de cette misère, malgré la puanteur innommable, cette vision était flamboyante. J’y surprenais la texture particulière de la nuit tropicale. Ce noir, ce bleu, ce gris, percés d’or et de feu, embués par les fumées et les parfums, et qui révèlent comme le grain secret de la réalité.

Je m’enfonçai encore dans la nuit.

Je tournai, obliquai, sans me soucier de mon orientation. J’arpentais maintenant le marché couvert, où s’ouvraient d’étroites ruelles, mal pavées, couvertes de pourriture et de substances avariées. De temps à autre, des portes s’entrebâillaient sur des salles immenses, où des hommes-fourmis portaient et tiraient des cageots démesurés, sous l’éclairage blafard des ampoules électriques. Pourtant, ici, l’agitation faiblissait. Des Bengalis écoutaient la radio, accroupis devant leur échoppe éteinte. Des coiffeurs rasaient quelques têtes, d’une main lasse. Des hommes jouaient à un jeu étrange, une sorte de ping-pong, debout dans ce qui devait être, le jour, un abattoir — les murs arboraient de longues traînées de sang. Et partout, les rats. Des rats énormes, puissants, qui allaient et venaient comme des chiens, en toute liberté. Parfois un Indien en surprenait un à ses pieds, grignotant une salade flétrie. Il le poussait alors d’un coup de pied, comme s’il s’était agi d’un simple animal domestique.

Cette nuit-là, je marchai de longues heures, tentant d’apprivoiser la ville et ses terreurs. Lorsque je retrouvai le chemin de l’hôtel, il était trois heures du matin. Le long de Sudder Street, je respirai encore une fois l’odeur de la misère et crachai de nouveau du noir.

J’esquissai un sourire.

Oui, sans conteste, Calcutta était un lieu idéal.

Pour tuer ou pour mourir.

55

À l’aube, je pris une nouvelle douche et m’habillai. Je quittai ma chambre à cinq heures trente et interrogeai le Bengali qui sommeillait dans le hall de l’hôtel — un comptoir de bois posé sur une estrade, bordant de maigres jardins. L’Indien ne connaissait qu’un centre de Monde Unique, près du pont d’Howrah. Je ne pouvais pas le manquer : il y avait toujours une longue file d’attente à cet endroit. « Rien que des gueux et des incurables », précisa-t-il avec un air de dégoût. Je le remerciai, pensant que le mépris était un luxe qu’on ne pouvait pas s’offrir à Calcutta.

Le jour hésitait encore à se lever. Sudder Street était grise, constituée d’hôtels décrépits et de snacks graisseux, où l’on offrait pêle-mêle des « breakfast anglais » et des « poulets tandoori ». Quelques rickshawallas somnolaient sur leur engin, cramponnés à leur clochette-klaxon. Un homme à moitié nu, dont le regard exhibait un œil crevé, me proposa un chaï — du thé parfumé au gingembre, servi dans une tasse de grès. J’en bus deux, brûlants et trop forts, puis me mis en marche, en quête d’un taxi.

Au bout de cinq cents mètres, de vieux palais victoriens, fissurés et sans couleur, jaillirent des deux côtés de la rue. À leur pied, des centaines de corps jonchaient les trottoirs, blottis sous des toiles crasseuses. Quelques lépreux, sans doigts ni visage, me repérèrent et vinrent aussitôt à ma rencontre. J’accélérai le pas. Enfin j’atteignis Jawaharlal Nehru Road, vaste avenue bordée de musées en ruine. Tout du long, des mendiants proposaient des attractions. L’un d’eux, en position de lotus, face à un trou creusé dans l’asphalte, y glissait la tête, l’enterrait totalement avec du sable, puis dressait son corps à l’envers, genoux vers le ciel. Si on appréciait la prouesse, on pouvait donner quelques roupies.

Je hélai un taxi et partis en direction du pont d’Howrah, plein nord. Le soleil se levait sur la ville. Les rails des tramways luisaient entre les pavés herbus. Le trafic n’était pas encore dense. Seuls des hommes tirant des chariots énormes couraient en silence le long de la chaussée. Au bord des trottoirs, des gaillards au teint sombre se lavaient dans les caniveaux. Ils crachaient des glaires, se raclaient la langue à l’aide d’un filin d’acier et s’astiquaient à coups d’eaux usées. Plus loin, des enfants exploraient avec application des monceaux d’ordures à moitié brûlées, dont les cendres s’effeuillaient au vent. De vieilles femmes déféquaient sous des arbustes et des grappes humaines commençaient à remplir les rues, dégorgeant des maisons, des trains, des tramways. À mesure que la chaleur montait, Calcutta transpirait des hommes. Au fil des rues et des avenues, je découvris aussi les inévitables temples, les vaches osseuses et les saddhus, dont le front porte une larme de couleur. L’Inde, l’horreur et l’absolu réunis dans un baiser d’ombre.

Le taxi parvint sur Armenian Ghat, au bord du fleuve. Le centre Monde Unique se dressait à l’ombre d’un pont autoroutier. Planté le long du trottoir, parmi les marchands ambulants, il était constitué d’un auvent de toile, soutenu par des piliers métalliques. Dessous, des Européens au teint clair ouvraient des cartons de médicaments, installaient des citernes d’eau potable, répartissaient des packs de nourriture. Le centre s’étendait ainsi sur trente mètres — trente mètres de vivres, de soins et de bonne volonté. Ensuite, c’était l’infinie file d’attente des malades, des boiteux et autres faméliques.

Je m’assis discrètement derrière la cahute d’un cureur d’oreilles, et attendis, scrutant l’œuvre de ces apôtres d’un monde meilleur. Je regardai aussi défiler les Bengalis en marche vers leur travail ou leur destin de misère. Peut-être venaient-ils, avant d’attaquer leur journée, de sacrifier une chèvre à Kali ou de se baigner dans les eaux grasses du fleuve. La chaleur et les odeurs me donnaient la migraine.

Enfin, à neuf heures, il parut.

Il marchait en solitaire, une sacoche en cuir élimé au poignet. Je rassemblai toutes mes forces pour me lever et l’observer en détail. Pierre Doisneau/Sénicier était un homme grand et maigre. Il portait un pantalon de toile claire et une chemise à manches courtes. Son visage était effilé comme un silex. Son front taillait haut dans ses cheveux gris frisés et il arborait un sourire dur, maintenu par des mâchoires agressives, tendues sous la peau. Pierre Doisneau. Pierre Sénicier. Le voleur de cœurs.

Instinctivement, je serrai la crosse du Glock. Je n’avais pas de plan précis, je voulais seulement observer les événements. La cour des miracles grossissait encore. Les jolies blondes, en short fluorescent, qui aidaient les infirmières indiennes, passaient les compresses et les médicaments avec un air d’ange appliqué. Les lépreux et les mères maladives défilaient, prenant leur ration de pilules ou de nourriture, dodelinant de la tête en signe de reconnaissance.

Il était onze heures quinze et Pierre Doisneau/Sénicier s’apprêtait à repartir.

Il boucla sa mallette, distribua quelques sourires, puis disparut dans la foule. Je le suivis à bonne distance. Il n’y avait aucune chance pour qu’il me repère dans ce bouillon d’êtres vivants. En revanche, je pouvais apercevoir sa haute silhouette à cinquante mètres devant moi. Nous marchâmes ainsi durant vingt minutes. Le doc ne semblait craindre aucune représaille. Qu’aurait ; il pu redouter ? À Calcutta, il était un véritable saint, un homme adulé de tous. Et cette foule qui l’entourait constituait la meilleure des protections.

Sénicier ralentit. Nous étions parvenus dans un quartier de meilleure apparence. Les rues étaient plus vastes, les trottoirs moins sales. Au détour d’un carrefour, je reconnus un centre MU. Je ralentis et conservai une distance d’environ deux cents mètres.

A cette heure, la chaleur était accablante. La sueur ruisselait sur mon visage. Je m’abritai à l’ombre, auprès d’une famille qui semblait vivre sur ce trottoir depuis toujours. Je m’assis auprès d’eux et demandai un thé — le genre touriste qui aime se plonger dans la misère.

Une nouvelle heure passa. Je scrutais les faits et gestes de Sénicier, qui poursuivait ses activités bienfaisantes. Le spectacle de cet homme, dont je connaissais les crimes, jouant ici au bon Samaritain, me coupait le souffle. J’éprouvais en profondeur sa nature ambivalente. Je saisis qu’à chaque instant de sa vie, lorsqu’il plongeait ses mains dans des viscères ou soignait une femme lépreuse, il était aussi sincère. Aux prises avec la même folie des corps, de la maladie, de la chair.

Cette fois, je changeai de tactique. J’attendis que Sénicier parte pour m’approcher et lier connaissance avec quelques-unes des Européennes qui jouaient ici aux infirmières. Au bout d’une demi-heure, j’appris que la famille Doisneau vivait dans un immense palais, le Marble Palace, cédé par un riche brahmane. Le docteur comptait y ouvrir un dispensaire.

Je détalai à toutes jambes. Une idée avait surgi dans mon esprit : attendre Sénicier au Marble Palace, et l’abattre sur son propre terrain. Dans son bloc opératoire. J’attrapai un taxi et filai vers Salumam Bazar. Après une demi-heure de foule, de rues étroites, de klaxon bloqué, le taxi s’engouffra dans un véritable souk. La voiture ne passait qu’en accrochant les échoppes ou le sari des femmes. Les injures pleuvaient et le soleil explosait, à coups d’éclats disparates, à travers la multitude. Le quartier semblait se resserrer, s’approfondir, comme le boyau d’une fourmilière. Puis, tout à coup, jaillit un immense parc, où se dressait, parmi un bouquet de palmiers, une vaste demeure, aux colonnes blanches.

— Marble Palace ? hurlai-je au chauffeur.

L’homme se retourna et acquiesça, me souriant de toutes ses dents d’acier.

Je le payai et bondis dehors. Mes yeux refusaient de croire ce qu’ils contemplaient. Derrière les hautes grilles, des paons et des gazelles se promenaient. L’entrée du parc n’était pas même fermée. Il n’y avait ni garde ni sentinelle pour m’arrêter. Je traversai la pelouse, grimpai les marches et pénétrai dans le palais aux Mille Marbres.

Je tombai sur une grande pièce, claire et grise. Tout était en marbre, un marbre qui variait les couleurs et les reliefs, déployait des nervures rosâtres, des filaments bleuis, des blocs sombres et compacts, offrant un mélange de pesanteur et de beauté glacée. Surtout, la pièce était remplie de centaines de statues, blanches et élégantes — des sculptures d’hommes et de femmes, dans le style de la Renaissance, comme tout droit sorties d’un palais florentin.

Je traversai la forêt de bustes. Leurs regards calmes et fantomatiques semblaient me suivre. De l’autre côté, des portes ouvraient sur un patio surmonté d’un balcon de pierre. J’avançai dans la cour. De hautes façades s’élevaient, percées de fenêtres finement ciselées. Marble Palace formait une gigantesque enceinte, entourant cet îlot de fraîcheur et de sérénité. Ce patio était son cœur, sa véritable raison d’être. Les fenêtres, les rambardes de pierre, les ciselures des colonnes n’avaient rien à voir avec la tradition indienne ni même l’architecture victorienne. Encore une fois, j’avais l’impression de marcher dans une demeure de la Renaissance italienne.

Des plantes tropicales composaient un jardin, creusé de quelques marches, dans le dallage de marbre. Des jets d’eau oscillaient au fil de la brise. Il se dégageait de ce lieu irréel, une atmosphère ombrée, une tranquillité solitaire, quelque chose comme le rêve très doux d’un harem déserté. Çà et là, des statues s’élevaient encore, lançant leurs courbes et leurs corps au-devant des rares rayons de soleil qui pénétraient ici. Se pouvait-il que nous soyons à Calcutta, au centre du chaos indescriptible ? De légers cris d’oiseaux retentissaient. Je me glissai dans le passage abrité qui longeait le patio. Aussitôt je discernai, suspendues le long des murs, de grandes cages de bois où évoluaient des oiseaux blancs.

— Ce sont des corneilles, des corneilles blanches. Elles sont uniques. Je les élève ici depuis des années.

Je me retournai : Marie-Anne Sénicier se tenait devant moi, telle que je l’avais toujours imaginée, ses cheveux blancs groupés en un haut chignon au-dessus de son visage sans couleur. Seule sa bouche purpurine jaillissait, tel un fruit sanguin et cruel. Mes yeux se voilèrent, mes jambes ployèrent. Je voulus parler, mais je m’écroulai sur une marche et vomis le tréfonds de mes tripes. Je toussai et crachai encore, de longues secondes, des flots de bile. Enfin je marmonnai, à travers ma gorge meurtrie :

— Exc… excusez-moi… je…

Marie-Anne coupa court à mon agonie :

— Je sais qui tu es, Louis. Nelly m’a téléphoné. Nos retrouvailles sont plutôt étranges. (Et elle ajouta, d’une voix plus douce :) Louis, mon petit Louis.

Je m’essuyai la bouche — du sang avait jailli — et levai les yeux. Ma mère véritable. L’émotion m’écrasait, je ne pouvais parler. C’est elle qui continua, de sa voix absente :

— Ton frère dort, là-bas, au fond du jardin. Veux-tu le voir ? Nous avons du thé.

Je hochai la tête, en signe d’assentiment. Elle voulut m’aider. Je repoussai ses mains et me levai seul, en ouvrant mon col de chemise. Je m’acheminai vers le centre du patio et écartai les plantes. Derrière, il y avait des sofas, des coussins et un plateau d’argent où fumait une théière cuivrée. Sur l’un des sofas, un homme dormait, en tunique indienne. Tout à fait chauve, son visage était d’une blancheur de plâtre où des sillons semblaient avoir été creusés par un burin minuscule. Sa posture était celle d’un enfant, mais cet être paraissait plus âgé que le marbre qui l’entourait. L’étranger me ressemblait. Il offrait ce même visage de fin de race, au front haut et aux yeux las, enfoncés dans leurs orbites. Mais son corps n’avait rien à voir avec ma carrure. Sa tunique laissait deviner des membres squelettiques, une taille étroite. À hauteur du thorax, on discernait un gros pansement dont les fibres cotonneuses dépassaient par l’échancrure brodée. Frédéric Sénicier, mon frère, le greffé éternel.

— Il dort, murmura Marie-Anne. Veux-tu que nous le réveillions ? La dernière opération s’est très bien passée. C’était en septembre.

Le visage de la petite Gomoun jaillit dans ma mémoire. Un furieux déchirement s’ouvrit dans mon ventre. Marie-Anne ajouta, comme si le monde extérieur n’existait plus :

— Lui seul peut le maintenir en vie, comprends-tu ?

Je demandai, à voix basse :

— Où est le bloc ?

— Quel bloc ?

— La salle d’opération.

Marie-Anne ne répondit rien. À quelques centimètres, je percevais son haleine de vieille femme.

— En bas, dans les sous-sols de la maison. Personne ne doit y aller. Tu n’as pas idée…

— À quelle heure descend-il, le soir ?

— Louis…

— À quelle heure ?

— Vers onze heures.

Je regardais toujours Frédéric, l’enfant-vieillard, dont le torse se soulevait selon un rythme irrégulier. Je ne pouvais quitter des yeux le pansement qui gonflait sa chemise.

— Comment peut-on pénétrer dans son laboratoire ?

— Tu es fou.

J’avais retrouvé mon calme. Il me semblait sentir mon sang affluer en longues vagues régulières dans mes veines. Je me retournai et fixai ma mère.

— Y a-t-il un moyen de pénétrer dans ce putain de bloc ?

Ma mère baissa les yeux et murmura :

— Attends-moi.

Elle traversa le patio puis revint, quelques minutes plus tard, la main serrée sur un trousseau de clés. Elle ouvrit l’anneau et me tendit une seule clé, avec un doux regard perdu. Je saisis la tige de fer, puis dis simplement :

— Je reviendrai ce soir. Après onze heures.

56

Marble Palace, minuit. En descendant les marches, de lourds et profonds effluves m’accueillirent. C’était l’odeur même de la mort, celle d’une essence, d’un suc de ténèbres, si forte qu’elle semblait nourrir, malgré moi, les pores de ma peau. Le sang. Des torrents de sang. J’imaginai des paysages immondes. Une toile de fond rouge sombre, sur laquelle voyageaient des crêtes rosâtres, des vermeils délayés, des croûtes brunes.

Parvenu en bas de l’escalier, je tombai sur la porte du sas frigorifique, bloquée par un verrou d’acier. J’utilisai la clé de ma mère. Dehors, la nuit était totale. Mais la silhouette qui s’était glissée par l’escalier ne m’avait pas trompé. L’animal venait de rentrer dans sa tanière. La lourde porte pivota. Glock au poing, je pénétrai dans le laboratoire de mon père.

Une fraîcheur tempérée m’enveloppa le corps. Aussitôt je réalisai l’atroce cauchemar qui m’entourait. Je marchais de plain-pied dans les photographies de Max Bôhm. Au sein d’une salle de faïence, éclairée par des néons blancs, une véritable forêt de cadavres se déployait. Des corps pendaient à des crochets, dont les pointes acérées transperçaient les joues, les cartilages faciaux, les orbites, pour luire à leur extrémité d’un éclat maléfique. Tous les corps étaient ceux d’enfants indiens. Ils se balançaient légèrement, couinant doucement sur leur pivot, exhibant des meurtrissures démentes : cages thoraciques ouvertes, coupures zébrant les chairs, bouches d’ombre creusées aux articulations, têtes d’os saillantes… Et partout, du sang. Des torrents séchés qui semblaient enduire et vernir les torses. Des ruissellements immobiles, qui dessinaient des arabesques au fil des reliefs cutanés. Des éclats d’encre, qui tachetaient les visages, les poitrines, les entrejambes.

Le froid et la terreur me hérissaient la peau. J’eus la sensation que ma main allait tirer malgré moi. Je plaçai mon index le long du canon, en position de combat, puis me forçai à avancer encore, les yeux grands ouverts.

Au centre de la pièce, sur un bloc de carrelage, des têtes étaient agglutinées. Des minces visages tordus par le tourment, pétrifiés sur leur dernière expression. Sous les orbites, de longs cernes bleuâtres s’étendaient en croissants de souffrance. Toutes ces têtes étaient coupées net à la base du cou. Je longeai l’étal. Au bout, je découvris un amas de membres. Les petits bras et les minces jambes, à la peau sombre, s’entremêlaient, dessinant des entrelacs abominables. Une mince couche de givre les recouvrait. Mon cœur battait comme une bête affolée. Tout à coup, sous ce taillis atroce, je discernai des organes génitaux. Des sexes de garçon, arasés à leur base. Des vulves de fillette, rougeoyantes, posées comme des poissons de chair. Je me mordis les lèvres pour ne pas hurler. Une sensation chaude inonda ma gorge. Je venais de. rouvrir ma cicatrice.

J’écoutais, sens en éveil, et avançai encore. Les pièces défilaient, variant les horreurs. Des éléments sanguinolents étaient à l’abri, dans de petits sarcophages. Des tronçons de corps se balançaient lentement, dans un tournis de givre. J’aperçus des scanners scintillants, suspendus, exhibant des monstruosités incompréhensibles. Des sortes de cœurs siamois, des générations spontanées de foies ou de reins, agglutinés dans un seul corps, comme au fond d’un bocal. À mesure que j’avançais, la température baissait.

Enfin je découvris la dernière porte. Elle n’était pas fermée. Je l’entrouvris, ma poitrine se rompait à force de battements. C’était le bloc opératoire, absolument vide. Au centre, entourée d’étagères de verre, trônait une table d’opération sous une lampe convexe qui diffusait un éclairage blanc. Vide, elle aussi. Personne, ce soir, ne subirait d’atrocités. Je tendis le cou et risquai un regard.

Soudain, un froissement d’étoffes me fit tourner la tête. En même temps, je ressentis une intense brûlure à la nuque. Le Dr Pierre Sénicier était sur moi, une seringue plantée dans ma chair. Je reculai en rugissant et arrachai l’aiguille. Trop tard. Déjà mes sens s’obscurcissaient. Je pointai mon arme. Mon père brandit ses mains, comme effrayé, mais il avança lentement et parla d’une voix très douce :

— Tu ne vas pas tirer sur ton propre père, n’est-ce pas Louis ?

Lentement, il approcha et me força à reculer. Je tentai de lever le Glock, mais toute force avait abandonné mon poignet. Je butai contre la table d’opération, rouvris les yeux d’un coup : durant un centième de seconde je m’étais endormi. La lumière blanche précipitait mon vertige. Le chirurgien reprit :

— Je n’espérais plus cet instant, mon fils. Nous allons reprendre les choses là où nous les avons laissées, toi et moi, il y a si longtemps, et sauver Frédéric. Ta mère n’a pas su contenir son émotion, Louis. Tu sais comme sont les femmes…

A cet instant j’entendis le claquement mat de la porte du sas, des pas précipités. Dans les brumes de glace, ma mère surgit, les ongles braqués sur nous. Son visage était entièrement transpercé d’épingles et de lames. Je vacillai. Dans un dernier sursaut, j’écrasai la gâchette du Glock en direction de mon père. Le cliquetis du métal résonna à travers les cris de ma mère, qui n’était plus qu’à quelques centimètres. Je compris que l’arme était enrayée. En forme d’éclair, je revis l’image de Sarah, qui m’inculquait le maniement des armes. Je tiraillai la culasse et fis jaillir la balle au-dehors. Je réarmais lorsque j’entendis un « non » abominable. Ce n’était pas la voix de ma mère, ni celle de mon père. C’était ma propre voix qui hurlait, alors que le monstre tranchait la tête de son épouse à l’aide d’une faux métallique et scintillante. Mon second « non » s’étouffa dans ma gorge. Je lâchai le Glock et tombai à la renverse, dans un cliquetis de verre. Des détonations retentirent. Le torse de mon père explosa en mille débris sanglants. Je crus à une hallucination. Mais en m’écrasant sur le sol, je perçus l’image inversée du Dr Milan Djuric, le nain tsigane, debout sur les marches, un fusil-mitrailleur Uzi dans les mains. L’arme fumait encore de la rafale rédemptrice qu’elle venait de tirer.

57

Lorsque je m’éveillai, l’odeur de sang avait disparu. J’étais allongé sur un sofa d’osier, dans la cour intérieure du palais. La lumière nacrée du petit matin se déployait, et j’entendais les corneilles, qui criaillaient au loin. À part ce doux murmure, le silence de la demeure était complet. Je n’étais toujours pas sûr de comprendre ce qui était arrivé, lorsqu’une main amie m’offrit du thé. Milan Djuric. Il était en bras de chemise, en sueur, Uzi à l’épaule. Il vint s’asseoir auprès de moi et me raconta son histoire, sans préambule, de sa voix grave. Je l’écoutai, en buvant le breuvage au gingembre. Sa voix me fit du bien. Elle offrait un écho à la fois fracassant et réconfortant à mon propre destin.

Milan Djuric comptait parmi les victimes de mon père.

Dans les années soixante, Djuric était un enfant tsigane parmi d’autres, vivant dans les terrains vagues de la ceinture parisienne. Nomade, libre et heureux. Il n’avait que le tort d’être orphelin. En 1963, on l’envoya à la clinique Pasteur, à Neuilly. Le petit Milan était âgé de dix ans. Aussitôt, Pierre Sénicier lui injecta des staphylocoques au creux des rotules, afin d’infecter ses membres inférieurs. À titre d’expérience. L’opération se déroula quelques jours avant l’incendie final — « la purification » du chirurgien, qui allait être démasqué. Or, malgré son infirmité, Djuric réussit à s’échapper des flammes en rampant le long des pelouses. Il fut le seul survivant du laboratoire expérimental.

Durant quelques semaines, il fut soigné avec attention dans un hôpital parisien. Enfin on lui apprit qu’il était hors de danger mais que sa croissance physique, du fait de l’infection de ses cartilages, n’irait jamais plus loin. Djuric était devenu un « nain accidentel ». Le Rom comprit qu’il était deux fois différent. Deux fois marginal. À la fois tsigane et difforme.

Le petit garçon bénéficia alors d’une bourse d’Etat. Il se concentra sur ses études, lut avec avidité, se perfectionna en français, apprit aussi le bulgare, le hongrois, l’albanais et, bien sûr, approfondit sa connaissance du romani. Il étudia l’histoire de son peuple, découvrit l’origine indienne des Roms et le long voyage qui les avait amenés en Europe. Djuric décida qu’il serait médecin, mais qu’il exercerait là où les Tsiganes se comptent par millions : les Balkans. Djuric devint un élève brillant et assidu. À vingt-quatre ans, il achevait ses études et passait son internat avec succès. Il adhérait aussi au parti communiste, afin d’obtenir plus facilement l’autorisation de s’installer au-delà du mur de Berlin, parmi les siens. Jamais il ne chercha à retrouver le docteur sadique qui lui avait fait tant de mal. Il s’évertua au contraire à effacer de sa mémoire son séjour à la clinique. Son corps était là pour se souvenir à sa place.

Pendant quinze années, Milan Djuric soigna les Roms avec patience et ferveur, circulant à travers les pays de l’Est à bord de sa Trabant. Plusieurs fois il écopa de peines de prison. Il affronta toutes les accusations, mais il s’en sortit toujours. Docteur des Tsiganes, il soignait les siens, ceux qu’aucun médecin ne voulait prendre en compte, à moins qu’il ne s’agisse de stériliser leurs femmes ou de rédiger leurs fiches anthropométriques.

Puis vint ce jour de pluie où je sonnai à sa porte. À bien des égards, j’étais le visiteur du malheur. D’abord, je le forçais à se plonger dans l’affaire Rajko. Ensuite, confusément, je lui rappelais, par une ressemblance physique, des terreurs oubliées. Sur l’instant, il ne sut définir d’où lui venait cette impression de déjà-vu. Pourtant, les semaines suivantes, mon visage revint le hanter. Peu à peu, il se souvint. Il mit des noms et des circonstances sur mes traits. Il comprit ce que j’ignorais encore : le lien du sang qui m’unissait à Pierre Sénicier.

Lorsque je lui téléphonai, à mon retour d’Afrique, Djuric m’interrogea. Je ne répondis pas. Sa conviction s’approfondit. Il devina aussi que j’approchais du but, l’affrontement avec l’être diabolique. Il prit l’avion à destination de Paris. Là, il me surprit alors que je rentrais de la demeure des Braesler, le matin du 2 octobre. Il me suivit jusqu’à l’ambassade indienne, se débrouilla pour connaître ma destination, puis demanda à son tour un visa pour le Bengale, sur son passeport français.

Le 5 octobre, au matin, le médecin était encore sur mes traces, près du centre Monde Unique. Il reconnut Pierre Doisneau/Sénicier. Il m’emboîta le pas jusqu’au Marble Palace. Il savait que le temps de l’affrontement était venu. Pour moi. Pour lui. Pour l’autre. Mais le soir, il ne put se glisser à temps dans la demeure de marbre. Lorsqu’il pénétra dans le palais, il avait perdu ma piste. Il longea les colonnes, les cages des corneilles, monta l’escalier du patio, fouilla chaque pièce et découvrit enfin Marie-Anne Sénicier, prisonnière et blessée. Son époux l’avait torturée afin de connaître les raisons de son émotion. Djuric la libéra. La femme ne dit rien — ses mâchoires étaient entravées par de multiples pointes sanglantes — mais elle courut en direction du bunker. Elle savait que le piège s’était refermé sur moi. Lorsqu’elle pénétra dans le laboratoire, Djuric dévalait seulement les marches de marbre. La suite des événements restera à jamais imprimée sur les plaques sensibles de mon âme : l’attaque de Pierre Sénicier, sa lame aveuglante tranchant le cou de ma mère, et mon arme impuissante à anéantir le monstre. Quand Djuric apparut et tira sa rafale d’Uzi, je crus à une hallucination. Pourtant, avant de plonger dans les ténèbres, je sus que mon ange gardien m’avait sauvé des griffes de mon père. Un ange pas plus haut qu’une borne d’incendie, mais dont la vengeance transversale avait gravé dans la faïence l’épitaphe finale de toute l’aventure.

Il était six heures du matin. À mon tour je racontai mon histoire. Lorsque j’eus achevé mon récit, Djuric ne fit aucun commentaire. Il se leva et m’expliqua son plan pour les heures à venir. Durant toute la nuit, il avait travaillé au bouclage définitif du laboratoire. Il avait anesthésié les rares enfants vivants, puis leur avait injecté de fortes doses d’aseptiques. Il avait aidé ces victimes à s’enfuir, espérant que ces êtres difformes trouveraient leur juste place dans la capitale des maudits. Il avait ensuite découvert Frédéric, mon frère, qui avait succombé dans ses bras en appelant sa mère. Puis il était retourné dans le bunker et avait regroupé les cadavres dans la salle principale, afin de les brûler. Il m’attendait pour allumer le bûcher et maîtriser les flammes. « Les Sénicier ? » demandai-je après un long silence.

Djuric répondit d’un ton égal :

— Soit nous brûlons leurs corps avec les autres, soit nous les portons à Kali Ghat, sur les berges du fleuve. Là-bas, des hommes se chargent d’incinérer les cadavres, selon la tradition indienne.

— Pourquoi eux et pas les enfants ?

— Il y en a trop, Louis.

— Brûlons Pierre Sénicier ici. Nous emporterons ma mère et mon frère à Kali Ghat.

A partir de cet instant, ce ne fut que flammes et chaleur. La faïence explosait dans la fournaise, l’odeur de viande grillée nous montait à la tête à mesure que nous nourrissions l’atroce foyer de corps humains. Mes mains brûlées me permettaient d’ordonner au plus près le brasier. Mon esprit n’était qu’absence, alors que je replaçais dans le feu les membres qui s’en échappaient. La lourde fumée s’évacuait par les soupiraux ouverts sur le patio. Nous savions que ces exhalaisons allaient attirer les serviteurs et réveiller les habitants du quartier. Ils viendraient éteindre le feu et constater les dégâts. Obscurément, je songeai à l’incendie de la clinique auquel le petit Milan avait échappé, malgré ses jambes atrophiées. Je songeai à Bangui, lorsque ma mère avait sacrifié mes mains pour me sauver la vie. Djuric et moi étions tous deux des fils du feu. Et nous brûlions là notre dernier lien avec ces origines infernales.

Aussitôt après, nous empruntâmes un break dans le garage, glissâmes à l’arrière les corps de Marie-Anne et de Frédéric Sénicier. Je pris le volant, c’est Djuric qui me guidait à travers les ruelles de Calcutta. En dix minutes, nous atteignîmes Kali Ghat. Le quartier était traversé par une rue étroite et interminable, qui longeait de petits affluents du fleuve, aux eaux mortes et verdâtres. Des bordels succédaient à des ateliers de sculptures religieuses. Tout semblait dormir.

Je conduisais machinalement, scrutant le ciel atone qui se découpait entre les toits et les câbles électriques. Tout à coup, Djuric m’arrêta. « C’est là », dit-il en m’indiquant une forteresse de pierre, sur la droite. Le mur d’enceinte était surmonté de plusieurs tours en forme de pains de sucre, ciselées d’ornements et de sculptures. Je garai la voiture pendant que Djuric franchissait l’entrée. Je le rejoignis aussitôt et pénétrai dans une vaste cour intérieure, à l’herbe rase.

Aux quatre coins, des fagots de bois brûlaient. Autour, des hommes squelettiques attisaient les feux, maintenant les braises en un foyer compact, à l’aide d’un long bâton. Les flammes lançaient des éclats livides et dégageaient d’épais nuages de fumée noire. Je reconnus l’odeur, celle de la chair calcinée, et aperçus une main s’échapper de l’un des brasiers. Sans sourciller, un homme ramassa le débris humain, puis le replaça dans les flammes. Exactement comme je l’avais fait moi-même, quelques minutes auparavant. Je levai les yeux. Les tours de pierre se dressaient dans l’aube grise. Je m’aperçus que je ne connaissais aucune prière.

Au fond de la cour, Djuric parlait avec un homme âgé. Il s’exprimait avec fluidité en bengali. Il donna une épaisse liasse de roupies au vieillard, puis revint dans ma direction.

— Un brahmane va venir, m’expliqua-t-il. Une cérémonie sera organisée dans une heure. Ils disperseront les cendres dans le fleuve. Tout se passera comme pour de véritables Indiens, Louis. Nous ne pouvons faire mieux.

J’acquiesçai, sans rien ajouter. Je scrutai deux Bengalis qui venaient d’allumer un large fagot, sur lequel reposait un corps drapé de blanc. Djuric suivit mon regard puis murmura :

— Ces hommes sont des Doms, la caste la plus basse dans la hiérarchie indienne. Eux seuls sont autorisés à manipuler les morts. Il y a des milliers d’années, ils étaient chanteurs et jongleurs. Ce sont les ancêtres des Roms. Mes ancêtres, Louis.

Nous portâmes la tête et le corps de Marie-Anne Sénicier ainsi que celui de Frédéric enveloppés dans un drap. Nul ne pouvait soupçonner qu’il s’agissait d’Occidentaux. Djuric s’adressa de nouveau au vieil homme. Cette fois il parla plus fort et le menaça du poing. Je ne comprenais rien. Nous partîmes aussitôt après. Avant de monter dans la voiture, le nain hurla encore quelque chose au vieillard, qui hocha la tête d’un air craintif et haineux. En route, Djuric m’expliqua :

— Les Doms ont coutume d’économiser sur le bois. Lorsque les corps sont à moitié consumés, ils les livrent aux vautours du fleuve et revendent le bois non utilisé. Je ne voulais pas cela pour Marie-Anne et Frédéric.

Je fixais toujours la route, devant moi. De sombres larmes coulaient sur mes joues. Plus tard, lorsque nous primes l’avion pour Dacca, j’avais encore dans la gorge le goût de la carne brûlée.

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