TROISIÈME PARTIE

Un

— Oh, vous êtes réveillé, me dit quelqu’un lorsque j’ouvris les yeux. Écoutez, n’essayez pas de parler. Vous êtes immergé dans une solution. Vous avez un tube transpiratoire planté dans le cou. Et vous n’avez plus de mâchoire.

Je promenai un regard à la ronde. Je flottais dans un bain de liquide épais, chaud et translucide. J’aperçus des objets au-delà de la cuve mais ne pus accommoder sur aucun. Comme annoncé, un tube respiratoire serpentait du panneau placé sur le côté de la cuve vers mon cou. Je tâchai de le suivre des yeux jusqu’à moi, mais mon champ de vision était bloqué par un appareil qui entourait la moitié inférieure de ma tête. J’essayai en vain de le toucher. Impossible de remuer le bras. Cela me préoccupa.

— Ne vous inquiétez pas pour ça, dit la voix. Nous avons mis en suspens votre mobilité. Une fois que vous serez sorti de la cuve, nous vous la rendrons. Plus que deux jours. À propos, vous avez toujours accès à votre Amicerveau. Si vous souhaitez communiquer, utilisez-le. C’est de cette façon que nous vous parlons.

Où diable suis-je ? demandai-je par Amicerveau. Et que m’est-il arrivé ?

— Vous êtes au centre médical Brenneman, au-dessus de Phénix, répondit la voix. Le meilleur de tous. Vous êtes en soins intensifs. Je suis le docteur Fiorina et je m’occupe de vous depuis votre arrivée. Quant à ce qui s’est passé, eh bien… Tout d’abord, je tiens à vous annoncer que vous êtes maintenant en bonne forme. Cela dit, vous avez perdu votre mâchoire, votre langue, presque toute la joue et l’oreille droites. Votre jambe droite a été fracturée à la moitié du fémur ; la gauche a subi de multiples fractures et il manque trois orteils et le talon à votre pied gauche. Nous pensons qu’ils ont été rongés. La bonne nouvelle est que votre moelle épinière a été sectionnée en dessous de la cage thoracique, ce qui vous a évité de trop souffrir. À propos des côtes, six sont cassées, dont une qui a transpercé la vésicule biliaire, et vous avez eu une hémorragie interne générale. Sans mentionner la septicémie et une multitude d’autres infections à la fois générales et spécifiques qui se sont propagées par les plaies restées ouvertes pendant des jours.

Je me suis cru mort. (Ma réponse.) Mourant, du moins.

— Puisque vous n’êtes plus en danger de mort, je crois avoir le droit de vous dire qu’en effet vous devriez être décédé, répondit le Dr Fiorina. Si vous étiez un homme non modifié, vous seriez bel et bien mort. Remerciez votre Sangmalin de vous avoir sauvé la vie. Il a coagulé avant que vous vous soyez vidé et a empêché les infections de se propager. Toutefois, vous avez frôlé la mort. Si on ne vous avait pas retrouvé alors que vous alliez y passer, vous seriez décédé peu après. Les choses étant ce qu’elles sont, lorsqu’ils vous ont ramené sur l’Épervier, ils vous ont stocké dans une cuve de stase pour vous transporter ici. Ils ne pouvaient pas faire grand-chose d’autre sur le vaisseau. Vous aviez besoin de soins spécialisés.

J’ai vu ma femme, transmis-je. C’est elle qui m’a sauvé.

— Votre femme est-elle soldat ?

Elle est morte depuis des années.

— Oh, fit le médecin. (Il ajouta après un silence :) Eh bien, vous étiez déjà parti très loin. Les hallucinations n’ont rien d’inhabituel à ce stade. Le tunnel étincelant, les parents du mort et tout le tremblement. Écoutez, caporal, votre organisme nécessite encore beaucoup de soins. Vous ne pouvez rien faire d’autre là-dedans que flouer. Je vais vous remettre en mode sommeil pendant quelque temps. La prochaine fois que vous vous éveillerez, vous serez sorti de la cuve. Et une assez grande partie de votre mâchoire aura repoussé pour que vous puissiez tenir une conversation. D’accord ?

Qu’est-il arrivé à mon escadron ? On s’est écrasés…

— Dormez maintenant, fit le médecin. Nous parlerons davantage quand vous serez sorti.

J’allais donner une réponse exaspérée mais une vague de fatigue m’emporta. Je m’endormis sans même avoir le temps de m’étonner de la rapidité avec laquelle je sombrais.

— Hé, regarde qui est revenu, dit une nouvelle voix. L’homme trop bête pour mourir.

Cette fois, je ne flottais plus dans une cuve de glu. Je levai les yeux et découvris d’où venait la voix.

— Harry, fis-je du mieux que je pus avec ma mâchoire immobile.

— Lui-même, dit-il en faisant une petite courbette.

— Désolé de ne pouvoir me lever, bredouillai-je. Je suis un peu déglingué.

— Un peu déglingué ! s’écria-t-il en roulant des yeux. Seigneur ! Tu n’avais quasiment plus de carcasse, John. Je le sais, je les ai vus te remonter sur le vaisseau. Quand ils ont dit que tu étais encore en vie, ma mâchoire est tombée par terre.

— Très drôle.

— Excuse-moi. Je n’avais pas l’intention de blaguer. Mais, John, tu étais méconnaissable. Un tas disloqué. Ne le prends pas mal, mais j’ai prié pour que tu décèdes. Jamais je n’aurais imaginé qu’ils puissent te rafistoler aussi bien.

— Heureux de te décevoir.

— Heureux d’être déçu.

Quelqu’un d’autre entra.

— Jesse ! m’écriai-je.

Jesse s’approcha de mon chevet et me donna un bisou sur la joue.

— Bon retour dans le monde des vivants, John. (Elle recula d’un pas et ajouta :) Nous voilà de nouveau réunis. Les trois mousquetaires.

— Enfin, deux mousquetaires et demi.

— Ne sois pas morbide, gronda Jesse. Le docteur Fiorina affirme que tu te remettras complètement. Dès demain, ta mâchoire aura repoussé et la jambe dans deux jours. Tu vas recommencer de gambader en un rien de temps.

Je me penchai afin de palper ma jambe droite. Elle était là, entière ou, du moins, j’en avais l’impression. Je repoussai les couvertures. Oui, elle était là, ma jambe. Enfin, presque. Juste en dessous du genou, il y avait un bourrelet verdoyant. Au-dessus de cette marque, ça ressemblait à ma jambe. En dessous, ça ressemblait à une prothèse.

Je savais ce qui se passait. Un des soldats de mon escadron avait eu une jambe arrachée au combat, qui s’était reconstituée de la même manière. On fixait un faux membre riche en substances nutritives à hauteur de l’amputation puis on injectait un flot de nanorobots dans la zone de fusion. En utilisant l’ADN du blessé comme guide, les nanorobots convertissaient ces substances et les matériaux bruts du faux membre en chair et en os, en les connectant aux nerfs, muscles, vaisseaux sanguins encore intacts. L’anneau de nanorobots descendait lentement le long du faux membre jusqu’à l’avoir converti en tissu osseux et musculaire. Cela fait, ils migraient par le sang dans les intestins et on les éjectait.

Une solution guère délicate mais efficace : pas d’intervention chirurgicale, pas besoin d’attendre des membres clonés, pas d’éléments artificiels incommodes fixés sur votre corps. Et il ne fallait que deux semaines, selon la taille de l’amputation, pour récupérer le membre. Ce fut de cette façon qu’ils m’avaient rendu ma mâchoire et, sans doute, le talon et les trois orteils de mon pied gauche.

— Depuis combien de temps je suis ici ?

— Dans cette chambre, une journée environ, répondit Jesse. Tu as baigné une semaine dans la cuve.

— Il nous a fallu quatre jours pour arriver ici. Tu es resté en stase pendant ce temps-là. Tu le savais ? demanda Harry. (Je fis oui de la tête.) Et il a fallu deux jours pour te retrouver sur Corail. Donc tu es resté out environ deux semaines.

Je les regardais tous les deux.

— Je suis heureux de vous voir, vous savez. Ne me comprenez pas mal. Mais pourquoi vous êtes ici ? Pourquoi vous n’êtes pas sur le Routes d’Hampton ?

— John, le Routes d’Hampton a été détruit, expliqua Jesse. Ils nous ont touchés dès notre arrivée après le saut. À peine notre navette sortie de la soute, les moteurs ont été bousillés. Nous étions les seuls. Nous avons dérivé pendant une journée et demie avant que l’Épervier nous trouve. On était au bord de l’asphyxie.

Je me rappelai avoir observé un vaisseau rraey qui attaquait un croiseur à son entrée dans l’espace de Corail. Je m’étais demandé justement si c’était le Routes d’Hampton.

— Et au Modesto, qu’est-il arrivé ? Vous le savez ?

Jesse et Harry s’entreregardèrent.

— Le Modesto a été abattu lui aussi, répondit finalement Harry. John, ils ont tous été abattus. Ça a été un massacre.

— Tous, c’est impossible, objectai-je. Vous m’avez dit que l’Épervier vous avait récupérés. Et c’est lui aussi qui m’a ramené.

— L’Épervier est arrivé plus tard, après la première vague, précisa Harry. Il a fait son saut loin de la planète. Le procédé utilisé par les Rraeys pour détecter nos vaisseaux l’a loupé. Pourtant ils l’ont repéré une fois stationné au-dessus de la position où tu étais descendu. C’était à un poil près.

— Combien de survivants ? demandai-je.

— Tu es le seul du Modesto, dit Jesse.

— D’autres navettes ont été lancées, rappelai-je.

— Elles ont été abattues. Les Rraeys ont détruit tout ce qui dépassait la taille d’une boîte de biscuits. Si notre navette a survécu, c’est parce que ses moteurs étaient déjà morts. Ils n’ont sans doute pas voulu gâcher un missile.

— Combien de survivants en tout ? Il est tout de même impossible qu’il n’y ait que moi et votre navette. Jesse et Harry restèrent silencieux.

— Impossible, bon Dieu !

— John, ils nous ont tendu une embuscade, répondit Harry. Tous les vaisseaux qui ont sauté ont été frappés pratiquement dès leur arrivée dans l’espace de Corail. On ignore comment ils ont fait ça, mais ils l’ont fait, et ensuite ils ont abattu toutes les navettes qu’ils ont pu repérer. Voilà pourquoi l’Épervier a risqué nos vies à tous pour te retrouver… Parce que, en dehors de nous, tu es l’unique survivant. Ta navette est la seule à avoir atterri à la surface. Ils t’ont retrouvé en s’aidant de sa balise. Ton pilote l’avait allumée avant le crash.

Je repensai à Fiona. Et à Alan.

— Combien de pertes ? demandai-je.

— Soixante-deux croiseurs transportant un bataillon, avec un équipage au complet, annonça Jesse. Quatre-vingt-quinze mille personnes. Plus ou moins.

— Ça me rend malade.

— C’est ce qu’on appellerait un bon vieux fiasco, dit Harry. Pas de doute. Et c’est pourquoi nous sommes encore ici. Nous n’avons nulle part ailleurs où aller.

— Ça, et nos interrogatoires qui se poursuivent, ajouta Jesse. Comme si nous savions quelque chose. Nous étions déjà dans notre navette quand nous avons été touchés.

— Ils piaffent d’impatience que tu sois assez rétabli pour parler, ajouta Harry. À mon avis, tu vas recevoir d’ici peu une visite des enquêteurs des FDC.

— Comment ils sont ?

— Sans aucun humour, répondit Harry.

— Pardonnez-nous de ne pas être d’humeur à plaisanter, caporal Perry, déclarait le lieutenant-colonel Newman. Quand on perd soixante vaisseaux et cent mille hommes, ça ne vous donne pas envie de rire.

Tout ce que j’avais dit était « en miettes » lorsque Newman m’avait demandé comment je me sentais. J’avais pensé qu’un petit rappel mi-figue mi-raisin de mon état physique n’était pas entièrement déplacé. Je m’étais trompé.

— Excusez-moi, dis-je. Pourtant je ne plaisantais pas vraiment. Comme vous le savez sans doute, j’ai laissé des morceaux conséquents de moi-même sur Corail.

— À propos, comment se fait-il que vous soyez arrivé jusqu’à la surface ? demanda le commandant Javna, mon deuxième enquêteur.

— Il me semble me souvenir avoir pris la navette, mais ensuite je me suis débrouillé seul.

Javna jeta un coup d’œil à Newman, comme pour dire : « Le voilà qui plaisante encore. »

— Caporal, dans votre rapport, vous mentionnez avoir donné au pilote de votre navette l’autorisation de démolir les portes de la soute à navettes du Modesto.

— C’est exact.

J’avais enregistré le rapport la nuit précédente, peu après la visite de Jesse et Harry.

— Au nom de quelle autorité avez-vous donné cet ordre ?

— La mienne. Le Modesto était bombardé de missiles. J’ai pensé qu’une petite initiative individuelle à ce point critique ne serait pas une si mauvaise chose.

— Savez-vous combien de navettes ont été lancées parmi toute la flotte ?

— Non. Mais fort peu, apparemment.

— Moins d’une centaine, y compris les sept du Modesto, précisa Newman.

— Et savez-vous combien ont atteint la surface de Corail ? demanda Javna.

— D’après ce que j’ai entendu, la mienne uniquement.

— C’est exact.

— Et alors ?

— Et alors, reprit Newman, il semble que vous ayez eu une très grande chance d’ordonner la démolition des portes juste à temps pour faire sortir votre navette juste à temps pour atterrir vivant.

Je fixai Newman d’un air déconcerté.

— Me soupçonnez-vous de quelque chose, mon colonel ?

— Reconnaissez qu’il y a là une série intéressante de coïncidences, dit Javna.

— Absolument pas, rétorquai-je. J’ai donné l’ordre après que le Modesto eut été frappé. Mon pilote avait la formation et la présence d’esprit suffisantes pour nous amener assez près du sol de Corail afin que je sois en mesure de survivre. Et si vous vous en souvenez, j’y ai réussi de justesse : mon corps a raclé une zone de la taille de Rhode Island. L’unique « chance » que j’ai eue, c’est qu’on m’ait retrouvé avant ma mort. Tout le reste relève de la capacité ou de l’intelligence, que ce soit la mienne ou celle du pilote. Excusez-moi si nous avons été bien formés, mon colonel.

Javna et Newman échangèrent un regard.

— Nous nous contentons de suivre toutes les pistes, répondit Newman d’un ton doucereux.

— Seigneur ! Réfléchissez. Si j’avais réellement eu l’intention de trahir les FDC et de survivre, j’aurais probablement tenté de le faire sans devoir y laisser ma mâchoire.

Je pensais que, vu mon état, je pouvais m’en prendre à un officier supérieur sans subir de conséquences. J’avais raison.

— Continuons, dit Newman.

— Certainement.

— Vous avez signalé avoir vu un croiseur de combat rraey tirer sur un FDC alors qu’il sautait dans l’espace de Corail.

— Exact.

— Il est intéressant que vous ayez réussi à le voir, avança Javna.

Je lâchai un soupir.

— Allez-vous recommencer pendant tout l’entretien ? Nous avancerions beaucoup plus vite si vous ne cherchiez pas sans arrêt à me faire admettre que je suis un espion.

— Caporal, revenons à l’attaque de missiles, fit Newman. Est-ce que vous vous rappelez si les missiles ont été lancés avant ou après que le vaisseau FDC a sauté dans l’espace de Corail ?

— À mon avis, juste avant. Du moins, c’est ce qu’il m’a semblé. Ils savaient quand et où le vaisseau allait surgir.

— D’après vous, comment est-ce possible ? s’enquit Javna.

— Je n’en sais rien. J’ignorais même comment la propulsion de saut fonctionne une journée avant l’opération. Sachant ce que je sais, il semble qu’il n’existe aucun moyen de prévoir l’arrivée d’un vaisseau.

— Que voulez-vous dire par « sachant ce que je sais » ? demanda Newman.

— Alan, un autre chef d’escadron (je préférais ne pas leur dire qu’il était un ami parce que je présumais qu’ils trouveraient ça suspect), a expliqué que la propulsion de saut opère en transférant un vaisseau dans un nouvel univers semblable en tout point à celui qu’il vient de quitter, et que son apparition comme sa disparition sont tout à fait imprévisibles. Si c’est le cas, j’en déduis que nul n’est capable de savoir quand et où un vaisseau apparaîtra. Il apparaît, c’est tout.

— Alors que s’est-il passé sur Corail, d’après vous ? demanda Javna.

— Que voulez-vous dire ?

— Vous venez d’affirmer qu’il n’existe aucun moyen de savoir où un vaisseau saute, répondit Javna. L’unique raison qui explique cette embuscade est donc que quelqu’un a renseigné les Rraeys.

— Encore ! Voyons, même si vous présumez l’existence d’un traître, comment a-t-il fait ? Même s’il avait réussi je ne sais comment à prévenir les Rraeys de l’arrivée d’une flotte, il est impossible qu’il ait su où chaque vaisseau allait apparaître dans l’espace de Corail. Les Rraeys nous attendaient, n’oubliez pas. Ils nous ont attaqués pendant que nous émergions du saut.

— Alors, encore une fois, dit Javna, d’après vous, que s’est-il passé ?

Je haussai les épaules.

— Peut-être que le saut n’est pas aussi imprévisible que nous le pensons, avançai-je.

— Ne te mets pas martel en tête à cause des interrogatoires, dit Harry en me tendant un verre de jus de fruit qu’il s’était procuré au réfectoire du centre médical. À nous aussi, ils nous ont seriné que notre survie était suspecte.

— Comment as-tu réagi ?

— Diable, j’étais d’accord avec eux. C’est foutrement suspect. Le plus drôle, c’est qu’à mon avis ils n’ont pas apprécié davantage cette réponse. Mais, en fin de compte, tu ne peux pas les blâmer. Les colonies viennent d’avoir l’herbe coupée sous les pieds. Si nous ne trouvons pas ce qui s’est passé sur Corail, nous sommes dans la panade.

— Ma foi, c’est là un point de vue intéressant. Quel est ton avis sur ce qui s’est passé ?

— Je n’en sais rien, répondit Harry. Peut-être que le saut n’est pas aussi imprévisible que nous le pensons. Il but une gorgée de jus de fruit.

— C’est drôle, j’ai dit la même chose.

— Oui, mais, moi, je le pense. Je n’ai pas la formation scientifique d’Alan, Dieu ait son âme, mais tout le modèle théorique sur lequel repose notre compréhension du saut doit être faux quelque part. Il est évident que les Rraeys avaient le moyen de prédire avec une très grande précision où nos vaisseaux allaient sauter. Comment ?

— En principe, on n’en est pas capable.

— Tout à fait exact. Mais eux l’ont fait. Donc il est évident que notre modèle de fonctionnement du saut est erroné. Quand l’observation prouve qu’une théorie est fausse, on la jette à la corbeille. La question est maintenant la suivante : que s’est-il réellement passé ?

— Des idées à ce sujet ?

— Deux-trois, mais ce n’est pas vraiment mon domaine, répondit Harry. Je n’ai pas le niveau nécessaire en maths.

J’éclatai de rire.

— Tu sais, Alan m’a dit à peu près la même chose il n’y a pas longtemps.

Harry sourit et leva son verre.

— À Alan, dis-je. Et à tous nos amis absents.

— Amen, conclut Harry.

Nous bûmes nos jus de fruit.

— Harry, tu m’as dit que tu étais là lorsqu’ils m’ont ramené à bord de l’Épervier.

— En effet. Tu étais en compote, soit dit sans t’offenser.

— Y a pas de mal… Est-ce que tu te souviens de quelque chose à propos de l’escadron qui m’a ramené ?

— Un peu. Mais pas grand-chose. Ils nous ont tenus isolés du restant du vaisseau pendant presque toute la traversée. Je t’ai vu dans le poste des malades quand ils t’y ont conduit. Ils nous examinaient.

— Il y avait une femme parmi l’équipe de sauvetage ?

— Oui. Grande, brune. C’est tout ce que je me rappelle au pied levé. Pour être franc, je faisais davantage attention à toi qu’à ceux qui te ramenaient. Je ne les connaissais pas. Pourquoi ?

— Harry, l’un de mes sauveteurs était ma femme. Je le jure.

— Je croyais que ta femme était morte.

— Bel et bien morte. Mais c’était elle. Ce n’était pas la Kathy que j’ai connue au moment de notre mariage. C’était un soldat des FDC, avec la peau verte et tout.

Harry eut l’air dubitatif.

— John, tu hallucinais sans doute.

— Oui, mais, si j’hallucinais, pourquoi halluciner Kathy en soldat des FDC ? J’aurais dû plutôt me souvenir d’elle telle qu’elle était.

— Je ne sais pas. Les hallucinations, par définition, ne sont pas cohérentes avec la réalité. Elles ne suivent pas de règles. Rien n’empêche que tu voies ta femme morte en soldat des FDC dans une hallucination.

— Harry, je sais que ça a l’air un peu dingue, mais j’ai vu ma femme. J’ai peut-être été réduit en pièces, mais mon cerveau fonctionnait bien. Je sais ce que j’ai vu.

Il garda le silence pendant un moment.

— Mon escadron est resté plusieurs jours à mariner sur l’Épervier, tu sais. Nous étions entassés dans une salle de loisirs avec nulle part où aller ni rien à faire. On n’avait même pas le droit d’accéder aux serveurs des divertissements du vaisseau. Nous devions être escortés en permanence. Aussi avons-nous discuté de l’équipage du vaisseau et des soldats des Forces spéciales. Voici une chose intéressante : aucun de nous ne connaissait quelqu’un qui soit entré dans les Forces spéciales en montant en grade. En soi, ça ne veut rien dire. La plupart d’entre nous n’avions pas encore deux ans de service. Mais c’est tout de même instructif.

— Peut-être faut-il avoir davantage d’années de service, avançai-je.

— Peut-être. Mais peut-être s’agit-il d’autre chose. On les surnomme les « Brigades fantômes », après tout. (Harry prit une autre gorgée de son jus de fruit puis reposa le verre sur ma table de chevet.) Je pense que je vais aller fouiner un peu. Si je ne reviens pas, venge ma mort.

— Je ferai de mon mieux vu les circonstances.

— Fais-le, dit Harry en souriant. Et vois ce que tu peux trouver de ton côté. Tu as encore au moins deux séances d’interrogatoire. Essaye de mener une petite enquête de ton cru.

— Quoi, l’Épervier ? demanda le commandant Javna à l’entretien suivant.

— J’aimerais lui envoyer un message, dis-je. Je tiens à les remercier de m’avoir sauvé la vie.

— Ce n’est pas nécessaire, laissa tomber le lieutenant-colonel Newman.

— Je sais, mais c’est la moindre des politesses. Si quelqu’un vous empêche de vous faire dévorer un orteil après l’autre par des bêtes sauvages, le moins qu’on puisse faire est de lui adresser un petit mot. En fait, j’aimerais l’envoyer directement à ceux qui m’ont retrouvé. C’est possible ?

— Absolument pas, répondit Javna.

— Pourquoi ? demandai-je innocemment.

— L’Épervier est un vaisseau des Forces spéciales, expliqua Newman. Elles agissent dans le silence. Les communications entre les vaisseaux des Forces spéciales et le restant de la flotte sont limitées.

— Ça n’est pas juste, dis-je. Je suis dans le service depuis plus d’un an et je n’ai jamais eu de problème pour envoyer des messages à mes amis sur d’autres vaisseaux. J’imagine que même les soldats des Forces spéciales ont envie de recevoir des nouvelles de leurs amis qui se trouvent dans l’univers extérieur.

Newman et Javna échangèrent un regard.

— Nous sommes coupés du vaisseau, dit Newman.

— Tout ce que je veux, c’est envoyer un mot.

— Nous nous en occuperons, dit Javna d’un ton indiquant qu’ils ne le feraient pas.

Je soupirai puis leur expliquai, sans doute pour la vingtième fois, pourquoi j’avais donné l’autorisation de faire exploser les portes de la soute aux navettes du Modesto.

— Et votre mâchoire ? demanda le Dr Fiorina.

— Parfaitement fonctionnelle et prête à croquer quelque chose, dis-je. Non pas que je déteste la soupe bue à la paille, mais au bout d’un moment ça devient monotone.

— Je comprends, dit le médecin. Maintenant, regardons cette jambe. (Je baissai les couvertures et le laissai m’examiner. L’anneau était descendu à mi-mollet.) Parfait. Je veux que vous commenciez de marcher sur elle. La zone qui n’a pas encore été traitée supportera votre poids, et prendre un peu d’exercice vous fera du bien. Je vais vous donner une canne pour quelques jours. J’ai remarqué que des amis étaient venus vous voir. Pourquoi ne pas leur avoir demandé de vous emmener déjeuner ?

— Vous n’aurez pas à me le dire deux fois, fis-je en fléchissant un peu la nouvelle jambe. Aussi bonne qu’une neuve.

— Meilleure, rectifia Fiorina. Nous avons apporté quelques améliorations à la structure corporelle des FDC depuis votre engagement. Elles ont été incorporées à votre jambe, et le restant de votre corps en sentira aussi le bénéfice.

— C’est à se demander pourquoi les FDC ne vont pas jusqu’au bout, observai-je. Remplacer l’organisme par quelque chose d’entièrement conçu pour la guerre.

Fiorina leva les yeux de son bloc de données.

— Vous avez la peau verte, des yeux de chat et un ordinateur dans le crâne. Jusqu’à quel point voulez-vous être moins humain ?

— Bonne remarque, dis-je.

— N’est-ce pas ? Je vais demander à un officier de service de vous apporter la canne.

Il tapa sur l’écran de son bloc de données pour envoyer l’ordre.

— Hé, doc ? Avez-vous soigné tous ceux qui sont revenus avec l’Épervier ?

— Non. Franchement, caporal, vous étiez un défi redoutable à vous tout seul.

— Donc personne de l’équipage de l’Épervier ? Fiorina sourit d’un air supérieur.

— Oh non. Ils appartiennent aux Forces spéciales.

— Et alors ?

— Disons simplement qu’ils ont des besoins spéciaux.

L’officier de service entra à ce moment avec ma canne.

— Tu sais ce qu’on peut trouver au sujet des Brigades fantômes ? demanda Harry. Officiellement, je veux dire.

— Pas grand-chose, je suppose, répondis-je.

— Pas grand-chose est une surestimation. Tu ne trouves que dalle.

Harry, Jesse et moi déjeunions dans l’un des réfectoires de la station de Phénix. Pour ma première sortie, j’avais proposé d’aller aussi loin que possible de Brenneman. Ce réfectoire se trouvait de l’autre côté de la station. La vue n’avait rien de spécial – il surplombait un petit chantier naval – mais le restaurant était connu dans toute la station pour ses hamburgers et sa réputation était justifiée. Dans sa vie passée, le cuisinier avait lancé une chaîne de restaurants spécialisés dans les hamburgers. Pour un petit boui-boui, il était bondé en permanence. Mais mon hamburger et celui d’Harry refroidissaient tandis que nous parlions des Brigades fantômes.

— J’ai demandé à Javna et Newman d’envoyer un mot à l’Épervier et j’ai eu droit à une fin de non-recevoir.

— Rien de surprenant, dit Harry. Officiellement, l’Épervier existe, mais c’est tout ce que tu peux trouver. Tu ne peux rien découvrir au sujet de son équipage, de son tonnage, de son armement ni de son port d’attache. Aucune information. Effectue une recherche plus générale sur les Forces spéciales ou les « Brigades fantômes » dans la banque de données des FDC, et tu n’apprendras rien non plus.

— Donc, les gars, vous n’avez rien du tout, dit Jesse.

— Oh, je n’ai pas dit ça, sourit Harry. Si officiellement on ne trouve rien, officieusement on apprend beaucoup.

— Et comment as-tu réussi à te procurer des informations non officielles ? demanda Jesse.

— Ma foi, tu sais, dit Harry, ma personnalité étincelante fait des merveilles.

— Alors tu as trouvé quoi ? demandai-je.

Je pris une bouchée de mon hamburger. Il était fabuleux.

— Sache que ce ne sont que des rumeurs et des on-dit.

— Et donc probablement des faits plus précis que par la voie officielle, fis-je remarquer.

— C’est possible, admit Harry. La grande nouvelle, c’est qu’il existe bel et bien une raison au nom des « Brigades fantômes ». Ce n’est pas une appellation officielle, vous savez. C’est un surnom. La rumeur, que j’ai entendue à plus d’une reprise, est que les membres des Forces spéciales sont des morts.

— Pardon ? m’exclamai-je.

Jesse leva les yeux de son hamburger.

— Pas de vrais morts. Ce ne sont pas des zombies. Mais beaucoup de gens qui ont signé leur engagement dans les FDC sont morts avant leur soixante-quinzième anniversaire. Lorsque ça se produit, les FDC ne se satisfont pas, semble-t-il, de jeter leur ADN. Elles l’utilisent pour fabriquer des soldats des Forces spéciales.

Quelque chose me revint brusquement en mémoire.

— Jesse, tu te souviens quand Léon Deak est mort ? Ce qu’a dit le technicien médical ? « Un volontaire de dernière minute pour les Brigades fantômes. » J’ai cru que ce n’était qu’une mauvaise blague.

— Mais comment peuvent-ils faire ça ? demanda Jesse. Ce n’est pas du tout moral.

— Certes, fit Harry. Quand tu signes ton intention de t’engager, tu donnes aux FDC le droit d’user de toutes les procédures nécessaires pour améliorer ton aptitude au combat, et tu ne peux être prêt au combat si tu es mort. C’est dans le contrat. À défaut de moral, c’est du moins légal.

— D’accord, mais il y a une différence entre utiliser mon ADN pour me créer un nouvel organisme et se servir de cet organisme sans moi à l’intérieur, objecta Jesse.

— Un détail, un détail, fit Harry.

— L’idée que mon corps cavale tout seul dans la nature ne me plaît pas, déclara Jesse. Je ne trouve pas juste que les FDC fassent ça.

— Eh bien, elles ne font pas que ça, ajouta Harry. Vous savez que nos corps ont été profondément modifiés génétiquement. Apparemment, ceux des Forces spéciales sont encore plus modifiés que les nôtres. Leurs soldats servent de cobayes pour les améliorations et aptitudes nouvelles avant qu’on les introduise dans la population générale. Et des rumeurs laissent entendre que bon nombre de ces modifications sont vraiment radicales : des corps modifiés au point de ne plus avoir l’air humains.

— Mon médecin a dit que les soldats des Forces spéciales avaient des besoins spéciaux, précisai-je. Mais, même compte tenu des hallucinations, les gens qui m’ont sauvé ressemblaient passablement à des humains.

— Et nous n’avons vu aucun mutant ni monstre sur l’Épervier, dit Jesse.

— Nous n’avions pas non plus l’autorisation d’aller partout sur le vaisseau, rappela Harry. Ils nous ont confinés dans une zone et déconnectés de tout le reste. Nous avons vu le poste des malades et le secteur des divertissements, c’est tout.

— Des soldats voient tout le temps les Forces spéciales au combat ou qui se promènent dans les parages, dit Jesse.

— Bien sûr, fit Harry. Mais ça ne veut pas dire qu’ils les ont tous vus.

— Ta paranoïa revient, chéri, dit Jesse en lui tendant une frite.

— Merci, mon trésor, répondit Harry en l’acceptant. Mais, même en rejetant la rumeur sur les Forces spéciales surmodifiées, on possède assez d’éléments expliquant que John ait vu sa femme. Ce n’est pas vraiment Kathy, cependant. Juste quelqu’un dans son corps.

— Qui ? demandai-je.

— Eh bien, c’est là toute la question. Ta femme est morte. Donc ils n’ont pas pu injecter sa personnalité dans le corps. Soit ils disposent d’une sorte de personnalité préformatée qu’ils intègrent dans les soldats des Forces spéciales…

— Soit, le coupai-je, quelqu’un est passé d’un ancien corps dans son nouveau corps à elle.

Jesse frissonna.

— Je suis désolée, John. Mais c’est abominable.

— John ? Ça va ? demanda Harry.

— Quoi ? Ouais, ça va. C’est beaucoup à assimiler en même temps : l’idée que ma femme pourrait être vivante mais pas réellement – et que quelqu’un qui n’est pas elle se promène dans sa peau. J’aurais préféré malgré tout l’hypothèse de l’hallucination.

Je regardai Harry et Jesse. Tous deux étaient pétrifiés, le regard fixe.

— Hé, les gars ?

— Quand on parle du loup… dit Harry.

— Quoi ? fis-je.

— John, souffla Jesse. Elle est dans la queue.

Je pivotai d’un bond, renversant mon assiette. Puis j’eus l’impression d’être brusquement plongé dans un baquet de glace.

— Bon Dieu ! m’exclamai-je.

C’était elle. Aucun doute.

Deux

J’allais me lever mais Harry me retint par la main.

— Où tu vas ? demanda-t-il.

— Je vais lui parler.

— Tu es sûr de vouloir faire ça ?

— Mais de quoi tu parles ? Évidemment que j’en suis sûr.

— Je voulais dire que peut-être tu préférerais que Jesse ou moi lui parlions d’abord. Pour apprendre si elle veut te voir.

— Bon Dieu, Harry, on n’est plus à l’école, bon sang. C’est ma femme.

— Non, ce n’est pas ta femme, John. C’est quelqu’un d’entièrement différent. Et tu ne sais même pas si elle a envie de te parler.

— John, intervint Jesse, même si elle te parle, vous serez deux étrangers l’un pour l’autre. Ce que tu attends de cette rencontre, tu ne l’obtiendras pas.

— Je n’attends rien.

— Nous ne voulons pas que tu souffres.

— Tout ira bien, dis-je en les regardant tous les deux. S’il vous plaît. Laisse-moi y aller, Harry. Ça ira.

Ils se consultèrent du regard. Harry relâcha ma main.

— Merci, fis-je.

— Qu’est-ce que tu vas lui dire ? voulut-il savoir.

— Je vais la remercier de m’avoir sauvé la vie, répondis-je en me levant.

À ce moment-là, ses deux compagnons et elle avaient reçu leur commande et se dirigeaient vers une petite table au fond de la salle. Je me faufilai vers cette table. Ils étaient en train de parler mais se turent à mon arrivée. Elle me tournait le dos et pivota lorsque ses compagnons me regardèrent. Je stoppai net quand je découvris son visage.

Il était différent, naturellement. Outre la peau et les yeux modifiés, elle était beaucoup plus jeune. Un visage semblable à celui de Kathy un demi-siècle plus tôt. Et pourtant différent. Plus mince que Kathy ne l’avait jamais été, conformément à la prédisposition génétiquement incorporée pour la sveltesse. Les cheveux de Kathy avaient toujours tenu de la crinière incontrôlée, même à un âge où les autres femmes adoptaient des coupes plus matrones. La femme qui se tenait devant moi avait des cheveux coupés ras, loin du col.

C’étaient eux qui détonnaient le plus. Il y avait si longtemps que je n’avais pas vu d’humain sans peau verte que je n’enregistrai pas ce détail. Mais ces cheveux ne correspondaient à aucun de mes souvenirs.

— C’est discourtois de dévisager quelqu’un comme ça, fit la femme en parlant de la voix de Kathy. Et avant que vous ne demandiez quoi que ce soit, vous n’êtes pas mon genre.

Mais si, répondit-on dans mon cerveau.

— Excusez-moi, je ne voulais pas vous importuner… Je me demandais seulement si vous alliez me reconnaître.

D’un regard vif, elle m’examina de la tête aux pieds.

— Franchement, non. Et, croyez-moi, on n’a pas fait notre formation de base ensemble.

— Vous m’avez sauvé. Sur Corail.

Une petite lueur passa dans son regard.

— Ah, d’accord. Rien d’étonnant à ce que je ne vous aie pas reconnu. La dernière fois que je vous ai vu, il vous manquait la moitié inférieure de la tête. Soit dit sans vous offenser. Et sans vous offenser non plus, je suis stupéfaite que vous soyez encore en vie. Je n’aurais pas parié sur votre rétablissement.

— J’avais une raison de vivre.

— On dirait.

— Je suis John Perry, annonçai-je en tendant la main. Je crains de ne pas connaître votre nom.

— Jane Sagan.

Elle me serra la main. Je la retins un peu plus longtemps que je ne l’aurais dû. Elle avait une expression un rien intriguée quand je la lâchai.

— Caporal Perry, commença l’un de ses compagnons qui en avait profité pour obtenir cette information par son Amicerveau, nous sommes pressés de manger. Nous devons regagner notre vaisseau dans une demi-heure. Alors, si ça ne vous dérange pas…

— Est-ce que vous m’avez déjà vu ailleurs ? demandai-je à Jane en le coupant.

— Non, répondit-elle, soudain un rien glaciale. Merci d’être venu mais j’aimerais vraiment déjeuner.

— Permettez-moi de vous transmettre quelque chose. Une photo. Par votre Amicerveau.

— Ce n’est vraiment pas nécessaire.

— Une seule photo. Puis je m’en vais. Acceptez !

— D’accord. Faites vite.

Parmi les quelques biens que j’avais emportés avec moi lorsque j’avais quitté la Terre, il y avait un album de photos numériques de ma famille, des amis et des endroits que j’avais aimés. Lorsque mon Amicerveau s’était activé, j’avais téléchargé les photos dans sa mémoire intégrée, une habile précaution rétrospectivement, puisque mon album et tous mes autres effets de la Terre sauf un avaient été perdus avec le Modesto. Je sélectionnai une photo particulière de l’album et la lui transmis. Je l’observai tandis qu’elle accédait à son Amicerveau et se tournait de nouveau vers moi pour me regarder.

— Vous me reconnaissez ? demandai-je.

Elle réagit vite, beaucoup plus vite qu’un soldat ordinaire. M’empoignant, elle me projeta contre un mur proche. Je fus certain de sentir une de mes côtes récemment réparées se briser. À l’autre bout du réfectoire, Harry et Jesse se levèrent d’un bond et s’approchèrent. Les compagnons de Jane se dressèrent pour les intercepter. J’essayais de respirer.

— Mais, putain, qui êtes-vous ? demanda Jane d’une voix sifflante. Et qu’est-ce que vous manigancez ?

— Je suis John Perry, fis-je d’une voix asthmatique, et je ne manigance rien du tout.

— Connerie. Où avez-vous trouvé cette photo ? demanda-t-elle à voix basse, tout près de moi. Qui l’a faite pour vous ?

— Personne, répondis-je d’une voix aussi basse. C’est… ma photo de mariage. (Je faillis dire « notre photo de mariage » mais me repris juste à temps.) La femme sur la photo, c’est mon épouse, Kathy. Elle est décédée avant de pouvoir s’engager. On a prélevé son ADN et on s’en est servi pour vous fabriquer. Une partie d’elle est en vous. Une partie de vous est sur cette photo. Une partie de ce que vous êtes m’a donné ça. (Je levai la main gauche pour lui montrer mon alliance.) L’unique bien terrestre qui me reste.

Jane rugit, me souleva et me fit valser à travers la salle. Je glissai sur plusieurs tables, renversant les hamburgers, les sauces et les porte-serviettes avant de toucher terre. Ce faisant, je me cognai la tête contre un angle en métal. Un filet de sang coula un bref instant de ma tempe. Jesse et Harry abandonnèrent leur danse prudente avec les compagnons de Jane et se dirigèrent vers moi. Jane les suivit aussitôt, mais ses amis l’arrêtèrent à mi-chemin.

— Écoute-moi, Perry, dit-elle. Je ne veux plus t’avoir dans les pattes. La prochaine fois que je te vois, tu regretteras que je ne t’aie pas laissé pour mort.

Sur ce, elle s’éloigna à grandes enjambées. L’un de ses compagnons lui emboîta le pas. L’autre, celui qui m’avait adressé la parole, s’approcha de nous. Jesse et Harry se tinrent prêts à l’affronter, mais il leva les mains en signe de trêve.

— Perry, de quoi s’agissait-il ? Qu’est-ce que tu lui as transmis ?

— Demande-le-lui, mon pote.

— C’est le lieutenant Tagore qui s’adresse à toi, caporal. (Tagore porta son regard sur Jesse et Harry.) Je vous connais tous les deux. Vous étiez sur le Routes d’Hampton.

— Oui, mon lieutenant, répondit Harry.

— Écoutez-moi bien, vous trois. J’ignore de quoi il s’agit, mais je tiens à être très clair sur un point. Peu importe ce dont il est question, vous ne nous avez pas vus. Racontez l’histoire que vous voulez, mais si le mot « Forces spéciales » est prononcé, je me ferai une mission personnelle d’agir en sorte que le restant de vos carrières militaires soit bref et douloureux. Je ne plaisante pas. Je vous niquerai. C’est clair ?

— Très clair, mon lieutenant, dit Jesse.

Harry acquiesça. Je lâchai un souffle rauque.

— Occupez-vous de votre ami, dit Tagore à Jesse. Il a l’air dans un sale état.

Le lieutenant s’éloigna.

— Seigneur, John, dit Jesse en prenant une serviette pour nettoyer ma plaie à la tête, qu’est-ce que tu as fait ?

— Je lui ai transmis une photo de mariage.

— C’est malin, dit Harry en jetant un regard alentour. Où est ta canne ?

— Près du mur contre lequel elle m’a jeté, je crois.

Il partit la chercher.

— Ça va ? me demanda Jesse.

— Je crois que j’ai une côte de cassée.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire.

— Je sais bien ce que tu voulais dire. Et, au point où en sont les choses, je crois qu’un autre truc est également cassé.

Elle me prit le visage dans la coupe de sa main. Harry revint avec ma canne. Nous regagnâmes en claudiquant l’hôpital. Le Dr Fiorina fut extrêmement mécontent de moi.

Quelqu’un me réveilla en me secouant doucement. Lorsque je vis qui c’était, j’essayai de parler. Elle plaqua une main sur ma bouche.

— Silence, dit Jane. En principe, je ne devrais pas être ici.

J’acquiesçai. Elle écarta la main.

— Parle à voix basse.

— On pourrait passer par les Amicerveaux, proposai-je.

— Non. Je veux entendre ta voix. Parle tout bas.

— D’accord.

— Je suis désolée pour ce matin. C’était tellement inattendu. Je ne savais pas comment réagir à une chose pareille.

— Ce n’est rien. Je n’aurais pas dû te l’apprendre de cette façon.

— Tu es blessé ?

— Déjà guéri.

Elle scruta mon visage de ses yeux mobiles.

— Écoute, je ne suis pas ta femme, déclara-t-elle abruptement. J’ignore pour qui tu me prends ou ce que je suis, mais je n’ai jamais été ta femme. Je ne connaissais pas son existence jusqu’à ce que tu m’aies montré sa photo aujourd’hui.

— Tu dois quand même savoir d’où tu viens.

— Pourquoi ? s’emporta-t-elle. Nous savons que nous sommes constitués à partir des gènes d’autres personnes, mais on ne nous dit pas qui. À quoi bon ? Cette personne n’est pas nous. Nous ne sommes même pas des clones. J’ai dans mon ADN des trucs qui ne viennent même pas de la Terre. Nous sommes les cobayes des FDC. Tu ne l’as pas entendu dire ?

— Si.

— Donc je ne suis pas ta femme. Je suis venue te voir pour te le dire. Je suis navrée, mais je ne suis pas ta femme.

— D’accord.

— OK. Bien. Je m’en vais maintenant. Excuse-moi de t’avoir balancé à travers le réfectoire.

— Quel âge tu as ?

— Quoi ? Pourquoi ?

— Par curiosité, c’est tout. Et puis je n’ai pas envie que tu repartes tout de suite.

— Je ne sais pas ce que mon âge vient faire là-dedans.

— Ça fait neuf ans que Kathy est morte. Je voulais savoir combien de temps ils se sont donné la peine d’attendre avant d’extraire ses gènes pour te fabriquer.

— J’ai six ans.

— J’espère que tu ne m’en voudras pas si je te dis que tu ne ressembles pas à la plupart des gamines de six ans que j’ai rencontrées.

— Je suis en avance pour mon âge… C’est une plaisanterie.

— Je sais.

— Parfois, les gens ne le comprennent pas. C’est parce que la plupart de ceux que je connais ont à peu près mon âge.

— Comment ça marche ? Je veux dire, c’est comment ? D’avoir six ans. De ne pas avoir de passé. Jane haussa les épaules.

— Je me suis éveillée un beau jour et je ne savais ni où j’étais ni ce qui allait se passer. Mais je me trouvais déjà dans ce corps et je savais déjà deux ou trois trucs. Parler. Marcher. Penser et me battre. On m’a appris que j’étais dans les Forces spéciales, qu’il était temps que je commence mon entraînement et que mon nom était Jane Sagan.

— Joli nom.

— Il a été choisi au hasard. Nos prénoms sont communs, notre nom de famille correspond presque toujours à celui de savants et de philosophes. Il y a un Ted Einstein et une Julie Pasteur dans mon escadron. Au début, tu ne le sais pas, bien sûr. Au sujet des noms. Plus tard, tu apprends un peu comment tu as été fabriqué, une fois qu’ils t’ont laissé développer le sens de ton identité. Aucun de ceux que tu connais n’a beaucoup de souvenirs. Ce n’est qu’en rencontrant des vrais-nés que tu découvres que tout en toi est différent. Et tu ne les rencontres pas souvent. On ne se mélange pas.

— Les vrais-nés ?

— C’est comme ça qu’on vous appelle.

— Si vous ne vous mélangez pas, que faisais-tu au réfectoire ?

— Je voulais un hamburger. Ce n’est pas interdit, mais personne ne le fait jamais.

— Il t’est arrivé de te demander à partir de qui tu avais été fabriquée ?

— Parfois. Mais impossible de le savoir. On ne nous dit rien au sujet de nos progés, ceux dont nous sommes faits. Certains d’entre nous sont issus de plusieurs personnes, tu sais. Mais, de toute façon, ce sont tous des morts. Obligé, sinon ils ne s’en serviraient pas pour nous fabriquer. Et nous ignorons qui les connaissait ; si ceux qui les connaissaient sont dans l’armée, il n’y a guère de chance qu’ils nous retrouvent. Et vous, les vrais-nés, mourez sacrément vite ici. Je ne connais personne qui ait rencontré le parent d’un progé. Ou son conjoint.

— Tu as montré la photo au lieutenant ? demandai-je.

— Non. Il me l’a demandé. J’ai dit que tu m’avais envoyé ta photo et que je l’avais jetée. Ce qui est vrai. Donc ce sera enregistré s’il vérifie. Je n’ai raconté à personne ce qu’on s’est dit. Je peux la ravoir ? La photo ?

— Bien sûr. J’en ai d’autres si tu les veux aussi. Si tu veux connaître Kathy, je peux t’en parler.

Jane me dévisagea. Dans la pénombre, elle ressemblait à Kathy plus que jamais. Cela me fit juste un peu mal de la regarder.

— Je ne sais pas, déclara-t-elle finalement. Je ne sais pas ce que je veux savoir. Laisse-moi réfléchir. Donne-moi cette photo-là pour le moment. S’il te plaît.

— Je te l’envoie.

— Il faut que je parte… Écoute, je ne suis pas venue. Et si tu me croises ailleurs, ne laisse pas entendre qu’on se connaît.

— Pourquoi ?

— C’est important pour le moment.

— D’accord.

— Montre-moi ton alliance.

— Bien sûr.

Je la retirai du doigt pour la lui tendre. Elle la tint à hauteur de ses yeux avec précaution et lorgna à travers.

— Il est inscrit quelque chose.

— « Mon amour est éternel – Kathy », dis-je. Elle l’a fait graver avant de me la donner.

— Tu as été marié pendant combien de temps ?

— Quarante-deux ans.

— Tu l’aimais beaucoup ? Ta femme. Kathy. Quand on est mariés depuis longtemps, on reste parfois ensemble par habitude.

— Parfois. Mais je l’aimais énormément. Pendant tout notre mariage. Je l’aime encore.

Jane se leva, me regarda encore une fois, me rendit mon alliance et partit sans dire au revoir.

— Des tachyons, annonça Harry alors qu’il gagnait la table du petit-déjeuner à laquelle j’étais assis avec Jesse.

— À tes souhaits, dit Jesse.

— Très drôle, répondit-il en s’asseyant. Les tachyons expliquent peut-être pourquoi les Rraeys connaissaient notre arrivée.

— Formidable, fis-je. Maintenant, si Jesse et moi savions ce que sont tes fameux tachyons, nous serions bien plus emballés à leur sujet.

— Ce sont des particules subatomiques exotiques. Les tachyons voyagent plus vite que la lumière et remontent le temps. Ils ne relèvent jusqu’à présent que de la théorie parce qu’il est difficile de repérer quelque chose qui, à la fois, est plus rapide que la lumière et remonte le temps. Mais la physique de la théorie de la propulsion de saut admet la présence de tachyons à chaque saut… Tout comme notre matière et notre énergie se transfèrent dans un univers différent, les tachyons de l’univers de destination retournent dans celui qu’ils ont quitté. Il existe une structure spécifique de tachyons produite par la propulsion de saut au moment du transfert. Si tu peux détecter des tachyons formant cette structure, tu sais qu’un vaisseau équipé d’une propulsion de saut arrive, et quand il arrive.

— Où as-tu entendu ce truc ? demandai-je.

— Contrairement à vous deux, je ne passe pas mes journées à glander. Je me suis fait des amis bien placés.

— Si tu connaissais cette structure des tachyons ou que sais-je encore, pourquoi n’avons-nous rien fait à ce sujet ? demanda Jesse. Ce que je viens d’entendre, c’est que nous sommes en permanence vulnérables et que, jusqu’à présent, nous avons simplement eu de la veine.

— Eh bien, n’oublie pas que l’existence des tachyons est purement théorique. Et je reste au-dessous de la vérité. Ils sont moins que réels. Au mieux, ce sont des abstractions mathématiques. Ils n’ont pas de relation avec l’univers réel dans lequel nous existons et nous déplaçons. Aucune espèce intelligente à notre connaissance ne les a jamais utilisés pour aucune application pratique. Ils n’en ont pas.

— Ou, du moins, c’est ce que nous pensons, dis-je.

Harry acquiesça d’un geste de la main.

— Si cette hypothèse est exacte, cela implique que les Rraeys ont une technologie bien plus avancée que celle que nous sommes capables de créer. Dans la course à la technologie, nous arrivons derrière eux.

— Alors comment les rattraper ? demanda Jesse.

Harry sourit.

— Mais qui parle de les rattraper ? Souvenez-vous, quand on s’est rencontrés pour la première fois sur la tige de haricot, nous avons parlé de la supériorité technologique des colonies. Vous vous rappelez comment j’ai suggéré qu’elles l’acquéraient ?

— Grâce aux rencontres avec des aliens, répondit Jesse.

— Précisément. Soit nous l’achetons, soit nous nous en emparons par la force. Maintenant, s’il existe vraiment un moyen de pister des tachyons d’un univers à un autre, nous pourrions probablement développer la technologie pour le faire. Mais cela prendrait du temps et des ressources dont nous ne disposons pas. Il est bien plus pratique de la subtiliser aux Rraeys.

— Tu es en train de dire que les FDC prévoient de retourner sur Corail ? dis-je.

— Si fait. Mais désormais l’objectif n’est pas de reprendre la planète. Ce ne sera même pas le but premier. Non, le but premier sera de nous emparer de la technologie de détection des tachyons et de trouver le moyen de la mettre hors circuit ou de l’utiliser contre eux.

— La dernière fois qu’on est allés sur Corail, on a essuyé une raclée magistrale, dit Jesse.

— Nous n’aurons pas le choix, Jesse, repartit Harry doucement. Nous devons nous procurer cette technologie. Si jamais elle se répand, toutes les espèces de l’univers seront capables de repérer les mouvements de nos troupes. Au sens strict du terme, elles sauront que nous arrivons avant notre arrivée.

— Ce sera un nouveau massacre, dit Jesse.

— Je présume que nous enverrons cette fois beaucoup plus de Forces spéciales.

— À propos des Forces spéciales…

Je narrai à Harry ma rencontre de la nuit précédente avec Jane ; j’étais en train de la raconter à Jesse quand il nous avait rejoints.

— On dirait qu’après tout elle n’a pas l’intention de te tuer, observa Harry après que j’eus terminé.

— Comme ça devait être étrange de lui parler ! fit Jesse. Même sachant qu’elle n’était pas vraiment ta femme.

— Sans ajouter qu’elle n’a que six ans. Mon vieux, ça fait bizarre, dit Harry.

— Ça se voit. Qu’elle n’a que six ans. Elle n’a guère de maturité émotionnelle. Elle n’a pas l’air de savoir gérer ses émotions quand elle en ressent. Elle m’a jeté à travers le réfectoire parce qu’elle ne savait pas comment réagir autrement.

— Bof, tout ce qu’elle sait faire, c’est se battre et tuer, dit Harry. Nous, nous avons toute une vie de souvenirs et d’expériences pour nous stabiliser. Même les jeunes soldats dans les armées traditionnelles ont vingt ans d’expérience. Au sens strict du terme, ces troupes des Forces spéciales sont des enfants guerriers. C’est à la limite de l’éthique.

— Je ne veux pas rouvrir d’anciennes blessures, intervint Jesse, mais as-tu reconnu Kathy en elle ?

Je réfléchis avant de répondre :

— Elle ressemble à Kathy, c’est évident. Et je crois avoir reconnu en elle un peu du sens de l’humour de ma femme et un peu de son tempérament. Kathy pouvait se montrer impulsive.

— Ça lui est arrivé de te jeter à travers une pièce ? demanda Harry avec un sourire malicieux.

Je répondis à son sourire.

— Si elle en avait été capable, elle ne s’en serait pas privée.

— Bon score pour la génétique.

Fumier se mit soudain en marche.

Caporal Perry, annonçait le message, votre présence est requise au briefing avec le général Keegan à 1000 heures au QG opérationnel du module Eisenhower de la station Phénix. Soyez à l’heure.

J’accusai réception du message et prévins Jesse et Harry.

— Et moi qui pensais avoir des amis bien placés, dit-il. John, tu nous as caché des choses.

— Je n’ai pas la moindre idée de ce dont il s’agit. Je n’ai jamais rencontré Keegan.

— Ce n’est que le commandant de la deuxième armée des FDC. Je suis sûr que c’est sans importance.

— Très drôle.

— Il est 0915, John, précisa Jesse. Tu ferais bien d’y aller. Tu veux qu’on t’accompagne ?

— Non, finissez votre petit-déjeuner, s’il vous plaît. Marcher me fera du bien. Le module Eisenhower n’est qu’à deux bornes. J’arriverai à l’heure.

Je me levai, pris un donut pour la route et partis.

En réalité, le module Eisenhower se trouvait à plus de deux bornes, mais ma jambe avait fini par repousser et j’avais envie d’exercice. Le Dr Fiorina avait raison : la nouvelle jambe était supérieure et, dans l’ensemble, j’avais l’impression d’avoir davantage d’énergie. Bien sûr, je venais de guérir de blessures si graves que c’était miracle d’être en vie. Qui, après cela, ne se serait pas senti débordant d’énergie ?

— Ne te retourne pas, me glissa Jane à l’oreille, juste derrière moi.

Je faillis avaler de travers un morceau de donut.

— J’aimerais que tu ne me files pas, dis-je sans me retourner.

— Navrée. Je n’avais pas l’intention de t’importuner. Mais je ne suis pas censée te parler. Écoute, ce briefing où tu te rends…

— Comment le sais-tu, ça ?

— Peu importe. Ce qui importe, c’est d’accepter ce qu’ils te demanderont. C’est l’unique façon de rester sain et sauf dans ce qui va se produire ensuite. Aussi sauf que possible.

— Qu’est-ce qui va se produire ?

— Tu le découvriras bien assez tôt.

— Et mes amis, Jesse et Harry ? Ils ont des ennuis ?

— Nous avons tous des ennuis. Je ne peux rien faire pour eux. Je me suis arrangée pour te vendre. Fais ça. C’est important.

Elle effleura mon bras. Puis je sentis qu’elle était partie encore une fois.

— Caporal Perry, dit le général Keegan en me rendant mon salut. Repos !

J’avais été escorté dans une salle de conférence par une quantité impressionnante d’huiles. J’étais de loin le moins gradé de l’assemblée. Le rang inférieur suivant était, d’après ce que je pouvais apercevoir, le lieutenant-colonel Newman, mon estimé enquêteur. Je me sentais un rien mal à l’aise.

— Vous m’avez l’air un peu perdu, mon gars, ajouta le général Keegan.

On lui aurait donné, comme à tous ceux présents dans la salle et à tous les soldats des FDC, moins de trente ans.

— Je me sens en effet un peu perdu, mon général.

— Ma foi, c’est compréhensible. S’il vous plaît, asseyez-vous. (Il désigna un siège inoccupé à la table. Je m’y installai.) J’ai beaucoup entendu parler de vous, Perry.

— Ah bon, mon général, dis-je en m’efforçant de ne pas jeter un coup d’œil à Newman.

— Cela n’a pas l’air de vous enthousiasmer, caporal.

— Je m’efforce de ne pas me faire remarquer, mon général. Simplement de tenir mon rôle.

— Quoi qu’il en soit, vous avez été remarqué. Une centaine de navettes ont réussi à se lancer au-dessus de Corail, mais la vôtre a été la seule à atterrir à la surface, en grande partie grâce à votre ordre de faire sauter les portes de la soute et de décamper. (Le général pointa le pouce vers Newman.) Le colonel m’a tout raconté. Il estime que nous devrions vous donner une médaille pour cela.

Keegan aurait aussi bien pu dire « Newman estime que tu devrais être le danseur étoile de la représentation annuelle de l’armée du Lac des cygnes », et je n’aurais pas été plus surpris. Keegan remarqua mon expression et sourit.

— Oui, je sais ce que vous pensez. Newman est celui qui garde le mieux son sérieux. Voilà pourquoi il fait ce boulot. Alors, caporal, qu’en dites-vous ? Cette médaille, vous pensez la mériter ?

— Avec tout mon respect, non, mon général. Nous nous sommes écrasés et il n’y a eu aucun survivant à part moi. Ce n’est guère un service méritoire. De surcroît, tout éloge pour avoir atteint la surface doit revenir à mon pilote, Fiona Eaton.

— Le pilote Eaton a déjà été décorée à titre posthume, caporal, annonça le général Keegan. Une piètre consolation pour elle puisqu’elle était bien morte, mais il est important pour les FDC que sa conduite soit relevée, et, en dépit de votre modestie, caporal, vous serez vous aussi décoré. D’autres ont survécu à la bataille de Corail, mais c’était par pure chance. Vous avez pris des initiatives et avez fait preuve du sens du commandement dans une situation adverse. Et vous aviez déjà montré votre capacité à réfléchir par vous-même. La solution de tir contre les Consus. Le commandement de votre compagnie de formation. L’adjudant Ruiz a signalé votre utilisation ingénieuse de l’Amicerveau au cours de l’ultime jeu de guerre d’entraînement. J’ai servi avec ce fils de pute, caporal. Ruiz ne complimenterait jamais sa mère pour lui avoir donné la vie, si vous voyez ce que je veux dire.

— Oui, je crois, mon général.

— C’est bien ce que je pensais. Donc une Étoile de bronze pour vous, mon gars. Félicitations.

— Oui, mon général. Merci, mon général.

— Mais je ne vous ai pas fait venir ici dans ce but, reprit Keegan. (Il désigna la table.) Je ne pense pas que vous ayez déjà rencontré le général Szilard qui dirige nos Forces spéciales. Repos, inutile de saluer.

— Mon général, dis-je en lui adressant du moins un signe de tête.

— Caporal, entama Szilard, dites-moi, qu’avez-vous entendu au sujet de la situation de Corail ?

— Pas grand-chose, mon général. Juste des conversations entre amis.

— Vraiment, fit-il d’un ton sec. J’aurais cru que votre ami, le soldat Wilson, vous avait donné un briefing exhaustif.

Je commençais de prendre conscience que mon impassibilité, jamais très réussie, l’était encore moins ces jours-ci.

— Bien sûr que nous connaissons le soldat Wilson, enchaîna Szilard. Vous voudrez peut-être lui dire que sa façon de fouiner n’est pas aussi subtile qu’il le croit.

— Harry sera surpris de l’apprendre.

— Sans aucun doute. Je n’ai pas le moindre doute non plus qu’il vous ait mis au courant de la nature des soldats des Forces spéciales. Ce n’est pas un secret d’État, entre nous soit dit, même si nous ne portons pas les informations sur les Forces spéciales dans la base de données générale. Nous consacrons l’essentiel de notre temps à des missions qui imposent le secret et la confidentialité la plus stricte. Nous n’avons guère l’opportunité de passer beaucoup de temps avec le restant d’entre vous. Ni guère d’inclination non plus, d’ailleurs.

— Le général Szilard et les Forces spéciales prennent le commandement de notre contre-attaque des Rraeys sur Corail, annonça le général Keegan. Si nous escomptons reprendre la planète, notre objectif immédiat est d’isoler leur appareil à détection des tachyons, de le mettre hors d’état de fonctionner sans le détruire si possible, mais de le détruire s’il le faut. Le colonel Golden (Keegan désigna un homme à l’air sombre assis à côté de Newman) pense que nous savons où il se trouve… Colonel.

— En deux mots, caporal, dit Golden, notre surveillance avant le premier assaut sur Corail a révélé que les Rraeys ont déployé un ensemble de petits satellites en orbite autour de la planète. Au début, nous avons cru qu’il s’agissait de satellites espions destinés à suivre les mouvements de troupes et des coloniaux au sol, mais à présent nous pensons qu’il s’agit d’une batterie permettant de repérer les structures tachyons. Nous croyons que la station de repérage qui compile les données transmises par les satellites se trouve sur la planète elle-même et qu’elle a été acheminée au sol pendant la première vague de l’attaque.

— Nous pensons qu’elle est sur la planète parce que l’ennemi estime qu’elle s’y trouve plus en sécurité, ajouta le général Szilard. Restée sur un vaisseau, un bâtiment FDC offensif risquerait de l’atteindre, même par pur hasard. Et, comme vous le savez, aucun vaisseau, sauf votre navette, ne s’est approché de la surface de Corail. On peut donc parier qu’elle s’y trouve.

Je me tournai vers Keegan.

— Puis-je poser une question, mon général ?

— Allez-y.

— Pourquoi me dites-vous tout cela ? Je ne suis qu’un caporal sans escadron, ni compagnie ni bataillon. Je ne vois pas pourquoi me mettre au courant.

— Parce que vous êtes l’un des rares survivants de la bataille de Corail et le seul qui n’a pas survécu par pure chance, expliqua Keegan. Le général Szilard et ses hommes pensent, et je suis d’accord avec eux, que sa contre-attaque aura une meilleure chance de succès si un soldat qui a participé au premier assaut conseille et observe le second. Autrement dit, vous.

— Avec tout le respect que je vous dois, mon général, ma participation a été minime et désastreuse.

— Moins désastreuse que la plupart des autres, repartit Keegan. Caporal, je ne vous mentirai pas : je préférerais quelqu’un d’autre dans ce rôle. Toutefois, vu la situation, nous n’avons personne. Même si la somme des conseils et des avis que vous pourrez donner est minime, ce sera mieux que rien du tout. De surcroît, vous avez montré une capacité à improviser et à réagir au quart de tour dans une situation de combat. Vous serez utile.

— Et que vais-je faire ?

Keegan jeta un coup d’œil à Szilard.

— Vous serez affecté à l’Épervier, dit Szilard. Ce sont les Forces spéciales ayant le plus d’expérience dans cette situation particulière. Votre boulot consistera à conseiller l’état-major de l’Épervier en relation avec votre expérience de Corail, à observer et à agir comme liaison entre les forces régulières des FDC et les Forces spéciales si nécessaire.

— Je vais aller au combat ?

— Vous êtes surnuméraire, répondit Szilard. Il est bien plus probable qu’il ne vous sera pas demandé de participer aux affrontements.

— Vous devez comprendre que cette assignation est des plus inhabituelle, précisa Keegan. Dans la pratique, en raison des différences de mission et de personnel, les forces régulières et les Forces spéciales ne sont presque jamais mélangées. Même au cours des combats où les deux corps sont engagés ensemble contre un ennemi commun, elles ont tendance à assumer des rôles distincts et mutuellement incompatibles.

— Je comprends, dis-je.

Je comprenais bien plus qu’ils ne le savaient. Jane servait sur l’Épervier.

Comme s’il avait suivi le cours de ma pensée, Szilard prit la parole.

— Caporal, j’ai appris que vous aviez eu un incident avec l’un de mes soldats. Une femme de l’Épervier. Il faut me garantir qu’il n’y aura plus d’incident de ce genre.

— Oui, mon général. L’incident est lié à un malentendu. Une erreur d’identité. Il ne se reproduira pas.

Szilard lança un signe de tête vers Keegan.

— Très bien, fit ce dernier. Caporal, vu votre nouvelle fonction, je pense que votre rang ne correspond pas à la tâche. Vous êtes par la présente promu lieutenant, promotion qui prend effet immédiatement, et vous vous présenterez au commandant Crick, l’officier commandant l’Épervier, à 1500. Cela devrait vous laisser le temps pour vous préparer au départ et faire vos adieux. Des questions ?

— Non, mon général. Mais j’ai une requête.

— Cela sort de l’ordinaire, dit Keegan sitôt que je l’eus exposée. Et en d’autres circonstances – pour les deux cas –, je dirais non.

— Je comprends, mon général.

— Toutefois, les dispositions seront prises. Et espérons qu’il en sortira quelque chose de positif… Très bien, lieutenant, vous pouvez disposer.

Harry et Jesse vinrent me retrouver dès que possible après le message que je leur adressai. Je leur annonçai mon assignation et ma promotion.

— Tu penses que c’est Jane qui a arrangé ça ? demanda Harry.

— Je le sais. Elle m’a dit qu’elle l’avait fait. Il se peut que je me révèle utile d’une certaine manière. Mais je suis certain qu’elle a planté un micro espion dans l’oreille de quelqu’un. Je pars dans quelques heures.

— Nous allons encore être séparés, regretta Jesse. Et ceux qui restent de la compagnie de Harry et de la mienne le seront aussi. Nos camarades sont assignés sur d’autres vaisseaux. Nous attendons de connaître les nôtres.

— Qui sait, John ? dit Harry. Nous serons probablement renvoyés sur Corail avec toi.

— Non. J’ai demandé au général Keegan d’accélérer votre sortie de l’infanterie et il a accepté. Vous avez achevé le premier terme du service. Vous serez tous les deux réaffectés.

— Mais de quoi tu parles ? s’exclama Harry.

— Tu es réaffecté dans le bras de la recherche militaire des FDC. Harry, ils étaient au courant que tu fouinais. Je les ai convaincus que, de cette manière, tu ferais moins de mal à toi-même et aux autres. Tu vas travailler sur ce que nous rapporterons de Corail.

— Je ne peux pas faire ça. Je n’ai pas le niveau en maths.

— Je suis sûr que ce n’est pas ça qui t’arrêtera. Jesse, tu entres aussi dans la RM, aux services généraux. C’est tout ce que j’ai pu t’obtenir en un délai si court. Ça ne sera pas très intéressant, mais tu auras la possibilité de te former pendant ce temps pour d’autres fonctions. Et vous serez à l’écart des zones de combat.

— Ce n’est pas juste, John, dit Jesse. Nous n’avons pas terminé notre temps de service. Nos camarades de compagnie vont retourner au combat pendant que nous resterons peinards ici pour quelque chose que nous n’avons pas fait. Toi, tu retournes là-bas. Je refuse. Je ferai mon temps de service.

Harry approuva du chef.

— Jesse, Harry, s’il vous plaît, écoutez ! Alan est mort. Susan et Thomas sont morts. Maggie est morte. Il ne reste personne de mon escadron et de ma compagnie. Tous ceux à qui je tenais ici sont partis sauf vous deux. J’avais une chance de vous garder en vie et je l’ai saisie. Je ne pouvais rien faire pour les autres. Mais, pour vous, je peux faire quelque chose. J’ai besoin de vous vivants. Vous êtes tout ce qui me reste ici, loin de tout.

— Tu as Jane, avança Jesse.

— Je ne sais toujours pas ce que Jane représente pour moi. Mais, vous, je le sais. Vous êtes ma famille maintenant. Jesse, Harry. Vous êtes ma famille. Ne soyez pas fâchés contre moi parce que je veux que vous restiez en sécurité. Simplement en sécurité. Pour moi. S’il vous plaît.

Trois

L’Épervier était un bâtiment paisible. Le vaisseau de troupes moyen résonne du tintamarre des conversations, des rires, des cris et de toutes les manifestations verbales qui accompagnent la vie. Les soldats des Forces spéciales ne se livrent à aucune de ces conneries.

D’ailleurs, le commandant du vaisseau me l’avait expliqué alors que je montais à bord.

— N’attendez pas qu’on vous parle, m’avait averti Crick quand je me fus présenté.

— Mon commandant ?

— Les soldats des Forces spéciales. N’y voyez rien de personnel. Mais nous ne sommes pas loquaces. Entre nous, nous communiquons presque exclusivement par Amicerveau. C’est plus rapide et nous n’avons pas de parti pris pour la parole, comme vous. Nous sommes nés avec des Amicerveaux. La première fois que quelqu’un nous parle, c’est par leur intermédiaire. Donc c’est ainsi que nous nous entretenons la plupart du temps. Ne soyez pas offensé. De toute façon, j’ai donné l’ordre aux troupes de vous adresser la parole si elles ont besoin de vous transmettre quelque chose.

— Ce n’est pas nécessaire, mon commandant. Je peux utiliser mon Amicerveau.

— Vous ne serez pas à la hauteur. Votre cerveau est réglé pour communiquer sur une vitesse et les nôtres sur une autre. Parler aux vrais-nés, c’est comme parler au ralenti. Si vous avez discuté un moment avec l’un de nous, vous avez peut-être remarqué que nous paraissons abrupts et secs. C’est l’effet secondaire d’avoir l’impression de parler à un enfant lent, soit dit sans vous offenser.

— Il n’y a pas de mal, mon commandant. Vous semblez très bien communiquer.

— En tant qu’officier commandant, je passe beaucoup de temps avec les forces conventionnelles. Et je suis aussi plus âgé que la plupart de mes hommes de troupe. J’ai acquis des manières sociales.

— Quel âge avez-vous, mon commandant ?

— J’aurai quatorze ans la semaine prochaine… Demain à o600, il y aura une réunion de mon état-major. D’ici là, installez-vous et mettez-vous à l’aise, mangez et prenez un peu de repos. Nous parlerons davantage demain matin.

Il me salua. Il m’avait congédié.

Jane m’attendait dans mes quartiers.

— Encore toi, dis-je en souriant.

— Encore moi, répondit-elle simplement. Je voulais savoir comment tu t’en sors.

— Bien, compte tenu du fait que je ne suis sur le vaisseau que depuis quinze minutes.

— On ne parle que de toi.

— Je le sais à cause des bavardages interminables. (Jane ouvrit la bouche pour parler, mais je levai la main.) C’était une plaisanterie. Le commandant Crick m’a mis au courant pour l’Amicerveau.

— C’est pourquoi j’aime te parler de cette façon, dit Jane. Différemment qu’avec tous les autres.

— Si j’ai bonne mémoire, tu parlais au moment où tu m’as sauvé.

— Nous redoutions d’être pistés. Parler était plus sûr. Nous parlons aussi quand nous sommes en public. Nous n’aimons pas attirer l’attention sur nous.

— Pourquoi as-tu arrangé ça ? M’obtenir une affectation sur l’Épervier.

— Tu nous es utile. Tu as une expérience qui peut être précieuse à la fois sur Corail et pour un autre aspect de nos préparatifs.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Le commandant Crick en parlera demain au briefing. J’y assisterai. Je dirige une compagnie et travaille dans les renseignements.

— C’est l’unique raison ? Mon utilité ?

— Non, mais c’est la raison de ton affectation sur ce vaisseau. Écoute, je ne vais pas rester beaucoup de temps avec toi. J’ai trop à faire pour préparer la mission. Mais je veux la connaître. Kathy. Comment était-elle ? Ce qu’elle aimait. Je veux que tu me le dises.

— Je te le dirai, mais à une condition.

— Laquelle ?

— Que tu me parles de toi.

— Pourquoi ?

— Parce que, pendant neuf ans, j’ai vécu avec l’idée que ma femme était morte, et toi, tu surgis du néant et ça me chamboule complètement. Plus je te connaîtrai, plus je pourrai m’habituer à l’idée que tu n’es pas elle.

— Je ne suis pas assez intéressante, répliqua Jesse. Et je n’ai que six ans. Je n’ai guère eu le temps de faire grand-chose.

— J’ai fait davantage de choses au cours de cette dernière année que pendant toutes celles qui m’y ont conduites. Crois-moi. Six ans, c’est beaucoup.

— Lieutenant, vous voulez d’la compagnie ? demanda le jeune (quatre ans sans doute) et sympathique soldat des Forces spéciales en tenant son plateau-repas avec quatre de ses potes au garde-à-vous.

— La table est libre, répondis-je.

— Certaines personnes préfèrent être seules.

— Je n’en fais pas partie. Je vous en prie, asseyez-vous tous.

— Merci, mon lieutenant, dit le soldat en posant son plateau sur la table. Je suis le caporal Sam Mendel. Et eux, les soldats George Linné, Will Hegel, Jim Bohr et Jan Fermi.

— Lieutenant John Perry.

— Alors que pensez-vous de l’Épervier, lieutenant ? demanda Mendel.

— Il est agréable et tranquille.

— Pour ça, oui, mon lieutenant. Je viens juste de faire remarquer à Linné que je ne pense pas avoir prononcé plus de dix mots en un mois.

— Vous venez de battre votre record, alors.

— Est-ce que vous accepteriez qu’on parie à votre sujet, mon lieutenant ? demanda Mendel.

— Il faudra que je fasse quelque chose d’épuisant ?

— Non, mon lieutenant. Nous voulons seulement connaître votre âge. Voyez-vous, Hegel parie que vous êtes deux fois plus âgé que l’ensemble de notre escadron.

— Et quel âge avez-vous tous ?

— L’escadron a dix soldats, y compris moi-même, répondit Mendel. Je suis le plus vieux. J’ai cinq ans et demi. Les autres ont entre deux et cinq ans. L’âge total est de trente-sept ans et deux mois environ.

— J’ai soixante-seize ans. Donc il a raison. Même si aucune recrue des FDC ne lui aurait laissé gagner son pari. Nous ne nous engageons pas avant soixante-quinze ans. Et permettez-moi de vous dire qu’il est profondément perturbant d’être deux fois plus âgé que votre escadron entier.

— Certes, mon lieutenant, admit Mendel. Mais, d’un autre côté, nous sommes dans cette vie au moins depuis deux fois plus longtemps que vous. Donc ça revient au même.

— Sans doute.

— Ce doit être intéressant, mon lieutenant, intervint Bohr, assis un peu plus loin à la table. Vous avez eu toute une existence avant celle-ci. C’était comment ?

— Qu’est-ce qui était comment ? Ma vie ou d’avoir une vie avant celle-ci ?

— Les deux.

Je réalisai soudain qu’aucun de mes cinq compagnons de tablée n’avait saisi sa fourchette. La salle, animée du cliquetis d’ustensiles sur les plateaux évoquant celui des télégraphes, était soudain devenue silencieuse. Je me souvins que Jane m’avait dit que tout le monde s’intéressait à moi. Elle avait raison.

— Ce que j’aimais, c’était la vie. Un point c’est tout. J’ignore si elle paraît excitante ou même intéressante à ceux qui ne l’ont pas vécue. Mais, pour moi, c’était une chouette vie. Quant à l’idée d’avoir connu une existence avant celle-ci, je n’y ai pas vraiment réfléchi à ce moment-là. Je n’ai jamais pensé à quoi ressemblerait cette vie avant de m’y retrouver.

— Alors pourquoi l’avoir choisie ? demanda Bohr. Vous deviez tout de même avoir une petite idée de ce qu’elle serait.

— Non. Et aucun de nous, à mon avis. La majorité d’entre nous n’ont jamais été à la guerre ni dans l’armée. Aucun ne savait qu’on prendrait ce que nous étions pour le coller dans un nouveau corps qui n’est plus qu’en partie ce que nous étions avant.

— C’est plutôt stupide, mon lieutenant, déclara Bohr. (Il me rappela que le très jeune âge n’incitait pas au tact.) Je ne comprends pas pourquoi quelqu’un déciderait de s’engager quand il ignore dans quoi il va mettre les pieds.

— Eh bien, vous n’avez jamais eu mon âge. Une personne non modifiée de soixante-quinze ans se sent beaucoup plus disposée à faire le saut de la foi que vous.

— Mais quelle est la différence ? demanda Bohr.

— C’est parler comme un gamin de deux ans qui ne vieillira jamais.

— J’ai trois ans, repartit Bohr, quelque peu sur la défensive.

Je levai la main.

— Écoutez. Inversons nos points de vue. J’ai soixante-seize ans et j’ai fait un acte de foi lorsque je me suis engagé dans les FDC. D’un autre côté, c’est moi-même qui l’avais choisi. Je n’étais pas obligé d’y aller. Si vous avez du mal à imaginer ce que ça représentait pour moi, efforcez-vous de vous mettre à ma place. (Je pointai le doigt sur Mendel.) À cinq ans, je savais à peine lacer mes souliers. Si vous n’arrivez pas à imaginer ce que c’est d’avoir mon âge et de s’engager, comprenez-vous comme il est difficile pour moi de m’imaginer adulte à cinq ans et sans rien connaître d’autre que la guerre ? Au moins, je sais à quoi ressemble la vie en dehors des FDC. Et, pour vous, elle est comment, cette vie ?

Mendel regarda ses compagnons, qui le regardèrent en retour.

— C’est une chose à laquelle nous n’avons pas l’habitude de penser, mon lieutenant, répondit Mendel. Tout d’abord, nous ignorons notre singularité. Tous ceux que nous fréquentons sont « nés » de la même façon. De notre point de vue, c’est vous qui êtes singulier. Avoir connu une enfance et mené toute une autre vie avant d’entrer dans celle-ci. Ça paraît une façon inefficace de procéder.

— Vous ne vous êtes jamais demandé ce que serait la vie en dehors des Forces spéciales ?

— Je ne peux pas l’imaginer, répondit Bohr. (Les autres approuvèrent du chef.) Nous sommes tous des soldats solidaires. C’est notre métier. C’est ce que nous sommes.

— Voilà pourquoi on vous trouve si intéressant, dit Mendel. L’idée que cette vie serait un choix. L’idée qu’il y a une autre façon de vivre. C’est complètement bizarre.

— Que faisiez-vous, mon lieutenant ? demanda Bohr. Dans votre autre vie.

— J’étais écrivain. (Ils ont tous échangé un regard.) Eh bien ?

— Étrange façon de vivre, mon lieutenant, observa Mendel. Être payé pour aligner des mots.

— Il y a pire comme boulot.

— Nous ne voulions pas vous offenser, mon lieutenant, dit Bohr.

— Je ne le suis pas. Vous exprimez simplement un point de vue différent. Mais, du coup, je me demande pourquoi vous la faites.

— Faire quoi ?

— La guerre. Vous savez, la plupart des gens dans les FDC sont comme moi. Et la plupart dans les colonies sont encore plus différents de vous que de moi. Pourquoi vous battre pour eux ? Et avec nous ?

— Nous sommes humains, mon lieutenant, dit Mendel. Pas moins que vous.

— Vu l’état actuel de mon ADN, ça ne veut pas dire grand-chose.

— Vous savez que vous êtes humain, mon lieutenant, dit Mendel. Et nous aussi. Vous et nous sommes plus proches que vous ne le pensez. Nous savons comment les FDC sélectionnent leurs recrues. Vous vous battez pour des colons que vous n’avez jamais rencontrés. Des colons qui ont été les ennemis de votre pays à un moment donné. Pourquoi vous battez-vous pour eux ?

— Parce qu’ils sont humains et que je me suis engagé à le faire. Du moins, c’était ainsi au début. Maintenant je ne me bats plus pour les colons. Je veux dire si, mais, concrètement, je me bats – ou me battais – pour ma compagnie et mon escadron. Je veillais sur eux et eux veillaient sur moi. C’était aller au combat ou les laisser mourir.

Mendel acquiesça.

— C’est pour cette raison que nous nous battons aussi, mon lieutenant. Donc c’est quelque chose qui nous rend tous humains et solidaires. C’est bien de le savoir.

— En effet, fis-je en souriant.

Mendel répondit par un sourire plus large et saisit sa fourchette. Au même instant, les cliquetis d’ustensiles recommencèrent. Je levai les yeux à ce bruit et, dans un coin du fond de la salle, j’avisai Jane qui me regardait.

Au briefing du matin, le commandant Crick entra droit dans le vif du sujet.

— Les services de renseignement des FDC sont convaincus que les Rraeys sont des fraudeurs. La première partie de notre mission consiste à découvrir s’ils ont raison. Nous allons rendre une petite visite aux Consus.

Cette nouvelle m’a réveillé tout à fait. Apparemment, je n’étais pas le seul.

— Mais, bon sang, qu’est-ce que les Consus ont à voir là-dedans ? demanda le lieutenant Tagore, à ma gauche.

Crick lança un signe de tête vers Jane, qui était assise à son côté.

— À la demande du commandant Crick et d’autres officiers, j’ai effectué des recherches concernant un certain nombre des affrontements des FDC avec les Rraeys, afin de savoir s’il y avait un signe d’évolution technologique, expliqua Jane. Au cours du dernier siècle, nous avons eu douze affrontements militaires significatifs et plusieurs dizaines de petites escarmouches, dont une bataille majeure et six petites escarmouches au cours des cinq dernières années. Pendant toute cette période, la courbe technologique des Rraeys est restée loin derrière la nôtre. Un certain nombre de facteurs en sont la cause, dont leur préjugé culturel contre le progrès technologique systématique et leur absence de relations positives avec les espèces plus avancées technologiquement.

— En d’autres termes, ils sont arriérés et bigots, résuma le commandant Crick.

— Et particulièrement dans le domaine de la propulsion de saut, ajouta Jane. Jusqu’à la bataille de Corail, la technologie rraey du saut était loin derrière la nôtre. En réalité, leur connaissance actuelle de la physique du saut repose directement sur les informations fournies par les FDC il y a un peu plus d’un siècle, lors d’une mission commerciale avortée.

— Pourquoi cette mission a-t-elle avorté ? demanda le capitaine Jung à l’autre bout de la table.

— Les Rraeys ont dévoré un tiers des délégués commerciaux, répondit Jane.

— La vache ! fit le capitaine Jung.

— Notre problème est le suivant : vu qui sont les Rraeys et leur niveau technologique, il est impossible qu’ils aient pu en un seul bond passer d’une telle infériorité à leur supériorité actuelle, dit le commandant Crick. La meilleure hypothèse est qu’ils ne l’ont pas fait : ils ont acquis la technique de prédiction du saut auprès d’une autre culture. Nous connaissons tous ceux que les Rraeys connaissent et il n’y a qu’une seule civilisation que nous estimons capable d’avoir développé la maîtrise technologique d’un procédé aussi complexe.

— Les Consus, dit Tagore.

— Les Consus, en effet, acquiesça Crick. Ces salauds ont su domestiquer une naine blanche. Il n’est pas insensé de présumer qu’ils ont surmonté le problème de la prédiction du saut.

— Mais pourquoi entretiendraient-ils un lien avec les Rraeys ? demanda le lieutenant Dalton, assis presque au bout de la table. La dernière fois qu’ils se sont frottés à nous, c’est quand ils ont eu envie d’un peu d’exercice, et nous sommes bien plus avancés technologiquement que les Rraeys.

— Nous partons du principe que les Consus ne sont pas motivés comme nous par la technologie, dit Jane. La nôtre est à leurs yeux sans valeur, comme les secrets de la machine à vapeur le seraient pour nous. Nous pensons que d’autres facteurs les motivent.

— La religion, déclarai-je. (Tous les regards se portèrent sur moi et je me sentis tout à coup comme un enfant de chœur qui vient de péter pendant la messe.) À vrai dire, lorsque ma compagnie a affronté les Consus, ils ont commencé par une prière consacrant la bataille. J’ai dit alors à un ami qu’à mon avis les Consus pensaient baptiser la planète par leur combat. (Davantage de regards.) Bien sûr, j’ai pu me tromper.

— Vous ne vous êtes pas trompé, dit Crick. Nous avons eu des débats dans les FDC sur la raison pour laquelle ils se livraient au combat, puisqu’il est clair qu’avec leur technologie ils sont capables sans réfléchir à deux fois de rayer de la région n’importe quelle autre culture voyageant dans l’espace. L’idée prévalente est qu’ils le font pour se distraire, comme nous jouons au base-ball ou au foot.

— Nous, on ne joue jamais au foot ni au base-ball, rappela Tagore.

— Les autres humains, si, espèce de benêt, répondit Crick avec un sourire. (Il reprit son sérieux.) Toutefois, une minorité non négligeable de services du renseignement des FDC affirment que leurs combats ont une signification rituelle, comme le lieutenant Perry vient de le suggérer. Les Rraeys ne sont peut-être pas en mesure de négocier de la teck avec les Consus sur un pied d’égalité, mais ils ont peut-être autre chose que les Consus convoitent. Ils peuvent leur vendre leurs âmes.

— Mais les Rraeys sont eux-mêmes des fanatiques, répliqua Dalton. C’est d’abord pour cette raison qu’ils ont attaqué Corail.

— Ils possèdent plusieurs colonies, certaines moins désirables que d’autres, dit Jane. Fanatiques ou pas, ils considèrent peut-être qu’échanger une de leurs colonies les moins avantageuses pour Corail est une bonne affaire.

— Pas si bonne que ça pour les Rraeys qui demeurent sur la colonie échangée, souligna Dalton.

— Franchement, demandez-moi si je me soucie de leur sort, dit Crick.

— Les Consus ont donné aux Rraeys la technologie qui les place très en avance sur les autres civilisations dans ce secteur de l’espace, intervint Jung. Même pour les Consus tout-puissants, faire basculer l’équilibre des forces dans cette région aura obligatoirement des répercussions.

— À moins que les Consus n’aient possédé les Rraeys, fis-je remarquer.

— Que voulez-vous dire ? demanda Jung.

— Nous supposons qu’ils ont donné aux Rraeys l’expertise technologique pour créer un système de détection du saut. Mais il est possible qu’ils n’aient fourni qu’une seule machine avec un manuel d’utilisation ou quelque chose dans le genre pour leur permettre de la faire fonctionner. Ainsi, les Rraeys ont obtenu ce qu’ils voulaient, le moyen de défendre Corail contre nous, tandis que les Consus évitent de rompre substantiellement l’équilibre des forces dans la région.

— Jusqu’au jour où les Rraeys découvriront comment ce maudit truc fonctionne, fit remarquer Jung.

— Vu leur niveau technique initial, ça risque de prendre des années, dis-je. Assez longtemps pour leur filer une raclée et leur reprendre cette technologie. Si les Consus la leur ont bel et bien donnée. S’ils ne leur ont fourni qu’une seule machine. S’ils s’intéressent à l’équilibre des forces dans la région. Beaucoup de « si ».

— Et c’est pour trouver la réponse à tous ces « si » que nous allons atterrir au beau milieu des Consus, dit Crick. Nous avons déjà envoyé un drone de saut pour les prévenir de notre arrivée. Nous verrons ce qu’on pourra obtenir d’eux.

— Quelle colonie allons-nous leur offrir ? s’enquit Dalton.

Il était difficile de savoir s’il plaisantait.

— Aucune colonie, répondit Crick. Mais nous avons une chose susceptible de les inciter à nous accorder une audience.

— Quoi donc ? demanda Dalton.

— Lui, fit Crick en me désignant du doigt.

— Lui ? dit Dalton.

— Moi ? dis-je.

— Vous, dit Jane.

— Vous me voyez soudain confus et terrifié.

— Votre solution de tir à deux coups a permis aux FDC d’abattre rapidement des milliers de Consus, intervint Jane. Dans le passé, ils se sont montrés accueillants envers les ambassades de colonies lorsqu’elles incluaient un soldat FDC ayant tué beaucoup de Consus au combat. Puisque c’est votre solution de tir qui a permis d’éliminer à cadence accélérée leurs combattants, leurs morts vous reviennent.

— Vous avez le sang de huit mille quatre cent trente-trois Consus sur les mains, ajouta Crick.

— Formidable !

— C’est bel et bien formidable, dit Crick. Votre présence va nous permettre de franchir la porte.

— Et que va-t-il se passer après que nous aurons franchi la porte ? Imaginez ce que nous infligerions à un Consu qui a tué huit mille d’entre nous.

— Ils ont un autre point de vue là-dessus, dit Jane. Vous devriez être en sécurité.

— Je devrais.

— L’alternative est d’être rayés du ciel dès notre apparition dans l’espace consu, remarqua Crick.

— Je comprends. Je regrette seulement de ne pas disposer de plus de temps pour m’habituer à cette idée.

— Il s’agit d’une situation à évolution rapide, dit Jane d’un ton nonchalant.

Soudain je reçus un message Amicerveau. Fais-moi confiance, disait-il. Je me tournai vers Jane qui me regardait tranquillement. Je fis signe que oui, prévenant que j’avais reçu son message tout en ayant l’air d’approuver sa remarque.

— Que ferons-nous lorsqu’ils auront terminé d’admirer le lieutenant Perry ? demanda Tagore.

— Si tout se déroule comme au cours des rencontres précédentes, nous aurons le droit de leur poser cinq questions, expliqua Jane. Le nombre réel de questions sera déterminé par un tournoi consistant en un combat entre cinq d’entre nous et cinq des leurs. Le Consu se bat à mains nues mais nos combattants seront autorisés à se servir de couteaux pour compenser notre absence de bras-faux. La seule chose qu’il faut bien garder à l’esprit, c’est que, dans les cas précédents où nous avons effectué ce rituel, les Consus que nous affrontions étaient des soldats disgraciés ou des criminels susceptibles de recouvrer leur honneur par ce combat. Inutile d’ajouter qu’ils sont très déterminés. Nous aurons droit à autant de questions que de rencontres gagnées.

— Comment gagne-t-on une rencontre ? demanda Tagore.

— Vous tuez le Consu ou bien il vous tue, répondit Jane.

— Fascinant !

— Autre détail : les Consus sélectionnent nos combattants parmi ceux que nous amenons avec nous. Donc le protocole exige au moins trois fois le nombre de ceux qui seront retenus. Seul le leader de la délégation en est exempté, c’est-à-dire le seul humain considéré comme trop digne pour se battre avec des criminels et des ratés consus.

— Perry, vous serez le leader de la délégation, annonça Crick. Puisque c’est vous qui avez tué huit mille salopards, à leurs yeux, vous êtes le meneur naturel. Vous êtes également l’unique soldat des Forces non conventionnelles et vous ne disposez pas de certaines de nos améliorations en matière de vitesse et de vigueur. Si vous étiez à tout hasard sélectionné, vous risqueriez d’être tué.

— Votre attention me touche, dis-je.

— Rien à voir, rectifia Crick. Si notre principale attraction se faisait démolir par un criminel minable, cela risquerait de compromettre nos chances d’obtenir la coopération des Consus.

— OK. Pendant une seconde, j’ai cru que vous vous adoucissiez.

— Ça ne risque pas, répondit Crick. Bien… Nous avons quarante-trois heures avant d’atteindre la distance de saut. La délégation comprendra quarante membres, y compris les chefs de compagnie et de section. Je choisirai les autres parmi les troupes. Cela signifie que chacun de vous exercera ses soldats au combat corps à corps d’ici notre arrivée. Perry, je vous ai téléchargé les protocoles de la délégation. Étudiez-les sérieusement. Juste après le saut, je vous reverrai afin de vous fournir les questions que nous voulons poser dans l’ordre que nous souhaitons. Si nous sommes bons, nous aurons cinq questions, mais nous devons être prêts s’il faut en poser moins. Messieurs-dames, au travail. Rompez !

Pendant ces quarante-trois heures, Jane apprit qui était Kathy. Elle surgissait à l’improviste, posait des questions, écoutait et disparaissait pour reprendre son travail. C’était une étrange façon de partager une vie.

— Parle-moi d’elle, me demanda-t-elle alors que j’étudiais les protocoles dans un salon à la proue.

— Je l’ai connue quand elle était au CP, dis-je.

Il fallut que je lui explique ce qu’était le CP. Puis je lui narrai mon premier souvenir de Kathy : le partage d’une pâte pour une construction en papier pendant le cours d’arts plastiques que les CP et CE1 avaient en commun. Elle m’avait surpris en train de manger un peu de pâte et m’avait traité de mal élevé. Je lui ai fichu un gnon en retour et elle m’a collé un œil au beurre noir. Elle a été suspendue de cours pendant une journée. Nous ne nous sommes plus reparlé jusqu’au collège.

— Quel âge a-t-on en CP ? demanda Jane.

— Six ans. Le même âge que toi maintenant.

— Parle-moi d’elle, redemanda-t-elle quelques heures plus tard dans un autre endroit.

— Kathy a failli demander le divorce. Nous étions mariés depuis dix ans et j’avais une aventure avec une autre femme. Lorsque Kathy l’a découvert, elle a été furieuse.

— Pourquoi se serait-elle inquiétée que tu aies des rapports sexuels avec une autre femme ?

— Ce n’était pas vraiment à cause du sexe mais parce que je lui avais menti. Selon ses principes, les rapports sexuels avec une autre ne traduisaient qu’une faiblesse hormonale. Elle considérait le mensonge comme un manque de respect, et elle ne voulait pas être mariée à un homme qui ne la respectait pas.

— Pourquoi tu n’as pas divorcé ?

— Malgré mon aventure, je l’aimais et elle m’aimait. Nous avons évacué le problème parce que nous désirions rester ensemble. D’ailleurs, elle a eu aussi une aventure quelques années plus tard. Donc, à mon avis, on pourrait dire que nous sommes quittes. En fait, on s’est mieux entendus par la suite.

— Parle-moi d’elle, me demanda Jane plus tard.

— Kathy faisait des tartes délicieuses. Elle avait une recette de tarte à la rhubarbe et aux fraises qui t’aurait fait tomber à la renverse. Une année, elle a présenté sa tarte à un concours d’une foire d’État. Le gouverneur de l’Ohio était le juge, le premier prix un nouveau four Sears.

— Elle l’a gagné ?

— Non, elle a obtenu le deuxième prix, un bon de cent dollars dans un magasin de literie et de salles de bains. Mais, une semaine plus tard, elle a reçu un coup de fil du bureau du gouverneur. Son assistant lui a expliqué que, pour des raisons politiques, il avait attribué le premier prix à la femme du meilleur ami d’un important donateur mais que, depuis que le gouverneur avait mangé une part de sa tarte, il n’arrêtait plus d’en faire l’éloge. Il lui a demandé la faveur de lui en faire une autre afin qu’il la ferme une bonne fois pour toutes au sujet de cette maudite tarte.

— Parle-moi d’elle, demanda Jane.

— Lorsque j’ai compris que j’étais amoureux d’elle, c’était en avant-dernière année de lycée. Le lycée allait jouer Roméo et Juliette, et elle avait été choisie pour le rôle de Juliette. J’étais l’assistant du metteur en scène, boulot qui consistait surtout à monter les décors et à apporter du café à madame Amos, la prof qui dirigeait le spectacle. Mais, quand Kathy a commencé de buter sur son texte, madame Amos m’a chargé de le lui faire réviser. Donc, pendant deux semaines, après les répétitions, j’allais chez elle pour la faire travailler, même si nous passions presque tout notre temps à discuter à bâtons rompus comme des ados. Tout ça restait très innocent à ce moment-là. Puis la dernière répétition en costumes est arrivée et j’ai entendu Kathy réciter tout son texte à Jeff Greene qui tenait le rôle de Roméo. Et j’ai été jaloux. C’est à moi qu’elle était censée dire toutes ces paroles.

— Et qu’est-ce que tu as fait ?

— J’ai broyé du noir tout le temps du spectacle, des quatre représentations entre le vendredi soir et le dimanche après-midi, et j’ai évité Kathy autant que possible. Puis, à la soirée offerte aux comédiens le dimanche soir, Judy Jones, qui avait tenu le rôle de la nourrice de Juliette, est venue me voir et m’a prévenu que Kathy était assise à la cafétéria du quai de chargement et qu’elle versait toutes les larmes de son corps. Elle pensait que je la détestais parce que je l’ignorais depuis quatre jours et qu’elle ne savait pas pourquoi. Judy a ajouté que, si je n’allais pas la retrouver pour lui dire que je l’aimais, elle dénicherait une pelle et me frapperait avec jusqu’à ce que mort s’ensuive.

— Comment savait-elle que tu étais amoureux ? demanda Jane.

— Quand tu es ado et amoureux, tout le monde s’en aperçoit sauf toi et celui ou celle que tu aimes. Ne me demande pas pourquoi. C’est comme ça que ça marche. Alors je suis allé sur le quai de chargement et j’ai vu Kathy assise au bord du quai, toute seule, les pieds dans le vide. C’était la pleine lune et la lumière tombait sur son visage. Je ne crois pas l’avoir jamais trouvée aussi belle que ce soir-là. Mon cœur explosait parce que j’ai su, j’ai vraiment su, que je l’aimais tellement que jamais je ne pourrais lui dire à quel point je la désirais.

— Qu’est-ce que tu as fait ?

— J’ai triché. Tout en m’avançant vers elle, je lui ai récité la plus grande partie de la scène II de l’acte II de Roméo et Juliette. « Mais doucement ! Quelle lumière jaillit par cette fenêtre ? Voilà l’Orient et Juliette est le soleil ! Lève-toi, belle aurore…» et caetera. J’avais appris le texte avec elle. Seulement, cette fois-ci, je l’ai déclamé sincèrement. Et, après ma tirade, je me suis approché d’elle et l’ai embrassée pour la première fois. Elle avait quinze ans et moi seize, et j’ai su que j’allais l’épouser et passer ma vie avec elle.

— Raconte-moi comment elle est morte, demanda Jane juste avant le saut dans l’espace consu.

— Elle préparait des gaufres un dimanche matin et elle a eu une attaque au moment où elle cherchait la vanille. J’étais dans le salon à ce moment-là. Je me rappelle qu’elle a demandé où elle avait rangé la vanille, et, une seconde plus tard, j’ai entendu un choc et un bruit de chute. J’ai accouru dans la cuisine. Elle était allongée par terre, tremblante et saignant de la tête là où elle s’était cognée contre le rebord du plan de travail. J’ai appelé les urgences tout en la tenant. J’ai essayé d’arrêter l’hémorragie et je lui ai dit que je l’aimais, et j’ai continué de le lui dire jusqu’à l’arrivée des infirmiers. Ils m’ont écarté d’elle mais autorisé à lui tenir la main lors du transport en ambulance jusqu’à l’hôpital. Je lui tenais la main quand elle est morte, dans l’ambulance. J’ai vu la lumière s’éteindre dans ses yeux, mais je n’ai pas cessé de lui répéter combien je l’aimais jusqu’à ce qu’ils me séparent d’elle à l’hôpital.

— Pourquoi tu as fait ça ?

— J’avais besoin de garder la certitude que la dernière chose qu’elle entendrait, ce serait moi en train de lui affirmer mon amour.

— C’est comment de perdre quelqu’un qu’on aime ?

— Tu meurs toi aussi. Et tu attends que ton corps en fasse autant.

— C’est ce que tu fais maintenant ? Je veux dire, tu attends que ton corps en fasse autant ?

— Non, c’est terminé. Tu finis par revivre. Mais une vie différente, c’est tout.

— Donc tu en es à ta troisième vie, avança Jane.

— Je crois, oui.

— Et cette vie, elle te plaît ?

— Elle me plaît. J’aime bien les gens avec qui je la partage.

Par la fenêtre, les étoiles adoptèrent une nouvelle configuration. Nous étions entrés dans l’espace cousu. Nous sommes restés tranquillement assis, fondus dans le silence du vaisseau.

Quatre

— Vous pouvez me désigner par le titre d’ambassadeur, aussi indigne que je sois de le porter, déclara le Consu. Je suis un criminel qui s’est déshonoré lors de la bataille sur Pahnshu et, en conséquence, je suis obligé de m’adresser à vous dans votre langue. Par suite de cette infamie, je désire avec ardeur la mort et un juste châtiment avant ma renaissance. Mon espoir est qu’en raison de ces procédures je serai considéré comme un tant soit peu moins indigne et ainsi libéré par la mort. C’est pourquoi je consens à me souiller en m’adressant à vous.

— Nous sommes tout aussi ravis de vous rencontrer, dis-je.

Nous nous tenions au centre du dôme de la taille d’un terrain de foot que les Consus avaient bâti moins d’une heure auparavant. Bien sûr, nous autres humains n’étions pas autorisés à poser le pied sur un sol consu ni nulle part où les Consus risquaient de poser le leur. À notre arrivée, des machines automatiques avaient érigé le dôme dans une région de l’espace consu placée depuis longtemps en quarantaine et destinée à recevoir les visiteurs malvenus comme nous. Sitôt les négociations terminées, le dôme imploserait et serait expédié vers le trou noir le plus proche afin qu’aucun de ses atomes ne vienne contaminer de nouveau cet univers. J’estimais que cette dernière précaution était exagérée.

— Nous avons appris que vous désiriez poser certaines questions concernant les Rraeys, déclara l’ambassadeur, et que vous souhaitiez invoquer nos rites afin d’obtenir l’honneur de nous formuler ces questions.

— Tout à fait, dis-je.

À quinze pas derrière moi, trente-neuf soldats des Forces spéciales se tenaient au garde-à-vous, tous en tenue de combat. Nos renseignements nous avaient indiqué que les Consus ne considéreraient pas cette rencontre comme une réunion entre égaux. Inutile donc de se confondre en salamalecs diplomatiques. Dans la mesure où n’importe lequel des nôtres risquait d’être sélectionné pour se battre, il valait mieux qu’ils soient tous parés au combat. J’avais soigné un peu ma tenue par obligation. Si je voulais faire semblant d’être le chef de cette petite délégation, alors, par Dieu, je devais au moins avoir la tête de l’emploi.

À égale distance derrière l’ambassadeur, il y avait cinq autres Consus, tous armés de deux longs couteaux à l’air redoutable. Inutile de s’interroger sur la raison de leur présence.

— Mon grand peuple reconnaît que vous avez requis correctement nos rites et que vous vous êtes présentés selon nos exigences, dit-il. Pourtant, nous aurions rejeté votre requête comme indigne si vous n’aviez pas également amené celui qui a si honorablement envoyé nos guerriers dans le cycle de la renaissance. Est-ce vous ?

— Lui-même, dis-je.

Il marqua une pause et parut me considérer.

— Étrange qu’un grand guerrier se montre ainsi.

— C’est aussi mon impression, dis-je.

Nos renseignements nous avaient appris qu’une fois la requête acceptée les Consus l’honoreraient quel que soit notre comportement au cours des négociations, du moment que nous nous battions selon les règles consacrées. Aussi appréciai-je de pouvoir me montrer un peu désinvolte. En fait, nous pensions que les Consus nous préféraient ainsi. Cela leur permettait de consolider leur sentiment de supériorité. Tout était bon.

— Cinq criminels ont été sélectionnés pour affronter vos soldats, poursuivit l’ambassadeur. Comme certains attributs physiques des Consus font défaut aux humains, nous fournirons à vos combattants des couteaux qu’ils utiliseront à leur convenance. Nos participants les ont avec eux et, en les donnant à l’un de vos soldats, ils choisiront celui avec qui ils se battront.

— Entendu, dis-je.

— Si votre soldat survit, il pourra garder les couteaux comme trophée de sa victoire, ajouta l’ambassadeur.

— Merci.

— Nous ne souhaitons pas les récupérer. Ils seraient souillés.

— Pigé.

— Nous répondrons après le tournoi aux questions que vous aurez gagnées. Nous allons maintenant sélectionner les adversaires.

L’ambassadeur lâcha un cri à même de desceller les pavés d’une rue et les cinq Consus placés derrière lui s’avancèrent, le dépassèrent et s’approchèrent de nos soldats, couteaux tirés. Aucun ne sourcilla. Telle est la discipline.

Les Consus ne mirent pas longtemps à faire leur choix. Ils s’étaient avancés en ligne droite et tendirent le couteau à ceux qui se trouvaient juste devant eux. À leurs yeux, on se valait tous. Deux couteaux furent offerts au caporal Mendel avec qui j’avais déjeuné, aux soldats Joe Goodail et Jennifer Aquinas, au sergent Fred Hawking et enfin au lieutenant Jane Sagan. Sans prononcer un mot, chacun accepta ses couteaux. Le dernier Consu regagna sa place derrière l’ambassadeur tandis que le reste de nos soldats s’éloignait de quelques pas de ceux qui avaient été sélectionnés.

— Vous lancerez le signal de chaque rencontre, dit l’ambassadeur.

Il recula derrière ses congénères. Maintenant il ne restait plus que deux lignes de combattants de part et d’autre de moi, à quinze mètres, attendant patiemment de s’entretuer. Je m’écartai sur le côté, toujours entre les deux rangées, et désignai le soldat et le Consu les plus proches.

— Commencez, dis-je.

Le Consu déplia ses bras-faux, révélant les lames aplaties et tranchantes comme un rasoir de sa carapace modifiée, et libérant de nouveau ses bras et ses mains secondaires, plus petits et presque humains. Son hurlement transperça le dôme et il s’avança. Le caporal Mendel abandonna un de ses couteaux, tint l’autre dans sa main gauche et s’avança droit sur le Consu. Quand ils furent à trois mètres l’un de l’autre, tout devint flou. Dix secondes après le début du tournoi, le caporal Mendel avait déjà une entaille sur toute la longueur de la cage thoracique jusqu’à l’os, et le Consu un couteau planté profondément dans la partie tendre où sa tête s’unissait à la carapace. Mendel avait été blessé en restant coincé dans les bras du Consu. Il avait reçu cette entaille en échange d’un coup lancé dans le point faible le plus apparent de son adversaire. Celui-ci se trémoussait tandis que Mendel faisait tourner sa lame, sectionnant le cordon médullaire d’un mouvement brusque, coupant le paquet de nerfs secondaires de la tête du cerveau primaire situé dans le thorax. Le Consu s’effondra. Mendel arracha son couteau et regagna le groupe des Forces spéciales, son bras droit plaqué contre son flanc pour le maintenir en place.

Je lançai un signe à Goodall et son Consu. Goodall sourit jusqu’aux oreilles et s’avança en dansant, tenant ses deux couteaux à bout de bras, lames pointées en arrière. Son Consu beugla et chargea tête la première, les bras-faux grands ouverts. Goodall chargea à son tour mais, à la dernière seconde, se baissa comme un coureur à une partie de base-ball lors d’un jeu serré. Le Consu donna un coup de faux à l’instant où Goodall glissait dessous, rasant la joue et l’oreille gauche. Goodall lui trancha une patte chitineuse d’un rapide mouvement vertical. La patte craqua comme une pince de homard et fusa perpendiculairement à la direction du coup de Goodall. Le Consu tangua et s’écroula.

L’homme pivota sur les fesses, lança ses lames, exécuta un saut périlleux en arrière et atterrit sur ses pieds juste à temps pour rattraper ses couteaux. Le côté gauche de sa tête était couvert d’un caillot gris, mais il souriait encore en s’élançant sur son Consu qui s’efforçait de se relever. Il battit des bras dans l’espoir de frapper Goodall, mais trop lentement, tandis que celui-ci pirouettait, levait en arrière son bras armé et plantait son premier couteau comme une pique dans la carapace dorsale. Il répéta le même mouvement et entama la carapace thoracique. Puis il pivota de cent quatre-vingts degrés pour faire face au Consu, tint avec force les deux manches des couteaux et les planta avec violence en tournant. Le Consu tressauta quand les parties tranchées de son corps tombèrent devant et derrière lui. Puis il chut comme une masse et ne se releva plus. Goodall regagna sa place souriant, en dansant la gigue. Il s’était à l’évidence bien amusé.

Le soldat Aquinas ne dansa pas et elle n’avait pas du tout l’air de s’amuser. Elle et son adversaire tournèrent l’un autour de l’autre avec prudence pendant vingt secondes avant que le Consu ne se décide à charger, levant son bras-faux comme pour harponner Aquinas par les tripes. Projetée en arrière, Aquinas perdit l’équilibre et tomba à la renverse. Le Consu sauta sur elle, épingla son bras gauche en le transperçant à hauteur de la chair tendre entre le radius et le cubitus avec son bras-faux gauche. Il approcha en même temps son autre bras-faux du cou, planta ses pattes postérieures de manière à se donner un appui pour la décapiter, puis déplaça un peu son bras-faux droit vers la gauche pour prendre de l’élan.

À l’instant où il la frappait pour lui trancher la tête, Aquinas poussa un grognement puissant et exerça une traction sur son bras gauche épinglé. Sa main et son bras se déchiquetèrent, tissus et tendons cédant sous la force de la pression. Puis le Consu roula comme elle ajoutait son élan au sien. Coincée dans ses bras, Aquinas réussit à pivoter et se mit à poignarder frénétiquement la carapace, le couteau dans la main droite. Le Consu s’efforça de l’écarter. Elle serra les jambes à mi-corps de la créature et s’y accrocha. Le Consu réussit à lui entailler le dos à plusieurs reprises, mais ses bras-feux manquaient d’efficacité au corps à corps. Aquinas s’arracha et franchit la moitié de la distance vers les autres soldats avant de choir comme une masse. Il fallut la transporter.

Je comprenais à présent pourquoi j’avais été exempté de combat. Ce n’était pas seulement une question de vitesse et de force, même si les soldats des Forces spéciales m’étaient très supérieurs. Ils employaient des tactiques nées d’une appréciation différente de la perte acceptable. Un soldat normal n’aurait pas sacrifié un membre comme Aquinas venait de le faire. Sept décennies vécues avec la connaissance que les membres sont irremplaçables et que la perte de l’un d’eux risque de conduire à la mort s’y opposaient. Or ce n’était pas un problème pour les soldats des Forces spéciales, dont les membres pouvaient toujours repousser et qui se savaient une tolérance aux blessures bien plus élevée qu’un soldat normal ne pouvait l’estimer. Non pas que les soldats des Forces spéciales ne connaissaient pas la peur. Elle surgissait bien plus tard.

Je fis signe au sergent Hawking et à son Consu de commencer. Pour une fois, le Consu n’ouvrit pas ses bras-faux. Il se contenta d’avancer au centre du dôme et attendit son adversaire. Pendant ce temps, Hawking, ramassé sur lui-même, progressait prudemment, pas à pas, cherchant le moment de frapper : un pas, stop, un pas de côté, stop, un pas, stop et encore un pas. Ce fut au cours de ces petits mouvements étudiés et prudents que le Consu ouvrit les bras comme un insecte qui explose et empala Hawking de ses deux bras-faux, le projetant en l’air. Alors qu’il retombait, l’autre lui lança un coup de faux vicieux qui lui sectionna la tête et la taille. Le torse et les jambes valdinguèrent dans des directions opposées. La tête retomba juste devant le Consu. Celui-ci la considéra pendant un moment, puis l’embrocha du bout de son bras-faux et la jeta de toutes ses forces en direction des humains. Elle rebondit dans un bruit humide puis tourbillonna par-dessus leurs têtes, les arrosant de débris de cerveau et de Sangmalin.

Pendant les quatre précédents combats, Jane avait attendu dans la ligne avec impatience, faisant sauter ses couteaux dans ses mains en une sorte de tic nerveux. Maintenant, elle s’avançait, prête à se battre, de même que son adversaire, le dernier Consu. Je leur signifiai de commencer. Le Consu fit un pas en avant agressif, étendit brusquement ses bras-faux et poussa un cri de guerre assez sonore pour briser le dôme et nous aspirer tous dans l’espace, en ouvrant très grand ses mandibules. À trente mètres de distance, Jane cligna des yeux puis lança un couteau dans la mâchoire béante. Elle avait injecté une telle vigueur dans son coup que la lame transperça le fond de la tête du Consu et s’enfonça jusqu’à la garde dans la carapace du crâne. Le cri de guerre à briser le dôme fut tout à coup et de façon inattendue remplacé par le bruit d’un énorme insecte étranglé par le métal et le sang. Il voulut déloger le couteau mais mourut avant d’achever son geste, tombant comme une masse en avant et expirant dans un ultime bruit de déglutition.

Je rejoignis Jane.

— Je ne pense pas que tu étais censée te servir des couteaux de cette manière, dis-je.

Elle haussa les épaules et fit sauter le second dans ses mains.

— Personne ne m’a jamais dit que c’était interdit.

L’ambassadeur se faufila vers moi, contournant le Consu tombé.

— Vous avez gagné le droit à quatre questions, déclara-t-il. Vous pouvez les poser maintenant.

Quatre questions, c’était davantage que ce que nous avions escompté. Nous en avions espéré deux et préparé trois. Nous avions cru que les Consus représenteraient un plus grand défi. Non pas qu’un soldat mort et des membres ainsi que des organes sectionnés traduisaient une victoire totale, tant s’en faut. Mais on se contente de ce qu’on a.

Quatre questions, ce serait parfait.

— Les Consus ont-ils procuré aux Rraeys la technologie de détection de la propulsion par saut ? demandai-je.

— Oui, répondit l’ambassadeur succinctement.

Réponse qui nous convenait. Nous n’escomptions pas que les Consus nous informent davantage qu’ils ne s’étaient engagés à le faire. Mais la réponse de l’ambassadeur nous fournissait celles à un certain nombre d’autres questions. Puisque les Rraeys avaient reçu cette technologie des Consus, il était hautement probable qu’ils ne connaissaient pas son fonctionnement à un niveau fondamental. Nous n’avions plus à nous inquiéter qu’ils étendent son usage ou la vendent à d’autres espèces.

— Combien de dispositifs de détection les Rraeys possèdent-ils ?

Nous avions d’abord pensé demander combien les Consus leur en avaient fourni, mais si, à tout hasard, les Rraeys en avaient fabriqué d’autres, nous avions conclu qu’il valait mieux rester dans les généralités.

— Un, répondit l’ambassadeur.

— Combien d’autres espèces connues des humains ont-elles la capacité de détecter les sauts ?

Notre troisième principale question. Nous supposions que les Rraeys connaissaient davantage d’espèces que nous. Demander combien possédaient cette technologie ne nous avancerait pas. C’était trop général. De même que leur demander à qui d’autre ils l’avaient fournie, puisqu’une autre espèce avait fort bien pu développer elle-même cette technologie. Toutes les découvertes dans l’univers ne viennent pas de cultures plus avancées. Parfois, des inventeurs doués les mettent au point par eux-mêmes.

— Aucune, dit l’ambassadeur.

Encore un heureux répit pour nous. À défaut, il nous donnait un peu de temps pour trouver une solution.

— Tu as encore une question, rappela Jane.

Elle me désigna l’ambassadeur, qui attendait mon ultime requête. Pourquoi ne pas risquer le tout pour le tout ?

— Les Consus sont en mesure de rayer la plupart des espèces de cette région de l’espace, dis-je. Pourquoi ne le faites-vous pas ?

— Parce que nous vous aimons, répondit l’ambassadeur.

— Pardon ?

Techniquement, on aurait pu qualifier cette exclamation de cinquième question, à laquelle le Consu n’était pas tenu de répondre. Mais il le fit quand même.

— Nous chérissons toute vie qui a le potentiel de Ungkat – ce dernier mot prononcé comme une barrière raclant un mur de briques – c’est-à-dire de participer au grand cycle de la renaissance. Nous veillons sur vous, sur toutes les espèces inférieures, en consacrant vos planètes afin que tous leurs habitants puissent renaître dans le cycle. Nous estimons de notre devoir de concourir à votre évolution. Les Rraeys croient que nous leur avons donné la technologie dont vous vous êtes enquis parce qu’ils nous ont offert une de leurs planètes, mais c’est faux. Nous avons vu l’occasion de faire avancer vos deux espèces vers la perfection, et c’est avec joie que nous sommes intervenus.

L’ambassadeur ouvrit ses bras-faux et nous découvrîmes ses bras et ses mains secondaires ouvertes, comme implorantes.

— Le moment où votre peuple sera qualifié pour nous rejoindre est maintenant beaucoup plus proche. Aujourd’hui, vous êtes souillés et devez être injuriés quand bien même vous êtes aimés. Mais contentez-vous de savoir que la délivrance viendra un jour. Moi-même je me rends à la mort, déshonoré d’avoir parlé dans votre langue, mais assuré d’une place dans le cycle parce que j’ai fait avancer votre peuple vers sa position dans la grande roue. Je vous méprise et je vous aime, vous qui êtes à la fois ma damnation et mon salut. Retirez-vous maintenant, que nous puissions détruire ce site et célébrer votre progrès. Partez.

— Je n’aime pas ça, déclara le lieutenant Tagore lors de notre débriefing, une fois que nous lui eûmes narré nos expériences. Je n’aime pas ça du tout. Les Consus ont donné aux Rraeys cette technologie pour qu’ils puissent nous baiser. Ce maudit insecte l’a dit lui-même. Ils nous ont fait danser comme des marionnettes au bout de leurs fils. Ils ont peut-être déjà prévenu les Rraeys de notre arrivée.

— Ce serait redondant, avança le capitaine Jung, compte tenu de leur dispositif de détection des sauts.

— Vous m’avez compris, rétorqua Tagore. Les Consus ne nous feront aucune faveur, puisqu’il est clair qu’ils veulent que nous nous battions avec les Rraeys afin de « progresser » à un autre niveau cosmique, selon leur charabia.

— De toute façon, les Consus n’allaient nous accorder aucune faveur, déclara le commandant Crick. Suffit avec eux. Nous agissons en accord avec leurs plans, mais n’oubliez pas que leurs plans coïncident avec les nôtres jusqu’à un certain point. Et, à mon avis, les Consus se foutent éperdument que ce soit nous ou les Rraeys qui remportent la palme. Donc concentrons-nous sur ce que nous allons faire au lieu de ce que vont faire les Consus.

Mon Amicerveau cliqua. Crick transmit une carte de Corail et d’une autre planète, le monde natal des Rraeys.

— Étant donné que les Rraeys utilisent une technologie empruntée, nous avons une chance d’agir, de les frapper vite et durement, à la fois sur Corail et sur leur monde natal, expliqua Crick. Pendant que nous baratinions les Consus, les FDC ont avancé des vaisseaux à distance de saut. Nous avons six cents bâtiments – pratiquement un tiers de nos forces – en position et prêts à sauter. À notre signal, les FDC lanceront le compte à rebours pour mener des attaques simultanées sur Corail et sur le monde natal des Rraeys. L’objectif est à la fois de reprendre Corail et de paralyser les renforts potentiels. La frappe de leur monde natal mettra les vaisseaux qui y stationnent hors d’état d’intervenir et obligera les Rraeys opérant dans d’autres régions de l’espace à choisir d’assister en priorité soit Corail, soit leur monde natal.

» Les deux assauts dépendent d’une seule condition : que nous détruisions leur capacité à prédire notre arrivée. Autrement dit, il faut nous emparer de leur station de repérage et la mettre hors d’usage… mais sans la démolir. Les FDC sauront faire leurs choux gras de la technologie présente dans cette station. Peut-être les Rraeys ne sont-ils pas fichus de la comprendre, mais nous sommes loin devant eux sur la courbe technologique. Nous ne ferons sauter la station qu’en cas de nécessité absolue. Nous allons nous emparer d’elle et la tenir jusqu’à l’arrivée de renforts à la surface.

— Combien de temps ça va prendre ? s’enquit Jung.

— Les assauts simultanés seront coordonnés pour commencer quatre heures après notre entrée dans l’espace de Corail, répondit Crick. Selon l’intensité des affrontements vaisseau contre vaisseau, on peut escompter que des troupes supplémentaires nous apportent leurs renforts après les quatre premières heures de combat.

— Quatre heures après notre entrée dans l’espace de Corail ? demanda Jung. Pas après que nous aurons investi la station de repérage ?

— Exact, confirma Crick. Donc nous avons sacrément intérêt à prendre la station, messieurs-dames.

— Excusez-moi, fis-je. Il y a un petit détail qui me tracasse.

— Oui, lieutenant Perry.

— Le succès de l’offensive repose sur la prise de la station de repérage qui tient à jour l’arrivée de nos vaisseaux.

— Exact.

— C’est la même station de repérage qui va nous pister quand nous-mêmes sauterons dans l’espace de Corail.

— Exact.

— J’étais sur un vaisseau repéré à son arrivée, si vous vous en souvenez. Il a été désintégré et tous ceux qui étaient à bord avec moi sont morts. Ne craignez-vous pas un peu qu’il nous arrive la même mésaventure ?

— Nous nous sommes déjà faufilés dans l’espace de Corail sans être détectés, rappela Tagore.

— Je le sais puisque c’est l’Épervier qui m’a sauvé. Et, croyez-moi, j’en suis reconnaissant. J’ai cependant la forte impression que ce genre de tour d’adresse ne réussit qu’une fois. Et même si nous sautons dans le système de Corail assez loin de la planète pour éviter d’être détectés, il nous faudra plusieurs heures pour atteindre cette planète. Le timing ne sera pas respecté. Si on veut que ça marche, l’Épervier doit sauter à proximité. Alors je veux savoir comment nous allons procéder en espérant encore que le vaisseau restera en un seul morceau.

— La réponse est extrêmement simple, dit Crick. Nous n’espérons pas que le vaisseau restera en un seul morceau. Nous escomptons qu’il soit rayé du ciel. Mieux, nous comptons là-dessus.

— Pardonnez-moi ?

Je balayai la table du regard, m’attendant à découvrir des mines aussi confuses que la mienne. Tout au contraire, chacun avait l’air un rien pensif. Je trouvai tout cela très désorientant.

— Insertion en orbite haute, alors, c’est ça ? demanda le lieutenant Dalton.

— Oui, répondit Crick. Modifiée, évidemment.

Je tombai bouche bée.

— Vous avez déjà fait ça ? demandai-je.

— Pas ça précisément, lieutenant Perry, intervint Jane, attirant mon attention sur elle. Mais oui, à l’occasion, nous avons introduit des Forces spéciales directement de l’espace. En général lorsque l’emploi de navettes n’était pas une option, comme dans la mission qui nous attend. Nous avons des tenues de parachutage qui nous isolent de la chaleur à l’entrée dans l’atmosphère. À part ça, il s’agit d’un saut en parachute normal.

— Sauf que, dans ce cas, on va tirer sur votre vaisseau par en dessous.

— C’est là où le bât blesse, concéda Jane.

— Vous êtes complètement fous, dis-je.

— C’est une excellente tactique, souligna le commandant Crick. Si le vaisseau vole en éclats, les troupes feront partie des débris. Les FDC viennent de nous envoyer un drone de saut avec des informations récentes sur l’emplacement de la station de repérage. Nous pouvons ainsi sauter au-dessus de la planète d’une position permettant à nos gens de descendre droit dessus. Les Rraeys croiront qu’ils ont annihilé notre assaut avant qu’il ait commencé. Ils ne sauront que nous sommes là qu’au moment de l’attaque. Et alors ce sera trop tard.

— À supposer que l’un de vous survive à la frappe initiale, fis-je remarquer.

Crick jeta un regard à Jane et acquiesça.

— Les FDC nous ont octroyé une marge de manœuvre, déclara Jane au groupe. Elles ont commencé de placer des propulsions de saut sur des grappes de missiles protégés par bouclier et de les lancer dans l’espace de Corail. Sitôt leurs boucliers frappés, ils déclencheront les missiles, qui sont pour les Rraeys très difficiles à atteindre. Nous avons descendu plusieurs de leurs vaisseaux de cette manière ces deux derniers jours. Désormais, ils attendront quelques secondes avant de faire feu, afin de repérer avec précision ce qui a été lancé contre eux. Nous devrions disposer de dix à trente secondes avant que l’Épervier ne soit frappé. Ça ne laisse pas le temps de réagir à un bâtiment qui ne s’attend pas à être attaqué, mais ça nous suffit à faire sauter tous nos gens du vaisseau.

» Ça suffira peut-être aussi à l’équipage de la passerelle pour lancer une offensive de diversion.

— L’équipage de la passerelle va rester sur le vaisseau pour ça ? demandai-je.

— Nous endosserons la tenue de parachutage comme les autres et manœuvrerons le vaisseau via Amicerveau, expliqua le commandant Crick. Mais nous resterons à bord au moins jusqu’à ce que notre première salve de missiles soit lancée. Lorsque nous aurons quitté le bâtiment, nous n’activerons les Amicerveaux qu’une fois descendus profondément dans l’atmosphère de Corail. Sinon cela trahirait que nous sommes en vie à tout Rraey susceptible de surveiller. Cela comporte des risques, mais c’est le lot de tous ceux à bord de ce vaisseau. Ce qui nous amène, soit dit en passant, à vous, lieutenant Perry.

— À moi ?

— Naturellement, vous ne souhaitez pas vous trouver sur le vaisseau lorsqu’il sera frappé, dit Crick. De surcroît, vous n’avez pas la formation pour cette mission, et nous avons également promis que vous seriez ici en qualité de conseiller. En bonne conscience, nous ne pouvons pas vous demander de participer. Après ce briefing, on vous fournira une navette et un drone de saut sera renvoyé à Phénix avec les coordonnées de votre navette et une requête de récupération. Phénix maintient en permanence des vaisseaux de récupération stationnant à la distance de saut. Vous serez recueilli dans la journée. Toutefois, nous vous laisserons des vivres pour un mois. Et la navette est équipée de drones de saut d’urgence si les choses en arrivaient là.

— Donc vous vous débarrassez de moi.

— Ça n’a rien de personnel. Le général Keegan va vouloir un briefing sur la situation et les négociations avec les Consus, et, en tant qu’officier de liaison avec les FDC conventionnelles, vous êtes le plus apte à vous en charger.

— Mon commandant, avec votre autorisation, j’aimerais rester.

— Lieutenant, nous n’avons pas de place pour vous. Vous servirez mieux cette mission en retournant sur Phénix.

— Mon commandant, avec le respect que je vous dois, il y a au moins un absent dans vos rangs. Le sergent Hawking est décédé durant nos négociations avec les Consus. Il manque la moitié d’un bras au soldat Aquinas. Vous n’aurez pas la possibilité de renforcer vos troupes avant la mission. Certes, je n’appartiens pas aux Forces spéciales, mais je suis un vétéran. Je vaux, tout au moins, mieux que rien.

— Il me semble me souvenir que vous nous avez tous traités de fous, intervint le capitaine Jung.

— Mais vous êtes tous complètement fous. Donc, si vous exécutez vos plans, vous aurez besoin de toute l’aide qui se présentera à vous. Et puis, mon commandant, enchaînai-je en me tournant vers lui, n’oubliez pas que j’ai perdu tous mes hommes sur Corail. Je n’ai pas le droit, à mon sens, de me tenir à l’écart du combat.

Crick regarda Dalton.

— Où en sommes-nous avec Aquinas ? demanda-t-il.

Dalton haussa les épaules.

— Nous l’avons placée en régime de soins accélérés. Faire repousser un bras aussi vite fait un mal de chien, mais elle sera rétablie au moment du saut. Je n’ai pas besoin de lui.

Crick se tourna vers Jane, qui m’observait.

— À votre tour, Jane, dit-il. Hawking était votre sous-off. Si vous voulez Perry, vous pouvez l’avoir.

— Non, je n’en veux pas, répondit Jane en me regardant droit dans les yeux. Mais il a raison. Il me manque un homme.

— Parfait, conclut Crick. Décrassez-le en vitesse. (Il se tourna vers moi.) Si le lieutenant Sagan estime que vous ne ferez pas l’affaire, on vous fourre dans une navette. Vous m’avez compris ?

— Je vous ai compris, mon commandant, dis-je en regardant Jane.

— Bien… Bienvenue dans les Forces spéciales, Perry. Vous êtes le premier vrai-né à intégrer nos rangs, autant que je sache. Tâchez de ne pas merder, parce qu’en ce cas je vous promets que les Rraeys seront le cadet de vos soucis.

Jane entra dans ma cabine sans mon autorisation. Elle pouvait le faire, maintenant qu’elle était mon officier supérieur.

— Mais, bon Dieu, qu’est-ce qui t’a pris ? cracha-t-elle.

— Il vous manque un homme, répondis-je. J’en suis un. Fais le calcul.

— Je t’ai obtenu ce poste sur le vaisseau parce que je savais qu’on te renverrait par navette, dit Jane. Si tu avais été réaffecté dans l’infanterie, tu serais sur l’un des vaisseaux participant à l’assaut. Si nous ne prenons pas la station de repérage, tu sais ce qui va arriver à ces vaisseaux et à tous ceux qui sont dedans. C’était l’unique moyen à ma connaissance de te garder sauf, et tu viens de le jeter à la corbeille.

— Tu aurais pu dire à Crick que tu ne voulais pas de moi. Tu l’as entendu. Il aurait été enchanté de me renvoyer sur une navette et de me laisser flotter dans l’espace connu jusqu’à ce que quelqu’un arrive pour me recueillir. Tu ne l’as pas fait parce que tu sais que ce petit plan est complètement barjot. Tu sais que tu vas avoir besoin de toute l’aide possible. J’ignorais que je serais sous tes ordres, tu sais, Jane. Si Aquinas n’allait pas se rétablir, j’aurais pu tout aussi bien servir sous Dalton. Je ne savais même pas que Hawking était ton sous-off avant que Crick ne le mentionne. Mais si on veut réussir, vous avez besoin de tous les hommes disponibles, voilà tout ce que je savais.

— Et pourquoi y accordes-tu de l’importance ? Ce n’est pas ta mission. Tu n’es pas des nôtres.

— Maintenant si. Je suis sur ce vaisseau. Et j’y suis grâce à toi. Et je n’ai nulle part ailleurs où aller. Toute ma compagnie a été liquidée et la plupart de mes autres amis sont morts. De toute façon, comme l’un de vous l’a souligné, nous sommes tous humains. Merde, j’ai même été fabriqué dans un labo, tout comme toi. Ce corps, du moins. Je pourrais être l’un de vous. Et désormais je le suis.

— Tu n’as pas la première idée de ce que ça veut dire, s’emporta Jane. Tu voulais me connaître, paraît-il. Qu’est-ce que tu veux savoir ? Tu veux savoir ce que c’est que de s’éveiller un beau jour avec la tête pleine d’une bibliothèque complète – de comment égorger un cochon à comment piloter un vaisseau spatial –, mais sans connaître ton nom ? Ni même savoir si tu en as un ? Tu veux apprendre ce que c’est que de n’avoir jamais été un enfant, ni même d’en avoir vu un, jusqu’au jour où tu poses le pied dans une colonie carbonisée et que tu en découvres un cadavre devant toi ? Peut-être te plaira-t-il de savoir que la première fois que nous parlons à un vrai-né, nous devons nous retenir de lui cogner dessus parce qu’il parle si lentement, qu’il bouge si lentement et pense si lentement qu’on ne comprend pas pourquoi on se donne la peine de vous engager.

» Ou peut-être te plaira-t-il d’apprendre que tous les soldats des Forces spéciales s’inventent en rêve un passé. Nous sommes des monstres de Frankenstein, nous le savons. Nous savons que nous sommes faits de morceaux de morts. Nous nous regardons dans un miroir et nous savons que nous voyons quelqu’un d’autre ; nous devons notre existence au fait qu’eux l’ignorent et que nous ne les retrouverons jamais. Alors nous imaginons tous celui ou celle qu’ils ont été. Nous imaginons leur vie, leurs enfants, leur mari, leur femme, et nous savons que rien de cela ne fera partie de nous.

Jane se planta devant moi.

— Tu veux savoir ce que c’est que de rencontrer le mari de la femme que tu as été jadis ? De lire sur son visage qu’il te reconnaît mais sans rien ressentir toi-même, en dépit de la force de ton désir ? De savoir qu’il meurt d’envie de t’appeler par un nom qui n’est pas le tien ? De savoir que, lorsqu’il te regarde, il contemple des décennies de vie… et que, toi, tu en ignores tout. De savoir qu’il a été avec toi, dans toi, qu’il était là à te tenir la main quand tu mourais, à te dire son amour. De savoir qu’il ne peut faire de toi une vrai-née, mais te donner une continuation, une histoire, une idée de ce que tu as été afin de t’aider à comprendre qui tu es. Peux-tu imaginer ce que c’est que de vouloir ça pour toi ? De le garder précieusement coûte que coûte.

Elle s’approcha. Ses lèvres effleuraient presque les miennes mais ne s’offraient pas.

— Tu as vécu avec moi dix fois plus longtemps que je n’ai vécu avec moi-même. Tu es le gardien de mon identité. Tu ne peux pas imaginer ce que ça représente pour moi. Parce que tu n’es pas des nôtres.

Elle recula et je l’observai.

— Tu n’es pas elle, dis-je. Tu me l’as toi-même dit.

— Oh, bon Dieu ! s’exclama Jane d’un ton tranchant. J’ai menti. Je suis elle, et tu le sais. Si elle avait vécu, elle aurait rejoint les FDC et ils auraient utilisé le même foutu ADN pour fabriquer son nouveau corps comme ils l’ont fait pour moi. J’ai été gonflée avec de la merde alien dans mes gènes mais tu n’es plus entièrement humain et elle ne le serait plus, non plus. La part humaine en moi, c’est la même qui serait en elle. Tout ce qui me manque, c’est la mémoire. Tout ce qui me manque, c’est toute ma vie antérieure.

Jane revint près de moi, prit mon visage dans ses mains.

— Je suis Jane Sagan. Ça, je le sais. Ces dernières six années sont les miennes, et elles sont réelles. C’est ma vie. Mais je suis aussi Katherine Perry. Je veux retrouver cette vie. Le seul moyen d’y parvenir, c’est à travers toi. Tu dois rester en vie, John. Sans toi, je me perds encore une fois.

Je levai la main vers la sienne.

— Aide-moi à rester en vie, déclarai-je. Explique-moi tout ce que je dois savoir pour accomplir cette mission. Montre-moi tout ce dont j’ai besoin pour aider ta compagnie à faire son boulot. Tu as raison, je ne sais pas ce que c’est qu’être toi, être l’un des vôtres. Mais une chose est sûre, je ne veux pas flouer dans une maudite navette pendant qu’on tirera sur toi. J’ai besoin, moi aussi, que tu restes en vie. D’accord ?

— D’accord, dit-elle.

Je lui pris la main et l’embrassai.

Cinq

C’est l’étape facile. (Message de Jane.) Ne résiste pas.

Les portes de la soute détonèrent brusquement, une décompression explosive qui ressemblait à mon arrivée précédente dans l’espace de Corail. Il allait falloir que j’y vienne un jour sans être éjecté d’une soute de cargaison. Néanmoins, cette fois-ci, la soute de l’Épervier n’était pas encombrée d’objets dangereux et mal attachés. Il n’y avait que l’équipage et les soldats, parés de leur combinaison de saut volumineuse et étanche. Nos pieds étaient pour ainsi dire cloués au sol par des attaches électromagnétiques, mais, dès que les portes de la soute de cargaison auraient explosé et les débris acquis une distance suffisante pour ne pas nous tuer, les attaches seraient tranchées et on serait expédiés dehors, entraînés par l’air qui s’échappait. La soute avait été surpressurisée afin de garantir une poussée suffisante.

C’était le cas. Les aimants de nos orteils coupés, on eût dit qu’un géant nous catapultait à travers un trou de souris particulièrement large. Selon le conseil de Jane, je n’offris aucune résistance et me retrouvai brusquement en train de tomber dans le vide. C’était parfait puisque notre but était de donner l’illusion d’une soudaine et inattendue exposition au néant de l’espace, au cas où les Rraeys surveilleraient cette région. Je fus sans cérémonie projeté par la porte avec le restant des Forces spéciales, j’eus un moment affolant de vertige quand l’« extérieur » devint le bas, et que le bas se trouva à deux cents kilomètres de la masse obscurcie de Corail, le terminus du jour brûlant à l’est où nous allions aboutir.

Ma rotation personnelle me fit pivoter juste à temps pour voir l’Épervier exploser sous quatre impacts. Les boules de feu qui surgirent du flanc opposé du vaisseau par rapport à ma position découpèrent sa silhouette dans les flammes. Pas de bruit, pas de chaleur en raison du vide qui m’en séparait, mais les affreuses boules de feu orange et jaune compensaient largement l’absence d’autres manifestations. Par miracle, quand je pivotai, je vis l’Épervier tirer des missiles qui filèrent vers un ennemi dont je ne pouvais déterminer la position. Quelqu’un était donc encore à bord lorsqu’il avait été touché. Je tournai, encore une fois à temps pour le voir se scinder en deux quand une autre volée de missiles l’atteignit. Celui qui se trouvait dans le vaisseau allait y mourir. J’espérai que nos missiles feraient mouche.

Je tombais seul vers Corail. D’autres soldats se trouvaient peut-être tout près de moi, mais il était impossible de le savoir. Nos combinaisons étaient opaques et nous avions reçu l’ordre de maintenir le silence Amicerveau jusqu’à l’entrée dans la haute atmosphère. Sauf si j’entrevoyais une masse sombre occulter une étoile, je ne saurais pas si d’autres m’accompagnaient. Rester invisible est efficace quand l’objectif est l’assaut d’une planète, surtout lorsque l’ennemi risque de vous attendre d’en haut. Je continuais de tomber et observais la planète Corail qui avalait inexorablement les étoiles à sa périphérie croissante.

Mon Amicerveau retentit. Il était temps de mettre en place le bouclier. Je signalai mon assentiment, et d’un sac dans mon dos s’écoula un flot de nanorobots. Un cyberfilet électromagnétique se tissa autour de moi, m’enfermant dans un globe d’un noir mat et me coupant de toute lumière. Cette fois, je tombais réellement dans les ténèbres. Je remerciai Dieu de ne pas être claustrophobe. Sans quoi, je serais devenu marteau.

Le bouclier était la clé de l’insertion en orbite haute. Il protégeait le soldat de deux façons contre la chaleur à vous carboniser générée par l’entrée dans l’atmosphère. Primo, la sphère du bouclier était créée pendant que le soldat tombait encore dans le vide, ce qui atténuait le transfert de chaleur, sauf si le soldat touchait le revêtement du bouclier qui était en contact avec l’atmosphère. Secundo, pour éviter cet inconvénient, le même échafaudage électromagnétique sur lequel les robots construisaient le bouclier coinçait le soldat au centre de la sphère, l’immobilisant totalement. Ce n’était guère confortable, mais la brûlure par des molécules d’air qui s’enfoncent dans votre chair à grande vitesse ne l’est pas non plus.

Les robots absorbaient l’énergie de frottement, en convertissant une partie pour renforcer le filet électromagnétique qui isolait le soldat, puis amortissaient autant que possible le restant de la chaleur. Ils finissaient par brûler et, à ce moment-là, un autre robot traversait le filet pour prendre la place du précédent. Dans l’idéal, on ne devait plus avoir besoin du bouclier avant son épuisement. Le nombre de robots était calibré pour l’atmosphère de Corail, avec un petit surplus. Mais comment s’empêcher d’être nerveux ?

Je sentis des vibrations quand mon bouclier commença de s’insérer laborieusement dans la haute atmosphère de la planète. Amicerveau signala inutilement l’entrée dans une zone de turbulences. Je fus secoué dans ma petite sphère. Malgré le champ isolant qui me retenait, j’oscillais davantage que je ne l’aurais voulu. Lorsque le bord d’une sphère peut transmettre plusieurs milliers de degrés de chaleur directement sur votre chair, le moindre mouvement vers elle, aussi faible soit-il, est angoissant.

À la surface de Corail, quiconque aurait levé les yeux aurait vu des centaines de météores zébrer soudain la nuit. Que les Rraeys pensent qu’il s’agissait certainement des débris du vaisseau humain qu’ils venaient de rayer du ciel étoufferait tout soupçon quant à ces météores. À des centaines de milliers de pieds d’altitude, un soldat qui tombe et un bout de coque qui tombe se ressemblent.

La résistance de l’atmosphère de plus en plus dense ralentit ma sphère. Quelques secondes après que la chaleur eut cessé de m’illuminer, elle s’effondra et j’en jaillis comme un poussin projeté au lance-pierre hors de sa coquille. La vue n’était plus un mur noir uniforme de robots mais un monde plongé dans les ténèbres, éclairé de loin en loin par des algues bioluminescentes qui découpaient les courbes langoureuses des récifs coralliens, ainsi que par les lumières plus crues des campements rraeys et des anciens établissements humains. Nous nous dirigions vers ce deuxième ensemble de lumières.

Discipline Amicerveau en route. (Message du commandant Crick. Je fus surpris. J’avais cru qu’il avait sombré avec l’Épervier.) Chefs de compagnie, identification. Soldats, alignement sur vos chefs de compagnie.

À quelques kilomètres à l’ouest de ma position et plusieurs centaines de mètres au-dessus, Jane s’illumina soudain. Elle ne s’était pas peinte en fluo. C’eût été la meilleure façon de se faire abattre par les forces au sol. Mais Amicerveau me communiquait ainsi sa position. Autour de moi, à proximité ou au loin, d’autres soldats se mirent à briller. Les collègues de ma nouvelle compagnie se signalaient aussi. En nous tortillant, nous commençâmes de dériver ensemble. Ce faisant, une grille topologique se superposa à la surface de Corail, sur laquelle brillaient plusieurs points formant un amas serré : la station de repérage et ses environs immédiats.

Jane se mit à bombarder ses soldats d’informations. Dès que j’avais rejoint sa compagnie, les soldats des Forces spéciales avaient renoncé à la courtoisie de me parler, reprenant leur méthode habituelle d’échange par Amicerveau. Si j’allais me battre avec eux, ils estimaient que je devais le faire selon leurs règles. Les communications des trois derniers jours s’étaient réduites pour moi à un brouhaha confus. Lorsque Jane m’avait dit que les vrais-nés communiquaient plus lentement, c’était un euphémisme. Les Forces spéciales échangeaient des messages plus vite que je ne clignais des paupières. Conversations et débats se déroulaient à un train m’empêchant de saisir les dix premiers mots. Plus déboussolant encore, les Forces spéciales ne limitaient pas leurs transmissions à des messages textes ou verbaux. Elles utilisaient la capacité d’Amicerveau à transmettre les informations affectives pour envoyer des bouffées d’émotion et s’en servir comme un écrivain de la ponctuation. Si l’un émettait une blague, tous ceux qui l’entendaient transmettaient leur rire par Amicerveau. On aurait cru que de petits plombs de pistolet de foire s’enfonçaient dans votre crâne. Ça me donnait mal à la tête.

Toutefois, c’était vraiment une façon efficace de « parler ». Jane exposa la mission, les objectifs et la tactique de notre compagnie en dix fois moins de temps qu’un commandant des FDC conventionnelles à un briefing. C’est un grand avantage si ce briefing se déroule quand tous les intéressés tombent vers la surface à une vitesse à se rompre le cou.

Aussi stupéfiant que ce fût, je réussis à suivre le briefing presque aussi vite que Jane le débitait. Le secret, découvris-je, est de cesser de lutter ou de vouloir organiser les informations comme j’en avais l’habitude, par tranches de paroles. Il suffit d’accepter de boire à un tuyau d’incendie, la bouche grande ouverte. Mes réponses limitées facilitaient les choses.

La station de repérage était située sur une colline près de l’un des plus petits établissements humains que les Rraeys avaient investis, dans un vallon fermé du côté de la station. Ce terrain était à l’origine occupé par le centre de commandement de la colonie et ses bâtiments annexes. Les Rraeys s’y étaient implantés pour bénéficier des lignes électriques et s’approprier les ressources informatiques, de transmission et autres du centre de commandement. Ils avaient érigé des positions défensives dans et autour du centre, mais les images en temps réel du site (fournies par un membre de l’état-major de Crick, qui avait sanglé carrément un satellite espion sur sa poitrine) révélaient que ces positions n’étaient que modérément armées et pourvues en personnel. Les Rraeys étaient trop sûrs que leur technologie et leurs vaisseaux spatiaux neutraliseraient toute menace.

D’autres compagnies investiraient le centre de commandement, localiseraient et sécuriseraient les machines intégrant les informations de repérage émises par les satellites et préparant leur chargement sur les vaisseaux rraeys postés en orbite. Le boulot de la nôtre consistait à prendre le contrôle de la tour de transmission d’où les signaux au sol partaient sur les vaisseaux. Si le matériel de transmission était un équipement consu avancé, nous devions déconnecter la tour et la défendre contre l’inévitable contre-attaque de l’ennemi. Si ce n’était que du bricolage rraey, nous nous contenterions de la faire sauter.

Dans l’un et l’autre cas, la station de repérage serait fermée et les vaisseaux rraeys contraints de se diriger en aveugles, incapables de détecter quand et où les nôtres apparaîtraient. La tour se trouvait à l’écart du centre de commandement et elle était fortement gardée en comparaison du restant du secteur, mais nous avions des plans pour décimer une partie du bétail avant de toucher terre.

Sélection des cibles. (Message de Jane.)

Une surimpression de notre zone de cibles apparut en gros plan dans nos Amicerveaux. Les soldats rraeys et leurs machines brillaient en infrarouge. Sans menace apparente, ils ne protégeaient pas leurs traces de chaleur. Par escadrons, équipes, puis individuellement, les cibles furent sélectionnées et préparées. Chaque fois que possible, nous décidions de frapper les Rraeys et non leur équipement, que nous pourrions utiliser dès que leur sort serait réglé. Les armes ne tuent pas, mais les aliens derrière la détente, si. Sitôt nos cibles établies, nous nous éloignâmes tous un peu les uns des autres. Tout ce qui restait à faire était d’attendre la distance d’un kilomètre.

À un kilomètre, nos derniers robots déployèrent une paravoile manœuvrable, réduisant la vélocité de notre descente avec une brutalité à vous retourner l’estomac, mais nous permettant d’osciller et de filer sans nous percuter. Nos voiles comme notre tenue de combat étaient camouflées contre le noir et la chaleur. À moins de savoir qui chercher, on ne nous verrait pas arriver.

Frappe des cibles. (Envoi du commandant Crick.)

Le silence de notre descente prit fin avec le crépitement déchirant des MF déchargeant une averse de métal. Au sol, soldats rraeys et personnel eurent la tête et les membres arrachés. Leurs compagnons n’eurent qu’une fraction de seconde pour comprendre ce qui se passait avant de connaître le même destin. Quant à moi, je visai trois Rraeys en faction près de la tour de transmission. Les deux premiers tombèrent sans un cri. Le troisième pointa son arme dans le noir, prêt à tirer. Je l’atteignis avant qu’il eût le temps de corriger sa visée. En cinq secondes environ, tous les Rraeys qui étaient dehors et visibles furent abattus. Nous étions encore à plusieurs centaines de mètres d’altitude à ce moment-là.

Des projecteurs s’allumèrent. On les fit exploser aussitôt. Nous tirâmes des roquettes dans les tranchées et les trous de snipers, arrosant ceux qui y étaient installés. Les soldats rraeys, sortant en nombre du centre de commandement et des campements, remontèrent la trajectoire des roquettes et firent feu. Nos soldats s’étaient depuis longtemps écartés et descendaient l’ennemi qui tirait à découvert.

Je sélectionnai un point d’atterrissage près de la tour de transmission et demandai à Fumier de calculer une trajectoire de manœuvre d’évitement pour l’atteindre. À mon arrivée, deux Rraeys jaillirent de la porte d’un baraquement près de la tour et tirèrent vers moi tout en fonçant vers le centre de commandement. Le premier, je l’atteignis à la jambe. Il tomba en hurlant. Le second cessa de tirer et s’enfuit en s’aidant de ses pattes musculeuses, semblables à celles d’un oiseau, pour prendre de la distance. Je demandai à Amicerveau de libérer la paravoile. Elle se désintégra tandis que ses filaments électrostatiques s’effondraient et que les robots se transformaient en poussière inerte. Je franchis les derniers mètres me séparant du sol, effectuai un roulé-boulé, me relevai et visai le Rraey qui s’éloignait à fond de train. Il préférait s’enfuir en ligne droite plutôt que de courir en zigzag pour faire une cible moins facile. Un seul tir et il s’écroula. Derrière moi, l’autre poussait encore des cris perçants, puis, tout à coup, un hoquet abrupt y mit fin. Me retournant, j’avisai Jane, son MF pointé vers le cadavre du Rraey.

Tu me suis. (Envoi de Jane, qui d’un geste me désigna le baraquement.)

Comme nous approchions, deux autres Rraeys bondirent de la porte, tandis qu’un troisième ouvrait le feu de l’intérieur. Jane s’aplatit et riposta pendant que je poursuivais les Rraeys en fuite. Ceux-là détalaient en zigzaguant. Je tuai le premier, mais l’autre m’échappa en glissant sur les fesses du haut d’un talus. Pendant ce temps, Jane en eut marre d’échanger des salves avec le Rraey planqué dans la remise et lança une grenade. Il y eut un piaillement étouffé, puis un violent bruit de chute, suivi de gros morceaux du Rraey s’envolant par la porte.

Nous entrâmes dans le baraquement ; le sol était couvert des restes du Rraey et le local bourré d’électronique. Un scan Amicerveau confirma qu’il s’agissait de matériel rraey. C’était le centre opérationnel de la tour. Jane et moi ressortîmes et bombardâmes la bâtisse de grenades et de roquettes. Elle explosa dans un feu d’artifice. La tour était maintenant déconnectée, même s’il restait encore à s’occuper de l’équipement de transmission proprement dit installé à son sommet.

Jane reçut les rapports de statut de ses chefs d’escadron. La tour et ses environs étaient sous contrôle. Après notre tir initial, les Rraeys n’avaient pu s’organiser à aucun moment. Nous avions quelques blessés légers, aucun mort à signaler. Les autres phases de l’attaque se déroulaient aussi bien. Le combat le plus intense avait lieu dans le centre de commandement, où les soldats progressaient de pièce en pièce en liquidant les Rraeys. Jane envoya deux escadrons en renfort, un troisième pour surveiller les cadavres ennemis et l’équipement dans la tour, enfin deux autres pour établir un périmètre de sécurité.

Et toi, dit-elle par Amicerveau en se tournant vers moi et en désignant la tour, monte là-haut et dis-moi ce qu’on a.

Je levai les yeux : c’était une tour radio traditionnelle. Environ cent cinquante mètres de haut, des parois lisses mais un échafaudage en métal qui fixait ce qui se trouvait au sommet. Jusqu’à présent, c’était la création la plus impressionnante des Rraeys. La tour n’existait pas lorsqu’ils étaient arrivés. Donc ils avaient dû l’installer presque aussitôt. Ce n’était certes qu’une tour radio, mais, d’un autre côté, essayez de construire une tour radio en une journée et dites-m’en des nouvelles. Elle était munie de pointes formant une échelle qui menait jusqu’au sommet. La physiologie et la taille des Rraeys étaient assez proches de celles des humains pour que je puisse m’en servir. Je grimpai.

Au sommet soufflait un vent dangereux et il y avait un paquet de la taille d’une voiture d’antennes et d’instruments. Je le scannai par Amicerveau, qui compara l’image visuelle avec sa bibliothèque de la technologie rraey. Du rraey à cent pour cent. Les informations transmises par satellite étaient traitées dans le centre de commandement. J’espérais que les nôtres réussiraient à s’en emparer sans détruire accidentellement le matériel.

J’envoyai l’information à Jane. Elle me prévint que plus vite je redescendrais, plus j’aurais de chances de ne pas être écrasé par les débris. Inutile qu’elle insiste. Comme je descendais, des roquettes furent lancées droit au-dessus de ma tête, directement contre le tas d’instruments au sommet. La force des détonations cassa les câbles stabilisateurs. Leur odeur métallique piquante promettait une électrocution à quiconque se trouvait sur leur chemin. Toute la tour oscillait. Jane lança l’ordre de tirer sur sa base. Les roquettes transpercèrent les poutres métalliques. La tour se tordit et s’effondra dans un grondement.

Le bruit des combats s’était tu dans le secteur du centre de commandement et des acclamations sporadiques retentissaient. Il ne restait plus un seul Rraey. J’avais demandé à Fumier d’enclencher mon chronomètre interne. Cela ne faisait pas tout à fait quatre-vingt-dix minutes que nous avions sauté de l’Épervier.

— Ils ignoraient notre arrivée, dis-je à Jane, soudain surpris par le son de ma propre voix.

Elle me regarda, acquiesça puis contempla la tour.

— En effet. C’était la bonne nouvelle. La mauvaise est que, maintenant, ils savent que nous sommes ici. On a franchi le plus facile. Le plus dur est à venir.

Elle pivota et se mit à lancer à toute allure des ordres à sa compagnie. Nous attendions une contre-attaque. Massive, avec ça.

— As-tu envie de redevenir humain ? me demanda Jane. C’était la veille au soir de notre atterrissage. Nous grignotions dans le mess.

— Encore ? dis-je en souriant.

— Tu sais bien ce que je veux dire. Retourner dans un vrai corps humain. Sans additifs artificiels.

— Bien sûr. Il me reste huit ans et quelque. Si je suis encore en vie, je me retirerai et partirai coloniser.

— Ça implique de redevenir faible et lent, fit-elle remarquer avec le tact habituel des Forces spéciales.

— Ce n’est pas si grave. Et il y a des compensations. Les enfants, par exemple. Ou la possibilité de rencontrer des gens sans devoir les tuer parce que ce sont les ennemis aliens des colonies.

— Tu redeviendras vieux et tu mourras.

— Certes. C’est le sort des humains. Ça (je levai un bras vert), ce n’est pas habituel, tu sais. Et tant que la teinture tient, j’ai bien plus de chances de mourir durant chaque année au sein des FDC que si j’étais colon. À comparer les taux de mortalité, le statut de colon non modifié reste un meilleur moyen de survivre.

— Tu n’es pas encore mort.

— Les autres ont tendance à veiller sur moi, dis-je. Et toi ? Des plans de retraite et de colonisation ?

— Les Forces spéciales ne quittent pas l’armée, dit Jane.

— Tu veux dire que vous n’en avez pas le droit ?

— Si, on en a le droit. La durée de notre service est de dix ans, comme le vôtre, mais sans possibilité de réduction. Nous ne nous retirons pas, c’est tout.

— Pourquoi ?

— Nous n’avons aucune autre expérience que la guerre. On naît, on se bat, voilà ce qu’on fait. On est doués pour ça.

— Vous n’avez jamais envie d’arrêter d’aller au combat ?

— Pourquoi ?

— Eh bien, d’abord, ça réduit considérablement les risques de mort violente. Ensuite, ça donne une chance de vivre cette vie dont les Forces spéciales rêvent. Tu sais, le passé que vous vous inventez. Nous autres, les FDC ordinaires, nous avons connu cette existence avant d’entrer dans l’armée. Vous pourriez la connaître après.

— Je ne saurais pas quoi faire de ma peau.

— Bienvenue dans l’espèce humaine, fis-je. Alors, dis-tu, aucun soldat des Forces spéciales ne quitte le service ? Jamais ?

— J’en ai connu, admit Jane. Mais deux seulement.

— Que leur est-il arrivé ? Où sont-ils allés ?

— Je ne sais pas trop, répondit-elle vaguement. Demain, je veux que tu restes avec moi, ajouta-t-elle en changeant de sujet.

— Je comprends.

— Tu es encore trop lent. Je ne veux pas que tu te mêles à mes gens.

— Merci.

— Désolée. Je me rends compte que ce n’était pas délicat. Mais tu as conduit des soldats. Tu sais ce qui me préoccupe. Je suis prête à assumer les risques de ta présence à mes côtés. Je ne veux pas les imposer aux autres.

— Je sais. Je ne suis pas offensé. Et ne t’inquiète pas. Je serai à la hauteur. J’ai l’intention de me retirer, tu sais. Pour ça, je dois rester en vie encore un peu plus longtemps.

— C’est un bon point que tu gardes des motivations, observa Jane.

— Je suis d’accord. Tu devrais songer, toi aussi, à te retirer. Comme tu viens de le dire, c’est un bon point d’avoir une motivation pour rester en vie.

— Je ne veux pas mourir. C’est une motivation suffisante.

— Eh bien, si tu changes d’avis, je t’enverrai une carte postale de là où je me serai retiré. Viens m’y rejoindre. Nous pourrons vivre des produits d’une ferme. Élever des poules. Faire pousser du blé.

Jane renifla.

— Tu n’es pas sérieux.

— Mais si, dis-je en prenant conscience que c’était vrai.

Jane garda le silence puis déclara :

— Je n’aime pas le travail de la terre.

— Comment tu le sais ? Tu ne l’as jamais fait.

— Kathy aimait ça ?

— Pas du tout. Elle acceptait tout juste d’entretenir le jardin.

— Alors tu vois. Les précédents me donnent raison.

— Réfléchis-y tout de même un peu.

— Peut-être, dit Jane.

Où diable ai-je rangé cette cartouche de munitions ? (Message de Jane.)

Les roquettes nous assaillirent aussitôt. Je me jetai à terre au moment où des éclats de l’affleurement rocheux sur lequel elle avait pris position tombaient en pluie autour de moi. Levant les yeux, je vis la main de Jane qui se tordait. J’allais la rejoindre quand de nouvelles salves m’en empêchèrent. Je pivotai d’un bloc et regagnai le rocher derrière lequel je m’étais posté.

J’observai l’escouade de Rraeys qui nous avait visés dans notre angle mort. Deux d’entre eux escaladaient lentement la colline vers nous, tandis qu’un troisième aidait le dernier à charger une roquette. Je n’avais aucun doute contre quoi elle serait tirée. Je lançai une grenade vers les deux Rraeys qui approchaient et les entendis se mettre à couvert à toute vitesse. Je les ignorai et tirai sur celui à la roquette. Il tomba dans un bruit sourd et lança sa roquette dans un dernier sursaut. L’explosion brilla le visage de son compagnon, qui hurla en battant des bras et serrant son bandeau oculaire. Je visai la tête. La roquette s’éloigna en décrivant un arc. Je ne me donnai pas la peine d’apprendre où elle atterrirait.

Les deux Rraeys qui s’étaient avancés vers moi reprirent leur escalade. Je leur lançai une autre grenade pour les occuper et me dirigeai vers Jane. La grenade atterrit droit devant les pieds de l’un et finit par les arracher. Le second plongea. Je lançai une troisième grenade. Il ne fut pas assez rapide pour l’éviter.

Je m’agenouillai au-dessus de Jane qui continuait de se contorsionner et avisai l’éclat de roche qui avait pénétré le côté de sa tête. Le Sangmalin coagulait rapidement, mais de petites giclées s’échappaient des bords de la plaie. Je lui parlai. Elle ne répondit pas. J’accédai à son Amicerveau, recevant des échos émotionnels et irréguliers de choc et de douleur. Ses yeux bougeaient sans voir. Elle allait mourir. Je lui serrai la main avec force et m’efforçai de maîtriser la montée affolante de vertige et de déjà-vu.

La contre-attaque s’était déclenchée à l’aube, peu après que nous nous fûmes emparés de la station de repérage, et elle avait été plus que massive. Comprenant que leur système de protection avait été anéanti, les Rraeys avaient riposté avec violence pour récupérer la station. Leur assaut se déroulait au petit bonheur la chance, trahissant leur manque de temps et de préparatifs, mais il reprenait vague par vague. Des transports de troupes se succédaient au-dessus de l’horizon, amenant de nouvelles forces rraeys.

Les soldats des Forces spéciales firent appel à leur mélange particulier de sens tactique et de témérité insensée pour accueillir les premiers de ces vaisseaux de troupes. Des escouades fonçaient au-devant d’eux lors de l’atterrissage, bombardant roquettes et grenades dans les soutes au moment où les portes s’ouvraient. Les Rraeys finirent par s’adjoindre un soutien aérien et les troupes commencèrent de débarquer sans être liquidées à l’instant où elles atterrissaient. Pendant que le gros de nos forces défendait le centre de commandement et le trésor technologique consu qu’il recelait, notre compagnie patrouillait à la périphérie, harcelant les Rraeys et rendant ainsi leur progression beaucoup plus difficile. C’est pourquoi Jane et moi nous trouvions sur l’affleurement rocheux, à plusieurs centaines de mètres du centre.

Juste en contrebas de notre position, un autre groupe de Rraeys commençait de s’avancer vers nous. Il était temps de déguerpir. Je balançai deux roquettes pour les retarder, puis me penchai et installai Jane sur un brancard. Elle gémit, mais impossible de m’en préoccuper. J’avisai un gros rocher que nous avions utilisé à l’aller et m’y élançai. Derrière moi, les Rraeys visèrent. Des projectiles fusèrent ; des débris de rocher m’entaillèrent la figure. Je me glissai derrière le rocher, posai Jane, jetai une grenade vers l’ennemi. Je fonçai alors à découvert, surgis devant les Rraeys, couvrant presque toute la distance en deux longues foulées. Ils se mirent à piailler. Ils ne savaient que faire du bonhomme qui déboulait devant eux. Je basculai mon MF sur tir automatique et les dégommai à bout portant avant qu’ils ne s’organisent. Je retournai auprès de Jane en courant et accédai à son Amicerveau. Toujours là. Toujours vivante.

La tranche suivante de notre parcours allait être ardue. Une centaine de mètres de terrain ouvert s’étendait entre nous et le petit hangar de maintenance où je voulais me réfugier. Les lignes de l’infanterie rraey entouraient ce périmètre. Un avion se dirigeait dans la direction que je voulais prendre, en quête d’humains à liquider. J’accédai à Amicerveau pour localiser la position des soldats de Jane et en trouvai trois non loin de moi : deux au bord du champ à trente mètres et un autre à l’autre bout. Je leur intimai l’ordre de me couvrir, repris le brancard et courus vers la remise.

Un déluge de feu s’abattit sur le terrain. Des mottes de terre sautaient sur moi quand les balles s’enfonçaient là où mes pieds s’étaient posés ou allaient se poser. Je fus touché à la hanche gauche par un tir oblique. Mes jambes se tordirent tandis qu’une douleur cuisante me traversait. J’allais m’offrir au moins un hématome. Je réussis à garder l’équilibre et à continuer de courir. Derrière moi, je percevais le choc des roquettes percutant les positions rraeys. La cavalerie était arrivée.

L’aéronef rraey pivota pour me tirer dessus puis fit un écart afin d’éviter la roquette lancée par l’un de nos soldats. Il réussit cette manœuvre mais sa chance tourna : les deux autres roquettes lancées d’une autre direction le touchèrent. La première s’écrasa sur le moteur, la seconde dans le pare-brise. L’engin piqua, prit de la gîte, mais demeura dans les airs assez longtemps pour être frappé par une dernière roquette, qui se logea dans le pare-brise en miettes et explosa dans le cockpit. L’appareil s’écrasa dans un grondement saccadé tandis que j’atteignais le hangar. Dans mon dos, les Rraeys qui me visaient reportèrent leur attention sur les soldats de Jane, bien plus dangereux que moi. J’ouvris la porte à la volée et me glissai dans le coin réservé aux réparations.

Dans le calme relatif, je vérifiai encore une fois les organes vitaux de Jane. La blessure à la tête était entièrement plâtrée de Sangmalin. Il était impossible de déterminer la gravité des blessures ni la profondeur où les fragments rocheux s’étaient introduits dans le cerveau. Son pouls restait fort mais sa respiration était creuse et irrégulière. C’était là où la surcapacité de transport d’oxygène du Sangmalin allait s’avérer précieuse. Je n’étais plus certain qu’elle allait mourir mais je ne savais pas quoi faire pour la maintenir en vie.

J’accédai à Amicerveau pour connaître les options. Il m’en fournit une : le centre de commandement abritait une petite infirmerie. Le nombre de lits était réduit mais elle possédait une chambre de stase portable. Cela stabiliserait l’état de Jane jusqu’à ce qu’elle puisse regagner un vaisseau et retourner à Phénix pour recevoir des soins médicaux. Du coup, je me souvins qu’elle-même et l’équipage de l’Épervier m’avaient enfermé dans une chambre identique après mon premier atterrissage sur Corail. Il était temps de rendre ce service.

Une salve de projectiles siffla à travers une fenêtre en hauteur. Quelqu’un s’était souvenu de ma présence. Il était de nouveau temps de filer. J’établis mon nouveau point de chute : une tranchée de cinquante mètres construite par les Rraeys devant moi, à présent occupée par les nôtres. Je les prévins de mon arrivée. Pendant que je courais vers eux, ils eurent l’obligeance d’arrêter le tir. Je me trouvais de nouveau derrière nos lignes. Le restant du parcours jusqu’au centre de commandement se déroula sans incident majeur.

J’arrivai juste quand les Rraeys se mirent à balancer des obus contre le centre de commandement. Reprendre leur station de repérage ne les intéressait plus : ils avaient à présent l’intention de la détruire. Je levai les yeux vers le ciel. Même à travers la lumière étincelante du matin, des éclairs scintillants brillaient dans l’azur. La flotte coloniale était arrivée.

Les Rraeys n’allaient pas mettre longtemps à démolir le centre et la technologie cousue avec lui. Je devais agir vite. Je plongeai dans le bâtiment et fonçai à l’infirmerie tandis que tous les autres en sortaient.

Il y avait quelque chose de massif et de compliqué dans l’infirmerie du centre : le système de repérage consu. Dieu seul sait pourquoi les Rraeys avaient décidé de le placer ici. En tout cas, ils l’avaient fait. En conséquence de quoi, l’infirmerie restait l’unique pièce du centre qui n’avait pas été mitraillée. Les Forces spéciales avaient reçu l’ordre de rapporter le dispositif en un seul morceau. Nos gars et nos filles avaient attaqué les Rraeys dans cette infirmerie à la grenade aveuglante et au couteau. Leurs victimes étaient toujours là, étendues, couvertes d’entailles.

Le système de repérage bourdonnait comme avec plaisir, plat et lisse, contre le mur de l’infirmerie. L’unique indice de connexion était un petit moniteur et une broche d’accès à un module de mémoire rraey posée avec négligence sur une table de chevet de malade à côté. L’appareil cousu ignorait que, dans quelques minutes, il ne serait plus qu’un tas de ferraille détruit par le prochain obus des Rraeys. Tout notre boulot pour sécuriser ce maudit gadget allait être réduit à néant.

Le centre de commandement trembla. J’évacuai le système de repérage de mes pensées et posai doucement Jane sur un lit puis j’allai chercher la chambre de stase. Je la trouvai dans une pièce adjacente. Elle ressemblait à un fauteuil roulant encastré dans un demi-cylindre en plastique. Je découvris deux sources d’alimentation portables sur l’étagère à côté. J’en branchai une dans la chambre et lus le panneau de diagnostic. Deux heures d’énergie. Je pris l’autre aussi. Deux précautions valent mieux qu’une.

Je poussais la chambre de stase vers Jane quand un autre obus frappa, ébranlant tout le centre et coupant l’électricité. Je fus bousculé par l’impact, glissai sur un cadavre rraey et me cognai la tête contre le mur en tombant. Un éclair palpita derrière mes yeux, suivi d’une douleur intense. Je poussai un juron en me redressant et sentis un petit filet de Sangmalin couler d’une éraflure au front.

Les lumières clignotèrent pendant quelques secondes et, dans les brefs intervalles, Jane me transmit une bouffée d’information émotionnelle si intense que je dus me retenir au mur pour ne pas retomber. Jane était consciente. Consciente, et, pendant ces quelques secondes, je vis ce qu’elle croyait voir. Quelqu’un d’autre se trouvait avec elle, son portrait tout craché. Cette femme lui caressait les joues tout en lui souriant. Un clignotement, un autre, elle ressemblait à mon souvenir la dernière fois que je l’avais vue. La lumière clignota de nouveau, se rétablit, et les hallucinations disparurent.

Jane s’agita. Je me penchai vers elle. Ses yeux étaient ouverts et regardaient droit dans les miens. J’accédai à son Amicerveau. Elle était encore consciente mais tout juste.

— Hé, murmurai-je en lui prenant la main. Jane, tu as été blessée. Tout va bien maintenant. Mais je dois te placer dans la chambre de stase jusqu’à ce qu’on te trouve de l’aide. Tu m’as sauvé la vie une fois, tu te souviens ? Ça nous laissera quittes. Tiens bon. D’accord ?

Elle me serra la main faiblement, comme pour attirer mon attention.

— Je l’ai vue, dit-elle dans un souffle. J’ai vu Kathy. Elle m’a parlé.

— Qu’est-ce qu’elle a dit ?

— Elle a dit… (Jane sombra un peu avant de se recentrer sur moi.) Elle a dit que je ferais mieux de partir cultiver la terre avec toi.

— Et qu’est-ce que tu as répondu ?

— J’ai répondu d’accord.

— D’accord.

— D’accord, répéta-t-elle en perdant de nouveau conscience.

Le circuit de son Amicerveau montrait une activité cérébrale irrégulière. Je la soulevai et l’installai le plus doucement possible dans la chambre de stase. Je l’embrassai puis allumai la chambre. Elle se scella et bourdonna. Les témoins marquèrent un ralentissement maximum de l’activité neurale et physiologique. Jane était prête pour le transport. Surveillant les roues pour naviguer autour du Rraey mort sur lequel j’avais trébuché un peu plus tôt, je remarquai le module de mémoire qui pointait de sa poche abdominale.

Le centre de commandement trembla de nouveau. Tout en sachant que c’était sans doute une erreur, je pris le module de mémoire, la broche d’accès et l’y insérai. Le moniteur s’alluma et afficha une liste de fichiers en écriture rraey. J’ouvris l’un des fichiers et un schéma apparut. Je le refermai pour en ouvrir un autre. Encore des schémas. Je retournai à la liste originale et cherchai dans l’interface graphique s’il n’y avait pas un menu général. Si. J’y accédai et demandai à Fumier de traduire ce qui apparaissait à l’écran.

Un manuel d’utilisation du système de repérage consu. Schémas, instructions de fonctionnement, montages techniques, procédures de dépannage. Tout y était. Ce manuel était le butin le plus précieux après le système lui-même.

L’obus suivant ébranla violemment le centre de commandement, me fit tomber sur les fesses et projeta des éclats dans toute l’infirmerie. Un bout de métal troua l’écran que je regardais ; un autre creusa un trou dans le système de repérage lui-même. L’appareil cessa de bourdonner et produisit des crachotements. Je récupérai le module de mémoire, débranchai la broche, saisis les poignées de la chambre de stase et filai en courant. J’avais à peine franchi une distance acceptable quand un dernier obus tomba dans le centre, qui s’effondra.

Devant nous, les Rraeys battaient en retraite. La station de repérage devenait le cadet de leurs soucis. Dans le ciel, des dizaines de points obscurs annonçaient l’arrivée de navettes pleines de soldats des FDC brûlant d’envie de reprendre la planète. J’étais heureux de leur laisser cette tâche. Je voulais quitter ce rocher le plus vite possible.

Non loin de là, le commandant Crick conférait avec plusieurs membres de son état-major. Il me fit signe d’approcher. Je poussai Jane vers lui. Il baissa les yeux sur elle puis les leva sur moi.

— On m’a dit que vous aviez franchi un kilomètre en courant avec Sagan sur votre dos, puis que vous êtes entré dans le centre de commandement quand les Rraeys se sont mis à le bombarder d’obus. Il me semble me souvenir que c’est vous qui nous avez traités de fous.

— Je ne suis pas fou, mon commandant. J’ai un sens finement calibré du risque acceptable.

— Comment va-t-elle ? demanda Crick en désignant Jane d’un signe de tête.

— Stable. Mais elle a une très grave blessure à la tête. On doit l’emmener dans un poste médical dès que possible. Il désigna une navette en train d’atterrir.

— C’est le premier transport. Montez-y tous les deux.

— Merci, mon commandant.

— Merci à vous, Perry. Sagan est l’un de mes meilleurs officiers. Je vous suis reconnaissant de l’avoir sauvée. Mais si vous aviez réussi à sauver aussi le système de repérage, ce serait la meilleure nouvelle de la journée. Tout ce boulot pour défendre cette maudite station n’aura servi à rien.

— À ce propos, mon commandant, dis-je en brandissant le module de mémoire, je crois avoir là quelque chose qui vous intéressera.

Crick observa le module puis me regarda en se rembrunissant.

— Personne n’apprécie ceux qui en font trop, capitaine, dit-il.

— En effet, mon commandant, même si c’est « lieutenant ».

— Nous arrangerons ça.

Jane prit la première navette. Je fus retardé un certain temps.

Six

On m’a promu capitaine. Je n’ai jamais revu Jane.

La plus éprouvante fut la première de ces deux occurrences. Porter Jane sur mon dos à travers un champ de bataille de plusieurs centaines de mètres pour la mettre en sécurité, puis l’installer dans une chambre de stase sous les bombardements aurait suffi à m’obtenir un éloge dans le rapport officiel de l’affrontement. Rapporter en prime les schémas techniques du système de repérage consu était, comme le commandant Crick l’avait laissé entendre, faire preuve d’un léger excès de zèle. Mais qu’y faire ? Je reçus deux nouvelles médailles pour la seconde bataille de Corail et par-dessus le marché une promotion. Si quelqu’un a remarqué que j’étais passé de caporal à capitaine en moins d’un mois, il n’en a rien dit. Ma foi, moi non plus. En tout cas, on me paya des verres pendant plusieurs mois. Bien sûr, lorsque vous êtes dans les FDC, toutes les boissons sont gratuites. Mais c’est l’intention qui compte.

Le manuel technique consu fut transporté directement à la Recherche militaire. Harry m’apprit plus tard que le feuilleter donnait l’impression de lire le cahier de brouillon de Dieu. Les Rraeys savaient utiliser l’appareil mais n’avaient aucune idée de son fonctionnement ; même avec les explications complètes, il était peu probable qu’ils soient capables d’en assembler un autre. Ils ne possédaient pas la capacité industrielle pour le faire. Nous le savions parce que nous non plus ne l’avions pas. La théorie sur laquelle reposait le dispositif ouvrait de nouvelles branches de la physique et obligeait les colonies à reconsidérer leur technologie de propulsion de saut.

Harry fut intégré dans l’équipe chargée de développer les applications pratiques de cette technologie. Il en était ravi. Jesse se plaignait que cela le rendait invivable. Son refrain quant à son niveau insuffisant en maths devint caduc, vu que personne d’autre ne l’avait pour ce boulot. Donnée qui renforça l’idée que les Consus étaient une espèce avec laquelle il ne fallait pas déconner.

Quelques mois après la seconde bataille de Corail, la rumeur circula que les Rraeys étaient revenus dans l’espace consu, les implorant de leur fournir davantage de technologie. Les Consus répondirent en faisant imploser le vaisseau rraey avant de le catapulter dans le trou noir le plus proche. Réaction qui me paraît encore maintenant excessive. Mais ce n’est qu’une rumeur.

Après Corail, les FDC m’attribuèrent une succession d’affectations peinardes. À commencer par la visite quotidienne des colonies au titre de dernier héros des FDC, afin de montrer aux colons comment les Forces de défense coloniales se battent pour VOUS ! Je dus assister à quantité de parades et participer au jury de maints concours de cuisine. Au bout de quelques mois d’exhibition, j’étais prêt à changer de mission, même s’il était agréable de visiter des planètes sans être obligé de tuer leurs habitants.

Après mon poste de relations publiques, les FDC me firent cornaquer les troupeaux sur un nouveau vaisseau de transport de recrues. J’étais devenu le type chargé de s’adresser à un millier de vieillards dans leurs corps tout neufs pour leur ordonner de s’amuser, puis, une semaine plus tard, de leur annoncer que dans dix ans les trois quarts d’entre eux seraient morts. La douceur amère de cette tâche était presque insupportable. Lorsque j’entrais dans le mess du vaisseau, je voyais des groupes d’amis se former et s’unir comme je l’avais fait avec Harry et Jesse, Alan et Maggie, Tom et Susan. Je me demandais combien d’entre eux tiendraient le coup. Tous, j’espérais. Je savais que la majorité échoueraient. Au bout de quelques mois, je demandai une autre assignation. Nul ne trouva rien à redire. Ce n’était pas le genre de poste qu’un militaire a envie d’occuper très longtemps.

En définitive, je demandai à retourner au combat. Ce n’est pas que j’aime me battre, quoique je sois étrangement doué pour cela. Mais il se trouve que, dans cette vie, je suis un soldat. J’en ai accepté le statut. J’avais l’intention de me retirer un jour de l’armée, mais, en attendant, je désirais être au front. On m’attribua une compagnie et on me muta sur le Taos. C’est là où je suis maintenant. C’est un bon vaisseau. Je commande de bons soldats. Dans cette vie, on ne peut guère demander davantage.

N’avoir jamais revu Jane n’est pas si éprouvant. Après tout, ce n’est pas si terrible de ne pas voir quelqu’un. Jane avait pris la première navette pour l’Amarillo. Constatant qu’elle appartenait aux Forces spéciales, le médecin du vaisseau l’avait rangée dans un coin du poste médical afin qu’elle demeure en stase jusqu’au retour sur Phénix et qu’elle soit remise entre les mains des techniciens médicaux dont elle relevait. Je regagnai finalement Phénix sur le Bakersfield. À ce moment-là, Jane était dans les entrailles de l’aile médicale des Forces spéciales et inaccessible à un simple mortel comme moi, tout héros flambant neuf qu’il fût.

Peu après, je fus décoré, promu et affecté à ma tournée promotionnelle des colonies. Finalement, je reçus un message du commandant Crick m’annonçant que Jane s’était rétablie et qu’on l’avait affectée, avec la plupart de l’équipage survivant de l’Épervier, sur un nouveau vaisseau nommé Cerf-Volant. Il ne servait à rien d’essayer de lui envoyer un message. Les Forces spéciales, c’étaient les Brigades fantômes. On n’est pas censé savoir où elles vont, ce qu’elles font ni même qu’elles sont là, devant vous.

Toutefois, je sais qu’elles sont là. Chaque fois que des soldats des Forces spéciales m’aperçoivent, ils m’adressent un ping par Amicerveau : de brèves petites bouffées d’information émotionnelle exprimant le respect. Je suis l’unique vrai-né à avoir servi parmi eux, si brièvement soit-il. J’ai sauvé l’une des leurs et j’ai transformé de justesse une mission vouée à l’échec en succès. Je leur renvoie la pareille, un accusé de réception, mais je n’ajoute rien ouvertement pour ne pas les trahir. Les Forces spéciales préfèrent qu’il en soit ainsi. Je n’ai jamais revu Jane sur Phénix ni ailleurs.

Mais j’ai entendu parler d’elle. Peu après mon affectation sur le Taos, Fumier m’informa que j’avais un message en attente d’un expéditeur anonyme. C’était nouveau. Je n’avais jamais reçu de message anonyme via Amicerveau. Je l’ouvris et découvris l’image d’un champ de blé, d’une ferme dans le lointain et d’un lever de soleil. Peut-être d’un coucher de soleil, mais il me semblait que non. Il me fallut une seconde pour comprendre que cette image faisait office de carte postale. Puis j’entendis sa voix, la voix que j’avais connue toute ma vie de deux femmes différentes.

Tu m’as demandé un jour où les soldats des Forces spéciales allaient quand ils prenaient leur retraite et je t’ai répondu que je n’en savais rien. Aujourd’hui, je le sais. Nous avons un refuge où nous pouvons aller si nous en avons envie et où nous apprenons pour la première fois comment être humain. Le moment venu, je pense que je m’y rendrai. Je pense aussi que j’aimerais que tu m’y rejoignes. Tu n’es pas obligé de venir. Mais, si tu le veux, viens. Tu es des nôtres, tu sais.

J’arrêtai le message un instant pour réfléchir et le remis en marche.

Une partie de moi a jadis été quelqu’un que tu as aimé – disait-elle. Je crois que cette partie-là désire à nouveau être aimée de toi et désire t’aimer aussi. Je ne suis pas cette femme-là. Je ne peux qu’être moi-même. Mais je crois que tu pourrais m’aimer si tu le voulais. Je le veux aussi. Viens me rejoindre dès que tu pourras. Je serai là.

Et voilà.

Je repense au jour où je suis allé pour la dernière fois sur la tombe de ma femme et lui ai tourné le dos sans regret parce que je savais que ce qu’elle était ne se trouvait pas là, sous terre. Je suis entré dans une nouvelle vie et l’ai retrouvée dans une femme qui avait sa propre personnalité. Quand cette vie sera terminée, je lui tournerai le dos sans regret non plus, parce que je sais qu’elle m’attend dans une autre vie, une vie différente.

Je ne l’ai jamais revue, mais je sais que je la reverrai. Bientôt. Très bientôt.

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