IV Un automne en enfer

45

Quatre jours plus tard, à l’aube, j’étais de retour à Paris. Nous étions le 30 septembre. Mon vaste appartement du boulevard Raspail m’apparut petit et renfermé. Je n’étais plus habitué aux espaces circonscrits. Je ramassai mon courrier des deux dernières semaines puis gagnai mon bureau pour écouter les messages du répondeur. Je reconnus les voix d’amis ou de relations, déroutés par mon absence de plusieurs mois. Il n’y avait aucun message de Dumaz. Ce silence était plutôt étrange. L’autre singularité était un nouvel appel de Nelly Braesler. En vingt-cinq ans d’éducation à distance, elle ne m’avait jamais contacté si souvent. Pourquoi cette attention soudaine ?

Il était six heures du matin. Je déambulai dans mon appartement et éprouvai une sorte de vertige. C’était irréel de se retrouver ainsi, vivant, au creux du confort, après les événements que je venais d’affronter. Les images des dernières journées africaines défilèrent. Beckés et moi enterrant dans la plaine le corps d’Otto Kiefer, enroulé dans la moustiquaire sanglante — avec ses diamants. Les tracasseries des gendarmes de Bayanga, à qui j’avais expliqué que Otto Kiefer s’était suicidé avec le pistolet automatique qu’il conservait sous son oreiller. L’adieu à Tina, que j’avais étreinte, une dernière fois, le long du fleuve.

Mon voyage en Afrique avait apporté autant de lumière que de ténèbres. Le témoignage d’Otto Kiefer clôturait l’affaire des diamants. Deux des principaux protagonistes étaient morts. Van Dötten se cachait sans doute, quelque part en Afrique du Sud. Sarah Gabbor courait toujours, ayant peut-être déjà vendu ses diamants. La jeune femme était désormais riche, mais aussi en danger. Des tueurs devaient être, à l’heure actuelle, sur ses traces. La filière des diamants s’achevait sur cette seule interrogation — mais le réseau ailé était bel et bien terminé.

Restait le « toubib » africain, l’instigateur de toute l’affaire.

Depuis quinze années au moins, un homme prélevait des cœurs et pratiquait des opérations à vif sur d’innocentes victimes, à travers le monde. L’hypothèse d’un trafic d’organes était évidente, mais plusieurs détails laissaient à supposer une vérité plus complexe. Pourquoi ce chirurgien agissait-il avec tant de sadisme ? Pourquoi effectuait-il une sélection si précise, à l’échelle de la planète, alors qu’un trafic d’organes aurait pu se mettre en place dans un seul des pays concernés ? Recherchait-il un groupe tissulaire spécifique ?

A l’heure actuelle, je ne disposais que de deux pistes importantes.

Première piste : le « toubib » et Max Bôhm s’étaient connus dans la forêt équatoriale, entre 1972 et 1977, au hasard des expéditions du Suisse. Le chirurgien avait donc séjourné au Congo ou au Centrafrique — et il n’avait pas toujours habité au fond de la jungle. Je pouvais remonter sa trace grâce aux douanes et aux hôpitaux des deux pays — mais comment recueillir ces informations, sans aucun pouvoir officiel ? Je pouvais aussi interroger les spécialistes de la chirurgie cardiaque en Europe. Un praticien capable de réaliser la transplantation de Max Bôhm, en 1977, en pleine forêt, était exceptionnel. Il devait être possible de remonter la piste d’un tel virtuose, francophone et exilé au cœur de l’Afrique. Je songeai alors au Dr Catherine Warel qui avait réalisé l’autopsie de Max Bôhm puis aidé Dumaz dans son enquête.

La seconde piste était Monde Unique. Le meurtrier se servait de cette vaste machine d’analyses et de renseignements à l’insu de ses dirigeants, pour repérer ses victimes à travers la planète. Sur le terrain, il utilisait les hélicoptères, les tentes stériles et autres moyens logistiques des centres de soins. Pour agir ainsi, l’homme, sans aucun doute, occupait un poste important au sein de l’organisation. Il me fallait donc avoir accès à l’organigramme de MU. En croisant ces informations avec les renseignements africains, un nom allait peut-être apparaître, brillant de toutes ses coïncidences. Là encore, j’achoppais sur ma position non officielle. Je n’avais aucun pouvoir, aucune mission spécifique. Dumaz m’avait prévenu : on ne s’attaquait pas facilement à une organisation humanitaire reconnue à l’échelle mondiale.

Plus profondément, mon enquête personnelle marquait le pas. J’étais brisé, perclus de remords et acculé à une solitude qui ne m’avait jamais semblé aussi profonde. Ma survie n’était aujourd’hui qu’une sorte de miracle. Je devais, de toute urgence, m’adjoindre l’aide d’instances policières pour affronter le dernier réseau de sang.

Sept heures du matin. J’appelai Hervé Dumaz à son domicile. Aucune réponse. Je préparai du thé, puis m’assis dans le salon, ruminant mes idées sombres. Sur la table basse, je regardai mon courrier entassé — invitations, lettres de collègues universitaires, revues intellectuelles et quotidiens… Je m’emparai des Monde des derniers jours et les parcourus distraitement.

Quelques secondes plus tard, je lisais, stupéfait, cet article :

« MEURTRE A LA BOURSE DES DIAMANTS »

Le 27 septembre 1991, un meurtre a été commis dans les locaux de la célèbre Beurs von Dinmanthandel, d’Anvers. C’est dans une des salles supérieures de la Bourse des diamants qu’une jeune Israélienne, Sarah Gabbor, armée d’un pistolet automatique de mangue autrichienne Glock, a abattu un inspecteur fédéral suisse, du nom de Hervé Dumaz. Nul ne connaît encore les mobiles de la jeune femme, ni la provenance des diamants exceptionnels qu’elle était venue vendre ce jour-là.

Ce matin-là, le 27 septembre 1991, à neuf heures, à la Beurs von Diamanthandel, tout se déroule comme d’habitude. Les bureaux ouvrent, les consignes de sécurité sont appliquées et les premiers « vendeurs » arrivent. C’est ici, et dans les autres Bourses d’Anvers, que se vendent et s’achètent les 20 pour cent de la production diamantifère qui n’utilisent pas le circuit traditionnel contrôlé par l’empire sud-africain De Beers.

Aux environs de dix heures trente, une jeune femme, grande et blonde, parvient au premier étage et pénètre dans la salle principale, munie d’un sac à main en cuir. Elle se dirige vers le bureau d’un négociant puis lui propose une enveloppe blanche contenant plusieurs dizaines de diamants, assez petits, mais d’une très extrême pureté. L’acheteur, d’origine israélienne (il souhaite conserver l’anonymat), reconnaît la jeune femme. Depuis une semaine, tous les deux jours, elle vient vendre la même quantité de diamants, qui présentent toujours une grande qualité.

Mais aujourd’hui, un autre personnage intervient. Un homme d’une trentaine d’années, qui s’approche de la femme et lui murmure quelques mots à l’oreille. Aussitôt celle-ci se retourne et extirpe de son sac un pistolet automatique. Elle tire sans hésiter. L’homme s’écroule, tué net d’une balle dans le front.

La jeune femme tente de s’enfuir, tout en menaçant les vigiles accourus dans la salle. Elle part ainsi, à reculons, très calme. Pourtant, elle ignore les rouages sophistiqués de la sécurité de la Bourse. Lorsqu’elle parvient dans le hall du premier étage, où se trouvent les ascenseurs, des vitres blindées se dressent brutalement autour d’elle, lui barrant toutes les issues. Prise au piège, la femme entend alors le traditionnel message l’exhortant à lâcher son arme et à se rendre. La meurtrière s’exécute. Les policiers belges la maîtrisent aussitôt, accédant au sas par les ascenseurs.

Depuis ce moment, les services de sécurité de la Beurs von Diamanthandel et la police belge — dont des spécialistes en matière de trafic de diamants — visionnent la scène du meurtre, enregistrée par les caméras de surveillance. Nul ne comprend les raisons de cet épisode foudroyant. Les identités des protagonistes achèvent de plonger la police dans l’incertitude. La victime est un inspecteur fédéral suisse, du nom de Hervé Dumaz. Ce jeune policier, âgé de 34 ans, exerçait ses fonctions au commissariat de Montreux. Que faisait-il, à Anvers, alors qu’il avait pris deux semaines de congé ? Et pourquoi, s’il s’apprêtait à arrêter la jeune femme, n’avait-il pas prévenu les services de sécurité de la Bourse ?

Autant de mystères que la personnalité de la jeune femme approfondit encore. Sarah Gabbor, jeune kibboutznik âgée de 28 ans, vivait dans la région de Beit She’an, en Galilée, près de la frontière jordanienne. Pour l’heure, on ignore comment cette femme, qui travaillait dans une pêcherie, pouvait détenir une telle fortune en diamants…


Je froissai le journal dans un geste de rage. De nouveau, la violence surgissait. De nouveau, le sang coulait. Malgré mes conseils, Dumaz avait voulu jouer son rôle à sa façon. Il avait menacé Sarah, tel un flic maladroit. Sarah n’avait pas hésité un instant et avait abattu l’inspecteur. Dumaz était mort, Sarah sous les verrous. Seule consolation à cet épilogue sanglant : ma jeune amante était désormais en sécurité.

Je me levai et passai dans mon bureau. Machinalement, je me postai derrière la fenêtre et écartai les rideaux. Les jardins du Centre américain, qui jouxtent mon immeuble, étaient rasés. Les taillis et les bosquets avaient cédé la place aux sillons noirâtres des bulldozers. Seuls quelques arbres avaient été épargnés. Je devais, en urgence absolue, revoir Sarah Gabbor. Ce serait là ma première occasion réelle d’entrer en contact avec la police internationale.

46

La matinée fila comme un feu de brousse. Je passai des coups de téléphone — renseignements internationaux, ambassades, cours de justice — puis envoyai plusieurs fax afin d’obtenir l’autorisation qui m’importait : celle de rencontrer Sarah à la prison de femmes de Gaushoren, dans la banlieue de Bruxelles. Aux environs de midi, j’avais effectué toutes les démarches possibles. À plusieurs reprises, j’avais laissé entendre que je détenais des informations essentielles qui pourraient apporter un éclairage nouveau sur l’affaire. C’était du quitte ou double : soit on me prenait au sérieux et les conséquences de ma décision ne m’appartenaient plus, soit on me considérait comme un fou et toute requête était inutile.

A onze heures, j’appelai, une nouvelle fois, les renseignements internationaux. Quelques secondes plus tard, je composais les douze chiffres de l’hôpital de Montreux où le corps de Max Bôhm avait été autopsié le 20 août dernier, et demandai le Dr Catherine Warel. Au bout d’une minute, j’entendis un « allô ? » énergique.

— Je suis Louis Antioche, docteur Warel. Peut-être vous souvenez-vous de moi ?

— Non, répliqua la femme.

— Nous nous sommes rencontrés il y a plus d’un mois, dans votre clinique. Je suis l’homme quia découvert le corps de Max Bôhm.

— Ah oui. L’ornithologue ?

Je ne sus si elle parlait de moi ou de Bôhm.

— Exactement. Docteur Warel, j’ai besoin de renseignements importants — liés à ce décès.

J’entendis le claquement métallique d’un couvercle de briquet.

— Je vous écoute. Si je puis vous aider…

Je m’apprêtais à parler lorsque je compris que mes propos sembleraient totalement absurdes.

— Je ne peux m’exprimer par téléphone. Il faut que je vous voie, le plus vite possible.

Catherine Warel était une femme de sang-froid. Elle répondit sans hésiter :

— Eh bien, venez cet après-midi, si vous pouvez. Un avion part d’Orly pour Lausanne, vers l’heure du déjeuner. Je vous attendrai à la clinique, à quinze heures.

— J’y serai. Merci, docteur.

Avant de partir, je composai le numéro du Dr Djuric, à Sofia. Après un quart d’heure d’essais infructueux, j’entendis enfin résonner une sonnerie d’appel. Au bout de dix-sept sonneries, une voix ensommeillée me répondit, en bulgare :

— Allô ?

C’était la voix de Milan Djuric, sortant sans doute de la sieste.

— Docteur, c’est Louis Antioche, l’homme aux cigognes.

Après quelques secondes de silence, la voix grave répondit :

— Antioche ? J’ai beaucoup pensé à vous, depuis notre première rencontre. Vous enquêtez toujours sur la mort de Rajko ?

— Plus que jamais. Et je crois avoir retrouvé son assassin.

— Vous avez…

— Oui. Du moins sa trace. Le meurtre de Rajko appartient à un système parfaitement organisé, dont les raisons profondes m’échappent encore. Mais je suis sûr d’une chose : le réseau s’étend à toute la planète. D’autres crimes du même ordre se sont produits dans d’autres pays. Et pour arrêter ce massacre, j’ai besoin de votre aide.

— Je vous écoute.

— J’ai besoin de connaître le groupe HLA de Rajko.

— Rien de plus facile. J’ai toujours le rapport d’autopsie. Ne quittez pas.

J’entendis des bruits de tiroirs qu’on ouvrait, de papiers qu’on feuilletait.

— Voilà. Selon le code international, il s’agit du type HLA-Aw19,3— B37,5.

Un poing se serra sur mon cœur. Le même groupe que celui de Gomoun. Une telle similitude ne être une coïncidence. Je balbutiai :

— S’agit-il d’un groupe rare ou possédant une quelconque caractéristique ?

— Aucune idée. Ce n’est pas ma spécialité. Du reste, il existe une infinité de groupes tissulaires et je ne vois pas…

— Avez-vous accès à un télécopieur ?

— Oui. Je connais le directeur d’un centre et…

— Pourriez-vous me faire parvenir, aujourd’hui, par fax, votre rapport d’autopsie ?

— Bien sûr. Que se passe-t-il donc ?

— Notez d’abord mes coordonnées, docteur.

Je dictai mes numéros de téléphone et de télécopieur personnels, puis continuai :

— Ecoutez, Djuric. Un chirurgien s’évertue à voler des cœurs, à travers le monde. J’ai assisté moi-même, au plus profond de l’Afrique, à l’autopsie d’une petite fille dont le corps n’avait rien à envier à celui de Rajko. L’homme dont je vous parle est un monstre, Djuric. C’est une bête féroce, mais je pense qu’il agit selon une logique secrète, comprenez-vous ?

Sa voix grave résonna dans l’appareil :

— Connaissez-vous son identité ?

— Non. Mais vous aviez raison : c’est un chirurgien d’exception.

— De quelle nationalité est-il ?

— Française, peut-être. En tout cas c’est un francophone.

Le nain semblait réfléchir. Il reprit :

— Qu’allez-vous faire ?

— Continuer mes recherches. J’attends des éléments essentiels, d’une heure à l’autre.

— Vous n’avez pas prévenu la police ?

— Pas encore.

— Antioche, je voudrais vous poser une question.

— Laquelle ?

Des interférences encombrèrent la ligne. Le nain éleva la voix :

— Lorsque vous m’avez rendu visite, à Sofia, je vous ai dit que votre visage me rappelait quelqu’un.

Je ne répondis rien. Djuric insista :

— J’ai longuement réfléchi à cette ressemblance. Je pense qu’il s’agit d’un docteur que j’ai connu à Paris. Un membre de votre famille exerce-t-il la médecine ?

— Mon père était docteur.

— S’appelle-t-il Antioche, lui aussi ?

— Bien sûr. Djuric, mon temps est compté.

Le nain continua :

— A-t-il exercé à Paris dans les années soixante ?

Mon cœur cognait dans ma gorge. Une nouvelle fois, l’évocation de mon père provoquait en moi une sourde angoisse.

— Non. Mon père a toujours travaillé en Afrique.

Lointainement, la voix de Djuric résonna :

— Est-il toujours vivant ? Votre père est-il toujours vivant ?

Les interférences déferlaient. J’achevai cette conversation en répliquant par saccades :

— Il est mort le dernier jour de 1965. Un incendie. Avec ma mère, mon frère. Morts. Tous les trois.

— Est-ce dans cet incendie que vos mains ont été brûlées ?

J’abattis ma paume sur le téléphone, coupant la communication. L’évocation de mes parents suscitait toujours en moi une peur, une frayeur incontrôlées. Et je ne comprenais pas les questions du nain. Comment aurait-il connu mon père à Paris ? Djuric avait suivi ses études rue des Saints-Pères, mais dans les années soixante, il n’était qu’un enfant.

Onze heures trente. J’attrapai un taxi et filai à l’aéroport. Durant le vol, je lus d’autres quotidiens. La plupart consacraient encore un bref article à l’affaire des diamants, mais n’offraient rien de neuf. Ils évoquaient plutôt la difficulté diplomatique d’une telle intrigue, fondée sur le meurtre d’un policier suisse par une jeune Israélienne, dans une ville belge, citaient les ambassadeurs de Suisse et d’Israël à Bruxelles, qui exprimaient leur « consternation » et leur « volonté d’éclaircir au plus vite les raisons de ce drame. »

A Lausanne, je louai une voiture et partis en direction de Montreux. Le malaise déclenché par les questions de Djuric me taraudait. La confusion de la situation m’accablait, alors qu’en même temps j’appréhendais toute l’urgence et l’acuité de l’action à entreprendre. Et puis, planaient toujours mes souvenirs mêlés d’Afrique. La nuit rayonnante, auprès de Tina, les entrelacs de la piste de Bayanga, les scintillements de la pluie — et aussi le corps de Gomoun, le visage d’Otto Kiefer, les horreurs conjuguées des destins de Max Bôhm, de son fils, de sœur Pascale… Et le chirurgien, toujours, en toile de fond. Sans nom ni visage.

A la clinique, le Dr Warel m’attendait. Je retrouvai son visage couperosé et ses fortes cigarettes françaises. J’attaquai sans ambages :

— Docteur, après la mort de Max Bôhm, vous avez collaboré avec l’inspecteur Dumaz, à propos de certaines recherches.

— Exact.

— J’ai travaillé aussi avec l’inspecteur. Et j’ai maintenant besoin d’informations.

La femme tiqua. Elle alluma une cigarette, souffla une bouffée puis demanda :

— À quel titre, puisque vous n’êtes pas de la police ?

Je répondis d’un trait :

— Max Bôhm était un ami. J’enquête sur sa vie passée, à titre posthume. Et certains éléments ont une importance capitale.

— Pourquoi l’inspecteur Dumaz ne m’appelle-t-il pas lui-même ?

— Hervé Dumaz est mort, docteur. Tué par balles, dans des circonstances qui sont liées à la disparition de Bôhm.

— Que racontez-vous là ?

— Achetez les journaux d’aujourd’hui, docteur. Vous vérifierez si je dis la vérité.

Catherine Warel marqua un temps. Après quelques secondes, elle déclara d’une voix moins assurée :

— Quel rôle jouez-vous dans cette histoire ?

— J’agis en solitaire. Tôt ou tard, la police reprendra l’enquête. Acceptez-vous de m’aider ?

Un nuage de fumée s’échappa des lèvres du Dr Warel. Enfin, elle rétorqua :

— Que voulez-vous savoir ?

— Vous vous souvenez sans doute que Max Bôhm était un transplanté cardiaque. L’intervention chirurgicale semblait remonter à plus de trois ans. Or vous n’avez jamais retrouvé les traces de cette opération, ni en Suisse ni ailleurs. Vous n’avez pas découvert non plus le nom du médecin traitant de l’ornithologue.

— C’est exact.

— Je pense avoir découvert la piste du chirurgien qui a pratiqué l’intervention. Sa personnalité est étonnante. Terrifiante, même.

— Expliquez-vous.

— Cet homme est un spécialiste de la chirurgie cardiaque, un virtuose. Mais c’est aussi un dangereux criminel.

— Écoutez, monsieur Antioche, je ne sais pas si j’ai raison de vous écouter. Avez-vous des preuves de ce que vous avancez ?

— Quelques-unes. Depuis notre première rencontre, j’ai voyagé à travers le monde et reconstitué l’existence de Max Bôhm. Ainsi, j’ai découvert dans quelles conditions s’était déroulée sa transplantation cardiaque.

— Où et comment ?

— En Afrique centrale, en 1977. On a greffé dans le corps de Bôhm le cœur de son propre fils — tué à cette occasion.

— Mon Dieu… vous êtes sérieux ?

— Souvenez-vous, docteur : l’exceptionnelle compatibilité entre le corps du receveur et l’organe greffé. Rappelez-vous aussi la capsule de titane : le chirurgien a délibérément « signé » son acte avec cette pastille — afin de maintenir Max Bôhm sous sa coupe.

Catherine Warel alluma une autre cigarette. Son sang-froid tenait bon. Elle demanda :

— Connaissez-vous cet homme ?

— Non. Mais il continue d’opérer à travers le monde. Pour des raisons que j’ignore, il a déjà volé et continue de voler des cœurs dans des corps d’êtres vivants, sous toutes les latitudes. Il dispose de moyens illimités.

— Un trafic d’organes, vous voulez dire ?

— Je n’en sais rien. Une intuition me souffle qu’il s’agit d’autre chose. L’homme est fou. Et d’une cruauté hallucinante.

Warel recracha une bouffée.

— Que voulez-vous dire ?

— Il opère ses victimes à vif.

Le docteur baissa la tête. Sa cigarette passait d’une main à l’autre, toutes deux recroquevillées. Enfin, sortant un bloc-notes de sa blouse, Warel murmura :

— Que… que puis-je faire pour vous ?

— Ce chirurgien exerçait, en août 1977, à la frontière du Congo et du Centrafrique. À cette époque, il disposait d’une sorte de dispensaire, en pleine forêt équatoriale. Je pense qu’il se cachait déjà — mais sa présence a forcément laissé des indices. Ce docteur avait besoin de matériel, de médicaments… Je suis certain que vous pouvez retrouver sa trace. Encore une fois, il s’agit d’un expert — d’un homme qui a réussi une transplantation cardiaque au cœur de la jungle, à une époque où, vous-même l’avez dit, les réussites dans ce domaine n’étaient pas si nombreuses.

Catherine Warel écrivit en détail mes informations. Elle demanda :

— Quelle est sa nationalité d’origine ?

— Il est francophone.

— Savez-vous à quelle date il s’est installé en Afrique ?

— Non.

— Pensez-vous qu’il y est toujours ?

— Non.

— Vous n’avez pas la moindre idée d’où il se trouve actuellement ?

— Je pense qu’il collabore avec Monde Unique.

— L’organisation humanitaire ?

— Je crois qu’il utilise les structures de l’association pour mener à bien ses expériences diaboliques. Docteur Warel, je vous assure que je dis la vérité. Chaque jour qui passe est un nouveau cauchemar. L’homme continue, vous comprenez ? Peut-être qu’à l’heure même où nous parlons il torture un gosse innocent, quelque part dans le monde.

Warel répliqua, de son ton bourru :

— N’en faites pas trop. Je vais passer quelques coups de fil. J’espère obtenir vos renseignements ce soir, demain au plus tard. Je ne vous promets rien.

— Pensez-vous pouvoir vous procurer la liste des docteurs de Monde Unique ?

— Difficile. Monde Unique est une organisation très fermée. Je vais voir ce que je peux faire.

— Si j’ai raison, docteur = et si le meurtrier n’a pas changé de nom —, les deux données se recouperont. Agissez au plus vite.

Warel me fixa tout à coup de ses yeux noirs. Nous nous tenions debout, dans le recoin d’un couloir au linoléum luisant. Je lui rendis son regard — tendu mais confiant. Je savais qu’elle ne préviendrait pas la police.

47

Je rentrai à Paris aux environs de vingt-deux heures. Je n’avais reçu aucune réponse des ambassades ni des tribunaux, aucun message du Dr Warel. Seul Djuric m’avait télécopié le rapport d’autopsie de Rajko. Je pris une douche brûlante et cuisinai des neufs brouillés, agrémentés de saumon et de pommes de terre. Je préparai un thé russe, brun et fumé, puis me glissai dans mon lit, dans l’espoir que le sommeil vienne, mon Glock à portée demain. Vers vingt-trois heures, le téléphone sonna, c’était Catherine Warel.

— Alors ? dis-je.

— Rien pour l’instant. J’attends pour demain matin la liste des médecins français ou francophones qui ont exercé en Afrique centrale entre 1960 et 1980. J’ai également contacté quelques vieux amis qui pourront me renseigner plus en détail. Côté Monde Unique, pas moyen d’obtenir la liste des toubibs. Mais tout n’est pas perdu. Je connais un jeune ophtalmologue qui vient d’être embauché là-bas. Il a promis de m’aider.

Un échec sur toute la ligne. Et le temps courait toujours. Je dissimulai ma déception :

— Très bien, docteur. Je vous remercie de la confiance que vous me témoignez.

— Ce n’est rien. J’ai pas mal roulé ma bosse, vous savez : Ce que vous m’avez raconté aujourd’hui dépasse tout.

— Je vous donnerai toutes les clés… lorsque je les aurai moi-même.

— Prenez garde à vous. Je vous téléphone demain.

Je raccrochai. l’esprit vide. Il fallait attendre.

Le jour n’était pas levé quand la sonnerie du téléphone retentit encore. Je décrochai, en fixant l’horloge à quartz, sur la table de chevet. 5 h 24. « Allô ? » grommelai-je.

— Louis Antioche ?

C’était une voix très grave, au fort accent oriental.

— Qui est à l’appareil ?

— Itzhak Delter, l’avocat de Sarah Gabbor.

Je me dressai dans mon lit.

— Je vous écoute, dis-je distinctement.

— Je vous téléphone de Bruxelles. Je crois que vous avez appelé hier, à l’ambassade. Vous souhaitez rencontrer Sarah Gabbor, c’est bien cela ?

— Exactement.

L’homme se racla la gorge. Sa voix résonnait comme la caisse d’une contrebasse.

— Vous comprendrez que, dans l’état actuel des choses, c’est très difficile.

— Je dois la voir.

— Puis-je vous demander quels sont vos liens avec Mlle Gabbor ?

— Des liens personnels.

— Vous êtes juif ?

— Non.

— Depuis combien de temps connaissez-vous Sarah Gabbor ?

— Un mois environ.

— Vous l’avez connue en Israël ?

— À Beit She’an.

— Et vous pensez avoir des informations importantes à nous livrer ?

— Je crois, oui.

Mon interlocuteur semblait réfléchir. Puis il dit tout à coup, d’un long trait grave :

— Monsieur Antioche, cette affaire est complexe, très complexe. Elle nous met tous dans l’embarras. Je parle de l’Etat israélien, mais aussi des autres gouvernements impliqués. Nous sommes convaincus que l’acte inconsidéré de Sarah Gabbor ne constitue que la partie émergée de l’iceberg. La pointe d’une filière beaucoup plus importante, d’envergure internationale.

« Acte inconsidéré » pour qualifier une balle de Glock en plein front — Delter avait le sens de l’euphémisme. L’avocat poursuivit :

— La police de chaque pays enquête sur ce dossier. Pour l’heure, toute information est confidentielle. Je ne peux absolument pas vous promettre que vous rencontrerez Mlle Gabbor. En revanche, je crois qu’il serait bon que vous veniez à Bruxelles — afin que nous parlions. Nous ne pouvons nous entretenir de tout cela par téléphone.

Je m’emparai d’un bloc-notes.

— Donnez-moi votre adresse.

— Je suis à l’ambassade d’Israël, 71, rue Joseph-II.

— Rappelez-moi votre nom.

— Itzhak Delter.

— Monsieur Delter, soyons clairs : si je puis vous aider, je le ferai sans hésiter. Mais à une seule condition : la certitude de rencontrer Sarah Gabbor.

— Cette décision ne nous appartient pas. Mais nous nous efforcerons d’obtenir cette autorisation. Si les enquêteurs estiment que cette rencontre peut aider au déroulement de l’enquête, il n’y aura pas de problème. Je pense que tout dépend de votre coopération et des informations que vous détenez…

— Non, maître. C’est donnant donnant. D’abord, Sarah. Ensuite, mon témoignage. Je serai à Bruxelles en milieu de journée.

Delter soupira — un vrombissement de réacteur.

— Nous vous attendons.

Quelques minutes plus tard, j’étais douché, rasé, habillé. Je portais le complet Hackett des grands jours, gris soyeux et boutons de nacre. Je réservai une voiture de location et appelai un taxi afin de me rendre chez le concessionnaire.

Il me restait plus de trente mille francs du pactole de Bôhm. À quoi s’ajoutait ma rente mensuelle de vingt mille francs, que j’avais touchée en août et en septembre. Au total, soixante-dix mille francs qui me permettraient d’organiser tous les voyages nécessaires pour coincer le « doc ». De plus, je disposais encore de nombreux bons de location et autres billets d’avion première classe, aisément échangeables.

Lorsque je refermai la porte de chez moi, une décharge d’adrénaline courut dans mes membres.

48

A neuf heures je roulais sur l’autoroute du nord, en direction de Bruxelles. Le ciel déroulait des trames sombres, comme les fils d’une dynamo néfaste. Au fil des kilomètres, le paysage changeait. Des bâtiments de briques rouges apparaissaient, telles des croûtes de sang qui se seraient insinuées à travers la campagne. J’avais l’impression de pénétrer dans les strates intérieures d’une tristesse brunâtre et sans retour. Le désespoir semblait pousser ici, parmi les herbes folles et les voies ferrées. À midi je passai la frontière. Une heure plus tard je roulais dans Bruxelles.

La capitale belge m’apparut comme une ville morne et sans éclat. Un Paris aux petits bras, qui aurait été dessiné par un artiste maussade. Je trouvai l’ambassade sans difficulté. C’était un immeuble d’architecture moderne — béton gris et balcons rectilignes. Itzhak Delter m’attendait dans le hall.

Il ressemblait à sa voix. C’était un colosse d’un mètre quatre-vingt-dix, mal à l’aise dans son costume impeccable. Arborant un visage massif, aux mâchoires agressives, et des cheveux blonds coupés en brosse, cet homme faisait plutôt songer à un soldat habillé en civil qu’à un subtil avocat roué, aguerri aux affaires diplomatiques. Tant mieux. Je préférais traiter avec un homme d’action. Nous n’allions pas perdre de temps en palabres inutiles.

Après une fouille en règle, Delter me fit pénétrer dans un petit bureau à la décoration anonyme. Il me proposa de m’asseoir. Je refusai. Nous parlâmes ainsi quelques minutes, debout l’un en face de l’autre. L’avocat me dépassait d’une tête, mais je me sentais sûr de moi, concentré sur ma rage et mes secrets. Delter m’annonça qu’il m’avait obtenu l’autorisation de rencontrer Sarah Gabbor. J’expliquai à mon tour que je disposais de plusieurs éléments qui pourraient éclairer l’affaire des diamants et disculper la jeune femme en tant que complice directe des trafiquants.

Sceptique, Delter voulut m’interroger avant que nous nous rendions à la prison. Je refusai. L’homme serra les poings, ses mâchoires jouèrent sous sa peau. Au bout de quelques secondes, Delter se détendit et sourit. Il dit de sa voix profonde : « Vous êtes un dur, Antioche. Allons. Ma voiture est en bas. Nous avons rendez-vous à 14 heures à la prison de Ganshoren. »

En route, Delter me demanda clairement si j’étais l’amant de Sarah. J’éludai la question. De nouveau il me demanda si j’étais juif. Je niai de la tête. Cette idée semblait l’obséder. Delter ne posa plus de questions. Il m’expliqua que Sarah Gabbor était une « cliente » très difficile. Elle refusait de parler à quiconque, même à lui, son avocat. Il admit également qu’elle avait manifesté, lorsqu’elle avait su que je venais à Bruxelles, le désir de me voir. Je réprimai un frisson. Ainsi, malgré tout, notre filin d’amour tenait toujours.

La banlieue ouest de Bruxelles aurait pu s’appeler « De Profundis ». Ce fut un voyage au cœur de la tristesse et de l’ennui. Les maisons brunes composaient une étrange nuée d’organes, sombres et luisants, comme pétrifiés dans leur sang coagulé.

« Nous arrivons », dit Delter en s’arrêtant devant un vaste édifice au portail encadré de colonnes carrées en granit. Deux femmes, armées de mitraillettes, montaient la garde. Au-dessus d’elles était gravé dans la pierre : « Tribunal des femmes ».

On nous annonça. Quelques secondes plus tard, une femme d’une cinquantaine d’années vint à notre rencontre. Un sale petit air suspicieux était plaqué sur son visage. Elle se présenta : Odette Wilessen, directrice de la prison. Avec un fort accent flamand, elle me répéta, en me fixant avec ses yeux d’oiseau funeste : « Sarah Gabbor a manifesté le désir de vous rencontrer. En fait, elle est au secret jusqu’à nouvel ordre, mais M. Delter ainsi que le juge d’instruction pensent qu’il serait positif que vous la voyiez. C’est une détenue difficile, monsieur Antioche. Je ne veux pas de complications supplémentaires. Sachez tenir votre place. »

Nous fîmes quelques pas, puis découvrîmes un petit jardin. « Attendez-moi ici », ordonna Odette Wilessen.


Elle disparut. Nous patientâmes près d’une fontaine de pierre. Cette atmosphère, silencieuse et compassée, rappelait celle d’un couvent. Rien d’ailleurs ne laissait présager que nous étions dans un établissement pénitentiaire. Nous étions entourés de bâtiments gris, à l’architecture classique, sans le moindre barreau aux fenêtres. La directrice revint, accompagnée de deux gardiennes, vêtues de bleu, qui la dépassaient de vingt bons centimètres. Odette Wilessen nous pria de la suivre. Nous longeâmes une allée d’arbres puis une porte s’ouvrit.

Au fond d’un long couloir, un haut portail vitré se dressait, à l’intérieur même de l’édifice. De larges barreaux plats, couleur bleu ciel, striaient la vitre épaisse et sale. Je compris pourquoi la prison était invisible jusqu’alors. C’était un bâtiment dans le bâtiment. Un bloc de ferraille et de verrous, cerné de pierre. Nous approchâmes. Sur un signe de la directrice, une femme, de l’autre côté, actionna une serrure. Un cliquetis retentit. Nous pénétrâmes alors dans un autre espace, confiné, embrumé, où perçaient des néons blancs et aveuglants.

Le couloir continuait. La peinture bleu clair recouvrait tout : les grilles, qui barraient les fenêtres étroites, les murs, à mi-hauteur, les serrures, les panneaux métalliques… Ici, le jour ne pénétrait qu’à grand-peine et les néons blafards devaient griller toute l’année, jour et nuit. Nous suivîmes les gardiennes. Il régnait un silence lourd et absolu, comme une pression des grands fonds.

Au bout du couloir, il fallut tourner à droite, glisser une nouvelle clé, ouvrir une nouvelle porte. Je croisai une porte dont la partie supérieure était vitrée. Des visages de femmes apparurent. Elles s’affairaient autour de petites machines à coudre. Les regards se fixèrent sur moi. À mon tour je les observai quelques secondes, puis je baissai les yeux et repris ma route. Sans m’en rendre compte, je m’étais arrêté pour scruter ces êtres emprisonnés, pour y lire la trace de leurs fautes, comme une marque de naissance qui aurait stigmatisé leur visage. Plusieurs portes se succédèrent et ce furent encore d’autres activités — informatique, poterie, travail du cuir…

Nous continuâmes. À travers des barreaux plats et écaillés, j’aperçus une tâche de jour, grise et morne. Des murs noirâtres entouraient une cour à ciel ouvert, au macadam fissuré, traversée par un filet de volley-ball. Le ciel de plomb ressemblait à un mur supplémentaire. Là, des femmes allaient et venaient, bras dessus, bras dessous, en fumant des cigarettes. Encore une fois leurs yeux m’enveloppèrent. Des pupilles d’êtres blessés, humiliés, meurtris. Des pupilles obscures et profondes, où perçait l’acuité d’un désir entremêlé de haine. « Allons », fit l’une des matonnes. Itzhak Delter me tira par le bras. D’autres serrures, d’autres cliquetis se succédèrent.

Enfin nous accédâmes au parloir. C’était une grande pièce, plus sombre encore, et plus sale. L’espace était séparé en deux, dans le sens de la longueur, par une barrière de vitres dont les contours de bois et les tablettes affichaient toujours la sinistre couleur de layette. L’architecte de la prison avait sans doute cru judicieux d’ajouter cette touche délicate aux finitions du blockhaus. Notre groupe s’arrêta sur le seuil de la salle. Odette Wilessen se tourna vers moi :

— Cette entrevue est exceptionnelle, monsieur Antioche, je vous le répète. Sarah Gabbor est une femme dangereuse. Pas de vague, monsieur. Pas de vague.

D’un coup de menton, Odette Wilessen m’indiqua la direction à suivre, le long des compartiments. Je m’avançai seul, croisant les boxes vides. Mon cœur cognait plus fort à mesure que les vitres défilaient. Soudain je dépassai une ombre. Je revins en arrière et sentis mes jambes se dérober sous moi. Je m’écroulai sur un siège, face à la vitre. De l’autre côté, Sarah me regardait, le visage fermé à double tour.

49

Ma kibboutznik portait maintenant les cheveux courts. Sa tignasse blonde était devenue une jolie coupe au carré, délicate et lisse. Son teint, à l’ombre des néons, avait pâli. Mais ses pommettes tenaient toujours la dragée haute à la douceur de ses yeux. C’était bien la même petite sauvageonne, belle et tenace, que j’avais connue parmi les cigognes. Elle prit le combiné de communication.

— Tu as une sale gueule, Louis.

— Tu es magnifique, Sarah.

— Qui t’a fait cette cicatrice au visage ?

— Un souvenir d’Israël.

Sarah haussa les épaules.

— Voilà ce que c’est de fouiner partout.

Elle portait une chemise bleue, ample, aux manches ouvertes. J’aurais voulu l’embrasser, perdre mes lèvres dans les contours de son corps, en dévorer les lignes âpres et légères. Il y eut un silence. Je demandai :

— Comment vas-tu, Sarah ?

— Comme ça.

— Je suis heureux de te voir.

— Tu appelles ça me voir ? Tu n’as jamais eu le sens des réalités…

Je passai la main sous la tablette afin de vérifier s’il n’y avait pas de micros cachés.

— Raconte-moi tout, Sarah. Depuis ta disparition à Beit She’an.

— Tu es venu pour jouer les taupes ?

— Non, Sarah. C’est tout le contraire. Ils m’ont autorisé à te rencontrer parce que j’ai promis de leur livrer des informations permettant de te disculper.

— Que vas-tu leur dire ?

— Tout ce qui pourra démontrer ton rôle mineur dans le trafic des diamants.

La kibboutznik haussa les épaules.

— Sarah, je suis venu pour te voir. Mais aussi pour savoir. Tu me dois la vérité. Elle peut nous sauver, toi et moi.

Elle éclata de rire et me jeta un regard glacial. Lentement, elle tira de sa poche un paquet de cigarettes, en alluma une, puis commença :

— Tout ce qui arrive est de ta faute, Louis. Enfonce-toi bien ça dans le crâne. Tout, tu entends ? Le dernier soir, à Beit She’an, lorsque tu m’as parlé des bagues des cigognes, tu m’as rappelé certaines choses auxquelles je n’avais pas prêté attention. Après la mort d’Iddo, j’avais rangé toutes ses affaires. Sa chambre, mais aussi son laboratoire, comme il appelait le gourbi où il soignait ses cigognes. En déplaçant son matériel, j’avais découvert une petite trappe, sous un enclos, dans laquelle étaient cachées des centaines de bagues métalliques, couvertes de sang. Sur le moment, je n’avais prêté aucune attention à ces trucs dégueulasses. Pourtant, par respect pour sa mémoire et sa passion d’ornithologue, j’avais laissé le sac de toile en place, dans la trappe. Puis j’avais oublié ce détail.

« Beaucoup plus tard, lorsque tu m’as expliqué ton idée de message placé dans les bagues, un déclic s’est produit. Je me suis souvenue du sac d’Iddo et j’ai compris : Iddo avait découvert ce que tu cherchais. C’est pourquoi il s’était armé et disparaissait des journées entières. Chaque jour il éliminait des cigognes et récupérait les bagues.

« Ce soir-là, j’ai choisi de ne rien te dire. J’ai attendu l’aube, patiemment, pour ne pas éveiller tes soupçons. Puis, quand tu es parti à l’aéroport Ben-Gourion, je suis retournée dans la cahute et j’ai exhumé les morceaux de fer. J’ai ouvert une bague à l’aide d’une pince. Tout à coup, un diamant m’a sauté dans la main. Je n’en croyais pas mes yeux. J’ai aussitôt ouvert une autre bague. Il y avait dedans plusieurs autres pierres, plus petites. J’ai recommencé ainsi une dizaine de fois. À chaque fois je découvrais des diamants. Le miracle se répétait à l’infini. J’ai renversé le sac et hurlé de joie : il y avait là au moins mille bagues.

— Alors ?

— Alors, j’étais riche, Louis. Je disposais des moyens de m’enfuir, d’oublier les poissons, la boue et le kibboutz. Mais d’abord je voulais être sûre. J’ai préparé un sac de voyage, embarqué quelques armes et pris le bus pour Netanya, la capitale des diamants.

— J’ai suivi ta trace jusqu’à là-bas.

— Comme tu vois, ça n’a pas servi à grand-chose.

Je ne répondis rien, Sarah poursuivit :

— J’ai trouvé là-bas un tailleur de pierres qui m’a acheté un diamant. Le bonhomme m’a arnaquée, mais il n’a pu me cacher la qualité extraordinaire de ces pierres. Le pauvre vieux ! Son émotion se lisait sur son visage. Je possédais donc une fortune. À ce moment, j’étais si exaltée que je n’ai même pas réfléchi à la situation, je n’ai même pas songé aux cinglés qui trafiquaient des pierres précieuses par cigognes interposées. Je savais seulement une chose : ces mecs avaient tué mon frère et cherchaient toujours les diamants. J’ai loué une voiture, puis foncé à Ben-Gourion. Là, j’ai pris le premier vol pour l’Europe. Ensuite j’ai voyagé encore et planqué les diamants en lieu sûr.

— Et puis ?

— Une semaine a passé. Les producteurs indépendants vendent en général leurs diamants à Anvers. Je devais donc aller là-bas et jouer serré. Discrètement et rapidement.

— Tu… tu étais toujours armée ?

Sarah ne put réprimer un sourire. Elle dressa vers moi son index, armant avec son pouce un pistolet imaginaire.

— Monsieur Glock m’a suivie partout.

Un court instant, je pensai : « Sarah est folle. »

— J’ai décidé de tout fourguer à Anvers, continua-t-elle, par sachets de dix ou quinze pierres, tous les deux jours. Le premier jour, j’ai repéré un vieux juif, dans le genre du tailleur de Netanya. J’ai obtenu 50 000 dollars, en quelques minutes. Le surlendemain, je suis revenue et j’ai changé d’interlocuteur : 30 000 de mieux. La troisième fois, alors que j’étais en train d’ouvrir mon enveloppe, une main s’est posée sur moi. J’ai entendu : « Pas un geste. Vous êtes en état d’arrestation. » J’ai senti le canon dans mon dos. J’ai perdu la tête, Louis. En un éclair, j’ai vu tous mes espoirs réduits à néant. J’ai vu mon fric, mon bonheur, ma liberté s’évanouit : Je me suis retournée, Glock en main. Je ne voulais pas tirer, juste maîtriser ce petit flic de merde qui croyait pouvoir me stopper dans ma course. Mais ce con braquait sur moi un Beretta 9 mm, chien levé. Je n’avais pas le choix : j’ai tiré une seule fois, droit au front. Le mec s’est étalé sur le sol, la moitié du crâne en moins. (Sarah rit d’un rire mauvais.) Il n’avait même pas effleuré la gâchette. J’ai repris mes pierres tout en tenant en joue les diamantaires. Ils étaient terrifiés. Ils pensaient sans doute que j’allais les voler. Je suis sortie à reculons. J’ai cru un bref instant que j’allais m’en sortir. C’est alors que les vitres se sont refermées. Je suis restée coincée dans ce putain de bocal.

— J’ai lu tout ça dans les journaux.

— L’histoire ne s’arrête pas là, Louis.

Sarah écrasa nerveusement sa cigarette, plus souveraine que jamais.

— L’homme qui a tenté de m’arrêter était un agent fédéral suisse, un nommé Hervé Dumaz. Pour les autorités belges, l’affaire devenait plutôt compliquée. Un flic suisse, tué en Belgique, par une Israélienne. Et une fortune en diamants, dont la provenance demeurait une énigme. Les Belges ont commencé à m’interroger. Puis mon avocat, Delter, a pris le relais. Ensuite, une délégation suisse a déboulé. Bien star, je n’ai rien dit. À personne. Mais j’ai réfléchi : pourquoi un petit inspecteur de Montreux m’aurait-il suivie jusqu’à Anvers, alors que personne ne savait que j’étais en Belgique ? Je me suis alors souvenue du « flic étrange » dont tu m’avais parlé et j’ai compris que c’était toi qui avais placé Dumaz sur ma trace, pendant que tu continuais à courir après tes cigognes et tes trafiquants. J’ai compris que c’était toi, fils de pute, qui m’avais mis ce flic entre les pattes.

Je pâlis et balbutiai :

— Tu étais en danger. Dumaz devait te protéger jusqu’à mon retour…

— Me protéger ?

Sarah éclata d’un rire si fort qu’une des gardiennes s’approcha, arme au poing. Je lui fis signe de s’éloigner.

— Me protéger ? reprit Sarah. Tu n’as donc pas compris qui était Dumaz ? Qu’il travaillait avec les trafiquants que tu recherchais ?

Le glas des derniers mots me frappa au ventre. Mon sang se figea. Avant que j’aie pu rien dire, Sarah poursuivit :

— Depuis qu’on m’interroge, j’ai appris beaucoup de choses sur ces diamants. Beaucoup plus que je ne pourrais jamais leur en raconter. Delter est venu une fois avec un officier d’Interpol, un Autrichien nommé Simon Rickiel. Pour me persuader de coopérer, ils m’ont raconté quelques histoires très instructives. Notamment celle d’Hervé Dumaz, flic véreux qui arrondissait ses fins de mois en remplissant des missions de sécurité, plus ou moins troubles, auprès de sociétés plus troubles encore. Lors du grabuge, de nombreux témoins ont reconnu Dumaz. Ils ont déclaré que chaque printemps, Dumaz accompagnait Bôhm à Anvers, qui vendait ses pierres là-bas — le même genre que les miennes : des petits diamants, d’une qualité unique. L’histoire commence à se dessiner dans ta tête ? (Sarah rit encore, puis alluma une nouvelle cigarette.) J’ai connu des pigeons, mais des comme toi, jamais.

Mon cœur cognait à se rompre. En même temps, tout devenait clair : la rapidité avec laquelle Dumaz avait obtenu les informations sur le vieux Max, sa conviction que toute l’affaire reposait sur un trafic de diamants, son obstination à m’envoyer en Centrafrique. Hervé Dumaz connaissait Max Bôhm, mais il ignorait la nature de la filière. Il m’avait donc utilisé, à mon insu, pour retrouver les diamants disparus et découvrir les rouages du système. Une profonde nausée me barrait la gorge.

— Je veux t’aider, Sarah.

— Je n’ai pas besoin de ton aide. Mon avocat va me sortir de là. (Elle rit.) Je n’ai pas peur des Belges, ni des Suisses. Nous sommes les plus forts, Louis. N’oublie jamais ça.

Le silence, de nouveau, s’imposa. Au bout de quelques secondes, Sarah reprit, à mi-voix :

— Louis, nous n’en n’avons jamais parlé ensemble…

— Quoi ?

Sa voix était légèrement enrouée.

— Les cigognes apportent-elles des bébés, dans ton pays ?

Sur l’instant, je ne saisis pas la question. Enfin je répondis :

— Oui… Sarah.

— Sais-tu pourquoi on raconte ça ?

Je me tortillai sur mon siège et m’éclaircis la voix. Deux mois auparavant, lorsque je préparais mon voyage, j’avais étudié cette question particulière. Je racontai à Sarah la légende germanique selon laquelle la déesse Holda avait fait de la cigogne son émissaire. Cette divinité gardait, dans les endroits humides, les âmes des défiants tombées du ciel avec l’eau de la pluie. Elle les réincarnait alors dans des corps d’enfants et chargeait la cigogne de les apporter aux parents.

J’expliquai aussi que, partout, en Europe ou au Proche-Orient, on croyait à cette vertu particulière des oiseaux au bec orange. Même au Soudan, les volatiles avaient la réputation d’apporter les enfants. Mais là-bas on vénérait une cigogne noire, qui déposait des bébés noirs sur le toit des cases… Je racontai d’autres anecdotes, apportai d’autres détails, mêlés de charme et de tendresse. Ce fut un instant de pur amour, aussi bref qu’éternel. Lorsque j’eus achevé mon récit, Sarah murmura :

— Nos cigognes ne nous ont apporté que la violence et la mort. C’est dommage, je n’aurais pas été contre.

— Contre quoi ?

— Des enfants. Avec toi.

L’émotion déferla sur mon cœur comme une pieuvre de feu. Je me levai d’un bond et plaquai mes mains brûlées sur la paroi transparente. Je hurlai : « Sarah ! » Ma femme sauvage baissa les yeux et renifla. D’un coup, elle se leva et souffla :

— Tire-toi, Louis. Vite, tire-toi.

Mais c’est elle qui prit la fuite, sans se retourner. Telle une Eurydice moderne — au fond d’un enfer de bois bleu ciel.

50

— Je souhaite rencontrer Simon Rickiel.

Itzhak Delter fronça les sourcils. Sa mâchoire en enclume s’entrouvrit :

— Rickiel, le type d’Interpol ?

— Oui, répliquai-je. C’est avec lui que je souhaite m’entretenir.

Delter joua des épaules. Je perçus le froissement de sa veste. Nous étions dans le jardin de la prison de Ganshoren.

— Ça n’était pas prévu ainsi. C’est avec moi que vous devez parler. Votre témoignage me concerne en priorité : je dois juger de son intérêt pour la défense de ma cliente.

— Vous n’avez pas compris, Delter. Je ne suis pas en train de vous doubler. Mes révélations n’ont qu’un but épargner à Sarah une peine de prison maximale. Mais cette affaire se déploie sur un plan international. Mon témoignage doit aussi être écouté par un homme d’Interpol, qui connaît la situation.

J’appuyai mes dernières paroles d’un sourire. Delter tirait la gueule. En fait, ma requête visait à éviter toute manipulation de sa part. Les propos de Sarah m’avaient fait comprendre que Rickiel détenait beaucoup d’informations. Cigognes ou pas cigognes, Max Bôhm était dans le collimateur de la police internationale depuis un moment. En présence de l’officier, je parlerais en terrain de connaissance. De sa voix grave, Delter bourdonna :

— Vous vous foutez de moi, Antioche. On ne se moque pas impunément d’un avocat de mon calibre.

— Gardez vos menaces et appelez Rickiel. Je vous dirai tout, à tous les deux.

Delter me précéda vers le portail de granit : Nous primes sa voiture puis traversâmes la banlieue sous une fine bruine, jusqu’à Bruxelles. Durant le trajet, l’avocat ne dit pas un mot. Enfin, nous stoppâmes devant un immense bâtiment noir datant du siècle dernier, coincé entre deux horloges. La façade était percée de hautes fenêtres, déjà allumées. Des gardes armés affrontaient la pluie sans broncher, sous des gilets pare-balles.

Nous empruntâmes un large escalier. Au deuxième étage, Delter prit une suite de couloirs interminables, qui alternaient parquet grinçant et tapis râpés. Il semblait ici chez lui. Enfin, nous entrâmes dans un petit bureau de police, modèle standard — murs crados, lampe blafarde, meubles en tôle et machines à écrire datant d’avant-guerre. Delter s’entretint quelques minutes avec deux hommes en bras de chemise, presque aussi balèzes que lui, portant à l’épaule des Magnum 38. Je me demandai quel genre de veste pouvait dissimuler de tels engins.

Les hommes me lancèrent un regard morne. L’un d’eux passa derrière un bureau et posa les questions usuelles : nom, prénom, date de naissance, situation familiale… Il voulut ensuite prendre mes empreintes digitales. Par pure provocation, je dressai devant lui mes paumes rosâtres, lisses et anonymes. Cette vision lui causa un choc. Il bougonna quelques excuses puis s’éclipsa dans un autre bureau. Entre-temps, Itzhak Delter avait lui aussi disparu.

Je patientai un long moment. Personne ne daignait m’expliquer ce que j’attendais exactement. Je restai assis, à ruminer mes remords. L’entrevue avec Sarah m’avait bouleversé. Mes erreurs — et leurs conséquences — tournaient dans mon esprit, sans que je puisse arguer quoi que ce soit pour ma défense. Le crime, qu’on le pratique ou qu’on l’affronte, est un métier, qui exige intuition et expérience. Il ne suffisait pas d’être suicidaire pour être efficace.

Delter réapparut. Il était accompagné par un curieux personnage, un petit homme à la mine chiffonnée, dont la moitié supérieure du visage était glacée par d’épaisses lunettes en culs de bouteille. Cette frêle silhouette était engloutie dans un pull de camionneur à fermeture à glissière et un lourd pantalon de velours côtelé. Le bouquet était ses chaussures : l’homme portait d’énormes chaussures de sport, aux semelles épaisses et aux hautes languettes. De véritables pompes de rappeur. Enfin, à la ceinture, enfoui dans les replis du pull, on discernait un pistolet automatique : un Glock 17, modèle 9 millimètres parabellum — la copie conforme de celui de Sarah.

Delter s’inclina et fit les présentations :

— Voici Simon Rickiel, Louis. Officier d’Interpol. Dans l’affaire qui nous concerne, il est notre interlocuteur privilégié. (Il se tourna vers le petit homme.) Simon, je vous présente Louis Antioche, le témoin dont je vous ai parlé.

L’utilisation de mon prénom démontrait que l’avocat était décidé à jouer le jeu. Je me levai et m’inclinai à mon tour, gardant mes mains dans le dos. Rickiel me gratifia d’un bref sourire. Son visage était coupé en deux : ses lèvres s’arquaient alors que toute la partie supérieure était immobile, comme emprisonnée dans un bocal. J’imaginais d’une autre façon les officiers de la police internationale.

— Suivez-moi, dit l’Autrichien.

Son bureau ne ressemblait pas aux autres pièces. Les murs étaient immaculés, le parquet sombre et étincelant. Un large meuble de bois se dressait au milieu, supportant un matériel informatique dernier cri. Je repérai un terminal de l’agence Reuter — qui diffusait, en temps réel, toute l’actualité mondiale — et un second terminal qui affichait d’autres informations, sans doute spécifiques à Interpol.

— Asseyez-vous, ordonna Rickiel en se glissant derrière son bureau.

Je pris un siège. Deller s’assit en retrait. De but en blanc, l’Autrichien résuma :

— Bien. Maître Delter m’a expliqué que vous souhaitiez témoigner, de votre propre gré. Il semble que vous déteniez des éléments qui pourraient nous éclairer sur cette affaire et peut-être alléger les charges qui pèsent sur Sarah Gabbor. C’est bien cela ?

Rickiel s’exprimait en français, sans l’ombre d’un accent.

— Absolument, répondis-je.

Le flic marqua un temps. Il se tenait la tête dans les épaules, les bras croisés sur son bureau. Les écrans des ordinateurs se reflétaient dans ses lunettes, comme autant de petites lucarnes laiteuses. Il reprit :

— J’ai parcouru votre dossier, monsieur Antioche. Votre « profil » est pour le moins atypique. Vous déclarez être orphelin. Vous n’êtes pas marié et vous vivez en solitaire. Vous avez trente-deux ans mais vous n’avez jamais exercé d’activité professionnelle. En dépit de cela, vous vivez dans l’opulence et habitez un appartement boulevard Raspail, à Paris. Vous expliquez ce confort par l’attention particulière que vous portent vos parents adoptifs, Nelly et Georges Braesler, riches propriétaires dans la région du Puy-de-Dôme. Vous déclarez également mener une existence retirée et sédentaire. Pourtant, vous revenez d’un voyage à travers le monde, qui semble avoir été plutôt mouvementé. J’ai vérifié certains éléments. On retrouve votre trace notamment en Israël et en Centrafrique, dans des conditions très particulières. Dernier paradoxe : vous arborez des allures de dandy délicat, mais vous avez le visage traversé par une cicatrice toute fraîche — et je ne parle pas de vos mains. Qui êtes-vous donc, monsieur Antioche ?

— Un voyageur égaré dans un cauchemar.

— Que savez-vous sur cette affaire ?

— Tout. Ou presque.

Rickiel émit un petit rire dans ses épaules.

— Cela promet. Pouvez-vous nous expliquer par exemple l’origine des diamants qui étaient en possession de Mlle Sarah Gabbor ? Ou pourquoi Hervé Dumaz a fait mine d’arrêter la jeune femme sans prévenir les services de sécurité de la Beurs von Diamanthandel ?

— Absolument.

— Très bien. Nous vous écoutons et…

— Attendez, l’interrompis-je. Je vais m’exprimer ici sans avocat ni protection, et de surcroît dans un pays étranger. Quelles garanties pouvez-vous m’offrir ?

Rickiel rit de nouveau. Ses yeux étaient froids et immobiles, parmi les lueurs informatiques.

— Vous parlez comme un coupable, monsieur Antioche. Tout dépend de votre degré d’implication dans cette affaire. Mais je peux vous assurer qu’en qualité de témoin vous ne serez ni inquiété ni tourmenté par des tracasseries administratives. Interpol a l’habitude de travailler sur des affaires qui mêlent les cultures et les frontières. C’est seulement ensuite, selon les pays impliqués, que les choses se compliquent. Parlez, Antioche, nous ferons le tri. Nous allons pour l’heure vous écouter d’une manière informelle. Personne ne notera ou n’enregistrera vos propos. Personne ne consignera votre nom, à quelque titre que ce soit, dans le dossier. Ensuite, selon l’intérêt de vos informations, je vous demanderai de répéter votre témoignage à d’autres personnes de notre service. Vous deviendrez alors « témoin officiel ». Dans tous les cas, je vous garantis que, si vous n’avez ni tué ni volé personne, vous repartirez de Belgique en toute liberté. Cela vous convient-il ?

Je déglutis et tirai rapidement un trait mental sur mes crimes personnels. Je résumai les principaux événements des deux derniers mois. Je racontai tout, sortant de mon sac, au fil du récit, les objets qui donnaient corps à mes paroles : les fiches de Max Bôhm, le petit cahier de Rajko, le rapport d’autopsie de Djuric, le diamant donné par Wilm, à Ben-Gourion, le certificat de décès de Philippe Bôhm, le constat signé par sœur Pascale, la « cassette-confession » d’Otto Kiefer… En guise d’épilogue, je posai sur le bureau les tout premiers éléments découverts en Suisse : les photographies de Max Bôhm et la radiographie de son cœur, doté d’une capsule de titane.

Mon récit dura plus d’une heure. Je m’efforçai d’expliquer la double intrigue — celle des « voleurs de diamants » et celle du « voleur de cœurs » — et comment ces deux réseaux étaient liés entre eux. Je pris soin également de replacer le rôle de chacun, notamment celui de Sarah, impliquée malgré elle dans cette aventure, et celui d’Hervé Dumaz, flic crapuleux qui s’était servi de moi et aurait abattu Sarah sans aucun doute, après avoir récupéré les pierres précieuses.

Je m’arrêtai, observant les réactions de mes deux interlocuteurs. Le regard de verre de Rickiel scrutait mes pièces à conviction, sur le bureau. Un sourire s’était figé sur ses lèvres. Quant à Delter, ses mâchoires menaçaient de se décrocher tout à fait. Le silence se referma sur mes paroles. Rickiel dit enfin :

— Formidable. Votre histoire est simplement formidable.

Le visage me brûlait.

— Vous ne me croyez pas ?

— Disons, à 80 pour cent. Mais il y a dans ce que vous racontez une quantité de choses à vérifier, sinon à démontrer. Ce que vous appelez vos « preuves » est tout relatif. Les gribouillages d’un Tsigane, les conclusions d’une bonne sœur qui n’est pas médecin, un diamant isolé, sont plutôt de maigres indices que des preuves solides. Quant à votre cassette, nous allons l’écouter. Mais vous savez sans doute que ce type de document n’est pas recevable devant une cour de justice. Reste l’éventuel témoignage de Niels van Dötten, votre géologue sud-africain.

L’envie de casser ses lunettes au petit flic devint tout à coup irrépressible. Mais, obscurément, j’admirais aussi le sang-froid de l’Autrichien. Mon aventure aurait cloué n’importe quel autre auditeur — et Rickiel évaluait, mesurait, envisageait chaque aspect de l’histoire. L’officier poursuivit :

— Dans tous les cas, je vous remercie, Antioche. Vous éclairez de nombreux points qui nous tracassaient depuis un moment. Le meurtre de Dumaz n’a pas réellement surpris mess services car nous soupçonnions ce trafic de diamants depuis au moins deux années et disposions de sérieuses présomptions. Nous connaissions les noms : Max Bôhm, Hervé Dumaz, Otto Kiefer, Niels van Dötten. Nous connaissions le réseau : le triangle Europe/Centrafrique/Afrique du Sud. Mais il nous manquait l’essentiel : les courriers, c’est-à-dire les preuves. Depuis deux années, les acteurs de ce système étaient sous surveillance. Aucun d’entre eux n’a jamais emprunté, personnellement, la route des diamants. Aujourd’hui, grâce à vous, nous savons qu’ils utilisaient des oiseaux. Cela pourrait sembler extraordinaire, mais croyez-moi, j’en ai vu bien d’autres. Je vous félicite, Antioche. Vous ne manquez ni de ténacité ni de courage. Si vos cigognes vous lassent un jour, n’hésitez pas à venir me trouver : j’aurai du travail pour vous.

La tournure de la conversation me laissait pantois.

— Et… c’est tout ?

— Non, bien sûr. Nos entretiens ne font que commencer. Demain, nous consignerons tout cela par écrit. Le juge d’instruction doit également vous entendre. Votre témoignage permettra peut-être de renvoyer Sarah Gabbor en Israël, en attendant son procès. Vous n’avez pas idée du désir des criminels de purger leur peine dans leur propre pays. Nous passons notre vie à transférer des prisonniers. Voilà pour les diamants. Je suis beaucoup plus sceptique au sujet de votre mystérieux docteur.

Je me levai, le feu au visage.

— Vous n’avez rien compris, Rickiel. La filière des diamants est close. Tout est fini de ce côté-là. En revanche, un chirurgien cinglé continue de voler des organes à travers le monde. Ce dingue poursuit un but, obscur, inlassable, terrifiant. C’est une certitude. Il dispose de tous les moyens pour agir. Il n’y a aujourd’hui qu’une seule urgence : coincer ce salopard. L’arrêter avant qu’il ne tue, encore et encore, pour mener ses expériences.

— Laissez-moi juger des urgences, rétorqua Rickiel. Restez à l’hôtel, ce soir, à Bruxelles. Mes hommes vous ont réservé une chambre au Wepler. Ce n’est pas le grand luxe mais c’est plutôt confortable. Nous nous verrons demain.

Je frappai sur le bureau. Delter se leva d’un bond, Rickiel ne broncha pas. Je hurlai :

— Rickiel, un monstre court le monde ! Il tue et torture des enfants. Vous pouvez lancer des avis de recherche, consulter des terminaux, recouper des milliers d’événements, contacter les polices du monde entier. Faites-le, nom de Dieu !

— Demain, Antioche, murmura le flic, les lèvres frémissantes. Demain. N’insistez pas.

Je sortis en claquant la porte.

51

Quelques heures plus tard, je ruminais encore ma colère dans ma chambre d’hôtel. À bien des égards, je m’étais fait rouler. J’avais livré mes informations à l’OIPC–Interpol et je n’avais pratiquement rien obtenu en échange — en tout cas du point de vue de l’enquête. Ma seule consolation était que ma déposition allait jouer un rôle positif en faveur de Sarah.

A part cela, la soirée multipliait les impasses. J’avais appelé mon répondeur : aucun message. J’avais appelé le Dr Warel : sans résultat.

A vingt heures trente, le téléphone sonna. Je décrochai brutalement. La voix que j’entendis me surprit :

— Antioche ? Rickiel à l’appareil. J’aimerais parler avec vous.

— Quand ?

— Maintenant. Je suis en bas, au bar de l’hôtel.

Le bar du Wepler était moquetté de rose sombre et ressemblait plutôt à une alcôve destinée à des plaisirs troubles. Je découvris Simon Rickiel dans un fauteuil de cuir, emmitouflé dans son gros pull. Il grignotait avec circonspection quelques olives, un verre de whisky posé devant lui. Je me demandai s’il portait encore son Glock — et s’il aurait été aussi rapide que moi à dégainer.

— Asseyez-vous, Antioche. Et cessez de jouer au dur. Vous avez fait vos preuves.

Je m’assis et commandai un thé de Chine. J’observai quelques secondes Rickiel. Son visage était toujours happé par ses gros verres bombés, comme l’image d’un miroir à moitié embué.

— Je suis venu vous féliciter encore une fois.

— Me féliciter ?

— J’ai une certaine expérience du crime, vous savez. Je connais la valeur de votre enquête. Vous avez effectué du bon travail. Antioche. Vraiment. Mon offre d’embauche n’était pas une plaisanterie, tout à l’heure.

— Vous n’êtes pas venu pour ça, tout de même ?

— Non. Cet après-midi, j’ai compris votre déception. Vous pensez que je n’ai pas accordé assez de crédit à votre histoire de chirurgien criminel.

— Exact.

— Je ne pouvais en faire plus. En tout cas en présence de Delter.

— Quel est le rapport ?

— Cet aspect des choses ne le concerne pas.

Le serveur apporta mon thé. Son parfum lourd et âcre me rappela soudain l’humus de la forêt.

— Vous accordez donc foi à mes propos ?

— Oui. (Rickiel tripotait toujours ses olives, du bout d’un cure-dents.) Mais je vous l’ai dit : cet aspect nécessite un important travail d’investigation. De plus, il faudrait jouer franc jeu avec moi.

— Franc jeu ?

— Vous ne m’avez pas tout dit. On ne découvre pas de tels éléments sans faire de vagues.

Une goulée de thé m’offrit le loisir de masquer mon malaise. Je mis le cap sur l’innocence :

— Je ne vous suis pas, Rickiel.

— Très bien. Cet après-midi, nous avons évoqué Max Bôhm, Otto Kiefer, Niels van Dötten. De vrais criminels, mais aussi des sexagénaires, plutôt inoffensifs, vous en conviendrez. Or ces hommes étaient protégés.

Il y avait Dumaz, mais il y en avait d’autres. Beaucoup plus redoutables. J’en ai quelques-uns dans ma manche. Je vais vous donner des noms. Vous me direz ce qu’ils évoquent pour vous.

Rickiel eut un petit sourire ironique, avant d’avaler une olive.

— Miklos Sikkov.

Un uppercut au foie. Je desserrai légèrement les mâchoires :

— Je ne connais pas.

— Milan Kalev.

Sans doute le comparse de Silckov. Je murmurai :

— Qui sont ces hommes ?

— Des voyageurs. Dans votre genre, mais moins chanceux. Ils sont morts, tous les deux.

— Où ?

— On a retrouvé le corps de Kalev en Bulgarie, le 31 août, dans la banlieue de Sofia, la gorge tranchée par un tesson de verre. Sikkov est mort en Israël, le 6 septembre. En territoire occupé. Seize balles dans le visage. Deux affaires classées. Le premier meurtre a été perpétré lorsque vous étiez à Sofia, Antioche. L’autre, quand vous vous trouviez en Israël. Exactement au même endroit — à Balatakamp. Des hasards plutôt curieux, vous en conviendrez.

Je répétai :

— Je ne connais pas ces hommes.

Rickiel reprit son petit manège avec les olives. Des hommes d’affaires allemands venaient de pénétrer dans le bar. Bourrades et éclats de rire. Le flic, les lèvres luisantes, poursuivit :

— J’ai d’autres noms, Antioche. Que savez-vous de Marcel Minaôs, Yeta Iakovic, Ivan Tornoï ?

Les victimes du massacre de la gare de Sofia. Je déclarai, plus distinctement :

— Vraiment, ces noms ne m’évoquent rien.

— Bizarre, dit l’Autrichien, puis il but une gorgée d’alcool avant de reprendre : Savez-vous ce qui m’a poussé à travailler pour Interpol, Antioche ? Ce n’est pas le goût du risque. Encore moins celui de la justice.


Simplement la passion des langues. Depuis mon plus jeune âge, je m’intéresse à ce domaine. Vous ne soupçonnez pas l’importance des langues dans le monde criminel. Actuellement, les agents du FBI, aux Etats-Unis, travaillent d’attache pied à maîtriser les dialectes chinois. C’est le seul moyen pour eux de coincer les gangs des triades. Bref, il se trouve que je parle couramment le bulgare. (Nouveau sourire.) J’ai donc lu avec grande attention le certificat signé par le Dr Milan Djuric. Plutôt édifiant, terrifiant, même. J’ai également étudié un rapport de la police bulgare concernant un véritable massacre survenu dans la gare de Sofia, le 30 août au soir. Du travail de professionnel. Lors de cette tuerie, trois innocents ont péri — ceux que je viens de citer — Marcel Minaôs, Yeta Iakovic et un enfant, Ivan Tornoï. La mère de ce dernier a témoigné, Antioche. Elle est formelle : les tueurs visaient un quatrième homme, un Blanc, qui correspond à votre signalement. Quelques heures plus tard, Milan Kalev mourait dans un entrepôt, égorgé comme un animal.

Je renonçai à boire le Lapsang.

— Je ne comprends toujours pas, balbutiai-je.

Rickiel lâcha à son tour ses olives et me fixa dans les yeux. Ses verres reflétaient son verre d’alcool, comme de rousses étincelles de feu.

— Nos services connaissaient Kalev et Sikkov. Kalev était un mercenaire bulgare — plus ou moins médecin — qui avait l’habitude de torturer ses victimes avec un bistouri à haute fréquence. Pas de sang, peu de traces, mais des souffrances extrêmes, ciselées en finesse. Sikkov était instructeur militaire. Dans les années soixante-dix, il formait les troupes d’Amin Dada en Ouganda. C’était un spécialiste de l’armement automatique. Ces deux oiseaux étaient particulièrement dangereux.

Rickiel maintint un court silence puis lâcha sa bombe :

— Ils travaillaient pour Monde Unique.

Je feignis l’étonnement :

— Des mercenaires dans une organisation humanitaire ?

— Ils peuvent être parfois utiles, pour protéger les stocks ou assurer la sécurité du personnel.

— Où voulez-vous en venir, Rickiel ?

— À Monde Unique. Et à votre vaste hypothèse.

— Eh bien ?

— Vous estimez que Max Bôhm vivait, survivait, devrais-je dire, sous l’emprise d’un seul homme : le chirurgien virtuose qui l’avait sauvé d’une mort certaine, en août 1977 ?

— Absolument.

— Selon vous, ce docteur exerçait son influence sur Bôhm à travers Monde Unique. C’est pourquoi le vieux Suisse a légué toute sa fortune à l’organisation, c’est bien cela ?

— Oui.

Rickiel plongea la main sous son vaste pull et en sortit un mince dossier d’où il extirpa une feuille dactylographiée.

— Alors je voudrais vous signaler certains faits qui, je crois, corroborent vos suppositions.

L’étonnement me coupait le souffle.

— J’ai mené moi aussi une investigation sur l’association. Monde Unique garde bien ses secrets. Il est difficile de connaître avec précision l’étendue de ses activités, le nombre de ses docteurs, de ses donateurs. Mais j’ai découvert, du côté de Bôhm, plusieurs faits troublants. Max Bôhm versait la majeure partie de ses gains crapuleux à MU. Chaque année, il « donnait » à l’association plusieurs centaines de milliers de francs suisses. Ces informations sont, à mon avis, incomplètes. Bôhm utilisait plusieurs banques et, bien sûr, des comptes numérotés. Il est donc difficile d’avoir une idée exacte de ses véritables transferts de fonds. Mais une chose est certaine : il appartenait au Club des 1001. Vous connaissez le système, sans doute. Ce que vous ignorez, en revanche, c’est que Bôhm avait versé à l’époque de la création du club un million de francs suisses — pratiquement un million de dollars. Nous étions en 1980 — deux années après le début du trafic de diamants.

Stupeur. Lumière. Déclics. Le vieux Max reversait ses gains à Monde Unique, et non directement au « toubib ». Soit l’organisation se chargeait de rétribuer le Monstre, soit, plus simplement, elle finançait en son nom propre les « expériences » du chirurgien. Rickiel continuait :

— Vous m’avez dit que Dumaz n’avait jamais trouvé le lieu où Bôhm se faisait soigner. Aucune trace de l’ornithologue dans les cliniques suisses, françaises ou allemandes. Je pense savoir où ce transplanté réalisait ses analyses, en toute discrétion. Au centre Monde Unique de Genève, qui dispose d’un matériel médical performant. Encore une fois, Bôhm payait cette prestation au prix fort, et l’organisation ne pouvait lui refuser ce petit « service ».

Je tentai de boire une gorgée de thé. Mes doigts tremblaient. Sans nul doute, Rickiel voyait juste.

— Qu’est-ce que cela prouve, à votre avis ?

— Que Monde Unique cache décidément quelque chose. Et que votre « toubib » occupe là-bas un poste de haute responsabilité, qui lui permet d’engager des hommes comme Kalev et Sikkov, de financer ses propres expériences, de rendre des « services » au cardiaque le plus précieux du monde : le dompteur de cigognes.

Rickiel avait caché son jeu : lorsque je l’avais rencontré cet après-midi, il en savait déjà plus sur Monde Unique que sur le trafic de diamants lui-même. Comme lisant dans mes pensées, il poursuivit :

— Avant de vous rencontrer, Antioche, je connaissais les liens étranges qui unissaient Max Bôhm et Monde Unique — mais je ne me doutais pas de la piste spécifique des cœurs. Les meurtres de Rajko et de Gomoun appartiennent à une série plus vaste. Depuis que nous nous sommes quittés, j’ai procédé à une recherche informatique. J’ai lancé, grâce à nos terminaux, une investigation concernant les meurtres ou accidents violents survenus depuis dix années, dont la caractéristique était la disparition du cœur de la victime — vous ne vous doutez pas du nombre de choses aujourd’hui informatisées parmi les pays membres de l’OICP Le caractère unique du rapt d’un cœur nous a facilité les choses. La liste est sortie ce soir, à vingt heures. Elle est loin d’être exhaustive, votre « voleur » opérant plutôt dans des pays en crise ou très pauvres, sur lesquels nous n’avons pas toujours de renseignements. Mais cette liste est suffisante. Et elle colle sacrément le frisson. La voici.

Ma tasse vola en éclats. Le thé brûlant se répandit sur mes mains insensibles. J’arrachai la liste des mains de Rickiel. C’était le palmarès maléfique, rédigé en anglais, du voleur d’organes :

21/08/91. Gomoun. Pygmée. Sexe féminin. Née aux environs de juin 1976. Morte le 21/08/91, près de Zoko, province de Lobaye, République du Centrafrique. Circonstances de la mort : accident / attaque de gorille. Particularités : nombreuses mutilations / disparition du cœur. Groupe sanguin : B Rh’. Type HLA : Aw19,3-B37,5.


22/04/91. Nom : Rajko Nicolitch. Tsigane. Sexe masculin. Né aux environs de 1963, Iskenderum, Turquie. Mort le 22/04/91, dans la forêt dite « aux eaux claires », près de Sliven, Bulgarie. Circonstances de la mort : meurtre. Affaire non résolue. Particularités : mutilations / disparition du cœur Groupe sanguin : O Rh’. Type HLA : Aw19,3-B37,5.


03/11/90. Nom : Tasmin Johnson. Hottentot. Sexe masculin. Né le 16 janvier 1967, près de Maseru, Afrique du Sud. Mort le 03/11/90, aux environs de la mine de Waka, Afrique du Sud. Circonstances de la mort : attaque fauve. Particularités : mutilations / disparition du cœur Groupe sanguin : A Rh’. Type HLA : Aw19,3-B37,5


16/03/90. Nom : Hassan al Begassen. Sexe masculin. Né aux environs de 1970, près de Djebel al Fau, Soudan. Mort le 16/03/90, dans les cultures irriguées du village n° 16. Circonstances de la mort : attaque animal sauvage. Particularités mutilations / disparition du cœur. Groupe sanguin : AB Rh’. Type HLA : Aw19,3-B37,5.


04/09/88. Nom : Ahmed Iskam. Sexe masculin. Né le 05 décembre 1962, à Bethléem, Territoires occupés, Israël. Mort le 04/09/88, à Beit Jallah. Circonstances de la mort : meurtre politique. Affaire non résolue. Particularités : mutilations / disparition du cœur Groupe sanguin : O Rh’. Type HLA : Aw19,3-B37,5.


La liste continuait ainsi, sur plusieurs pages, jusqu’en 1981 — date à laquelle commençait l’analyse informatique. On pouvait supposer qu’elle remontait beaucoup plus loin dans la réalité. Plusieurs dizaines d’enfants ou d’adolescents, de sexe masculin ou féminin, avaient été ainsi suppliciés, à travers le monde, avec pour seul point commun, le typage HLA : Aw19,3-B37,5. L’acuité du système me donnait le vertige. Ce que j’avais soupçonné en découvrant la similitude des groupes de Gomoun et de Rajko se confirmait à une échelle démente. Rickiel reprit, donnant une voix à mes propres pensées :

— Vous comprenez n’est-ce pas ? Votre animal ne se livre pas à un trafic, ni même à des expériences hasardeuses. Sa quête est infiniment plus fine. Il cherche des cœurs appartenant à un seul et même groupe tissulaire, au fil de la planète.

— Est-ce… tout ?

— Non. Je vous ai apporté autre chose.

Rickiel fouilla dans son vaste pull et puisa un sac de plastique noir. Je compris la raison de son lainage : il pouvait cacher là-dessous n’importe quoi. Il posa l’objet sur la table. Nouvelle stupeur. Le sac contenait des chargeurs de Glock, calibre 45, enveloppés dans un ruban adhésif argenté. J’interrogeai du regard l’officier d’Interpol.

— J’ai pensé que de telles provisions pourraient vous servir. Ces « stocks » sont revêtus d’un adhésif plombé, annulant l’effet des rayons X des aéroports. Votre arme n’est pas un mystère, Antioche. Les flingues en polymères sont les nouvelles armes des voyageurs, notamment des terroristes. Sarah Gabbor utilisait aussi un Glock, calibre 9 millimètres parabellum. Et n’oubliez pas « l’accident » de Sikkov : seize balles de 45 dans le visage.

Je fixais maintenant les chargeurs : au moins 150 balles de 45, autant de promesses de mort et de violence. Simon Rickiel conclut d’une voix blanche :

— Je vous l’ai déjà dit : l’OIPC–Interpol a l’habitude d’enquêter sur des affaires complexes. Nous pouvons. aussi, le cas échéant, déléguer, afin de gagner du temps. Je suis certain que vous pouvez débusquer le voleur de cœurs. Bien avant nous, qui devons régler l’affaire des diamants, vérifier vos propos, retrouver van Dötten… Je vous ai menti tout à l’heure : votre témoignage de cet après-midi a été enregistré sur DAT, et aussitôt retranscrit sur ordinateur. Votre déposition est là, dans ma poche. Signez-la. Et disparaissez. Vous êtes seul, Antioche. Et c’est votre force. Vous pouvez pénétrer Monde Unique et dénicher ce salopard. Retrouvez-le, retrouvez l’homme qui a infligé de tels supplices à Rajko, à Gomoun, à toutes ces victimes. Retrouvez-le. Et faites-en ce que bon vous semble.

52

Lorsque je pénétrai dans ma chambre, le voyant lumineux de mon poste de téléphone clignotait. J’arrachai le combiné et composai l’indicatif du standard.

— Louis Antioche, chambre 232. Ai-je des messages ?

Un accent belge bien frappé me répondit :

— Monsieur Antioche… Antioche… Je regarde… dis les touches de l’ordinateur qui on pianotait.

Au creux de mon avant-bras, mes veines palpitaient et oscillaient sous la peau, telles des entités indépendantes.

— Une certaine Catherine Warel vous a téléphoné à vingt et une heures quinze. Vous n’étiez pas dans votre chambre.

J’étouffais de colère :

— J’avais demandé qu’on me passe mes communications au bar !

— Notre service a changé à vingt et une heures. Je suis désolé — l’ordre n’a pas été transmis.

— A-t-elle laissé un numéro où la rappeler ?

La voix m’énuméra les coordonnées personnelles de Catherine Warel. Je composai aussitôt les dix chiffres. La sonnerie retentit deux fois et j’entendis la voix de rocaille du docteur : « Allô ? »

— Antioche. Avez-vous du nouveau ?

— Je détiens vos informations. C’est incroyable. Vous aviez raison sur toute la ligne. J’ai obtenu la liste des médecins francophones qui ont séjourné en Centrafrique ou au Congo ces trente dernières années. Il existe un nom qui pourrait correspondre à votre homme. Mais quel nom ! Il s’agit de Pierre Sénicier, le vrai précurseur de la transplantation cardiaque. Un chirurgien français qui a réalisé la première greffe sur un homme, avec le cœur d’un singe, en 1960.

Tout mon corps vibrait de tremblements fiévreux. Sénicier. Pierre Sénicier. En traits de ténèbres dans mon esprit, surgit l’extrait d’encyclopédie que j’avais lu à Bangui : « … en janvier 1960, le docteur français Pierre Sénicier avait implanté le cœur d’un chimpanzé dans le thorax d’un malade de soixante-huit ans parvenu au dernier stade d’une insuffisance cardiaque irréversible. L’opération réussit. Mais le cœur greffé ne fonctionna que quelques heures… »

Catherine Warel poursuivait :

— L’histoire de ce véritable génie est connue dans les milieux de la médecine. À l’époque, sa transplantation a fait beaucoup de bruit, puis Sénicier a brutalement disparu. On a dit alors qu’il avait eu des ennuis avec l’ordre des médecins — on le soupçonnait d’avoir réalisé des expériences interdites, des manipulations clandestines. Sénicier est parti se réfugier, avec sa famille, en Centrafrique. Il est devenu, paraît-il, l’homme des bonnes causes, le médecin des Noirs. Une sorte d’Albert Schweitzer, si vous voulez. Sénicier pourrait être votre homme. Toutefois, un fait ne colle pas…

— Lequel ? murmurai-je d’une voix brisée.

— Vous m’avez bien dit que Max Bôhm avait été opéré en août 1977 ?

— Absolument.

— Vous êtes sûr de la date ?

— Certain.

— Alors, ça ne peut être Sénicier qui a effectué l’opération.

— Pourquoi ?

— Parce que, en 1977, ce chirurgien était mort. À la fin de l’année 1965, le jour de la Saint Sylvestre, lui et sa famille ont été agressés par des prisonniers libérés par Bokassa, la nuit même du coup d’Etat. Ils ont tous péri, Pierre Sénicier, son épouse et leurs deux enfants, dans l’incendie qui a détruit leur villa. Pour ma part, je n’étais pas au courant mais… Louis, vous êtes là ? Louis… Louis ?

53

Quand vient l’été, en zone arctique, la banquise se fissure et s’ouvre, comme à contrecœur, sur les eaux noires et glacées de la mer de Béring.

Tel était mon esprit à cet instant. La foudroyante révélation de Catherine Warel bouclait d’un couple cercle infernal de mon aventure. Un seul être au monde pouvait encore éclairer ma sinistre lanterne : Nelly Braesler, ma mère adoptive.

Pied au plancher, je roulais maintenant en direction du centre de la France. Six heures plus tard, aux confins de la nuit, je dépassai Clermont-Ferrand puis cherchai le bourg de Villiers, situé à quelques kilomètres à l’est. L’horloge de mon tableau de bord indiquait cinq heures trente. Enfin le petit village passa dans mes phares. Je tournai et retournai, trouvai enfin la maison des Braesler. Je pilai le long du mur d’enclos.

Le jour se levait. Le paysage, roussi par l’automne, ressemblait à une forêt pétrifiée dans ses flammes. Tout était frappé d’un calme indicible. Des canaux noirs affleuraient les hautes herbes, les arbres dénudés griffaient le ciel gris et lisse.

Je pénétrai dans la cour du manoir qui formait un U de pierre. À ma gauche, à cent mètres, je repérai Georges Braesler, déjà debout, parmi de larges cages où s’ébrouaient des oiseaux de couleur cendrée. Il se tenait de dos et ne pouvait me voir. Je traversai la pelouse en silence et me glissai dans la maison.

A l’intérieur, tout était de pierre et de bois. Des larges embrasures, taillées dans le roc, s’ouvraient sur les jardins. Des meubles de chêne se dressaient, dégageant une forte odeur de cire. Des lustres en fer forgé découpaient leurs ombres sur les dalles du sol. Il régnait ici une dureté de Moyen Age, un parfum de noblesse cruelle et aveugle. Je me trouvai dans un refuge, à l’abri du temps. Un véritable repaire d’ogres, retranchés dans leurs privilèges.

— Qui êtes-vous ?

Je me retournai et découvris la maigre silhouette de Nelly, ses petites épaules et son visage de craie alangui par l’alcool. La vieille femme me reconnut à son tour et dut s’adosser au mur, en balbutiant :

— Louis… Que faites-vous ici ?

— Je suis venu te parler de Pierre Sénicier.

Nelly s’approcha en vacillant. Je remarquai que sa perruque blanche, légèrement bleutée, était de travers. Ma mère adoptive n’avait sans doute pas dormi et était déjà saoule. Elle répéta :

— Pierre… Pierre Sénicier ?

— Oui, dis-je d’une voix neutre. Je crois que l’âge de raison est venu pour moi. L’âge de raison et de la vérité, Nelly.

La vieille femme baissa les yeux. Je vis ses paupières battre lentement puis, contre toute attente, ses lèvres esquissèrent un sourire. Elle murmura : « La vérité… », puis se dirigea, d’un pas plus ferme, vers un guéridon sur lequel étaient posées de nombreuses carafes. Elle remplit deux verres d’alcool et m’en tendit un.

— Je ne bois pas, Nelly. Et il est beaucoup trop tôt.

Elle insista :

— Buvez, Louis, et asseyez-vous. Vous en aurez besoin.

J’obéis sans discuter. Je choisis un fauteuil près de la cheminée. Mes frissons reprirent de plus belle. Je bus une gorgée de whisky. La brûlure de l’alcool me fit du bien. Nelly vint s’asseoir en face de moi, à contre-jour. Elle posa à côté d’elle le carafon d’alcool, par terre, puis vida son verre d’un trait. Elle le remplit de nouveau. Elle avait retrouvé ses couleurs et son assurance. Alors elle commença, en me tutoyant :

— Il est des choses qui ne s’oublient pas, Louis. Des choses qui sont gravées dans nos cœurs, comme sur le marbre des pierres tombales. J’ignore comment tu connais le nom de Pierre Sénicier. J’ignore ce que tu as exactement découvert. J’ignore comment la migration des cigognes a pu t’amener ici, pour exhumer le secret le mieux préservé du monde. Mais ce n’est pas grave. Plus rien n’est grave désormais. L’heure de la vérité a sonné, Louis, et peut-être aussi, pour moi, celle de la libération.

« Pierre Sénicier appartenait à une famille de la haute bourgeoisie parisienne. Son père, Paul Sénicier, était un magistrat réputé, qui avait dominé son époque et traversé plusieurs républiques sans frémir. C’était un homme austère, silencieux et cruel, un homme qu’on redoutait et qui voyait le monde comme une frêle construction, à hauteur de sa main puissante. Au début du siècle, sa femme lui donna, en quelques années, trois fils, trois garçons promis au plus bel avenir mais qui se révélèrent être des « fins de race » au cerveau stérile. Le père enrageait, mais sa fortune lui permit de sauver la face. Henri, le premier fils, bossu et demeuré, partit garder les « châteaux » : trois manoirs délabrés en Normandie. Dominique, le plus solide physiquement, entra dans l’armée et gagna quelques galons, à force d’influence. Quant à Raphaël, le cadet, moins idiot et plus sournois, il rentra dans les ordres. Il hérita d’un diocèse, dans une région perdue, non loin des terres d’Henri, puis disparut lui aussi dans l’oubli.

« À cette époque, Paul Sénicier ne s’intéressait déjà plus à ses trois enfants. Il n’avait d’yeux que pour son quatrième fils, Pierre, né en 1933. Paul Sénicier avait alors cinquante ans. Son épouse, guère plus jeune, lui avait donné cet enfant in extremis puis était décédée, comme ayant rempli son dernier devoir.

« À tous les égards, Pierre fut une bénédiction. Cet enfant extraordinaire semblait avoir volé tous les dons, tous les atouts de cette famille de dégénérés. Le vieux père se consacra totalement à l’éducation de son fils. Il lui apprit, personnellement, à lire et à écrire. Il suivit avec avidité l’éveil de son intelligence. Quand Pierre atteignit l’âge de la puberté, Paul Sénicier espéra qu’il embrasserait la même carrière que lui, dans la magistrature. Mais son fils souhaitait s’orienter vers la médecine. Le père s’inclina. Il pressentait qu’une vocation véritable traçait son chemin au sein de la personnalité de l’enfant. Il n’avait pas tort. À vingt-trois ans, Sénicier fils était déjà un chirurgien de haut niveau, spécialisé dans le domaine cardiaque.

« C’est à cette époque que je rencontrai Pierre. Il défrayait la chronique de notre petit milieu d’enfants de grandes familles, désœuvrés et prétentieux. Il était grand, superbe, austère. Tout son corps résonnait d’un mystérieux silence. Je me souviens : nous organisions des « rallyes ». Des soirées guindées où nous nous enfermions telles des bêtes farouches, comme anémiés par notre propre solitude. Les filles portaient les robes de leur mère, et les garçons s’habillaient en vieux smoking, raide et amidonné. Dans ces soirées, nous autres, les filles, n’attendions qu’un seul homme : Pierre Sénicier.

Il appartenait déjà au monde des adultes, des responsabilités. Mais lorsqu’il était là, la soirée n’était plus la même. Les lustres, les robes, les alcools, tout semblait virevolter et scintiller pour lui.

Nelly s’arrêta, remplit de nouveau son verre.

— C’est moi qui ai présenté Pierre Sénicier à Marie-Anne de Montalier. Marie-Anne était une amie très proche. C’était une jeune femme blonde, maigre, les cheveux en bataille, qui semblait toujours sortir du lit. Le plus frappant était sa pâleur : une blancheur, une transparence, qui ne pouvait être comparée à aucun autre ton. Marie-Anne appartenait à une riche famille de colons français qui s’étaient installés en Afrique au siècle dernier, sur des terres sauvages. On murmurait que, de peur de s’abîmer avec la race noire, cette famille avait pratiqué des mariages consanguins qui expliquaient aujourd’hui cette anémie.

« À la seconde où Marie-Anne rencontra Pierre, elle en tomba amoureuse. Confusément, je regrettai aussitôt de les avoir présentés. Pourtant, leur destin était scellé. Très vite, la passion de Marie-Anne devint une inquiétude, une angoisse latente qui la ferma au monde extérieur. Elle s’emplit, au fil des jours, d’une lumière sombre qui la rendait plus belle encore. En janvier 1957, Pierre et Marie-Anne se marièrent. Lors du repas de noces, elle me murmura : « Je suis perdue, Nelly. Je le sais, mais c’est mon choix. »

« C’est à cette époque que j’ai rencontré Georges Braesler. Il était plus âgé que moi, il écrivait des poèmes et des scénarios. Il souhaitait voyager, en tant que diplomate, « comme Claudel ou Malraux », disait-il. À l’époque, j’étais assez jolie, insouciante et légère, je voyais de moins en moins mes anciennes relations et ne gardais un contact qu’avec Marie-Anne, qui m’écrivait régulièrement. C’est ainsi que je découvris la vraie nature de Pierre Sénicier, son époux, dont elle venait d’accoucher d’un petit garçon.

« En 1958, Sénicier occupait une place importante au service de chirurgie cardiaque de la Pitié. Il avait vingt-cinq ans. Une grande carrière s’ouvrait devant lui, mais un irréversible penchant pour le Mal l’habitait. Marie-Anne m’expliquait cela dans ses lettres. Elle avait remonté le passé de son époux, et découvert des zones d’ombre terrifiantes. Alors qu’il était étudiant, Sénicier avait été surpris en train d’opérer la vivisection de jeunes chats à vif. Les témoins avaient cru à une hallucination : les cris atroces qui résonnaient sous la voûte de la Faculté, les petits corps tordus par la souffrance. Plus tard, on l’avait soupçonné d’actes odieux sur des enfants anormaux, dans un service hospitalier de Villejuif. On avait découvert sur les êtres débiles des plaies inexplicables, des brûlures, des entailles.

« L’ordre des médecins menaça Sénicier d’interdiction d’exercer, mais, en 1960, un événement majeur survint. Pierre Sénicier réussit une greffe unique : celle d’un cœur de chimpanzé dans le corps d’un homme. Le patient ne survécut que quelques heures mais l’intervention était une réussite sur le plan chirurgical. On oublia les sinistres soupçons. Sénicier devint une gloire nationale, saluée par le monde scientifique. À vingt-sept ans, le chirurgien reçut même la Légion d’honneur, de la main du général de Gaulle.

Un an plus tard, le vieux Sénicier mourut. Son testament accordait la majorité de ses biens à Pierre, qui utilisa cet argent pour ouvrir une clinique privée, à Neuilly-sur-Seine. En quelques mois, la clinique Pasteur devint un établissement très fréquenté, où les plus riches personnalités de toute l’Europe venaient se faire soigner. Pierre Sénicier était au sommet de sa gloire. Sa volonté humanitaire se manifesta alors. Il fit construire un orphelinat dans les jardins de la clinique, destiné à recueillir de jeunes orphelins ou à prendre en charge l’éducation d’enfants pauvres, notamment tsiganes. Sa notoriété nouvelle lui permit de collecter rapidement des fonds auprès de l’Etat, des entreprises et du grand public.

J’entendis des tintements — le flacon contre le verre — puis le glougloutement du liquide. Quelques secondes de silence, puis Nelly claqua de la langue. Dans mon esprit, la convergence des événements prenait corps, s’élevant comme une houle de ténèbres.

— C’est alors que tout bascula. Les lettres de Marie-Anne changèrent de ton. Elle abandonna l’écriture amicale pour rédiger des lettres exsangues, terribles. (Nelly ricana :) J’étais persuadée que mon amie avait perdu la raison. Je ne pouvais croire à ce qu’elle racontait. Selon elle, l’institution de Sénicier n’était qu’un lieu de barbarie insoutenable. Son époux avait installé en sous-sol un bloc opératoire fermé à double tour, où il pratiquait les pires interventions, sur des enfants : des greffes monstrueuses, des transplantations à vif, d’innombrables tortures…

« Parallèlement, les dossiers d’accusation des familles tsiganes s’accumulaient. Une perquisition à la clinique Pasteur fut décidée. Une dernière fois, les relations et l’influence de Sénicier le sauvèrent. Prévenu à temps de l’arrivée de la police, le chirurgien provoqua un incendie dans les bâtiments de son institut. On eut tout juste le temps d’évacuer les enfants des étages supérieurs et les malades de la clinique. Le pire fut évité. Du moins officiellement. Car personne ne sortit vivant des sous-sols du laboratoire clandestin. Sénicier avait bouclé sa chambre des horreurs et brûlé les enfants greffés.

« Une brève enquête conclut à l’origine accidentelle de l’incendie. Les enfants survivants furent rendus à leurs familles ou transférés vers d’autres centres, le dossier fut classé. Marie-Anne m’écrivit une dernière fois, m’expliquant — comble d’ironie — que son époux était « guéri », qu’ils allaient tous deux partir en Afrique, pour aider et soigner les populations noires. À ce moment, Georges hérita d’un poste diplomatique en Asie du Sud-Est. Il me persuada de le suivre. Nous étions en novembre 1963, j’avais trente-deux ans.

Tout à coup, dans le vestibule, une lumière s’alluma. Un vieil homme, en gilet de laine, apparut, Georges Braesler. Il tenait dans ses bras un oiseau lourd et massif, au plumage boueux. Des plumes grises se répandaient sur le sol. L’homme fit mine de pénétrer dans la pièce, mais Nelly l’arrêta :

— Va-t’en, Georges.

Il ne manifesta aucune surprise devant cette véhémence. Il ne s’étonna pas non plus de ma présence. Nelly hurla :

— Va-t’en !

Le vieillard tourna les talons et disparut. Nelly but une nouvelle fois et rota. Une profonde odeur de whisky se répandit dans la pièce. La lumière du jour perçait légèrement dans la pièce. J’apercevais maintenant le visage dévasté de Nelly.

— En 1964, après une année passée en Thaïlande, Georges fut encore déplacé. Malraux, son ami personnel, occupait à l’époque la fonction de ministre de la Culture. Il connaissait bien l’Afrique et nous envoya au Centrafrique. Il nous dit alors : « C’est un pays incroyable. Fantastique » L’auteur de La Voie royale n’aurait su mieux dire, mais il ignorait un détail d’importance c’est là-bas que Pierre et Marie-Anne Sénicier vivaient désormais, avec leurs deux enfants.

« Nos retrouvailles furent plutôt étranges. Les liens de l’amitié se renouèrent. Le premier dîner fut parfait. Pierre avait vieilli, mais il semblait calme, détendu. Il avait retrouvé ses manières douces et distantes. Il évoqua le destin des enfants africains, perclus de maladies, qu’il fallait s’efforcer de soigner. Il semblait à mille lieues des cauchemars de jadis et je doutais encore des révélations de Marie-Anne.

« Pourtant, progressivement, je compris que la folie de Sénicier était bel et bien présente. Pierre enrageait d’être en Afrique. Il ne supportait pas d’avoir dû mettre fin à sa carrière. Lui qui avait réussi des expériences inédites, uniques, en était maintenant réduit à dispenser une médecine grossière, dans des blocs opératoires qui marchaient à l’essence et des couloirs qui sentaient le manioc. Sénicier ne pouvait l’accepter. Sa colère se mua en une sourde vengeance, tournée contre lui-même et sa famille.

« Ainsi, Sénicier considérait ses deux fils comme des objets d’étude. Il avait dressé des biotypes de chacun d’entre eux, extrêmement précis, analysé leur groupe sanguin, leur type tissulaire, relevé leurs empreintes digitales… Il se livrait sur eux à des expériences atroces, purement psychologiques. Lors de certains dîners, j’assistai à des scènes traumatisantes que je n’oublierai jamais. Lorsque la nourriture arrivait sur la table, Sénicier se penchait sur ses deux garçons et leur murmurait : « Regardez dans votre assiette, mes enfants. Que croyez-vous manger ? » Des viandes brunâtres baignaient dans la sauce. Sénicier commençait à les agacer, du bout de sa fourchette. Il répétait sa question :

« Quel animal croyez-vous manger ce soir ? La petite gazelle ? Le petit cochon ? Le singe ? » Et il continuait à tripoter les morceaux visqueux qui luisaient sous la lumière incertaine de l’électricité, jusqu’à ce que des larmes roulent sur les joues des garçons terrifiés. Sénicier continuait : « A moins que ce ne soit autre chose. On ne sait jamais ce que mangent les nègres, ici. Peut-être que ce soir… » Les enfants s’enfuyaient, dévorés par la panique. Marie-Anne restait de marbre. Sénicier ricanait. Il voulait persuader ses enfants qu’ils étaient cannibales — qu’ils mangeaient chaque soir de la viande humaine.

« Les enfants grandissaient dans la douleur. Le plus âgé bascula dans une véritable névrose. En 1965, à huit ans, sa conscience percevait l’entière monstruosité de son père. Il devint rigide, silencieux, insensible, et, paradoxalement, le préféré. Pierre Sénicier ne se souciait plus que de cet enfant, l’adorait de toutes ses forces, de toute sa cruauté. Cette logique démente signifiait que le petit garçon devait en supporter davantage, encore et encore — jusqu’au traumatisme total. Que cherchait Sénicier ? Je ne l’ai jamais su. Mais son fils était devenu aphasique, incapable de toute conduite cohérente.

Cette année-là, peu de jours après Noël, il passa aux actes. L’enfant se suicida, comme on se suicide en Afrique, en ingurgitant des tablettes de nivaquine qui, consommée à fortes doses, a des conséquences irréversibles sur le corps humain — et notamment sur le cœur. Une seule chose pouvait désormais lui sauver la vie : un nouveau cœur. Comprends-tu la secrète logique du destin de Pierre Sénicier ? Après avoir poussé son propre enfant à se tuer, c’était maintenant lui, le chirurgien virtuose, qui était le seul à pouvoir le sauver. Aussitôt, Sénicier décida de tenter une transplantation cardiaque comme il l’avait fait, cinq ans auparavant sur un vieil homme de soixante-huit ans. À Bangui, dans sa propriété, il était parvenu à installer un bloc opératoire, relativement aseptisé. Mais il lui manquait la pièce essentielle : un cœur compatible, en parfait état de marche. Il n’eut pas à chercher loin : ses deux fils bénéficiaient d’une compatibilité tissulaire quasi parfaite. Dans sa folie, le docteur décida de sacrifier le cadet, afin de sauver l’aîné. C’était la veille du jour de l’an, la Saint Sylvestre 1965. Sénicier mit tout en place et prépara la salle d’opération. Dans Bangui, l’effervescence montait. On dansait, on buvait aux quatre coins de la ville. Georges et moi avions organisé une soirée à l’ambassade de France, invitant tous les Européens.

Alors que le chirurgien s’apprêtait à pratiquer l’intervention, l’Histoire rattrapa son destin. Cette nuit-là, Jean-Bedel Bokassa effectua son coup d’Etat et investit la ville avec ses troupes armées. Des affrontements éclatèrent. Il y eut des pillages, des incendies, des morts. Pour célébrer sa victoire, Bokassa libéra les détenus de la prison de Bangui. La Saint Sylvestre vira au cauchemar. Dans ce chaos général, il se passa un événement particulier.

Parmi les prisonniers libérés se trouvaient les parents de nouvelles victimes de Sénicier qui, depuis un moment, avait repris ses cruelles expériences. Sous divers prétextes, le médecin avait fait emprisonner ces familles, par crainte des représailles. Or ces parents libérés allèrent directement à la demeure de Sénicier, pour exercer leur vengeance. À minuit, Sénicier réglait les derniers détails de l’opération. Les deux enfants étaient sous anesthésie. Les électrocardiogrammes fonctionnaient. Les flux sanguins, les températures étaient sous surveillance, les cathéters prêts à être introduits. C’est alors que les prisonniers surgirent. Ils brisèrent les barrières et pénétrèrent dans la propriété. Ils tuèrent d’abord Mohamed, le régisseur, abattirent ensuite Azzora, sa femme, et leurs enfants, avec le fusil de Mohamed.

Sénicier entendit les cris, les fracas. Il retourna dans la maison et s’empara du Mauser avec lequel il chassait. Les assaillants, même nombreux, ne pesèrent pas lourd face à Sénicier. Il les abattit un à un. Mais le plus important se passait ailleurs. Profitant du désordre, Marie-Anne, qui avait vu son fils cadet emmené par son père, pénétra dans le bloc opératoire. Elle arracha les tubes, les câbles, et enveloppa son fils cadet dans un drap chirurgical. Elle s’enfuit ainsi, dans la ville à feu et à sang. Elle rejoignit l’ambassade de France où la panique était à son paroxysme. Tous les Blancs étaient terrés à l’intérieur, ne comprenant rien à ce qui se passait. Des balles perdues avaient blessé plusieurs d’entre nous, les jardins étaient en feu. C’est alors que j’aperçus Marie-Anne, à travers les fenêtres de l’ambassade. Elle surgit littéralement des flammes, dans une robe à rayures bleues, maculée de terre rouge. Elle tenait dans ses bras un petit corps enveloppé. Je courus dehors, pensant que l’enfant avait été blessé par les soldats. J’étais totalement saoule et la silhouette de Marie-Anne dansait devant mes yeux. Elle hurla : « Il veut le tuer, Nelly ! Il veut son cœur, tu comprends ? » En quelques secondes, elle me raconta tout : le suicide de l’aîné, la nécessité d’une greffe cardiaque, le projet de son mari. Marie-Anne haletait, serrant le petit corps endormi. « Il est le seul à pouvoir sauver son frère. Il doit disparaître. Totalement. » Disant cela, elle saisit les deux mains de l’enfant inanimé et les enfonça dans un taillis en flammes. Elle répéta, en scrutant les petites paumes qui brûlaient : « Plus d’empreintes, plus de nom, plus rien ! Prends l’avion, Nelly. Disparais avec cet enfant. Il ne doit plus exister. Jamais. Pour personne. » Et elle laissa la boule de nerfs et de souffrance, à mes pieds, dans la terre rouge. Je n’oublierai jamais sa silhouette, Louis, quand elle repartit, chancelante. Je savais que je ne la reverrais jamais.

Nelly se tut. Je dressai mes mains brûlées devant mon visage noyé par les larmes, balbutiai :

— Oh, mon Dieu, non…

— Si, Louis. Cet enfant, c’était toi. Pierre Sénicier est ton père. L’infernal chaos de la Saint Sylvestre 1965 fut ta seconde naissance, qui ne te laissa, par chance, aucun souvenir. Cette nuit-là, on annonça que les Sénicier avaient péri dans l’incendie de leur villa. Il n’en était rien : la famille avait pris la fuite, je ne sais où. Marie-Anne fit croire à son époux que tu étais mort dans l’incendie. Pierre parvint à maintenir son autre fils en vie, à pratiquer une greffe cardiaque, sans doute dans un hôpital du Congo. L’enfant rejeta l’organe peu de temps après, mais le chirurgien avait réussi, sur sa propre progéniture, la première transplantation cardiaque. D’autres interventions suivirent. Depuis cette date, Sénicier vole des cœurs et les greffe sur son enfant survivant, qui agonise depuis près de trente ans. Sénicier cherche encore, Louis. Il traque les cœurs, à travers la planète. Il cherche ton cœur, l’organe absolument compatible avec le corps de Frédéric.

Mes mains s’agrippèrent à mon visage, les larmes m’étouffaient :

— Non, non, non…

Nelly reprit d’une voix sourde :

— Cette nuit-là, j’ai suivi les ordres de Marie-Anne. Georges et moi avons affrété un avion et nous avons fui. De retour à Paris, je t’ai soigné. J’ai inventé pour toi une nouvelle identité. (Nelly éclata de rire :) Nous allions être envoyés en Turquie, à Antakya. J’ai trouvé amusant — sinistrement amusant, devrais-je dire — de t’appeler Antioche, l’ancien nom de cette ville où nous allions séjourner. Je n’ai eu aucun mal à faire imprimer de nouveaux papiers d’identité. Georges bénéficiait de fortes influences au sein du gouvernement. Tu es devenu « Louis Antioche ». Tu n’avais plus d’empreintes digitales. Sur ta carte d’identité, les empreintes d’encre sont celles d’un petit noyé dont Georges a utilisé les mains, à la morgue de Paris, une froide nuit de février. Nous avons récrit ton histoire, Louis. Tu étais le fils d’une famille de médecins charitables qui avaient disparu dans un incendie en Afrique. Toi seul avais survécu. Voilà comment nous t’avons « créé », de toutes chairs.

J’ai ensuite retrouvé la nourrice qui m’avait élevée. Nous l’avons payée pour qu’elle prenne en charge ton éducation. Elle-même a toujours ignoré la vérité. De notre côté, nous avons disparu. C’était trop dangereux. Tu ne te doutes pas de l’intelligence, de la ténacité, de la duplicité de ton père. Loin de nous, loin du passé, Louis Antioche n’avait rien à craindre. Je devais simplement jouer les marraines distantes, te faciliter l’existence dès que je pouvais. Depuis ce jour, je n’ai fait qu’une erreur : te présenter à Max Bôhm. Car le Suisse connaissait ton histoire. Je lui avais tout raconté, un jour de désarroi. Je le prenais pour un ami, un vieil « Africain », comme Georges et moi. Aujourd’hui, je comprends que Max connaissait lui aussi Sénicier et que, pour une raison que j’ignore, il t’a confié cette enquête dans le seul but de se venger de ton propre père.

Je hurlai, à travers mes larmes :

— Mais aujourd’hui, qui est Sénicier ? Qui est-il, nom de Dieu ! Parle, Nelly. Je t’en supplie : sous quel nom se cache-t-il ?

Nelly vida son verre d’un trait.

— C’est Pierre Doisneau, le fondateur de Monde Unique.

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