PREMIÈRE PARTIE

Un

J’ai fait deux choses le jour de mes soixante-quinze ans : je suis allé sur la tombe de ma femme, puis je me suis engagé.

Me rendre sur la tombe de Kathy fut le moins éprouvant. Elle est enterrée au cimetière de Harris Creek, à moins de deux kilomètres de la rue où je vis et où nous avons élevé notre famille. Lui obtenir une sépulture dans le cimetière avait été plus difficile qu’il n’aurait sans doute dû l’être. Ni l’un ni l’autre n’avions pensé avoir besoin d’un enterrement ; aussi ni l’un ni l’autre n’avions pris de dispositions. Il est un rien mortifiant, pour employer un mot assez juste, d’être obligé de se quereller avec un conservateur de cimetière sous prétexte que votre femme n’a pas réservé d’emplacement. Finalement, mon fils Charlie – il est maire, Charlie – fendit quelques crânes et obtint la concession. Être le père du maire a ses avantages.

La tombe, donc. Simple et ordinaire, avec une petite plaque au lieu d’une grande pierre tombale. Kathy repose à côté de Sandra Cain dont, par contraste, la pierre tombale imposante est en granit noir poli, avec la photo de lycée de Sandy et, gravée, une citation larmoyante de Keats sur la mort de la jeunesse et de la beauté. C’est Sandy tout craché, ça. Kathy aurait été amusée de savoir que Sandra était rangée à côté d’elle avec sa grande pierre tombale ostentatoire.

Toute sa vie, Sandy avait entretenu une cocasse compétition passive-agressive avec elle. Si Kathy venait à la vente locale de gâteaux avec une tarte, Sandy en apportait trois et fulminait, sans guère de finesse, si la tarte de Kathy se vendait la première. Kathy tâchait de résoudre le problème en achetant par prévention une tarte de Sandy. Il est difficile de dire si cette tactique améliorait ou empirait les choses du point de vue de Sandy.

Je présume que la pierre tombale de Sandy pourrait être considérée comme le point final de l’affaire, une ultime démonstration à laquelle il était impossible de riposter pour la bonne raison que Kathy était déjà morte. D’un autre côté, je n’ai pas le souvenir que quelqu’un soit allé au cimetière sur la tombe de Sandy. Trois mois après son décès, Steve Cain vendit la maison et déménagea en Arizona, un sourire aussi large que l’Interstate 10 vissé sur la figure. Peu de temps après, il m’envoya une carte postale. Il s’était mis à la colle avec une femme de là-bas qui avait été une star du porno cinquante ans plus tôt. Après avoir reçu cette nouvelle, je me sentis souillé pendant une semaine. Les enfants et petits-enfants de Sandy demeurent dans la ville voisine, mais, vu la fréquence de leurs visites, ils pourraient tout aussi bien vivre en Arizona. Il n’y a sans doute que moi qui ai lu depuis les funérailles la citation de Keats sur cette tombe, chaque fois que je passe devant pour gagner celle de ma femme.

La plaque de Kathy porte son nom (Katherine Rebecca Perry), ses dates et les mots : ÉPOUSE ET MÈRE BIEN-AIMÉE. Je lis et relis sans cesse ces mots chaque fois que je vais au cimetière. C’est plus fort que moi. Ce sont quatre mots qui résument une vie de façon aussi inadéquate que parfaite. Ils ne vous apprennent rien sur elle, ni sur sa façon d’affronter le quotidien ou de travailler, ni sur ses centres d’intérêt, ni où elle aimait partir en voyage. Vous ne saurez jamais quelle était sa couleur favorite, ni comment elle aimait se coiffer, ni pour qui elle votait, ni quel était son sens de l’humour. Vous ne saurez rien, excepté qu’elle était aimée. Et elle l’était. Elle aurait estimé que c’était suffisant.

Je déteste venir ici. Je déteste que la femme à qui j’ai été marié quarante-deux ans soit morte un certain samedi matin dans la cuisine. L’instant d’avant, elle préparait une pâte à gaufres et me narrait la querelle du conseil d’administration de la bibliothèque ; l’instant d’après, elle était par terre, se trémoussant sous l’effet de l’attaque qui lui dévastait le cerveau. Je déteste que ses dernières paroles furent : « Mais où ai-je donc rangé la vanille ? »

Je déteste être devenu l’un de ces vieux qui vont au cimetière pour retrouver la compagnie de leur femme morte. Quand j’étais (beaucoup) plus jeune, il m’arrivait de demander à Kathy à quoi cela pouvait servir. Un tas de viande et d’os pourrissants qui était une personne n’en est plus une. Ce n’est qu’un tas de viande et d’os pourrissants. La personne est partie… au paradis, en enfer, ailleurs ou nulle part. Visiter un quartier de bœuf revient au même. Quand on vieillit, on se rend compte que c’est toujours le cas. On n’y prête plus attention. C’est tout ce qui vous reste.

Autant je déteste le cimetière, autant je suis reconnaissant qu’il existe. Ma femme me manque. Il est plus facile de penser à elle au cimetière, où elle n’a jamais été autrement que morte, que partout ailleurs où elle était en vie.

Je ne restai pas longtemps. Comme d’habitude. Juste assez pour ressentir l’espèce de coup de poignard toujours aussi violent au bout de presque huit ans, coup de poignard qui servait aussi à me rappeler que j’avais mieux à faire que de rester planté dans un cimetière comme un pauvre vieux sot. Dès que je le ressentis, je tournai les talons et repartis sans daigner jeter un regard à la ronde. C’était la dernière fois que je viendrais au cimetière et sur la tombe de ma femme, mais je ne voulais pas consacrer trop d’efforts à essayer de m’en souvenir. Comme je l’ai dit, c’est un endroit où elle n’a jamais été autrement que morte. Me rappeler cela n’a guère d’importance.

Maintenant que j’y pense, m’engager dans l’armée ne fut pas éprouvant non plus.

Ma ville est trop petite pour disposer de son propre bureau de recrutement. Je dus me rendre en voiture à Greenville, le chef-lieu du comté, pour m’engager. Le bureau de recrutement avait une petite devanture dans un centre commercial quelconque. Il était coincé entre un magasin de spiritueux avec licence officielle et un salon de tatouage. Selon l’ordre dans lequel on entrait dans chacun d’eux, on risquait de s’éveiller le lendemain matin avec un sérieux problème.

L’intérieur du bureau était encore moins attrayant, aussi impensable que ce fût. Il consistait en une table avec un ordinateur et une imprimante, un humain derrière la table, deux chaises devant et six autres chaises alignées le long du mur. Sur une petite table devant ces chaises étaient posés des prospectus concernant le recrutement et quelques vieux exemplaires de Time et de Newsweek. Bien sûr, Kathy et moi étions venus ici dix ans auparavant. Je subodorais que rien n’avait été retiré, encore moins changé, y compris les magazines. L’humain avait l’air nouveau. Du moins, je ne me rappelais pas que le précédent recruteur eût autant de cheveux ni de poitrine.

La recruteuse était occupée à taper quelque chose sur son ordinateur et elle ne daigna pas en lever les yeux à mon arrivée.

— Je suis à vous dans un instant, marmonna-t-elle en guise de réponse plus ou moins pavlovienne à l’ouverture de la porte.

— Prenez votre temps. Je sais qu’il y a foule.

Cette tentative d’humour vaguement sarcastique se heurta à un silence indifférent, ce qui n’est guère étonnant par les temps qui courent. J’étais content de constater que je n’avais pas perdu ma forme. Je m’assis devant le bureau et attendis que la recruteuse eût terminé ce qu’elle faisait.

— Vous arrivez ou vous partez ? demanda-t-elle sans me regarder.

— Pardon ?

— Vous arrivez ou vous partez ? répéta-t-elle. Vous arrivez pour signer votre intention d’engagement ou vous partez pour commencer votre service ?

— Ah ! Je pars, s’il vous plaît.

Cette réponse me valut enfin un regard d’entre ses yeux réduits à une fente derrière une paire de lunettes plutôt sévères.

— Vous êtes John Perry.

— C’est moi. Comment le savez-vous ? Elle regarda de nouveau son ordinateur.

— La plupart de ceux qui veulent s’engager viennent le jour de leur anniversaire, même s’ils disposent encore de trente jours pour s’engager officiellement. Aujourd’hui, nous n’avons que trois anniversaires. Mary Valory a déjà appelé pour prévenir qu’elle ne part pas. Et, de toute évidence, vous n’êtes pas Cynthia Smith.

— Je suis ravi de vous l’entendre dire.

— Et puisque vous ne venez pas pour une signature initiale, continua-t-elle en ignorant cette nouvelle pointe d’humour, la logique veut que vous soyez John Perry.

— Je pourrais n’être qu’un vieil homme solitaire qui erre en quête de conversation, fis-je remarquer.

— On n’a guère de ces gens-là par ici. Les gamins d’à côté avec leurs tatouages de démons les effrayent. (Finalement, elle repoussa son clavier et m’accorda toute son attention.) Bien… Vos papiers, s’il vous plaît.

— Mais vous savez déjà qui je suis, lui rappelai-je.

— Pour confirmation.

Aucune ombre de sourire n’accompagnait ces mots. Avoir affaire tous les jours à de vieux croûtons bavards avait probablement fini par l’user.

Je lui tendis mon permis de conduire, mon acte de naissance et ma carte d’identité nationale. Elle les prit, sortit de son bureau un boîtier, le connecta à l’ordinateur et le poussa vers moi. Je plaçai la paume de ma main dessus et attendis la fin du scannage. Elle reprit le boîtier et posa ma carte d’identité sur le côté pour voir si elle concordait avec les données de l’empreinte palmaire.

— Vous êtes John Perry, déclara-t-elle enfin.

— Donc, retour à la case départ !

Elle m’ignora de nouveau.

— Il y a dix ans, pendant votre session d’orientation concernant votre intention d’engagement, vous avez reçu des informations au sujet des Forces de défense coloniale, ainsi que sur les devoirs et obligations que vous seriez tenu d’assumer en rejoignant les FDC, énonça-t-elle sur un ton de voix révélant qu’elle débitait ce laïus au moins une fois par jour, tous les jours depuis ses débuts dans la profession. De surcroît, pendant la période intérimaire, vous avez reçu des documents récapitulatifs afin de vous rappeler quels sont les devoirs et obligations que vous seriez tenu d’assumer.

» Jusqu’ici, avez-vous besoin d’informations supplémentaires ou d’une récapitulation, ou bien déclarez-vous que vous comprenez parfaitement les devoirs et obligations que vous allez devoir assumer ? Sachez que demander des récapitulatifs ou décider à ce stade de ne pas intégrer les FDC n’entraîne aucune pénalité.

Je n’avais pas oublié la session d’orientation. La première partie consistait en une bande de citoyens âgés assis sur des chaises pliantes dans le centre communal de Greenville, en train de manger des donuts et de boire du café tout en écoutant un drone apparatchik des FDC retracer l’histoire des colonies humaines. Puis il avait distribué des brochures sur la vie du service dans les FDC, qui a priori ressemblait à la vie dans toutes les armées. Au cours de la session questions-réponses, nous avions découvert qu’en fait il n’appartenait pas aux FDC. Il avait simplement été engagé pour les présenter dans la vallée de Miami.

La deuxième partie se résumait à un bref examen médical. Un médecin m’avait fait une prise de sang, gratté l’intérieur de la joue pour déloger quelques cellules et fait un scanner cérébral. Apparemment, j’avais réussis l’examen. La brochure distribuée lors de cette session m’avait été envoyée ensuite une fois par an par courriel. Au bout de deux ans, je la jetais dans la corbeille. Je ne l’avais pas lue depuis.

— Je comprends, répondis-je.

Elle opina du chef, sortit de son bureau une feuille de papier et un stylo et me les tendit. La feuille de papier comportait plusieurs paragraphes, chacun suivi d’un espace blanc pour y apposer une signature. Je reconnus le formulaire. J’en avais signé un tout à fait semblable dix ans plus tôt pour indiquer que je comprenais dans quoi j’allais mettre les pieds dix ans plus tard.

— Je vais vous lire chacun des paragraphes suivants. À la fin de chaque paragraphe, si vous comprenez et acceptez ce qui vous a été lu, s’il vous plaît, signez et datez sur la ligne qui suit immédiatement. Si vous avez des questions, s’il vous plaît, posez-les à la fin de la lecture de chaque paragraphe. Si par la suite vous ne comprenez pas ou n’acceptez pas ce qui vous a été lu et expliqué, ne signez pas. Avez-vous compris ?

— J’ai compris.

— Parfait… Paragraphe un : « Je, soussigné, reconnais et comprends que je me porte volontaire en toute liberté, de mon plein gré et sans coercition pour m’engager dans les Forces de défense coloniale pour un temps minimum de service de deux ans. En outre, je comprends que le temps de service peut être prolongé unilatéralement par les Forces de défense coloniale jusqu’à huit années supplémentaires en période de guerre et de contrainte. »

Cette clause de prolongation d’un total de dix ans ne m’était pas nouvelle – j’avais lu une ou deux fois l’information qu’on m’avait envoyée –, quoique je me demandais combien de gens passaient sur ce détail et, parmi ceux qui s’y arrêtaient, combien pensaient réellement qu’ils allaient être coincés dans l’armée pendant dix ans. Mon intuition à ce sujet était que les FDC ne demanderaient pas dix ans si elles n’estimaient pas avoir besoin des volontaires. À cause des lois de Quarantaine, nous n’entendions guère parler des guerres coloniales. Mais ce qui parvenait jusqu’à nous suffisait pour savoir que là-bas, dans l’univers, la paix ne régnait pas en ce moment.

Je signai.

— Paragraphe deux : « Je comprends qu’en m’engageant volontairement dans les Forces de défense coloniale j’accepte de porter des armes et de les utiliser contre les ennemis de l’Union coloniale, y compris éventuellement les autres forces humaines. Je ne puis durant le temps de mon service refuser de porter et d’utiliser des armes selon les ordres ni faire valoir des objections religieuses ou morales dans le but d’éviter de prendre part au combat. »

Combien de gens s’engagent-ils volontairement dans une armée et revendiquent-ils ensuite le statut d’objecteur de conscience ? Je signai.

— Paragraphe trois : « Je comprends et accepte d’exécuter fidèlement et avec toute la diligence voulue les ordres et les directives donnés par mes officiers supérieurs, conformément au Code uniforme de conduite des Forces de défense coloniale. »

Je signai.

— Paragraphe quatre : « Je comprends qu’en m’engageant volontairement dans les Forces de défense coloniale je consens à me soumettre à tout régime ou procédure médicale, chirurgicale et thérapeutique jugés nécessaires par les Forces de défense coloniale pour améliorer l’aptitude au combat. » Nous y étions : voilà pourquoi nombre de croulants de soixante-quinze ans et moi-même nous engagions tous les ans.

J’avais dit une fois à mon grand-père que, lorsque j’aurais son âge, on aurait trouvé le moyen de prolonger considérablement l’espérance de vie. Il avait éclaté de rire et avoué qu’il avait supposé cela, lui aussi, et qu’était-il devenu ? Un vieil homme, rien de plus. Et moi aussi. Le problème avec l’âge n’est pas que les choses se déglinguent l’une après l’autre, mais toutes en même temps, sans arrêt.

Vieillir est inéluctable. Les thérapies géniques, les organes de remplacement et la chirurgie esthétique sont de bons moyens de lutter contre l’âge. Mais il vous rattrape de toute façon. Changez vos poumons et votre cœur pétera une valve. Changez de cœur et votre foie enflera jusqu’à la taille d’une baignoire de môme gonflable. Changez de foie et une attaque cérébrale vous cisaillera. C’est l’atout de l’âge. On ne sait toujours pas remplacer le cerveau.

L’espérance de vie avait augmenté il y a peu jusque vers quatre-vingt-dix ans ; ce plafond n’avait pas été dépassé. Nous avions grignoté pratiquement vingt ans de plus que les « trois vingtaines et une dizaine », puis Dieu, semble-t-il, serra le frein. On peut vivre plus longtemps et on vit plus longtemps, mais on n’en vit pas moins ces années comme des vieillards. Pas grand-chose ne change en ce domaine.

Regardez-vous : à vingt-cinq, trente-cinq, quarante-cinq ou même cinquante-cinq ans, vous pouvez encore avoir le sentiment d’être capable de déplacer des montagnes. Mais à soixante-cinq ans, lorsque votre corps contemple la route menant à l’imminente ruine physique, ces mystérieux « régimes et procédures médicales, chirurgicales et thérapeutiques » commencent de paraître intéressants. Puis vous avez soixante-quinze ans, vos amis sont morts et vous avez remplacé au moins un de vos organes majeurs ; vous devez aller pisser quatre fois par nuit et vous ne pouvez pas gravir une volée de marches sans être un peu essoufflé… Et pourtant, on vous dit que vous êtes en très bonne forme pour votre âge.

Échanger cela pour une décennie de vie alerte dans une zone de combat vous semble alors une excellente affaire. Surtout parce que, si vous ne le faites pas, dans une décennie, vous aurez quatre-vingt-cinq ans et, alors, la seule différence entre vous et un raisin sec sera que, si vous vous retrouvez tous les deux ridés et sans prostate, le raisin, lui, n’en a jamais eu.

Mais comment les FDC réussissent-elles à inverser le cours du vieillissement ? Personne ici ne le sait. Les savants de la Terre ne peuvent expliquer comment elles procèdent et sont incapables de reproduire leur succès, et ce n’est pas faute d’avoir essayé. Les FDC n’opèrent pas sur la planète, on ne peut donc interroger de vétéran. Quelles que soient les thérapies appliquées par les FDC, elles sont pratiquées hors du système solaire, dans les secteurs relevant de l’autorité des FDC, loin des limites des gouvernements nationaux et mondiaux. Donc aucune aide de l’Oncle Sam ni de quiconque.

De temps à autre, une législation, un président ou un dictateur décide d’interdire le recrutement des FDC jusqu’à ce qu’elles révèlent leur secret. Les FDC ne discutent jamais. Elles plient bagage et s’en vont. Alors tous les vieux de soixante-quinze ans dans ce pays prennent de longues vacances internationales dont ils ne reviennent jamais. Les FDC ne fournissent aucune explication, aucun argument, aucun indice. Si vous voulez découvrir leur procédé de rajeunissement, vous devez vous engager.

Je signai.

— Paragraphe cinq : Je comprends qu’en m’engageant volontairement dans les Forces de défense coloniale je mets un terme à ma citoyenneté dans mon entité politique nationale, en l’occurrence les États-Unis d’Amérique, ainsi qu’à ma franchise résidentielle qui m’autorise à résider sur la planète Terre. Je comprends que ma citoyenneté sera subséquemment transférée à l’Union coloniale, et plus spécifiquement aux Forces de défense coloniale. En outre, je reconnais et comprends qu’en mettant un terme à ma citoyenneté locale et à ma franchise résidentielle planétaire il m’est interdit de retourner par la suite sur Terre, et qu’à la fin de mon service dans les Forces de défense coloniale je serai replacé dans la colonie que l’Union coloniale et/ou les Forces de défense coloniale m’auront attribuée. »

Soit, dit autrement : on ne peut pas rentrer au pays. Cette clause fait partie des lois de Quarantaine imposées par l’Union coloniale et les FDC, officiellement du moins, pour protéger la Terre de nouveaux désastres xénobiologiques comme le grippage. Les gens approuvaient ces lois à l’époque. Il est curieux de voir une planète devenir insulaire quand un tiers de sa population masculine perd définitivement sa fertilité en l’espace d’une année. Maintenant les hommes sont moins favorables à ces lois, ils en ont marre de la Terre et désirent voir le reste de l’univers. Ils ont oublié le grand-oncle Walt sans enfant. Seulement, l’UC et les FDC sont les seules à posséder des vaisseaux spatiaux à propulsion de saut qui permettent le voyage interstellaire. Voilà où nous en sommes.

(Cet avantage rend l’accord de coloniser là où l’UC vous dit de coloniser quelque peu discutable. Puisqu’ils sont les seuls à posséder ces vaisseaux, vous allez de toute façon là où ils vous emmènent. Ils ne vont tout de même pas vous laisser piloter l’astronef.)

Un effet collatéral des lois de Quarantaine et de la propulsion de saut est de rendre les communications entre la Terre et les colonies (et entre les colonies elles-mêmes) absolument impossibles. L’unique façon d’obtenir une réponse opportune d’une colonie est de confier le message à un vaisseau à propulsion de saut. Les FDC transporteront avec mauvaise grâce les messages et les données pour les gouvernements planétaires, mais le citoyen de base n’a aucune chance. On pourrait installer une antenne radio et attendre que des signaux de communication émis par les colonies la balayent, mais Alpha, la colonie la plus proche de la Terre, se trouve à quatre-vingt-trois années-lumière. Cette distance rend les bavardages animés entre planètes difficiles.

Je ne l’ai jamais demandé, mais j’imagine que c’est ce paragraphe qui incite la majorité des volontaires à faire marche arrière. Vouloir redevenir jeune est une chose, mais tourner le dos à tout ce qu’on a jamais connu, à tous ceux qu’on a jamais connus ou aimés et à toutes les expériences jamais vécues en l’espace de sept décennies et demie en est une autre. C’est un sacré truc de dire adieu à toute sa vie.

Je signai.

— Paragraphe six… Dernier paragraphe, annonça la recruteuse. « Je reconnais et comprends que, dans les soixante-douze heures suivant la signature finale de ce document, ou dès mon transport hors de Terre par les Forces de défense coloniale, quel que soit le premier à advenir, je serai considéré par la loi comme décédé dans toutes les entités politiques compétentes, en l’occurrence l’État d’Ohio et les États-Unis d’Amérique. Tous mes avoirs seront distribués conformément à la loi. Je reconnais et comprends, si je n’ai pas encore pris de dispositions concernant la distribution de mes avoirs, qu’à ma demande les Forces de défense coloniale me fourniront un conseil juridique et financier pour le faire dans les soixante-douze heures. »

Je signai. Il me restait soixante-douze heures à vivre. Façon de parler.

— Que se passe-t-il si je ne quitte pas la planète dans les soixante-douze heures ? demandai-je en tendant le document à la recruteuse.

— Rien, dit-elle en récupérant la feuille. Sauf que, puisque vous êtes légalement mort, vos biens seront partagés selon votre volonté, vos assurances vie et de santé annulées ou remboursées à vos héritiers, et, étant légalement mort, vous ne bénéficierez plus de la protection de la loi en aucun domaine, de la diffamation au meurtre.

— Donc quelqu’un pourrait me tuer sans répercussion légale ?

— Ma foi, non. Si quelqu’un vous assassinait alors que vous êtes légalement mort, je crois qu’ici, en Ohio, il serait traduit en justice pour « nuisance à un cadavre ».

— Fascinant.

— Cependant, poursuivit-elle de son ton monotone de plus en plus énervant, les choses ne vont pas en général aussi loin. À tout moment d’ici à la fin des soixante-douze heures, vous pouvez simplement changer d’avis quant à votre engagement. Il suffit de m’appeler. Si je suis absente, un répondeur prendra votre nom. Sitôt que nous aurons vérifié que c’est bel et bien vous qui requérez l’annulation de l’engagement, vous serez libéré de toute autre obligation. N’oubliez pas que cette annulation vous exclut définitivement de tout futur engagement. C’est une fois ou rien.

— Pigé… Faut-il que je prête serment ?

— Absolument pas. Il suffit que je télécharge ce formulaire et vous donne votre billet. (Elle se tourna devant son ordinateur, tapa pendant quelques minutes puis enclencha la touche ENTRÉE.) L’ordinateur est en train de préparer votre billet. Il y en a pour une minute.

— Bien. Est-ce que je peux vous poser une question ?

— Je suis mariée, répondit-elle.

— Ce n’était pas ce que j’avais l’intention de vous demander. On vous demande réellement en mariage ?

— Tout le temps. C’est horripilant.

— J’en suis désolé. (Elle hocha la tête.) Ce que je voulais vous demander, c’est si vous avez déjà rencontré un membre des FDC.

— À part les recrues, vous voulez dire ? (J’acquiesçai.) Non. Les FDC ont une société ici qui s’occupe du recrutement, mais aucun d’entre nous n’appartient aux FDC. Même pas le P-DG, à mon avis. Nous recevons tous nos matériaux et informations du personnel de l’ambassade de l’Union coloniale et non pas directement des FDC. Je ne pense pas qu’elles viennent sur Terre.

— Ça vous ennuie de travailler pour une organisation que vous n’avez jamais rencontrée ?

— Non. Le travail est agréable et la paye étonnamment élevée, si on considère le peu de frais engagés dans la décoration. De toute façon, vous allez rejoindre une organisation que vous n’avez jamais rencontrée. Ça vous ennuie ?

— Non, admis-je. Je suis vieux, ma femme est morte et je n’ai plus guère de raisons de traîner mes guêtres par ici. Allez-vous vous engager quand le moment sera venu ?

Elle haussa les épaules.

— Vieillir m’est égal.

— Je disais ça aussi quand j’étais jeune. C’est le fait d’être maintenant vieux que je ne supporte pas.

Son imprimante émit un léger bourdonnement et éjecta une sorte de carte de travail. Elle la prit et me la tendit.

— Voici votre billet. Il vous identifie comme John Perry, recrue des FDC. Ne le perdez pas. Votre navette part juste devant ce bureau dans trois jours pour vous conduire à l’aéroport de Dayton. Elle décolle à 8 h 3o. Nous vous conseillons d’arriver en avance. Comme bagage, vous n’êtes autorisé qu’à un seul sac de voyage. Aussi, s’il vous plaît, choisissez avec soin les objets que vous souhaitez emporter.

» De Dayton, vous prendrez le vol de onze heures pour Chicago, puis le delta de deux heures de l’après-midi pour Nairobi. La traversée dure neuf heures, donc vous arriverez aux alentours de minuit, heure locale. Vous rencontrerez un représentant des FDC, et vous aurez le choix de prendre la tige de haricot de deux heures du matin pour la station coloniale ou bien de vous reposer un peu et de prendre celle de neuf heures du matin. À partir de là, vous serez entre les mains des FDC.

J’acceptai le billet.

— Qu’est-ce que je fais si l’un de ces vols est en retard ou retardé ?

— Il n’y a jamais eu de retard pour aucun de ces vols depuis cinq ans que je travaille ici.

— Waouh ! Je parie que les trains des FDC arrivent aussi à l’heure.

Elle me dévisagea d’un air inexpressif.

— Vous savez, j’ai essayé de plaisanter avec vous depuis que je suis entré ici.

— Je sais. Je suis navrée. Mon sens de l’humour m’a été chirurgicalement retiré quand j’étais enfant.

— Oh !

— C’était une plaisanterie, dit-elle en se levant et me tendant la main.

— Oh !

Je me levai aussi et la lui serrai.

— Félicitations, recrue. Bonne chance à vous là-bas, dans les étoiles. Je le dis sincèrement, précisa-t-elle.

— Merci. J’apprécie.

Elle opina du chef, se rassit et posa les yeux sur son ordinateur. J’étais congédié.

En sortant, j’avisai une vieille femme qui traversait le parc de stationnement en direction du bureau de recrutement. Je m’approchai d’elle.

— Cynthia Smith ? demandai-je.

— Oui. Comment savez-vous mon nom ?

— Je voulais juste vous souhaiter bon anniversaire. (Je pointai le doigt vers le ciel.) Peut-être que je vous reverrai là-haut.

Elle sourit à l’instant où elle comprit. Finalement, j’avais réussi à faire sourire quelqu’un ce jour-là. La vie s’annonçait sous un jour meilleur.

Deux

Nous nous arrachâmes de Nairobi, qui tomba sous nos pieds comme une pierre. Nous filâmes de côté comme dans un ascenseur rapide (ce qu’est exactement une tige de haricot, bien entendu) et observâmes la Terre qui commençait de s’esquiver.

— On dirait des fourmis vu d’ici ! caqueta Léon Deak qui se tenait à côté de moi. Des fourmis noires.

J’éprouvais le violent désir de briser une fenêtre et de balancer Léon dans le vide. Hélas, il n’y avait aucune fenêtre à briser. La « fenêtre » de la tige de haricot était coulée dans les mêmes matériaux composites imitant le diamant que le reste de la plateforme, qui avait été rendue transparente afin que les voyageurs admirent le panorama. La plateforme était étanche, ce qui serait fort commode dans quelques minutes seulement, lorsque nous aurions gagné assez d’altitude : briser une fenêtre déclencherait alors une décompression explosive, une hypoxie et la mort.

Ainsi Léon n’aurait pas la surprise d’opérer un retour soudain et parfaitement inattendu dans les bras de la Terre. Par malchance, il s’était attaché à moi à Chicago, comme une grosse tique gorgée de bière. J’étais stupéfait que quelqu’un dont le sang était à l’évidence composé pour moitié de graisse de porc ait pu atteindre l’âge de soixante-quinze ans. J’avais passé une partie du vol pour Nairobi à l’écouter péter et exposer d’un ton de mauvais augure sa théorie de la composition raciale des colonies. Les pets restaient la partie la plus agréable de ce monologue. Jamais je ne fus aussi empressé d’acheter des oreillettes pour profiter des divertissements en vol.

J’avais espéré me débarrasser de lui en optant pour la première tige de haricot. Il avait l’air du type qui aurait besoin de repos après avoir lâché des gaz toute la journée. Pas de bol. L’idée de passer encore six heures en compagnie de Léon et de ses pets était plus que je ne pouvais supporter. Si la tige de haricot avait eu des fenêtres et que je n’avais pu balancer Léon, j’aurais peut-être sauté moi-même. Au lieu de cela, je pris l’initiative de me défaire de lui sous le seul prétexte à même de le tenir à distance, à savoir que je devais me soulager. Léon grommela son autorisation. Je m’éloignai dans le sens inverse des aiguilles d’une montre en direction des salles de repos, dans l’intention de voir si je ne pouvais pas dénicher une place où Léon ne me trouverait pas.

Ça n’allait pas être facile. La plateforme de la tige avait la forme d’un donut d’une trentaine de mètres de diamètre. Le « trou » du donut, par lequel elle glissait le long de la tige, mesurait environ six mètres de large. Le diamètre du câble était à l’évidence un rien inférieur. Cinq mètres cinquante peut-être, ce qui, si on y réfléchissait, paraissait très fin pour un câble de plusieurs centaines de kilomètres de long. Le restant de l’espace était occupé par des alcôves et des divans confortables où les voyageurs pouvaient s’asseoir et bavarder, ainsi que par de petites aires où assister aux divertissements, jouer ou se restaurer. Et, bien sûr, il y avait beaucoup de fenêtres panoramiques pour observer la Terre, vers le bas, ou la station coloniale, vers le haut.

Dans l’ensemble, la plateforme donnait l’impression d’être le vestibule d’un hôtel bon marché, soudain lancé vers l’orbite géostationnaire. L’unique problème était que son design ouvert rendait difficile de s’y cacher. De surcroît, ce vol ne faisait pas le plein ; il n’y avait pas assez d’autres passagers pour disparaître au milieu d’eux. Je décidai finalement de prendre une boisson à un kiosque, près du centre de la plateforme, plus ou moins en direction opposée à la place de Léon. La perspective visuelle étant ce qu’elle est, c’était là où j’avais le plus de chance de l’éviter le plus longtemps.

Quitter physiquement la Terre avait été agaçant à cause de la présence exécrable de Léon, mais la quitter affectivement avait été étonnamment facile. J’avais décidé un an avant mon départ que, oui, j’allais m’engager dans les FDC ; à partir de ce moment, ce départ s’était réduit à prendre mes dispositions et faire mes adieux. Lorsque Kathy et moi avions décidé à l’origine de nous engager, une décennie auparavant, nous avions mis la maison au nom de notre fils Charlie ainsi que du nôtre, afin qu’il en prenne possession sans tracasserie administrative. Kathy et moi ne possédions rien d’autre de valeur, juste le bric-à-brac qu’on accumule au cours d’une vie. La plupart des objets réellement beaux avaient été répartis entre les amis et la famille la dernière année. Charlie s’occuperait du reste plus tard.

Quitter mes connaissances n’avait pas été si pénible que ça. Les gens avaient réagi à la nouvelle avec divers degrés de surprise et de tristesse, puisque tout le monde sait qu’une fois engagé dans les Forces de défense coloniale on ne revient pas. Mais ce n’est pas tout à fait la même chose que mourir. Ils savent que quelque part, tout là-bas, vous êtes encore en vie. Et, que diable, peut-être un jour vous rejoindront-ils. Cela ressemble un peu à ce que, dans mon imagination, les gens ressentaient il y a des centaines d’années lorsque l’une de leurs connaissances empruntait un chariot et partait vers l’Ouest. Ils pleuraient, ils la regrettaient puis retournaient vaquer à leurs occupations.

En tout cas, j’avais annoncé une année avant de partir que je m’en allais. Ça laisse beaucoup de temps pour dire ce que vous avez à dire, régler vos affaires et faire la paix avec autrui. Au cours de cette année, j’avais tenu plusieurs réunions avec de vieux amis, la famille et remué les cendres et les vieilles blessures pour la dernière fois. À peu près chaque fois, tout s’était bien terminé. À deux reprises, j’avais demandé pardon pour des choses que je ne regrettais pas particulièrement, et une fois je m’étais retrouvé au lit avec une femme, ce qui en d’autres circonstances ne se serait pas produit. Mais on fait ce qu’on doit faire pour donner aux autres le sentiment d’une conclusion. Ainsi, ils se sentent mieux et ça ne vous aura pas coûté grand-chose. Je préférais m’excuser pour ce qui n’avait guère d’importance à mes yeux et laisser un ami sur Terre qui me souhaite bonne chance plutôt que de me montrer obstiné et en faire un ennemi qui priera pour qu’un alien me dévore le cerveau. Appelons ça l’assurance karmique.

Charlie avait été mon principal souci. Comme nombre de pères et de fils, nous avions eu nos travers. Je n’avais pas été le plus attentif des pères et il n’avait pas été le fils le mieux structuré, errant encore dans la vie la trentaine bien passée. Lorsqu’il avait découvert que Kathy et moi avions l’intention de nous engager, il avait explosé de fureur. Il nous avait rappelé que nous avions protesté contre la guerre subcontinentale. Il nous avait rappelé que nous lui avions toujours enseigné que la violence n’était pas la réponse. Il nous avait rappelé que nous l’avions une fois privé de sorties pendant tout un mois pour être allé tirer des cartons sur la proposition de Bill Young, initiative que nous avions trouvée tous deux un peu curieuse de la part de cet homme de trente-cinq ans.

Le décès de Kathy avait mis fin à presque toutes nos batailles parce que aussi bien lui que moi avions réalisé que l’objet de nos disputes n’avait tout simplement pas d’importance. J’étais veuf, lui célibataire, et, pendant un temps, lui et moi fûmes l’un pour l’autre tout ce qui nous restait. Quelque temps plus tard, il avait connu et épousé Lisa, et, l’année suivante, il était devenu père et avait été réélu maire au cours d’une même nuit très mouvementée. Charlie s’était épanoui tardivement, mais quelle réussite ! Lui et moi avions eu nos réunions au cours desquelles je m’étais excusé (sincèrement) pour certaines choses et lui avais dit tout aussi sincèrement combien j’étais fier de l’homme qu’il était devenu. Puis nous nous étions assis sur la véranda avec nos bières, j’avais regardé mon petit-fils Adam frapper une balle avec une batte dans la cour de devant et nous avions parlé de choses anodines pendant un agréable long moment. Lors des adieux, nous nous étions séparés dans l’harmonie et avec amour, ce qu’on désire entre père et fils.

Je m’attardais près du kiosque en sirotant mon Coca et en pensant à Charlie et à sa famille, quand j’entendis la voix de Léon grommeler, suivie d’une autre voix, basse, cinglante et féminine en réponse. Malgré moi, je lorgnai derrière le kiosque. Léon avait apparemment réussi à coincer une pauvre femme à qui il assénait sans aucun doute une théorie idiote que son pédoncule cérébral équivalent à celui d’un bœuf était en train de promulguer. Mon sens de la chevalerie l’emporta à cet instant sur mon désir de me cacher et je les rejoignis pour intervenir.

— Ce que je vous dis, était en train de raconter Léon, c’est qu’il n’est pas tout à fait juste que vous et moi et tous les Américains devions attendre d’être de vieilles noix pour avoir notre chance de partir, alors que tous ces petits Indiens sont envoyés sur des mondes flambant neufs aussi vite qu’ils se reproduisent. Et ils se reproduisent comme des lapins. Ce n’est pas juste. Ça vous paraît juste, à vous ?

— Non, ce n’est pas particulièrement juste, répondit la femme. Mais je suppose qu’ils ne considéraient pas non plus qu’il soit juste que nous rayions New Delhi et Bombay de la face de la planète.

— C’est exactement où je voulais en venir ! s’exclama Léon. Nous avons atomisé les enturbannés ! Nous avons gagné la guerre ! La victoire devrait compter pour quelque chose, nom d’un chien ! Et regardez ce qui se passe maintenant. Eux, ils ont perdu la guerre mais ils ont obtenu le droit d’aller coloniser l’univers, et nous, le seul moyen dont nous disposons pour avoir le droit de partir est de nous engager à les protéger ! Excusez-moi de dire ça, mais la Bible n’affirme-t-elle pas que « les doux auront la terre en héritage » ? Moi, je dis que perdre une foutue guerre vous rend sacrément doux.

— Je ne pense pas que ce verset signifie ce que tu penses, Léon, déclarai-je en m’approchant d’eux.

— John ! Ça, c’est un homme qui sait de quoi je parle, dit Léon en m’accueillant par un sourire.

La femme se tourna vers moi.

— Vous connaissez ce monsieur ? me demanda-t-elle avec une inflexion dans la voix sous-entendant que, si c’était le cas, il y avait manifestement quelque chose qui clochait chez moi.

— Nous nous sommes rencontrés sur le vol de Nairobi, précisai-je en levant doucement un sourcil pour indiquer qu’il n’était pas mon compagnon préféré. Je suis John Perry.

— Jesse Gonzales.

— Enchanté. (Puis, à l’adresse de Léon :) Léon, ta citation est fausse. Ce verset se trouve dans le Sermon sur la montagne et il dit : « Bienheureux les doux, car ils auront la terre en héritage. » Hériter de la terre est considéré comme une récompense et non pas un châtiment.

Léon cligna des paupières puis renifla.

— N’empêche que nous les avons bien vaincus. Nous avons botté leurs petits culs marron. C’est nous qui devrions coloniser l’univers, pas eux.

J’ouvris la bouche pour rétorquer mais Jesse me devança.

— « Bienheureux ceux qui sont persécutés pour la justice, car le royaume des cieux leur appartient », dit-elle à l’adresse de Léon tout en me coulant un regard en coin.

Léon nous fixa bouche bée.

— Vous n’êtes pas sérieux, déclara-t-il au bout d’une minute. Il n’y a rien dans la Bible qui dit que nous devons rester coincés sur Terre tandis qu’une bande de moricauds qui ne croient même pas en Jésus, merci du peu, occupe la Galaxie. Et elle ne dit certainement pas que nous devons protéger ces petits salopards pendant qu’ils s’y implantent. J’avais un fils dans cette guerre. Un Hindou de merde a tiré sur une de ses couilles ! Ses couilles ! Ils ont mérité ce qu’ils ont eu, ces fils de pute. Ne me demandez pas d’être heureux de devoir sauver maintenant leurs culs repentants là-haut, dans les colonies.

Jesse me lança un clin d’œil.

— Aimeriez-vous citer la prochaine ?

— Si ça ne vous dérange pas.

— Pas du tout.

— « Mais je vous dis à vous qui m’écoutez : aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous calomnient, et vous serez les fils du Très-Haut, car par sa grâce le soleil se lève sur le mal comme sur le bien, et la pluie tombe sur le juste comme sur l’impie. »

Léon vira au rouge écrevisse.

— Vous êtes tous les deux mabouls, déclara-t-il en s’éloignant d’un pas rageur aussi vite que ses kilos le lui permettaient.

— Merci, Jésus, dis-je. Et, cette fois, je le pense vraiment.

— Vous connaissez bien la Bible, dites donc, observa Jesse. Vous étiez pasteur dans votre vie passée ?

— Non. Mais j’ai vécu dans une ville de deux mille habitants et quinze églises. Ça aide à parler la langue. Et il n’est pas nécessaire d’être croyant pour apprécier le Sermon sur la montagne. Et vous ?

— Le catéchisme de l’école catholique. J’ai gagné un ruban pour mémorisation en quatrième. C’est stupéfiant ce que votre cerveau peut retenir en soixante ans, même si je suis aujourd’hui infichue de me souvenir où je gare ma voiture quand je vais faire les courses.

— Eh bien, en tout cas, permettez-moi de m’excuser pour Léon. Je le connais à peine, mais assez pour savoir que c’est un fieffé imbécile.

— « Ne jugez pas et vous ne serez pas jugé », récita-t-elle en haussant les épaules. De toute façon, il dit ce que beaucoup pensent. Je trouve que c’est stupide et faux, mais ça ne signifie pas que je ne le comprends pas. J’aurais préféré trouver un autre moyen de découvrir les colonies que d’attendre toute une vie et d’être obligée de m’engager dans l’armée. Si j’avais pu être colon quand j’étais plus jeune, je n’aurais pas hésité.

— Donc vous ne vous engagez pas pour mener une vie d’aventure militaire.

— Bien sûr que non ! rétorqua-t-elle, un rien méprisante. Vous, vous vous êtes engagé parce que vous éprouvez le vif désir de partir au combat ?

— Non.

Elle acquiesça.

— Moi non plus. Comme la majorité d’entre nous. Votre ami Léon ne s’est certainement pas engagé pour être dans l’armée : il ne supporte pas les gens que nous protégerons. On s’engage parce qu’on n’est pas prêt à mourir et qu’on ne veut pas devenir vieux. On s’engage parce que la vie sur Terre n’est plus intéressante passé un certain âge. Ou encore pour voir un monde nouveau avant de mourir. C’est pour cette raison que je me suis engagée, vous savez. Ni pour combattre ni pour recouvrer ma jeunesse. Je veux savoir ce que c’est qu’être ailleurs.

Elle se tourna pour regarder par la fenêtre.

— Bien sûr, c’est comique de m’entendre dire ça. Savez-vous que, jusqu’à hier, je n’étais jamais sortie de l’État du Texas ?

— N’en ayez pas honte, dis-je. Le Texas est un grand État.

Elle sourit.

— Merci. Je n’en ai pas vraiment honte. Mais c’est drôle. Petite fille, je dévorais tous les romans du « Jeune Colon », je regardais les films et je rêvais d’élever un troupeau arcturien et de lutter contre les méchants vers de terre de la colonie Gamma Prime. Puis j’ai grandi et pris conscience que les colons venaient des Indes, du Kazakhstan et de Norvège, des pays qui ne pouvaient plus nourrir leur population, et que le fait d’être née en Amérique m’interdirait de partir. Et aussi qu’il n’existait pas de troupeau arcturien ni de vers de terre ! J’ai été très déçue d’apprendre ça quand j’ai eu douze ans.

Elle haussa encore une fois les épaules.

— J’ai grandi à San Antonio, suis « partie » en fac à l’université du Texas et j’ai trouvé un boulot de retour à San Antonio. J’ai fini par me marier et nous passions nos vacances sur la côte du Golfe. Pour notre trentième anniversaire, mon mari et moi avions prévu de voyager en Italie, mais nous n’y sommes jamais allés.

— Que s’est-il passé ?

Elle éclata de rire.

— Sa secrétaire, voilà ce qui s’est passé. Eux, ils ont fini par aller en Italie pour leur lune de miel. Je suis restée à la maison. D’un autre côté, ils sont morts empoisonnés en mangeant des fruits de mer à Venise. Ce n’est donc pas plus mal que je n’y sois jamais allée. Mais, après ça, l’envie de voyager m’a démangée. Je savais que je m’engagerais dès que je le pourrais, je l’ai fait et me voici. Même si maintenant je regrette de ne pas avoir voyagé davantage. J’ai pris le delta Dallas-Nairobi. C’était amusant. J’aurais aimé le faire plus d’une fois dans ma vie. Sans parler de ça… (elle désigna par la fenêtre les câbles de la tige de haricot) que jamais je n’aurais pensé vouloir prendre un jour. Je veux dire, qu’est-ce qui maintient ce câble à la verticale ?

— La foi. Vous croyez qu’il ne tombera pas et il ne tombera pas. Tâchez de ne pas trop y penser, sinon nous serons tous dans le pétrin.

— Ce que je crois, dit Jesse, c’est que j’ai envie de me mettre quelque chose sous la dent. Ça vous dit de vous joindre à moi ?

— La foi ! s’exclama Harry Wilson en éclatant de rire. Eh bien, peut-être est-ce la foi qui maintient ce câble. Parce qu’une chose est sûre de sûre, ce n’est pas la physique fondamentale.

Harry Wilson nous avait rejoints, Jesse et moi, dans l’alcôve où nous mangions.

— Vous deux, vous avez l’air de vous connaître, ce qui est un avantage sur tous ceux qui sont ici, avait-il déclaré en s’approchant.

Nous l’avions invité à partager notre table et il avait accepté avec plaisir. Il avait enseigné la physique durant vingt ans dans un lycée de Bloomington, Indiana, et la tige de haricot l’intriguait depuis que nous étions montés dedans.

— Que voulez-vous dire par « la physique ne le maintient pas » ? demanda Jesse. Croyez-moi, ce n’est pas du tout ce que j’ai envie d’entendre maintenant.

Harry sourit.

— Désolé. Permettez-moi de le reformuler. La physique joue certainement un rôle dans le maintien de cette tige de haricot à la verticale. Mais la physique impliquée n’est pas celle du jardin d’enfants. Il y a beaucoup de choses ici qui entrent en jeu et qui n’ont aucun sens à la surface.

— Je sens venir le cours de physique, fis-je remarquer.

— J’ai enseigné la physique à des ados pendant des années, dit Harry en sortant un petit calepin et un stylo. Ce ne sera pas douloureux, faites-moi confiance. Bon… Regardez. (Harry commença par dessiner un cercle au bas de la page.) Ceci est la Terre. Et cela… (il dessina un cercle plus petit au milieu de la page) la station coloniale. Elle se trouve en orbite géosynchrone, ce qui signifie qu’elle reste au même endroit par rapport à la rotation de la Terre. Elle se trouve toujours au-dessus de Nairobi. Vous me suivez jusque-là ?

Nous acquiesçâmes.

— Bien. Maintenant, le principe qui sous-tend la tige de haricot est qu’on relie la station coloniale à la Terre par l’intermédiaire d’une « tige » – un ensemble de câbles comme ceux que vous apercevez par la fenêtre – et un ensemble de plateformes d’ascenseur comme celle sur laquelle vous vous trouvez, qui peuvent faire le voyage dans les deux sens. (Harry dessina une ligne correspondant au câble et un petit carré pour la plateforme.) L’idée ici est que les ascenseurs qui avancent le long de ces câbles n’ont pas besoin d’atteindre la vitesse d’échappement pour arriver sur l’orbite, comme pour la charge utile d’une fusée. C’est un avantage pour nous, car ça nous évite de gagner la station coloniale en ayant l’impression qu’un éléphant a posé son pied sur notre poitrine. Assez simple.

» Le hic, c’est que cette tige de haricot ne se conforme pas aux principes de la physique élémentaire d’une tige classique Terre-espace. D’abord… (Harry dessina une deuxième ligne partant au-dessus de la station coloniale jusqu’en bas de la page) la station coloniale ne devrait pas se trouver au bout de la tige de haricot. Pour des raisons liées à l’équilibre de la masse et à la dynamique orbitale, il devrait y avoir une longueur de câble supplémentaire de plusieurs dizaines de milliers de kilomètres au-delà de la station coloniale. Sans ce contrepoids, toute tige de haricot serait intrinsèquement instable et dangereuse.

— Et vous prétendez que celle-là ne l’est pas, dis-je.

— Non seulement elle n’est pas instable, mais c’est probablement le moyen de transport le plus sûr qui ait jamais été inventé. La tige de haricot fonctionne en permanence depuis plus d’un siècle. Il ne s’est jamais produit d’accident dû à l’instabilité ou à une défaillance des matériaux, défaillance qui résulterait de l’instabilité. Il y a eu cette fameuse tige qui a explosé voilà quarante ans, mais c’était un sabotage sans rapport avec sa structure physique. La tige de haricot elle-même est d’une stabilité admirable et l’a été depuis sa construction. Seulement, selon la physique élémentaire, elle ne devrait pas l’être.

— Alors qu’est-ce qui la maintient à la verticale ? demanda Jesse.

Harry sourit de nouveau.

— Eh bien, c’est là toute la question.

— Autrement dit, vous ne le savez pas.

— Je ne le sais pas, admit-il. Mais cela en soi ne devrait pas être un motif d’inquiétude puisque je suis – ou j’étais un simple professeur de physique de lycée. Toutefois, d’après ce que je sais, personne d’autre non plus n’a le moindre indice valable sur son mode de fonctionnement. Sur Terre, j’entends. Évidemment, l’Union coloniale le sait.

— Mais comment c’est possible ? demandai-je. Elle est ici depuis un siècle, pour l’amour de Dieu. Personne ne s’est donné la peine de découvrir comment elle fonctionne réellement ?

— Je n’ai pas dit ça. Bien sûr qu’on a essayé. Ce n’est pas comme si elle avait été tenue secrète depuis son existence. Lorsque la tige de haricot a été construite, aussi bien les gouvernements que la presse ont exigé de savoir comment elle fonctionnait. L’UC répondait en substance « trouvez-le » et rien de plus. Dans les cercles de la physique, les savants se sont penchés en vain sur la question. On appelle ça le « problème de la tige de haricot ».

— Ce n’est pas un nom très original, dis-je.

— Ma foi, les physiciens réservent leur imagination pour d’autres domaines, pouffa Harry. Le problème, c’est que la solution n’a pas été trouvée, principalement pour deux raisons. Primo, c’est incroyablement compliqué. Je vous ai cité les problèmes de la masse, mais il y a d’autres données comme la longueur du câble, les oscillations de la tige provoquées par les tempêtes et autres phénomènes atmosphériques, et même la question de la façon dont les câbles sont censés s’effiler. Tous ces problèmes sont extrêmement difficiles à résoudre dans le monde réel ; quant à les résoudre tous en même temps, c’est carrément impossible.

— Et la seconde raison ? demanda Jesse.

— La seconde raison est qu’il n’y a pas de raison d’en construire une. Même si nous avions découvert comment construire l’un de ces dispositifs, nous ne pourrions pas nous permettre de le faire. (Harry se renversa sur son siège.) Juste avant de devenir professeur, j’ai bossé pour le département de génie civil de la General Electric. Nous travaillions à l’époque sur la ligne de chemin de fer subatlantique, et l’un de mes boulots consistait à potasser les vieux projets et les propositions de projets pour déterminer si l’une de ces technologies ou réalisations pouvait s’appliquer au projet subatlantique. Une sorte de vœu pieu pour réduire à tout prix les coûts.

— La General Electric a fait faillite à cause de ce projet, non ? demandai-je.

— Maintenant vous savez pourquoi elle voulait diminuer les coûts. Et pourquoi je suis devenu professeur. Juste après la banqueroute, la General Electric n’avait plus les moyens de verser mon salaire, ni à aucun de ses employés. Bref, j’ai étudié de vieux projets et rapports et suis tombé sur des documents top secret dont l’un concernait la tige de haricot. La firme avait été engagée par le gouvernement américain pour effectuer une étude de faisabilité en tierce partie sur la construction d’une tige dans l’hémisphère occidental. Ils voulaient creuser un trou dans l’Amazone de la taille du Delaware et la planter droit sur l’équateur.

» La General Electric leur a dit d’oublier le projet. L’étude établissait que, même en supposant des progrès technologiques majeurs – dont la plupart n’ont toujours pas vu le jour et les autres n’approchent pas la technologie utilisée pour cette tige de haricot –, le budget serait trois fois supérieur au produit national brut annuel de l’économie des États-Unis. Il n’était pas question que le projet fasse couler le budget, ce qui bien entendu se serait produit. Ça, c’était il y a vingt ans, et le rapport sur lequel je suis tombé datait alors d’une décennie. Mais ça m’étonnerait que les coûts aient beaucoup baissé depuis. Donc pas de nouvelles tiges de haricot : il existe des moyens plus économiques d’envoyer les individus et les matériaux en orbite. Beaucoup plus économiques.

Harry se pencha de nouveau en avant.

— Ce qui nous amène à deux questions tombant sous le sens : comment l’Union coloniale a-t-elle réussi à créer cette monstruosité technologique et pourquoi s’en est-elle donné la peine ?

— Eh bien, il est évident que l’Union coloniale est plus avancée technologiquement que nous sur Terre, dit Jesse.

— C’est évident, acquiesça Harry. Mais pourquoi ? Les colons sont des humains, somme toute. Non seulement cela, mais, comme les colonies recrutent uniquement parmi les pays pauvres souffrant de problèmes de surpopulation, les colons sont dans l’ensemble d’un faible niveau scolaire. Dès qu’ils ont leurs nouveaux foyers, on doit supposer qu’ils passent davantage de temps à s’efforcer de rester en vie qu’à élaborer des procédés inédits pour construire des tiges de haricot. Et la technologie principale qui permet la colonisation interstellaire est la propulsion de saut, qui a été développée ici, sur Terre, et qui n’a connu aucune amélioration majeure depuis plus d’un siècle. Compte tenu de ce fait, il n’y a aucune raison que les colons soient plus avancés technologiquement que nous.

Soudain, quelque chose fit tilt dans ma tête.

— À moins qu’ils ne nous trompent, avançai-je.

— Précisément, sourit Harry. C’est ce que je pense également.

Le regard de Jesse se posa sur moi puis sur lui.

— Je ne vous suis pas, tous les deux.

— Ils nous trompent. Regardez, sur Terre, nous vivons en vase clos. Nous n’apprenons que de nous-mêmes. Nous faisons tout le temps des découvertes et affinons la technologie, mais lentement, car nous effectuons tout le travail nous-mêmes. Mais là-haut…

— Là-haut, les humains rencontrent d’autres espèces intelligentes, enchaîna Harry. Certaines ont presque certainement une technologie plus avancée que la nôtre. Soit nous en négocions l’acquisition, soit nous inversons la mécanique et découvrons comment elle fonctionne. Il est beaucoup plus simple de déterminer comment quelque chose fonctionne quand on a des matériaux sur lesquels travailler que de le déterminer tout seul à partir de rien.

— Voilà pourquoi ils nous trompent, dis-je. L’UC déchiffre les notes de quelqu’un d’autre.

— Et pourquoi l’Union coloniale ne partage-t-elle pas ses découvertes avec nous ? demanda Jesse. Pour quelle raison tout garder pour elle ?

— Peut-être pense-t-elle que ce que nous ignorons ne peut nous faire du mal, suggérai-je.

— Ou bien c’est pour une raison totalement différente, dit Harry en désignant la fenêtre au-delà de laquelle défilaient les câbles de la tige de haricot. Ce haricot n’est pas ici parce que c’est le moyen de transport le plus pratique pour la station coloniale. Il est ici parce que c’est le moyen le plus difficile. Et le plus onéreux, le plus technologiquement complexe et le plus politiquement intimidant. Sa présence est un rappel permanent que l’UC se tient à des années-lumière en avance sur tout ce que les humains sont capables de faire sur Terre.

— Moi, je ne l’ai jamais trouvée intimidante, observa Jesse. Je n’y ai jamais vraiment beaucoup pensé.

— Le message ne vous est pas destiné, dit Harry. Si vous étiez présidente des États-Unis, toutefois, vous auriez un point de vue différent. Somme toute, l’UC nous retient tous ici, sur Terre. Il n’y a aucun voyage dans l’espace, excepté ceux que l’UC autorise par le biais de la colonisation et de l’engagement dans l’armée. Les leaders politiques sont toujours sous pression pour outrepasser l’UC et envoyer leur population dans les étoiles. Mais la tige de haricot est un rappel constant. Elle proclame : « Tant que vous serez incapables d’en construire une, ne songez même pas à nous défier. » Et cette tige est l’unique technologie que l’UC a décidé de nous montrer. Pensez à tout ce qu’ils ont refusé de nous faire connaître. Je peux vous garantir que le président des États-Unis y songe. Et que ça l’oblige, lui et tous les autres leaders de la planète, à se tenir à carreau.

— Rien de tout ça ne m’incite à voir l’Union coloniale sous un jour amical, dit Jesse.

— Elle n’est pas forcément menaçante, fit remarquer Harry. Il se peut que l’UC s’efforce de protéger la Terre. L’univers est grand. Peut-être ne sommes-nous pas dans le meilleur voisinage.

— Harry, vous avez toujours été aussi paranoïaque, demandai-je, ou c’est venu insidieusement avec l’âge ?

— D’après vous, comment ai-je atteint soixante-quinze ans ? demanda-t-il avec un grand sourire. De toute façon, que l’UC soit technologiquement beaucoup plus avancée ne me pose pas de problème. J’y trouverai mon avantage. (Il leva un bras.) Regardez cette chose. C’est flasque et vieux, et pas en très bon état. Les Forces de défense coloniale vont, je ne sais comment, prendre ce bras – ainsi que le reste de ma personne – et lui redonner instantanément une forme de combat. Et vous savez comment ?

— Aucune idée, dis-je.

Jesse fit signe que non.

— Moi non plus, ajouta Harry en laissant retomber son bras sur la table dans un ploc. Je ne sais pas du tout comment ils le feront fonctionner. Mieux encore, je n’arrive même pas à imaginer comment ils s’y prendront. Si nous partons de l’hypothèse que nous avons été maintenus dans un état d’enfance technologique par l’UC, vouloir me l’expliquer serait comme tenter d’expliquer la plateforme de la tige de haricot à quelqu’un qui n’a jamais vu de mode de transport plus complexe qu’un chariot tiré par un cheval. Mais il est évident qu’ils y arrivent. Sinon pourquoi recruter des vieux de soixante-quinze ans ? L’univers ne sera pas conquis par des légions du quatrième âge. Soit dit sans vous offenser, s’empressa-t-il d’ajouter.

— Il n’y a pas de mal, dit Jesse en souriant.

— Chère madame, cher monsieur, reprit Harry en nous regardant tous les deux, nous pensons peut-être avoir une idée de ce dans quoi nous allons mettre les pieds, mais, à mon avis, nous n’avons même pas le premier indice. Cette tige de haricot est là pour nous le dire. Elle est plus complexe et plus étrange que nous ne pouvons l’imaginer… Et ce n’est que la première partie du périple. Ce qui arrivera ensuite sera encore bien plus complexe et plus étrange. Préparez-vous du mieux possible.

— Comme c’est mélodramatique, fit Jesse d’un ton sec. Je ne sais pas comment me préparer après pareille déclaration.

— Moi si, dis-je en me précipitant pour sortir de l’alcôve. Je vais me soulager. Si l’univers est plus complexe et plus étrange que je ne peux l’imaginer, il vaut mieux le découvrir la vessie vide.

— C’est parlé comme un vrai boy-scout, applaudit Harry.

— Un boy-scout n’aurait pas envie de pisser autant que moi.

— Bien sûr que si, répliqua Harry. Donnez-lui soixante ans.

Trois

— Vous deux, je ne sais pas, nous disait Jesse, à Harry et moi, mais jusqu’à présent ça ne ressemble pas à l’idée que je me faisais de l’armée.

— Ce n’est pas si mal, répondis-je. Tiens, prends un autre donut.

— Je n’ai pas besoin d’un autre donut, répondit-elle en le prenant tout de même. Ce dont j’ai besoin, c’est dormir.

Je la comprenais. J’étais parti de chez moi depuis plus de dix-huit heures et j’avais passé presque tout ce temps-là à voyager. J’aurais bien piqué un roupillon. Au lieu de quoi, j’étais assis dans l’immense mess d’un croiseur interstellaire, à boire du café et manger des donuts en compagnie d’un millier d’autres recrues qui attendaient qu’on vienne leur dire ce qu’elles étaient censées faire ensuite. Cela, du moins, ressemblait beaucoup à ce que j’attendais de l’armée.

Le rush et l’attente avaient commencé dès l’arrivée. Sitôt descendus de la plateforme de la tige de haricot, nous fûmes accueillis par deux apparatchiks de l’Union coloniale. Ils nous informèrent que nous étions les dernières recrues attendues pour un vaisseau qui partait bientôt ; aurions-nous l’obligeance de les suivre illico afin qu’aucun retard ne soit pris ? Puis l’un se posta devant nous, l’autre derrière, et ils cornaquèrent de façon assez insultante ce troupeau de citoyens seniors à travers toute la station jusqu’à notre vaisseau, le Henry Hudson, des FDC.

Jesse et Harry étaient à l’évidence aussi déçus que moi par cette précipitation. La station coloniale était immense, plus d’un mille de diamètre (mille huit cents mètres, en fait ; au bout de soixante-quinze ans, me disais-je, j’allais enfin devoir m’accoutumer au système métrique), et constituait l’unique port de transit pour les recrues et les colons. Être conduits comme des bestiaux sans même pouvoir s’arrêter et observer la station équivalait à se faire tirer de force, à cinq ans, d’un magasin de jouets en période de Noël par un parent surmené. J’avais envie de me laisser tomber par terre et de piquer une colère jusqu’à obtenir gain de cause. Malheureusement, j’étais trop âgé (ou, inversement, pas assez) pour m’en sortir avec ce genre de comportement.

Ce que je vis pendant cette marche accélérée était un amuse-gueule cruel. Comme nos apparatchiks nous houspillaient et nous poussaient en avant, nous passâmes devant un immense hall d’attente bondé, présumais-je, de Pakistanais et d’Indiens musulmans. La plupart attendaient avec patience de gagner l’entrée des navettes qui les amèneraient sur l’un des immenses vaisseaux de transport colonial que l’on voyait au loin derrière la fenêtre. D’autres discutaillaient avec des responsables de l’UC de choses et d’autres, avec un fort accent, consolaient des enfants qui s’ennuyaient de toute évidence, ou fouillaient dans leurs effets pour y dénicher quelque chose à grignoter. Dans un coin, un groupe d’hommes s’était agenouillé sur une section moquettée du hall et priait. Je me demandai fugacement comment ils avaient déterminé où se trouvait La Mecque à trente-cinq mille huit cents kilomètres d’altitude. Puis on nous poussa en avant et je les perdis de vue.

Jesse me tira par la manche et désigna notre droite. Dans un petit mess, j’entrevis une créature bleue à tentacules, qui sirotait un vermouth. Je prévins Harry. Il fut si intrigué qu’il revint sur ses pas pour l’observer, à la grande consternation de l’apparatchik qui fermait la marche et qui le repoussa dans le troupeau avec un air furax. Harry, lui, souriait comme un imbécile.

— Un Gehaar, déclara-t-il. Il mangeait une oreille de buffle quand je l’ai regardé. Dégoûtant.

Après quoi, il pouffa de rire. Les Gehaars étaient les premiers extraterrestres intelligents découverts du temps où l’Union coloniale n’avait pas imposé son monopole sur le voyage spatial. Des gens plutôt sympathiques, mais qui mangent en injectant de l’acide dans leur nourriture avec les minuscules tentacules de leur tête et qui ensuite engloutissent avec bruit l’espèce de bouillie qui en résulte dans un orifice. De vrais cochons.

Harry s’en moquait. Il avait repéré son premier alien vivant.

Notre randonnée atteignait son terme alors que nous approchions d’un hall d’attente portant les mots HENRY HUDSON/RECRUES DES FDC étincelant sur un panneau qui annonçait les départs. Notre groupe s’installa avec soulagement sur des sièges tandis que nos apparatchiks allaient discuter avec d’autres coloniaux qui attendaient près de la porte de la navette. Harry, qui manifestait une tendance prononcée à la curiosité, s’approcha de la fenêtre du hall pour contempler notre vaisseau. Jesse et moi nous relevâmes avec lassitude et le suivîmes. Un petit écran près de la fenêtre nous aida à le repérer au milieu des autres.

Le Henry Hudson n’était pas amarré devant la porte, bien sûr. Il est difficile de faire tourner délicatement un vaisseau interstellaire de cent mille tonnes métriques en tandem avec une station spatiale pivotante. Comme tous les transports coloniaux, il restait à une distance raisonnable tandis que l’équipement, les passagers et l’équipage circulaient dans les deux sens par des navettes et des barges plus maniables. L’Hudson planait à quelques kilomètres au-dessus de la station. Il n’avait pas le design massif, à la laideur fonctionnelle, de la roue à rayons caractéristique des transports coloniaux, mais une forme plus plate, plus aérodynamique, et surtout pas la forme d’un cylindre ni d’une roue. J’en fis la remarque à Harry, qui acquiesça.

— Gravité artificielle à temps complet, dit-il. Et stable sur un large champ. Très impressionnant.

— Je pensais que nous étions en gravité artificielle lors de l’ascension, intervint Jesse.

— Nous l’étions, confirma Harry. Les générateurs de gravité de la plateforme de la tige augmentaient leur énergie à mesure que nous nous élevions.

— Alors qu’y a-t-il de si différent avec un vaisseau spatial qui utilise la gravité artificielle ? demanda-t-elle.

— C’est simplement extrêmement difficile, répondit Harry. Il faut une énorme quantité d’énergie pour créer un champ gravitationnel et la quantité d’énergie qu’il faut injecter augmente exponentiellement avec le rayon du champ. Ils ont probablement contourné la difficulté en créant de multiples et plus petits champs au lieu d’un seul plus grand. Mais, même ainsi, créer les champs dans notre plateforme de la tige de haricot consomme davantage d’énergie qu’il n’en faut pour éclairer ta ville pendant un mois.

— Ça, je n’en sais rien. Je viens de San Antonio.

— Bien. Sa ville à lui, alors, rectifia Harry en pointant le pouce sur moi. Le problème, c’est que ça représente un gaspillage formidable d’énergie, et, dans la plupart des situations où la gravité artificielle est indispensable, il est plus simple et beaucoup moins onéreux de créer une roue, de la faire tourner et de maintenir ainsi les gens et les objets dans la jante intérieure. Une fois qu’on l’a fait tourner, il suffit d’ajouter une énergie minimale dans le système pour compenser la friction. Contrairement à la création d’un champ de gravité artificiel qui nécessite une alimentation constante et conséquente en énergie.

Il désigna le Henry Hudson.

— Regardez, il y a une navette à côté de l’Hudson. En la prenant comme échelle, je pense que l’Hudson mesure deux cent cinquante mètres de long sur soixante et un mètres de large et environ quarante-six mètres de profondeur. Créer un unique champ de gravité artificielle autour de ce bébé ferait sérieusement baisser les lumières de San Antonio. Soit ils ont une source d’énergie à même de maintenir la gravité et de continuer d’alimenter les autres systèmes du vaisseau, comme la propulsion et le maintien des conditions nécessaires à la vie, soit ils ont découvert un moyen nouveau, à faible consommation d’énergie, de créer la gravité.

— C’est probablement cher, dis-je en désignant un transport colonial sur la droite du Henry Hudson. Regardez ce vaisseau-là. C’est une roue. Et la station coloniale tourne aussi.

— Les colonies réservent leur meilleure technologie à l’armée, avança Jesse. Et ce vaisseau va servir à transporter de nouvelles recrues. Harry, je crois que tu as raison. Nous ignorons complètement dans quoi nous allons mettre les pieds.

Harry sourit de toutes ses dents et se retourna vers le Henry Hudson qui décrivait paresseusement des cercles sur lui-même tandis que la station coloniale effectuait sa rotation.

— Ça me fait plaisir quand les autres se rangent à mon avis.

Nos apparatchiks nous cornaquaient de nouveau et nous alignaient pour monter à bord de la navette. Devant le sas, nous présentâmes nos cartes d’identité au responsable de l’UC qui ajoutait notre nom sur une liste tandis qu’un homologue nous donnait un assistant personnel de données.

— Merci d’avoir été sur Terre, voici un beau cadeau d’adieu, lui dis-je.

Il n’eut pas l’air de comprendre.

Les navettes ne disposaient pas de gravité artificielle. Nos apparatchiks nous sanglèrent dans un harnais et avertirent qu’en aucune circonstance nous ne devions le déboucler. Pour s’assurer que les plus claustrophobes n’essaieraient pas de se libérer, les systèmes de verrouillage des harnais ne seraient pas sous notre contrôle pendant le vol. Cela résolvait le problème. Ils distribuèrent aussi des filets en plastique à tous ceux qui avaient des cheveux longs. En chute libre, apparemment, les cheveux longs volent dans tous les sens.

Si l’un de nous souffrait de nausée, nous dit-on, il devait utiliser le sac hygiénique glissé dans la poche latérale de son siège. Nos apparatchiks insistèrent sur l’importance de ne pas attendre la dernière seconde pour se servir de ces sacs. En apesanteur, le vomi se met à flotter et déclenche la colère des autres passagers, rendant le coupable très impopulaire le restant de la traversée, voire le restant de sa carrière militaire. Cette déclaration fut suivie d’un bruit de froissement comme plusieurs d’entre nous se préparaient. La femme assise à mon côté serrait avec force son sac hygiénique. Je me préparai mentalement au pire.

Il n’y eut pas de vomi, grâce au ciel, et le transport jusqu’au Henry Hudson se déroula en douceur. Après le signal initial – « Merde, j’tombe » – que mon cerveau m’envoya lorsque la gravité disparut, on eût presque dit une traversée en mer sur de longs et doux rouleaux. Nous rejoignîmes le vaisseau en cinq minutes environ. Il y eut une ou deux minutes de négociation d’arrimage pendant que la porte de la soute du vaisseau s’ouvrait en s’irisant, laissait passer la navette et se refermait. Puis suivirent plusieurs minutes d’attente tandis que l’air était réinjecté dans la soute. Enfin, un léger picotement et la soudaine réapparition du poids. La gravité artificielle avait été brusquement établie.

Le sas de la navette s’ouvrit et un nouvel apparatchik apparut.

— Bienvenue sur le Henry Hudson des FDC. S’il vous plaît, détachez-vous, prenez vos effets et suivez la piste lumineuse qui mène hors de la soute. L’air sera pompé de nouveau hors de cette soute dans sept minutes précises afin de lancer cette navette et de permettre à une autre de s’amarrer. Alors, s’il vous plaît, soyez rapides.

Nous fûmes tous étonnamment rapides.

Ensuite, on nous conduisit dans l’immense mess du Henry Hudson, où nous fûmes invités à boire du café, à manger des donuts et à nous détendre. Un responsable allait venir nous donner des explications. Pendant que nous mangions, la salle se remplissait d’autres recrues, sans doute arrivées avant nous à bord. Au bout d’une heure, nous étions des centaines. Jamais je n’avais vu autant de gens réunis au même endroit en même temps. Harry non plus.

— On dirait un mercredi matin au plus grand Denny’s du monde, dit-il en se resservant du café.

À l’instant où ma vessie me signalait que j’avais dépassé ma dose de café, un personnage à l’air distingué, arborant le bleu diplomatique colonial, entra dans la salle et se dirigea vers l’avant. Le niveau sonore se mit à diminuer. On voyait que les recrues étaient soulagées qu’enfin quelqu’un vienne leur dire ce que diable il se passait.

Le nouveau venu attendit quelques instants que le silence se fit.

— Bienvenue, déclara-t-il.

Tous sursautèrent. Il devait avoir un micro corporel, car sa voix jaillissait des haut-parleurs encastrés dans le mur.

— Je suis Sam Campbell, auxiliaire de l’Union coloniale pour les Forces de défense coloniale. Même si théoriquement je ne suis pas membre des FDC, elles m’ont chargé d’assurer votre orientation en leur nom. Donc, pendant les quelques jours qui vont suivre, considérez-moi comme votre officier supérieur. Je sais que beaucoup d’entre vous viennent d’arriver par la dernière navette et sont désireux de prendre un peu de repos. Les autres se trouvent sur le vaisseau depuis une journée et sont tout aussi désireux de savoir ce qui va se passer. Par égard pour les deux groupes, je serai bref.

» Dans une heure environ, le Henry Hudson des FDC va se détacher de son orbite et se préparer pour son premier saut dans le système de Phénix, où nous ferons une brève escale pour charger des vivres supplémentaires avant de nous diriger vers Bêta Pyxis III, où nous commencerons votre entraînement. Ne vous inquiétez pas, je n’attends pas que tout cela ait un sens pour vous maintenant. Ce que vous devez savoir, c’est qu’arriver à notre point de saut initial prendra un peu plus de deux jours et que, pendant ce temps-là, vous allez passer une série d’évaluations mentales et physiques entre les mains de mon personnel. Votre programme est en train de se télécharger en ce moment dans votre APD. S’il vous plaît, consultez-le à votre convenance. Votre APD peut aussi vous conduire partout où vous avez besoin d’aller. Donc ne craignez pas de vous perdre. Ceux qui viennent d’arriver sur le Henry Hudson obtiendront également par leur APD l’emplacement de la cabine qui leur a été assignée.

» Excepté de trouver votre chemin jusqu’à votre cabine, on n’attend rien de vous ce soir. Beaucoup ont effectué un long voyage et nous souhaitons que vous soyez frais et dispos pour les évaluations de demain. C’est justement le bon moment de vous régler sur le temps du vaisseau, qui correspond au temps colonial standard universel. Il est maintenant… (il consulta sa montre) 2138 colonial. Votre APD est réglé sur cette heure-là. Votre journée commence demain par le mess du petit-déjeuner de o600 à 0730, suivi par une évaluation et une amélioration physique. Le mess du petit-déjeuner n’est pas obligatoire – votre programme militaire n’a toujours pas commencé –, mais vous aurez demain une longue journée. Je vous conseille donc d’y venir.

» Si vous avez d’autres questions, votre APD peut se connecter au système d’information du Henry Hudson et se servir de l’interface IA pour vous assister. Il vous suffit d’utiliser votre stylet pour écrire une question ou de parler dans le microphone de votre APD. Vous trouverez également des membres de l’Union coloniale sur tous les ponts cabines ; s’il vous plaît, n’hésitez pas à les interroger pour assistance. En s’appuyant sur vos informations personnelles, notre équipe médicale connaît déjà tous vos problèmes ou vos besoins et elle a peut-être déjà pris rendez-vous pour vous voir dès ce soir dans vos cabines. Consultez votre APD. Vous avez aussi le droit de vous rendre dans le poste des malades à votre convenance. Cette salle du mess restera ouverte toute la nuit, mais, dès demain, les heures ouvrables normales seront respectées. Consultez encore une fois votre APD pour connaître les menus et les horaires. Enfin, dès demain, vous porterez tous la tenue de recrue des FDC. Elles sont en ce moment distribuées dans vos cabines.

Campbell marqua une pause et nous gratifia tous d’un regard qu’il estimait, à mon avis, lourd de sens.

— Au nom de l’Union coloniale et des Forces de défense coloniale, je vous accueille comme nouveaux citoyens et nos défenseurs les plus récents. Que Dieu vous bénisse tous et vous garde en vie dans les épreuves à venir.

» Au fait, si vous souhaitez observer le départ du vaisseau de son orbite, nous diffuserons la vidéo dans notre salle de cinéma du pont d’observation. Cette salle est très vaste et peut accueillir toutes les recrues, alors ne craignez pas de manquer de siège. Le Henry Hudson est d’une vélocité remarquable, et, dès demain matin, au petit-déjeuner, la Terre ne sera plus qu’un tout petit disque ; au souper, un point brillant dans le ciel. Ce sera probablement votre dernière occasion de voir ce qu’était votre monde natal. Si cela signifie quelque chose pour vous, je vous suggère d’assister au spectacle.

— Alors, ton nouveau compagnon de cabine ? me demanda Harry en prenant le siège à côté du mien dans la salle de cinéma du pont d’observation.

— Franchement, je n’ai aucune envie d’en parler.

J’avais utilisé mon APD pour trouver mon chemin jusqu’à ma cabine où j’avais découvert mon compagnon déjà en train de ranger ses affaires : Léon Deak. Il m’avait jeté un coup d’œil en déclarant : « Tiens, tiens, le fana de la Bible. » Puis il m’avait ignoré ostensiblement, une gageure dans une pièce de trois mètres sur trois. Léon s’était déjà approprié la couchette du bas (la préférable pour des genoux de soixante-quinze ans). J’avais jeté mon sac de voyage sur celle du haut, pris mon APD, et j’étais allé chercher Jesse qui se trouvait sur le même pont. Sa compagne de cabine, une charmante dame du nom de Maggie, avait tiré sa révérence pour aller regarder le départ du Henry Hudson. Quand j’avais raconté à Jesse qui était mon colocataire, elle avait éclaté de rire.

Elle riait encore lorsqu’elle narra l’histoire à Harry, qui me tapota l’épaule avec sympathie.

— Ne t’en fais pas trop. Ça ne durera que jusqu’à l’arrivée sur Bêta Pyxis.

— Où que ça se perche, grommelai-je. Et ton compagnon de cabine ?

— Je ne peux rien te dire. Il dormait déjà quand je suis arrivé. Il a pris la couchette du bas lui aussi, le salaud.

— Ma compagne de cabine est tout bonnement adorable, dit Jesse. Elle m’a offert un biscuit maison quand j’ai fait sa connaissance. Elle a dit que sa petite-fille les avait préparés comme cadeau d’adieu.

— À moi, elle ne m’a pas offert de biscuit.

— Eh bien, elle n’est pas obligée de vivre avec toi.

— Et ce biscuit, était-il bon ? demanda Harry.

— On aurait dit un caillou d’avoine. Mais là n’est pas le principal. Le principal, c’est que j’ai la meilleure compagne de cabine de nous tous. Je suis privilégiée… Regardez, voici la Terre.

Elle désigna le gigantesque écran vidéo qui s’allumait. La Terre, étonnamment fidèle, planait au milieu. Celui qui avait conçu cet écran avait fait un boulot du tonnerre.

— J’aurais aimé avoir un écran comme celui-là dans mon salon, fit remarquer Harry. J’aurais eu les matchs du Super Bowl les plus populaires de mon pâté de maisons.

— Mais regarde donc, dis-je. C’est le seul endroit où nous avons vécu toute notre vie. Tous ceux que nous avons jamais connus et aimés se trouvaient là-bas. Et maintenant nous le quittons. Ça ne te fait pas un petit quelque chose ?

— Ça m’excite, dit Jesse. Et ça me rend triste. Mais pas trop triste.

— Absolument pas trop triste, dit Harry. Il ne restait plus rien à faire là-bas, à part vieillir et mourir.

— Tu peux encore mourir, tu sais, fis-je observer. Tu t’engages dans l’armée.

— Ouais, mais je ne mourrai pas vieux. Je vais obtenir une seconde chance de mourir jeune et de laisser un beau cadavre. Ça compense pour ne pas en avoir profité la première fois.

— Te voici bien romantique, dit Jesse, pince-sans-rire.

— Assurément.

— Regardez, fis-je, nous avons commencé de nous écarter.

Les haut-parleurs de la salle de cinéma diffusèrent la conversation entre le Henry Hudson et la station coloniale tandis qu’ils négociaient les conditions de départ du vaisseau. Puis retentit un sourd bourdonnement et la plus légère des vibrations, que nous avons à peine sentie à travers nos sièges.

— Les moteurs, commenta Harry.

Jesse et moi acquiesçâmes.

Puis la Terre commença lentement de rétrécir sur l’écran vidéo, encore énorme et encore d’un blanc et bleu brillant, mais, inexorablement, elle occupait une portion de plus en plus petite de l’écran. Nous la regardâmes en silence se ratatiner, toutes les centaines de recrues venues la voir. Je jetai un coup d’œil à Harry qui, malgré sa fanfaronnade antérieure, était silencieux et pensif. Je vis une larme rouler sur la joue de Jesse.

— Hé ! dis-je en lui prenant la main. Pas trop triste, n’oublie pas.

Elle me sourit et me serra la main.

— Non, répondit-elle d’une voix enrouée. Pas trop triste. Mais tout de même. Tout de même.

Nous sommes encore restés un certain temps à observer tout ce que nous avions jamais connu s’éclipser peu à peu de l’écran.

J’avais réglé mon APD pour qu’il me réveille à o600, ce qu’il fit en diffusant une douce musique par ses petits haut-parleurs et en augmentant progressivement le volume jusqu’à ce que je rouvre les yeux. J’éteignis la musique, descendis sans bruit de ma couchette et cherchai une serviette dans le placard en allumant sa petite lampe pour y voir clair. Dans ce placard étaient accrochées ma tenue de recrue et celle de Léon : deux paires chacun de sweats bleu ciel et de joggings, deux tee-shirts bleu ciel, deux paires de pantalons bleus de style chinois, retenus par un cordon, deux paires de chaussettes blanches et de slips et des tennis bleues. Apparemment, nous n’aurions pas besoin de tenue officielle jusqu’à Bêta Pyxis. Je passai un pantalon de jogging et un tee-shirt, pris l’une des serviettes également suspendues dans l’armoire et trottinai le long de la coursive en quête d’une douche.

À mon retour, les lumières étaient toutes allumées, mais Léon restait allongé sur sa couchette. Les lumières avaient dû s’enclencher automatiquement. Je mis un sweat par-dessus mon tee-shirt, ajoutai des chaussettes et les tennis à l’ensemble. J’étais prêt à faire du jogging ou toute autre activité prévue ce jour-là. Maintenant, le petit-déjeuner. En partant, je donnai une bourrade à Léon. C’était un emmerdeur, mais même les emmerdeurs n’ont peut-être pas envie de dormir à l’heure du petit-déjeuner. Je lui demandai s’il voulait le prendre.

— Quoi ? fit-il d’un ton groggy. Non. Fiche-moi la paix.

— Tu es sûr, Léon ? Tu sais ce qu’ils ont dit à propos du petit-déjeuner et tout. Viens. Tu auras besoin d’énergie.

— Ma mère est morte il y a trente ans, grogna Léon, et, à ce que je sais, elle ne s’est pas réincarnée en toi. Donc fous-moi le camp d’ici et laisse-moi roupiller.

C’était agréable de constater que Léon ne s’était pas adouci à mon endroit.

— Bien… Je reviens après le petit-déjeuner.

Il grommela et roula sur le dos. Je partis.

Le petit-déjeuner était stupéfiant, et je le dis alors que j’ai eu une femme capable de préparer un repas qui aurait conduit Gandhi à renoncer à un jeûne. Je pris deux gaufres belges dorées, croustillantes et légères, saupoudrées de sucre glace et arrosées d’un sirop qui avait le goût de l’authentique sirop d’érable du Vermont (si vous pensez ne pas pouvoir reconnaître le sirop d’érable du Vermont, c’est que vous n’en avez jamais goûté), avec une cuillerée de beurre laitier qui fondait artistiquement dans le creux des carrés de la gaufre. Ajoutez des œufs au plat vraiment archiplats, quatre tranches de bacon caramélisées, du jus d’orange d’un fruit qui n’avait pas dû s’apercevoir qu’on le pressait et un pot de café qui semblait tout frais sorti du percolateur.

J’avais l’impression d’être mort et monté au paradis. Comme j’étais officiellement décédé sur Terre et que je voyageais à travers le système solaire dans un vaisseau spatial, je n’étais pas très loin de la vérité.

— Oh là là ! s’exclama l’individu à côté duquel je m’étais assis en posant mon plateau surchargé. Regardez-moi la quantité de graisses sur ce plateau. Tu veux te payer un infarctus ? Je suis médecin, je sais de quoi je parle.

— Hum ! fis-je en désignant le sien. On dirait bien que c’est une omelette de quatre œufs que tu manges. Avec cinq cents grammes chacun de lard et de cheddar.

— « Faites ce que je dis et pas ce que je fais. » C’était mon credo quand j’étais praticien. Si davantage de patients m’avaient écouté au lieu de suivre mon mauvais exemple, ils seraient en vie à l’heure qu’il est. Une leçon pour nous tous… Thomas Jane, à propos.

— John Perry, dis-je en lui serrant la main.

— Enchanté de te connaître. Même si cela m’attriste car, si tu manges tout ça, tu seras mort d’une attaque cardiaque dans moins d’une heure.

— Ne l’écoute pas, John, dit la femme assise en face de nous, dont l’assiette était barbouillée de miettes de crêpe et de saucisse. Tom ne cherche qu’à te convaincre de lui donner un peu de ton assiette pour s’éviter de refaire la queue. C’est comme ça que j’ai perdu la moitié de ma saucisse.

— Cette remarque est aussi déplacée qu’exacte, s’indigna Thomas. Je convoite sa gaufre belge, je le reconnais. Je ne le nie pas. Mais si le sacrifice de mes artères sauve sa vie, alors ça vaut le coup. Considérez ce geste comme l’équivalent culinaire de ramasser une grenade pour le salut d’un camarade.

— La plupart des grenades ne sont pas enrobées de sirop, observa-t-elle.

— Peut-être le devraient-elles. On assisterait à beaucoup plus d’actes altruistes.

— Tiens, dis-je en coupant ma gaufre en deux. Jette-toi là-dessus.

— Je m’élancerai tête la première, promit Thomas.

— Nous sommes tous soulagés de te l’entendre dire.

La femme en face de nous se présenta sous le nom de Susan Reardon, domiciliée dernièrement à Bellevue, Washington.

— Que penses-tu de notre petite aventure spatiale jusqu’à maintenant ? me demanda-t-elle.

— Si j’avais su que la cuisine était aussi bonne, je me serais débrouillé pour m’engager il y a des années. Comment deviner que l’ordinaire de l’armée serait de cette qualité ?

— À mon avis, nous ne sommes pas encore tout à fait dans l’armée, intervint Thomas entre deux bouchées de gaufre. Je crois qu’il s’agit d’une sorte de salle d’attente des Forces de défense coloniale. La pitance de la véritable armée sera beaucoup moins abondante. Et puis ça m’étonnerait qu’on traîne en tennis comme aujourd’hui.

— Tu penses qu’ils nous habituent en douceur, alors, dis-je.

— Oui. Vois-tu, il y a un millier d’étrangers sur ce vaisseau, tous sans foyer, ni famille, ni profession. C’est un sacré choc mental. Le moins qu’ils puissent faire est de nous offrir un fabuleux repas pour nous le faire oublier.

— John !

Harry m’avait repéré en faisant la queue. Je lui fis signe de me rejoindre. Lui et un autre type s’approchèrent, un plateau dans les mains.

— Voici mon compagnon de cabine, Alan Rosenthal, dit-il en guise de présentations.

— Autrefois connu comme la Belle au bois dormant, ajoutai-je.

— La moitié environ de cette description est exacte, dit Alan. Je suis en fait d’une beauté ravageuse.

J’ai présenté Harry et Alan à Susan et Thomas.

— Tss-tss, fit Thomas en examinant leurs plateaux. Encore deux attaques cardiaques qui menacent.

— Harry, mieux vaut balancer tout de suite deux tranches de bacon à Tom, dis-je, sinon nous n’entendrons jamais la fin.

— Sous-entendre qu’on peut m’acheter à coups de victuailles ne me plaît pas du tout.

— Ce n’était pas sous-entendu, intervint Susan, mais clairement énoncé.

— Je sais que tu as tiré un mauvais numéro de loterie pour ton compagnon de cabine, me dit Harry en tendant deux tranches de bacon à Thomas, qui les accepta d’un air solennel, mais le mien s’est révélé super. Alan que voici est un théoricien de la physique. Malin comme un furet.

— Et d’une beauté ravageuse, fit Susan en écho.

— Merci de rappeler ce détail, dit Alan.

— Voici une table d’adultes assez intelligents, conclut Harry. Alors, d’après vous, qu’est-ce qui nous attend aujourd’hui ?

— J’ai un examen médical prévu pour o800, dis-je. Tous, je crois.

— Exact, acquiesça Harry. Mais je vous demande votre opinion sur ce qui nous attend. Pensez-vous que voici venu le jour où débuteront nos thérapies de rajeunissement ? Aujourd’hui, est-ce le jour où nous commencerons de cesser d’être vieux ?

— Nous ignorons si nous cesserons d’être vieux, dit Thomas. Nous le supposons tous parce que nous pensons que les soldats sont jeunes. Mais réfléchissez. Aucun d’entre nous n’a vu un soldat colonial. Nous avançons des hypothèses peut-être fausses.

— Quelle serait la valeur d’un vieux soldat ? demanda Alan. S’ils m’envoient sur un champ de bataille tel que je suis, je ne sais pas à quoi je servirai. J’ai le dos foutu. Rien que marcher hier de la plateforme de la tige de haricot jusqu’au sas de la navette m’a éreinté. Impossible de m’imaginer en train de franchir quarante kilomètres à pied avec un sac à dos et une arme à feu.

— Bien sûr, je pense que nous allons devoir subir quelques réparations, reprit Thomas. Mais ce n’est pas la même chose que d’être « rajeuni ». Je suis médecin et je connais un peu la question. On peut à tout âge améliorer le fonctionnement du corps humain et lui donner un rendement accru, mais chaque âge a une capacité limite. À soixante-quinze ans, le corps est de façon intrinsèque moins rapide, moins souple et moins aisément réparable que plus jeune. Je suis encore capable de faire des choses stupéfiantes, bien sûr. Je ne veux pas me vanter, mais sachez que, sur Terre, j’effectuais régulièrement des courses de dix kilomètres. J’en ai couru une il y a moins d’un mois. Et j’ai fait un meilleur temps qu’à cinquante-cinq ans.

— Donc peut-être serons-nous toujours vieux, mais en très, très bonne santé, conclut Harry.

— C’est exactement ce que je disais, fit Thomas.

— Eh bien, arrête de dire ça. Tu me bousilles le moral.

— Je la bouclerai si tu me donnes ta coupe de fruits.

— Même si on nous change en vieux de soixante-quinze ans à rendement accru, selon ton expression, dit Susan, on restera quand même des vieux. Dans cinq ans, nous ne serons que des vieux de quatre-vingts ans à rendement accru. Il y a un plafond à notre utilité en tant que soldats.

Thomas haussa les épaules.

— Notre service dure deux ans. Peut-être n’ont-ils besoin de nous garder en état de fonctionnement que ce temps-là. La différence entre soixante-quinze et soixante-dix-sept n’est pas aussi grande qu’entre soixante-quinze et quatre-vingts. Ou même entre soixante-dix-sept et quatre-vingts. Des centaines de milliers d’entre nous s’engagent tous les ans. Au bout de deux ans, ils nous échangent contre une fournée de recrues « fraîches ».

— Ils peuvent nous garder jusqu’à dix ans, rappelai-je. C’était marqué dans leur beau formulaire. Ce qui semble prouver qu’ils ont la technologie permettant de nous maintenir en état de fonctionnement pour ce laps de temps.

— Et ils ont nos ADN sur fichier, ajouta Harry. Peut-être ont-ils cloné des morceaux de rechange ou un truc comme ça.

— Exact, admit Thomas. Mais transplanter un seul organe, os, muscle et nerf d’un corps cloné sur le nôtre représente beaucoup de travail. Et ils devront quand même se contenter de nos cerveaux, qui ne peuvent pas être transplantés.

Thomas jeta un regard circulaire et s’aperçut finalement qu’il déprimait toute la tablée.

— Je n’affirme pas que nous ne redeviendrons pas jeunes. Le peu que nous avons vu sur ce vaisseau me convainc que l’Union coloniale possède une technologie bien supérieure à celle que nous avons jamais eue chez nous. Mais, en tant que médecin, j’ai du mal à saisir comment ils inverseront le processus du vieillissement aussi considérablement que nous le pensons tous.

— L’entropie est une vacherie, dit Alan. Nous avons des théories permettant de surmonter celle-là.

— En tout cas, il y a une preuve qui suggère qu’ils nous amélioreront de toute façon, affirmai-je.

— Dis-moi vite, insista Harry. La théorie de Tom sur la plus vieille armée de la Galaxie me coupe l’appétit.

— C’est simple. S’ils étaient incapables de réparer nos organismes, ils ne nous donneraient pas un régime aussi chargé de graisses, qui risque de tuer la majorité d’entre nous d’ici un mois.

— Tout à fait exact, approuva Susan. Tu marques un grand point, là, John. Je me sens déjà mieux.

— Merci, dis-je. Et, fort de cette preuve, je fais tellement confiance à la capacité des Forces de défense coloniale de soigner tous mes maux que je retourne me servir.

— Prends-moi des crêpes pendant que tu y es, demanda Thomas.

— Hé, Léon, dis-je en secouant son corps flasque. Lève-toi. Ce n’est plus l’heure de roupiller. Tu as un rendez-vous à huit heures.

Léon gisait sur son lit comme une masse. Je levai les yeux au ciel, soupirai et me penchai pour le secouer un peu plus fort. Je remarquai alors que ses lèvres étaient bleues.

Oh, merde, pensai-je en le secouant de plus belle. Rien. Je le saisis par le buste et le tirai de sa couchette pour l’étendre par terre. C’était comme déplacer un poids mort.

Je pris mon APD et demandai une aide médicale. Puis je me mis à genoux au-dessus de lui, lui soufflai dans la bouche, effectuai un massage cardiaque jusqu’à ce que deux infirmiers coloniaux arrivent et m’écartent de lui.

À ce moment-là, une petite foule s’était réunie devant la porte ouverte. J’avisai Jesse et la rejoignis pour la faire entrer. Quand elle vit Léon par terre, elle plaqua la main sur sa bouche. Je la serrai aussitôt dans mes bras.

— Comment va-t-il ? demandai-je à l’un des coloniaux qui consultait son APD.

— Il est mort. Il est mort depuis une heure environ. On dirait une attaque cardiaque. (Il reposa son APD, se leva et baissa les yeux sur Léon.) Pauvre bougre. Aller aussi loin pour voir son palpitant tomber en panne.

— Un volontaire de dernière minute pour les Brigades fantômes, fit l’autre colonial.

Je le fusillai du regard. Plaisanter en un moment pareil était de fort mauvais goût.

Quatre

— OK, voyons ça, dit le médecin en jetant un coup d’œil à son APD assez volumineux lorsque j’entrai dans son bureau. Vous êtes John Perry, exact ?

— Exact.

— Docteur Russell. (Il me regarda enfin.) On dirait que votre chien vient de mourir.

— Mon compagnon de cabine, à vrai dire.

— Ah oui, dit-il en consultant de nouveau son APD. Léon Deak. Je devais m’occuper de lui juste après vous. Mauvais timing. Eh bien, rayons ça de l’agenda.

Il tapota l’écran de l’APD pendant quelques secondes puis eut un sourire pincé. Les manières du Dr Russell avec les patients laissaient quelque peu à désirer.

— Maintenant, déclara-t-il en reportant son attention sur moi, permettez que nous vous examinions.

Le bureau comprenait le Dr Russell, moi, un fauteuil pour le médecin, une petite table et deux sarcophages. Ceux-ci présentaient les contours du corps humain, et chacun avait une porte transparente incurvée qui se refermait comme un toit. À leur sommet était installé un bras articulé, avec une sorte de gros bol fixé à son extrémité. Le « bol » paraissait juste assez large pour coiffer une tête humaine. Ce dispositif me rendait, pour être franc, un brin nerveux.

— S’il vous plaît, allez-y et mettez-vous à l’aise, puis nous commencerons, dit le médecin en ouvrant la porte de la crèche à côté de moi.

— Est-ce qu’il faut que je retire tout ?

D’après mes souvenirs, un examen médical se déroulait à même le corps.

— Non. Mais si ça vous rend plus à l’aise, retirez tout.

— Est-ce que les gens se déshabillent quand ce n’est pas nécessaire ?

— Absolument. Si on leur a dit depuis toujours de faire une chose de telle ou telle façon, l’habitude est dure à perdre.

Je gardai mes sapes. Je posai mon APD sur la table, rejoignis la crèche, me tournai, me penchai en arrière et glissai à l’intérieur.

— Attendez une seconde que je règle la crèche, dit le médecin en tapotant son APD.

Je sentis la dépression de forme humaine se modifier et s’adapter à mes dimensions.

— Ça donne la chair de poule, observai-je.

Le Dr Russell sourit.

— Vous allez maintenant sentir de légères vibrations. C’était exact. La crèche bourdonnait doucement sous moi.

— Dites-moi, ceux qui m’ont précédé dans la salle d’attente, où sont-ils ensuite allés ?

— Par cette porte-là. (Il agita la main derrière lui sans lever les yeux de son APD.) C’est la salle de récupération.

— La salle de récupération ?

— Ne vous inquiétez pas. Je vous ai présenté l’examen sous un jour pire qu’il ne l’est. En fait, je ne procède qu’à votre scanner.

Il tapota de nouveau son APD et les vibrations cessèrent.

— Qu’est-ce que je fais maintenant ?

— La médecine moderne est merveilleuse, n’est-ce pas ? (Il me montra l’écran de l’APD qui était en train de télécharger un résumé de mon scanner.) Vous n’avez même pas besoin de faire « aaaaaah ».

— D’accord, mais le scanner, il est détaillé ?

— Assez détaillé. Monsieur Perry, quand avez-vous passé votre dernier examen médical ?

— Il y a six mois environ.

— Quel était le diagnostic de votre médecin ?

— Il a dit que j’étais en bonne forme, excepté ma tension un peu supérieure à la normale. Pourquoi ?

— Eh bien, dans l’ensemble, il avait raison. N’empêche qu’il n’a pas remarqué le cancer des testicules.

— Pardon ?

Le Dr Russell orienta de nouveau l’écran de l’APD vers moi. Cette fois était affichée une représentation en fausses couleurs de mes organes génitaux. C’était la première fois que je voyais mes bijoux de famille se balancer sous mon nez.

— Ici, dit-il en désignant un point sombre sur mon testicule gauche. C’est le nodule. Un sacré vorace. C’est un cancer, aucun doute.

Je jetai un regard noir au toubib.

— Vous savez, docteur Russell, la plupart des médecins auraient trouvé une façon plus délicate d’annoncer cette nouvelle.

— Je suis désolé, monsieur Perry. Je ne voudrais pas avoir l’air indifférent. Mais ce n’est vraiment pas un problème. Même sur Terre, ce type de cancer se soigne facilement, surtout à un stade précoce, comme c’est le cas ici. Au pire, vous perdriez votre testicule, mais ce n’est pas un handicap majeur.

— Sauf si vous en êtes le propriétaire, grommelai-je.

— C’est davantage un problème psychologique. En tout cas, pour le moment, je ne veux pas que vous vous en inquiétiez. Dans deux jours, vous subirez une révision médicale complète et nous nous occuperons alors de votre testicule. D’ici là, il ne devrait y avoir aucun problème. Le cancer est encore localisé. Il ne s’est pas étendu aux poumons ni aux ganglions lymphatiques. Vous êtes en bonne santé.

— Vais-je devoir abandonner ma couille ?

Le Dr Russell sourit.

— Pour l’instant, vous pouvez la garder. Si vous devez l’abandonner, je pense que ce sera le cadet de vos soucis. Maintenant, à part le cancer, qui n’est pas vraiment problématique comme je vous l’ai dit, vous avez la meilleure forme qu’un homme de votre âge puisse espérer. C’est une bonne nouvelle. Nous n’avons rien d’autre à vous faire pour le moment.

— Que feriez-vous si vous aviez trouvé quelque chose de réellement grave ? Je veux dire si le cancer était en phase terminale ?

— « Terminale » est un terme très imprécis, monsieur Perry. À long terme, nous atteindrons tous la phase terminale. Pour cet examen, notre objectif est de stabiliser toutes les recrues en danger imminent, afin de nous assurer qu’elles tiendront encore le coup dans les quelques jours qui suivent. Le cas de votre infortuné compagnon de cabine, monsieur Deak, n’est pas exceptionnel. Nous avons beaucoup de recrues qui arrivent jusque-là pour mourir avant leur évaluation. Ce n’est bon pour personne.

Le Dr Russell consulta son APD.

— Maintenant, dans le cas de monsieur Deak, qui est décédé d’une attaque cardiaque, ce que nous aurions sans doute dû faire, c’est réduire l’accumulation de la plaque d’athérome sur ses artères et lui fournir un composé renforçant les parois artérielles pour prévenir toute rupture. C’est notre traitement le plus commun. La majorité des artères de soixante-quinze ans peuvent tirer profit d’une stimulation. Dans votre cas, si vous aviez eu un cancer à un stade avancé, nous aurions taillé les tumeurs de façon à ce qu’elles ne présentent plus de menace imminente pour vos fonctions vitales et étayé les régions affectées afin de nous assurer que vous n’ayez pas de problèmes dans les jours à venir.

— Pourquoi ne pas le soigner ? Si vous pouvez « étayer » une région affectée, tout porte à croire que vous avez les moyens de la rafistoler complètement si vous le voulez.

— En effet, mais ce n’est pas nécessaire. Vous allez subir une révision plus approfondie dans deux jours. Ce qu’il nous faut, c’est vous avoir en état de marche.

— Et que signifie une « révision approfondie » ?

— Cela signifie qu’une fois la révision effectuée vous vous demanderez pourquoi vous vous êtes inquiété d’un nodule cancérigène sur votre testicule. C’est une promesse… Il nous reste encore une chose à faire. Avancez votre tête, s’il vous plaît.

J’obtempérai. Le Dr Russell plaça le bol redouté sur ma tête.

— Pendant les deux prochains jours, il est important pour nous d’obtenir une bonne image de votre activité cérébrale, expliqua-t-il en reculant. À cette fin, je vais implanter une batterie de senseurs dans votre crâne.

Tout en disant cela, il avait tapoté l’écran de son APD, un geste dont j’avais appris à me méfier. Il y eut un léger bruit de succion quand le bol adhéra à mon crâne.

— Comment faites-vous ça ? demandai-je.

— Eh bien, maintenant, vous sentez probablement un léger picotement sur votre crâne et le long de votre nuque. (C’était exact.) Ce sont les injecteurs qui se placent d’eux-mêmes. Les senseurs proprement dits sont très petits, mais il y en a beaucoup. Vingt mille, plus ou moins. Ne vous inquiétez pas, ils sont autostérilisants.

— Ça va faire mal ?

— Pas tant que ça.

Il tapa sur son écran APD. Vingt mille microsenseurs s’enfoncèrent dans mon crâne comme quatre haches le fracassant simultanément.

Bon Dieu ! (Je pris ma tête à deux mains, me cognant contre la porte de la crèche sans le faire exprès.) Espèce de salaud ! hurlai-je. Vous aviez dit que ça ne ferait pas mal.

— J’ai dit « pas tant que ça », rappela le Dr Russell.

— Pas tant que quoi ? Que d’avoir un éléphant qui marche sur votre tête ?

— Pas tant que lorsque les senseurs se connecteront les uns aux autres. La bonne nouvelle, c’est que, sitôt connectés, la douleur cessera. Maintenant, ne bougez plus, cela ne prendra qu’une minute.

Il tapota de nouveau son écran. Quatre-vingt mille aiguilles transpercèrent mon crâne dans toutes les directions. Jamais de ma vie je n’eus aussi envie de tabasser un médecin.

— Je ne sais pas, disait Harry. Je pense que c’est une observation intéressante.

Sur ce, il se frotta la tête qui, comme toutes les nôtres, était d’un gris poussiéreux à l’endroit où vingt mille senseurs sous-cutanés étaient implantés pour mesurer notre activité cérébrale.

L’équipe du petit-déjeuner s’était retrouvée pour le déjeuner, cette fois avec aussi Jesse et sa compagne de cabine Maggie. Harry avait déclaré que nous formions dorénavant un clan officiel, l’avait étiqueté « les Vieux Cons » et nous avait demandé de nous lancer dans une bonne bagarre avec la table voisine. Nous avions voté contre, surtout grâce à Thomas, qui avait fait remarquer que nous ne pourrions manger la manne jetée et que ce repas était encore meilleur que le petit-déjeuner, aussi incroyable que ce fût.

— Et ce déjeuner tombe à point, dit Thomas. Après les petites injections cérébrales de ce matin, j’étais presque trop écœuré pour pouvoir manger.

— J’ai du mal à le croire, observa Susan.

— Remarque, j’ai dit « presque ». Mais tu sais quoi ? J’aurais aimé disposer d’une de ces crèches dans mon cabinet sur Terre. Elle aurait réduit la durée de mes consultations de quatre-vingts pour cent. Davantage de temps pour jouer au golf.

— Ton dévouement pour tes patients était admirable, commenta Jesse.

— Je t’en fiche, rétorqua Thomas. Je jouais au golf avec presque tous mes patients. Ils auraient tous voulu jouer. Et, quoiqu’il m’en coûte de le dire, cette machine a aidé mon médecin à faire un diagnostic bien meilleur que je n’aurais jamais pu en espérer. Ce truc est le rêve du diagnosticien. Il a repéré une tumeur microscopique sur mon pancréas. Impossible de la détecter au pays tant qu’elle n’aurait pas été beaucoup plus grosse ou qu’un patient n’ait commencé à manifester des symptômes. Quelqu’un d’autre a-t-il eu une surprise ?

— Cancer des poumons, dit Harry. De petites taches.

— Kystes ovariens, ajouta Jesse.

Maggie renchérit.

— Arthrite rhumatoïde naissante, dit Alan.

— Cancer du testicule, annonçai-je.

Tous les hommes autour de la table sourcillèrent.

— Ouille, fit Thomas.

— On m’a dit que je vivrai.

— Oui, mais tu vas marcher penché, intervint Susan.

— Suffit avec ça !

— Ce que je ne comprends pas, dit Jesse, c’est pourquoi ils ne règlent pas les problèmes. Mon médecin m’a montré un kyste de la taille d’une boule de chewing-gum mais m’a dit de ne pas m’en inquiéter. Je n’aurai jamais assez de cran pour ne pas m’inquiéter de ce truc.

— Thomas, tu es en principe médecin, dit Susan en tapotant ses sourcils grisonnants. À quoi servent ces petites saloperies ? Pourquoi ne pas simplement nous faire passer un scanner cérébral ?

— Si je devais le deviner, ce qui est le cas puisque je n’ai pas le moindre indice, je dirais qu’ils veulent observer notre cerveau en activité pendant notre formation. Mais ils ne peuvent l’observer en nous laissant attachés à la machine. Alors, à la place, ils nous l’ont attachée dessus.

— Merci pour cette explication lumineuse que j’avais déjà trouvée par moi-même, ironisa Susan. Ce que je demande, c’est le but de cette mesure.

— Je l’ignore, répondit Thomas. Peut-être qu’après tout ils nous préparent à recevoir un nouveau cerveau. Ou bien ils ont un moyen quelconque d’ajouter de nouveaux matériaux cérébraux, et ils ont besoin de connaître les zones de nos cerveaux qu’il faut stimuler. J’espère seulement qu’ils n’auront pas besoin d’implanter une nouvelle collection de ces maudits senseurs. La douleur a failli me tuer dès la première.

— À propos, intervint Alan en se tournant vers moi, j’ai appris que tu avais perdu ton compagnon de cabine. Ça va ?

— Très bien. C’est un peu déprimant, n’empêche. Mon médecin a dit que, si Léon avait réussi à tenir le coup jusqu’à son rendez-vous de ce matin, il lui aurait probablement évité la mort. En lui administrant un réducteur de plaque ou autre. Je regrette de ne pas l’avoir obligé à se lever pour le petit-déjeuner. Il aurait pu, qui sait ? tenir debout jusqu’à son rendez-vous.

— Ne t’en veux pas, dit Thomas. Tu ne pouvais pas le savoir. On meurt tous, un jour.

— D’accord, mais pas quelques jours avant de passer une « révision approfondie », pour reprendre l’expression du toubib.

Harry apporta son grain de sel :

— Sans vouloir être trop grossier à ce sujet…

— Tu sais très bien que ça sera moche, le coupa Susan.

— … quand j’étais en fac, continua Harry en lui jetant un morceau de pain, si ton compagnon de chambre mourait, tu étais exempté de passer les examens finals du semestre. Vous savez, à cause du traumatisme.

— Et, curieusement, ton compagnon de chambre en était automatiquement exempté aussi, ajouta Susan. Pour les mêmes raisons.

— Je n’y ai jamais pensé sous cet angle-là, dit Harry. En tout cas, tu crois qu’ils vont t’exempter des évaluations prévues pour aujourd’hui ?

— Ça m’étonnerait, dis-je. Même s’ils me le proposent, je refuserai. Que faire d’autre ? Rester assis toute la journée à me tourner les pouces dans ma cabine ? Pour déprimer, bonjour. Quelqu’un y est décédé, je te rappelle.

— Tu pourrais changer de cabine, dit Jesse. Peut-être que le compagnon de quelqu’un d’autre est mort aussi.

— C’est une idée morbide. De toute façon, je ne veux pas déménager. Naturellement, je regrette que Léon soit mort. Mais, à présent, j’ai une cabine pour moi tout seul.

— On dirait bien que le processus de guérison a commencé, observa Alan.

— J’essaye simplement de surmonter mon chagrin.

— Tu ne parles pas beaucoup, dit Susan à Maggie de but en blanc.

— Non.

— Hé, qu’avez-vous ensuite à votre programme ? demanda Jesse.

Chacun voulut prendre son APD puis s’arrêta, saisi de culpabilité.

— Rappelons-nous comme cet instant était vraiment potache.

— Eh bien, ma foi, dit Harry en sortant tout de même son APD, nous avons déjà formé un clan pour le déjeuner. Autant aller jusqu’au bout.

Le hasard voulut que Harry et moi ayons notre première session d’évaluation ensemble. On nous conduisit dans une salle de conférence où étaient disposées des chaises avec des bureaux.

— Sacrée connerie ! ronchonna Harry en s’asseyant. On est vraiment retournés au lycée.

Ce jugement se confirma lorsque notre coloniale entra dans la salle.

— Nous allons maintenant tester vos aptitudes linguistiques et mathématiques de base, déclara la surveillante. Votre premier test est en train de se télécharger dans vos APD. C’est un test à choix multiples. S’il vous plaît, répondez à autant de questions que possible en trente minutes. Si vous finissez avant les trente minutes, s’il vous plaît, restez tranquillement assis ou bien vérifiez vos réponses. S’il vous plaît, ne collaborez pas avec les autres recrues. S’il vous plaît, commencez maintenant.

Je consultai mon APD. Une question d’analogie verbale y était inscrite.

— Vous plaisantez, ma parole, dis-je. De petits rires fusèrent dans la salle. Harry leva la main.

— M’dame ? Quelle note il me faut pour entrer à Harvard ?

— Celle-là, je l’ai déjà entendue, répondit la coloniale. S’il vous plaît, que chacun se concentre et travaille à son test.

— J’ai attendu soixante ans pour améliorer mes notes en maths, dit Harry. Voyons comment je m’en tire maintenant.

Notre seconde évaluation fut encore pire.

— S’il vous plaît, suivez le carré blanc. Servez-vous uniquement de vos yeux et ne bougez pas la tête.

La coloniale baissa les lumières dans la salle. Soixante paires d’yeux se fixèrent sur un carré blanc affiché sur le mur. Lentement il se mit à se déplacer.

— Je n’arrive pas à croire que je suis parti dans l’espace pour ça, lâcha Harry.

— Peut-être que les choses vont se corser, dis-je. Avec un peu de chance, nous aurons bientôt un deuxième carré blanc à regarder.

Un deuxième carré blanc apparut sur le mur.

— Toi, t’es déjà venu ici, hein ?

Par la suite, Harry et moi fûmes séparés et j’effectuai plusieurs tests tout seul.

Dans la première salle, il y avait un colonial et une pile de cubes.

— S’il vous plaît, construisez une maison avec ces cubes, dit le colonial.

— Uniquement si on me donne une autre canette de jus de fruit.

— Je vais voir ce que je peux faire, promit-il.

Je construisis une maison à partir des cubes puis entrai dans la salle suivante où le surveillant me tendit une feuille de papier et un stylo.

— En partant du milieu du labyrinthe, tâchez d’atteindre le bord extérieur.

— Jésus ! Un rat bourré de drogues y arriverait.

— Espérons-le, dit le colonial. Voyons tout de même si vous y arrivez.

J’y arrivai. Dans l’autre salle, le colonial voulut que je récite les chiffres et l’alphabet. J’avais appris à arrêter de me poser des questions et à faire simplement ce qu’ils me demandaient.

Un peu plus tard dans l’après-midi, je me mis en rogne.

— J’ai lu votre fichier, disait le colonial, un jeune homme si maigre qu’un vent fort l’aurait emporté comme un cerf-volant.

— Oui.

— Il est inscrit que vous étiez marié.

— Je l’étais.

— Est-ce que ça vous plaisait ? D’être marié ?

— Bien sûr. C’est mieux que l’autre option.

Il eut un petit sourire narquois.

— Alors que s’est-il passé ? Le divorce ? Trop baisé ailleurs à une époque ?

Quelles que fussent les exécrables capacités humoristiques de ce type, elles s’envolaient à vue d’œil.

— Elle est morte.

— Ah ouais ? Comment ça ?

— Elle a eu une attaque cérébrale.

— Moi, une attaque cérébrale, ça me botterait. Boum, le cerveau réduit en compote en un clin d’œil. Heureusement qu’elle n’a pas survécu. Elle serait devenue un gros légume grabataire, vous savez. Vous auriez été obligé de la nourrir avec une paille ou à la petite cuillère.

Il fit des bruits de déglutition. Je ne dis pas un mot. Une partie de mon cerveau calculait à quelle vitesse je pouvais lui sauter dessus pour lui tordre le cou, mais l’autre me maintenait assis sans bouger, en proie au choc et à une fureur aveugle. J’étais tout bonnement incapable d’en croire mes oreilles.

Au fin fond de mon cerveau, quelqu’un me conseillait de me remettre sans tarder à respirer, sinon j’allais vers la syncope.

L’APD du colonial bipa tout à coup.

— Bien, dit-il en s’empressant de se lever. Nous avons terminé. Monsieur Perry, permettez-moi de m’excuser pour mes commentaires au sujet du décès de votre femme. Mon boulot consiste à déclencher le plus vite possible chez la recrue une réaction de fureur. Nos modèles psychologiques révélaient que vous alliez réagir surtout par la négative aux commentaires comme ceux que je vous ai sortis. S’il vous plaît, comprenez qu’à un niveau personnel jamais je n’aurais fait ce genre de remarques au sujet de feue votre épouse.

Je dévisageai le type en clignant des paupières pendant plusieurs secondes de façon idiote.

— C’est quoi, cette connerie de test dégueulasse ?

— J’admets que c’est un test extrêmement désagréable et, encore une fois, je m’excuse. Je fais ce boulot comme on me l’a ordonné, rien de plus.

— Seigneur ! Savez-vous seulement que j’étais vraiment à deux doigts de vous tordre le cou ?

— Oui, je le sais, répondit le colonial d’une voix calme, contrôlée, révélant que c’était la vérité. Mon APD, qui suivait votre état mental, a bipé juste avant que vous ne soyez sur le point de bondir. Mais même s’il ne m’avait pas prévenu, je l’aurais su. Je fais ça tout le temps. Je sais à quoi m’attendre.

J’essayais toujours de me calmer.

— Vous faites passer ce test à toutes les recrues ? Comment est-ce possible que vous soyez encore vivant ?

— Je comprends cette question. En fait, on m’a choisi pour cette évaluation à cause de ma petite carrure, qui donne à la recrue l’impression qu’il ou elle pourra me réduire en bouillie. Je fais un excellent « petit crétin », vous savez. Toutefois, je suis capable de maîtriser une recrue s’il le faut. Bien qu’en général ce ne soit pas nécessaire. Comme je l’ai déjà dit, je pratique beaucoup ce test.

— Ce n’est pas terrible comme boulot.

J’avais enfin réussi à recouvrer un état d’esprit rationnel.

— C’est un sale boulot, mais quelqu’un doit le faire. Je le trouve intéressant en ce sens que chaque recrue présente un point sensible différent qui le ou la fera exploser. Mais vous avez raison. C’est une tâche à stress élevé. Elle n’est vraiment pas pour tout le monde.

— Je parie que vous n’êtes pas très populaire dans les bars.

— En réalité, on me dit tout à fait charmant. Quand je ne mets pas intentionnellement les autres en colère, bien évidemment… Si vous voulez bien prendre la porte de droite, vous commencerez votre prochaine évaluation.

— On ne va tout de même pas encore essayer de me mettre en colère ?

— Vous risquez toujours de vous mettre en colère, mais, en ce cas, ce sera de vous-même. On ne fait passer ce test qu’une seule fois.

Je me dirigeai vers la porte puis m’arrêtai pour déclarer :

— Je sais que vous ne faisiez que votre boulot. Mais je veux quand même que vous sachiez une chose. Ma femme était une personne merveilleuse. Elle mérite mieux que d’avoir été utilisée de cette façon.

— Je le sais, monsieur Perry. Je le sais.

Je franchis la porte.

Dans la salle voisine, une très jolie jeune dame qui se trouvait complètement nue voulait que je lui raconte tout ce que je me rappelais de la fête de mon septième anniversaire.

— Je n’en reviens pas qu’ils nous aient montré ce film juste avant le dîner, disait Jesse.

— Ce n’était pas juste avant le dîner, rectifia Thomas. Le dessin animé de Bugs Bunny est passé juste après. De toute façon, ce n’était pas si mal que ça.

— Peut-être monsieur le doc n’a-t-il pas été complètement dégoûté par un film sur la chirurgie intestinale, mais le restant d’entre nous l’a trouvé très perturbant.

— Est-ce que ça veut dire que tu ne mangeras pas tes côtelettes ? demanda Thomas en désignant son assiette.

— Est-ce que l’un de vous a eu droit à la femme à poil vous interrogeant sur votre enfance ? demandai-je.

— J’ai eu un homme, dit Susan.

— Une femme, dit Harry.

— Un homme, dit Jesse.

— Une femme, dit Thomas.

— Un homme, dit Alan.

Nous le regardâmes tous.

— Ben quoi ? J’suis homo.

— Et pourquoi ? demandai-je. Je veux dire pourquoi une personne nue. Pas pourquoi Alan est homo.

— Merci, fit ce dernier sèchement.

— Ils voulaient provoquer des réactions particulières, c’est tout, répondit Harry. Tous les tests d’aujourd’hui consistaient en des réactions intellectuelles ou émotionnelles primaires, fondement d’émotions et d’aptitudes intellectuelles plus subtiles et complexes. Ils cherchent simplement à déterminer comment nous pensons et réagissons à un niveau primal. Il est évident que la personne nue essayait de tous vous exciter sexuellement.

— Mais pourquoi nous interroger sur notre enfance, voilà ce que je demandais.

Harry haussa les épaules.

— Quel sens a le sexe sans un peu de culpabilité ?

— Ce qui me rend encore furieux, c’est le test où ils ont tout fait pour me rendre furieux, dit Thomas. Je jure que j’ai failli assommer ce type. Il prétendait que les Cubs devaient être rétrogradés en troisième division après être restés deux siècles sans remporter un seul championnat des World Series.

— Ça me paraît normal, observa Susan.

— Ah, toi, ne commence pas, rétorqua Thomas. Bon sang, il y a un truc que je ne supporte pas, c’est qu’on plaisante avec les Cubs.

Si la première journée avait consisté en exploits intellectuels humiliants, la seconde fut celle des exploits physiques humiliants pour tester notre force ou notre manque de force.

— Voici un ballon, me dit le surveillant. Faites-le rebondir. Je m’exécutai. On me demanda de marcher.

Je marchai le long d’une petite piste olympique. On me demanda de courir sur une courte distance. Je fis un peu de gymnastique rythmique. Je jouai à un jeu vidéo. On me demanda de tirer avec un petit pistolet sur une cible accrochée à un mur. Je nageai. (Ça, j’ai aimé. J’ai toujours aimé nager du moment que ma tête se trouve hors de l’eau). Pendant deux heures, je restai dans une salle de loisirs avec plusieurs dizaines d’autres recrues et on me dit de faire ce qui me plaisait. Je jouai un peu au billard américain. Je fis une partie de ping-pong. Que Dieu me protège, je jouai même au palet.

À aucun moment je ne perdis une goutte de sueur.

— Mais, grands dieux, quelle sorte d’armée est-ce là ? demandai-je aux Vieux Cons au déjeuner.

— Ce n’est pas totalement absurde, dit Harry. Hier, ce sont nos émotions et notre intellect de base qui ont été testés. Aujourd’hui, les mouvements physiques de base. Encore une fois, ils sont intéressés par les fondements de l’activité d’ordre supérieur.

— Je ne savais pas que le ping-pong était révélateur d’une activité physique d’ordre supérieur, avançai-je.

— La coordination main-œil, expliqua Harry. Le timing. La précision.

— Et on ne sait jamais quand on doit renvoyer une grenade, ajouta Alan.

— Précisément, dit Harry. Et puis que voudrais-tu qu’ils nous fassent faire ? Courir un marathon ? Nous abandonnerions tous avant la fin du premier kilomètre.

— Parle pour toi, mollasson, dit Thomas.

— Je me reprends. Notre ami Thomas aurait couru deux kilomètres avant que son cœur n’implose. Si jamais il n’avait pas d’abord été victime d’une crampe due à une nutrition insuffisante.

— Ne sois pas stupide, répliqua Thomas. Tout le monde sait qu’avant une course on doit faire le plein d’énergie en glucides. Voilà pourquoi je vais aller me resservir de fettuccine.

— Thomas, tu ne vas pas courir un marathon, rappela Susan.

— La journée n’est pas finie.

— En fait, dit Jesse, mon agenda est vide. Je n’ai rien de prévu pour le restant de la journée. Et, demain, l’unique rendez-vous inscrit s’intitule « les améliorations physiques définitives », de o600 à 1200, et une assemblée générale des recrues à 2000, après le dîner.

— Mon programme se termine aussi demain, dis-je. (Un bref regard autour de la table m’apprit que tous les autres n’avaient rien à faire l’après-midi.) Et maintenant ? Qu’allons-nous faire pour nous distraire ?

— On pourrait toujours rejouer au palet, proposa Susan.

— J’ai une meilleure idée, dit Harry. Quelqu’un a un projet pour 1500 ?

Signes de tête négatifs.

— Formidable. Alors retrouvez-moi ici. J’ai une excursion pour les Vieux Cons.

— Avons-nous le droit de venir ici ? demanda Jesse.

— Bien sûr, répondit Harry. Et même si ce n’est pas le cas, que nous feront-ils ? Nous ne sommes pas encore vraiment dans l’armée. Nous ne pouvons pas être officiellement traduits en cour martiale.

— Certes, mais ils peuvent nous jeter par un sas, rétorqua Jesse.

— Ne sois pas idiote. Ce serait gaspiller de l’air d’excellente qualité.

Harry nous avait conduits sur un pont d’observation dans le secteur colonial du vaisseau. Et si on ne nous avait pas explicitement précisé qu’il nous était interdit de venir là, on ne nous avait pas dit non plus qu’on pouvait (ou devrait) y venir. Ainsi plantés sur ce pont déserté, les sept d’entre nous ressemblaient à des enfants faisant l’école buissonnière pour aller au peep-show.

Ce qui, vu sous un certain angle, était exact.

— Pendant nos petits exercices d’aujourd’hui, j’ai fait un brin de causette avec l’un des coloniaux, annonça Harry. Il m’a dit que le Henry Hudson allait effectuer son saut aujourd’hui, à 1535. J’imagine qu’aucun d’entre nous ne sait à quoi ressemble un saut. C’est pourquoi je lui ai demandé où il fallait aller pour profiter au mieux du spectacle. Il a répondu ici. Donc nous voici… (Harry consulta son APD) et avec quatre minutes d’avance seulement.

— Désolé, dit Thomas. Je n’avais pas l’intention de retarder tout le monde. Les fettuccine étaient excellentes, mais mon bas-ventre m’a supplié d’attendre.

— Thomas, s’il te plaît, épargne-nous ces détails à l’avenir, déclara Susan. Nous ne te connaissons pas encore assez bien.

— Mais comment voulez-vous me connaître sinon ? objecta Thomas.

Nul ne s’est donné la peine de répondre à cette question.

— Tout le monde sait où nous nous trouvons maintenant ? Dans l’espace, je veux dire, demandai-je après avoir laissé filer quelques instants de silence.

— Nous nous trouvons encore dans le système solaire, dit Alan en désignant le hublot panoramique. On peut s’en rendre compte en observant les constellations. Regardez, là, c’est Orion. Si nous avions franchi une distance importante, la position relative des étoiles dans le ciel aurait changé. Les constellations se seraient étendues ou auraient été totalement méconnaissables.

— Où sommes-nous censés sauter ? demanda Jesse.

— Dans le système de Phénix, répondit Alan. Mais ça ne t’apprendra rien, parce que « Phénix » est le nom de la planète et non pas de l’étoile. Il y a une constellation nommée le « Phénix », et la voici… (il désigna un ensemble d’étoiles) mais la planète Phénix ne se trouve à proximité d’aucune étoile de cette constellation. Si j’ai bonne mémoire, elle appartient en fait à la constellation du Loup, située bien plus au nord… (désignant un autre amas d’étoiles plus sombre) mais nous ne pouvons pas voir l’étoile d’ici.

— Toi, tu connais bien tes constellations, approuva Jesse d’un ton admiratif.

— Merci. Je voulais être astronome quand j’étais jeune, mais les astronomes sont payés des nèfles. Alors je suis devenu chercheur en physique.

— Beaucoup de fric pour trouver de nouvelles particules subatomiques ? demanda Thomas.

— Eh bien, non, admit Alan. Mais j’ai développé une théorie qui a permis à la boîte pour laquelle je travaillais de créer un nouveau procédé de confinement de l’énergie pour les vaisseaux spatiaux. Le plan de participation aux bénéfices de l’entreprise m’a accordé un pour cent pour ma découverte. J’ai reçu plus d’argent que je ne pouvais en dépenser, et, croyez-moi, j’en ai fait, des efforts.

— Ça doit être agréable d’être riche, dit Susan.

— Je n’ai pas eu à me plaindre, reconnut Alan. Bien sûr, je ne suis plus riche. On perd tout son pognon quand on s’engage. Et on perd aussi d’autres choses. Tenez, dans une minute, tout le temps que j’ai consacré à mémoriser les constellations ne sera plus qu’un effort perdu. Là où nous allons, il n’y a ni Orion, ni Petite Ourse, ni Cassiopée. Ça peut paraître absurde, mais il est tout à fait possible que les constellations me manquent davantage que mon fric. On peut toujours gagner du fric. Mais nous ne reviendrons jamais ici. C’est la dernière fois que je verrai ces vieilles amies.

Susan s’approcha d’Alan et lui passa le bras autour des épaules. Harry consulta son APD.

— Le moment approche.

Il entama un compte à rebours et, à « un », nous regardâmes tous par le hublot.

Rien de spectaculaire. L’instant d’avant, nous contemplions un ciel rempli d’étoiles ; l’instant d’après, un autre. Il aurait suffi de cligner des yeux pour louper le saut. Et pourtant on se retrouvait devant un ciel totalement étranger. Nous n’avions peut-être pas la connaissance d’Alan des constellations, mais la plupart d’entre nous savaient repérer Orion et la Grande Ourse à partir de l’alignement des astres. Elles ne se trouvaient nulle part, une absence subtile mais fondamentale. Je jetai un coup d’œil à Alan. Il était raide comme un piquet, sa main glissée dans celle de Susan.

— Nous tournons, annonça Thomas.

Nous observâmes les étoiles, qui se déplaçaient dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, tandis que le Henry Hudson changeait de trajectoire. Tout à coup, l’énorme bras bleu de la planète Phénix plana au-dessus de nous. Et au-dessus de la planète (ou bien en dessous, selon notre orientation), il y avait une station spatiale si grande, si massive et si affairée que nous ne pouvions que l’admirer de nos yeux exorbités.

Finalement, l’un de nous prit la parole. Maggie, à la surprise générale.

— Mais regardez un peu ça, dit-elle.

On se tourna tous vers elle. Elle était visiblement gênée.

— Je ne suis pas muette. Je ne parle pas beaucoup, c’est tout. Mais ça, ça mérite un commentaire.

— C’est vrai, dit Thomas en se retournant vers le hublot. En comparaison, la station coloniale a l’air d’une chiotte.

— Combien de vaisseaux vois-tu ? me demanda Jesse.

— Je n’en sais rien. Des dizaines. Il se pourrait qu’il y en ait des centaines, vu le peu que je sais. J’ignorais même qu’il existait autant de vaisseaux spatiaux.

— Si jamais l’un de nous pense encore que la Terre est le centre de l’humanité, déclara Harry, c’est le moment idéal pour réviser cette théorie.

Nous étions tous debout à contempler par le hublot le nouveau monde.

Mon APD me réveilla en carillonnant à 0545, ce qui était singulier dans la mesure où je l’avais réglé pour qu’il se manifeste à o600. L’écran clignotait. Il y avait un message intitulé URGENT. Je cliquai dessus.

AVIS

De 0600 à 1200, nous appliquerons le régime d’amélioration physique définitive à toutes les recrues. Pour assurer un traitement rapide, toutes les recrues sont tenues de rester dans leur cabine jusqu’à l’arrivée des responsables coloniaux qui les escorteront à leur session d’amélioration physique. Pour aider au bon déroulement de cette opération, les portes des cabines seront verrouillées à partir de 0600. S’il vous plaît, employez ce délai à régler toute affaire personnelle requérant l’usage des toilettes ou des zones extérieures à votre cabine. Si, après 0600, vous avez besoin d’utiliser les toilettes, contactez le personnel colonial du pont de votre cabine via votre APD.

Vous serez avisé quinze minutes avant votre rendez-vous ; s’il vous plaît, soyez habillé et prêt lorsque les responsables coloniaux arriveront devant votre porte. Le petit-déjeuner ne sera pas servi ; le déjeuner et le souper seront servis aux heures habituelles.

À mon âge, il n’est pas nécessaire de me répéter que je dois faire pipi. Je marchai jusqu’aux toilettes pour me soulager en espérant que mon rendez-vous serait plus tôt que tard, n’ayant aucune envie d’avoir à demander l’autorisation d’aller aux waters. Mon rendez-vous n’était ni tôt ni tard. Mon APD m’alerta à o900, et à 0915 un coup sec fut frappé à la porte et une voix masculine cria mon nom. J’ouvris la porte, pour trouver deux coloniaux de l’autre côté. Je les suivis du pont jusqu’à la salle d’attente du Dr Russell. Je n’attendis qu’un bref instant avant d’être invité à entrer de nouveau dans la salle d’examen.

— Monsieur Perry, quel plaisir de vous revoir, dit le médecin en tendant la main. (Les coloniaux qui m’accompagnaient sortirent par la porte du fond.) S’il vous plaît, montez dans la crèche.

— La dernière fois que j’ai fait ça, vous m’avez planté des milliers de minuscules morceaux de métal dans le crâne. Pardonnez-moi de ne pas déborder d’enthousiasme à l’idée de remonter dans ce truc.

— Je comprends. Toutefois, aujourd’hui, ce sera indolore. Et nous sommes limités par le temps, alors, s’il vous plaît…

Il désigna la crèche. J’y montai à contrecœur.

— Si je ressens ne serait-ce qu’un picotement, je vais vous cogner, avertis-je.

— Normal, dit le Dr Russell en la refermant.

Je remarquai que, contrairement à la première fois, il vissait la porte à la crèche. Peut-être prenait-il la menace au sérieux. Ça m’était égal.

— Dites-moi, monsieur Perry, que pensez-vous de ces deux derniers jours ?

— Ils ont été déboussolants et agaçants. Si j’avais su que j’allais être traité comme à la maternelle, je ne me serais sans doute pas engagé.

— C’est à peu près ce que toutes les recrues disent. Alors permettez-moi de vous expliquer un peu ce que nous tentions de faire. Nous avons placé la batterie de senseurs pour deux raisons. Primo, comme vous l’avez peut-être compris, nous enregistrions votre activité cérébrale pendant que vous exécutiez diverses fonctions de base et expérimentiez certaines émotions primales. Le cerveau de tous les humains traite l’information et l’expérience plus ou moins de la même manière, mais en même temps chaque personne active des circuits et des processus qui lui sont uniques. C’est un peu comme la main humaine, qui a cinq doigts mais pour chacune une empreinte digitale différente. Notre objectif était d’isoler votre « empreinte » mentale. Cela vous semble-t-il clair ?

J’acquiesçai.

— Bien. Maintenant vous savez pourquoi nous vous avons fait faire des choses ridicules et stupides pendant deux jours.

— Comme parler à une femme nue de la fête de mon septième anniversaire ?

— Nous avons obtenu de ce test beaucoup d’informations fort utiles, dit le Dr Russell.

— Je ne vois pas comment.

— C’est technique, m’affirma le médecin. En tout cas, les deux derniers jours nous donnent une bonne idée de la manière selon laquelle votre cerveau utilise les circuits neuraux et traite toutes sortes de stimuli, et cette information, nous pouvons l’utiliser comme un patron.

Avant que j’aie le temps de demander « un patron de quoi ? », le Dr Russell poursuivit :

— Secundo, la batterie de senseurs n’enregistre pas seulement ce que fait votre cerveau. Elle transmet également une représentation en temps réel de votre activité cérébrale. Ou, pour l’exprimer autrement, elle peut diffuser votre conscience. Une opération essentielle parce que, contrairement aux processus mentaux spécifiques, il est impossible d’enregistrer la conscience. Elle doit être vivante pour effectuer le transfert.

— Le transfert.

— Précisément.

— Cela vous ennuie-t-il si je vous demande de quoi diable vous parlez ?

Le Dr Russell sourit.

— Monsieur Perry, lorsque vous avez signé pour vous engager dans l’armée, vous pensiez que nous vous rendrions votre jeunesse, n’est-ce pas ?

— Oui. Comme tout le monde. On ne peut faire la guerre avec des vieillards, et pourtant ce sont eux que vous recrutez. Vous connaissez donc un procédé permettant de les rajeunir.

— D’après vous, comment faisons-nous ? demanda le Dr Russell.

— Je n’en sais fichtre rien. La thérapie génique. Des parties clonées de remplacement. Vous échangez je ne sais comment les composants usés pour de nouveaux.

— Vous avez à moitié raison. Nous utilisons effectivement la thérapie génique et les remplacements clonés. Mais nous n’« échangeons » rien, à part vous.

— Je ne comprends pas.

J’eus soudain très froid, comme si la réalité commençait de s’infiltrer dans mon esprit.

— Votre corps est vieux, monsieur Perry. Il est vieux et ne tiendra plus le coup bien longtemps. Il est inutile de s’escrimer à le sauver ou à l’améliorer. C’est là une chose qui ne s’améliore pas avec l’âge ni même avec des composants remplacés indestructibles. Tout ce qu’un corps humain fait lorsqu’il vieillit est de vieillir. Donc nous allons vous en débarrasser. Nous allons vous en débarrasser totalement. La seule partie de votre personne que nous allons sauver est la seule qui ne s’est pas délabrée : votre esprit, votre conscience, votre identité.

Le Dr Russell gagna la porte du fond par où étaient sortis les coloniaux et frappa. Puis il se tourna vers moi.

— Regardez bien votre corps, monsieur Perry. Parce que vous allez bientôt lui dire adieu. Vous allez partir ailleurs.

— Où ça, docteur Russell ?

Je pouvais à peine réunir assez de salive pour parler.

— Vous allez là, dit-il en ouvrant la porte.

Les coloniaux réapparurent. L’un d’eux poussait un fauteuil roulant avec quelqu’un dedans. Je tendis le cou pour voir. Et je me mis à trembler comme une feuille.

C’était moi.

Cinquante ans auparavant.

Cinq

— Maintenant, je veux que vous vous détendiez, me dit le Dr Russell.

Les coloniaux avaient poussé le plus jeune moi-même jusqu’à l’autre crèche et avaient entrepris de le placer à l’intérieur. Il, ou ça, ou moi, ou que sais-je, n’offrait aucune résistance. Ils auraient tout aussi bien pu manipuler quelqu’un dans le coma. Ou encore un cadavre. J’étais fasciné. Et horrifié. Une toute petite voix dans mon cerveau me soufflait que c’était une bonne idée d’aller aux toilettes avant de venir, sinon j’aurais uriné le long de mes jambes.

— Comment…

Les mots restèrent coincés dans ma gorge. Ma bouche était trop sèche pour parler. Le Dr Russell dit deux mots à l’un des coloniaux, qui sortit et revint avec une petite tasse d’eau. Le médecin me fit boire, sage précaution parce que je ne crois pas que j’aurais été capable de tenir la tasse. Pendant que je buvais, il me fournit des explications.

— « Comment » est en général lié à l’une ou l’autre de deux questions. La première : comment avez-vous fabriqué une version plus jeune de moi ? La réponse est qu’il y a dix ans nous vous avons prélevé un échantillon génétique et nous en sommes servis pour façonner votre nouveau corps.

Il écarta la tasse.

— Un clone, dis-je finalement.

— Non. Pas exactement. L’ADN a été considérablement modifié. Vous pouvez voir la différence la plus criante : la peau de votre nouveau corps.

Je le regardai et m’avisai que, sous le choc, j’avais omis une différence frappante qui sautait aux yeux.

— Il est vert !

Vous êtes vert, rectifia le Dr Russell. Ou le serez dans cinq minutes. C’est là le premier « comment ». Voici le second : « Comment vous allez me faire entrer là-dedans ? » (Il désigna mon fantôme à la peau verte.) Et la réponse est que nous allons transférer votre conscience.

— Comment ça ?

— Nous prenons la représentation de l’activité cérébrale tracée par votre batterie de senseurs et l’envoyons – et vous aussi – là-dedans. Nous avons rassemblé l’information de vos schémas neuraux collectés pendant les deux derniers jours et l’avons utilisée pour préparer votre nouveau cerveau à recevoir votre conscience. Ainsi, lorsque le transfert sera effectué, vous ne serez pas du tout dépaysé. Je vous donne la version simplifiée de la procédure, naturellement. C’est bien plus compliqué. Mais, pour le moment, cela suffira. Maintenant, permettez qu’on vous connecte.

Le Dr Russell s’employa à manœuvrer le bras de la crèche au-dessus de mon crâne. J’écartai la tête et il s’arrêta.

— Monsieur Perry, cette fois, nous n’enfonçons rien dans votre crâne. La capsule injectrice a été remplacée par un amplificateur de signal. Vous n’avez aucune raison de vous inquiéter.

— Désolé, dis-je en remettant ma tête en place.

— Ne vous excusez pas, dit-il en me coiffant de la capsule. Vous réagissez mieux que la majorité des recrues. Le gars qui vous précédait a piaillé comme un porc et il est tombé dans les pommes. Nous avons dû le transférer inconscient. Il va se réveiller jeune et vert, et très, très perturbé. Croyez-moi, vous êtes de la crème.

Je souris et jetai un coup d’œil au corps qui allait d’ici peu être le mien.

— Où est sa capsule ? demandai-je.

— Il n’en a pas besoin, répondit le Dr Russell en commençant à tapoter son APD. Comme je l’ai dit, ce corps a été considérablement modifié.

— Ça ne présage rien de bon, à mon avis.

— Vous aurez une impression différente une fois à l’intérieur. (Le médecin cessa de jouer avec son APD et se retourna vers moi.) Bien, nous sommes prêts. Permettez-moi de vous expliquer ce qui va se passer.

— Je vous en prie.

Il orienta son APD vers moi.

— Quand j’appuierai sur ce bouton (il me montra un bouton sur l’écran), votre batterie de senseurs commencera de transmettre votre activité cérébrale dans l’amplificateur. Sitôt cette activité cérébrale suffisamment cartographiée, je connecterai cette crèche à une banque de données informatiques spécialisées. En même temps, une connexion similaire sera ouverte dans votre nouveau cerveau, là. Quand les connexions seront établies, nous diffuserons votre conscience dans son nouvel environnement. Lorsque l’activité cérébrale s’enclenchera dans ce nouveau cerveau, nous couperons la connexion, et, hop, vous voilà dans votre nouveau corps et son nouveau cerveau. Des questions ?

— Est-ce que cette procédure échoue parfois ?

— Je m’attendais à cette question. La réponse est oui. En de rares occasions, il peut se produire un pépin. Cependant, c’est extrêmement rare. J’effectue cette opération depuis vingt ans – des centaines de transferts – et je n’ai perdu qu’une fois quelqu’un. Une femme a eu une grave attaque cérébrale pendant le processus de transfert. Ses schémas cérébraux sont devenus chaotiques et la conscience ne s’est pas transférée. Tous les autres ont franchi le pas sans accroc.

— Donc, tant que je ne meurs pas, je vivrai.

— Intéressante façon de l’exprimer. Mais, oui, c’est à peu près ça.

— Comment savez-vous que la conscience a été transférée ?

— Nous le saurons par ici (il tapota le côté de son APD) et nous le saurons parce que vous nous le direz. Croyez-moi, lorsque vous aurez effectué le transfert, vous le saurez.

— Comment le savez-vous vous-même ? Vous l’avez fait ? Vous avez été transféré ? Le Dr Russell sourit.

— Oui, à vrai dire. Deux fois.

— Mais vous n’êtes pas vert.

— C’est à cause du second transfert. On n’est pas obligé de rester vert toute sa vie, expliqua-t-il, comme nostalgique soudain. (Puis il cligna des paupières et consulta de nouveau son APD.) Je crains que nous ne devions en finir avec les questions, monsieur Perry, car j’ai plusieurs recrues à transférer après vous. Êtes-vous prêt à commencer ?

— Bon Dieu, non, je ne suis pas prêt. J’ai une telle trouille que mes boyaux sont sur le point de lâcher.

— Permettez-moi de le reformuler. Êtes-vous prêt à en finir ?

— Oui, Seigneur !

— Alors on y va, conclut le Dr Russell en tapotant l’écran de son APD.

La crèche retentit d’un léger cling, comme si un objet se mettait en marche à l’intérieur. Je jetai un coup d’œil au médecin.

— L’amplificateur, précisa-t-il. Cette première étape prendra une minute environ.

Je grommelai en réponse et observai mon nouveau moi. Il était niché dans la crèche, immobile, comme un personnage de cire qu’on aurait barbouillé de vert pendant le moulage. Il ressemblait à ce que j’avais été il y a longtemps ; en mieux, pour être honnête. Je n’avais pas été le jeune homme le plus athlétique de mon quartier. Cette version de moi avait l’air musclée comme un nageur de compétition. Et elle avait une grande tête couverte de cheveux.

Impossible de m’imaginer là-dedans.

— Résolution maximale, annonça le Dr Russell. Ouverture des connexions.

Il tapota son APD. Il y eut une légère secousse, puis, tout à coup, j’eus l’impression qu’il y avait dans mon cerveau une grande salle pleine d’échos.

— Waouh !

— Chambre d’écho ? demanda le médecin. (J’acquiesçai.) C’est la banque informatique. Votre conscience est en train de percevoir le petit décalage temporel entre ici et là. Pas de quoi se faire de la bile… Bien, ouverture de la connexion entre le nouveau corps et la banque informatique.

Un autre léger coup sur l’APD. À l’autre bout de la salle, mon double tout neuf ouvrit les yeux.

— C’est moi qui ai fait ça, observa le Dr Russell.

— Il a des yeux de chat !

Vous avez des yeux de chat. Les deux connexions sont claires et sans friture. Je vais maintenant commencer le transfert. Vous allez vous sentir un peu désorienté.

Un petit coup sur l’APD…

… et je tombai

en baaaaaaaaaaaas

(et j’eus l’impression d’être écrasé à travers un hamac à fines mailles)

et tous les souvenirs de ma vie me sautèrent à la figure comme un immense mur de briques

un flash net de moi-même devant l’autel

observant Kathy qui remonte l’allée

regardant s’empêtrer son pied dans le bas de sa robe

un petit trébuchement

puis elle se rétablit magnifiquement

me sourit comme pour dire

ce n’est pas ça qui va m’arrêter

* un autre flash de Kathy où diable j’ai rangé la vanille, puis le fracas du bol qui tombe sur le carrelage de la cuisine.

(Bon Dieu, Kathy.)

Puis de nouveau je suis moi-même, en train d’observer la salle du Dr Russell, pris de vertige et les yeux fixés sur le visage du médecin en même temps que sur sa nuque, en train de penser « Fichtre, c’est un tour de magie épatant », et j’ai l’impression de formuler cette pensée en stéréo.

Tout à coup, un trait de lumière. Je me trouve à deux endroits en même temps.

Je souris, et qu’est-ce que je vois ? Le vieux moi-même et le nouveau sourire simultanément.

— Je fais mentir les lois de la physique, dis-je au Dr Russell avec deux bouches.

— Vous y êtes arrivé.

Et il tape sur son maudit APD.

Et il ne reste plus à nouveau qu’un seul moi-même.

L’autre moi. Je le sais parce que je ne regarde plus le nouveau. Ce que je regarde, c’est l’ancien.

Et lui me regarde comme s’il savait que quelque chose de vraiment étrange venait de se produire.

Puis son regard semble dire « je ne suis plus nécessaire ».

Alors il ferme les yeux.

— Monsieur Perry, dit le Dr Russell.

Il répéta mon nom puis me donna une petite tape sur la joue.

— Oui. Je suis ici. Excusez-moi.

— Quel est votre nom complet, monsieur Perry ?

Je réfléchis une seconde avant de répondre :

— John Nicholas Perry.

— La date de votre anniversaire ?

— Le 1o juin.

— Le nom de votre instituteur du CE 1 ?

Je le fixai.

— Grands dieux, je ne m’en souvenais déjà plus quand j’étais dans mon corps primitif.

Le Dr Russell sourit.

— Bienvenue dans votre nouvelle vie, monsieur Perry. Vous avez réussi haut la main. (Il déverrouilla la porte de la crèche et l’ouvrit.) Sortez de là, s’il vous plaît.

Je plaçai mes mains – mes mains vertes – sur le bord de la crèche et y pris appui pour sortir. J’avançai le pied droit et chancelai un peu. Le Dr Russell s’approcha pour me soutenir.

— Attention, dit-il. Vous avez été un homme plus âgé pendant longtemps. Il va vous falloir un moment pour vous rappeler ce qu’est le quotidien dans un organisme jeune.

— Que voulez-vous dire ?

— Eh bien, d’abord, vous pouvez vous tenir droit.

Il avait raison. J’avais été un rien voûté (les gosses, ça vous mine). Je redressai le dos et fis un autre pas en avant. Puis un autre. Un bon point, je n’avais pas oublié comment marcher. Je me fendis d’un sourire comme un écolier tandis que je traversais la salle.

— Comment vous sentez-vous ? demanda le Dr Russell.

— Je me sens jeune, répondis-je sans plus de joie que ça.

— Rien d’étonnant. Ce corps a un âge biologique de vingt ans. Il est en réalité plus jeune, mais nous pouvons accélérer la croissance de nos jours.

J’essayai de sauter et j’eus l’impression de franchir d’un bond la moitié de la distance à la Terre.

— Je ne suis même plus assez âgé pour boire, dis-je.

— À l’intérieur, vous avez toujours soixante-quinze ans.

À cette nouvelle, j’arrêtai mes cabrioles et m’approchai de mon ancien corps qui reposait dans la crèche. Il avait l’air triste et fripé, comme une vieille valise. Je touchai mon vieux visage. Il était chaud et je sentis un souffle. Je reculai brusquement.

— Il est encore vivant !

— Il est en état de mort cérébrale, s’empressa d’expliquer le Dr Russell. Toutes vos fonctions cognitives ont effectué le transfert. Cela fait, j’ai éteint ce cerveau. Il fonctionne en autopilotage – respiration et circulation du sang –, mais rien de plus, et ce n’est que provisoire. Livré à lui-même, il sera mort dans quelques jours.

Je m’en rapprochai de nouveau, prudemment.

— Que va-t-il lui arriver ? m’enquis-je.

— Dans l’immédiat, nous allons le stocker. Monsieur Perry, je suis désolé de vous bousculer, mais il est temps de regagner vos quartiers afin que je puisse continuer mon travail avec les autres recrues. Nous en avons bon nombre à traiter avant midi.

— J’ai des questions au sujet de ce corps.

— Nous avons une brochure. Je la ferai télécharger dans votre APD.

— Ah ! Ça alors, merci.

— Il n’y a pas de quoi, répondit le Dr Russell en désignant de la tête les coloniaux. Ces hommes vont vous escorter jusqu’à vos quartiers. Encore une fois, mes félicitations.

Je rejoignis les coloniaux et nous pivotâmes pour sortir. Puis je m’arrêtai.

— Attendez, dis-je. J’ai oublié quelque chose. (Je m’approchai de nouveau du John Perry toujours dans la crèche. Je regardai le Dr Russell et pointai le doigt sur la porte.) Il faut que je la déverrouille.

Il acquiesça. Je la déverrouillai, l’ouvris et saisis ma main gauche. Un simple anneau était glissé à l’annulaire. Je le retirai et le passai à mon autre annulaire. Puis je pris mon ancien visage entre mes nouvelles mains.

— Merci, me dis-je. Merci pour tout.

Puis je sortis avec les coloniaux.

LE NOUVEAU VOUS-MÊME

Introduction à votre nouveau corps

Pour les recrues des Forces de défense coloniale

Le personnel des Colonial Genetics

Deux siècles de fabrication des meilleurs organismes !

[C’était la manchette à sensation de la brochure qui m’attendait sur mon APD. Il suffit d’imaginer l’illustration qui reproduisait la fameuse étude de Léonard de Vinci du corps humain, à la différence près que l’homme nu était vert. Mais continuons.]

Maintenant, vous avez reçu votre nouveau corps des Forces de défense coloniale. Félicitations ! Vous avez acquis le résultat final de décennies de perfectionnement par les savants et les ingénieurs des Colonial Genetics, optimisé pour répondre aux exigences rigoureuses de l’armée des FDC. Ce document vous fournira une brève introduction sur les caractéristiques et les fonctions essentielles de votre nouveau corps et vous donnera les réponses à quelques-unes des questions les plus fréquentes que les recrues se posent.

PAS SEULEMENT UN NOUVEAU CORPS :

UN MEILLEUR CORPS

Vous avez sûrement remarqué la teinte verte de sa peau. Elle n’a pas été choisie pour une raison purement cosmétique. Votre nouvelle peau (KloraDermTM) contient de la chlorophylle pour fournir à votre organisme une source supplémentaire d’énergie et optimiser l’utilisation par votre corps à la fois de l’oxygène et du dioxyde de carbone. Le résultat : vous vous sentirez plus vif, plus longtemps… et mieux apte à exécuter vos devoirs en tant que militaire des FDC. Ce n’est que la première des améliorations. En voici d’autres :


Votre fluide sanguin a été remplacé par SangmalinTM, un système révolutionnaire qui quadruple la capacité de transport de l’oxygène tout en protégeant votre corps des maladies, des toxines et de la mort consécutive à la perte du fluide sanguin !

Notre technologie brevetée Œil-de-ChatTM vous gratifie d’une vue qui tout d’abord vous paraîtra incroyable ! Le nombre accru de bâtonnets et de cônes vous procure une résolution de l’image meilleure que celle qu’on peut atteindre avec la majorité des systèmes ayant évolué naturellement, tandis que des amplificateurs de lumière spécialement conçus vous permettent de voir clairement dans des conditions de faible luminosité.

Notre série SensextraTM d’amélioration des sens vous permet de toucher, sentir, entendre et goûter comme vous ne l’avez jamais fait, tandis que notre réseau étendu de nerfs et nos connexions optimisées augmentent le champ de perception de vos cinq sens. Vous sentirez la différence dès le premier jour !

Quelle force désirez-vous ? Avec les technologies Bras d’AcierTM qui stimulent la puissance musculaire naturelle et le temps de réaction, vous serez plus fort et plus rapide que vous ne l’aviez jamais rêvé. Si fort et si rapide, en vérité, que, selon la loi, Colonial Genetics n’a pas le droit de vendre cette technologie sur le marché des consommateurs. C’est un véritable « coup de pouce » pour vous, les recrues !

Ne plus jamais être déconnecté ! Vous ne perdrez jamais votre ordinateur AmicerveauTM parce qu’il se trouve dans votre cerveau. Notre interface de marque déposée d’assistance modulable travaille avec vous de façon à ce que vous puissiez accéder à votre AmicerveauTM comme bon vous semble. Votre AmicerveauTM sert également à coordonner les technologies non organiques dans votre nouveau corps, comme SangmalinTM. Les militaires des FDC ne jurent que par ce stupéfiant dispositif technologique… Et vous aussi, bientôt.


CONSTRUIRE VOTRE NOUVELLE IDENTITÉ PHYSIQUE

DANS LES MEILLEURES CONDITIONS

Vous serez sans aucun doute stupéfait par tout ce que votre nouveau corps est capable de faire. Mais est-ce que vous vous êtes demandé comment il était conçu ? Il vous intéressera peut-être de savoir que votre corps est la dernière série d’une gamme d’organismes avancés, améliorés, conçus par Colonial Genetics. Au moyen d’une technologie à marque déposée, nous adaptons à la fois l’information génétique d’autres espèces et les dernières technologies robotiques miniaturisées afin d’améliorer votre nouveau corps. Cela représente un travail difficile, mais vous serez satisfait de nos efforts !

Depuis nos premières améliorations, datant de presque deux siècles, nous avons progressivement ajouté des nouveautés. Pour introduire des changements et des améliorations, nous nous fions d’abord à des techniques de modèles informatiques avancés pour simuler les effets de chaque amélioration proposée sur l’ensemble de l’organisme physique. Les améliorations franchissant avec succès ce processus sont ensuite testées sur des modèles biologiques. Après, et seulement après, elles sont intégrées dans le design corporel final, incorporées à l’ADN de « départ » que vous avez fourni. Soyez assuré que chaque amélioration corporelle est sûre, testée et conçue pour fabriquer le meilleur vous-même !

QUESTIONS FRÉQUEMMENT POSÉES

AU SUJET DE VOTRE NOUVEAU CORPS

1. Est-ce qu’il porte un nom de marque ?

Oui ! Votre nouveau corps porte le nom de modèle « Hercule », série Défenseur XII. En réalité, il est identifié comme le modèle 12 CG/CDF, révision 1.2.11. Ce modèle corporel est destiné à l’usage exclusif des Forces de défense coloniale. De plus, chaque corps a son propre numéro de modèle, à des fins de maintenance. Vous pouvez accéder à votre numéro personnel par votre AmicerveauTM. Ne vous inquiétez pas, rien ne vous interdit votre nom d’origine dans la vie de tous les jours.

2. Est-ce que mon nouveau corps vieillit ?

La série Défenseur est conçue pour fournir aux FDC une performance optimale pendant toute son existence opérationnelle. Dans ce but, des techniques régénératrices avancées sont utilisées à un niveau génétique pour réduire les tendances entropiques naturelles. Grâce à un régime de maintenance de base, votre nouveau corps gardera une condition optimale tant que vous le ferez fonctionner. Vous découvrirez également que blessures et handicaps seront rapidement corrigés. Donc vous serez debout et prêt à courir de nouveau en un rien de temps !

3. Est-ce que je peux transmettre ces améliorations stupéfiantes à mes enfants ?

Non. Votre corps et ses systèmes biologiques et technologiques sont brevetés par Colonial Genetics et ne peuvent être transmis sans autorisation. Par ailleurs, en raison de l’étendue des améliorations de la série Défenseur, son ADN n’est plus compatible avec des humains non modifiés et les tests de labo révèlent que l’accouplement des Défenseurs crée dans tous les cas des incompatibilités létales pour l’embryon. De plus, les FDC ont déterminé que la capacité de transmettre l’information génétique n’est pas essentielle à la mission de ses militaires. Par conséquent, chaque modèle Défenseur est stérile, bien que les autres fonctions annexes demeurent intactes.

4. Les implications théologiques de ce nouveau corps me préoccupent. Que dois-je faire ?

Si ni Colonial Genetics ni les FDC n’adoptent de position officielle sur les ramifications théologiques et psychologiques du transfert de la conscience d’un corps à l’autre, nous comprenons qu’un grand nombre de recrues puissent avoir des questions ou des inquiétudes. Chaque transport de recrues arrive accompagné d’un représentant du clergé des principales religions de la Terre et d’un effectif supplémentaire de psychothérapeutes. Nous vous encourageons à aller les consulter pour discuter avec eux de vos questions.

5. Combien de temps vais-je rester dans mon nouveau corps ?

Les organismes de la série Défenseur sont conçus pour l’usage des FDC. Tant que vous resterez dans les FDC, vous serez en mesure d’utiliser et d’apprécier les avancées technologiques et biologiques de ce nouveau corps. Lorsque vous quitterez les FDC, il vous sera fourni un autre corps humain intact reposant sur votre ADN original.

De la part de tout le personnel de Colonial Genetics, félicitations pour votre nouveau corps ! Nous savons qu’il vous servira efficacement pendant votre service dans les Forces de défense coloniale. Merci de vous être engagé à défendre les colonies… Et profitez… de votre nouveau corps.

Je reposai mon APD et gagnai le lavabo de ma cabine pour observer mon nouveau visage dans le miroir.

Il était impossible de ne pas remarquer les yeux. J’avais auparavant les yeux marron – couleur de terre –, mais avec d’intéressants points d’or. Kathy me disait avoir lu que les points de couleur dans l’iris n’étaient rien d’autre que des tissus graisseux additifs. Donc j’avais des yeux pleins de graisse.

Si ces yeux-là étaient pleins de graisse, ceux-ci étaient alors carrément obèses. Ils étaient dorés de la pupille jusqu’au bord de l’iris, où ils s’assombrissaient dans le vert. Le tour de l’iris était d’un émeraude profond. Des traits de cette couleur fusaient vers les pupilles en forme d’amande, réduites à une fente verticale par la lumière qui tombait d’au-dessus du miroir. J’éteignis cette lampe puis l’éclairage général. L’unique clarté dans la pièce venait d’une petite led sur l’APD. Mes anciens yeux n’auraient jamais rien vu avec cette diode.

Les nouveaux ne mirent qu’un bref instant à accommoder. La pièce était indéniablement sombre, mais je distinguais clairement tous les objets. Je me retournai devant le miroir. Mes yeux étaient dilatés comme ceux de quelqu’un qui a absorbé une overdose de belladone. Je rallumai la lumière du lavabo et observai mes pupilles, qui se contractaient à une vitesse impressionnante.

J’ôtai mes vêtements et, pour la première fois, découvris réellement mon nouveau corps. Ma première impression quant à ma musculature avait été la bonne. Faute de meilleur terme, j’étais pour ainsi dire réellement étoffé. Je fis courir une main sur ma poitrine et mon estomac plat comme une planche à laver. Je n’avais jamais eu cette stature athlétique de ma vie. J’ignorais comment on avait réussi à me donner cette silhouette. Et je me demandai combien de temps il me faudrait pour redevenir ce corps flasque qui avait été le mien quand j’avais eu vraiment vingt ans. Puis je me demandai, vu la quantité de tripatouillages effectués sur mon ADN, s’il était même possible qu’il redevienne flasque. J’espérais que non. Le nouveau bonhomme me plaisait.

Oh ! J’étais sans poils des cils jusqu’en bas.

Et quand je dis sans poils, c’est sans un seul poil. Bras, jambes, dos (non pas qu’il ait jamais été poilu), parties intimes, tout était imberbe. Je frottai mon menton pour voir s’il piquait un peu. Lisse comme le derrière d’un bébé. Ou mon derrière, maintenant. Je regardai mon sexe. Franchement, sans poils, il avait l’air un peu tristounet. Ma tête était entièrement garnie de cheveux, mais d’un brun quelconque. Un détail qui n’avait guère changé depuis mon incarnation précédente.

Je plaçai une main devant mon visage pour étudier la couleur de ma peau. Un vert clair mais pas criard, ce qui était une bonne chose. Je ne pense pas que j’aurais supporté d’être vert chartreuse. Ma peau présentait la même teinte partout, quoique mes tétons et le bout de mon pénis fussent légèrement plus foncés. A priori, j’offrais en substance le même jeu de contraste qu’avant, mais dans une couleur différente. Toutefois, je remarquai que mes veines étaient plus visibles et grisâtres. J’en conclus que la couleur de SangmalinTM (peu importait ce que c’était) n’était pas le rouge sang. Je me rhabillai.

Mon APD bipa. Je le pris. Un message m’attendait.

Vous avez à présent accès à votre système informatique AmicerveauTM, annonçait-il. Auriez-vous l’obligeance de l’activer maintenant ?

Il y avait sur l’écran des boutons pour OUI et NON. Je choisis OUI.

Soudain, une voix profonde, riche et apaisante surgit de nulle part. Je faillis sauter hors de ma nouvelle peau verte.

— Bonjour ! Vous êtes interfacé avec votre ordinateur interne Amicerveau au moyen de l’interface de marque déposée d’assistance modulable ! Ne vous alarmez pas ! Grâce à l’intégration d’Amicerveau, la voix que vous entendez en ce moment est directement générée dans les centres auditifs de votre cerveau.

C’est le pompon, pensai-je. Il y a une deuxième voix dans ma tête maintenant.

— Après cette brève session de présentation, vous pouvez éteindre cette voix à tout moment. Nous commencerons par quelques-unes des options que vous pouvez choisir en répondant par « oui » ou « non ». Votre Amicerveau aimerait maintenant vous entendre dire « oui » et « non » quand il vous le demandera afin qu’il apprenne à reconnaître cette réponse. Quand vous serez prêt, s’il vous plaît, prononcez le mot « oui ». Vous pouvez le dire à n’importe quel moment.

La voix se tut. J’hésitai, pris d’un léger vertige.

— S’il vous plaît, dites « oui » maintenant, répéta la voix.

— Oui ! dis-je, un brin nerveux.

— Merci d’avoir dit « oui ». Maintenant, s’il vous plaît, dites « non ».

— Non.

Pendant un moment, je me demandai si AmicerveauTM pensait que j’avais dit « non » à sa requête, s’était vexé et allait frire mon cerveau dans son jus.

— Merci d’avoir dit « non », fit la voix, finalement un tant soit peu prosaïque. À mesure que nous progresserons ensemble, vous apprendrez que vous n’aurez pas besoin de verbaliser ces ordres pour qu’Amicerveau les exécute. Toutefois, à court terme, vous souhaiterez probablement rester en mode verbal le temps d’apprendre à communiquer avec aisance avec votre Amicerveau. Dès lors, vous aurez le choix entre continuer en audio et basculer sur une interface texte. Préférez-vous basculer à présent sur une interface texte ?

— Mon Dieu, oui.

Nous continuerons maintenant avec une interface texte, annonçait une ligne qui flottait droit dans mon champ de vision. Le texte offrait un parfait contraste avec le fond que je regardais. Je bougeai la tête, le texte resta pile au centre ; le contraste changea pour le garder en permanence parfaitement lisible. Renversant.

Il est recommandé, pendant votre session initiale de texte, que vous restiez assis afin d’éviter de vous blesser, écrivit Amicerveau. S’il vous plaît, asseyez-vous.

Je m’assis.

Pendant vos sessions initiales avec AmicerveauTM, vous découvrirez qu’il est plus facile de communiquer en verbalisant. Pour l’aider à réagir au mieux à vos questions, vous allez maintenant enseigner à votre AmicerveauTM à comprendre votre voix lorsqu’elle parle. S’il vous plaît, prononcez les phonèmes suivants à mesure que vous les lirez.

Une liste de phonèmes défila dans mon champ de vision. Je les lus de droite à gauche. Amicerveau me fit ensuite prononcer un certain nombre de phrases courtes.

Merci. Votre AmicerveauTM sera désormais capable d’enregistrer vos ordres à partir du son de votre voix. Souhaitez-vous personnaliser votre AmicerveauTM dès maintenant ?

— Oui.

S’il vous plaît, prononcez le nom que vous aimeriez lui donner.

— Fumier, répondis-je.

Vous avez sélectionné « Fumier », écrivit Amicerveau qui, à son crédit, l’avait orthographié correctement. Sachez que de nombreuses recrues ont choisi ce nom pour leur AmicerveauTM. Souhaitez-vous choisir un autre nom ?

— Non.

J’étais fier qu’autant de mes compagnons éprouvent ce sentiment envers leur Amicerveau.

Votre AmicerveauTM est désormais Fumier, inscrivit-il. Vous pourrez changer ce nom à l’avenir si vous le désirez. Choisissez maintenant une phrase d’accès pour activer Fumier. Si Fumier est toujours en fonctionnement, il ne répondra aux ordres qu’après avoir été activé. S’il vous plaît, choisissez une phrase courte. Fumier suggère « activez Fumier », mais vous êtes libre de décider d’une autre phrase. S’il vous plaît, prononcez maintenant une phrase d’activation.

— Hé, Fumier.

Vous avez choisi « hé, Fumier ». S’il vous plaît, répétez-le pour confirmation.

J’obtempérai. Puis il me demanda de choisir une phrase de désactivation. Je choisis (bien entendu) « Dégage, Fumier ».

Aimeriez-vous que Fumier se réfère à lui-même à la première personne ?

— Absolument.

C’est moi, Fumier.

— Bien sûr, pardi !

J’attends vos ordres ou vos requêtes.

— Es-tu intelligent ?

Je suis équipé d’un processeur naturel de langage et d’autres fonctions afin de comprendre les questions et les commentaires et de donner des réponses qui souvent prennent l’apparence de l’intelligence, surtout lorsqu’elles sont connectées à des réseaux informatiques plus étendus. Les systèmes AmicerveauTM, toutefois, ne possèdent pas une intelligence innée. Par exemple, ceci est une réponse automatisée. Cette question est souvent posée.

— Comment est-ce que tu me comprends ?

À ce stade, je réagis à votre voix, écrivit Fumier. Pendant que vous parlez, je surveille votre cerveau et apprends comment il s’active lorsque vous désirez communiquer avec moi. Avec le temps, je serai capable de vous comprendre sans que vous ayez besoin de parler. Et, avec le temps, vous pourrez également apprendre à m’utiliser sans indice conscient auditif ou visuel.

— Qu’est-ce que tu sais faire ?

Je possède toute une gamme d’aptitudes. Aimeriez-vous voir une liste formatée ?

— S’il te plaît.

Une liste interminable apparut sous mes yeux.

Pour consulter une liste de sous-catégories, s’il vous plaît, sélectionnez une catégorie principale et dites « déroulez [catégorie] ». Pour lancer un ordre, dites « ouvrir [catégorie] ».

Je lus la liste. Apparemment, il y avait fort peu de choses que Fumier ne savait pas faire. Il savait envoyer des messages aux autres recrues. Il savait télécharger des rapports. Il savait jouer de la musique ou à des jeux vidéo. Il savait jouer à toutes sortes de jeux. Il savait appeler n’importe quel document d’un système. Il pouvait stocker une quantité ahurissante de données. Il pouvait effectuer des calculs complexes. Il pouvait diagnostiquer des maladies physiques et suggérer un traitement. Il pouvait créer un réseau local entre un groupe sélectionné d’utilisateurs d’Amicerveau. Il pouvait donner des traductions instantanées d’une centaine de langues humaines et non humaines. Il pouvait même fournir un champ d’information visuel sur tout autre utilisateur d’Amicerveau. J’ouvris cette option. Je me reconnus à peine. Je ne pensais pas reconnaître l’un des autres Vieux Cons. Dans l’ensemble, il était très utile d’avoir un truc pareil intégré dans son cerveau.

J’entendis à ma porte un bruit de verrou. Je levai les yeux.

— Hé, Fumier. Quelle heure est-il ?

Il est à présent 1200, écrivit Fumier.

J’avais passé presque quatre-vingt-dix minutes à faire joujou. Basta ! J’étais disposé à voir des personnes en chair et en os.

— Dégage, Fumier.

Au revoir, écrivit-il. Le texte disparut dès que je l’ai eu lu.

On frappa à la porte. J’allai ouvrir. J’étais persuadé que c’était Harry et me demandai à quoi il ressemblait.

Il ressemblait à une brunette hypercanon avec une peau olive (verte) sombre et de longues, longues jambes.

— Tu n’es pas Harry, dis-je avec un à-propos de débile profond.

La brunette me regarda puis me détailla de la tête aux pieds.

— John ?

Je la fixai sans comprendre pendant une seconde et retrouvai son nom tout d’un coup, juste avant que son identité ne flotte comme un fantôme devant mes yeux.

— Jesse.

Elle acquiesça. Je la dévisageai. J’ouvris la bouche pour dire quelque chose. Elle ne m’en laissa pas le temps. Elle prit ma tête entre ses mains et m’embrassa avec une telle fougue que je culbutai en arrière. Elle réussit à fermer la porte d’un coup de pied alors que nous tombions par terre. J’étais impressionné.

J’avais oublié comme il est facile pour un homme jeune d’avoir une érection.

Six

J’avais également oublié combien de fois un homme jeune peut renouveler une érection.

— Ne le prends pas mal, disait Jesse, allongée sur moi après la troisième ( !) fois. Mais je ne suis pas tant que ça attirée par toi.

— Merci, mon Dieu. Si tu l’étais, je serais réduit à un ectoplasme.

— Ne le prends pas mal. J’ai de l’affection pour toi. Même avant… (elle fit un geste, tâchant de trouver le moyen de décrire une transplantation corporelle totale de jouvence) le changement, tu étais intelligent et sympa et drôle. Un bon ami.

— Hum… Tu sais, Jesse, en général, le baratin du « soyons amis » vise à exclure le sexe.

— Je ne veux pas que tu te fasses des illusions à cause de ce qui vient de se passer, c’est tout.

— Je trouvais magique d’être transporté dans un corps de vingt ans et d’en tirer tant d’excitation qu’il est impératif de forniquer comme un sauvage avec la première femme qu’on voit.

Jesse me regarda un instant puis éclata de rire.

— Oui ! C’est exactement ça. Même si, dans mon cas, tu étais la deuxième personne. J’ai une compagne de cabine, tu sais.

— Ah oui ? À propos, comment Maggie s’en est tirée ?

— Oh, grands dieux. En comparaison, je ressemble à une baleine échouée, John.

Je caressai ses hanches.

— Une baleine échouée rudement belle, Jesse.

— Je sais.

Soudain, elle se redressa, me chevauchant. Elle leva les bras et les croisa derrière la tête, pointant ses seins déjà merveilleusement fermes et pleins. Je sentis l’intérieur de ses cuisses irradier de la chaleur alors qu’elle les fermait autour de ma taille. Même si je n’avais pas d’érection sur le moment, il allait en venir une bientôt.

— Je veux dire, regarde-moi, déclara-t-elle sans nécessité puisque je ne l’avais pas quittée des yeux depuis l’instant où elle s’était assise. Je suis d’une beauté fabuleuse. Je ne dis pas ça par vanité. Mais je n’ai jamais été aussi belle de ma vie. Loin s’en faut.

— Je trouve ça difficile à croire.

Elle saisit ses seins et pointa les tétons vers mon visage.

— Vise-moi ça, dit-elle en faisant tressauter celui de gauche. Dans la vie réelle, celui-là était d’une taille plus petite que celui-ci et il était quand même trop grand. J’ai toujours eu mal au dos depuis la puberté. Et je crois que mes seins n’ont été aussi fermes que pendant une semaine, quand j’avais treize ans. Peut-être.

Elle se pencha, me prit les mains et les posa sur son ventre plat et parfait.

— Jamais non plus je n’ai eu le ventre comme ça. J’ai toujours eu une rondeur ici, même avant d’avoir fait des bébés. Après deux enfants, eh bien, disons que, si j’en avais voulu un troisième, mon ventre aurait tourné au duplex.

Je glissai mes mains dans son dos et lui empoignai le cul.

— Et ça ?

— Un imposant chargement, fit-elle en riant. J’étais grosse, mon ami.

— Être grosse n’est pas un crime. Kathy avait des rondeurs. Ça me plaisait beaucoup.

— Mes kilos ne me posaient pas de problème. Il est stupide de faire des complexes à cause de son corps. D’un autre côté, je ne le vendrais pas maintenant pour un empire. (Elle laissa courir ses mains sur elle de façon provocante.) Je suis hyper sexy !

Sur ces mots, elle pouffa de rire et renversa la tête. Je l’accompagnai de bon cœur. Puis elle se pencha et scruta mon visage.

— Je trouve ces yeux de chat incroyablement fascinants. Je me demande s’ils ont vraiment utilisé l’ADN du chat pour les fabriquer. Tu sais, greffer de l’ADN de chat sur le nôtre. Ça ne me déplairait pas d’être à moitié chatte.

— À mon avis, ce n’est pas de l’ADN de chat. Nous ne possédons aucun autre attribut de cet animal.

Jesse se redressa.

— Par exemple ?

— Eh bien, dis-je en avançant avec nonchalance les mains vers ses seins, primo, les mâles ont des barbillons sur le pénis. Tu les aurais remarqués si j’en avais.

— Ça ne prouve rien, dit-elle en projetant brusquement son buste en avant et ses fesses en arrière pour se retrouver allongée sur moi. (Elle sourit d’un air égrillard.) Et si on ne l’avait pas fait assez fort pour qu’ils sortent ?

— Je sens un défi.

— Et moi, je sens également quelque chose, ajouta-t-elle en se trémoussant.

— À quoi tu penses ? me demanda Jesse plus tard.

— À Kathy. Et à toutes les fois où nous étions allongés côte à côte comme nous maintenant.

— Tu veux dire sur le tapis ? sourit Jesse. Je lui donnai une légère tape sur la tête.

— Non, pas sur le tapis. Allongés, c’est tout, après l’amour, en train de bavarder et de savourer le fait d’être ensemble. Nous étions ainsi la première fois que nous avons parlé de nous engager.

— Pourquoi tu as abordé ce sujet ?

— Ce n’est pas moi, c’est Kathy. Nous fêtions mon soixantième anniversaire et vieillir me déprimait. Alors elle a suggéré de nous engager quand le moment serait venu. J’ai été quelque peu surpris. Nous avions toujours été antimilitaristes. Nous avions protesté contre la guerre subcontinentale, tu sais, à une époque où ce n’était guère populaire de le faire.

— Beaucoup de gens ont protesté contre cette guerre.

— Oui, mais nous avions activement protesté. On était même devenus un sujet de plaisanterie en ville.

— Alors quels arguments t’a-t-elle donnés pour vous engager dans l’armée coloniale ?

— Qu’elle n’était pas contre la guerre ni l’armée en général, mais juste contre cette guerre-là et notre armée. Que les gens ont le droit de se défendre et que, là-bas, l’univers était probablement ignoble. Et elle a dit aussi qu’à part ces nobles raisons nous redeviendrions assez jeunes pour faire à nouveau des étincelles.

— Mais vous n’auriez pas pu vous engager ensemble. Sauf si vous étiez du même âge.

— Elle avait un an de moins que moi. Et je le lui ai fait remarquer. Je lui ai dit que, si je m’engageais dans l’armée, je serais officiellement décédé, que nous ne serions plus mariés et que nous n’aurions aucune certitude de nous revoir.

— Et qu’est-ce qu’elle a dit ?

— Que c’étaient des détails sans importance. Elle me retrouverait et m’entraînerait devant l’autel comme elle l’avait déjà fait. Et elle l’aurait fait, tu sais. Elle pouvait se changer en tigresse quand elle voulait.

Jesse se releva sur un coude pour me regarder.

— John, je suis désolée qu’elle ne soit pas ici, avec toi.

Je souris.

— Ce n’est rien. Ma femme me manque de temps en temps, voilà tout.

— Je comprends. Mon mari me manque aussi.

Je lui jetai un coup d’œil.

— Je croyais qu’il t’avait laissée tomber pour une femme plus jeune puis qu’il était mort d’une intoxication alimentaire.

— C’est vrai. Et il a mérité de vomir tripes et boyaux. Ce n’est pas l’homme qui me manque en réalité. Ce qui me manque, c’est un mari. C’est agréable d’avoir un compagnon attitré. C’est agréable d’être mariée.

— C’est agréable d’être marié, en effet.

Jesse se nicha contre moi et étendit un bras sur ma poitrine.

— Mais ça aussi, c’est agréable. Il y avait longtemps que je ne l’avais pas fait.

— Te coucher par terre ?

À son tour, elle me donna une tape sur la tête.

— Non. Eh bien… oui, d’ailleurs. Mais, plus précisément, être allongée après l’amour. Ou faire l’amour, en l’occurrence. Tu n’as certainement pas envie de savoir depuis quand ça ne m’était pas arrivé.

— Bien sûr que si.

— Salaud… Huit ans.

— Rien d’étonnant que tu m’aies sauté dessus à l’instant où tu m’as vu.

— Tu as raison. Et tu étais très bien placé, de plus.

— Avoir la bonne place, c’est essentiel, c’est ce que ma mère me répétait.

— Tu avais une drôle de mère. Yo, sale garce, quelle heure est-il ?

— Quoi ?

— Je parle à la voix dans ma tête.

— Joli nom que tu lui as trouvé.

— Et le tien ?

— Fumier.

Jesse approuva du chef.

— Pas mal… Eh bien, la sale garce m’annonce qu’il est juste un peu plus de 1600. Nous avons deux heures avant le souper. Tu sais ce que ça signifie ?

— J’hésite. Je crois que quatre fois est ma limite, même jeune et suramélioré.

— Ne te fais pas de mouron. Ça signifie que nous avons juste le temps de faire une sieste.

— Il faut que je prenne la couverture ?

— Ne sois pas idiot. Ce n’est pas parce que j’ai fait l’amour sur le tapis que je veux dormir dessus. Tu as une couchette de libre. Je vais m’y installer.

— Donc il va falloir que je fasse la sieste tout seul ?

— Je te récompenserai. Rappelle-le-moi quand je me réveillerai. Je le fis.

Elle le fit.

— Bon Dieu, disait Thomas tout en s’asseyant à la table avec un plateau si chargé de victuailles que c’était un miracle qu’il arrive à le tenir. Il n’y a pas de mots pour décrire notre beauté.

Il avait raison. Les Vieux Cons s’étaient bonifiés d’une façon spectaculaire. Thomas, Harry et Alan auraient tous pu se prétendre mannequins. Des quatre, j’étais sans conteste le vilain petit canard, et pourtant j’étais… eh bien, j’étais beau. Quant aux femmes, Jesse était stupéfiante, Susan encore plus, et Maggie avait franchement l’air d’une déesse. Cela faisait mal de la regarder.

Cela faisait mal de tous nous dévisager. Mal dans son sens positif, vertigineux. Nous passâmes quelques minutes à nous contempler les uns les autres. Et il n’y avait pas que nous. Promenant un regard dans la salle, je ne pus trouver personne de laid. C’était agréablement troublant.

— C’est impossible, me déclara soudain Harry. J’ai observé la salle, moi aussi. Il est impensable que tous ceux qui se trouvent dans ce mess soient aussi beaux que lorsqu’ils avaient vingt ans.

— Parle pour toi, Harry, dit Thomas. En fait, je crois même que je suis un tantinet moins séduisant que du temps de ma verte jeunesse.

— Maintenant tu as en prime la couleur de ta verte jeunesse, fit remarquer Harry. Et même si nous exemptons Thomas le Dubitatif…

— Je vais courir jusqu’à un miroir en pleurant, dit celui-ci.

— Il est impossible que nous soyons tous dans le même panier. Je vous garantis que je n’étais pas aussi beau à vingt ans. J’avais la figure couverte d’acné. Et la calvitie naissante.

— Arrêtez, trancha Susan. Ça m’excite.

— Et moi, j’essaye de manger, renchérit Thomas.

— Maintenant, je peux en rire parce que je suis devenu comme ça, poursuivit Harry en se passant la main dessus comme pour présenter le modèle de l’année. Mais le nouveau bonhomme n’a guère de ressemblance avec l’ancien, je vous le garantis.

— On dirait que ça t’ennuie, dit Alan.

— Un peu, en effet, admit Harry. Je vais faire avec. Mais quand on m’offre un cheval, je lui regarde les dents. Pourquoi sommes-nous aussi beaux ?

— Des gènes de beauté, dit Alan.

— Bien sûr, fit Harry. Mais de qui ? Les nôtres ? Ou de quelque chose qu’ils ont extrait d’un labo quelque part ?

— Nous sommes tous en excellente forme maintenant, intervint Jesse. Je disais justement à John que cet organisme se trouve dans une forme bien meilleure que mon vrai corps ne l’a jamais été.

Maggie prit la parole tout à trac.

— Moi aussi, je parle comme ça. Je dis « mon vrai corps » quand je parle de l’ancien, comme si le nouveau n’était pas encore vraiment réel pour moi.

— C’est vrai, petite sœur, dit Susan. Tu n’as pas encore osé faire pipi avec. Je le sais.

— Et ça, de la bouche de la femme qui est venue me critiquer pour avoir parlé de mon intimité, observa Thomas.

— Mon point de vue, parce que j’en ai un, déclara Jesse, est que, s’ils ont tonifié notre corps, ils ont aussi pris le temps de tonifier le restant de notre personne.

— D’accord, dit Harry. Mais ça ne nous explique toujours pas pourquoi ils l’ont fait.

— Pour qu’on se lie d’amitié, intervint Maggie. Tous les regards se portèrent sur elle.

— Tiens, tiens, regardez qui sort de sa coquille.

— Pince-moi, Susan, dit Maggie. (Susan sourit.) Écoutez, que nous soyons enclins à apprécier les gens que nous trouvons attirants fait partie de la psychologie humaine élémentaire. De surcroît, nous sommes tous dans cette salle, même les Vieux Cons, des étrangers les uns pour les autres, sans guère de liens, voire aucun, qui nous permettent de nous rapprocher en peu de temps. Nous rendre tous beaux aux yeux de chacun est une façon de promouvoir des liens affectifs, ou ça le sera dès que nous aurons commencé notre entraînement.

— Je ne vois pas comment ça renforce l’armée si on passe notre temps au combat à se faire de l’œil, dit Thomas.

— Il ne s’agit pas de ça, rectifia Maggie. L’attirance sexuelle n’est ici qu’un paramètre secondaire. Il s’agit d’instiller rapidement confiance et dévouement. D’instinct, les gens font confiance à ceux qu’ils trouvent attirants et ils sont prêts à les aider, indépendamment du désir sexuel. C’est pourquoi les présentateurs du JT sont toujours attirants. C’est pourquoi les élèves attirants n’ont pas autant d’efforts à faire à l’école.

— Mais aujourd’hui nous sommes tous attirants, dis-je. Au pays de l’attirance extrême, ceux qui ne sont que charmants risquent d’avoir des problèmes.

— Et même encore maintenant, certains d’entre nous sont mieux que les autres, renchérit Thomas. Chaque fois que je regarde Maggie, j’ai l’impression qu’on me coupe l’oxygène. Soit dit sans t’offenser, Maggie.

— Y a pas de mal. Le principal n’est pas ce que nous sommes à présent, de toute façon. C’est à quoi nous ressemblions avant. À court terme, c’est cette différence frappante qui nous servira de base de réflexion. À cet égard, ils n’attendent d’ailleurs qu’un avantage à court terme.

— Alors, comme ça, tu ne te sens pas privé d’oxygène quand tu me regardes, lança Susan à Thomas.

— Ce n’était pas une insulte, tant s’en faut.

— Je m’en souviendrai quand je t’étranglerai. Du manque d’oxygène.

— Arrêtez de flirter tous les deux, dit Alan en reportant son attention sur Maggie. Je crois que tu as raison au sujet de l’attirance, mais je crois aussi que tu as oublié la seule personne envers qui nous sommes censés ressentir la plus grande attirance : nous-mêmes. Pour le meilleur et pour le pire, ces corps dans lesquels nous sommes nous sont encore étrangers. Entre ma couleur verte et la présence d’un ordinateur nommé Grosse Merde dans ma tête… (Il se tut et nous regarda.) Comment avez-vous appelé vos Amicerveaux ?

— Fumier, dis-je.

— Sale garce, dit Jesse.

— Crétin, dit Thomas.

— Tête de nœud, dit Harry.

— Satan, dit Maggie.

— Chéri, dit Susan. Apparemment, je suis la seule qui aime bien son Amicerveau.

— Plus probablement tu étais la seule à ne pas te sentir troublée par l’arrivée soudaine d’une voix dans ton crâne, avança Alan. Mais voici mon point de vue. Rajeunir brusquement et subir des changements physiques radicaux exerce une grande pression sur la psyché. Même si nous sommes heureux d’être redevenus jeunes – et je sais que je le suis –, nous restons éloignés de notre nouvelle identité. Nous rendre beaux à nos propres yeux est un moyen de nous aider à nous y installer.

— Nous avons affaire à des gens sacrément habiles, déclara Harry sur un ton tranchant de mauvais augure.

— Allez, Harry, souris donc, dit Jesse en lui décochant un petit coup de coude. Tu es la seule personne à ma connaissance qui transformerait la jeunesse et la séduction en une obscure conspiration.

— Parce que tu me trouves séduisant ?

— Tu es magnifique, mon cœur, dit-elle en battant exagérément des cils. Harry se fendit d’un sourire béat.

— C’est la première fois en ce siècle que quelqu’un me dit ça. OK, je suis vendu.

Le militaire qui se tenait sur l’estrade de la salle de cinéma pleine de recrues était un vétéran qui avait connu la guerre. Nos Amicerveaux nous avaient informés qu’il appartenait aux Forces de défense coloniale depuis quatorze ans et avait participé à plusieurs batailles dont les noms n’évoquaient rien pour nous maintenant mais prendraient de la valeur plus tard. Cet homme était allé sur des planètes nouvelles, il avait rencontré de nouvelles espèces et les avait exterminées à vue. On lui aurait donné vingt-trois ans tout au plus.

— Bonsoir, recrues, commença-t-il sitôt que nous fûmes tous assis. Je suis le lieutenant-colonel Bryan Higgee et, jusqu’à la fin de la traversée, je serai votre officier commandant. Sur le plan pratique, cela ne signifie pas grand-chose car, d’ici notre arrivée sur Bêta Pyxis III, dans une semaine, vous n’aurez qu’un seul ordre à respecter. Toutefois, il n’est pas inutile de vous rappeler qu’à partir d’aujourd’hui vous êtes soumis aux règles et règlements des Forces de défense coloniale. Vous avez désormais vos nouvelles enveloppes charnelles et avec elles viendront de nouvelles responsabilités.

» Vous vous posez sans doute des questions au sujet de ces nouveaux corps : ce qu’ils peuvent faire, quelles tensions ils peuvent endurer et comment vous pouvez les utiliser dans l’armée des FDC. À toutes ces questions vous obtiendrez les réponses quand vous commencerez votre entraînement sur Bêta Pyxis III. Pour l’heure, notre principal objectif est simplement que vous vous sentiez à l’aise dans vos nouvelles peaux.

» En conséquence, pour le restant de votre voyage, l’ordre est le suivant : amusez-vous.

Cette déclaration déclencha un murmure et quelques rires épars dans les rangs. L’idée que s’amuser était un ordre heurtait de façon cocasse l’intuition. Le lieutenant-colonel afficha un sourire sans joie.

— Je comprends que cela semble un ordre paradoxal. Quoi qu’il en soit, vous amuser sera pour vous le meilleur moyen de vous habituer à vos nouvelles capacités. Dès le début de votre entraînement, il sera exigé de vous une performance maximale. Il n’y aura pas de « rattrapage ». Pas le temps pour ça. L’univers est dangereux. Votre entraînement sera bref et difficile. Nous ne pouvons pas nous permettre que vous soyez mal à l’aise dans votre corps.

» Recrues, considérez la semaine prochaine comme un pont entre votre ancienne et votre nouvelle vie. Pendant cette période, que vous trouverez en fin de compte bien trop brève, servez-vous de ces nouveaux corps, conçus à un usage militaire, pour savourer les plaisirs que vous savouriez en tant que civils. Vous découvrirez que le Henry Hudson dispose de tous les loisirs et activités que vous aimiez sur Terre. Utilisez-les. Profitez-en. Habituez-vous à vivre avec vos corps tout neufs. Découvrez leurs potentialités et cherchez à connaître leurs limites.

» Mesdames et messieurs, nous nous rencontrerons encore une fois pour un dernier briefing avant que commence votre entraînement. D’ici là, amusez-vous. Je n’exagère pas en vous le disant : si la vie dans les Forces de défense coloniale a ses récompenses, c’est peut-être la dernière fois que vous aurez l’occasion de jouir avec une totale insouciance de vos nouveaux corps. Je vous conseille d’en profiter avec sagesse. Je vous conseille de vous amuser. C’est tout. Je vous donne congé.

Nous avons tous été pris de folie.

À commencer, bien sûr, par le sexe. Tout le monde baisait avec tout le monde dans plus d’endroits du vaisseau qu’il n’est sensé de parler. Au bout du premier jour, où il devint évident que chaque recoin plus ou moins retiré allait servir de décor à une partie endiablée de jambes en l’air, il était devenu courtois de se déplacer en faisant beaucoup de bruit pour alerter le couple de votre arrivée. À un moment donné au cours du deuxième jour, il devint de notoriété publique que je disposais d’une cabine pour moi tout seul. Je fus assiégé de demandes d’accès que je refusai sommairement. Je n’avais jamais géré de maison de tolérance, et ce n’était pas maintenant que j’allais commencer. Les seuls qui baiseraient dans ma cabine, ce seraient mes invitées et moi.

Il n’y en eut qu’une. Et ce n’était pas Jesse. C’était Maggie qui, en fait, avait eu un faible pour moi même du temps où j’avais des rides. Après notre briefing avec Higgee, elle me tendit une sorte d’embuscade devant ma porte, me faisant me demander s’il s’agissait d’une manœuvre standard chez les femmes ménopausées. En tout cas, elle était très drôle et, en privé du moins, pas du tout effacée. Il est apparu qu’elle avait été professeur à l’université d’Oberlin. Elle avait enseigné la philosophie des religions orientales et avait publié six livres à ce sujet. Le genre de détails ordinaires que d’aucuns révèlent volontiers.

Les autres Vieux Cons ne batifolaient pas non plus au petit bonheur la chance. Jesse s’acoquina avec Harry après notre aventure initiale, tandis qu’Alan, Tom et Susan mettaient au point un arrangement avec Tom au milieu. C’était une bonne chose que Tom ait un solide appétit ; il avait besoin de toutes ses forces.

L’acharnement avec lequel les recrues se livraient au sexe paraît sans doute invraisemblable vu de l’extérieur. Mais il était parfaitement logique dans notre position (horizontale, dessus ou dessous). Prenons un groupe de gens rationnés en rapports sexuels, faute de partenaires ou à cause d’une santé et d’une libido déclinantes, fourrons-les dans un corps jeune et flambant neuf, séduisant et hautement fonctionnel, et projetons-les dans l’espace loin de tout ce qu’ils ont connu et de tous ceux qu’ils ont aimés. L’association de ces trois éléments est une recette aphrodisiaque infaillible. Nous faisions l’amour parce que nous en étions capables et que cela valait mieux que la solitude.

Bien sûr, nous ne faisions pas que ça. Réduire ces corps somptueux à des machines de sexe aurait été comme de chanter sur une seule note. On nous avait prétendu neufs et améliorés, et nous découvrîmes que c’était vrai de diverses manières, simples et surprenantes. Harry et moi dûmes annuler une partie de ping-pong lorsqu’il devint évident qu’aucun des deux ne gagnerait. Non pas parce que nous étions tous les deux incompétents mais parce que nos réflexes et notre coordination œil-main rendaient presque impossible de marquer un point. Nous nous renvoyâmes la balle pendant une demi-heure et nous aurions continué si elle ne s’était pas cassée à force d’être frappée à une vitesse aussi vertigineuse. C’était ridicule. C’était merveilleux.

Les autres recrues découvrirent la même chose à leur façon. Le troisième jour, je me trouvais parmi une petite foule qui regardait deux recrues livrer le combat d’arts martiaux le plus palpitant qui fût au monde. Ils exécutaient des mouvements qui auraient été tout bonnement impossibles avec une souplesse humaine normale et une gravité standard. Plaquant son pied, l’un des adversaires fit valser l’autre à travers la moitié de la salle. Au lieu de se disloquer, comme cela aurait été mon cas, j’en suis certain, le type exécuta un saut périlleux arrière, se redressa et s’élança pour reprendre le combat. On aurait dit un effet spécial de cinéma. Dans un sens, c’en était un.

À l’issue de la rencontre, les deux adversaires respirèrent profondément et s’inclinèrent l’un devant l’autre. Puis ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre, riant et sanglotant en même temps de façon hystérique. C’est une chose étrange, merveilleuse et pourtant troublante d’être aussi bon dans un domaine que vous l’avez toujours désiré, et de se retrouver soudain encore meilleur.

Certains allèrent trop loin, bien entendu. Je vis personnellement une recrue sauter d’un haut tremplin ; elle devait se croire capable de voler ou tout au moins d’atterrir sans se blesser. À ce qu’on m’a dit, elle s’est fracturé une jambe, un bras, la mâchoire et le crâne. Cependant, elle était encore en vie après le saut, phénomène probablement impossible sur Terre. Mais, plus impressionnant encore, elle était de nouveau sur pied deux jours plus tard, ce qui témoigne davantage en faveur de la technologie médicale coloniale que des pouvoirs de récupération de cette idiote. J’espère qu’on lui a conseillé de ne pas recommencer un exploit aussi stupide à l’avenir.

Lorsque les recrues ne jouaient pas avec leur corps, elles jouaient avec leur esprit ou leur Amicerveau, ce qui revenait presque au même. Tandis que je me promenais dans le vaisseau, il m’arrivait fréquemment de croiser des recrues assises, les yeux clos, branlant lentement du chef. Elles écoutaient de la musique ou bien regardaient un film ou quelque chose de similaire, une œuvre téléchargée dans leur cerveau à leur seul usage. Je l’avais moi-même fait. En cherchant le système du vaisseau, j’étais tombé sur une compilation de tous les dessins animés de Looney Tunes, aussi bien pendant la période classique de la Warner qu’une fois les personnages tombés dans le domaine public. Je passai toute une nuit à regarder Vil Coyote se faire tabasser et réduire en miettes. Je finis par arrêter lorsque Maggie me demanda de choisir entre elle et Bip Bip. Je la choisis, elle. Après tout, je pouvais voir Bip Bip quand je le voulais. J’avais téléchargé tous les cartoons dans Fumier.

Tisser des liens d’amitié était une occupation à laquelle je consacrais beaucoup de temps. Tous les Vieux Cons savaient que notre clan n’était au mieux que temporaire ; nous étions sept personnes réunies par le hasard dans une situation sans espoir de permanence. Mais nous sommes devenus amis, et amis proches avec ça, au cours de la brève période que nous avons passée ensemble. Il n’est pas exagéré de dire que je devins aussi proche de Thomas, Susan, Alan, Harry, Jesse et Maggie que de tous ceux qui avaient fait partie de la dernière moitié de ma vie « normale ». Nous formions une bande, une famille, jusqu’aux flèches et chamailleries insignifiantes. Nous donnions aux autres quelqu’un de qui prendre soin, ce dont nous avions besoin dans un univers qui ignorait notre existence ou s’en moquait.

Nous créâmes des liens solides. Et cela avant même d’être biologiquement poussés à le faire par les savants des colonies. Et, tandis que le Henry Hudson s’approchait de notre destination finale, je savais que ces amis allaient me manquer.

— Dans cette salle, il y a en ce moment mille vingt-deux recrues, déclarait le lieutenant-colonel Higgee. Dans deux ans exactement, quatre cents d’entre vous seront morts.

Higgee se tenait de nouveau sur l’estrade de la salle de cinéma. Cette fois, on avait ajouté un arrière-fond : Bêta Pyxis III planait derrière lui, marbre énorme veiné de bleu, de blanc, de vert et de brun. Nous l’ignorions, focalisés que nous étions sur le lieutenant-colonel Higgee. Ses statistiques avaient attiré notre attention, un exploit vu l’heure (o600) et le fait que la plupart d’entre nous chancelaient encore après l’ultime nuit de liberté que nous étions censés connaître.

— Au cours de la troisième année, poursuivit-il, cent de plus mourront. Encore cent cinquante, la quatrième et la cinquième. Au bout de dix ans – car, oui, recrues, vous serez requis presque à coup sûr de servir dix années pleines –, sept cent cinquante d’entre vous auront été tués sur le champ de bataille. Les trois quarts auront disparu. Telles sont les statistiques de survie. Non pas uniquement celles des dix ou vingt dernières années, mais des plus de deux cents ans d’activité des Forces de défense coloniale.

Il y eut un silence de mort.

— Je sais ce que vous pensez car je l’ai pensé lorsque j’étais à votre place. Vous pensez : mais, bon sang, qu’est-ce que je fous ici ? Ce type est en train de m’annoncer que je serai mort dans dix ans ! Mais n’oubliez pas que, chez vous, vous seriez aussi très probablement morts dans dix ans, frêles et vieux, mourant d’une mort inutile. Vous risquez de mourir dans les Forces de défense coloniale. Vous allez sans doute mourir dans les Forces de défense coloniale. Mais votre mort ne sera pas inutile. Vous serez morts pour la survie de l’humanité dans l’univers.

L’image sur l’écran de Higgee fut remplacée par un champ étoilé en trois dimensions.

— Permettez-moi de vous expliquer notre position. (Plusieurs dizaines d’étoiles se mirent à étinceler d’un vert vif, réparties au hasard à travers le champ.) Voici les systèmes colonisés par les humains… où ils ont pris pied dans la Galaxie. Et voilà où l’on sait qu’existent des espèces aliens à la technologie et aux conditions de survie comparables.

Cette fois, des centaines d’étoiles s’embrasèrent, rougeâtres. Les points humains de lumière étaient encerclés. On entendit des hoquets dans la salle de cinéma.

— L’humanité a deux problèmes, poursuivait le lieutenant-colonel Higgee. Le premier, la course à la colonisation avec d’autres espèces intelligentes, douées de sensibilité et similaires. La colonisation est la clé de notre survie. C’est aussi simple que ça. Nous devons coloniser, sinon la route nous sera barrée et nous serons étouffés par les autres espèces. Cette compétition est féroce. L’humanité a peu d’alliés parmi les extraterrestres. Très peu d’ailleurs se trouvent des alliés, situation qui existait bien avant que l’humanité ne s’aventure parmi les étoiles.

» Quelles que soient vos idées sur la possibilité de relations diplomatiques à long terme, la réalité est que, sur le terrain, nous sommes engagés dans une compétition sans merci. Il nous est impossible d’arrêter notre expansion et d’espérer que nous finirons par trouver une solution pacifique permettant la colonisation par toutes les espèces. Agir ainsi serait condamner l’humanité. Donc nous nous battons pour coloniser.

» Notre deuxième problème est que, lorsque nous découvrons des planètes propices à la colonisation, elles sont souvent déjà habitées par une vie intelligente. Chaque fois que c’est possible, nous cohabitons avec la population autochtone et œuvrons à instaurer l’harmonie. Malheureusement, la plupart du temps, nous ne sommes pas les bienvenus. Quand cela se produit, c’est regrettable, mais les besoins de l’humanité sont et doivent être notre priorité. C’est pourquoi les forces de défense civile sont devenues une force d’invasion.

Bêta Pyxis III réapparut sur l’écran.

— Dans un univers parfait, nous n’aurions pas besoin des Forces de défense coloniale. Mais cet univers n’a rien de parfait. En conséquence, les FDC ont trois mandats. Le premier, protéger les colonies humaines existantes et les protéger de toute attaque et invasion. Le second, localiser de nouvelles planètes propices à la colonisation, les défendre contre la prédation, la colonisation et l’invasion par des espèces concurrentes. Le troisième, préparer les planètes à populations indigènes à la colonisation humaine.

» En tant que soldats des Forces de défense coloniale, il vous sera demandé d’appliquer ces trois mandats. Ce n’est pas un travail facile, ce n’est pas un travail propre sous maints aspects. Mais il doit être exécuté. La survie de l’humanité l’exige… et nous l’exigerons de vous.

» Les trois quarts d’entre vous seront morts d’ici dix ans. Malgré les améliorations physiques des soldats, les progrès de l’armement et de la technologie, c’est là une constante. Mais, dans votre sillage, vous laisserez un univers où vos enfants, leurs enfants et tous les enfants de l’humanité pourront grandir et prospérer. C’est un prix élevé, mais qu’il vaut la peine de payer. »

» Certains d’entre vous se demandent sans doute ce qu’ils vont obtenir personnellement de leur service. Ce que vous obtiendrez à l’issue de votre engagement, c’est une autre nouvelle vie. Vous serez à même de coloniser et de vous lancer dans un nouveau départ sur un nouveau monde. Les Forces de défense coloniale répondront à vos exigences et vous fourniront tout ce dont vous aurez besoin. Nous ne pouvons pas vous promettre que vous réussirez dans cette nouvelle existence : cela dépend de vous. Mais vous aurez un excellent départ et vous recevrez la gratitude de vos camarades colons pour le service militaire consacré à leur défense, à eux et leur famille. »

» Ou encore vous pourrez faire comme moi et vous rengager. Vous seriez surpris du nombre de ceux qui prennent cette décision.

Bêta Pyxis III se mit à clignoter puis disparut, laissant Higgee comme unique centre d’attention.

— J’espère que vous avez tous suivi mon conseil et que vous vous êtes amusés pendant cette dernière semaine. Votre travail commence dès maintenant. Dans une heure, vous serez évacués du Henry Hudson pour commencer votre formation. Il y a ici plusieurs bases d’entraînement ; votre affectation a été transmise à vos Amicerveaux. Vous pouvez retourner dans vos cabines pour empaqueter vos effets personnels. Ne vous encombrez pas de vos vêtements. On vous en fournira à la base. Votre Amicerveau vous informera du lieu de rassemblement pour le transport.

» Bonne chance, recrues. Que Dieu vous protège. Servez l’humanité avec honneur et fierté.

Sur ce, le lieutenant-colonel Higgee nous fit le salut militaire. Je ne savais pas quoi faire. Ni aucun de nous.

— Vous avez reçu vos ordres, ajouta-t-il. Rompez.

Nous sept sommes restés debout autour des sièges sur lesquels nous venions d’être assis.

— Ils ne nous laissent vraiment pas beaucoup de temps pour les adieux, dit Jesse.

— Consultez vos ordinateurs, proposa Harry. Peut-être plusieurs d’entre nous sont-ils assignés à la même base.

Nous obtempérâmes. Harry et Susan étaient envoyés sur la base Alpha. Jesse, sur Bêta. Maggie et Thomas, sur Gamma. Alan et moi, sur Delta.

— Ils séparent les Vieux Cons, fit remarquer Thomas.

— Ne sois pas tristounet, dit Susan. Tu savais bien que ça arriverait.

— J’ai le droit d’être tristounet quand j’en ai envie. Je ne connais personne d’autre. Même toi, tu vas me manquer, vieux sac.

— Nous oublions une chose, intervint Harry. Nous ne serons plus ensemble, mais nous pourrons rester en contact. Nous avons nos Amicerveaux. Il nous suffit d’ouvrir une boîte de réception pour chacun de nous. Le club des Vieux Cons.

— Ici, ça marche, dit Jesse. Mais quand nous serons en active, je ne sais pas. Il se pourrait qu’on se retrouve dispersés à travers toute la Galaxie.

— Les vaisseaux continuent de communiquer entre eux par l’intermédiaire de Phénix, précisa Alan. Chaque bâtiment possède des drones de saut qui vont sur Phénix prendre les ordres et communiquer le statut du vaisseau. Ils transportent des messages, aussi. Nos nouvelles mettront un certain temps à nous parvenir, mais elles nous parviendront.

— C’est comme d’envoyer des messages dans des bouteilles, dit Maggie. Des bouteilles avec une puissance de feu supérieure.

— Faisons ça, approuva Harry. Soyons notre propre petite famille. Veillons les uns sur les autres, où que nous nous retrouvions.

— Maintenant, c’est toi qui deviens tristounet, laissa tomber Susan.

— Je sais que, toi, tu ne me manqueras pas, Susan, dit Harry. Je t’emmène avec moi. Ce sont tous les autres qui vont me manquer.

— Un pacte, alors, proposai-je. Nous resterons les Vieux Cons quoi qu’il arrive. Regarde, l’univers.

Je tendis une main. L’un après l’autre, chacun des Vieux Cons posa sa main sur la mienne.

— Seigneur ! soupira Susan en ajoutant la sienne à la pile. Maintenant c’est moi qui suis tristounette.

— Ça te passera, dit Alan.

Susan lui donna une légère tape de son autre main.

Nous restâmes ainsi le plus longtemps possible.

Загрузка...