III Forêt profonde

29

Le 13 septembre au soir, lorsque les portes vitrées de Roissy Charles-de-Gaulle s’ouvrirent, sous le panneau Air Afrique, je compris que je pénétrais déjà sur le continent noir. De hautes femmes déployaient leurs boubous bigarrés, des Noirs, très sérieux, sanglés dans des costumes de diplomate, surveillaient leurs bagages de carton, des géants enturbannés, djellaba claire et canne de bois, patientaient sous les écrans des départs. De nombreux vols pour l’Afrique partent de nuit — et il y avait ce soir une véritable foule le long des comptoirs.

J’enregistrai mes bagages puis empruntai l’escalator jusqu’à la salle d’embarquement. Durant la journée, j’avais complété mon équipement. J’avais acheté un petit sac à dos imperméable, un poncho en toile cirée (la saison des pluies battait son plein en RCA), un drap-housse en coton fin, des chaussures de marche, cousues dans une matière synthétique qui séchait très rapidement, et un couteau imposant, à lame crénelée. Je m’étais procuré une tente légère, pour une ou deux personnes, en cas de bivouacs improvisés, puis j’avais enrichi ma trousse à pharmacie de médicaments antipaludéens, préparations contre les coliques, vaporisateur antimoustiques… J’avais également pensé à quelques aliments de survie — barres de pâte d’amandes, céréales, plats autochauffants — qui me permettraient d’éviter les dîners de singes grillés ou d’antilopes à la broche… Enfin, j’avais pris un dictaphone, et des cassettes de cent vingt minutes — de quoi conserver des traces d’éventuels interrogatoires.

Aux environs de vingt-trois heures, nous embarquâmes. L’avion était à moitié vide, empli seulement de passagers masculins. Je constatai que j’étais le seul Blanc. Le Centrafrique ne semblait pas être une destination touristique. Les Noirs s’installaient, discutant dans une langue inconnue, pleine de syllabes mastocs et d’intonations aiguës. Je devinai qu’ils parlaient sango, la langue nationale du Centrafrique. Parfois ils s’exprimaient en français, un français plein de creux et de bosses, de « vrrrrraiment » sentencieux et de r en grelots. J’éprouvai aussitôt le coup de foudre pour ce langage inattendu. C’était la première fois qu’une langue « parlait » autant par ses sonorités que par les mots effectivement prononcés.

À minuit, le DC 10 décolla. Mes voisins ouvrirent leurs attachés-cases et sortirent des bouteilles de gin et de whisky. Ils me proposèrent un verre. Je refusai. Dehors, la nuit rayonnait et semblait nous entourer d’un halo étrange. Les discours de mes voisins me berçaient doucement. Je ne tardai pas à m’endormir.

À deux heures du matin, nous fîmes escale à N’Djamena, au Tchad. À travers le hublot, je n’aperçus qu’un vague bâtiment, mal éclairé, en bout de piste. Par la porte ouverte, la chaleur se répandait dans l’avion, âcre et comme affamée. Dehors, des silhouettes blanchâtres flottaient dans l’obscurité. Soudain, tout disparut. Nous décollâmes de nouveau. N’Djamena avait été aussi furtive qu’un songe.

À cinq heures du matin, je m’éveillai brusquement. La lumière du jour brillait au-dessus des nuages. C’était une lumière grise et vibrante, un glacis de fer, dont les reflets scintillaient comme du mercure. L’avion piqua à quatre-vingts degrés au cœur des nuages. Nous traversâmes des couches de noir, de bleu, de gris, qui nous plongèrent dans une complète obscurité.

Et, tout à coup, l’Afrique apparut.

La forêt infinie se déroulait sous nos yeux. C’était une mer d’émeraude, immense et ondulante, qui se précisait à mesure que nous descendions. Peu à peu, le vert sombre s’éclairait, se nuançait. J’aperçus des chevelures ébouriffées, des crêtes moutonneuses, des cimes en effervescence. Les fleuves étaient jaunes, la terre rouge sang et les arbres vibraient comme des épées de fraîcheur. Tout était vif, acéré, lumineux. Il s’échappait parfois de cette liesse des nonchalances plus mates, des plages de repos, qui avaient l’indolence des nénuphars ou le calme des pâturages. Des cabanes apparurent, minuscules, plantées dans la jungle. J’imaginai les hommes qui vivaient là, qui appartenaient à ce monde exubérant. J’imaginai cette existence détrempée, ces matins de métal où les cris des animaux vous sifflent aux oreilles, où la terre s’enfonce sous vos pieds, prenant l’empreinte de votre lente décrépitude. Durant toute la manœuvre de l’atterrissage, je demeurai ainsi, englouti par la stupeur.

Je ne sais où se situe exactement le tropique du Cancer, mais en débarquant, je compris que je l’avais franchi, au point d’affleurer maintenant l’équateur. L’air n’était qu’une bourrasque de feu. Le ciel affichait une clarté atone et infiniment pure — comme délavé pour la journée par les averses du matin. Et surtout, les odeurs explosaient en tous sens. Des parfums lents et lourds, des remords tenaces et crus, composant un mélange étrange d’excès de vie et de mort, d’éclosion et de pourriture.

La salle des arrivées n’était qu’un simple bloc de béton brut, sans décoration ni apprêt. En son centre, deux petits comptoirs de bois se dressaient, derrière lesquels des militaires armés inspectaient les passeports et les certificats de vaccination. Ensuite, il y avait la douane : un long tapis roulant, en panne, où l’on devait ouvrir chacun de ses bagages (mon Glock était toujours en pièces détachées, réparti dans mes deux sacs). Le soldat inscrivit une croix avec une craie humide et m’autorisa à passer. Je me retrouvai dehors, parmi une foule de familles braillardes, venues attendre leurs frères ou leurs cousins. L’humidité se renforçait encore et j’eus l’impression de pénétrer au cœur d’une éponge infinie.

— Où vas-tu, patron ?

Un grand Noir au sourire dur me barrait la route. Il m’offrait ses services. Sans y penser, par défi peut-être, je dis : « Sicamine. Conduis-moi au même hôtel que d’habitude. » Le nom de la mine — pur bluff de ma part — fut comme un sésame. L’homme siffla entre ses doigts, appela une horde de gosses qui prirent aussitôt mes bagages. Il ne cessait de leur répéter « Sicamine, Sicamine », afin d’accélérer le mouvement. Une minute plus tard j’étais en route pour Bangui, dans un taxi jaune poussiéreux dont le châssis raclait le sol.

Bangui n’avait rien d’une ville. C’était plutôt un long village, composé de bric et de broc. Les maisons étaient en torchis, recouvertes de tôle ondulée. La route était en terre battue et d’innombrables passants longeaient cette piste écarlate. Sous le ciel lubrifié, je saisis la dualité des couleurs africaines : le noir et le rouge. La Chair et la Terre. Les pluies de l’aube avaient gorgé le sol et la piste était creusée de flaques étincelantes. Les hommes portaient des chemisettes et des sandales, en toute élégance. Ils marchaient d’un pas nonchalant, vaillants dans la chaleur naissante. Mais surtout, il y avait les femmes. De longues tiges dressées, cambrées, belles à vénérer, qui portaient leurs ballots sur la tête, comme les fleurs leurs pétales. Leur cou ressemblait à un collier de grâce, leur visage respirait la douceur et la fermeté, et leurs longs pieds nus, sombres sur le dessus, clairs sous le dessous, étaient d’une sensualité à vous briser les sens. Sous ce ciel d’apocalypse, ces fines et farouches silhouettes composaient le plus beau spectacle que j’aie jamais contemplé.

« Sicamine, beaucoup d’argent ! » plaisanta mon guide au côté du chauffeur. Il frottait son index contre son pouce. Je souris et acquiesçai. Nous étions arrivés devant un Novotel. Une bâtisse au crépi grisâtre, arborant des balcons de bois, surplombée par d’immenses arbres. Je payai le jeune Noir en francs français et pénétrai dans l’hôtel. Je réglai une nuit d’avance et changeai cinq mille francs français en francs CFA — de quoi organiser mon expédition en forêt. On me conduisit à ma chambre, située au rez-de-chaussée, le long d’un grand patio intérieur où se découpait une piscine, parmi des jardins exotiques. Je haussai les épaules. En cette saison des pluies, le carré d’eau turquoise ressemblait au bassin de Gribouille.

Ma chambre était convenable : spacieuse et claire. La décoration était anonyme, mais ses couleurs — brun, ocre, blanc — me semblaient, je ne sais pourquoi, caractéristiques de l’Afrique. La climatisation ronronnait. Je pris une douche et me changeai. Je décidai d’attaquer l’enquête. Je fouillai dans les tiroirs du bureau et découvris un annuaire de la RCA — un fascicule d’une trentaine de pages. Je composai le numéro du siège de la Sicamine.

Je parlai à un certain Jean-Claude Bonafé, directeur exécutif. Je lui expliquai que j’étais journaliste, que je projetais de réaliser un reportage sur les Pygmées. Or, j’avais noté que certaines de ses exploitations se trouvaient sur le territoire des Pygmées Akas. Pouvait-il m’aider à me rendre là-bas ? En Afrique, la solidarité entre Blancs est une valeur sûre. Bonafé me proposa aussitôt de me prêter une voiture jusqu’à la lisière de la forêt et de déléguer un guide de sa connaissance. Mais il m’avertit également : il était impératif de contourner les sites de la Sicamine. Son directeur général, Otto Kiefer, vivait sur place et c’était un « type pas commode… » En conclusion, il précisa sur un ton de confidence : « D’ailleurs, si Kiefer apprenait que je vous ai aidé, j’aurais de sacrés ennuis… »

Bonafé m’invita ensuite à passer à son bureau, dans la matinée, pour mettre au point ces préparatifs. J’acceptai et raccrochai. Je passai d’autres coups de téléphone, parmi la communauté française de Bangui. Nous étions samedi, mais tout le monde semblait travailler ce jour-là. Je parlai à des directeurs de mine, des responsables de scierie, des hommes de l’ambassade de France. Tous ces Français déracinés, usés, vidés par les tropiques, semblaient heureux de parler avec moi. En orientant mes questions, je pus me faire une idée précise de la situation et dresser un portrait complet d’Otto Kiefer.

Le Tchèque dirigeait quatre mines, disséminées dans l’extrême-sud de la RCA — là où commence le « grand vert », l’immense forêt équatoriale qui s’étend vers le Congo, le Zaïre, le Gabon. Il travaillait maintenant pour l’état centrafricain. Malheureusement, de l’avis de tous, les filons étaient taris. La RCA ne produisait plus de diamants de grande qualité, mais on continuait à creuser — pour la forme. Personnellement, bien sûr, j’avais une autre idée sur l’absence des pierres de valeur.

Tous mes interlocuteurs, sans exception, me confirmèrent la violence, la cruauté de Kiefer. Aujourd’hui, il était vieux — la soixantaine — mais plus dangereux que jamais. Il s’était installé en forêt profonde, pour mieux surveiller ses hommes. Personne ne soupçonnait que Kiefer était le numéro un des trafiquants. S’il demeurait dans les ténèbres végétales, c’était pour mieux manœuvrer, détourner les pierres brutes et les envoyer au camarade Bôhm — par voie de cigognes.

Je résolus de surprendre Kiefer au fond de la forêt, de l’affronter ou de le suivre — selon les circonstances — jusqu’à ce qu’il parte en quête des cigognes. Bien que Bôhm soit mort, j’étais certain que le Tchèque n’abandonnerait pas le système des courriers. Les cigognes n’étaient pas encore parvenues au Centrafrique. Je disposais donc d’environ huit jours pour cueillir Kiefer au cœur des mines. Il était onze heures. J’enfilai ma saharienne et partis à la rencontre de Bonafé.

30

Le siège social de la Sicamine était situé au sud de la ville. Le trajet en taxi dura environ quinze minutes, le long d’avenues rougeâtres qui s’étendaient à l’ombre d’arbres géants. À Bangui, en pleine rue, on pouvait découvrir de véritables tronçons de forêt, creusés d’ornières immenses et sanglantes, ou encore des bâtiments en ruine, dévorés par la végétation, comme martelés par un troupeau d’éléphants.

Les bureaux étaient installés dans une sorte de ranch en bois, devant lequel étaient stationnés des 4 x 4 mouchetés de latérite — la terre africaine. J’annonçai ma présence au bureau d’accueil. Une large femme se décida à m’escorter le long d’un deck mal équarri. Je suivis son déhanchement souple.

Jean-Claude Bonafé était un petit Blanc bien en chair, la cinquantaine dégarnie. Il portait une chemise bleu ciel et un pantalon de toile écrue. À priori, rien ne le distinguait d’un autre chef d’entreprise français. Rien, sinon une lueur d’intense folie dans le regard. L’homme semblait ravagé de l’intérieur, dévoré par une tourmente, pleine d’éclats de rire et d’idées douloureuses. Ses yeux brillaient comme des vitres et ses dents, longues et biseautées, reposaient sur sa lèvre inférieure, dans un sourire perpétuel. L’homme, face aux tropiques, ne s’avouait pas vaincu. Il luttait contre la déliquescence tropicale, à coups de détails, de petites touches précieuses, de parfum parisien.

— Je suis véritablement enchanté de vous connaître, attaqua-t-il. J’ai déjà travaillé à, votre projet. J’ai débusqué un guide de confiance : le cousin d’un de mes employés, originaire de la Lobaye.

Il s’assit derrière son bureau, un bloc de bois brut sur lequel des statuettes africaines se dressaient en solitaires, puis déploya une main manucurée en direction d’une carte du Centrafrique, fixée contre le mur, derrière lui.

— En fait, attaqua-t-il, la partie la plus connue de la RCA est le Sud. Parce qu’il y a Bangui, la capitale. Parce que c’est ici que commence la forêt dense, source de toutes les richesses. Et aussi le territoire des M’Bakas, les véritables maîtres du Centrafrique — Bokassa appartenait à cette ethnie. La région qui vous intéresse est au-dessous encore, à l’extrême Sud, au-delà de M’Baïki.

Bonafé indiquait sur la carte un immense aplat de vert. Il n’y avait aucune trace de routes, de pistes ou de villages. Rien, excepté du vert. La forêt à l’infini.

— C’est ici, continua-t-il, que notre mine est implantée. Juste au-dessus du Congo. Le territoire des Pygmées Akas. Les « Grands Noirs » n’y vont jamais. Ils crèvent de trouille.

Une image se précisa dans mon esprit. Kiefer, Maître des Ténèbres, était mieux protégé là-bas que par toute une armée. Les arbres, les animaux, les légendes étaient ses sentinelles. J’ôtai ma veste. Il faisait ici une chaleur de fauves. La climatisation ne fonctionnait pas. Je jetai un coup d’œil à Bonafé. Sa chemise était trempée par la transpiration. Il poursuivait :

— Pour ma part, j’adore les Pygmées. C’est un peuple exceptionnel, plein de joie, de mystère. Mais la forêt est plus extraordinaire encore. (Ses yeux exprimaient le ravissement, ses dents en tessons de bouteilles s’entrouvraient, en signe de béatitude.) Savez-vous comment cet univers fonctionne, monsieur Antioche ? Le Grand Vert puise sa vie dans la lumière. Une lumière qui arrive au compte-gouttes, à travers la canopée. (Bonafé forma un toit avec ses doigts potelés, puis il baissa la voix, comme s’il livrait un secret.) Il suffit qu’un arbre tombe, et tac ! le soleil filtre par ce trou. La végétation capte les rayons, pousse au plus vite et comble aussitôt la percée. C’est fantastique. À terre, l’arbre tombé engraisse le sol, pour donner naissance à une nouvelle génération. Et ainsi de suite. La forêt est inouïe, monsieur Antioche. C’est un monde intense, fourmillant, dévorant. Un univers en soi, avec ses rythmes, ses règles, ses habitants. Des milliers d’espèces végétales différentes, d’invertébrés, de vertébrés existent là-dessous !

Je regardais Bonafé, son visage grotesque et cireux, planté dans des épaules tombantes. L’homme avait beau lutter : il s’affaissait, fondait dans la torpeur des tropiques.

— La forêt est-elle… dangereuse ?

Bonafé émit un petit rire.

— Ma foi… oui, répondit-il. C’est assez dangereux.

Surtout les insectes. La plupart sont porteurs de maladies. Il y a les moustiques, qui transmettent des paludismes endémiques, très revêches à la quinine, ou la dengue, qui colle des fièvres à vous rompre les os. Il y a les fourroux, dont les piqûres donnent d’atroces démangeaisons, les fourmis, qui détruisent tout sur leur passage, les filaires, qui vous injectent des filaments dans les artères, jusqu’à les boucher complètement. D’autres saloperies, vraiment coriaces, telles les chiques qui vous rongent les orteils ou les mouches-vampires, qui vous sucent le sang. Ou encore des vers très particuliers qui prennent naissance sous vos chairs. J’en ai eu plusieurs dans le crâne. Je les sentais creuser, gratter, avancer sous mon cuir chevelu. Il n’est pas rare non plus d’en surprendre, à l’œil nu, s’acheminant sous les paupières de l’homme qui est en train de vous parler. (Bonafé rit. Il semblait étonné par ses propres conclusions.) C’est vrai, la forêt est plutôt dangereuse. Mais tout cela ne constitue que des accidents, des exceptions. Ne vous en souciez pas. La brousse est merveilleuse, monsieur Antioche. Merveilleuse…

Bonafé décrocha son téléphone et parla sango. Puis il me demanda :

— Quand comptez-vous partir ?

— Dès que possible.

— Avez-vous votre autorisation ?

— Quelle autorisation ?

Les pupilles de l’homme s’arrondirent. Puis Bonafé éclata de rire de nouveau. Il répéta, frappant dans ses mains : « Quelle autorisation ? » Ses traits ruisselaient de sueur. Il sortit un mouchoir de soie, tout en explosant en petits ricanements. Bonafé s’expliqua :

— Vous ne pourrez jamais bouger d’ici sans une autorisation ministérielle. La moindre piste, le moindre village est surveillé par des postes de police. Que voulez-vous ! Nous sommes en Afrique, et toujours gouvernés par un régime militaire. De plus, des troubles sont survenus récemment, des grèves. Vous devez solliciter une autorisation auprès du ministère de l’Information et de la Communication.

— Combien de jours faudra-t-il ?

— Trois au moins, je le crains. D’autant que vous devrez attendre lundi pour effectuer votre demande. De mon côté, je peux vous appuyer auprès du ministre. C’est un mulâtre, un ami. (Bonafé dit cela comme si les deux faits étaient liés.) Nous allons tenter d’accélérer la procédure. Mais il me faut des photographies d’identité et votre passeport (je lui donnai à regret ce qu’il me demandait, dont deux portraits issus d’un visa inutile pour le Soudan). Dès que vous aurez obtenu ce papier…

On frappa à la porte. Un Noir massif entra. Son visage était rond, son nez camus et ses yeux globuleux. Sa peau ressemblait à du cuir. Il avait la trentaine et était vêtu d’une djellaba à dominante bleue.

— Gabriel, dit Bonafé, je te présente Louis Antioche, un journaliste venu de France. Il souhaite aller en brousse, afin de réaliser un reportage sur les Pygmées. Je crois que tu peux l’aider.

Gabriel me fixa. Bonafé s’adressa à moi :

— Gabriel est originaire de la Lobaye. Toute sa famille vit à la lisière de la forêt.

Le Nègre me regardait avec ses yeux à fleur de tête, sourire en coin. Le Blanc reprit :

— Gabriel va porter vos papiers au ministère — un de ses cousins y travaille. Dès que votre autorisation sera prête, je mettrai un 4 x 4 à votre disposition.

— Merci beaucoup.

— Ne me remerciez pas. La voiture ne vous sera d’aucun secours. Trente kilomètres après M’Baïki, c’est la forêt. Il n’y a plus de piste.

— Et alors ?

— Vous devrez continuer à pied jusqu’à nos exploitations. Comptez environ quatre jours de marche.

— Vous n’avez pas taillé de routes jusqu’à la mine ?

Bonafé gloussa :

— Des routes ! (Il se tourna vers le Noir.) Des routes, Gabriel. (Il s’adressa de nouveau à moi.) Vous êtes un comique, monsieur Antioche. Vous n’avez pas idée de la jungle que vous allez devoir affronter. Il suffit de quelques semaines à cette végétation pour effacer la moindre piste. Nous avons renoncé depuis longtemps à tracer des sentiers dans ce chaos de lianes. Du reste, au cas où vous l’ignoreriez : les diamants sont un chargement plutôt léger. Pas besoin de camions, ni de matériel spécifique. Nous disposons toutefois d’un hélicoptère, qui effectue des navettes régulières avec l’exploitation. Mais nous ne pouvons affréter l’appareil seulement pour vous.

Un sourire s’insinua sur ses lèvres, une anguille se glissant dans des eaux troubles.

— D’ailleurs, une fois que vous aurez atteint la forêt profonde, inutile de compter sur les gens de chez nous. Les mineurs travaillent dur. Et Clément, notre contremaître, est gâteux. Quant à Kiefer, je vous ai prévenu : ne l’approchez pas. Donc, contournez notre exploitation et rejoignez la Mission.

— La Mission ?

— Plus loin dans la forêt, une sœur alsacienne a installé un dispensaire. Elle soigne et éduque les Pygmées.

— Elle vit seule là-bas ?

— Oui. Une fois par mois elle vient à Bangui, pour superviser son ravitaillement — nous lui permettons d’utiliser notre hélicoptère. Puis elle disparaît à nouveau, avec ses porteurs, pour un mois. Si vous recherchez la tranquillité, vous serez servi. On ne peut imaginer endroit plus reculé. Sœur Pascale vous indiquera les campements akas les plus intéressants. Tout cela vous convient-il ?

La jungle intense, une sœur protégée par des Pygmées, Kiefer au cœur de l’ombre : la folie de l’Afrique commençait à me tenir.

— J’ai une dernière requête.

— Je vous écoute.

— Pourriez-vous me trouver des balles de 45 — pour un pistolet automatique ?

Mon interlocuteur me glissa un regard par en dessous, comme pour saisir mes véritables intentions. Il lança un bref regard à Gabriel puis rétorqua :

— Aucun problème.

Bonafé frappa sur la table du plat des mains, se tourna vers le Noir.

— As-tu bien compris, Gabriel ? Tu vas emmener M. Antioche à la lisière de la forêt. Ensuite, tu demanderas à ton cousin de le guider jusqu’à la Mission.

Le Noir acquiesça. Il ne m’avait pas quitté des yeux. Bonafé lui parlait comme un instituteur à ses élèves. Mais Gabriel semblait pouvoir nous rouler en un clin d’œil. Sans effort, d’une chiquenaude de l’esprit. Son intelligence planait dans la chaleur étouffante, comme un insecte roublard. Je remerciai Bonafé et revins sur Kiefer.

— Dites-moi, c’est une drôle d’idée de la part de votre directeur de s’installer au fond de ce bourbier.

Bonafé ricana encore.

— Cela dépend de quel point de vue on se place. L’extraction des diamants demande une surveillance très stricte. Et comptez sur Kiefer pour tout savoir, tout diriger.

Je risquai une nouvelle question :

— Avez-vous connu Max Bôhm. ?

— Le Suisse ? Non, pas personnellement. Je suis arrivé après qu’il avait quitté la RCA, en 1980. C’est lui qui dirigeait la Sicamine avant le Tchèque. Une connaissance à vous ? Pardonnez-moi, mais, de l’avis de tous, Bôhm était pire encore que Kiefer. Et ce n’est pas peu dire. (Il haussa les épaules.) Que voulez-vous, mon ami : l’Afrique porte à la cruauté.

— Dans quelles conditions Max Bôhm a-t-il quitté l’Afrique ?

— Je n’en sais rien. Je crois qu’il a eu des ennuis de santé. Ou des problèmes avec Bokassa. Ou les deux. Vraiment, je ne sais pas.

— Pensez-vous que M. Kiefer soit resté en contact avec le Suisse ?

Ce fut une question de trop. Bonafé me scruta de toutes ses pupilles. Chaque iris semblait se concentrer sur le fond de mes pensées. Il ne répondit rien. J’esquissai un sourire à rebours et me levai. Sur le pas de la porte, Bonafé me répéta, me tapant dans le dos.

— Souvenez-vous, mon vieux, pas un mot à Kiefer.

Je décidai de marcher, à l’ombre des grands arbres. Le soleil était haut. La boue, par endroits, était déjà sèche, voletant comme du pigment pourpre. Les lourdes cimes se balançaient doucement, emplies des soupirs du vent.

Tout à coup, je sentis une main sur mon épaule. Je me retournai. Gabriel se tenait devant moi, le visage arrondi sur un sourire. Il dit aussitôt, de sa voix grave :

— Patron, tu t’intéresses aux Pygmées comme moi aux cactus. Mais je connais quelqu’un qui peut te parler de Max Bôhm et d’Otto Kiefer.

Mon cœur se bloqua net.

— Qui ?

— Mon père. (Gabriel baissa la voix.) Mon père était le guide de Max Bôhm.

— Quand puis-je le voir ?

— Il sera à Bangui demain matin.

— Qu’il vienne aussitôt au Novotel. Je l’attendrai.

31

Je déjeunai à l’ombre, sur la terrasse de l’hôtel. Des tables étaient disposées autour de la piscine et on pouvait, à l’abri de plantes tropicales, déguster quelque poisson du fleuve. Le Novotel semblait désert. Les rares clients étaient des hommes d’affaires européens, qui traitaient leurs contrats au pas de course et n’attendaient qu’une chose : leur avion de retour. Pour ma part, j’appréciais l’hôtel. La large terrasse, tapissée de pierre claire et emplie de feuillages, avait cette mélancolie des maisons coloniales abandonnées, où la végétation a dessiné des fleuves de lianes, des lacs d’herbes folles.

Tout en savourant mon « capitaine », j’observais le directeur de l’hôtel qui sermonnait le jardinier. C’était un jeune Français au teint verdâtre, qui semblait à bout de nerfs. Il tentait de relever un plant de rose, que le Noir avait écrasé par mégarde. Sans les dialogues, la scène confinait au gag. L’irritation du Blanc, ses gestes exagérés et le visage contrit du Noir, qui hochait la tête l’air absent : tout avait l’allure d’une scène comique de film muet.

Aussitôt après, le directeur vint me souhaiter la bienvenue, tout en cherchant à connaître l’obscure raison qui m’avait amené en Centrafrique. Je vis qu’il tiquait en scrutant la cicatrice de ma lèvre. J’expliquai mes projets de reportage. À son tour, il me raconta son histoire. Il s’était porté volontaire pour diriger le Novotel de Bangui. Une étape essentielle dans sa carrière, disait-il — et il semblait sous-entendre que, lorsqu’on est parvenu à diriger quelque chose ici, on ne craint plus rien. Il partit ensuite dans une longue tirade sur l’incompétence des Africains, leur insouciance et leurs défauts innombrables. « Je dois tout fermer à dé, affirmait-il, en secouant un lourd trousseau à sa ceinture. Et ne vous fiez pas à leur allure correcte. C’est le fruit d’un long combat le » combat » du gérant consistait en une chemisette rose à manches courtes, dotée d’un nœud papillon, que tous les serveurs portaient comme une bonne farce). Aussitôt qu’ils ont quitté l’hôtel, continuait-il, ils retournent pieds nus dans leur case et dorment par terre !

Le visage du gérant avait la même expression que celle de Bonafé. C’était une usure, une corrosion d’un genre étrange, comme une racine qui aurait poussé à l’intérieur des corps, et qui se nourrirait du sang des hommes. « À propos, acheva-t-il en baissant la voix, vous n’avez pas trop de lézards dans votre chambre ? » Je lui dis que non et le congédiai d’un long silence.

Après le déjeuner, je me décidai à consulter les dossiers que j’avais préparés à Paris sur les diamants et la chirurgie cardiaque. Je parcourus rapidement la documentation qui traitait des pierres — méthodes d’extraction, classification, carats, etc. J’en savais aujourd’hui assez long sur le réseau de Bôhm et ses chaînons essentiels. Les informations techniques et les commentaires spécialisés ne pouvaient m’apporter grand-chose.

Je passai au dossier sur la chirurgie cardiaque, composé d’extraits d’encyclopédies médicales. L’histoire de cette activité était une véritable épopée, écrite par des pionniers téméraires. Ainsi, je plongeai dans d’autres époques :

« … Les véritables débuts de la chirurgie cardiaque eurent lieu à Philadelphie, grâce à Charles Bailey. Sa première intervention sur la valvule mitrale date de la fin 1947. C’est un échec. Le malade meurt d’hémorragie. Pourtant, Bailey a acquis la certitude qu’il est dans le vrai. Ses collègues ne le ménagent pas. Il se fait traiter de fou, de boucher. Bailey attend. Il réfléchit. En mars 1948, il réalise une valvulotomie qui semble satisfaisante au Wilmington Memorial Hospital. Mais le troisième jour, le malade meurt d’une erreur de réanimation.

Pour réaliser ses projets, Bailey doit devenir un chirurgien forain et opérer dans les hôpitaux qui tolèrent ses interventions. Le 10 juin 1948, Charles Bailey doit opérer deux rétrécissements mitraux le même jour. Le premier malade meurt d’arrêt cardiaque avant la fin de l’intervention. Charles Bailey se hâte de se rendre à l’autre hôpital avant que la nouvelle de l’échec ne soit connue, de peur d’être interdit de salle d’opération. Alors le miracle survient. la seconde intervention est un succès. La chirurgie de la valvule mitrale est enfin née… »

Je poursuivis ma lecture et m’attardai sur les premières transplantations cardiaques :

« … Contrairement à une tenace légende, ce n’est pas le chirurgien sud-africain Christian Neethling Barnard qui, le 3 décembre 1967, tenta la première greffe cardiaque chez l’homme avant lui, en janvier 1960, le docteur français Pierre Sénicier avait implanté le cœur d’un chimpanzé dans le thorax d’un malade de soixante-huit ans parvenu au dernier stade d’une insuffisance cardiaque irréversible. L’opération réussit. Mais le cœur greffé ne fonctionna que quelques heures… »

Je feuilletai encore :

… Une des dates majeures de la chirurgie cardiaque reste la greffe du cœur effectuée en 1967, au Cap, par le professeur Christian Barnard. La technique de cette opération, qui se renouvela bientôt aux Etats-Unis, en Angleterre et en France, avait été mise au point par le professeur américain Shumway — la méthode « Shumway »…

« … Le patient, Louis Washkansky, était âgé de cinquante-cinq ans. En sept ans, il avait subi trois infarctus du myocarde, dont le dernier l’avait laissé en état d’insuffisance cardiaque définitive. Pendant tout le mois de novembre 1967, une équipe de trente chirurgiens, anesthésistes, médecins, techniciens, fut réunie en permanence à l’hôpital Groote Schuur, au Cap, dans l’attente de l’opération dont l’heure et le jour seraient fixés par le professeur Christian Barnard. La décision fut prise dans la nuit du 3 au 4 décembre : une jeune femme de vingt-cinq ans venait d’être tuée dans un accident de la route. Son cœur remplacerait le cœur défaillant de Louis Washkansky Celui-ci survécut trois semaines, mais il succomba à une pneumonie. La quantité massive de drogues immunodépressives absorbées pour empêcher le rejet de la greffe avait trop affaibli son système de défense pour lui permettre de lutter contre une infection…

Toute cette chair ouverte, ces organes manipulés me donnaient la nausée. Pourtant, je savais que Max Bôhm trouvait sa place dans cet historique. Le Suisse avait travaillé en Afrique du Sud de 1969 à 1972. J’imaginai des explications rocambolesques à sa transplantation. Peut-être avait-il rencontré, au Cap, Christian Barnard ou des médecins de son service. Peut-être était-il retourné là-bas, après son attaque de 1977, afin de subir une greffe particulière. Ou bien, pour une raison que j’ignore, savait-il qu’un de ces docteurs, capables d’opérer une greffe, se trouvait au Congo, en 1977. Mais ces versions étaient trop incroyables. Et ne résolvaient pas le caractère « miraculeux » de la tolérance physique de Bôhm.

Je découvris un passage qui traitait des problèmes de tolérance :

… Dans le domaine de la chirurgie cardiaque, les problèmes chirurgicaux sont bien résolus et les difficultés qui persistent sont immunologiques. En effet, en dehors du cas exceptionnel que constituent les jumeaux vrais, l’organe du donneur, même apparenté, est reconnu par le receveur comme différent et sera victime de phénomènes de rejet. Il est donc toujours nécessaire d’utiliser chez le receveur des traitements immunodépresseurs pour limiter l’importance du rejet. Les traitements usuels l’azathioprine, cortisone) sont non spécifiques et comportent un certain nombre de risques, en particulier d’infection. Plus récemment, dans les années quatre-vingt, un produit est apparu : la ciclosporine. Cette substance, issue d’un champignon japonais, enraye en profondeur les phénomènes de rejet. Les patients voient ainsi leur espérance de vie décuplée et les greffes ont pu se généraliser.

« Un autre moyen de limiter le rejet est bien sûr de choisir un donneur aussi compatible que possible. La solution la plus favorable est représentée par un membre de la fratrie ou de la famille proche, qui, sans être jumeau, possède avec le receveur quatre antigènes d’histocompatibilité HLA en commun (donneur HLA identique). Nous parlons ici d’organes non vitaux, comme le rein par exemple. Sinon, l’organe est prélevé sur un cadavre, et l’on essaie, par échange d’organes à longue distance, de réaliser la combinaison le plus compatible possible — il existe plus de vingt mille groupes HLA différents… »

Je refermai le dossier. Il était dix-huit heures. Dehors, la nuit était déjà tombée. Je me levai et ouvris la baie vitrée de ma chambre. Une brassée de chaleur me suffoqua. C’était la première fois que j’affrontais la chaleur tropicale. Ce climat n’était pas un fait annexe, une circonstance parmi d’autres. C’était une violence qui frappait la peau, un poids qui emportait cœur et corps dans des profondeurs malaisées à décrire — un ramollissement de l’être, où la chair, les organes semblaient se fondre et se diluer lentement dans leurs propres sucs.

Je me décidai pour une promenade nocturne.

Les longues avenues de Bangui étaient vides et les rares immeubles, bruts et maculés de boue, semblaient plus nus encore qu’en plein jour. Je me dirigeai vers le fleuve. Les berges de l’Oubangui étaient silencieuses. Les ministères et les ambassades dormaient d’un sommeil sans rêve. Des soldats, pieds nus, montaient la garde. Près de l’eau, dans l’obscurité, je distinguai les crêtes échevelées des arbres qui bordaient les rives. Parfois, en contrebas, un clapotis se faisait entendre. J’imaginais alors quelque énorme animal, mi-fauve mi-poisson, s’insinuant dans les herbes humides, attiré par les odeurs et les bruits de la ville.

Je marchai encore. Depuis mon arrivée à Bangui, une idée me taraudait. Ce pays sauvage avait été, durant mes premières années, « mon » pays. Un îlot de jungle où j’avais grandi joué, appris à lire et à écrire. Pourquoi mes parents étaient-ils venus s’enterrer dans la région la plus perdue d’Afrique ? Pourquoi avaient-ils tout sacrifié, fortune, confort, équilibre, pour ce coin de forêt ?

Je n’évoquais jamais mon passé, ni mes parents disparus et ces zones aveugles de mon existence. Ma famille ne m’intéressait pas. Ni la vocation de mon père, ni la dévotion de ma mère, qui avait tout quitté pour suivre son époux, ni même ce frère, de deux ans mon aîné, qui était mort brûlé vif. Sans doute, cette indifférence était un refuge. Et je la comparais souvent à l’insensibilité de mes mains. Le long de mes bras, mon épiderme réagissait parfaitement. Puis, au-delà, je n’éprouvais aucune sensation précise. Comme si une barre de bois invisible retranchait mes mains du monde sensible. Pour ma mémoire, un phénomène identique se produisait. Je pouvais remonter le fil de mon passé jusqu’à l’âge de six ans. En deçà, c’était le néant, l’absence, la mort. Mes mains étaient brûlées. Mon âme aussi. Et ma chair et mon esprit avaient cicatrisé de la même façon — fondant leur guérison sur l’oubli et l’insensibilité.

Tout à coup je m’arrêtai. J’avais quitté le bord du fleuve. Je marchais maintenant le long d’une grande avenue mal éclairée. Je levai les yeux et scrutai le panneau accroché à un grillage, indiquant le nom de l’artère. Un tremblement me secoua des pieds à la tête. Avenue de France. Sans m’en rendre compte, irrésistiblement, mes pas m’avaient guidé sur le lieu même de la tragédie — là où mes parents avaient été massacrés par une bande de tueurs cinglés, un soir de Saint Sylvestre, en 1965.

32

Le lendemain matin, je prenais mon petit déjeuner à l’ombre d’un parasol quand une voix m’interpella :

— Monsieur Louis Antioche ?

Je levai les yeux. Un homme d’une cinquantaine d’années se tenait devant moi. Il était petit, massif et portait une chemise et un pantalon kaki. Il émanait de lui un air d’autorité indiscutable. Je me souvins de Max Bôhm, de sa corpulence, de son habillement — les deux hommes se ressemblaient. Sauf que mon interlocuteur était aussi noir qu’un parapluie anglais.

— Lui-même. Qui êtes-vous ?

— Joseph M’Konta. Le père de Gabriel, de la Sicamine.

Je me levai aussitôt et lui proposai un siège.

— Oui, bien sûr. Veuillez vous asseoir.

Joseph M’Konta s’exécuta, puis il joignit ses mains sur son ventre. Il lançait des regards curieux autour de lui, la tête rentrée dans les épaules. Il avait la face écrasée, un nez aux larges narines, des yeux humides, comme voilés de tendresse. Mais ses lèvres étaient crispées sur une grimace de dégoût.

— Vous voulez boire quelque chose ? Du café ? Du thé ?

— Du café, merci.

M’Konta me scrutait, lui aussi, du coin de l’œil. Le café arriva. Après les banalités d’usage, sur le pays, la chaleur et mon voyage, Joseph attaqua sur un ton précipité :

— Vous cherchez des renseignements sur Max Bôhm ?

— Exactement.

— Pourquoi vous intéressez-vous à lui ?

— Max était un ami. Je l’ai connu en Suisse, peu avant sa mort.

— Max Bôhm est mort ?

— Il y a un mois, d’une crise cardiaque.

La nouvelle ne sembla pas l’étonner.

— Ainsi, la petite horloge a cassé.

Il se tut, réfléchit puis :

— Que voulez-vous savoir ?

— Tout. Ses activités en Centrafrique, sa vie quotidienne, les raisons de son départ.

— Vous menez une enquête ?

— Oui et non. Je cherche à mieux le connaître, à titre posthume. C’est tout.

M’Konta demanda, d’un air suspicieux :

— Vous êtes flic ?

— Absolument pas. Tout ce que vous direz restera entre nous. Vous avez ma parole.

— Etes-vous prêt à vous montrer reconnaissant ?

Je l’interrogeai du regard. M’Konta fit une moue explicative.

— Quelques billets, je veux dire…

— Tout dépend de ce que vous pourrez me dire, répliquai-je.

— J’ai bien connu le vieux Max…

Après quelques minutes de négociation, nous convînmes d’un « prix d’ami ». Dès lors, l’homme me tutoya. Son élocution était rapide. Les mots jaillissaient, roulant comme des billes au fond de l’eau.

— Patron, Max Bôhm était un drôle d’homme… Ici, personne ne l’appelait Bôhm… c’était Ngakola… père de la magie blanche…

— Pourquoi l’appelait-on ainsi ?

— Bôhm avait des pouvoirs… Cachés sous ses cheveux… ses cheveux étaient tout blancs… ils poussaient droit vers le ciel… comme un bouquet de coco, tu comprends ?… c’est grâce à eux qu’il était si fort… il lisait dans chaque homme… il découvrait les voleurs de diamants… toujours… personne ne pouvait lui résister… personne… c’était un homme fort… très fort… mais il était du côté de la nuit.

— Que veux-tu dire ?

— Il vivait dans les ténèbres… son esprit… son esprit vivait dans les ténèbres…

M’Konta but une petite goulée de café.

— Comment as-tu connu Max Bôhm ?

— En 1973… avant la saison sèche… Max Bôhm est arrivé dans mon village, à Bagandou, à la lisière de la forêt… il était envoyé par Bokassa… il venait surveiller les plantations de café… à cette époque, des voleurs pillaient les cultures… en quelques semaines, Bôhm les a dissuadés.

— Comment a-t-il fait ?

— Il a surpris un voleur, l’a roué de coups, puis traîné sur la place du village… là, il a saisi un poinçon — un des poinçons avec lesquels on plante le grain —, et lui a percé les deux tympans…

— Et alors ? balbutiai-je.

— Alors… personne n’a jamais plus volé de grains de café à Bagandou.

— Etait-il accompagné ?

— Non… il était seul… Max Bôhm ne craignait personne.

Torturer un M’Baka, en solitaire, sur la place d’un village forestier. Bôhm n’avait pas froid aux yeux. Joseph continua :

— L’année suivante, Bôhm est revenu… cette fois, il venait inspecter les mines de diamants… toujours pour le compte de Bokassa… Les filons s’étendaient au-delà de la SCAD, une grande scierie à la lisière de la jungle… tu connais la forêt dense, patron ? Non ? Crois-moi, elle est vraiment dense… (Joseph mima la canopée avec ses larges mains ; ses r roulaient comme une charge de cavalerie.) Mais Bôhm n’avait pas peur… Bôhm n’avait jamais peur… il voulait descendre au sud… il cherchait un guide… je connaissais bien la forêt et les Pygmées… je parlais même le langage aka… Bôhm m’a choisi…

— Y avait-il des Blancs sur les terrains d’exploitation ?

— Un seul… Clément… Un type complètement fou, qui a épousé une Aka… Il n’avait aucune autorité… c’était l’anarchie complète…

— On trouvait donc de belles pierres dans ces filons ?

— Les plus beaux diamants du monde, patron… il n’y avait qu’à se pencher dans les marigots… C’est pour ça que Bokassa a envoyé Bôhm… (M’Konta émit un petit rire aigu.) Bokassa, il avait la passion des pierres précieuses !

Joseph but une nouvelle lampée de café, puis observa mes croissants. Je lui tendis l’assiette. Il reprit, la bouche pleine :

— Cette année-là, Bôhm est resté quatre mois… au début, il a joué au « casse-nègres »… Ensuite, il a réorganisé l’exploitation, changé les techniques… Ça filait droit, tu peux me croire… Quand la saison des pluies est arrivée, il est reparti à Bangui… Ensuite, chaque année, il est revenu ainsi à la même époque… « Visite de surveillance », qu’il disait…

— C’est alors qu’il utilisait le coupe-câble ?

— Tu connais l’histoire, patron ?… En fait, le coup de la tenaille a été exagéré. Je ne l’ai vu faire qu’une seule fois, dans le camp de la Sicamine… Et ce n’était pas pour punir un clandestin, mais un violeur… Un salaud qui avait abusé d’une petite fille et l’avait laissée pour morte dans la jungle.

— Que s’est-il passé ?

La grimace de dégoût de M’Konta s’accentua. Il prit un autre croissant.

— C’était horrible. Pleinement horrible. Deux hommes maintenaient le tueur sur le ventre, les jambes en l’air… il nous regardait avec ses yeux d’animal pris au piège… il lançait des petits rires, comme s’il n’y croyait pas… Alors Ngakola est arrivé avec sa grande tenaille… il a ouvert la pince et la refermée d’un coup sec sur le talon du voleur… clac !… le type a hurlé… un autre coup et c’était fini… les tendons étaient coupés… j’ai vu ses pieds, patron… je ne pouvais pas y croire… ils pendaient à ses chevilles… avec les os qui jaillissaient… le sang partout… des tempêtes de mouches… et le silence du village… Max Bôhm était debout… il ne disait rien… du sang plein la chemise… son visage était blanc, plein de sueur… Vraiment, patron, je n’oublierai jamais ça… alors, sans un mot, il a retourné l’homme d’un coup de pied, il a brandi sa tenaille et la refermée sur l’entredeux du violeur…

Une veine claqua dans ma gorge.

— Bôhm était donc si cruel ?

— Il était dur, oui… Mais à sa façon, il agissait en toute justice… Jamais par sadisme ni par racisme.

— Max Bôhm n’était pas raciste ? Il ne haïssait pas les Noirs ?

— Pas du tout. Bôhm était un salaud, mais pas un raciste. Ngakola vivait avec nous et nous respectait. Il parlait sango et aimait la forêt. Et je ne te parle pas de la chagatte.

— De la quoi ?

— La chagatte. Le cul. Bôhm adorait la femme noire. (Joseph agitait sa main, comme s’il s’était brûlé à cette seule idée.)

Je poursuivis :

— Bôhm volait-il des diamants ?

— Voler ? Bôhm ? Jamais de la vie… Je te l’ai dit Max était juste…

— Mais il supervisait les trafics de Bokassa, non’ ?

— Il ne voyait pas les choses de cette façon… son obsession, c’était l’ordre, la discipline… il voulait que les camps tournent sans une faille… après ça, qui récupérait les diamants, qui prenait l’argent, il s’en foutait… Ça ne l’intéressait pas. À ses yeux, c’était de la cuisine de nègres…

Max Bôhm avait-il si bien caché son jeu, commencé son trafic plus tard ?

— Joseph, savais-tu que Max Bôhm était un passionné d’ornithologie ?

— Les oiseaux, tu veux dire ? Bien sûr, patron. (Joseph éclata de rire — un sabre clair dans son visage.) Je partais avec lui observer les cigognes.

— Où ça ?

— À Bayamo, au-delà de la Sicamine, à l’ouest. Là-bas, les cigognes venaient par milliers. Elles bouffaient les sauterelles, les petits animaux. l’Joseph éclata de rire.) Mais les habitants de Bayamo, eux, ils les bouffaient à leur tour ! Bôhm ne pouvait supporter ça. Il avait obtenu de Bokassa qu’on ouvre un parc national. D’un seul coup, plusieurs milliers d’hectares de forêts et de savanes ont été déclarés intouchables. Moi, je n’ai jamais compris ce genre de trucs. La forêt, c’est à tout le monde ! Mais enfin, à Bayamo, les éléphants, les gorilles, les bongos, les gazelles étaient protégés. Et les cigognes avec.

Ainsi, le Suisse était parvenu à protéger ses oiseaux. Prévoyait-il déjà de les utiliser pour son trafic ? Du moins l’échange était clair : les diamants pour Bokassa, les oiseaux pour Max Bôhm.

— Connaissais-tu la famille de Max Bôhm ?

— Oui et non… Sa femme, on la voyait jamais… toujours malade… (Joseph rit de toutes ses dents.) Vraiment la femme blanche !… Le fils Bôhm, c’était différent… il venait parfois avec nous… il ne disait rien… c’était un rêveur… il flânait dans la forêt… Ngakola s’efforçait de l’éduquer… il lui faisait conduire le 4 x 4… il l’obligeait à chasser, à surveiller les prospecteurs, dans la mine… il voulait en faire un homme… mais le jeune Blanc restait planté là, distrait, terrifié… Une vraie cloche… Ce qui était extraordinaire, c’était la ressemblance physique entre Philippe Bôhm et son père… ils étaient identiques, patron, tu peux me croire… la même carrure, la même coupe en brosse, le même visage en pastèque… Mais Bôhm détestait son fils…

— Pourquoi ?

— Parce que le môme était peureux. Et Bôhm ne pouvait supporter cette peur.

— Que veux-tu dire ?

Joseph hésita, puis il s’approcha, parla plus bas :

— Son fils était comme un miroir, tu comprends ? Le miroir de sa propre trouille.

— Tu viens de me dire que Bôhm ne craignait personne.

— Personne, sauf lui-même.

Je fixai les yeux humides de M’Konta.

— Son cœur, patron. Il avait peur de son cœur. (Joseph mit sa main à sa poitrine.) Il craignait qu’à l’intérieur ça ne fonctionne plus… il tâtait toujours son pouls… À Bangui, il était toujours fourré à la clinique…

— Une clinique, à Bangui ?

— Un hôpital réservé aux Blancs. La Clinique de France.

— Elle existe toujours ?

— Plus ou moins. Aujourd’hui, elle est ouverte aux Noirs et ce sont des médecins centrafricains qui consultent.

Je passai à la question cruciale :

— As-tu participé à la dernière expédition de Bôhm ?

— Non. Je venais de m’installer à Bagandou. Je n’allais plus en forêt.

— Mais sais-tu quelque chose à ce sujet ?

— Seulement ce qu’on en a dit. À M’Baïki, ce voyage est devenu une légende. On a retenu son nom de code PR 154 — du nom du lotissement que les prospecteurs allaient étudier.

— Où sont-ils partis ?

— Très loin au-delà de Zoko… Après la frontière du Congo…

— Et alors ?

— En route, Ngakola a reçu un télégramme, apporté par un Pygmée… sa femme venait de mourir… Bôhm l’a appris comme ça… son cœur n’a pas résisté… il est tombé…

— Continue…

La grimace de Joseph s’était accentuée au point que les lèvres se retroussaient. Je répétai :

— Continue, Joseph.

II hésita encore puis soupira :

— Grâce à ses accords secrets avec la forêt, Ngakola a ressuscité… grâce à la magie, à la Panthère qui enlève nos enfants…

Je me souvenais des propos de Guillard, rapportés par Dumaz. Les paroles de M’Konta coïncidaient avec la version de l’ingénieur. Il y avait là de quoi terrifier n’importe qui. Un voyage au cœur des ténèbres, un mystère terrible, sous des pluies torrentielles, et ce héros diabolique, l’homme aux cheveux blancs, revenu d’entre les morts.

— Je vais partir en forêt, sur les traces de Bôhm.

— C’est une mauvaise idée. La saison des pluies bat son plein. Les mines de diamants sont dirigées aujourd’hui par un seul homme, Otto Kiefer, un tueur. Tu vas beaucoup marcher, prendre des risques inutiles. Tout ça pour rien. Que comptes-tu faire là-bas ?

— Je veux découvrir ce qui s’est réellement passé en août 1977. Comment Max Bôhm a survécu à son attaque. Les esprits ne me semblent pas une explication suffisante.

— Tu as tort. Comment vas-tu t’y prendre ?

— Je vais éviter les mines et loger chez sœur Pascale.

— Sœur Pascale ? Elle est à peine plus douce que Kiefer.

— On m’a parlé d’un camp pygmée, Zoko, où je compte m’installer. De là, je rayonnerai vers les exploitations. J’interrogerai discrètement les hommes qui travaillaient déjà dans les marigots, en 1977.

Joseph nia de la tête puis se servit une dernière tasse de café. Je regardai ma montre : il était plus de onze heures. Nous étions dimanche et je n’avais pas l’ombre d’un projet pour la journée.

— Joseph, demandai-je, connais-tu quelqu’un à la Clinique de France ?

— Un cousin à moi travaille là-bas.

— Peut-on y aller maintenant ?

— Maintenant ? (M’Konta dégustait son café.) Je dois visiter ma famille au kilomètre Cinq et…

— Combien ?

— Dix mille balles de mieux.

Je jurai en souriant, puis glissai l’argent dans sa poche de chemise. M’Konta cligna de l’œil, puis reposa sa tasse.

— On est partis, patron.

33

La Clinique de France était située au bord de l’Oubangui. Sous le soleil éclatant, le fleuve coulait lentement. On l’apercevait à travers les broussailles, noir, immense, immobile. Il ressemblait à du sirop épais, dans lequel se seraient englués les pêcheurs et leurs pirogues.

Nous marchions sur les berges, là même où je m’étais promené la veille. La piste était bordée d’arbres aux couleurs pastel. À droite, les larges édifices des ministères se dressaient — ocre, roses, rouges. À gauche, près du fleuve, des baraques en bois se blottissaient dans les herbes, abandonnées par les habituels marchands de fruits, de manioc, de babioles. Tout était calme. Même la poussière avait renoncé à courir dans la lumière. C’était dimanche. Et, comme partout dans le monde, ce jour était maudit à Bangui.

Enfin, la clinique apparut, un bloc carré de deux étages, couleur d’abandon. Son architecture coloniale exhibait des balcons de pierre, percés d’ornements en crépi blanchâtre. Tout le bâtiment était rongé par la latérite et la végétation. Des griffes de forêt et des empreintes rougeâtres montaient à l’assaut des murs. La pierre semblait gonflée, comme gorgée d’humidité.

Nous pénétrâmes dans les jardins. Suspendues aux arbres, des blouses de chirurgien séchaient. Les tissus étaient maculés de taches violentes, écarlates. Joseph surprit l’expression de mon visage. Il éclata de rire.

« Ce n’est pas du sang, patron. C’est de la terre — de la latérite. Son empreinte ne s’efface jamais. »

Il s’esquiva pour me laisser entrer. Le hall, ciment brut et lino ravagé, était totalement vide. Joseph frappa sur le comptoir. De longues minutes s’écoulèrent. Enfin, un grand type en blouse blanche striée de marques rouges apparut. Il joignit les mains et s’inclina.

— Que puis-je faire pour vous ? dit-il d’un ton onctueux.

— Alphonse M’Konta est-il là ?

— Il n’y a personne, le dimanche.

— Et toi, tu n’es personne ?

— Je suis Jésus Bomongo. (L’homme s’inclina encore puis ajouta de sa voix de sucre :) Pour vous servir.

— Mon ami aimerait consulter les archives du temps où il n’y avait ici que des Blancs. C’est possible ?

— Eh bien, c’est ma responsabilité qui est en jeu et…

Joseph me fit un signe explicite. Je négociai pour la forme et me délestai encore de dix mille francs CFA. Joseph m’abandonna. Je suivis mon nouveau guide, le long d’un couloir de ciment plongé dans l’obscurité. Nous montâmes un escalier.

— Vous êtes médecin ? demandai-je.

— Juste infirmier. Mais ici, c’est à peu près pareil.

Après avoir gravi trois étages, un nouveau couloir s’ouvrit, éclairé par la lumière du soleil qui filtrait à travers des motifs ajourés. Une odeur violente d’éther emplissait l’atmosphère. Les pièces que nous croisions n’abritaient aucun malade. Seulement un désordre de matériel : des fauteuils roulants, de grandes tiges métalliques, des draps rosâtres, des tronçons de lit posés le long des murs. Nous étions sous les combles de la clinique. Jésus sortit un trousseau de clés et déverrouilla une porte en ferraille, grinçante et désaxée.

Il demeura sur le pas de la porte.

— Les dossiers sont entreposés en vrac, là-bas, expliqua-t-il. Après la chute de Bokassa, les propriétaires se sont enfuis. La clinique a fermé pendant deux ans, puis nous l’avons rouverte pour accueillir des Centrafricains — nous avons des médecins à nous, maintenant. Vous ne trouverez pas beaucoup de dossiers. Les Blancs qui ont été soignés à Bangui sont rares. Seulement les cas d’urgence, qui ne pouvaient être transférés. Ou au contraire les maladies bénignes. (Jésus haussa les épaules.) La médecine africaine est une vraie calamité. Tout le monde sait ça. On ne s’en sort qu’avec les marabouts.

Sur cette grande réplique, il tourna les talons et disparut. Je me retrouvai seul.

La salle des archives ne contenait que quelques tables et des chaises éparses. Les murs étaient assombris par de longues dégoulinures noirâtres. Des cris lointains traversaient l’air en fusion. Je découvris les archives dans une armoire en fer. Sur quatre étages, étaient entassés des dossiers jaunis, rongés par l’humidité. Je les feuilletai et m’aperçus qu’ils étaient accumulés sans aucun ordre. Je rassemblai plusieurs tables, de façon à former un support, puis les posai en piles. Il y en avait quinze, constituée chacune par plusieurs centaines de dossiers. J’essuyai les traînées de sueur sur mon visage et attaquai le décryptage.

Debout, Courbé, je tirais à moi la première feuille de chaque dossier. Je pouvais lire le nom, l’âge et le pays d’origine du patient. Venaient ensuite la maladie et les médicaments prescrits. Je feuilletai ainsi plusieurs milliers de dossiers. Des noms français, allemands, espagnols, tchèques, yougoslaves, russes, chinois, même, défilèrent, associés à toutes sortes de maladies qui avaient réduit en fièvres menues les fragiles étrangers. Paludisme, coliques, allergies, insolations, maladies vénériennes… Suivaient à chaque fois des noms de médicaments, toujours les mêmes, puis, plus rarement, épinglée sur la feuille, une demande de rapatriement à l’adresse de l’ambassade de tutelle. Les heures se succédaient, les piles aussi. À dix-sept heures, j’avais achevé ma recherche. Pas une fois je n’avais vu apparaître le nom de Bôhm, ni celui de Kiefer. Même ici, le vieux Max avait éliminé toute trace.

Des pas résonnèrent derrière moi. Jésus venait aux nouvelles.

— Alors ? dit-il en tendant le cou.

— Rien. Je n’ai pas trouvé la moindre trace de l’homme que je cherche. Pourtant, je sais qu’il venait régulièrement dans cette clinique.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Bôhm. Max Bôhm.

— Jamais entendu parler.

— Il vivait à Bangui dans les années soixante-dix.

— Bôhm, c’est un nom allemand ?

— Suisse.

— Suisse ? L’homme que tu cherches est un Suisse ? l’Jésus éclata d’un rire aigu et frappa dans ses mains.) Un Suisse. Il fallait le dire tout de suite. Ça ne sert à rien de chercher ici, patron. Les fiches médicales des Suisses sont ailleurs.

— Où ? m’impatientai-je.

Jésus prit un air offusqué. Il garda le silence quelques secondes puis brandit son index, long et retroussé.

— Les Suisses sont des gens sérieux, patron. Il ne faut jamais l’oublier. Quand la clinique a fermé ses portes, en 1979, ils ont été les seuls à se préoccuper des fiches médicales de leurs malades. Ils craignaient surtout qu’un de leurs ressortissants ne rentre au pays avec des microbes africains. (Jésus leva les yeux au ciel, consterné.) Bref, ils ont voulu embarquer tous leurs dossiers. Le gouvernement centrafricain a refusé. Tu comprends, les malades étaient suisses, mais les maladies, elles, étaient africaines. Enfin, il y a eu plein d’histoires…

— Alors ? coupai-je, excédé.

— Là, patron, c’est un peu confidentiel. C’est le secret du corps médical qui est en jeu et…

Je plaçai un nouveau billet de dix mille francs CFA dans sa main. Il me gratifia d’un large sourire et continua aussitôt :

— Les dossiers ont été stockés à l’ambassade d’Italie.

Une chance sur cent pour que le vieux Max ait ignoré cette péripétie. Jésus reprit :

— Le gardien de l’ambassade est un ami. Il s’appelle Hassan. L’ambassade d’Italie se trouve à l’autre bout de la ville et…

Je traversai Bangui à bord d’un taxi craspect, sur les chapeaux de roues. Dix minutes plus tard, je stoppais devant les marches de l’ambassade d’Italie. Cette fois, je ne m’embarrassai pas de palabres. Je débusquai Hassan — un petit crépu aux cernes mauves —, lui fourrai un billet de cinq mille francs dans la poche et l’entraînai malgré lui dans les sous-sols du bâtiment. J’étais bientôt assis dans une grande salle de conférences, contemplant quatre tiroirs métalliques disposés devant moi : les archives médicales des ressortissants helvétiques venus en Centrafrique de 1962 à 1979.

Elles étaient parfaitement ordonnées, par ordre alphabétique. À la lettre B, je découvris les dossiers de la famille Bôhm. Le premier était celui de Max. Très épais, il contenait une foule d’ordonnances, d’analyses, d’électrocardiogrammes. Dès le 16 septembre 1972, l’année de son arrivée, Max Bôhm était venu à la Clinique de France pour un examen complet. Aussitôt, le médecin-chef Yves Carl lui avait prescrit un traitement, directement importé de Suisse, en lui recommandant le calme et des efforts limités. Sur son mémo confidentiel, Carl avait écrit au stylo, en oblique : « Insuffisance du myocarde. À surveiller de près. » Les derniers mots étaient soulignés. Tous les trois mois, le vieux Max était ainsi revenu, pour prendre ses ordonnances. Les doses de médicaments s’amplifiaient au fil des années. Max Bôhm vivait en sursis. Le dossier s’achevait en juillet 1977, date à laquelle l’ordonnance prescrivait de nouveaux produits, à doses massives. Lorsque Bôhm était parti dans la jungle, le mois suivant, son cœur n’était plus que l’écho de lui-même.

Le dossier d’Irène Bôhm débutait en mai 1973. Des copies de résultats médicaux, effectués en Suisse, ouvraient l’ensemble des documents. Le Dr Carl s’était contenté de suivre cette patiente, atteinte d’une infection des trompes. Le traitement avait duré huit mois. Mme Bôhm était guérie, mais le dossier stipulait :

« Stérilité ». Irène Bôhm avait alors trente-quatre ans. Deux ans plus tard, le Dr Carl décela la nouvelle maladie de l’épouse Bôhm. Le dossier contenait une longue lettre, adressée au médecin traitant de Lausanne, expliquant qu’il fallait réaliser d’urgence de nouvelles analyses. Carl ne mâchait pas ses mots : « Possible cancer de l’utérus. » Suivait une diatribe contre les moyens dérisoires des cliniques africaines. En conclusion, Carl exhortait son collègue à convaincre Irène Bôhm d’espacer ses visites en Centrafrique. Le dossier médical s’achevait ainsi, en 1976, sans aucune autre pièce ni aucun document. Je connaissais la suite. À Lausanne, les analyses avaient révélé la nature cancéreuse du mal. La femme avait préféré rester en Suisse, tenter de se soigner et cacher son état à son époux et à son fils. Elle était morte un an plus tard.

Le cauchemar devint palpable avec le dossier de Philippe Bôhm, fils de l’ornithologue — enfin retrouvé. Dès les premiers mois de son arrivée, l’enfant avait contracté des fièvres. Il avait dix ans. L’année suivante, il avait subi un long traitement contre des coliques.

Ensuite, ce furent des amibes. Un début de dysenterie fut enrayé, mais le jeune Philippe contracta un abcès au foie. Je feuilletai les ordonnances. En 1976 et 1977, son état s’améliorait. Les visites à la clinique s’espaçaient, les résultats d’analyses étaient encourageants. L’adolescent avait quinze ans. Pourtant, son dossier s’achevait sur un certificat de décès, daté du 28 août 1977. Un rapport d’autopsie y était agrafé. J’extirpai la feuille froissée, écrite avec application. Elle était signée « Dr Hippolyte M’Diaye, diplômé de la Faculté de médecine de Paris ». Ce que je lus alors me fit comprendre que je n’avais évolué jusqu’à présent que dans l’antichambre du cauchemar.

Rapport d’autopsie Hôpital de M’Bailci, Lobaye.

28 août 1977.

Sujet : Bôhm, Philippe.

Sexe masculin.

Blanc, type caucasien.

1,68 mètre, 78 kilos.

Nu.

Né le 8/9/62. Montreux, Suisse.

Décédé aux alentours du 24/8/77, en forêt profonde, à cinquante kilomètres de M’Baïki, sous-préfecture de la Lobaye, République de Centrafrique.

Le visage est intact, excepté des marques de griffures sur les joues et sur les tempes. À l’intérieur de la bouche, plusieurs dents sont brisées, d’autres simplement effritées, probablement sous l’effet d’un spasme intense de la mâchoire (aucun signe d’ecchymose extérieure). La nuque est brisée.

La face antérieure du thorax révèle une plaie profonde, parfaitement médiane, qui part de la clavicule gauche jusqu’à l’ombilic. Le sternum est sectionné Longitudinalement, sur toute sa longueur, ouvrant ainsi le thorax. Nous relevons également de nombreuses traces de griffes, qui courent tout au long du torse, notamment autour de la plaie principale. Les deux membres supérieurs ont été amputés. Les doigts de la main gauche sont brisés, l’index et l’annulaire de la main droite arrachés.

La cavité thoracique révèle l’absence du cœur. Au niveau de la cavité abdominale, on constate la disparition ou la mutilation de plusieurs organes : intestins, estomac, pancréas. Près du corps ont été retrouvés des fragments organiques, portant la trace d’une denture animale. Aucun signe d’hémorragie dans la cavité thoracique.

Entaille très large (sept centimètres) au bas de l’aine droite, atteignant l’os du col du fémur. La verge, les organes génitaux et le haut des cuisses ont été arrachés. Nombreuses traces de griffes sur les cuisses. Face externe de la cuisse droite et de la cuisse gauche déchirée. Fractures complexes des deux chevilles.

Conclusion : Le jeune Philippe Bôhm, ressortissant suisse, a été attaqué par un gorille, lors de l’expédition PR 154, qu’il effectuait au côté de son père, Max Bôhm, près de la frontière du Congo. Les empreintes de griffes ne laissent aucun doute. Certaines mutilations subies par la jeune victime sont également spécifiques à l’animal. Le gorille a coutume d’arracher la face externe des cuisses et de briser les chevilles de ses victimes afin d’éviter toute possibilité de fuite. Il semble que le singe responsable du crime, un vieux mâle qui rôdait depuis plusieurs semaines dans cette région, ait été abattu plus tard par une famille de Pygmées Akas.

Note : Le corps est transporté à la Clinique de France, Bangui, dès cet après-midi. Je joins ici une copie de mon rapport et du certificat de décès, à l’attention du Dr Yves Carl. 28 août 1977. 10 h 15.

A cet instant, le temps s’arrêta. Je levai les yeux et scrutai la salle immense et vide. Malgré la sueur qui striait mon visage, j’étais de glace. Le rapport d’autopsie de Philippe Bôhm ressemblait à s’y méprendre à celui de Rajko Nicolitch. Par deux fois, à treize années d’intervalle, on avait tué et volé le cœur de la victime, en laissant croire à un crime animal. Mais, en deçà de cette découverte terrifiante, je comprenais le noyau secret du destin de Max Bôhm — ce qui s’était passé, dans les ténèbres de la jungle, au cours de l’expédition PR 154 : on avait greffé le cœur de son fils dans son propre corps.

34

La nuit ne porte pas toujours conseil. En ce lundi 16 septembre, je me levai dans un état second. Mon sommeil n’avait été qu’une longue tourmente habitée par les souffrances du jeune Philippe Bôhm. Je demeurais pétrifié par l’horreur du destin de Max Bôhm, qui avait sacrifié son propre fils pour survivre. Plus que jamais, j’étais convaincu que ma quête des diamants se doublait d’une course plus profonde, sur les traces de tueurs d’exception — auxquels le vieux Max était lié, par un étau de sang.

Je bus mon thé sur le balcon de ma chambre. À huit heures trente, la sonnerie du téléphone retentit. J’entendis la voix de Bonafé :

— Antioche ? Vous pouvez me remercier, mon vieux. J’ai pu contacter le ministre ce week-end. Votre autorisation vous attend sur le bureau du secrétaire général du ministère, ce matin même. Allez-y tout de suite. Je mets à votre disposition une de nos voitures, cet après-midi, à quatorze heures. Gabriel vous conduira. Il vous expliquera ce que vous devez emporter comme nourriture, cadeaux, matériel, etc. Dernière chose : il vous donnera un sac de cent cartouches, mais restez discret sur ce point. Bonne chance.

Il raccrocha. Ainsi, il était temps. La forêt m’attendait.

Quelques heures plus tard, j’étais en route à bord d’une Peugeot 404 break — qui avait remplacé le 4 x 4 prévu — conduite par Gabriel qui arborait un tee-shirt sur lequel on pouvait lire : « Le sida. Je me protège. Je mets des préservatifs. » Dans son dos, était dessinée une carte du Centrafrique glissée dans un préservatif.

Dès la sortie de Bangui, un camp militaire nous barra la route. Des soldats débraillés, aux visages mauvais et aux mitraillettes poussiéreuses, nous ordonnèrent de nous arrête : Ils nous expliquèrent qu’ils allaient « procéder à une vérification de nos pièces d’identité puisse livrer à une fouille réglementaire de notre véhicule ». Aussitôt, Gabriel partit dans la cahute de contrôle, passeport et autorisation en main. Deux minutes plus tard, il était dehors. La barrière se levait. Les voies de l’administration africaine étaient insondables.

A partir de cet instant, le paysage prit une couleur fluorescente. Les arbres et les lianes jaillirent à perte de vue, enveloppant l’artère de bitume. « C’est la seule route goudronnée de Centrafrique, expliqua Gabriel. Elle mène à Berengo, l’ancien palais de Bokassa. » Le soleil s’était adouci, le vent de la vitesse était chargé de parfums tendres et suaves. Nous croisions des êtres orgueilleux, marchant au bord de l’asphalte, avec cette grâce qui n’appartient qu’aux Noirs. Une nouvelle fois, les femmes me coupaient le souffle. Tant de fleurs solitaires, grandes et souples, déambulant si naturellement dans les herbes hautes…

Cinquante kilomètres plus tard, un second barrage apparut. Nous pénétrions dans la province de la Lobaye. De nouveau, Gabriel négocia notre passage. Je descendis de la voiture. Le ciel s’était rembruni D’immenses nuages voyageaient, de couleur violacée. Dans les arbres, des grappes d’oiseaux piaillaient, semblant redouter l’approche de l’orage. Il régnait ici une agitation fourmillante. Des camions stationnaient, des hommes buvaient, au coude à coude, le long de comptoirs improvisés, des femmes vendaient toutes sortes de denrées, à même le sol.

La plupart proposaient des chenilles vivantes, velues et colorées, qui se tordaient et s’enlaçaient au fond de larges bassines. Les femmes, accroupies devant leur cueillette, incitaient à la vente en criant, d’une voix haut perchée : « Patron, c’est la saison des chenilles. La saison de la vie, des vitamines…

Soudain, l’orage éclata. Gabriel me proposa de prendre un thé chez ses frères musulmans. Nous nous installâmes sous une véranda de fortune et je bus mon premier vrai thé, en compagnie d’hommes en djellabas blanches, portant le petit calot caractéristique. Durant plusieurs minutes, je regardai, j’écoutai, j’admirai la pluie. C’était une rencontre, un tête-à-tête intime qui laissait au cœur un goût d’amitié, de charme, de bienfaisance.

— Gabriel, connais-tu un certain Dr M’Diaye, à M’Baïki ?

— Bien sûr, c’est le président de la préfecture. (Gabriel précisa :) Il faut lui rendre une visite de politesse. M’Diaye doit signer ton permis.

Une demi-heure plus tard, la pluie avait cessé. Nous reprîmes la route. Il était seize heures. Gabriel sortit de la boîte à gants un sac de matière plastique empli de balles sombres et trapues. Je plaçai aussitôt seize cartouches dans mon chargeur, puis le glissai dans la crosse du Glock 21. Gabriel ne fit aucun commentaire. Il m’observait du coin de l’œil. Porter un pistolet automatique en forêt n’avait rien d’étonnant. En revanche, c’était la première fois qu’il voyait une telle arme, si légère, aux déclics discrets et fluides.

M’Baïki apparut. C’était un ensemble de baraques en terre et en tôle, plantées en petits quartiers disparates, sur le flanc d’une colline. Au sommet, trônait une grande demeure, aux couleurs bleu délavé. « La maison du Dr M’Diaye », souffla Gabriel. Notre voiture s’achemina jusqu’au portail.

Nous pénétrâmes dans un jardin chaotique, tordu de lianes et de feuilles géantes. Aussitôt des enfants surgirent. Ils nous scrutaient, de derrière les arbres, avec humour. La maison ressemblait à un souvenir colonial. Très grande, abritée par un long toit en tôle rouillée, elle aurait pu être magnifique, mais elle semblait se laisser mourir sous les pluies successives et les brûlures du soleil. Des rideaux déchirés tenaient lieu de portes et de fenêtres.

M’Diaye attendait devant sa porte, les yeux rouges.

Après les salutations d’usage, Gabriel partit dans un long préambule, nourri de « Monsieur le Président » et d’explications compliquées à propos de mon expédition. M’Diaye écoutait, le regard vague. C’était un petit homme, aulx épaules avachies, dont le crâne était surmonté d’un canotier détrempé. Son visage était flou et son regard plus flou encore. Je me trouvais là devant un spécimen coriace d’ivrogne africain, déjà passablement saoul. Enfin, il nous invita à entrer.

La grande salle était plongée dans l’ombre. Le long des murs, des rigoles suintaient, murmurant dans l’obscurité. Lentement, très lentement, M’Diaye sortit un stylo d’un tiroir afin de signer mon autorisation. Par le rideau d’une autre porte, j’apercevais l’arrière-cour, où une grosse femme noire, aux seins oblongs, préparait une masse grouillante de chenilles. Elle empalait les larves sur des branches taillées en pointe qu’elle posait avec délicatesse sur les braises. Ses enfants couraient et virevoltaient autour d’elle. M’Diaye ne signait toujours pas. Il s’adressa à Gabriel :

— La forêt est dangereuse en cette saison.

— Oui, président.

— Il y ales animaux sauvages. Les pistes sont mauvaises.

— Oui, président.

— Je ne sais si je peux vous autoriser à partir ainsi…

— Oui, président.

— En cas d’accident, comment pourrais-je vous aider ?

— Je ne sais pas, président.

Le silence s’imposait. Gabriel avait adopté l’air attentif du bon élève, M’Diaye attaqua la question essentielle :

— Il me faudrait un peu d’argent. Une caution pour que je puisse vous aider, en cas de besoin.

La mascarade suffisait.

— M’Diaye, j’ai à vous parler, dis-je. Une affaire importante.

Le président regarda dans ma direction. Il semblait me découvrir.

— Une affaire importante ? (Son regard flotta un moment dans la pièce.) Buvons, alors.

— Où ?

— Au café. Juste derrière la maison.

Dehors, la pluie avait repris, légère et nonchalante.

M’Diaye nous emmena dans une gargote. Le sol était en terre battue et les tables constituées de cageots renversés. M’Diaye commanda une bière, Gabriel et moi un soda. Le président posa sur moi son regard épuisé.

— Je vous écoute, dit-il.

J’attaquai sans préambule :

— Vous souvenez-vous de Max Bôhm ?

— Qui ?

— Il y a quinze ans, un Blanc qui supervisait les mines de diamants.

— Je ne vois pas.

— Un gros homme, dur et cruel, qui terrifiait les ouvriers et vivait dans la forêt.

— Non. Vraiment.

Je tapai sur la table. Les verres sautèrent. Gabriel me regarda avec stupeur.

— M’Diaye, vous étiez jeune. Vous veniez de décrocher votre diplôme de médecin. Vous avez signé l’autopsie de Philippe Bôhm, le fils de Max. Vous ne pouvez avoir oublié. L’enfant avait été démembré, son corps était criblé de blessures, son cœur avait disparu.

Je tiens tous ces détails de votre propre certificat, M’Diaye. Je l’ai ici, signé de votre main.

Le docteur ne répondit rien. Ses yeux rouges me fixèrent. Il prit son verre, à tâtons, sans cesser de m’observer. Il porta sa bière à sa bouche et but, lente ment, par petites lampées. Je découvris la crosse du Glock, sous ma veste. Les autres clients du bar sortirent.

— Vous avez conclu à une attaque de gorille. Je sais que vous avez menti. Vous avez maquillé un meurtre, sans doute pour de l’argent, le 28 août 1977. Répondez, docteur de mes deux !

M’Diaye détourna la tête, scrutant le coin de ciel qui jaillissait par la porte et porta de nouveau sa boisson ses lèvres. Je dégainai le Glock et frappai le saoulard au visage. Il bascula et s’écrasa contre la paroi de tôle. Son chapeau vola. Des éclats de verre s’incrustèrent dans sa chair. À travers sa joue arrachée, sa gencive apparut, rose vif. Gabriel tenta de me retenir, mais je le repoussai. J’empoignai M’Diaye et lui enfonçai mon arme dans les narines.

— Salaud, hurlai-je. Tu as blanchi un meurtre avec tes mensonges. Tu as couvert des tueurs d’enfant, tu…

M’Diaye agita mollement un bras.

— Je… je vais parler : (Il regarda Gabriel, puis dit, d’une voix lente :) Laisse-nous…

Le Noir s’esquiva. M’Diaye s’appuya contre la paroi ondulée. Je soufflai :

— Qui a trouvé le corps ?

— Ils… ils étaient plusieurs.

— Qui ?

L’ivrogne tardait à répondre. Je resserrai mon étreinte.

— Les Blancs… des jours auparavant…

Je laissai un peu de mou — le canon du Glock toujours à hauteur des narines.

— Une expédition… Ils partaient pour chercher des filons de diamants, dans la forêt.

— Je sais, la PR 154. Je veux des noms.

— Il y avait Max Bôhm. Son fils, Philippe Bôhm. Et puis un autre Blanc, un Afrikaner. Je ne sais pas comment il s’appelait.

— C’est tout ?

— Non. Il y avait aussi Otto Kiefer, l’homme de Bokassa.

— Otto Kiefer était de l’expédition ?

— Ou… oui…

Je perçus soudain un nouveau rapport : Max Bôhm et Otto Kiefer étaient liés autant par cette nuit sauvage que par l’intérêt des diamants. Le président s’essuya la bouche. Le sang coulait sur sa chemise. Il poursuivit :

— Les Blancs sont passés ici, à M’Baïki, puis ils ont rejoint la SCAD.

— Ensuite ?

— Je ne sais pas. Une semaine plus tard, le grand Blanc est revenu, le Sud-Africain, tout seul.

— A-t-il donné des explications ?

— Pas d’explication. Il est rentré à Bangui. On ne l’a jamais revu. Jamais.

— Et les autres ?

— Deux jours plus tard, Otto Kiefer est apparu. Il est venu me voir, à l’hôpital, et m’a dit : « J’ai un client pour toi dans la camionnette. » C’était un corps, bon Dieu, un corps de Blanc, avec le torse ouvert. Les tripes lui sortaient de partout. Au bout d’un moment, j’ai reconnu le fils de Max Bôhm. Kiefer m’a dit : « C’est un gorille qui a fait le coup. Il faut que tu fasses l’autopsie. » Je me suis mis à trembler des pieds à la tête. Kiefer m’a gueulé dessus. Il m’a dit : « Fais l’autopsie, nom de Dieu. Et souviens-toi — c’est un gorille qui a fait le coup. » J’ai commencé le travail, dans le bloc opératoire.

— Alors ?

— Une heure plus tard, Kiefer est revenu. Je crevais de trouille. Il s’est approché et m’a demandé : « C’est fini ? » Je lui ai dit que ce n’était pas un gorille qui avait tué Philippe Bôhm. Il m’a répondu de la boucler et il a sorti des liasses de francs français — des billets de cinq cents, tout neufs et craquants. Il a commencé à les enfourner dans le torse ouvert du cadavre. Seigneur, je n’oublierai jamais cet argent qui nageait dans les viscères. Le Tchèque a dit : « Je ne te demande pas de raconter des salades. (Il continuait à enfoncer les billets neufs.) Juste de confirmer qu’il s’agit bien d’une putain d’attaque de gorille. (J’ai voulu répliquer, mais il est parti aussitôt. Il avait laissé deux millions dans la plaie béante. J’ai récupéré et nettoyé l’argent. Puis j’ai rédigé le rapport, comme on m’avait demandé.

Mon sang brûlait dans mes veines. M’Diaye me fixait toujours, avec ses yeux glauques. Je pointai de nouveau l’arme sur son visage et sifflai :

— Parle-moi du cadavre.

— Les blessures… Elles étaient trop fines. Ce n’étaient pas des marques de griffes, comme j’ai écrit. C’étaient les marques d’un bistouri. Aucun doute là-dessus. Et surtout, il y avait la disparition du cœur.

Quand j’ai pénétré dans la cavité thoracique, j’ai tout de suite repéré l’excision des artères et des veines. Du travail de professionnel. J’ai compris qu’on avait volé le cœur du jeune Blanc.

— Continue, repris-je d’une voix tremblante.

— J’ai refermé le corps et achevé mon rapport. « Attaque de gorille. » Affaire classée.

— Pourquoi n’as-tu pas inventé une mort plus simple ? Une crise de paludisme par exemple.

— Impossible. Il y avait le Dr Carl, à Bangui, qui allait voir le corps.

— Où est-il, ce Dr Carl ?

— Il est mort. Le typhus l’a emporté il y a deux ans.

— Comment s’est terminée l’histoire de Philippe Bôhm ?

— Je ne sais pas.

— Selon toi, qui a effectué cette opération meurtrière ?

— Aucune idée. En tout cas, c’était un chirurgien.

— As-tu revu Max Bôhm ?

— Jamais.

— As-tu entendu parler d’un dispensaire, dans la forêt, au delà de la frontière du Congo ?

— Non. (M’Diaye cracha du sang, puis s’essuya les lèvres du revers de la manche.) Nous, on va jamais là-bas. Il y a les panthères, les gorilles, les esprits… C’est le monde de la nuit.

Je relâchai mon étreinte. M’Diaye s’écroula. Des hommes, des femmes étaient accourus. Ils s’agglutinaient aux fenêtres de la gargote. Personne n’osait entrer. Gabriel chuchota, parmi la foule :

— Il faut l’emmener à l’hôpital, Louis. Chercher un docteur.

M’Diaye se dressa sur un coude.

— Quel docteur ? ricana-t-il. C’est moi le docteur.

Je le regardai, empli de mépris. Il vomit une longue traînée rouge. Je m’adressai aux Noirs qui observaient le funeste spectacle :

— Soignez-le, nom de Dieu !

C’est M’Diaye qui intervint :

— Et le gas-oil ? gargouilla-t-il.

— Quel gas-oil ?

— Il faut payer l’essence — pour l’électricité, à l’hôpital.

Je lui jetai une liasse de francs CFA au visage et tournai les talons.

35

Nous roulâmes plusieurs heures sur une piste cahotante et boueuse. Le jour baissait. Une sorte de pluie sèche, pétrie de poussière, s’abattait sur le pare-brise. Enfin Gabriel demanda :

— Comment connaissais-tu cette affaire, à propos du Blanc ?

— C’est une vieille histoire, Gabriel. N’en parlons plus. Quoi que tu penses, je suis venu ici pour réaliser un reportage sur les Pygmées. C’est mon seul objectif.

Un large sentier, bordé de cahutes, s’ouvrit devant nous. Le village de la SCAD apparut. À droite, au loin, se déployaient les édifices de la scierie. Gabriel ralentit. Nous traversâmes un flux d’hommes et de femmes, revêtus de poussière rouge, dont les corps frôlaient notre carrosserie, dans un bruissement sec. La violence des couleurs, des sensations m’épuisait.

Au bout du village, des bâtiments en ciment brut surgirent. Gabriel m’expliqua : « Voici l’ancien dispensaire de sœur Pascale. Tu peux dormir ici ce soir, avant de partir pour la forêt, demain matin. »

Les petits blockhaus abritaient des lits de camp, recouverts de plastique et enveloppés de hautes moustiquaires — de quoi passer une nuit honorable. Plus loin, la piste rouge se poursuivait, encadrée par la forêt profonde qui finissait par dresser une véritable muraille. On discernait seulement la route qui perdait son cours dans cet abîme.

Gabriel et quelques autres déchargèrent le matériel.


Pour ma part, j’étudiai la carte de la région donnée par Bonafé. En vain. Il n’existait aucun sentier dans la direction où je voulais aller. La SCAD était le dernier point inscrit, juste avant la forêt dense qui s’étendait sur au moins cinq cents kilomètres au sud. Le village de la scierie semblait posé en équilibre au bord d’un immense précipice de lianes et de végétation.

Tout à coup, je levai les yeux. Des hommes étranges nous entouraient. Leur taille ne dépassait pas un mètre cinquante. Ils étaient vêtus de hardes, de tee-shirts crasseux, de chemises déchirées. Leur peau était claire, couleur caramel, et leurs visages nous souriaient avec douceur. Aussitôt, Gabriel leur offrit des cigarettes. Des ricanements fusèrent. Le Grand Noir m’expliqua :

« Voici les Akas, patron, les Pygmées. Ils vivent à côté, à Zoumia, un village de huttes. »

Quelques femmes apparurent. Elles allaient les seins nus, le ventre rond, la taille couronnée d’une ceinture de feuillage ou de tissu. Elles portaient leur enfant en bandoulière et riaient plus encore que les hommes. À leur tour elles acceptèrent des cigarettes et se mirent à fumer avec enthousiasme. Toutes ces femmes arboraient des cheveux très courts. On découvrait dans ces coiffures des trésors de raffinement. L’une d’entre elles exhibait des dessins en dents de scie sur la nuque. Une autre deux sillons le long des tempes, alors que ses sourcils étaient striés en pointillé. Sur leur peau, on discernait des marques, des cicatrices boursouflées qui partaient en courbes, en arabesques, en figures légères. Un autre détail me glaça : tous ces Pygmées avaient les dents taillées en pointe.

Gabriel me présenta son cousin, Beckés, qui allait me guider jusqu’à Zoko. C’était un grand Noir filiforme qui portait un ensemble sportswear aux couleurs d’Adidas, et ne quittait pas ses lunettes de soleil. Il affichait un calme désarmant. Il décocha un large sourire et me donna rendez-vous le lendemain matin, ici même, à sept heures — sans plus de commentaire.

Gabriel le suivit. Il voulait dîner « en famille », à la SCAD. Je lui demandai de revenir au dispensaire huit jours plus tard. Il opina, cligna de l’œil, puis me souhaita bonne chance. Mon estomac se noua lorsque j’entendis le moteur de sa Peugeot s’éloigner.

Bientôt l’obscurité tomba. Une femme prépara le dîner. J’engloutis ma part de manioc — une sorte de glu grisâtre, aux relents d’excréments —, puis décidai de dormir sur le toit du dispensaire. Je me glissai dans ma housse de coton, à la belle étoile. J’attendis ainsi, les yeux grands ouverts, que le sommeil vienne. Dans quelques heures, j’allais découvrir la forêt dense. Le Grand Vert. Pour la première fois depuis le début de mon aventure, je l’avoue, je ressentais de la peur. Une peur aussi tenace que les grincements sourds des animaux inconnus, qui me souhaitaient la bienvenue, du fond de la jungle.

36

A sept heures, le lendemain, Beckés apparut. Nous bûmes un thé ensemble. Il parlait un français très limité, ponctué de silences et de « bon » méditatifs. Pourtant, il connaissait parfaitement la jungle du Sud. Selon lui, la piste qui s’ouvrait devant nous, creusée par les bulldozers de la scierie, ne durait que pendant un kilomètre. Ensuite, il faudrait emprunter d’étroits sentiers. Par de tels chemins, nous pouvions atteindre Zoko en trois jours de marche. J’acquiesçai sans avoir la moindre idée de ce que pouvait signifier un tel marathon.

L’équipe se mit en place. Beckés avait enrôlé cinq Pygmées pour porter notre chargement. Cinq petits hommes dépenaillés, fumant et souriants, qui semblaient disposés à nous suivre jusqu’au bout des ténèbres. Il avait aussi embauché une cuisinière, Tina, une jeune M’Baka à la beauté troublante. Elle se dandinait dans son boubou torsadé et portait sur la tête une immense marmite, qui contenait ses ustensiles de cuisine et ses effets personnels. La jeune fille ne cessait de rire. L’expédition semblait la ravir.

Je distribuai des cigarettes et expliquai les grandes lignes du voyage. Beckés traduisait en sango. Je parlai seulement de l’expédition Zoko et n’évoquai pas la suite de mon projet. Du village pygmée, je comptais rejoindre en solitaire les mines d’Otto Kiefer, qui n’étaient situées qu’à quelques kilomètres au sud-est. Je répétai que ce voyage ne serait l’affaire que d’une semaine puis scrutai longuement la piste rougeâtre. Le filin de terre se perdait à l’infini, dans un monstrueux entrelacs d’arbres et de lianes. La troupe se mit en marche.

La jungle était un véritable champ aux morts, un mélange d’existence acharnée et d’anéantissement profond. Partout des souches vermoulues, des arbres effondrés, des odeurs de pourriture ressemblaient aux ultimes sursauts d’une vie d’excès. Marcher en forêt, c’était évoluer dans cette perpétuelle agonie, cette mélancolie de parfums, cette rancœur de mousses et de marigots. Parfois le soleil perçait. Il éclaboussait la foule exubérante de feuilles et de lianes, qui paraissait se réveiller, se contorsionner à son contact, tels des corps avides venant s’abreuver à cette lumière soudaine. La forêt devenait alors un fantastique vivier, un déchaînement de croissance si puissant, si empressé qu’il vous semblait l’entendre bruisser sous vos pas.

Pourtant, je n’éprouvais aucun sentiment d’oppression. La forêt était aussi une mer immense, déployée, infinie. À travers les hauts troncs enlacés de lianes, à travers les bosquets suspendus, les myriades de feuilles, à travers cette gigantesque dentelle qui ressemblait à nos forêts européennes, c’était une liberté extraordinaire qui vaquait en maître. Malgré les cris, malgré les arbres, la forêt donnait une impression de grand espace aéré. Bien sûr, cette solitude n’était qu’un mirage. Pas un millimètre n’était inhabité. Tout y grouillait, s’y bousculait.

Selon Beckés, chaque animal occupait un territoire spécifique. La clairière formée par la chute d’un arbre était le refuge des porcs-épics. Les sous-bois inextricables, encombrés de lianes, étaient habités par les antilopes. Quant aux clairières découvertes, les oiseaux y nichaient et y chantaient tout le jour, bravant la pluie.

Parfois, lorsqu’un raclement ou un sifflement jaillissait, dépassant tous les autres, je demandais à Beckés :

« Quel est ce cri ? » Il réfléchissait quelques instants puis répondait :

— C’est la fourmi.

— La fourmi ?

— Elle a des ailes, un bec et elle marche sur l’eau. (Il haussait les épaules.) C’est la fourmi.

Beckés avait une vision particulière de la forêt équatoriale. Comme tous les M’Bakas, il pensait que la jungle était habitée par des esprits, des forces puissantes et invisibles, entretenant avec les animaux sauvages de secrètes complicités. D’ailleurs, les Centrafricains ne parlaient pas des animaux comme l’aurait fait un Européen. À leurs yeux, il s’agissait d’êtres supérieurs, au moins égaux aux hommes, qu’il fallait craindre et respecter, et auxquels on prêtait des sentiments secrets et des pouvoirs parallèles. Ainsi, Beckés ne parlait de « la » Gorille qu’à voix basse, de peur de « la » vexer, et racontait comment, le soir, la Panthère pouvait briser le verre des lampes de son seul regard.

Les averses commencèrent le premier jour. Ce fut un dégorgement sans trêve, qui devint un élément à part entière du voyage, au même titre que les arbres, les cris des oiseaux ou nos propres fièvres. Ces torrents n’apportaient aucune fraîcheur et ralentissait seulement notre expédition — la terre s’approfondissait, creusait de véritables ornières sous nos pas. Mais tout le monde continuait, comme si la colère du ciel ne pouvait nous atteindre.

Dans ce déluge, nous croisâmes des chasseurs m’bakas. Ils portaient sur leur dos d’étroits paniers dans lesquels était serré leur gibier : des gazelles au pelage ocre, des singes blottis comme des nourrissons, des fourmiliers argentés aux écailles craquelantes. Les Grands Noirs échangeaient avec nous une cigarette, un sourire, mais leur visage était soulevé par une onde d’inquiétude. Ils s’efforçaient de remonter au nord, à la lisière, avant la nuit. Seuls les Akas osaient braver l’obscurité et se jouer des esprits. Or notre équipée descendait au sud — tel un blasphème en marche.

Chaque soir nous dressions notre campement à l’abri de la pluie. D’un coup, à six heures, la nuit s’abattait et les lucioles s’allumaient, virevoltant inlassablement entre les arbres. Nous mangions un peu plus tard, agglutinés autour du feu, assis par terre, émettant des bruits de bêtes affamées.

Je ne parlais pas, songeant au but secret de mon voyage. Puis je rentrais sous ma tente et demeurais ainsi, à l’abri, écoutant les gouttes de pluie s’écraser sur la toile du double toit. Dans ces moments-là, je me tournais vers le silence et réfléchissais au cours tragique de mon aventure. Je songeais aux cigognes, aux pays que j’avais traversés comme un météore et à ce flot de violence qui déferlait sous mes pas. J’éprouvais le sentiment de remonter le cours d’un fleuve de sang, dont j’allais bientôt découvrir la source — là où Max Bôhm avait volé le cœur de son fils, là où trois hommes, Bôhm, Kiefer et van Dötten, avaient conclu un pacte diabolique, sur fond de diamants et de cigognes. Je songeais aussi à Sarah. Sans remords ni tristesse. Dans d’autres circonstances, peut-être aurions-nous construit notre existence ensemble.

Je pensais également, je l’avoue, à Tina notre cuisinière. Au fil de notre route, je ne pouvais m’empêcher de lui lancer des regards furtifs. Elle avait un profil de reine, un cou en escalade qui se résolvait en un menton court puis s’ouvrait sur d’amples mâchoires auréolées par des lèvres épaisses, sensuelles et suaves. Au-dessus, son regard scintillait, à l’ombre d’un front bombé. Sur son crâne ras, des nattes se dressaient, telles de cornes de bongo. À plusieurs reprises, elle avait surpris mes coups d’œil. Elle avait éclaté de rire et sa bouche avait éclos comme une fleur de cristal pour murmurer :

— N’aie pas peur, Louis.

— Je n’ai pas peur, avais-je répondu d’un ton ferme avant de me concentrer sur les cahots du sentier.


Au troisième jour, nous n’avions pas encore vu l’ombre d’un camp pygmée. Le ciel n’était qu’un souvenir et la fatigue commençait à nous tendre les muscles comme des barres à mines. Plus que jamais j’éprouvais la sensation de descendre, à la verticale, dans un puits profond de la terre, de m’enfouir dans la chair même de la vie végétale — sans espoir de retour.

Pourtant, le 18 septembre, en fin d’après-midi, un arbre en flammes croisa notre route. Un brasier rouge dans l’océan végétal. C’était le premier signe d’une présence humaine depuis notre départ. Ici, des hommes avaient préféré brûler ce tronc géant avant qu’il ne s’abatte sous le poids des averses. Dans la pluie acharnée, Beckés se retourna et me dit, sourire aux lèvres :

— Nous arrivons.

37

Le campement de Zoko se dressait au cœur d’une large clairière, parfaitement circulaire. Des huttes de feuilles et des cases de latérite entouraient la grande place, pelée comme un désert. Chose curieuse, le sol, les murs et les dômes de feuillage n’exhibaient plus les couleurs de la forêt — le vert et le rouge — mais un ocre dur, comme si l’on avait gratté jusqu’à la croûte de la jungle. Zoko était une véritable brèche taillée dans les entrelacs du monde végétal.

Il régnait ici une grande agitation. Les femmes revenaient de la cueillette, soutenant de lourdes hottes tressées, emplies de fruits, de graines, de tubercules. Les hommes, par d’autres sentiers, arrivaient, portant en bandoulière des singes, des gazelles ou encore de longs filets. Une lourde fumée bleutée circulait autour des huttes jusqu’à se nouer en volutes et s’élever au centre du campement. Dans cette atmosphère trouble — la pluie venait de cesser —, on discernait les familles, devant les huttes, qui entretenaient ces foyers de fumée âcre. « Technique pygmée, me souffla Beckés. Pour chasser les, insectes. » Des chants s’élevèrent. De longues mélopées aiguës, presque tyroliennes, des torsades sonores qui jouaient de la voix comme d’une corde infiniment sensible, et qui nous avaient déjà accueillis quand nous découvrions l’arbre en flammes. Les Akas communiquaient ainsi, à distance, ou exprimaient simplement leur allégresse.

Un Grand Noir vint à notre rencontre. C’était Alphonse, l’instituteur, le « propriétaire » des Pygmées de Zoko. Il insista pour que nous nous installions avant l’arrivée de la nuit dans une clairière voisine, plus réduite, où se dressait un auvent d’environ dix mètres de long. Sa famille y campait déjà. Je dressai ma tente à proximité, pendant que mes compagnons fabriquaient des paillasses de palmes. Pour la première fois depuis deux jours, nous nous retrouvions au sec.

Alphonse ne cessait de discourir, parlant de « son » fief, désignant au loin chaque élément du camp pygmée.

— Et sœur Pascale ? demandai-je.

Alphonse haussa les sourcils.

— Le dispensaire, vous voulez dire ? Il est à l’autre bout du camp, derrière les arbres. Je vous déconseille d’y aller ce soir. La sœur n’est pas contente.

— Pas contente ?

Alphonse tourna les talons et répéta simplement :

— Pas contente du tout.


Les porteurs préparèrent le feu. Je m’approchai et m’assis sur un minuscule tabouret en forme de vasque. Le foyer crépitait et dégageait une forte odeur d’herbes mouillées. Les végétaux, prisonniers des flammes, semblaient brûler à regret. D’un coup la nuit tomba, une nuit habitée de percées humides, de courants frais, de cris d’oiseaux. J’éprouvais au creux de mon être une sorte d’appel, de souffle, comme la légèreté d’une embrasure tout près de mon cœur. Je levai les yeux et compris cette sensation nouvelle. Au-dessus de nous, s’ouvrait un ciel clair, criblé d’étoiles. Voilà quatre jours que je n’avais vu le firmament.


C’est alors que les tambours commencèrent.

Je ne pus retenir un sourire. C’était si irréel — et en même temps si prévisible. Au plus profond de la jungle, nous entendions battre le cœur du monde. Beckés se leva et bougonna : « C’est la fête à côté, Louis. Il faut y aller. » Derrière lui, Tina gloussait et oscillait des épaules. Une minute plus tard, nous nous tenions au bord de l’esplanade.

Dans la pénombre, on distinguait les enfants akas qui couraient en tous sens. Des fillettes, devant les cases de terre, s’enroulaient la taille de jupe de raphia. Quelques garçons s’étaient emparés de sagaies et esquissaient des pas de danse, puis s’arrêtaient en éclatant de rire.

— Les femmes revenaient des bosquets voisins, les hanches auréolées de feuilles et de branches. Les hommes posaient sur cette animation un regard amusé, en fumant les cigarettes que Beckés avait distribuées. Et toujours, le tambour tonnait, soutenant les fièvres à venir.

Alphonse accourut, une lampe-tempête à la main. « Vous voulez voir danser les Pygmées, patron ? me souffla-t-il dans l’oreille. Suivez-moi. » Je lui emboîtai le pas. Il s’installa sur un petit banc, près des hunes, puis posa la lampe au centre de la place. De cette façon, les corps des petits fantômes apparurent nettement. Leur sarabande déchirait la nuit, couleur de feu et de liesse.

Les Akas dansaient, en deux arcs de cercle distincts. D’un côté les hommes, de l’autre les femmes. Une sourde mélopée s’élevait de la ronde : « Aria marna, aria marna… » Les voix entremêlées, rauques et graves, étaient parfois traversées d’une saillie enfantine, dressée dans le tumulte. « Aria marna, aria marna… » Au fil de la lampe, je vis d’abord passer les femmes. Ventre rond. Jambes souples. Bouquets de feuilles. Aussitôt après, les hommes surgirent. Dans la lumière de pétrole, les corps caramel passèrent au rouge, au mordoré, puis au cendré. Les jupes de raphia vibraient à contretemps, enveloppant leurs hanches d’un voile frémissant. « Aria marna, aria marna… »


Les martèlements de tambour s’amplifièrent. L’homme qui en jouait était arc-bouté, cigarette au bec. Il cognait de tous ses muscles, le cou dressé comme un aigle. Je réprimai un frisson. Ses yeux, absolument blancs, brillaient dans la nuit. Alphonse éclata de rire.

Un aveugle. Seulement un aveugle, le meilleur des musiciens. « Aussitôt après, d’autres joueurs le rejoignirent. Le rythme s’amplifia, s’emplit d’échos, de contretemps, jusqu’à construire un chant de la terre, vertigineux et irrésistible. D’autres voix s’élancèrent, se réunirent, s’enlacèrent sur fond de « Aria marna, aria marna… ». La magie se levait, telle une fluorescence sonore sous le ciel étoilé.

De nouveau les femmes passèrent devant la lampe. En file indienne, chacune d’elles tenant les flancs de la précédente et avançant ainsi, suivant la cadence. Elles semblaient effleurer, cajoler le rythme. Leur corps appartenait aux trépidations des tambours, comme l’écho appartient au cri qui le provoque. Elles étaient devenues une résonance pure, une vibration de chair. Les hommes revinrent. Accroupis, mains à terre, allant et venant comme un balancier — soudain devenus bêtes, esprits, elfes…

— Que fêtent-ils donc ? demandai-je en hurlant pour couvrir le tambour.

Alphonse me regarda du coin de l’œil. Son visage se confondait avec l’ombre.

— Une fête ? Un deuil, vous voulez dire. Une famille du Sud a perdu sa petite fille. Ils dansent aujourd’hui, avec leurs frères de Zoko. C’est la coutume.

— De quoi est-elle morte ?

Alphonse secoua la tête en criant dans mon oreille :

— C’est horrible, patron. Pleinement horrible. Gomoun a été attaquée par la Gorille.

Un voile rouge couvrit la réalité.

— Que sait-on de l’accident ?

— Rien. C’est Borna, l’aîné du campement, qui fa découverte. Gomoun n’était pas rentrée, ce soir-là. Les Pygmées ont organisé des recherches. Ils craignaient que la forêt ne se soit vengée.

— Vengée ?

— Gomoun ne respectait pas la tradition. Elle refusait de se marier. Elle voulait continuer d’étudier, auprès de sœur Pascale, à Zoko. Les esprits n’aiment pas qu’on se moque d’eux. C’est pour ça que la Gorille l’a attaquée. Tout le monde le sait : la forêt s’est vengée.

— Quel âge avait Gomoun ?

— Quinze ans, je crois.

— Où vivait-elle exactement ?

— Dans un campement du sud-est, vers les mines de Kiefer.

Le martèlement des peaux s’insinuait dans mon esprit. L’aveugle se déchaînait, dardant ses yeux de lait dans l’obscurité. Je criai :

— C’est tout ce que tu peux me dire ? Tu ne sais rien d’autre ?

Alphonse grimaça. Ses dents blanches surgirent, sur fond de gorge rose. Il balaya mon insistance de la main.

— Laisse tomber, patron. Cette histoire est néfaste. Très néfaste.

L’instituteur fit mine de se lever. Je lui saisis le bras. La sueur dégoulinait de mon visage.

— Réfléchis bien, Alphonse.

Le Noir explosa :

— Tu veux quoi, patron ? Que la Gorille revienne ? Elle a arraché les bras et les jambes de Gomoun. Elle a tout balayé sur son passage. Les arbres, les lianes, la terre. Tu veux qu’elle t’entende ? Qu’elle nous écrabouille nous aussi ?

Le M’Baka se leva d’un bond, emportant sa lampe dans un geste furieux.

Les Pygmées dansaient toujours, imitant maintenant une chenille géante. Le tambour de l’aveugle accélérait. Et mon cœur dans la foulée. La série des meurtres s’inscrivait en noms et en dates de souffrance dans mon esprit. Août 1977 : Philippe Bôhm. Avril 1991 : Rajko Nicolitch. Septembre 1991 : Gomoun. J’en étais certain, le cœur de la jeune fille avait été prélevé. Un détail surgit dans ma conscience. Alphonse avait dit : « Elle a tout balayé sur son passage. Les arbres, les lianes, la terre. » Vingt jours auparavant, dans la forêt de Sliven, le Tsigane qui avait découvert Rajko avait précisé : « La veille, il devait y avoir eu une sacrée tempête. Parce que dans ce coin-là tous les arbres étaient couchés, les feuillages aux quatre cents coups. »

Comment n’avais-je pas compris plus tôt ? Les voleurs de cœur voyageaient en hélicoptère.

38

À cinq heures, le jour se leva. La forêt résonnait de cris ouatés. Je n’avais pas dormi de la nuit. Aux environs de deux heures, les Akas avaient achevé leur cérémonie. J’étais resté dans l’ombre et le silence, sous l’auvent de palmes, à scruter les dernières braises qui répandaient leurs lueurs roses dans l’obscurité. Je n’éprouvais plus aucune peur. Juste une fatigue écrasante, et un étrange sentiment de calme, presque de sécurité. Comme si je m’acheminais désormais au plus près du corps d’une pieuvre dont les tentacules ne pouvaient plus m’atteindre.

Les premières pluies du jour commencèrent. Un léger martèlement d’abord, puis une batterie plus drue, plus régulière. Je me levai et m’acheminai vers Zoko.

Devant les huttes, des feux brûlaient déjà. J’aperçus quelques femmes qui réparaient un long filet, destiné sans doute à la chasse du jour. Je traversai la place, puis découvris, derrière les cases, une large bâtisse de ciment surmontée d’une croix blanche. Tout autour, s’étendaient des jardins et un potager. Je me dirigeai vers la porte ouverte. Un Grand Noir me barra le passage, l’air hostile. « Sœur Pascale est réveillée ? » demandai-je. Avant que l’homme n’ait pu répondre, une voix jaillit de l’intérieur : « Entrez, n’ayez pas peur. » C’était une voix autoritaire, qui ne tolérait pas la discussion. Je m’exécutai.


Sœur Pascale ne portait pas le voile. Elle était simplement vêtue de noir, pull-over et jupe assortis. Ses cheveux étaient courts, d’un gris revêche. Son visage, malgré des rides nombreuses, avait cette intemporalité des pierres et des fleuves. Ses yeux bleu glacé ressemblaient à des éclats d’acier saillant dans le limon des années. Ses épaules étaient larges et ses mains immenses. Du premier coup d’œil, je compris que la femme était de taille à affronter les dangers de la forêt, les maladies lancinantes et les chasseurs barbares.

— Que voulez-vous ? demanda-t-elle sans me regarder.

Elle était assise et beurrait patiemment des tartines au-dessus d’un bol de café.

La pièce était pratiquement vide. Seuls un évier et un frigidaire étaient accolés au mur du fond. Un christ de bois suspendu promenait son regard de supplicié.

— Je m’appelle Louis Antioche, dis-je. Je suis français. J’ai parcouru des milliers de kilomètres pour obtenir des réponses à certaines questions. Je pense que vous pouvez m’aider.

Sœur Pascale beurrait toujours ses tartines. C’était du pain mou, humide, conservé tant bien que mal. Je regardai sa blancheur éclatante, qui apparaissait ici, en pleine forêt, comme un trésor improbable. La sœur surprit mon regard.

— Excusez-moi. Je manque à tous mes devoirs. Asseyez-vous, je vous prie. Et partagez mon petit déjeuner.

Je saisis une chaise. Elle me lança un coup d’œil qui n’exprimait rien d’autre que l’indifférence.

— De quelles questions s’agit-il ?

— Je veux savoir comment la petite Gomoun est morte.

L’interrogation ne l’étonna pas. Elle répliqua, en saisissant une cafetière brûlante :

— Café ? Ou préférez-vous du thé ?

— Du thé, s’il vous plaît.

Elle fit un signe au boy qui se tenait dans l’ombre, l’interpellant en sango. Quelques secondes plus tard, je respirais le fumet âcre d’un Darjeeling anonyme. Sœur Pascale reprit :

— Ainsi, vous vous intéressez aux Akas.

— Non, répondis-je en soufflant sur ma tasse. Je m’intéresse aux morts violentes.

— Pourquoi ?

— Parce que plusieurs victimes ont disparu de la même façon, dans cette forêt, et ailleurs.

— Votre enquête porte sur les bêtes sauvages ?

— Sur les bêtes sauvages, oui. En quelque sorte.

La pluie clapotait toujours au-dessus de nos têtes. Sœur Pascale trempa sa tartine. Les chairs tendres du pain s’amollirent au contact du café. D’un coup sec des mâchoires, la sœur attrapa l’extrémité qui menaçait de s’affaisser. Rien ne trahissait chez elle de l’étonnement face à mes propos. Mais une étrange ironie sourdait sous ses paroles. Je tentai de briser ce jeu du double sens.

— Ma sœur, soyons clairs. Je ne crois pas un mot de cette histoire de gorille. Je n’ai aucune expérience de la forêt, mais je sais que les gorilles sont plutôt rares dans cette région. Je pense que la mort de Gomoun appartient à une série de crimes spécifiques sur lesquels j’enquête actuellement.

— Jeune homme, je ne comprends rien à ce que vous racontez. Il faudrait d’abord m’expliquer qui vous êtes et ce qui vous amène ici. Nous sommes à plus de cent cinquante kilomètres de Bangui. Il vous a fallu marcher quatre jours pour atteindre ce trou de jungle. Je devine que vous n’êtes ni un homme de l’armée française ni un ingénieur des mines, ni même un prospecteur indépendant. Si vous comptez sur ma participation, je vous conseille de vous expliquer.

En quelques mots, je résumai mon enquête. Je parlai des cigognes et des « accidents » qui avaient ponctué ma route. Je parlai de la mort de Rajko, déchiqueté par un ours sauvage. J’évoquai l’attaque de gorille fatale à Philippe Bôhm. Je décrivis les circonstances de ces disparitions — les comparant à celle de Gomoun. Je n’évoquai pas le rapt des cœurs. Je ne parlai pas non plus du système des diamants ni du trafic. Je souhaitais juste éveiller l’attention de la sueur sur toutes ces coïncidences.

La missionnaire me fixait maintenant de ses yeux bleus incrédules. La pluie continuait à battre la tôle du toit.

— Votre histoire ne tient pas debout, mais je vous écoute. Quelles sont vos questions ?

— Que savez-vous sur les circonstances de la mort de Gomoun ? Avez-vous vu le corps ?

— Non. Il est enterré à plusieurs kilomètres d’ici. Gomoun appartenait à une famille nomade qui voyageait plus au sud.

— Vous a-t-on parlé de l’état de ce corps ?

— Doit-on réellement en parler ?

— C’est essentiel.

— Gomoun avait un bras et une jambe arrachés. Son torse était couvert de plaies, de déchirures. Sa poitrine était béante, sa cage thoracique réduite en miettes. Les animaux sauvages avaient commencé à dévorer les organes.

— Quels animaux ?

— Des phacochères, des fauves sans doute. Les Akas m’ont parlé de griffures sur le cou, les seins et les bras. Comment savoir ? Les Pygmées ont enterré la pauvre petite dans leur campement, puis ils ont quitté les lieux à tout jamais, comme le veut la tradition.

— Le corps ne portait pas d’autres traces de mutilation ?

Sœur Pascale tenait toujours son bol. Elle hésita, puis relâcha les bords de faïence. Je m’aperçus que ses deux mains tremblaient légèrement. Elle baissa la voix :

— Si… l’Elle hésitait.) Son sexe était exagérément ouvert.

— Vous voulez dire qu’elle avait été violée ?

— Non. Je parle d’une plaie. Les extrémités de son vagin semblent avoir été agrandies à coups de griffes. Ses lèvres ont été largement déchirées.

— L’intérieur du corps était-il intact ? Je veux dire des organes spécifiques avaient-ils disparu ?

— Je vous l’ai dit : certains organes étaient à moitié dévorés. C’est tout ce que je sais. La pauvre petite n’avait pas quinze ans. Que Dieu ait son âme.

La religieuse se tut. Je repris :

— Quel genre d’adolescente était Gomoun ?

— Très studieuse. Elle suivait mes leçons avec attention. Cette jeune fille avait tourné le dos à la tradition aka. Elle voulait continuer à étudier, partir en ville, travailler parmi les Grands Noirs. Récemment, elle avait même refusé de se marier. Les Pygmées pensent que les esprits de la forêt se sont vengés de Gomoun. C’est pourquoi ils ont tant dansé hier soir. Ils souhaitent se réconcilier avec la forêt. Moi-même, je ne peux plus demeurer ici. Je dois retourner à la SCAD. On murmure que Gomoun est morte à cause de moi.

— Vous ne semblez pas bouleversée, ma sœur.

— Vous ne connaissez pas la forêt. Nous vivons avec la mort. Elle frappe régulièrement, aveuglément. Il y a cinq ans, j’enseignais à Bagou, un autre camp non loin d’ici. En deux mois, soixante des cent habitants sont morts. Epidémie de tuberculose. La maladie avait été « importée » par les Grands Noirs. Jadis, les Pygmées vivaient à l’abri des microbes, protégés par la cloche végétale que constitue la forêt dense. Aujourd’hui, ils sont décimés par les maladies venues de l’extérieur. Ils ont besoin de gens comme moi, de soins, de médicaments. J’exécute mon travail et j’évite de réfléchir.

— Gomoun se promenait-elle souvent seule dans la forêt ? S’éloignait-elle du campement ?

— C’était une jeune fille solitaire. Elle aimait partir avec ses livres, le long des sentiers. Gomoun adorait la forêt, ses parfums, ses bruits, ses animaux. En ce sens, elle était une véritable Aka.

— Rôdait-elle du côté des mines de diamants ?

— Je ne sais pas. Pourquoi cette question ? Toujours votre idée de meurtre ! C’est ridicule. Qui pouvait en vouloir à une petite Aka, qui n’était jamais sortie de sa jungle ?

— Ma sœur, il est temps que je vous révèle autre chose. Je vous ai parlé du meurtre de Rajko, en Bulgarie. J’ai évoqué celui de Philippe Bôhm, en 1977, ici même. Ces meurtres ont une particularité commune.

— Laquelle ?

— Dans les deux cas, les meurtriers ont prélevé le cœur de la victime, selon les méthodes consacrées dans ce genre d’opération.

— Pures sornettes. Une telle opération est inconcevable dans un milieu naturel.

Sœur Pascale gardait son sang-froid. Ses yeux étaient toujours luisants et froids, mais ses cils battaient plus rapidement.

— C’est pourtant la stricte vérité. J’ai rencontré le docteur qui a réalisé l’autopsie du Tsigane, en Bulgarie. Il n’y a aucun doute sur l’opération. Ces tueurs disposent de moyens colossaux, qui leur permettent d’intervenir n’importe où, dans des conditions optimales.

— Savez-vous ce que cela signifie ?

— Oui : un hélicoptère, des groupes électrogènes, une tente pressurisée, sans doute d’autres équipements encore… Dans tous les cas, rien d’insurmontable.

— Et alors ? trancha la missionnaire. Vous pensez que la petite Gomoun…

— C’est une quasi-certitude.

La sœur nia de la tête, à contretemps des gouttes qui s’écrasaient sur le toit. Je détournai le regard et observai la végétation, par l’embrasure. La forêt semblait ivre de pluie.

— Je n’ai pas terminé, ma sœur. Je vous ai déjà parlé de « l’accident » survenu en forêt centrafricaine, en 1977. À cette époque, étiez-vous déjà en RCA ?

— Non, j’étais au Cameroun.

— Cette année-là, au mois d’août, Philippe Bôhm a été retrouvé mort dans la forêt, un peu plus bas, au Congo. C’était la même violence, la même cruauté, la même disparition du cœur.

— Qui était-ce ? Un Français ?

— Il était le fils de Max Bôhm, un Suisse qui travaillait non loin d’ici, dans les mines de diamants, et dont vous avez forcément entendu parler. On s’est efforcé de transporter le corps jusqu’à M’Baïki. Une autopsie a été effectuée à l’hôpital. La conclusion fut « attaque de gorille ». Mais j’ai obtenu les preuves que le certificat de décès avait été dicté. On avait occulté certains signes essentiels qui prouvaient que l’opération était d’origine humaine.

— Comment pouvez-vous en être si sûr ?

— J’ai retrouvé le médecin qui a réalisé l’autopsie. Un Centrafricain, un docteur du nom de M’Diaye.

La sueur éclata de rire.

— M’Diaye est un saoulard !

— Il ne buvait pas, à l’époque.

— Où voulez-vous en venir ? Que vous a dit M’Diaye sur l’intervention ? Quels sont les signes de crime humain ?

Je me penchai et soufflai :

— Sternotomie. Marques de bistouri. Excision parfaite des artères.

Je marquai un temps et observai sœur Pascale. Sa peau grise palpitait. Elle porta une main à sa tempe.

— Seigneur… pourquoi de telles horreurs ?

— Pour sauver un homme, ma sueur. Le cœur de Philippe Bôhm a été greffé dans le corps de son propre père. Max Bôhm venait d’être frappé d’un terrible infarctus, quelques jours auparavant.

— C’est monstrueux… impossible…

— Ma sœur, croyez-moi. J’ai recueilli avant-hier le témoignage de M’Diaye. Il concorde avec celui que j’ai entendu à Sofia, à propos de Rajko. Ces constats dressent le portrait de la même folie meurtrière, du même sadisme. Un sadisme étrange, puisque j’ai la conviction qu’il permet aussi de sauver des vies humaines. Gomoun a été la victime de ces meurtriers.

Sœur Pascale secouait la tête, la main sur son front.

— Vous êtes fou, vous êtes fou… Vous n’avez aucune preuve pour la petite Gomoun.

— Justement, ma sueur. J’ai besoin de vous.

La missionnaire me fixa brutalement. Je demandai aussitôt :

— Avez-vous des connaissances chirurgicales ?

La sueur me regardait toujours, sans comprendre. Elle répliqua :

— J’ai travaillé dans des hôpitaux de guerre, au Viêtnam et au Cambodge. Quelle est votre idée ?

— Je souhaite exhumer le corps et réaliser une autopsie.

— Vous êtes dément.

— Ma sœur, il faut que je vérifie mes suppositions. Vous seule pouvez m’aider, vous seule pouvez me dire si les organes du corps de Gomoun ont subi une intervention chirurgicale ou si la jeune fille a été attaquée par un animal.

La missionnaire serra de nouveau les poings. Ses yeux luisaient d’un éclat métallique, des globes d’acier sous des paupières de chair.

— Le camp de Gomoun est trop loin, inaccessible.

— Nous nous ferons guider.

— Personne ne nous accompagnera là-bas. Et personne ne vous permettra de profaner une tombe.

— Nous opérerons ensemble, ma sœur. Seulement vous et moi.

— C’est inutile. En forêt, le processus de décomposition d’un corps est accéléré. Gomoun a été enterrée il y a environ soixante-douze heures. À l’instant où nous parlons, son corps n’est déjà plus qu’une masse abjecte de vers.

— Même l’état actuel du corps ne peut masquer les coupes précises d’un ciseau chirurgical. Quelques secondes d’observation suffiront. Nous pouvons gagner cette course, vous et moi. C’est l’atroce vérité contre de vaines superstitions.

— Mon fils, rappelez-vous à qui vous parlez.

— Justement, ma sœur. L’abjection des chairs mortes n’est rien face à la grandeur de la vérité. Les enfants de Dieu ne sont-ils pas épris de lumière ?

— Taisez-vous, blasphémateur.

Sœur Pascale se leva. Sa chaise racla dans l’aigu. Ses pupilles n’étaient plus que des entailles creusées dans sa peau d’ardoise. Elle dit, d’une voix d’outre-cœur :

— Partons. Maintenant.

Elle pivota brutalement et cria quelque chose en sango à l’homme noir qui accourut aussitôt, puis s’affaira en tous sens. La missionnaire extirpa de son pull noir un crucifix d’argent suspendu à une chaîne de métal. Elle l’embrassa, murmura quelques mots. Lorsque le christ retomba sur sa poitrine, je remarquai que la barre latérale de la croix était courbée vers le bas, comme si le poids de la souffrance était parvenu à faire ployer l’instrument même du martyre. Je me levai à mon tour, puis vacillai. Je n’avais rien mangé depuis la veille et je n’avais pas dormi. Sur la table, ma tasse de thé était toujours posée, intacte. Je la bus d’un trait. Le Darjeeling était tiède et visqueux. Il avait le goût du sang.

39

Nous marchâmes pendant plusieurs heures. En tête, Victor, le boy de sœur Pascale, jouait de sa machette pour nous frayer un passage. Derrière lui, la missionnaire avançait, droite dans son poncho kaki. Je fermai la marche, résolu et concentré. Nous descendions plein sud. À pas rapides, et en silence. Nous arpentions, glissions, escaladions. Des vieilles souches et des racines torses, des rocs vermoulus et des branches poisseuses, des bosquets gorgés d’eau et des feuilles tranchantes. La pluie ne cessait pas. Nous traversions ses dards étincelants, comme des soldats traversent des pieux de peur, lorsqu’ils avancent vers le front. Les marigots se multipliaient. Nous pénétrions dans ces eaux noires jusqu’à mi-corps, éprouvant alors un sentiment d’immersion sans retour.

Aucun cri, aucune présence ne vint interrompre cette demi-journée de marche. Les animaux de la forêt restaient prostrés sous les feuilles ou au fond des terriers, parfaitement invisibles. Seuls trois Pygmées croisèrent notre route. L’un d’eux portait une chemise de camouflage, striée de raies ocre et noires, récupérée on ne sait où. Une étroite bande de cheveux crépus lui traversait le crâne. C’était une véritable crête, à la manière des Mohicans. Celui qui ouvrait la marche tenait une braise fumante sous sa chemise et un panier de feuilles tressées, cylindrique et fermé.

Sœur Pascale s’adressa à lui. C’était la première fois que je l’entendais parler le langage aka. Sa voix grave résonnait des « hmm-hmm » caractéristiques et de longues voyelles suspendues. L’Aka ouvrit son panier et le tendit à la missionnaire. Ils parlèrent de nouveau. Nous nous tenions immobiles, sous la pluie, qui semblait s’acharner sur nous comme sur autant de cibles. Les feuilles des arbres ployaient sous la violence des gouttes et les troncs noirâtres dégoulinaient de véritables torrents.

La missionnaire murmura, sans me regarder : « Du miel, Louis. » Je me penchai au-dessus du panier. J’aperçus les alvéoles luisants et les abeilles qui se cramponnaient à leurs biens pillés. Je lançai un coup d’œil à l’homme. Il m’offrait un large sourire aiguisé. Ses épaules étaient percées de multiples piqûres. J’imaginai un instant cet homme escaladant un arbre bourdonnant, puis se glissant sous la voûte feuillue pour affronter la fureur de la ruche. Je l’imaginai plongeant ses mains dans la faille d’écorce, tâtonner au cœur de l’essaim pour en extirper quelques pains sucrés.

Comme pour appuyer mes pensées, l’Aka me tendit un pain dégoulinant de miel. J’en brisai un morceau, puis le portai à ma bouche. Aussitôt, ma gorge s’emplit d’un parfum exquis, lourd et profond. La pression de ma langue fit jaillir des hexagones cartonneux un nectar unique. C’était si suave et si sucré que j’en ressentis une sorte d’ivresse immédiate, au fond de mon ventre — comme si, d’un coup, mes entrailles avaient été saoules.

Une demi-heure plus tard, nous parvenions au camp de Gomoun. La végétation — s’était transformée. Ce n’était plus l’immensité inextricable qui nous avait entourés jusque-là. Au contraire, la forêt était ici aérée et ordonnée. Des arbres noirs et filiformes se multipliaient à perte de vue, offrant une symétrie quasi parfaite. Nous fîmes quelques pas dans le campement fantôme. Il n’y avait là que quelques huttes, plantées au pied des arbres, sans ordre apparent. Il y régnait une solitude intense. Curieusement, cet espace de feuilles, totalement vide, totalement immobile, me rappelait la maison de Bôhm, lorsque je l’avais fouillée, à l’aube de mon départ — un autre lieu habité par la mort.

Sœur Pascale s’arrêta devant une butte de petite taille. Elle dit quelques mots à Victor, qui sortit deux pelles, enroulées dans de vieux tissus. La missionnaire indiqua un tas de terre fraîchement retournée, situé derrière le dôme. « C’est là-bas », dit-elle. Sa voix était à peine perceptible, dans les frétillements de la pluie. Je laissai tomber mon sac à dos et empoignai une des pelles. Victor me regardait, muet et tremblant. Je haussai les épaules et enfonçai l’instrument dans la terre rouge. J’eus le sentiment de glisser une lame dans le flanc d’un homme.

Je creusais. Sœur Pascale s’adressa encore à Victor. Visiblement, la missionnaire ne lui avait pas expliqué l’objectif de notre expédition. Je creusais toujours. La terre, très friable, n’offrait aucune résistance. En quelques minutes, j’avais atteint cinquante centimètres de profondeur. Mes pieds s’enfonçaient dans l’humus, gorgé d’insectes et de racines. « Victor ! » hurla la sœur. Je levai les yeux. Le M’Baka ne bougeait pas, yeux exorbités. Son regard passa rapidement d’elle à moi, de moi à elle. Puis il tourna les talons et s’enfuit à toutes jambes.

Le silence se referma sur nous. Je poursuivis ma tâche. J’entendis le bruit de l’autre pelle qu’on saisissait. Je marmonnai, sans lever les yeux : « Laissez, ma sœur. Je vous en prie. » J’étais maintenant à mi-corps dans la fosse. Les vers, les scolopendres, les scarabées et autres araignées grouillaient autour de moi. Certains prenaient la fuite sous la violence de mes coups. D’autres s’agrippaient, à la toile de mon pantalon, comme pour m’empêcher d’approfondir mon séisme. L’odeur de la terre me cognait les sens. Ma pelle clapotait dans la flaque de boue. Je creusais, creusais, oubliant même ce que je cherchais. Pourtant, tout à coup, le contact d’une surface plus dure me rappela à la réalité. J’entendis la voix blanche de ma compagne.

« L’écorce, Louis. Vous y êtes. »

J’hésitai une fraction de seconde, puis raclai la terre avec le bord de la pelle. Le lambeau de bois apparut. Sa surface était légèrement bombée, rouge et fissurée. Je lançai la pelle à l’extérieur et tentai d’arracher à mains nues la carapace d’écorce. Une première fois, mes mains glissèrent et je tombai dans la boue. Sueur Pascale, au bord de la tombe, me tendit la main. Je hurlai : « Foutez-moi la paix ! » Je recommençai. Cette fois, l’écorce joua plus nettement. L’averse s’engouffrait dans le trou béant et commençait à le remplir. Soudain, le pan de bois céda. Entraîné par le mouvement, je tombai de nouveau à la renverse, récoltant sur le crâne le couvercle qui avait pivoté à 360 degrés. Je ressentis une étrange douceur. Durant une seconde, je goûtai cette sensation inattendue puis hurlai de toutes mes forces : c’était le contact de la peau de Gomoun, de son corps d’enfant.

Je me redressai et m’efforçai au calme. Le cadavre de la jeune fille s’étendait devant moi. Elle était vêtue, en toute pauvreté, d’une petite robe à fleurs défraîchie et d’une veste de survêtement élimée. Cette indigence me serra le cœur. Mais j’étais surpris par la beauté de l’enfant, comme immaculée. Sa famille avait pris soin de maquiller ses plaies, avant de l’enterrer. Seules de légères cicatrices striaient ses mains et ses chevilles nues. Son visage était intact. Ses yeux fermés étaient auréolés de larges cernes, aux teintes brunes. J’étais également surpris par l’évidence de ce lieu commun : la mort ressemblait au sommeil — comme deux gouttes d’encre brune. La fraîcheur à mes pieds me rappela l’urgence de la situation. Je criai : « À vous de jouer, ma sœur. Descendez. La pluie inonde la fosse ! » Sœur Pascale avait ôté son poncho et. se tenait droite près du bord, tripotant son crucifix. Ses cheveux de métal, son visage grisâtre — tout luisait sous la pluie, et lui donnait l’allure d’une statue de fer. Ses yeux demeuraient rivés au cadavre. Je hurlai à nouveau :

— Vite, ma sœur ! Nous avons peu de temps.

La religieuse restait immobile. Des tremblements saccadés secouaient son corps, comme des rafales d’électricité.

— Ma sœur !

La missionnaire pointa son doigt vers la tombe, puis balbutia, d’une voix d’automate :

— Seigneur, la petite… La petite s’en va…

Je jetai un regard à mes pieds et me plaquai au mur de boue. Les rigoles de pluie s’étaient insinuées sous la robe. Une de ses jambes flottait maintenant dans la flaque, à un mètre du corps. Le bras droit commençait à se détacher de l’épaule, écartant le col de la veste et laissant apparaître la saillie blanchâtre de l’os. « Nom de Dieu », murmurai-je. Je pataugeai dans le flot rougeâtre et me hissai à la surface. Aussitôt après, je m’allongeai à terre et passai mes mains sous les aisselles de la petite fille. Elle avait perdu son bras, qui clapotait le long de l’écorce. Le tissu de la robe m’échappa des doigts. Je hurlai de rage : « Ma sœur, aidez-moi. Bon Dieu, aidez-moi ! » La femme ne bougeait pas. Je levai les yeux. De véritables électrochocs fouettaient ses membres. Ses lèvres palpitaient. J’entendis soudain sa voix :

« …. Seigneur Jésus, Toi qui as pleuré Ton ami Lazare, au tombeau, essuie nos larmes, nous T’en prions… »

Je plongeai de nouveau les bras dans la boue et tirai plus fortement le corps de l’enfant. Sous la pression, sa bouche s’ouvrit et un flot de vers en déborda. La fillette aka n’était qu’une gangue de peau, protégeant des millions de charognards. Je vomis un jet de bile, sans pourtant lâcher prise.

…Toi gui as fait revivre les morts, accorde la vie éternelle à notre sœur, nous T’en prions… »

Je tirai encore et hissai la petite fille à la surface. Gomoun avait perdu un membre inférieur et son bras droit. La robe flottait sur sa hanche orpheline, gorgée de latérite. Je repérai la hutte la plus proche. J’empoignai le buste et reculai jusqu’à l’abri de feuilles.

« …. Tu as sanctifié notre sœur dans l’eau du baptême, donne-lui en plénitude la vie des enfants de Dieu, nous T’en prions… »

J’installai le petit corps sur la terre sèche, dans l’obscurité. Le toit était si bas que je me déplaçais à genoux. Je bondis à l’extérieur pour m’emparer du sac de sœur Pascale puis retournai sous le dôme. Là, je sortis le matériel : des instruments chirurgicaux, des gants de caoutchouc, des champs, une lampe-tempête et, je ne sais pourquoi, un cric de voiture. Je trouvai également des masques, en papier vert, et plusieurs bouteilles d’eau. Tout était intact. Je posai l’ensemble sur une toile en plastique, évitant de regarder Gomoun, qui suintait d’insectes par la bouche, les yeux, le nez. À la hauteur de son ventre, sa robe détrempée se soulevait mollement. Des millions de profanateurs grouillaient dessous. L’odeur était insoutenable. Quelques minutes encore, et tout serait fini.

…. Tu l’as nourrie de Ton corps, reçois-la à la table de Ton Royaume, nous T’en prions… »

Je sortis de nouveau. Sœur Pascale était toujours débout, psalmodiant sa prière. Je l’empoignai par les deux bras et la secouai violemment pour la réveiller de sa catalepsie mystique. « Ma sœur, hurlai-je. Bon sang, réveillez-vous ! »

Elle eut un sursaut si violent qu’elle échappa à mon étreinte, puis, au bout d’une minute, fit « oui » avec les paupières, et je la soutins jusqu’à la hune.

J’allumai la lampe-tempête et la fixai au treillis de branches. Un éclair laiteux nous aveugla. Je plaçai un masque sur le visage de la sueur, la revêtis d’un champ, puis glissai sur ses doigts les gants de caoutchouc. Ses mains ne tremblaient plus. Ses yeux incolores se tournèrent vers la petite. Sa respiration gonflait la membrane de papier. D’un geste bref, elle m’ordonna d’approcher les instruments chirurgicaux. Je m’exécutai. J’avais également enfilé un champ, un masque et des gants. Sœur Pascale saisit le ciseau puis découpa la robe de Gomoun, afin de lui découvrir son torse.

Un flot de dégoût m’envahit de nouveau.

Le buste de la petite Aka n’était qu’une plaie, minutieuse, variée, délirante. Un des petits seins était presque sectionné. Tout le flanc droit, de l’aisselle à la naissance de l’aine, était creusé de lacérations profondes, dont les bords, telles des lèvres abominables, s’étaient noircis et fissurés. Au-dessus encore, le moignon de l’épaule exhibait la pointe de l’os. Mais surtout, au centre, la plaie principale, longue, nette, traversait la partie supérieur du thorax. Vision d’effroi : la peau, des deux côtés, palpitait légèrement, comme si la poitrine était reprise par une vie nouvelle, fourmillante, effrayante.

Mais tout cela n’était rien comparé au sexe de l’adolescente : le vagin, pratiquement imberbe, était ouvert d’une façon disproportionnée, jusqu’au nombril, dévoilant dans ses profondeurs des replis brunâtres, suintant de vers et d’insectes aux carapaces luisantes. Je me sentis défaillir, mais perçus au fond de l’horreur un autre fait. J’avais devant moi la réplique exacte d’une des photographies de Bôhm. Le lien. Le lien était toujours là, tissé dans la chair des morts et les ténèbres.

« Louis, que faites-vous ? Passez-moi le cric ! » Sa voix était étouffée par le masque. Je balbutiai à mon tour :

« Le… cric ? » La religieuse acquiesça. Je lui donnai l’instrument. Elle le posa près d’elle puis ordonna :

« Aidez-moi. » Elle venait d’agripper des deux mains le bord gauche de la plaie centrale, s’appuyant solidement sur l’os du sternum. Les nerfs à blanc, je fis de même, à droite, et, ensemble, nous tirâmes chacun de notre côté. Lorsque la fissure fut ouverte, la sueur glissa le cric, en prenant soin de coincer ses deux extrémités contre les bords osseux. Aussitôt après elle se mit à tourner la crémaillère — et je vis le petit torse s’ouvrir sur l’abîme organique.

« De l’eau ! » hurla-t-elle. Je donnai à la missionnaire une des bouteilles. Elle déversa le litre entier. Un véritable flot de bestioles jaillit. Sans hésiter, sœur Pascale plongea ses mains dans le corps et détailla les bribes organiques de l’adolescente. Je détournai les yeux. La religieuse versa de nouveau quelques centilitres d’eau claire, puis me demanda de mieux orienter la lampe-tempête. Elle enfourna alors sa main jusqu’au poignet dans le thorax de la morte. Elle s’approcha, jusqu’à ce que son visage effleure la blessure. Durant quelques secondes, la sœur joua encore des entrailles puis, soudain, s’esquiva et fit sauter le cric d’un coup de coude. Aussitôt les deux pans de la cage thoracique se refermèrent, telles les ailes d’un scarabée.

La religieuse recula, secouée par un dernier spasme. Elle arracha son masque. Sa peau était sèche comme celle d’un serpent. Elle planta ses pupilles grises dans les miennes puis murmura : « Vous aviez raison, Louis. La petite a été opérée. Son cœur a été prélevé. »

40

À dix-sept heures, nous étions de retour dans la clairière de Zoko. Le jour baissait déjà. Après nous être débarrassés de nos cirés et de nos chaussures trempées, sœur Pascale, sans dire un mot, prépara du thé et du café. À ma demande, la missionnaire accepta de rédiger un certificat de décès, que j’empochai aussitôt. Il ne valait pas grand-chose — sœur Pascale n’était pas médecin. Mais cela demeurait un témoignage sur l’honneur.

— Ma Sœur, accepteriez-vous de répondre encore à quelques questions ?

— Je vous écoute.

Sœur Pascale avait retrouvé son calme. J’attaquai :

— Quels sont les hélicoptères centrafricains susceptibles d’atterrir ici, en pleine jungle ?

— Il n’y en a qu’un. Celui d’Otto Kiefer, l’individu qui dirige la Sicamine.

— Pensez-vous que les hommes de cette mine soient capables de commettre un tel acte ?

— Non. Gomoun a été opérée par des professionnels. Les gens de la Sicamine sont des brutes, des barbares.

— Pensez-vous, qu’ils auraient pu, moyennant finance, apporter leur aide à une telle opération ?

— Peut-être, oui. Ils n’ont aucun scrupule. Kiefer devrait être en prison depuis longtemps. Mais pourquoi ? Pourquoi irait-on attaquer une petite Pygmée au cœur de la jungle ? Et pourquoi dans de telles conditions ? Pourquoi avoir ainsi mutilé son corps ?

— C’est la question suivante, ma sœur. Y a-t-il un moyen de connaître le groupe HLA des habitants de Zoko ?

Sœur Pascale fixa sur moi ses pupilles.

— Le groupe tissulaire, vous voulez dire ?

— Exactement.

La religieuse hésita, passa sa main sur son front, puis murmura :

— Oh, mon Dieu…

— Répondez, ma sueur. Y a-t-il un moyen ?

— Eh bien, oui…

Elle se leva.

— Suivez-moi.

La missionnaire prit une torche électrique puisse dirigea vers la porte. Je la suivis. Dehors, la nuit était tombée, mais la pluie ne désemparait pas. Au loin, on entendait le ronronnement d’un groupe générateur.


Sœur Pascale sortit des clés et ouvrit la porte de la pièce mitoyenne au dispensaire. Nous entrâmes.

Une forte odeur aseptique régnait dans la salle, qui ne devait pas mesurer plus de quatre mètres sur six. Deux lits s’étendaient à gauche, dans l’obscurité. Au centre, des instruments d’analyse étaient disposés — appareil de radiographie, physioguard, microscope. À droite, un ordinateur était posé sur une table de fortune, parmi un entrelacs de câbles et d’autres blocs gris clair. Le faisceau de la lampe se promenait sur ce complexe informatique, doté de plusieurs CD Rom. Je n’en croyais pas mes yeux : il y avait là de quoi stocker des quantités colossales de données. Je repérai aussi un scanner, qui permettait de mémoriser des images puis de les intégrer dans la mémoire informatique. Mais le plus étonnant était sans doute le téléphone cellulaire relié à l’ordinateur. De son gourbi, sœur Pascale pouvait communiquer avec le monde entier. Le contraste entre cette pièce de ciment brut, plantée au cœur de la jungle, et ces instruments si sophistiqués me stupéfia.

— Il y a beaucoup de choses que vous ignorez, Louis. D’abord, nous ne sommes pas ici dans une mission oubliée d’Afrique, aux moyens limités. Au contraire. Le dispensaire de Zoko est une unité pilote dont nous testons actuellement les aptitudes, avec l’aide d’une organisation humanitaire.

— Quelle organisation ? balbutiai-je.

— Monde Unique.

Le souffle me manqua. Un spasme contracta mon cœur.

— Il y a trois ans, notre congrégation a passé un contrat avec Monde Unique. L’association souhaitait s’implanter en Afrique et bénéficier de notre expérience sur ce continent. Ils nous proposaient de fournir du matériel moderne, une formation technique pour nos sœurs et des médicaments selon nos besoins. Nous devions simplement rester en contact avec le centre de Genève, livrer les résultats de nos analyses et accueillir parfois leurs médecins. Notre mère supérieure a accepté cet arrangement unilatéral. C’était en 1988. À partir de ce moment, tout s’est déroulé très vite. Les budgets ont été alloués. La mission de Zoko a été équipée. Des hommes de Monde Unique sont venus et m’ont expliqué les procédures d’utilisation.

— Quel genre d’hommes ?

— Ils ne croient pas en Dieu, mais ils ont foi en l’humanité — tout autant que nous.

— En quoi consiste votre matériel ?

— Ce sont surtout des instruments d’analyse, de quoi réaliser des radiographies, des examens médicaux.

— Quels examens ?

Sœur Pascale eut un sourire aigre. Comme une pointe qui aurait rayé le métal de son visage. Elle murmura :

— Je n’en sais rien moi-même, Louis. Je me contente de prélever le sang, d’effectuer des biopsies sur les sujets.

— Mais qui réalise les analyses ?

La missionnaire hésita, puis souffla, les yeux baissés :

— Lui.

Elle désignait l’ordinateur.

— Je place les échantillons dans un scanner programmé, qui effectue les différents tests. Les résultats sont automatiquement intégrés dans l’ordinateur qui dresse la fiche analytique de chaque sujet.

— Qui subit ici ce type d’examens ?

— Tout le monde. C’est pour leur bien, comprenez-vous ?

J’opinai de la tête, dans un geste épuisé, puis demandai :

— Qui prend connaissance de ces résultats ?

— Le centre de Genève. Régulièrement, grâce à un modem et au téléphone cellulaire, ils consultent le fichier de l’ordinateur et dressent des statistiques sur l’état de santé des Pygmées de Zoko. Ils décèlent les risques d’épidémie, l’évolution des parasites, ce genre de choses. C’est d’abord une méthode préventive. En cas d’urgence, ils peuvent nous envoyer des médicaments très rapidement.


La perfidie du système m’horrifiait. Sœur Pascale effectuait les prélèvements organiques, en toute innocence. Puis l’ordinateur se livrait aux examens ordonnés par le logiciel. Le programme analysait ainsi, parmi d’autres critères, le groupe HLA de chaque Pygmée. Ensuite, ces analyses étaient consultées par le siège, à Genève. Les habitants de Zoko constituaient un parfait stock humain, dont on connaissait avec précision les caractéristiques tissulaires. De la même façon, sans doute, à Sliven, à Balatakamp, les « sujets » étaient sous contrôle. Et la technique devait se répéter dans chaque camp de Monde Unique, qui maîtrisait ainsi un effrayant vivier d’organes.

— Quels sont vos contacts personnels avec Monde Unique ?

— Je n’en ai aucun. Je passe mes commandes de médicaments par ordinateur. J’intègre également les vaccins et les soins effectués. Je communique aussi, de temps en temps, avec un technicien, qui gère, par modem, la maintenance du matériel.

— Vous ne parlez jamais avec des responsables de MU ?

— Jamais.

La missionnaire se tut quelques secondes, puis reprit :

— Pensez-vous qu’il existe un rapport entre ces analyses et Gomoun ?

J’hésitais à avancer mes explications.

— Je n’ai aucune certitude, ma sueur. Le système que j’imagine est tellement incroyable… Avec-vous la fiche de Gomoun ?

Sœur Pascale fouilla dans un tiroir de fer, posé sur la table. Au bout de quelques secondes, elle me tendit une feuille cartonnée. Je la lus, à la lueur de la torche. Le nom, l’âge, le village d’origine, la taille et le poids de la petite Gomoun étaient notés. Apparaissaient ensuite des colonnes. À gauche, des dates. À droite, les soins apportés à l’enfant. Mon cœur se serra à la vue de ces menus événements qui marquaient le destin ordinaire d’une fillette de la forêt. Enfin, au bas de la fiche, imprimé en petits caractères, je découvris ce que je cherchai. Le typage HLA de Gomoun. HLA : Aw,9,a-B37,s. Un frisson me parcourut la peau. Sans aucun doute, ces initiales avaient coûté la vie à la jeune Aka.

— Louis, répondez-moi : ces analyses ont-elles joué un rôle dans le meurtre de la petite ?

— Il est trop tôt, ma sœur. Trop tôt…

Sœur Pascale me fixait avec ses yeux luisants comme des têtes d’épingle. À l’expression de son visage, je compris qu’elle saisissait, enfin, la cruauté du système. Un tic nerveux tressautait de nouveau sur ses lèvres.

— C’est impossible… impossible…

— Calmez-vous, ma sœur. Rien n’est certain et je…

— Non, taisez-vous… c’est impossible…

Je sortis à reculons puis courus dans la pluie, en direction du campement. Mes compagnons étaient en train de dîner, autour du feu. L’odeur du manioc planait sous l’auvent. On m’invita à m’asseoir. J’ordonnai le départ. Immédiat. Cet ordre était une hérésie. Les Grands Noirs sont terrifiés par les ténèbres. Pourtant, ma voix, mon visage ne toléraient aucune discussion. Beckés et les autres s’exécutèrent, de mauvaise grâce. Le guide bredouilla :

— Où… où allons-nous, patron ?

— Chez Kiefer. À la Sicamine. Je veux surprendre le Tchèque avant l’aube.

41

Nous marchâmes toute la nuit. À quatre heures du matin, nous parvenions à proximité des mines de Kiefer. Je décidai d’attendre la pointe du jour. Chacun de nous était épuisé, trempé jusqu’aux os. Nous nous installâmes, sans prendre la peine de nous abriter, le long du sentier. Accroupis, tête dans les épaules, nous nous endormîmes. Je sentis s’abattre sur moi un sommeil comme je n’en avais jamais connu. Un éclair noir, qui m’éblouit, me fracassa puis m’abandonna comme au plus profond d’un lit de cendres.

A cinq heures du matin, je me levai. Les autres dormaient encore. Je partis aussitôt, en solitaire, vers les exploitations minières. Il suffisait de suivre une piste ancienne, creusée par les mineurs. Les arbres, les lianes, les taillis montaient à l’assaut de la route, dressant au-dessus d’elle des délicates enluminures, des gorgones feuillues, des fresques de racines. Enfin, la piste s’ouvrit plus largement. Je sortis mon Glock de son étui holster, vérifiai le chargeur, le replaçai dans ma ceinture.

Une poignée d’hommes, engloutis dans un long marigot, creusaient le sol à mains nues, puis filtraient la terre à l’aide d’un large tamis. C’était un ouvrage de patience, puant et humide. Les mineurs travaillaient dès l’aube, le regard las, les gestes lents. Les yeux sombres n’exprimaient rien d’autre que la lassitude et l’abrutissement. Quelques-uns toussaient et crachaient dans l’eau noirâtre. D’autres grelottaient et produisaient des clapotis incessants. Tout autour, la haute voûte de feuillage s’ouvrait, telle une nef végétale, emplie des cris et des claquements d’ailes des oiseaux. L’or de la lumière montait, s’amplifiait à vue d’œil, brûlant maintenant les extrémités de chaque feuille, enflammant les espaces ténus que ménageaient les branches et les lianes.

En amont du ruisseau, on pouvait apercevoir un campement de baraques. Des fumées épaisses s’élevaient par des cheminées de tôle. Je m’acheminai vers le repaire d’Otto Kiefer.

C’était une nouvelle clairière, rouge et boueuse, encerclée de cahutes et de tentes de toile. Au centre, une longue planche était dressée sur des tréteaux, autour de laquelle une trentaine d’ouvriers buvaient du café et mangeaient du manioc. Quelques-uns étaient penchés au-dessus d’un poste de radio, tentant d’écouter RFI ou Radio-Bangui, malgré le vacarme des groupes générateurs. Des hordes de mouches se ruaient sur leurs visages.

Des feux barraient l’entrée des tentes. Dans les flammes, des singes grillaient, leurs poils crépitaient en produisant une odeur de carne répugnante. Tout autour, des hommes frissonnaient de fièvre. Certains accumulaient les vêtements — vestes, pulls, toiles plastiques — troués et enchevêtrés dans un magma de replis. Ils portaient des chaussures dépareillées — des sandales, des bottes, des mocassins, qui s’ouvraient en mâchoires de crocodile. D’autres au contraire étaient à moitié nus. Je repérai un homme filiforme, enroulé dans un boubou turquoise, dont le crâne était surmonté d’une sorte de cône chinois tressé. Il venait de trancher la gorge d’un fourmilier et collectait avec précaution le sang de l’animal.

Il régnait ici une atmosphère contradictoire : un mélange d’espoir et de désespoir, d’impatience et de nonchalance, d’épuisement et d’excitation. Tous ces hommes appartenaient au même rêve perdu. Cramponnés à leurs désirs, ils vouaient leur vie au tâtonnement quotidien de leurs mains dans la boue écarlate. Je balayai, une dernière fois, le camp du regard. Il n’y avait pas l’ombre d’un véhicule. Ces hommes étaient les otages de la forêt.

Je m’approchai de la table. Quelques regards se levèrent, lentement. Un homme demanda :

— Que cherches-tu, patron ?

— Otto Kiefer.

L’homme jeta un coup d’œil vers une cabane de tôle, au-dessus de laquelle une pancarte indiquait : « Direction ». La porte était entrebâillée. Je frappai et pénétrai à l’intérieur. J’étais parfaitement calme, ma main cramponnée sur la crosse du Glock.

Le spectacle qui s’offrit à moi n’avait rien de terrifiant. Un grand type, dont la pâleur rappelait l’éclat livide d’un squelette, s’efforçait de réparer un magnétoscope posé sur une vieille télévision, modèle bois et métal. Il devait avoir soixante ans. Il portait le même chapeau que moi — un bob kaki, percé d’œillets cerclés de métal — et un tricot de peau grisâtre. Il arborait un holster vide à la ceinture. Sa figure était longue, osseuse et grêlée. Son nez piquait droit et ses lèvres étaient fines. Il leva les yeux dans ma direction. Bleu liquide, délavés et vides.

— Salut. C’que vous voulez ?

— Vous êtes Otto Kiefer ?

— J’suis Clément. Vous y connaissez quéq’chose en magnétoscopes ?

— Pas vraiment. Où est Otto Kiefer ?

L’homme ne répondit pas. Il se pencha de nouveau sur l’appareil, marmonna : « Me faudrait p’t-être un tournevis. » Je répétai :

— Savez-vous où est Kiefer ?

Clément appuyait sur les touches, vérifiait les voyants. Au bout d’un instant, il esquissa une grimace. La terreur m’empoigna les tripes : le vieux avait les dents taillées en pointe.

— Qué’c’que vous lui voulez, à Kiefer ? dit-il sans lever les yeux.

— Simplement lui poser quelques questions.

Le sexagénaire marmonna : « Me faudrait un tournevis. J’crois qu’j’ai c’quy m’faut par là. » Il me contourna, puis passa derrière un bureau en fer sur lequel traînaient des papiers humides et des cadavres de bouteilles. Il ouvrit le premier tiroir. Aussitôt je me ruai sur lui et refermai avec violence le tiroir sur sa main. J’appuyai de toutes mes forces sur son bras tendu. Le poignet craqua d’un coup sec. Clément ne broncha pas. Je poussai le dingue, qui alla s’écraser contre le bois humide. Sa main brisée était crispée sur un 38 Smith et Wesson. Je lui arrachai le flingue. Le vieux en profita pour me mordre la main, à pleines dents pointues. Je ne ressentis pas l’ombre d’une douleur. Je lui balançai un coup de crosse sur le visage, l’agrippai par son maillot et le hissai jusqu’à hauteur d’un calendrier exhibant une femme aux seins nus. Clément grimaça de nouveau. Il gardait dans sa bouche des filaments de ma peau. Je lui enfonçai le 38 dans les narines (cela devenait une habitude).

— Où est Kiefer, salopard ?

L’homme susurra entre ses lèvres ensanglantées :

— Enculé. J’dirai rien.

J’abattis la crosse sur sa bouche. Une volée de dents gicla. Je serrai sa gorge. Du sang jaillissait de ses lèvres, coulant sur ma main serrée.

— Accouche, Clément, et dans deux minutes je suis dehors. Je te laisse à ta mine et tes dingueries de Pygmée blanc. Parle. Où est Kiefer ?

Clément s’essuya la bouche de sa main valide et grommela :

— L’est pas là.

Je resserrai mon étreinte.

— Où est-il ?

— J’sais pas.

Je lui cognai le crâne sur la paroi de bois. Les seins de la pin-up tremblèrent.

— Parle, Clément.

— L’est… l’est à Bayanga. À l’ouest d’ici. Vingt kilomètres…

Bayanga. Un déclic dans mon esprit. C’était le nom des plaines dont avait parlé M’Konta. Là-bas, chaque automne, les oiseaux migrateurs affluaient. Les cigognes étaient donc de retour. Je hurlai :

— Il est parti rejoindre les oiseaux ?

— Les oiseaux ? Quels… quels oiseaux ?

Le vampire ne jouait pas la comédie. Il ne savait rien du système. Je repris :

— Quand est-il parti ?

— Deux mois.

— Deux mois, tu es sûr ?

— Ouais.

— En hélicoptère ?

— Bien sûr.

Je serrais toujours le cou du vieux reptile. Sa peau ridée se gonflait, en quête d’oxygène. J’étais désorienté. Ces informations ne concordaient avec aucune de mes prévisions.

— Et depuis, tu n’as reçu aucune nouvelle ?

— Non… aucune…

— Il est toujours à Bayanga ?

— J’sais pas…

— Et l’hélicoptère ? L’hélicoptère est revenu, il y a environ une semaine, non ?

— Ouais.

— Qui était à bord ?

— J’sais pas. J’ai rien vu.

Je lui cognai la tête contre la paroi. L’image de la pin-up se décrocha. Clément toussa, puis cracha du sang. Il répéta :

— J’te jure. J’ai rien vu. On… on a juste entendu l’hélicoptère. C’est tout. Z’ont pas atterri à la mine. J’te jure !

Clément ne savait rien. Il n’appartenait ni au système des diamants ni à celui des cœurs volés. Aux yeux de Kiefer, il ne valait sans doute pas plus que la boue qui lui collait au derrière. J’insistai pourtant :

— Et Kiefer ? Etait-il du voyage ?

Le vieux prospecteur ricana de toutes ses dents aiguës. Il couina :

— Kiefer ? Peut plus aller avec personne.

— Pourquoi ?

— L’est malade.

— Malade ? Qu’est-ce que tu racontes, bon Dieu ?

Le sexagénaire répétait, en secouant sa vieille carcasse :

— Malade. Kiefer l’est malade. Ma… malade…

Clément étouffait dans son rire ensanglanté. Je relâchai mon étreinte et le laissai s’écrouler au sol.

— Quelle maladie, vieux dingue ? Parle.

Il me lança un regard de biais, celui de toutes les folies, puis grinça :

— Sida. Kiefer a le sida.

42

Je m’enfuis à toutes jambes, à travers la forêt, rejoignis Beckés, Tina et les autres. Je soignai ma main, puis ordonnai un nouveau départ — en direction de Bayanga. Nous reprîmes notre route, droit vers l’ouest, empruntant cette fois une piste plus large. Le voyage dura dix heures. Dix heures de course silencieuse, essoufflée, hagarde, que nous ne stoppâmes qu’une seule fois, pour manger des restes froids de manioc. La pluie avait repris. Des cordes inlassables, auxquelles nous ne prêtions plus aucune attention. Nos vêtements alourdis collaient à la peau et entravaient notre marche. Pourtant, notre rythme ne faiblit pas et, à vingt heures, Bayanga apparut.

On ne voyait que des lumières lointaines, éparses et tremblotantes. Une odeur de manioc et de pétrole martelait l’air. Mes jambes avaient peine encore à me soutenir. Une angoisse lancinante revenait au fond de mon cœur, comme le ressac d’un mauvais rêve.

« Nous allons dormir dans les villas de la Kosica, une compagnie forestière abandonnée », dit Beckés. Nous parcourûmes la ville éteinte, traversâmes une plaine de roseaux, dans laquelle la piste dessinait des virages incessants. Soudain la route s’élargit puis s’ouvrit sur une vaste savane dont on percevait seulement l’immensité, offerte à la nuit. Nous étions donc parvenus à la lisière ouest de la forêt.

Les villas apparurent. Elles étaient très espacées et semblaient étrangères l’une à l’autre. Tout à coup, un Noir nous barra la route, muni d’une torche électrique. Il adressa quelques mots à Beckés, en sango, puis nous guida jusqu’à une vaste demeure qui s’ouvrait sur une courte véranda. À trois cents mètres de là, une autre maison se dressait, vaguement éclairée. L’homme à la torche m’expliqua, en baissant la voix :

— Méfiez-vous, cette villa est habitée par un monstre.

— Quel monstre ?

— Otto Kiefer, un Tchèque. Un homme terrible.

— Malade, non ?

Le Noir me balança le faisceau de sa lampe dans le visage.

— Oui. Très malade. Le sida. Vous le connaissez ?

— On m’en a parlé.

— Ce Blanc nous pourrit la vie, patron. Il n’en finit pas de crever.

— Son cas est désespéré ?

— Bien sûr, rétorqua l’homme. Mais ça ne l’empêche pas de faire la loi. L’animal est dangereux. Terriblement dangereux. On le connaît tous, ici. Il a tué je ne sais combien de nègres. Et aujourd’hui, il garde avec lui des grenades et des armes automatiques. Il va tous nous faire sauter. Mais ça ne se passera pas comme ça ! Moi-même, je possède un fusil et…

Le Noir hésita à poursuivre. Il semblait totalement à cran.

— Ce Tchèque vit-il seul dans la maison ?

— Une femme s’occupe de lui. Une M’Bati. Malade, elle aussi. (Le Noir s’arrêta, puis reprit, me braquant de nouveau sa lampe dans les yeux :) C’est lui que tu es venu voir, patron ?

La nuit était lourde comme un sirop tiède.

— Oui et non. J’aimerais lui rendre une visite. C’est tout. De la part d’un ami.

Le Noir baissa son faisceau.

— Tu as de drôles d’amis, patron. (Il soupira.) Ici, personne ne veut plus nous vendre de viande. Et ils parlent de tout brûler, quand Kiefer sera mort.

Beckés portait les bagages dans la villa. Tina s’était esquivée dans la nuit. Je payai le Noir et posai ma dernière question :

— Et les cigognes, les oiseaux blanc et noir ? Arrivent-elles loin d’ici ?

Le Noir ouvrit ses bras et désigna toute la plaine.

— Les cigognes ? Elles se posent ici même. Nous sommes au cœur de leur territoire. Dans quelques jours, elles seront des milliers. Dans la plaine, au bord du fleuve, auprès des maisons. Partout. À ne pas faire un pas devant l’autre !

Mon voyage était terminé, j’étais parvenu à la destination finale : celle des cigognes, celle de Louis Antioche, d’Otto Kiefer, le dernier maillon du réseau des diamants. Je saluai l’homme, pris mon sac de voyage, puis pénétrai dans la maison. Elle était assez grande, meublée de tables basses et de fauteuils en bois. Beckés m’indiqua ma chambre, au fond du couloir, à droite. Je pénétrai dans mon antre. Au centre, se dressait une haute et ample moustiquaire qui surplombait le lit. Les pans de tulle m’adressèrent alors la parole. « Tu viens, Louis ? »

Tout était plongé dans l’ombre, mais je reconnus la voix de Tina.

— Qu’est-ce que tu fais là ? demandai-je, le souffle coupé.

— Je t’attends.

Elle éclata de rire, ses dents claires tranchèrent le tissu de l’ombre. Je lui rendis son sourire puis me glissai sous la moustiquaire — comprenant que le destin, une dernière fois, m’accordait un sursis.

43

Aussitôt, en quelques gestes rapides, je déroulai son boubou. Ses deux seins jaillirent, comme des torpilles de bois. Je jetai ma bouche dans son pubis, crépu et âcre. J’y cherchai je ne sais quoi, l’oubli, la tendresse — ou quelques regrets salés. Sa peau frémit. Ses cuisses fuselées s’ouvrirent sur l’empire que je profanais. Une voix au-dessus de moi parla en sango, puis de longues mains me relevèrent et s’emparèrent de mes hanches, afin de me situer, précisément, au creux de l’ombre. Alors, doucement, très doucement, je pénétrai entre les jambes de Tina.

Son corps était tendu, aiguisé, pétri de muscles et de grâce. Il jouait de ses douceurs et de sa force, à volonté, avec l’air de ne pas y toucher. Tina sut me prendre. Elle m’emporta, au fil de mouvements inconnus, profonds et lancinants. Ses mains se jouèrent de mes secrets, trouvant les détails les plus sensibles de ma chair. Concentré sur elle, noyé de sueur et de feu, je promenais mes lèvres sur ses aisselles noires, sa bouche aux dents violentes, ses seins durs et vibrants. Tout à coup, beaucoup trop vite, une vague abrupte s’ouvrit en moi et une explosion de jouissance confina aussitôt à la douleur. À cet instant, des images se précipitèrent sous mon crâne, comme pour me dessouder l’âme. Je vis le corps de Gomoun, infesté d’insectes, la gorge calcinée de Sikkov, le visage de Marcel, couvert de sang, la moustiquaire de mon enfance partant en flammes et en crépitements. Quelques secondes plus tard, tout avait disparu. Le plaisir m’inondait les veines, avec son avant-goût, déjà, de sépulture.

Tina, elle, n’en avait pas fini. Elle se rua au creux de ma pilosité, léchant, suçant, dévorant mes aisselles et mon pubis, longeant ma peau de sa douce langue fluorescente, jusqu’à ce que son corps cambré soit soulevé d’une rage animale. Je n’affichais plus une garde suffisante. En gémissant, Tina déchira les pansements de ma main blessée et planta mes doigts dans son sexe, si rose et si vif qu’il semblait briller dans l’ombre. À force de contorsions, de nuances, elle atteignit son plaisir, alors que le sang, de ma plaie rouverte, coulait lentement entre ses jambes. Une explosion de parfums surgit alors, des senteurs âcres et délicieuses, comme l’odeur même du plaisir aigu de la jeune fille. Tina se renversa, chavira, s’échouant le long des draps, telle une fleur de jouissance, anéantie par son propre nectar.

Cette nuit-là, je ne dormis pas. Le long des trêves que Tina m’accordait, je ne cessai de réfléchir. Je songeai à la secrète logique de mon destin, au crescendo incessant d’émotions, de sensations, de splendeurs qui m’était offert, à mesure que mon existence devenait violente et dangereuse. Il y avait là une étrange symétrie : les ciels d’orage, l’amitié de Marcel, les caresses de Sarah ou de Tina avaient trouvé leur écho dans la cruauté de la gare, la violence des Territoires occupés et le corps profané de Gomoun. Tous ces faits constituaient les deux bords d’une même route, sur laquelle je m’acheminais et qui m’emmenait, malgré moi, jusqu’au bout de l’existence. Là où l’homme ne peut en tolérer davantage, où il accepte de mourir, parce qu’il pressent, au-delà de sa conscience, qu’il en sait assez. Oui, cette nuit-là, sous la moustiquaire, j’admis la possibilité de ma mort.

Soudain, un bruit se fit entendre. En quelques secondes, le même écho, léger et obstiné, se répéta, comme une myriade de reflets dans l’air du matin. C’était un claquement, un renflement que je connaissais bien. Je regardai ma montre. Il était six heures du matin. Le jour perçait faiblement le long des stores de verre. Tina s’était endormie. Je me dirigeai vers la fenêtre, ouvris les lamelles vitrées puis regardai dehors.

Elles étaient là. Douces et grises, dressées sur leurs pattes maigrelettes. Posées en un souffle, elles se répandaient maintenant partout dans la plaine, entourant les bungalows, se concentrant sur les bords du fleuve ou marchant le long des joncs effilés. Je compris qu’il était temps.

— Tu pars ? chuchota Tina.

En guise de réponse, je retournai sous la moustiquaire et embrassai son visage. Ses nattes dressées se découpaient sur l’oreiller et ses yeux brillaient comme des lucioles dans la pénombre. Son corps se confondait aux ténèbres. Et c’était comme si le désir avait enfin trouvé sa place, au creux de l’ombre. Anonyme et secret, mais empli de vertiges pour celui qui saurait le cueillir. Jamais je n’avais tant souffert de ne pouvoir passer mes mains sur cette longue tige de volupté pour sentir ces chairs qui multipliaient les pièges de douceur, les reliefs et les formes enchantés.

Je me levai et m’habillai, glissai dans ma poche le petit dictaphone après avoir vérifié son bon fonctionnement. Lorsque je fixai mon étui holster, Tina s’approcha et m’enlaça de ses longs bras. Je compris que nous jouions là une scène éternelle : celle du départ du guerrier, répétée depuis des millénaires, sous toutes les latitudes, dans toutes les langues.

— Va sous la moustiquaire, murmurai-je. Nos parfums y sont encore. Retrouve-les et retiens-les, petite gazelle. Qu’ils soient conservés pour toujours dans ton cœur.


Tina ne comprit pas aussitôt le sens de mes paroles. Puis son visage s’éclaira et elle me dit adieu en sango.

Dehors, le ciel flambait dans l’aube détrempée. Les hautes herbes scintillaient et l’atmosphère ne m’avait jamais semblé aussi pure. Des milliers de cigognes se déployaient, à perte de vue. Blanc et noir, noir et blanc. Elles étaient maigres, déplumées, harassées mais elles semblaient heureuses. Dix mille kilomètres plus tard, elles étaient parvenues à destination. J’étais seul, seul face à l’ultime étape, seul face à Kiefer, le mort-vivant qui connaissait les dernières pièces du cauchemar. Je vérifiai, encore une fois, le chargeur du Glock 21 et repris ma marche. La maison du Tchèque se découpait, très nette, sur les eaux du fleuve.

44

Sans bruit, je gravis les marches de la véranda. Lorsque je pénétrai dans la pièce centrale, je découvris la femme m’bati qui ronflait, recroquevillée sur un canapé de bois. Son épais visage se répandait dans un sommeil sans grâce. Ses joues étaient lacérées par de longues scarifications, qui luisaient dans les premières lueurs du jour. Autour d’elle, des enfants dormaient, à même le sol, blottis sous des couvertures trouées.

Un couloir s’ouvrait à gauche : J’étais frappé par la ressemblance de cette maison avec celle que je venais de quitter. Kiefer et moi habitions la même demeure. J’avançai avec précaution. Le long des murs, des centaines de lézards couraient, me fixant de leurs yeux secs. Il régnait ici une puanteur indescriptible. Les remugles du fleuve saturaient l’atmosphère. J’avançai encore. Mon intuition me soufflait que le Tchèque logeait dans la même chambre que moi : la dernière sur la droite, au fond du couloir. La porte était ouverte. Je découvris une pièce noyée dans la pénombre. Sous une haute moustiquaire, un lit trônait, apparemment vide.

Une table basse supportait des flacons translucides et deux seringues. Je fis quelques pas encore dans le sépulcre.

— Que viens-tu faire ici, mec ?

Un frisson de glace me pétrifia. La voix avait jailli de derrière la moustiquaire. Mais c’était à peine une voix. Un susurrement plutôt, un sifflement empli de salive et de bruits creux, qui formait à grand-peine des mots intelligibles. Je sus que cette voix m’accompagnerait jusqu’au fond de la tombe. Elle ajouta :

— On peut rien contre un homme déjà mort.

Je m’approchai. Ma main tremblait sur mon Glock — comme celle d’un enfant apeuré. Enfin, je distinguai celui qui se tenait derrière les pans de tulle. Je ne pus réprimer un dégoût de toute mon âme. La maladie avait rongé Otto Kiefer dans les règles. Sa chair n’était qu’une peau flasque, relâchée sur sa carcasse. Il n’avait plus ni cheveux, ni sourcils, ni aucune trace de pilosité. Des taches noirâtres, des croûtes sèches saillaient, çà et là, sur son front, son cou, ses avant-bras. Il portait une chemise blanche, maculée de traînées sombres, et se tenait assis, dans son lit, comme un homme situé en deçà de la mort.

Je ne percevais pas les traits de son visage. Je pressentais seulement ses orbites, antres creux où deux yeux scintillaient comme du soufre. Une chose unique apparaissait nettement : ses lèvres, noires et sèches, sur sa peau glabre. Elles s’écartaient sur des gencives boursouflées, plus noires encore. Au fond de l’orifice, brillait une denture irrégulière et jaunâtre. C’était cette atrocité qui parlait.

— T’as un clope ?

— Non.

— Salopard. Pourquoi ramènes-tu ta gueule ici ?

— J’ai… j’ai des questions à vous poser.

Kiefer partit d’un petit rire salivant. Un filet de bave brunâtre coula sur sa chemise. L’homme n’y prit garde. Il reprit, avec difficulté :

— Alors, j’sais qui tu es. T’es le connard qui fout sa merde dans nos affaires depuis deux mois. On te croyait de l’autre côté, à l’est, au Soudan.

— J’ai dû changer mes plans. Je devenais trop prévisible.

— Et t’es venu jusqu’ici débusquer le vieux Kiefer. C’est ça ?

Je ne répondis pas. D’un geste discret, je déclenchai l’enregistreur. La respiration de Kiefer sifflait dans les graves, courant sur des crêtes de salive. On aurait dit le cri d’un insecte en train de se noyer dans un marécage. Les secondes passèrent. Kiefer reprit :

— Que veux-tu savoir, petit ?

— Tout, répondis-je.

— Et pourquoi l’ouvrirais-je ?

Je répliquai, d’une voix blanche :

— Parce que tu es un dur, Kiefer. Et comme tous les durs, tu respectes certaines règles. Celles du combat, du vainqueur. J’ai tué un homme, à Sofia, un Bulgare. Il travaillait pour Bôhm. J’ai tué un autre homme, en Israël, Miklos Sikkov, un autre sbire. J’ai secoué M’Diaye, à M’Baïki, et il m’a raconté ce que tu lui as demandé d’écrire, il y a quinze ans. J’ai cassé les dents de Clément, et je t’ai traqué jusqu’ici, Kiefer. À tout point de vue, j’ai vaincu. Je connais la combine des diamants et des cigognes. Je sais aussi que vous cherchez les pierres disparues, depuis avril dernier. Je sais comment votre réseau s’organisait. Je sais que vous avez tué Iddo Gabbor, en Israël, parce qu’il avait découvert vos plans. Je sais beaucoup de choses, Kiefer. Et ce matin, tu es au fil de mon arme. Ta combine des diamants est close. Max Bôhm est mort et toi-même tu n’en as plus pour longtemps. J’ai vaincu, Kiefer, et pour cela, tu parleras.

Le sifflement résonnait toujours. Dans l’obscurité, on aurait pu croire que Kiefer ronflait. Ou au contraire qu’il guettait, comme un serpent, sifflant et torve. Enfin, il susurra :

— Très bien, petit. Passons un marché, toi et moi.

Perclus de maladies, et sous la menace de mon arme, Kiefer jouait encore les mecs à la redresse. Le Tchèque annonça ses atouts. Au fond de son fiel, je distinguai un léger accent slave.

— Si tu sais tant de choses, tu dois savoir comment on m’appelle ici, « Tonton Grenade ». Sous le drap, près de moi, je tiens une grenade toute chaude, prête à sauter. De deux choses l’une. Ou je te parle ce matin et, en signe de gratitude, tu me butes aussitôt après. Ou tu n’t’en sens pas les couines — et j’nous fais sauter tous les deux. Maintenant. Tu m’offres une belle occasion d’en finir, petit. Seul, c’est décidément trop dur.

Je déglutis. La logique infernale de Kiefer me clouait les nerfs. À quelques jours de sa mort, pourquoi voulait-il se suicider, par Glock interposé ? Je répliquai :

— Je t’écoute, Kiefer. Le moment venu, ma main ne tremblera pas.

Le moribond ricana. Des glaires noires s’éjectèrent de ses lèvres.

— Très bien. Alors, accroche-toi. Parce que des histoires comme ça, t’en entendras pas tous les jours. Tout a commencé dans les années soixante-dix. J’étais l’homme de main de Bokassa. À l’époque, y avait pas mal de boulot. Des voleurs aux ministres, ça dérouillait dans tous les sens. Je m’acquittais de mes missions vachardes et touchais ma part. C’était la belle vie. Mais Bokassa devenait totalement cinglé. Y a eu le coup des deux Martine, des oreilles coupées, la soif de pouvoir, ça prenait plutôt une sale tournure…

« Au printemps 1977, Bokassa m’a proposé une mission. Je devais accompagner Max Bôhm. Je connaissais un peu le Suisse. Un mec plutôt efficace, sauf qu’y jouait au redresseur de torts. Y voulait garder les mains propres, alors qu’il trempait dans des magouilles de café et de diamants. Cette année-là, Bôhm avait découvert un filon de diamants, au-delà de M’Baïki.

J’intervins, mû par la surprise :

— Un filon ?

— Ouais. Dans la forêt, Bôhm avait surpris des villageois qui trouvaient des diamants superbes, le long des marigots. Il avait fait venir un géologue qu’il connaissait, un Afrikaner, pour vérifier la découverte et attaquer les travaux d’exploitation. Bôhm était réglo, mais Bokassa se méfiait. Il s’était mis dans la tête que l’Suisse voulait le doubler. Y me confia donc la direction de l’expédition, avec Bôhm et le géologue, un mec du nom de van Dötten.

— L’expédition PR 154.

— Exactement.

— Ensuite ?

— Tout s’est passé comme prévu. Nous sommes descendus plein sud, au-delà de la SCAD. À pied, sous la flotte, dans la boue, avec une dizaine de porteurs. Nous avons atteint le filon. Bôhm et le pédé ont effectué des analyses.

— Le pédé ?

— Van Dötten était homosexuel. C’tait une grande tantouze d’Afrikaner, qu’adorait la fesse noire et les p’tits ouvriers… Faut que j’te fasse un dessin, blandin ?

— Continue, Kiefer.

— Les deux hommes ont travaillé plusieurs jours. Repérages, extractions, analyses. Tout confirmait les premières conclusions de Bôhm. Le filon regorgeait de diamants. Des diamants d’une qualité exceptionnelle. Petits, mais absolument purs. Van Dötten prévoyait même un rendement incroyable. Ce soir-là, on a trinqué à la santé d’la mine et d’notre récompense. Un Pygmée est alors surgi de nulle part. Y portait un message pour Max Bôhm. Ça s’passe comme ça dans la forêt. Les Akas sont les facteurs. Le Suisse a lu la lettre et est tombé recta dans la boue. Sa peau était gonflée comme une chambre à air. Il était en train de crever du cœur. Van Dötten s’est précipité. Y lui a arraché sa chemise et massé le torse. Moi, j’ai ramassé la feuille de papier. C’était l’annonce de la mort de Madame. J’savais même pas que Bôhm avait une femme. Le fils, lui, il a tout d’suite compris. Y s’est mis à débloquer, à chialer, comme un môme qu’il était. Il n’avait rien à faire ici, dans les tempêtes de moustiques et les marigots pleins de sangsues.

Un vent de panique s’est levé sur nous. Faut qu’tu t’imagines, mec, où nous étions. À trois jours de marche de la SCAD, à quatre de M’Baïki. Et quand bien même. Rien ni personne n’aurait pu sauver le Suisse. Bôhm était condamné. J’le savais et j’n’avais plus qu’une idée : nous tirer de là et retrouver un coin de ciel. Les porteurs ont fabriqué un brancard. On a plié bagage. Mais Bôhm a repris connaissance. Le Suisse ne voyait pas les choses de la même façon. Y voulait qu’on descende au sud. Y disait qu’y connaissait un dispensaire, au-delà de la frontière du Congo. Un toubib était là-bas. Le seul toubib au monde qui pourrait jamais le sauver. Y pleurait, il hurlait qu’il voulait pas mourir. Son fils le soutenait, van Dötten se lamentait. Nom de Dieu ! J’ai voulu les planter là tout net, mais les porteurs ont été plus rapides que moi. Y se sont tirés, sans demander leur reste.

« Bref, j’avais plus le choix. Il fallait porter le brancard et supporter le fils, qui braillait après sa mère. On a donné au père des médicaments puis on est partis, moi, van Dötten et les deux Bôhm. Le convoi d’la dernière chance. Mais le plus dingue, petit, c’est qu’au bout de six ou sept heures de marche, on a trouvé le dispensaire. Incroyable ! Une grande demeure, plantée au beau milieu de la forêt. Avec un laboratoire intégré, des nègres qui s’affairaient de partout, en blouse blanche ! J’ai tout de suite senti qu’il y avait un loup ici. Un truc pas clair. C’est alors qu’il est apparu. Un grand mec, la quarantaine, plutôt bel homme. Putain ! En pleine jungle, mec, y avait ce type, aux allures de nabab, qui nous dit, d’une voix très calme : « Que se passe-t-il ? »

Sous mes tempes, un bourdonnement montait. Une vrille basse qui s’élevait, à mesure que mes nerfs virevoltaient. C’était la première fois que j’entendais parler de ce médecin. Je demandai :

— Qui était-il ?

— J’sais pas. J’ai jamais su. Mais tout d’suite j’ai compris que Bôhm et lui se connaissaient de longue date, que le Suisse l’avait déjà rencontré dans la forêt, sans doute lors d’autres expéditions. Y gueulait, sur son brancard de feuilles. Y suppliait le toubib de le sauver, de faire n’importe quoi, qui voulait pas mourir. Une odeur de merde s’était répandue. Bôhm avait tout lâché dans son froc. J’ai jamais pu blairer Bôhm, petit, tu peux m’croire. Mais ça m’a foutu un coup de l’voir dans cet état-là. Saloperie ! Nous étions des durs, fiston. Des putains d’Africains de Blancs. Mais la forêt était en train de nous bouffer. Alors le toubib s’est penché et a murmuré : « Tu es prêt à tout, Max ? Vraiment à tout ? » Sa voix était douce. Il semblait tout droit sorti des pages d’une revue mondaine. Bôhm l’a agrippé par le col et lui a dit, à voix basse : « Sauve-moi, Doc. Tu sais ce qui ne tourne pas rond chez moi. Alors sauve-moi. C’est le moment de montrer ce que tu sais faire. Nous avons des diamants. Une véritable fortune. Là, plus haut, dans la terre. » C’était dingue ! Ces deux hommes se parlaient comme s’ils s’étaient quittés la veille. Mais surtout, Bôhm parlait à l’autre comme s’il avait été un spécialiste du cœur Tu trends compte, mec, en pleine jungle ?

Kiefer s’interrompit. Lentement, le jour pénétrait dans la pièce. Le visage du Tchèque répandait son effroi. Ses gencives noires luisaient dans l’ombre. Ses pommettes saillaient si violemment qu’elles semblaient sur le point de blesser la peau qui les recouvrait. J’éprouvai tout à coup une immense pitié pour le tueur à la grenade. Aucun homme, sur cette terre, ne méritait une telle dégénérescence. Kiefer reprit :

— Alors, le toubib, y s’est adressé à moi. Y m’a dit : « Je vais devoir l’opérer. »

— Ici ? que j’ai fait. Mais vous êtes dingue ou quoi ?

— Nous n’avons pas le choix, monsieur Kiefer, qu’y répond. Aidez-moi à le transporter. Et d’un coup, je m’aperçois qu’il connaît mon nom. Qu’il nous connaît tous les trois. Même van Dötten. On a porté le vieux Max à l’intérieur de la maison, dans une grande pièce carrelée de faïence. Y avait une espèce de climatisation qui bourdonnait. Ça ressemblait bien à une salle d’opération. Stérile et tout. Mais y avait comme une putain d’odeur de sang, très lointaine, qui me tenaillait les tripes.

Kiefer était en train de décrire l’abattoir des photographies de Bôhm. Un à un, les éléments se mettaient en place. Sous le choc, je chancelai. À tâtons je m’emparai d’un fauteuil de bois et ni assis lentement. Kiefer ricana.

— Tu t’sens mal, fiston ? Cramponne-toi. Parce qu’on en est qu’au hors-d’œuvre. Dans la première salle stérile, on a dû se doucher et se changer. Puis on est entrés dans une autre pièce, où l’on apercevait le bloc opératoire, séparé par une vitre. Y avait deux tables, nickel, en métal. On a installé Bôhm. Le toubib agissait avec calme et gentillesse. Le vieux Max semblait apaisé. Au bout d’un moment, nous sommes retournés dans la première salle. Le fils nous attendait. Le chirurgien lui a parlé très doucement : « Je vais avoir besoin de toi, mon grand, qu’il a dit. Pour soigner ton papa, j’ai besoin de te prélever un peu de sang. C’est sans danger. Tu ne sentiras absolument rien. » Y se tourne vers moi et ordonne : « Laissez-nous, Kiefer. L’opération est délicate. Je dois préparer les patients. » J’suis sorti, petit. Le crâne comme un volcan. Je savais plus où j’étais. Dehors, y pleuvait des cordes. J’ai retrouvé van Dötten. Il tremblait de tous ses membres. J’en menais pas large non plus. Les heures ont passé comme ça. Finalement, à deux heures du matin, le docteur est ressorti. Il était couvert de sang. Son visage était décomposé, pâle comme un linge. Des veines dansaient sous sa peau. Quand j’l’ai vu, j’me suis dit : « Bôhm est mort. » Pourtant, sa figure s’est fendue d’un sale sourire. Ses yeux clairs brillaient à la lumière des lampes à pétrole. Il a dit : « Max Bôhm est hors de danger. » Puis il a ajouté : « Mais je n’ai pu sauver le fils. » J’me suis redressé. Van Dötten s’est pris la tête dans les mains et a murmuré : « Oh, mon Dieu… » J’ai hurlé : « Quoi, le fils ? Bougre d’enculé, qu’as-tu fait ? Qu’as-tu fait au gamin, salopard de boucher ? » Je me suis rué dans le dispensaire avant qu’il ait pu répondre quoi que ce soit. C’était un vrai labyrinthe, tout en carrelage blanc. Enfin, j’ai retrouvé la salle d’opération. Un bougnoule montait la garde, armé d’un AK-47. Mais à travers la vitre, j’ai pu voir les traces du carnage.

« Les carreaux étaient rouges. Les murs dégoulinaient de rouge. Les billards étaient engloutis par le rouge. J’aurais jamais cru qu’un corps humain pouvait saigner autant. Une putain d’odeur de charogne tournait dans l’air. J’suis resté pétrifié. »

Au fond de la pièce, dans l’obscurité, j’ai aperçu le vieux Max, qui dormait paisiblement, sous un drap blanc. Mais plus près de moi, y avait le jeune Bôhm. Une explosion de chair et de tripaille. Tu connais ma réputation, blandin. J’ai pas peur de la mort et j’ai toujours aimé faire du mal, surtout aux nègres. Mais c’que j’avais devant moi, ça dépassait tout. Le corps était lacéré dans tous les sens. Y avait des plaies que je pouvais même pas détailler. Le gamin avait le torse ouvert, de la gorge au nombril. Y avait des viscères à moitié sorties qui dégoulinaient sur le ventre.

« Pas besoin d’être grand clerc pour comprendre ce que le chirurgien avait fait. Il avait volé le cœur du gosse et l’avait greffé dans le corps du père. C’était certainement génial d’avoir réussi un truc pareil en pleine jungle. Mais c’que j’avais devant moi, c’était pas l’œuvre d’un génie. C’était le boulot d’un fou, d’un putain de nazi ou de je n’sais quoi. Insoutenable, mec, j’te jure. Depuis quinze ans, y s’est pas passé une nuit sans que je repense à ce corps déchiqueté. Je me suis encore approché, tout contre la vitre. J’voulais voir le visage du jeune Bôhm. Sa tête était tournée selon un angle impossible, à 180 degrés. J’ai remarqué ses yeux, exorbités, terrifiés. Le gamin était bâillonné. J’ai compris alors que le salopard lui avait fait tout ça à vif, sans anesthésie. J’ai dégainé mon flingue et j’suis retourné dehors. Le toubib m’attendait, avec quatre bougnoules armés jusqu’aux crocs.

« Y braquaient sur moi des lampes-tempête. Ébloui, j’voyais plus rien. J’ai entendu la voix doucereuse du toubib, qui me pénétrait le cerveau : « Soyez raisonnable, Kiefer. Au moindre geste, je vous abats comme un chien. Vous êtes désormais complice du meurtre d’un enfant. C’est la peine capitale assurée, au Congo comme au Centrafrique. Mais si vous suivez mes instructions, il n’y aura aucun grabuge et sans doute même beaucoup d’argent à gagner… » Le toubib m’a alors expliqué ce que j’avais à faire. Je devais emmener le corps du fils Bôhm à M’Baïki et bricoler une version officielle avec un toubib noir. Je gagnerais dans l’histoire plusieurs bâtons. Pour l’instant. Ensuite, il y aurait sans doute une affaire plus juteuse. Je n’avais pas le choix. J’ai ficelé le corps de Philippe Bôhm sur une civière et je suis reparti, avec deux porteurs, en direction de la SCAD. J’ai laissé le père Bôhm dans les mains du cinglé. Van Dötten s’était enfui. J’ai retrouvé ma camionnette et roulé jusqu’à M’Baïki, avec le corps du môme. Cette histoire était dégueulasse, mais j’espérais que la forêt allait se refermer sur le toubib et effacer ce cauchemar.

Par cette nuit d’épouvante, Bôhm, Kiefer et van Dötten avaient livré, malgré eux, leur âme au diable. Je n’avais jamais imaginé un autre homme dirigeant le trio. Depuis cette nuit d’août 1977, les trois Blancs étaient sous contrôle. La capsule de titane, sur le nouveau cœur de Max Bôhm, prenait tout son sens : c’était la pièce à conviction — la « signature » du docteur, l’objet qui concrétisait le crime et permettait au praticien de maintenir son empire sur Bôhm et, indirectement, sur les deux autres.

— Je connais la suite, Kiefer, dis-je. J’ai interrogé M’Diaye. Tu lui as dicté son rapport et tu es rentré à Bangui avec le corps. Que s’est-il passé, alors ?

— J’ai raconté n’importe quoi à Bokassa. J’ai expliqué comment un gorille nous avait attaqués, comment le jeune Bôhm s’était fait tuer, comment le vieux Max était reparti dans son pays, via Brazzaville. C’était suspect, mais Bokassa s’en foutait. Y voyait qu’une chose la découverte des diamants. Nous étions à trois mois du couronnement. Y cherchait partout des pierres. Pour sa « couronne ». Dans le secret le plus total, une unité de prospection s’est installée dans la forêt. C’est moi qui dirigeais le chantier. Dès le mois d’octobre, des pierres extraordinaires ont été découvertes. Elles ont été envoyées aussi sec à Anvers, pour être taillées.

— Quand as-tu revu Bôhm ?

— Un an et demi plus tard, en janvier 1979, à Bangui. J’en croyais pas mes yeux. Le vieux Max avait horriblement maigri. Ses gestes étaient lents, précautionneux. Ses cheveux en brosse étaient plus blancs que jamais. On s’est trouvé un coin tranquille, le long de l’Oubangui, pour causer. La ville chauffait ailleurs : les manifestations d’étudiants avaient déjà commencé.

— Que t’a dit Bôhm ?

— Y m’a proposé une affaire, la plus dingue qu’on m’ait jamais proposée. Voilà c’quy m’a dit, en substance : « Le règne de Bokassa est terminé, Kiefer. Sa destitution est une affaire de semaines. Personne ne connaît le véritable potentiel de la Sicamine, à part toi et moi. C’est toi qui diriges ce filon. Tu maîtrises tes gars et contrôles les stocks. On sait comment ça marche, en forêt, non ? Rien ne t’empêche de garder les plus belles pierres. Personne n’ira jamais voir ce qui est effectivement sorti des marigots. (Bôhm, le justicier africain, était en train de me proposer de détourner des diamants. Pas à dire : son « opération » l’avait changé en profondeur…) Pour moi, qu’il a continué, l’Afrique, c’est fini. Je ne veux plus revenir ici. Jamais. Mais en Europe, je peux réceptionner tes pierres et les vendre à Anvers. Qu’en penses-tu ? »

« J’ai réfléchi. Le trafic de diamants, c’est la plus terrible tentation quand on a un boulot dans mon genre : toute la journée, baigner dans la merde et voir des trésors filer sous ses doigts. Mais j’connaissais aussi les risques. J’ai dit : « Et les courriers, Bôhm ? Qui transportera les diamants ? » Bôhm m’a répondu : « Justement, Kiefer. Je dispose de courriers. Des courriers que personne ne peut repérer ou arrêter. Des courriers qui ne prennent ni l’avion, ni le bateau, ni aucun moyen de transport connu, qui n’auront jamais affaire à aucune douane ni à aucun contrôle. » Je le regardais sans rien dire. Alors, y m’a proposé de partir avec lui à Bayanga, à l’ouest, pour me présenter ses « passeurs ».

« Là-bas, dans la plaine, nous n’avons découvert que des milliers de cigognes, qui allaient s’envoler vers l’Europe. Le Suisse m’a alors prêté ses jumelles et a désigné une cigogne qui portait un anneau à la patte. Y m’a dit : « Depuis vingt ans, Kiefer, je prends soin de ces cigognes. Lorsqu’elles reviennent en Europe, au mois de mars, je les accueille, je les nourris et je bague leurs petits. Depuis vingt ans, j’étudie leur migration, leurs cycles d’existence, tout un tas d’éléments de ce genre, qui me passionnent depuis l’enfance. Aujourd’hui, mes études vont nous servir au-delà de toute mesure. Regarde cet oiseau. » Y m’désigne un oiseau bagué. « Imagine un instant que je place dans sa bague un ou plusieurs diamants bruts. Que se passera-t-il ? Dans deux mois, les diamants seront en Europe, dans un nid spécifique. C’est mathématique. Les cigognes reviennent chaque année, exactement, dans le même nid. Si on étend la méthode à toutes les cigognes baguées, on peut livrer ainsi des milliers de pierres précieuses sans aucun problème. Au printemps, je retrouve ces oiseaux et récupère leurs diamants. Et je n’ai plus qu’à aller les vendre à Anvers. »

« Tout à coup, le projet du Suisse prenait forme. J’ai demandé : « Quel serait mon rôle ? » Bôhm a répondu : « Pendant la saison d’exploitation, tu détournes les plus beaux diamants. Ensuite, tu vas à Bayanga, tu glisses ces pierres dans les bagues des oiseaux. Je te fournirai un fusil et des balles anesthésiantes. Tu es bon tireur, Kiefer. Une telle manœuvre ne te demandera qu’une à deux semaines. Et il y aura dix mille dollars pour toi chaque année. » C’était une misère, comparé aux bénéfices qu’une telle combine pouvait rapporter. Mais le Suisse m’expliqua qu’il n’était pas seul sur le coup. J’ai compris c’qu’il était en train de s’passer.

« Le projet venait d’ailleurs. C’était l’idée du chirurgien, le toubib de la jungle. Il nous tenait désormais et pouvait nous obliger à réaliser ce trafic. Le même réseau était en train de se monter côté est, avec van Dötten dans mon rôle, en Afrique du Sud. Nous étions coincés, petit, et en même temps, nous allions devenir très riches. J’ai dit : « Je marche. » Tu connais la suite. L’expérience des diamants a parfaitement fonctionné.

Chaque année j’ai lesté un millier de petits diamants aux pattes des cigognes. On me virait ma part sur un compte numéroté en Suisse. Tout fonctionnait à merveille, à l’est comme à l’ouest. Jusqu’en avril dernier…

Kiefer s’arrêta. Ses lèvres produisirent un bruit de succion et tout son corps se cambra, comme aspiré par une douleur intérieure. Kiefer retomba, puis me glissa un regard par en dessous, du creux de ses orbites noires :

— Excuse-moi, petit. C’est l’heure du biberon.

Kiefer s’empara de la seringue et d’un des flacons, sur la petite table, il en extirpa une dose de morphine sous forme d’ampoule. Le Tchèque prépara son injection en quelques gestes. Ses mains ne tremblaient pas. Il saisit un caoutchouc brunâtre, puis tendit son bras gauche et releva sa manche. Son bras était constellé de taches sombres et granuleuses, comme des croûtes de sang séché qui auraient dessiné de curieux atolls sur une mer laiteuse. D’une main experte, il concocta son garrot, seringue entre les lèvres. Aussitôt ses veines se gonflèrent. Avec l’extrémité de l’aiguille, Kiefer tâta chacune d’elles, cherchant le meilleur point d’attaque. Tout à coup il enfonça l’aiguille. Sous l’effet du produit, il se recroquevilla, se concentra sur son geste. Son crâne nu traversa un rayon de soleil et brilla d’un éclat blanchâtre, telle une pierre fluorescente. Ses articulations osseuses jouèrent sous sa peau. Les secondes passèrent. Puis Kiefer se relâcha. Il partit d’un petit rire étouffé, et sa tête retourna dans l’ombre.

Je me concentrai sur les dernières paroles du Tchèque. Oui, je connaissais la suite. En avril dernier, les cigognes de l’Est n’étaient pas revenues. Bôhm avait paniqué, et envoyé ses sbires. Les deux hommes avaient remonté la route des cigognes, n’avaient rien trouvé. Ils avaient seulement tué Iddo, le seul qui aurait pu véritablement les renseigner. Plus tard, Max Bôhm avait eu l’idée de m’envoyer sur la même piste, avec les deux Bulgares à mes trousses, chargés de m’éliminer lorsque je deviendrais trop « curieux ». Ainsi il m’avait condamné, dans le seul espoir que je découvre un infime détail à propos des cigognes. La question essentielle demeurait entière : pourquoi moi ? Peut-être Kiefer pouvait-il m’apporter une réponse. Comme lisant dans mes pensées, c’est lui qui demanda :

— Mais toi, petit, pourquoi tu as suivi les oiseaux ?

— J’agissais sur l’ordre de Bôhm.

— Sur l’ordre de…

Kiefer partit d’un éclat de rire noir et gluant — un bruissement horrible, fracassé — et des filaments noirâtres se répandirent de nouveau sur sa chemise. Il répétait :

— Sur l’ordre de Bôhm… sur l’ordre de Bôhm…

Je couvris ces gargouillis :

— J’ignore pourquoi il m’a choisi — je ne disposais d’aucune expérience ornithologique et, surtout, je n’appartenais pas à votre système. Mais Bôhm m’a lancé en quelque sorte contre vous, comme un chien dans un jeu de meurtriers.

Kiefer soupira :

— Tout ça n’est plus si grave, maintenant. De toute façon, nous étions foutus.

— Foutus ?

— Bôhm était mort, petit. Et sans lui, l’arnaque ne tenait plus. Lui seul connaissait les nids, les numéros. Il a emporté la combine dans sa tombe. Et nous avec. Parce qu’on servait plus à rien et qu’on en savait beaucoup trop.

— Qui ça, on ?

— Moi, van Dötten, les Bulgares.

— C’est pour ça que tu t’es caché à Bayanga ?

— Ouais. Et vit’fait encore. Mais voilà qu’arrivé ici, la maladie m’a cueilli. L’ironie du destin, petit. Le sida à soixante ans, c’est-y pas à se tordre ?

— Et van Dötten ?

— J’sais pas où y s’trouve. Qu’il crève.

— Qui te menace, Kiefer ?

— Le système, le toubib, je n’sais pas. On appartenait à quelque chose de plus vaste, de plus international, tu piges ? Moi, y a dix ans que je croupis dans mon trou. Je s’rais bien incapable de te dire quoi qu’ce soit là-dessus. Bôhm a toujours été mon seul contact.

— Le nom de Monde Unique te dit-il quelque chose ?

— Vaguement. Ils ont une mission, près de la Sicamine. Une sœur, qui soigne les Pygmées. J’m’occupe pas d’ce genre de trucs.

Les opérations à vif, les vols de cœurs n’appartenaient pas à l’univers de Kiefer. Pourtant, j’insistai :

— Sikkov possédait un passeport des Nations unies ; était-il possible qu’il travaille, à ton insu, pour Monde Unique ?

— Ouais. Possible.

— Es-tu au courant du meurtre de Rajko Nicolitch, un Tsigane de Sliven, en Bulgarie, effectué au mois de mai dernier ?

— Non.

— Et de celui de Gomoun, une petite Pygmée de Zoko, près de la Sicamine, il y a dix jours ?

Kiefer se redressa.

— Près de la Sicamine ?

— Ne fais pas l’innocent, Kiefer. Tu sais très bien que le toubib est revenu en RCA. Il a même utilisé ton hélicoptère.

Kiefer retomba au fond du lit. Il murmura :

— Tu sais décidément beaucoup de choses, petit mec. Y a dix jours, Bonafé m’a fait passer le message. Le doc était revenu, à Bangui. Y cherchait sans doute les diamants.

— Les diamants ?

— La récolte de cette année — faut bien que les pierres s’envolent, d’une façon ou d’une autre. (Kiefer ricana.) Mais le doc ne m’a pas trouvé.

Je rétorquai, au bluff :

— Il ne t’a pas trouvé parce qu’il ne t’a pas cherché.

Le Tchèque se dressa de nouveau :

— Qu’est-ce que tu m’chantes ?

— Il n’est pas venu pour les diamants, Kiefer. À ses yeux, l’argent n’est qu’un moyen. Un élément de second ordre.

— Pourquoi se serait-il déplacé dans ce trou à nègres ?

— Il est venu pour Gomoun, pour voler le cœur de la petite Pygmée.

Le malade cracha :

— Bordel, j’te crois pas !

— J’ai vu le corps de la petite fille, Kiefer.

Le Tchèque sembla réfléchir.

— Il n’est pas venu pour moi. Merde alors… Je peux donc mourir tranquille.

— Tu n’es pas encore mort, Kiefer. As-tu jamais revu ce docteur ?

— Jamais.

— Tu ne connais pas son nom ?

— Non, j’te dis.

— Est-il français ?

— Il parle français, c’est tout c’que j’sais.

— Sans accent ?

— Sans accent.

— Comment est-il, physiquement ?

— Un grand mec. La gueule maigre, un front dégarni, des cheveux gris. Une vraie gueule de pierre.

— C’est tout ?

— Lâche-moi, petit.

— Où se cache ce docteur, Kiefer ?

— Quelque part dans le monde.

— Bôhm savait-il où était le toubib ?

— Ouais, je crois.

Ma voix chevrotait :

— Où ?

— J’sais pas.

Je poussai le fauteuil et me levai. La chaleur avait envahi la chambre, une chaleur à tordre des barres de fer. Kiefer grinça :

— Et notre marché, salopard ?

Je le fixai dans les yeux.

— N’aie crainte.

Je tendis le bras et levai le chien du Glock. Kiefer siffla :

— Tire, enculé.


J’hésitai encore. Tout à coup je vis la forme de la grenade sous le drap, le doigt du Tchèque accrocher la goupille. Je joignis les poings et tirai une seule fois. La moustiquaire tressauta. Kiefer explosa en un bruit mat, aspergeant la moustiquaire de sang et de cervelle noirs. Dehors, j’entendis le déchaînement des cigognes, qui s’envolaient à tire-d’aile.

Au bout de quelques secondes, j’ouvris les pans de tulle. Kiefer n’était plus qu’une carcasse creuse, répandue sur l’oreiller, un foyer de sang, de chair et de débris d’os. La grenade, intacte, était engluée dans les plis du drap. Je repérai de minuscules diamants et des bagues de ferraille qui s’émiettaient dans cette glu humaine — la « récolte » de l’année. J’abandonnai là cette fortune mais cueillis un des anneaux métalliques.

Je sortis dans le couloir. La femme m’bati, réveillée en sursaut, accourait en gesticulant, avec ses miochards à ses trousses. Elle riait à travers ses larmes : le monstre était anéanti. Je les bousculai à coups de coude. Sur les murs, les lézards galopaient toujours comme une moulure atroce, fourmillante et verdâtre. Je bondis dehors. Le soleil m’arrêta dans ma course. Ebloui, je descendis les marches en titubant puis lâchai mon Glock dans la terre écarlate.

Tout était fini — tout commençait.

Loin devant moi, parmi les herbes hautes, Tina courait à ma rencontre.

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