DEUXIÈME PARTIE

Un

Sur une plaine lointaine de Bêta Pyxis III, Bêta Pyxis, le soleil local, entamait son périple vers l’est dans le ciel ; la composition de l’atmosphère donnait à ce ciel une teinte aquatique, plus verte que celle de la Terre mais encore nominalement bleue. Sur la plaine ondulée, l’herbe ondoyait, pourpre et orange, dans la brise matinale ; on apercevait des animaux pareils à des oiseaux, avec deux paires d’ailes, qui jouaient dans le ciel, testant les courants et les remous en des piqués et des plongeons intrépides et chaotiques. C’était notre première matinée sur un nouveau monde, le premier sur lequel mes anciens compagnons de voyage et moi avions jamais posé le pied. C’était beau. S’il n’y avait pas eu un grand adjudant en colère qui beuglait dans nos oreilles, c’eût été presque parfait.

Hélas, il y en avait un.

— Seigneur du bâton d’Esquimau, déclarait l’adjudant Antonio Ruiz après avoir fusillé du regard les soixante membres de sa compagnie de recrues, se tenant (nous l’espérions) plus ou moins au garde-à-vous sur le tarmac du port de navettes de la base Delta. Il est clair que nous venons de perdre la bataille pour ce foutu univers. Dès que je vous regarde, le mot « bouffon » saute dans mon putain de crâne. Si vous êtes les meilleurs que la Terre ait à offrir, il est temps de vous pencher pour qu’on vous plante un tentacule dans le cul.

Cette remarque déclencha un petit rire involontaire parmi plusieurs recrues. L’adjudant Antonio Ruiz aurait pu sortir droit d’une centrale de casting. Il était le portrait tout craché d’un instructeur : immense, coléreux et le juron coloré dès la mise en train. Aucun doute que, dans les prochaines secondes, il allait venir coller son nez sur la figure d’une des recrues amusées, brailler des obscénités et lui imposer cent pompes. C’est ce qu’on apprend en regardant pendant soixante-quinze ans des films de guerre.

— Ha, ha, ha, s’exclama l’adjudant Antonio Ruiz en s’intéressant de nouveau à nous. Ne vous imaginez pas que je ne sais pas ce que vous pensez, bande de cons. Je sais que mon petit numéro vous amuse. Quel régal ! Je suis comme tous les instructeurs que vous avez vus à la télé ! Seulement, je ne suis pas un pitre !

Les rires amusés s’étaient arrêtés. La dernière phrase n’était pas dans le script.

— Vous ne pigez que dalle. Vous avez l’impression que je parle ainsi parce que c’est dans le rôle des instructeurs. Vous avez l’impression qu’au bout de quelques semaines de formation ma façade brutale mais juste commencera de tomber, que je vous témoignerai un soupçon de sympathie pour vos performances et qu’à la fin de votre entraînement vous aurez gagné mon respect réticent. Vous avez l’impression que je penserai affectueusement à vous lorsque vous partirez assurer la sécurité de l’univers pour l’humanité, forts de la certitude que j’ai fait de vous de meilleurs combattants et combattantes. Vos impressions, mesdames et messieurs, sont parfaitement et irrévocablement débiles.

L’adjudant Antonio Ruiz s’avança et arpenta les rangs.

— Vos impressions sont débiles parce que, contrairement à vous, je suis allé dans l’univers. J’ai vu ce contre quoi nous luttons. Bordel, j’ai vu des hommes et des femmes que je connaissais personnellement transformés en quartiers de viande fumante encore capables de hurler. Lors de ma première mission, mon officier commandant a été converti en un foutu buffet alien. J’ai vu ces raclures le saisir, le plaquer au sol, couper en morceaux ses organes internes, se les distribuer et les engloutir… puis redisparaître sous terre avant que l’un de nous ait eu le temps de lever son foutu petit doigt.

Un petit rire étouffé quelque part derrière moi. L’adjudant se tut et pencha la tête.

— Oh ! L’un d’entre vous pense que je plaisante. Il y a toujours parmi vous un sale connard qui réagit comme ça. C’est pourquoi je réserve toujours ceci aux recrues. Activez !

Soudain, un écran vidéo apparut devant chacun de nous. J’eus une seconde de désorientation avant de comprendre que Ruiz avait je ne sais comment activé à distance mon Amicerveau, le basculant sur un circuit vidéo. La vidéo était filmée par une petite caméra fixée sur un casque. Plusieurs soldats accroupis dans un trou de sniper discutaient de leurs plans de déplacement du lendemain. Puis l’un d’eux se tut et frappa le sol du plat de la main. Il leva les yeux d’un air terrifié et hurla « Dedans ! » un quart de seconde avant que la terre n’explose sous lui.

Ce qui se passa ensuite fut si rapide que même le mouvement instinctif, paniqué du propriétaire de la caméra ne fut pas assez vif pour tout louper. Ce n’était pas agréable. Dans le monde réel, quelqu’un vomissait, de concert avec le propriétaire de la caméra. Dieu soit loué, la vidéo s’éteignit juste après cette scène.

— Je ne suis plus un pitre, hein ? fit l’adjudant Antonio Ruiz d’un ton moqueur. Je ne suis plus l’heureux instructeur stéréotypé à la con, hein ? Vous n’êtes plus dans une armée d’opérette, hein ? Bienvenue dans l’univers de merde ! Car l’univers est un séjour de merde, mes amis. Et je ne vous parle pas dans ces termes histoire de vous sortir une petite rengaine amusante d’instructeur. L’homme débité en morceaux et coupé en dés était le meilleur combattant que j’ai eu le privilège de connaître. Aucun de nous n’est son égal. Et pourtant vous avez vu ce qui lui est arrivé. Pensez à ce qui vous arrivera à vous. Je vous parle ainsi parce que je crois sincèrement, du fond du cœur, que, si vous êtes le meilleur que l’humanité peut produire, nous sommes dans un magnifique merdier. Est-ce que vous me croyez ?

Plusieurs réussirent à bredouiller un « oui, adjudant » ou quelque chose d’approchant. Les autres repassaient encore l’éviscération dans leur tête sans l’aide d’Amicerveau.

— Adjudant ? Adjudant ? Je suis votre instructeur, têtes de nœud. Je travaille pour gagner ma vie. Vous répondez oui, mon adjudant », quand vous devez répondre par l’affirmative et « non, mon adjudant », lorsque votre réponse est négative. Compris ?

— Oui, mon adjudant ! répondîmes-nous.

— Mieux que ça ! Répétez-le !

— Oui, mon adjudant ! hurlâmes-nous.

À en juger par la tonalité de ce dernier beuglement, certains étaient au bord des larmes.

— Pendant les douze prochaines semaines, mon boulot consistera à essayer de faire de vous des soldats, et, par Dieu, je vais le faire ; je vais le faire même si je peux déjà affirmer qu’aucun de vous autres crétins n’est à la hauteur du défi. Je veux que chacun de vous réfléchisse à ce que je suis en train de dire. Vous n’êtes plus dans la vieille armée de la Terre où les instructeurs doivent stimuler les gros, encourager les faibles et éduquer les imbéciles. Vous arrivez tous avec une vie entière d’expérience et un nouveau corps qui est à l’apogée de sa forme physique. Vous pourriez croire que ça facilitera mon boulot. Pas. Du. Tout.

» Chacun de vous a engrangé soixante-quinze ans de mauvaises habitudes et de sentiments personnels sur ce qu’il croit lui revenir de droit ; c’est de tout cela que je dois vous purger en trois foutus mois. Et chacun de vous pense que son enveloppe corporelle est une sorte de magnifique nouveau jouet. Je sais ce que vous avez fait la semaine dernière, figurez-vous. Vous avez baisé comme des macaques enragés. Vous savez quoi ? Le temps des distractions est terminé. Au cours des douze prochaines semaines, soyez heureux si vous avez le loisir de sauter sous la douche. Votre magnifique nouveau jouet va être mis à rude épreuve, mes jolis. Parce que je dois faire de vous des soldats. Et ça sera un boulot à temps complet.

Ruiz recommença de faire les cent pas devant les recrues.

— Je veux qu’une chose soit bien claire. Je n’apprécie ni n’apprécierai jamais aucun de vous. Pourquoi ? Parce que je sais que, malgré mon excellent travail et celui de mon équipe, vous nous ferez tous passer inévitablement pour des nuls. Cela me chagrine énormément. Quel que soit mon enseignement, savoir que vous allez inévitablement tomber devant ceux qui se battent contre vous m’empêche de dormir la nuit. Le mieux que je puisse espérer est que, lorsque l’un de vous mourra, il n’entraînera pas toute sa putain de compagnie avec lui. Parfaitement : s’il n’y a que lui de tué, je considérerai ça comme un succès !

» Vous pensez peut-être que ce discours exprime une sorte de haine générale que je vous porte à tous. Permettez-moi de vous assurer que ce n’est pas le cas. Chacun de vous tombera, mais à sa façon à lui, et, par conséquent, je détesterai chacun de vous individuellement. Tenez, même à présent, chacun de vous a des qualités qui me foutent en rogne. Est-ce que vous me croyez ?

— Oui, mon adjudant !

— Connerie ! Certains pensent encore que c’est leur voisin que je vais haïr. (Ruiz pointa brusquement le doigt sur la plaine et le soleil levant.) Servez-vous de vos beaux yeux tout neufs pour vous concentrer sur cette tour de transmission, là-bas. Vous pouvez à peine la distinguer. Elle se trouve à dix kilomètres, mesdames et messieurs. Je vais repérer chez chacun de vous quelque chose qui me rendra furax, et alors vous courrez jusqu’à cette putain de tour. Si vous n’êtes pas de retour dans une heure, toute cette compagnie courra de nouveau demain matin. Compris ?

— Oui, mon adjudant.

J’avisai des recrues qui s’efforçaient de faire le calcul mental. Il fallait courir un mille en cinq minutes pour effectuer l’aller-retour en une heure. J’avais le fort pressentiment que nous recommencerions le lendemain.

— Lesquels parmi vous ont été dans l’armée de terre ? demanda Ruiz. Avancez-vous.

Deux recrues s’avancèrent.

— Nom de Dieu ! Il n’y a rien que je déteste plus dans tout ce foutu univers qu’un vétéran. Il faut consacrer davantage de temps et d’effort avec vous autres crétins pour vous faire désapprendre toutes les conneries apprises au pays. Tout ce que vous aviez à faire, bande de fumiers, c’était de combattre des humains ! Et, même ça, vous le faisiez comme des manches ! Eh oui, on l’a vue, votre espèce de guerre subcontinentale. Merde ! Cinq foutues années pour vaincre un ennemi qui ne possédait pratiquement pas d’armes à feu, et il vous a fallu tricher pour gagner. Les têtes nucléaires sont pour les minettes, bordel. Les minettes. Si les FDC se battaient aussi mal que les forces US, vous savez où en serait l’humanité aujourd’hui ? Sur un astéroïde en train de racler des algues sur les parois des tunnels. Et lesquels parmi vous, bande de gnoufs, étaient dans l’infanterie de marine ?

Deux recrues s’avancèrent.

— Vous autres raclures êtes les pires, déclara Ruiz en s’approchant d’eux nez à nez. Bande de salauds bouffis d’orgueil, vous avez tué davantage de soldats des FDC que les espèces aliens, en intervenant à la façon des marines au lieu d’intervenir comme la situation l’imposait. Vous portiez sûrement le tatouage Semper fi [1], hein ? Hein ?

— Oui, mon adjudant, répondirent-ils à l’unisson.

— Vous avez foutrement de la veine que ces tatouages soient restés sur votre ancien corps, parce que je jure que je vous les aurais arrachés moi-même. Je vous le garantis. À la différence de votre précieux corps de marines de merde ou de n’importe quel corps d’armée là-bas, sur le plancher des vaches, ici, en haut, l’instructeur est Dieu. Je peux transformer vos précieux intestins en pâté en croûte, et tout ce qui m’arrivera, c’est qu’on me demandera de prendre une autre recrue pour nettoyer la saleté. (Ruiz recula pour fusiller du regard toutes les recrues vétérans.) Mesdames et messieurs, voici la véritable armée. Vous n’êtes plus dans l’armée de terre, de l’air, ni la marine, ni les fusiliers marins. Vous êtes des nôtres. Et chaque fois que vous l’oublierez, je serai là pour marcher sur votre putain de tête. Maintenant, courez !

Ils détalèrent.

— Qui est homosexuel ?

Quatre recrues s’avancèrent, y compris Alan qui se trouvait à mon côté. J’ai vu ses sourcils se lever comme il s’avançait. Ruiz poursuivit :

— Quelques-uns des plus grands soldats de l’histoire étaient homosexuels. Alexandre le Grand, Richard cœur de Lion. Les Spartiates avaient une compagnie spéciale constituée de couples homos, partant du principe qu’un homme se battrait plus durement pour protéger son amant qu’un simple collègue soldat. Certains des meilleurs combattants que j’aie connus personnellement étaient pédés. De sacrés bons soldats, tous.

» Mais je vais vous expliquer ce qui me rend furieux chez vous : vous choisissez le pire des moments pour faire vos foutues déclarations. À trois reprises, je me suis battu au côté d’un homo quand les choses ont tourné au vinaigre, et à chaque fois ce con a choisi ce moment précis pour m’avouer qu’il m’avait toujours aimé. C’est inapproprié, bon sang ! Un alien essaye de m’arracher ma putain de cervelle et, mon compagnon de section, qu’est-ce qu’il fait ? Il veut me parler d’amour ! Comme si je n’étais pas déjà assez occupé. Rendez un putain de service à vos compagnons de section. Vous bandez, arrangez ça en perme et pas quand une créature cherche à arracher votre putain de cœur. Maintenant, courez !

Ils filèrent.

— Qui appartient à une minorité ? (Dix recrues s’avancèrent.) Connerie. Regardez autour de vous, bande de couillons. Ici, là-haut, tout le monde est vert. Il n’y a pas de minorités. Vous souhaitez appartenir à une minorité de merde ? Parfait. Il y a vingt milliards d’humains dans l’univers. Il y a quatre trillions d’individus d’autres espèces intelligentes et ils veulent tous vous transformer en hachis. Et je vous parle uniquement de celles que nous connaissons ! Le premier de vous qui se plaint d’appartenir à une minorité recevra mon pied vert de Latino droit dans son cul braillard. Rompez !

Ils foncèrent vers la plaine.

Et ça a continué comme ça. Ruiz avait des reproches spécifiques envers les chrétiens, les juifs, les musulmans, les athées, les fonctionnaires, les médecins, les avocats, les enseignants, les cols bleus, les propriétaires d’animaux de compagnie, les possesseurs d’armes, les pratiquants d’arts martiaux, les passionnés de catch et, curieusement (à la fois parce que ça l’agaçait et que quelqu’un dans la compagnie entrait dans la catégorie), les danseurs de claquettes. Par groupes, par paires ou seules, les recrues sortaient du rang dans l’obligation de courir.

Finalement, je me rendis compte que Ruiz me regardait droit dans les yeux. Je restai au garde-à-vous.

— Que je sois damné ! dit l’adjudant. Il reste une tête de nœud.

— Oui, mon adjudant ! hurlai-je à pleins poumons.

— J’ai un peu de mal à croire que tu n’entres dans aucune des catégories que j’ai conspuées. Je te soupçonne d’essayer d’éviter un agréable jogging matinal.

— Non, mon adjudant ! beuglai-je.

— Je refuse tout bonnement d’admettre qu’il n’y a rien chez toi que je méprise. D’où viens-tu ?

— Ohio, mon adjudant !

Ruiz grimaça. Rien, là. L’Ohio, inoffensif, me donnait finalement un avantage.

— Comment gagnais-tu ta vie, recrue ?

— Travailleur indépendant, mon adjudant.

— Qu’est-ce que tu faisais ?

— Écrivain, mon adjudant.

Le sourire sauvage de Ruiz revint. À l’évidence, il avait une dent contre ceux qui travaillaient avec les mots.

— J’ai un compte à régler avec les romanciers. Dis-moi, tu écrivais des romans, hein ?

— Non, mon adjudant.

— Nom d’un chien ! Tu écrivais quoi, alors ?

— Des publicités, mon adjudant.

— Des publicités ! De quelle sorte de saloperies tu faisais la publicité ?

— Mon travail le plus célèbre concernait Willie Wheelie, mon adjudant !

Willie Wheelie avait été la mascotte de Nirvana Tires qui fabriquait des pneus pour véhicules spéciaux. J’avais développé l’idée de base et son slogan ; les graphistes de l’entreprise s’en étaient inspirés. L’arrivée de Willie Wheelie avait coïncidé avec le nouvel essor des deux-roues ; la mode avait duré plusieurs années et Willie avait rapporté un gros pactole à Nirvana, à la fois comme mascotte publicitaire et licence de production de jouets en peluche, tee-shirts, lunettes de soleil et ainsi de suite. On avait prévu un spectacle pour enfants mais le projet n’a pas abouti. C’était un truc idiot, mais, d’un autre côté, le succès de Willie m’avait permis de ne jamais manquer de clients. Bref, une réussite. Jusqu’à maintenant.

Ruiz me fonça droit dessus et mugit :

— C’est toi le cerveau derrière Willie Wheelie, recrue ?

— Oui, mon adjudant !

Il y avait un plaisir pervers à hurler au visage de quelqu’un qui se trouvait à quelques millimètres du mien.

Ruiz resta planté devant moi pendant un moment à scruter mon visage, me défiant de sourciller. Il alla jusqu’à montrer les dents. Puis il recula et se mit à déboutonner sa chemise. Je restais au garde-à-vous mais, tout à coup, j’eus peur, très peur. Il retira brusquement sa chemise, tourna son épaule droite vers moi et avança de nouveau.

— Recrue, dis-moi ce que tu vois sur mon épaule !

Je regardai et pensai : Putain, c’est pas vrai.

— C’est un tatouage de Willie Wheelie, mon adjudant.

— Exact, nom de Dieu ! dit-il d’un ton tranchant. Je vais te raconter une histoire, recrue. Sur Terre, j’étais marié à une femme mauvaise, vicieuse. Un véritable crotale. Son emprise sur moi était si forte que, même marié, c’était comme une mort à petit feu et que je me sentais encore suicidaire lorsqu’elle a demandé le divorce. Quand j’étais au plus bas, je me suis retrouvé devant un arrêt de bus, songeant à me jeter devant le premier bus qui arriverait. Puis j’ai levé les yeux et vu une publicité de Willie Wheelie. Et tu sais ce qu’elle disait ?

— « Parfois, il suffit de prendre la route », mon adjudant. Rédiger ce slogan ne m’avait pas demandé plus de quinze secondes. Quel monde !

— Précisément. Et pendant que je regardais la pub, j’ai eu ce qu’on pourrait appeler un moment d’illumination. J’ai su que ce dont j’avais besoin, c’était simplement de prendre la foutue route. J’ai divorcé de cette mauvaise limace de femme, chanté une action de grâces, empaqueté mes effets dans un sac de selle et me suis cassé. Depuis ce jour béni, Willie Wheelie est mon avatar, le symbole de mon désir de liberté et d’expression personnelles. Il m’a sauvé la vie, recrue, et je lui en suis à jamais reconnaissant.

— De rien, mon adjudant ! criai-je.

— Recrue, je suis honoré d’avoir la chance de faire ta connaissance. De plus, tu es la première recrue, depuis que j’exerce mes fonctions, pour laquelle je n’ai pas trouvé de motif immédiat de mépris. Tu ne peux pas savoir à quel point ça me trouble et ça me fiche les boules. Toutefois, je me réjouis à la perspective presque certaine – sans doute dans quelques heures – que tu feras quelque chose qui me mettra en rogne. D’ailleurs, pour m’en assurer, je t’assigne le rôle de chef de compagnie. C’est un putain de boulot ingrat qui n’a pas ses bons côtés, car tu devras mener ces recrues au cul triste deux fois plus durement que moi parce que, chaque fois qu’ils feront une connerie, tu en supporteras aussi le blâme. Ils te détesteront, ils te mépriseront, ils comploteront ta chute et je serai là pour te donner une ration supplémentaire de merde lorsqu’ils y arriveront. Que penses-tu de ça, recrue ? Parle sans contrainte !

Je braillai :

— Je crois que je suis complètement foutu, mon adjudant !

— Ça, c’est vrai. Mais tu es foutu depuis le moment où tu as débarqué dans ma compagnie. Maintenant, va courir. Impossible que le chef ne coure pas avec sa compagnie. Fonce !

— Je ne sais pas si je dois te féliciter ou bien avoir la trouille de toi, me disait Alan tandis que nous nous dirigions vers le mess pour prendre le petit-déjeuner.

— Les deux, pourquoi pas ? Même s’il est sans doute plus logique que tu aies la trouille. Je l’ai, moi, la trouille… Ah, les voilà.

Je désignai un groupe de cinq recrues, trois hommes, deux femmes, qui se pressaient à l’avant de la salle.

Plus tôt dans la matinée, tandis que je me dirigeais vers la tour de communication, mon Amicerveau avait failli me faire heurter un arbre en affichant un message texte droit dans mon champ de vision. J’avais réussi à l’esquiver, m’éraflant une épaule, et j’avais demandé à Fumier de basculer sur la navigation vocale avant que je me fasse tuer. Il s’était exécuté et avait repris le message à son début.

— La nomination de John Perry comme chef de la 63e compagnie de formation par l’adjudant Antonio Ruiz a été enregistrée. Félicitations pour votre promotion. Vous avez dorénavant accès aux fichiers personnels et aux informations d’Amicerveau concernant les recrues appartenant à la 63e compagnie de formation. Sachez que cette information n’est destinée qu’à un usage officiel. Y accéder pour un usage non militaire entraînerait l’annulation immédiate de votre fonction de chef de compagnie et vous seriez traduit en cour martiale à la discrétion du commandant de la base.

— Ça, c’est la meilleure, dis-je en sautant par-dessus un petit ravin.

— Vous devez présenter à l’adjudant Ruiz votre sélection des chefs de section à la fin de la période du petit-déjeuner de votre compagnie, poursuivait Fumier. Aimeriez-vous consulter les fichiers de votre compagnie pour vous aider à effectuer votre sélection ?

En effet. Fumier m’avait débité à toute allure les détails sur chaque recrue pendant que je courais. Arrivé à la tour de com, j’avais réduit la liste à vingt candidats. De retour près de la base, j’avais réparti toute la compagnie entre les cinq nouveaux chefs de section et envoyé à chacun d’eux un message leur demandant de me rencontrer au mess. Cet Amicerveau commençait bel et bien à devenir pratique.

J’avais également remarqué que j’avais réussi à regagner la base en cinquante-cinq minutes et que je n’avais croisé aucune autre recrue sur le chemin du retour. J’avais consulté Fumier et appris que le plus lent parmi les recrues (l’un des anciens marines, curieusement) avait terminé en cinquante-huit minutes trente secondes. Nous n’aurions pas à courir de nouveau jusqu’à la tour de com le lendemain, ou du moins pas à cause de notre lenteur. Toutefois, je ne mettais pas en doute la capacité de l’adjudant Ruiz à trouver un autre prétexte. J’espérais seulement que ce ne serait pas moi qui le lui fournirais.

Les cinq recrues me virent arriver avec Alan et se mirent plus ou moins au garde-à-vous. Trois d’entre elles me saluèrent aussitôt, imitées par les deux autres d’un air un rien penaud. Je répondis à leur salut et souris.

— Ne vous faites pas de bile, dis-je aux deux lambinards. C’est nouveau pour moi aussi. Venez, on va faire la queue et discuter en mangeant.

— Tu veux que je m’éclipse ? demanda Alan pendant que nous attendions. Tu as certainement beaucoup de choses à discuter avec ces gars.

— Non. Je préfère que tu sois là. Je veux ton opinion sur eux. J’ai également une nouvelle pour toi : tu seras mon second dans notre section. Et comme j’ai toute une compagnie à materner, tu auras de fait la charge de la section. J’espère que ça ne te dérange pas.

— Je m’en sortirai, répondit Alan en souriant. Merci de m’avoir mis dans ta section.

— Quel intérêt d’être chef si on ne peut pas se permettre un peu de favoritisme inconséquent, dis-moi ? De plus, quand je tomberai, tu seras là pour amortir ma chute.

— Compte sur moi. Ton airbag de carrière militaire, c’est moi.

Le mess était bondé, mais tous les sept avons réussi à réquisitionner une table.

— Présentations, fis-je. Que chacun décline son nom. Je suis John Perry et, pour le moment du moins, votre chef de compagnie. Voici le second de ma section, Alan Rosenthal.

— Angela Merchant, dit la femme en face de moi. De Trenton, New Jersey.

— Terry Duncan, fit son voisin. Missoula, Montana.

— Mark Jackson. Saint Louis.

— Sarah O’Connell. Boston.

— Martin Garabedian. Sunny Fresno, Californie.

— Eh bien, quelle diversité géographique nous formons ! (Remarque qui me valut un petit rire, ce qui était un bon point.) Je serai bref car, si je m’étends, il deviendra évident que je n’ai pas la première idée de ce que je fais en réalité. En gros, vous avez été choisis parce qu’il y a quelque chose dans votre histoire qui suggère que vous serez capables d’assumer la charge de chef de section. J’ai choisi Angela parce qu’elle était P-DG. Terry dirigeait un ranch. Mark était colonel dans l’armée et, malgré tout mon respect pour l’adjudant Ruiz, je pense que c’est en réalité un avantage.

— C’est agréable à entendre, dit Mark.

— Martin était membre du conseil municipal de Fresno. Et Sarah a été jardinière d’enfants pendant trente ans, ce qui en fait automatiquement la plus qualifiée de nous tous.

Autre rire. Ciel, je buvais du petit-lait !

— Je vais être franc. Je n’ai pas l’intention de vous mettre la pression. L’adjudant Ruiz assure ce boulot, et je ne serais qu’une pâle imitation. Ce n’est pas mon style. J’ignore encore quel sera mon style de commandement, mais je veux que vous fassiez le nécessaire pour être supérieurs à vos recrues et leur faire franchir les trois prochains mois avec succès. Je n’accorde pas d’importance au fait d’être chef de compagnie, mais j’en accorde beaucoup à garantir que chaque recrue de cette compagnie acquière les capacités et la formation dont elle aura besoin pour survivre là-bas. Le petit film maison de Ruiz a retenu mon attention et j’espère qu’il a attiré la vôtre.

— Seigneur, impossible de l’oublier ! s’exclama Terry. Ils ont dépecé ce pauvre bougre comme un bœuf.

— J’aurais préféré qu’ils nous montrent ça avant de nous engager, dit Angela. J’aurais peut-être décidé de rester vieille.

— C’est ça la guerre, fit Mark.

— Faisons tout notre possible pour nous assurer que nos gars passeront au travers de ce genre de situation. Bien… J’ai divisé la compagnie en six sections de dix. Je dirige la section A ; Angela, tu as la B ; Terry, la C ; Mark, la D ; Sarah, la E, et Martin, la F. Je vous ai accordé l’autorisation d’étudier les fichiers de vos recrues avec votre Amicerveau. Choisissez votre second et transmettez-moi les données au déjeuner, aujourd’hui. Entre nous soit dit, maintenez la discipline et l’entraînement en douceur. De mon point de vue, l’unique raison de vous avoir sélectionnés, mes amis, est qu’ainsi je n’aurai rien à faire.

— Sauf diriger ta section, rappela Martin.

— C’est là où j’interviens, dit Alan.

— Rencontrons-nous tous les jours au déjeuner. Nous prendrons les autres repas avec nos sections. S’il y a quelque chose qui requiert mon attention, bien sûr, contactez-moi immédiatement. Mais j’attends vraiment que vous tentiez de résoudre par vous-même autant de problèmes que possible. Comme je l’ai dit, je n’ai pas l’intention de vous mettre la pression, mais, pour le meilleur et pour le pire, je suis votre chef de compagnie, donc ce que je dis a force de loi. Si j’estime que vous n’êtes pas à la hauteur, je vous le ferai d’abord savoir et ensuite, si ça ne donne pas de résultat, je vous remplacerai. Ça n’a rien de personnel, c’est pour m’assurer que nous recevrons tous la formation nécessaire pour survivre là-bas. Vous êtes d’accord avec ça ?

Signes d’assentiment général.

— Parfait, dis-je en levant mon gobelet. Portons un toast à la 63e compagnie de formation. Que nous restions en un seul morceau jusqu’au bout !

Nous trinquâmes, puis mangeâmes et bavardâmes. L’avenir s’annonçait sous un bon jour, pensai-je.

Il ne fallut pas longtemps pour que je change d’opinion.

Deux

La journée sur Bêta Pyxis est de vingt-deux heures, treize minutes et vingt-quatre secondes. Nous eûmes deux de ces heures pour dormir.

Je découvris cet agréable règlement dès notre première nuit, lorsque Fumier déclencha une sirène stridente qui m’arracha si vite du sommeil que je tombai de ma couchette, celle du dessus, évidemment. Après avoir vérifié que mon nez n’était pas cassé, je lus le texte qui planait dans mon crâne.

Chef de compagnie Perry, ceci est pour vous informer que vous avez (suivait un chiffre qui était, à cette seconde, une minute quarante-huit secondes en compte à rebours) avant que l’adjudant Ruiz et ses assistants n’entrent dans votre caserne. Il vous est demandé que votre compagnie soit réveillée et au garde-à-vous à leur arrivée. Toute recrue qui ne sera pas au garde-à-vous fera l’objet d’une mesure disciplinaire qui sera signalée sur votre dossier.

Je transmis immédiatement le message à mes chefs de section via la liste de diffusion que j’avais créée la veille, envoyai un signal d’alerte générale aux Amicerveaux de la compagnie et allumai les lumières de la caserne.

Il y eut quelques secondes amusantes quand chaque recrue se réveilla en sursaut à un tintamarre qu’elle seule était à même d’entendre. Presque tous bondirent du lit, profondément désorientés. Les chefs de section et moi-même empoignâmes ceux qui dormaient encore et les jetâmes à terre. Une minute plus tard, nous avions tout le monde debout et au garde-à-vous, et les secondes de rabe furent consacrées à convaincre plusieurs lambinards que ce n’était plus le moment de pisser ni de s’habiller ni rien, mais de rester figés et de ne pas mettre Ruiz en colère lorsqu’il franchirait la porte.

Non pas que cela eût servi à grand-chose.

— Nom d’un chien, s’écria Ruiz. Perry !

— Oui, mon adjudant.

— Bon sang, mais qu’est-ce que t’as foutu pendant tes deux minutes d’avertissement ? Une branlette ? Ta compagnie n’est pas prête ! Ils ne sont pas habillés pour l’exercice. Ton excuse ?

— Mon adjudant, le message indiquait que la compagnie était requise de se retrouver au garde-à-vous lorsque votre staff et vous arriveriez. Il ne précisait pas l’obligation d’être habillé.

— Seigneur, Perry ! Tu n’as pas supposé qu’être habillé faisait partie du garde-à-vous ?

— Je n’oserais pas présumer de supposer, mon adjudant.

— Présumer de supposer ? Tu fais le malin, Perry ?

— Non, mon adjudant.

— Eh bien, présume de faire sortir ta compagnie sur le terrain de parade, Perry. Tu as quarante-cinq secondes. Fonce !

— Section !

Je hurlai et courus en même temps, priant le ciel que ma section m’emboîte le pas. Lorsque je franchis la porte, j’entendis Angela brailler à la section B de la suivre. Je l’avais bien choisie. Nous arrivâmes sur le terrain de parade, ma section formant une rangée directement derrière moi. Angela aligna la sienne sur ma droite, avec celle de Terry et les autres lui succédant. Le dernier homme de la section F rejoignit les rangs à quarante-quatre secondes. Stupéfiant. Sur le terrain de parade, les autres compagnies de recrues s’alignaient, toutes aussi peu vêtues que la 63e. Je me sentis un bref instant soulagé.

Ruiz arpenta le terrain pendant un moment, ses deux assistants sur les talons.

— Perry ! Quelle heure est-il ? J’accédai à mon Amicerveau.

— Euh, 0100 heure locale, mon adjudant.

— Remarquable, Perry. Et, dis-moi, à quelle heure les lumières ont été éteintes ?

— 2100, mon adjudant.

— Exact ! Certains d’entre vous se demandent peut-être pourquoi nous vous imposons de vous lever et de courir au bout de deux heures de sommeil. Sommes-nous cruels ? Sadiques ? Cherchons-nous à vous briser ? Oui. Mais ce n’est pas pour cela que nous vous avons réveillés. La raison est simplement la suivante : vous n’avez pas besoin de davantage de sommeil. Ces jolis nouveaux organismes n’ont pas besoin de plus de deux heures de sommeil. Vous dormiez huit heures par habitude. C’est terminé, mesdames et messieurs. Autant de sommeil est une perte de mon temps. Donc deux heures vous suffiront dorénavant et, deux heures, c’est tout ce que vous obtiendrez.

» Bon… Qui peut me dire pourquoi je vous ai fait courir hier ces vingt bornes en une heure ?

Une recrue leva la main.

— Oui, Thompson ?

Soit il avait mémorisé les noms de toutes les recrues de la compagnie, soit son Amicerveau était ouvert et lui fournissait l’information. Je n’aurais pas parié là-dessus.

— Mon adjudant, vous nous avez fait courir parce que vous détestez chacun de nous pour une raison individuelle !

— Excellente réponse, Thompson. Toutefois, tu n’as qu’en partie raison. Je vous ai fait courir vingt bornes en une heure parce que vous en étiez capables. Même le plus lent d’entre vous a terminé la course deux minutes avant le temps imparti. Ça signifie que, sans entraînement, sans même un chouïa de véritable effort, chacun des fils de pute que vous êtes est capable de se mesurer avec les athlètes qui remportent les médailles d’or olympiques sur Terre.

» Et savez-vous pourquoi ? Le savez-vous ? C’est parce que… plus aucun de vous n’est un humain. Vous êtes mieux. Vous ne le savez pas encore. Merde, vous avez passé une semaine à rebondir d’un mur à l’autre du vaisseau spatial comme de petits jouets gonflables et vous ne comprenez sans doute toujours pas de quoi vous êtes faits. Eh bien, mesdames et messieurs, ça va changer. La première semaine d’entraînement consistera à vous en convaincre. Et vous serez convaincus. Vous n’aurez pas le choix.

Après quoi, nous courûmes vingt-cinq kilomètres en sous-vêtements.

Vingt-cinq bornes. Des sprints de cent mètres en sept secondes. Des sauts en hauteur de plus de deux mètres. Des sauts par-dessus des trous dans le sol de dix mètres. Des levers de poids libres de cent kilos. Des centaines et des centaines d’abdos, de pompes et de tractions à la barre. Comme Ruiz l’avait dit, le plus dur n’était pas d’effectuer ces exercices. Le plus dur était de croire qu’on y arriverait. Des recrues tombaient et échouaient à toutes les étapes par ce qu’il faut bien appeler du manque de courage. Ruiz et ses assistants leur tombaient sur le paletot et, à force de menaces, les obligeaient à poursuivre (puis m’imposaient encore des pompes parce que mes chefs de section ou moi ne les avions pas assez effrayés).

Chaque recrue – chaque recrue – avait ses moments de doute. Le mien survint le quatrième jour, lorsque la 63e compagnie se déploya autour de la piscine de la base en tenant un sac de sable de vingt-cinq kilos dans les mains.

— Quel est le point faible du corps humain ? demanda Ruiz en faisant le tour de la compagnie. Ce n’est ni le cœur, ni le cerveau, ni les pieds, ni rien de ce que vous pensez. Je vais vous le dire. C’est le sang, et, ça, c’est une mauvaise nouvelle parce que votre sang circule partout dans votre corps. Il transporte l’oxygène, mais il transporte aussi les maladies. Quand vous êtes blessé, le sang coagule, mais souvent pas assez vite pour vous empêcher de mourir d’une hémorragie. Lorsque les choses en arrivent à ce point, tout le monde meurt en réalité de manque d’oxygène… faute de ce foutu sang qui s’est répandu par terre où il ne vous apporte plus rien du tout de bon.

» Les Forces de défense coloniale, dans leur divine sagesse, se sont débarrassées du sang humain et l’ont remplacé par Sangmalin. Sangmalin est constitué de milliards de nanorobots qui remplissent toutes les fonctions du sang mais en mieux. Il n’est pas organique et donc pas vulnérable aux menaces biologiques. Il s’adresse à votre Amicerveau pour coaguler en millisecondes : vous pouvez perdre une foutue jambe, vous ne saignerez pas. Plus important encore pour vous désormais, chaque « globule » de Sangmalin a une capacité de transport d’oxygène quatre fois supérieure à celle des globules rouges naturels.

Ruiz fit une pause.

— Chacun de vous va tout de suite en faire l’expérience, car vous allez sauter dans la piscine avec vos sacs de sable. Vous allez couler au fond. Et vous n’y resterez pas moins de six minutes. Six minutes, c’est assez pour tuer le bonhomme moyen, mais chacun de vous restera ce temps-là et sans perdre une seule cellule cérébrale. Pour vous inciter à rester au fond, le premier d’entre vous qui remontera écopera de la corvée de latrines pendant une semaine. Et si cette recrue remonte avant les six minutes, eh bien, disons simplement que chacun de vous connaîtra une relation personnelle et intime avec un trou de merde quelque part dans la base. Pigé ? Alors sautez !

On sauta et, comme promis, on coula à pic dans cette piscine de trois mètres de profondeur. Je paniquai immédiatement. Gamin, j’étais tombé dans une piscine couverte en déchirant la bâche et j’avais passé plus d’une minute de terreur à essayer de remonter à la surface. Cela n’avait pas duré assez longtemps pour que je commence à me noyer, mais assez pour me donner une aversion profonde pour toute immersion. Au bout de trente secondes, j’avais déjà l’impression d’avoir besoin d’une grande goulée d’air frais. Impossible de tenir une minute, et six encore moins.

Je sentis un tiraillement. Je me tournai un peu violemment et vis Alan qui s’était approché de moi. À travers l’eau trouble, je remarquai qu’il se tapait la tête puis désignait la mienne. À cette seconde, Fumier m’avertit qu’il demandait une liaison. J’acceptai en subvocalisant. Je perçus un simulacre dénué d’émotion de la voix d’Alan dans ma tête.

Ça ne va pas ? (Alan.)

Phobie. (Moi.)

Ne panique pas. Oublie que tu es sous l’eau. (Alan.)

Impossible, bordel. (Moi.)

Alors fais semblant. (Alan.) Contrôle tes sections pour voir si d’autres ont des problèmes et aide-les…

Le calme surnaturel de la voix simulée d’Alan me secourut. J’ouvris la liaison de mes chefs de section pour effectuer un contrôle et leur donnai l’ordre de faire de même avec leur section. Chacun d’entre eux avait une ou deux recrues au bord de la panique et s’efforçait de les calmer. À côté de moi, je voyais Alan faire le compte de notre section.

Trois minutes. Puis quatre. Dans le groupe de Martin, quelqu’un commença de se débattre, se projetant d’avant en arrière comme le sac de sable dans ses mains agissait à la manière d’une ancre. Martin lâcha son sac et nagea jusqu’à la recrue, il l’empoigna brutalement par l’épaule puis l’obligea à fixer son attention sur son visage. J’écoutai l’Amicerveau de Martin et entendis : Concentre-toi sur mes yeux. Ce conseil fut efficace. L’autre cessa de se débattre et se relaxa peu à peu.

Cinq minutes. Il était clair, alimentation accrue en oxygène ou pas, que tout le monde commençait d’être oppressé. Les recrues passaient d’un pied sur l’autre, sautillaient sur place ou agitaient leur sac de sable. Dans un coin, une femme se cognait la tête dessus. D’un côté, je faillis en rire. De l’autre, je faillis en faire autant.

Cinq minutes quarante-trois secondes.

L’un de ceux de la section de Mark lâcha son sac et remonta vers la surface. Mark lâcha le sien, s’élança en silence, attrapant la recrue par la cheville et se servant de son propre poids pour la ramener au fond. Je croyais que le second de Mark allait venir à son aide ; mais une brève consultation d’Amicerveau m’apprit que cette recrue était son second.

Six minutes. Quarante recrues lâchèrent leur sac et jaillirent à la surface. Mark libéra la cheville de son second, puis le poussa par en dessous pour s’assurer qu’il remonte le premier et écope de la corvée de latrines qu’il avait failli faire subir à toute sa compagnie. J’allais lâcher mon sac quand je vis Alan faire signe que non.

Chef de compagnie. (Message d’Alan.) Tu devrais persévérer.

Va te faire foutre.

Désolé, pas mon genre. (Sa réponse.)

Je tins sept minutes et trente et une secondes avant de refaire surface, persuadé que mes poumons allaient exploser. Mais j’avais surmonté mon moment de doute. J’étais convaincu. J’étais plus qu’un humain.

Au cours de la deuxième semaine, on nous présenta notre arme.

— Voici le modèle standard du fusil d’infanterie MF-35 des FDC, déclarait Ruiz en tenant le sien tandis que les nôtres restaient où ils avaient été posés, toujours dans leur étui protecteur, dans la poussière du terrain de parade, à nos pieds. « MF » signifie « multifonctionnel ». Selon vos besoins, il peut créer et tirer à la volée six projectiles différents ou rayons. Cela inclut les balles de fusil et plusieurs variétés d’explosifs et non-explosifs, en tir semi-automatique ou automatique : grenades à bas rendement, roquettes guidées à bas rendement, liquide inflammable à haute pression et rayons micro-ondes. L’emploi de munitions nanorobotisées à haute densité permet d’atteindre cette performance. (Ruiz brandit un bloc brillant et sombre qui semblait être en métal ; un bloc similaire était placé à côté du fusil à mes pieds.) Ces munitions s’auto-assemblent juste avant le tir. Le résultat est une arme présentant une flexibilité maximale pour un minimum de formation, avantage que vous autres, tristes tas de viande ambulants, allez certainement apprécier.

» Ceux parmi vous qui ont une expérience militaire se souviendront d’avoir été fréquemment requis de monter et démonter leur arme. Vous n’aurez pas à le faire avec votre MF-35. Le MF-35 est une pièce extrêmement complexe de mécanique. Donc pas question que vous la bousilliez ! Elle possède un système d’autodiagnostic et des capacités de réparation incorporées. Elle peut également se connecter à votre Amicerveau pour vous alerter d’un problème, s’il y en a un, mais il n’y en aura pas car, depuis trente ans qu’on s’en sert, aucun MF-35 n’a connu de dysfonctionnement. Et cela parce que, contrairement à vos savants militaires de merde sur Terre, nous, nous savons fabriquer une arme qui fonctionne ! Votre boulot consiste à ne pas la déglinguer ; votre boulot consiste à tirer avec votre arme. Faites-lui confiance, elle est presque certainement plus intelligente que vous. Ne l’oubliez pas et vous resterez en vie.

» Vous allez activer momentanément votre MF-35 en le sortant de son étui protecteur et en accédant à votre Amicerveau. Cela fait, votre arme sera réellement la vôtre. Tant que vous serez sur cette base, vous ne pourrez tirer avec votre MF-35 qu’après avoir reçu l’autorisation de votre chef de compagnie ou de vos chefs de section, qui, à leur tour, doivent recevoir l’autorisation de leur instructeur. En situation de combat réel, seuls les soldats des FDC dotés d’Amicerveaux FDC seront capables de tirer avec votre MF-35. Du moment que vous ne mettez pas en colère vos compagnons de section, vous n’aurez jamais à redouter que votre arme soit utilisée contre vous.

» À partir de maintenant, vous emporterez votre MF-35 partout où vous irez. Vous le prendrez quand vous irez chier. Vous le prendrez quand vous vous doucherez : ne craignez pas qu’il se mouille, il recrache tout ce qu’il considère comme un corps étranger. Vous le prendrez pendant les repas. Vous dormirez avec. Si, par hasard, vous trouvez le temps de baiser, votre MF-35 sera au premier rang du spectacle.

» Vous allez apprendre à vous servir de cette arme. Elle vous sauvera la vie. Les marines US sont des crétins finis, mais la seule chose qu’ils ont faite de bien, c’est leur credo du fusil des marines : « Voici mon fusil. Il y en a bien d’autres comme lui mais, celui-ci, c’est le mien. Je dois le maîtriser comme je maîtrise ma vie. Mon fusil sans moi ne sert à rien. Je dois tirer droit, plus droit que l’ennemi qui cherche à me tuer. Il faut que je le tue avant qu’il ne me tue. Et c’est ce que je ferai. » Mesdames et messieurs, prenez ce credo à cœur. C’est votre fusil. Prenez-le et activez-le.

Je m’agenouillai et retirai le fusil de son enveloppe en plastique. Malgré tous les détails donnés par Ruiz au sujet de cette arme, elle n’avait pas l’air très impressionnante. Elle était lourde mais pas difficile à manier, bien équilibrée et d’une dimension facilitant sa manipulation. Sur le côté du fût, un autocollant annonçait :

POUR ACTIVER AVEC AMICERVEAU : INITIALISEZ AMICERVEAU ET DITES « ACTIVEZ MF-35, NUMÉRO DE SÉRIE ASD-324-DDD-4E3C1 ».

— Hé, Fumier, dis-je, active MF-35, numéro de série ASD-324-DDD-4E3C1.

MF-35 ASD-324-DDD-4E3C1 est maintenant activé pour la recrue FDC John Perry, répondit Fumier. S’il vous plaît, chargez les munitions. Un petit schéma apparut dans l’angle de mon champ de vision, me montrant comment charger mon fusil. Je me penchai pour ramasser le bloc rectangulaire de munitions et… faillis perdre l’équilibre en voulant le soulever. Il était incroyablement lourd. Ruiz ne plaisantait pas en parlant de « haute densité ». Je l’insérai dans le fusil comme indiqué. Au même moment, le schéma montrant comment charger mon fusil disparut, aussitôt remplacé par une notice :

OPTIONS DE TIR DISPONIBLES

NOTE : L’EMPLOI D’UNE CATÉGORIE DE PROJECTILES DIMINUE LA

DISPONIBILITÉ DES AUTRES CATÉGORIES.

TIRS DE FUSIL : 200.

TIRS PAR SALVES : 80.

TIRS DE GRENADES : 40.

TIRS DE MISSILES : 35.

TIRS GROUPÉS : 10 MINUTES.

MICRO-ONDES : 10 MINUTES.

TIRS DE FUSIL ACTUELLEMENT SÉLECTIONNÉS.

— Sélectionne tirs par salves.

Tirs par salves sélectionnés, répondit Fumier. S’il vous plaît, sélectionnez la cible. Instantanément, tous les membres de la compagnie virent apparaître une incrustation verte correspondant aux cibles. Regarder l’une d’elles directement la faisait surbriller. Qu’est-ce que ça peut foutre ? pensai-je en sélectionnant une cible, une recrue de la section de Martin, un certain Toshima.

Cible sélectionnée, confirma Fumier. Vous pouvez tirer, annuler ou sélectionner une deuxième cible.

— Youpi !

J’annulai la cible et contemplai mon MF-35. Je me tournai vers Alan qui, à côté de moi, tenait son fusil.

— J’ai peur de cette arme, dis-je.

— Sans blague ! J’ai failli t’exploser avec une grenade il y a deux secondes.

Ma réponse à cet aveu choquant fut coupée par Ruiz qui, tout à coup, fonça comme une torpille devant une recrue de l’autre côté de la compagnie.

— Recrue, qu’est-ce que tu viens de dire ?

Tout le monde se tut et se tourna pour voir qui avait déclenché le courroux de l’instructeur.

Il s’agissait de Sam McCain. Au cours d’une de nos réunions du déjeuner, je me souvenais que Sarah O’Connell l’avait décrit comme une grande gueule à la petite cervelle. Il avait été dans la vente presque toute sa vie, ce qui n’avait rien d’étonnant. Même avec Ruiz planant à un millimètre de son nez, McCain dégageait de la suffisance. Une suffisance un tantinet surprise, mais de la suffisance tout de même. Il était clair qu’il ignorait ce qui avait mis Ruiz en pétard, mais n’importe, il avait l’air certain de pouvoir se tirer d’affaire sans une égratignure.

— J’admirais mon arme, mon adjudant, répondit McCain en brandissant son fusil. Et je disais à la recrue Flores que j’avais un peu pitié des pauvres bougres contre lesquels nous allions nous battre…

La fin du commentaire se perdit dans le vent quand Ruiz lui arracha le fusil des mains. Le retournant d’un geste suprêmement détendu, il frappa McCain, ébahi, à la tempe du côté plat de la crosse. McCain s’effondra comme une chiffe ; Ruiz allongea avec calme une jambe et appuya sa botte sur la gorge du type étendu. Puis il retourna le fusil. La recrue regardait, horrifiée, la gueule de son MF-35.

— On ne fait plus l’arrogant maintenant, hein, petite merde ? Imagine que je sois ton ennemi. As-tu un peu pitié de moi, à présent ? Je viens de te désarmer en moins de temps qu’il ne te faut pour respirer, ducon. Là-bas, ces « pauvres bougres » sont plus rapides que tu ne peux l’imaginer. Ils vont tartiner ton foutu foie sur des crackers et le manger pendant que tu seras encore en train d’essayer de les tenir en joue. Alors n’éprouve jamais « un peu de pitié » pour ces pauvres bougres. Ils n’ont que faire de ta pitié. Tu vas t’en souvenir, recrue ?

— Oui, mon adjudant ! répondit McCain d’une voix étranglée par la botte. Il était sur le point de sangloter.

— Vérifions ça ! dit Ruiz en lui posant la gueule du canon entre les deux yeux avant de presser la détente avec un clic sec.

Tous les membres de la compagnie tressaillirent ; McCain urina sur lui.

— Imbécile ! lança Ruiz sitôt que McCain eut réalisé qu’il n’était pas mort. Tu n’as pas écouté. Le MF-35 ne peut être utilisé que par son propriétaire lorsqu’il est sur la base. Le propriétaire, c’est toi, crétin.

Il se redressa, jeta avec mépris le fusil à McCain puis se tourna face à la compagnie.

— Vous autres êtes encore plus stupides que je ne le pensais…

» Maintenant, écoutez-moi : il n’y a jamais eu une armée dans toute l’histoire de l’espèce humaine qui soit partie à la guerre équipée avec plus que le strict nécessaire pour vaincre l’ennemi. La guerre est onéreuse. Elle coûte de l’argent, elle coûte des vies et aucune civilisation ne dispose des deux en quantité illimitée. Donc, au combat, vous économisez. Vous vous équipez et utilisez autant que nécessaire, jamais davantage.

Il nous fixa d’un air sinistre.

— Est-ce que c’est entré dans vos petites têtes ? Est-ce que chacun de vous a compris ce que je me tue à vous expliquer ? Vous n’avez pas ces magnifiques nouveaux corps et ces jolies nouvelles armes parce que nous avons voulu vous donner un avantage injuste. Vous les avez reçus parce qu’ils sont le minimum absolu qui vous permettra de vous battre et de survivre là-bas. Nous ne voulions pas vous les donner, bande d’abrutis, mais, si nous ne l’avions pas fait, l’espèce humaine serait déjà ex-ter-mi-née. »

» Vous comprenez maintenant ? Avez-vous enfin une idée de ce contre quoi nous luttons ? Hein ?

La formation ne se réduisait pas à des exercices en plein air et à apprendre à tuer pour l’humanité. Parfois, nous avions des cours.

— Pendant votre entraînement physique, vous avez appris à surmonter vos a priori et vos inhibitions concernant les capacités de votre nouveau corps, disait le lieutenant Oglethorpe dans une salle de conférence remplie par les compagnies de formation 6o à 63. Maintenant, nous devons faire la même chose avec votre esprit. Il est temps d’éliminer un certain nombre d’idées reçues et de préjugés dont vous n’avez même pas tous conscience.

Le lieutenant appuya sur un bouton de l’estrade où il se tenait. Derrière lui, deux écrans s’allumèrent en scintillant. Sur celui à gauche des recrues jaillit un être cauchemardesque : noir et noueux, muni de plusieurs pinces de homard plantées de façon pornographique dans un orifice si humide qu’on en sentait presque la puanteur. Au-dessus de l’amas informe du tronc pointaient trois appendices ou antennes. Une matière ocre en dégoulinait. H.P. Lovecraft se serait enfui en hurlant.

Sur l’écran de droite, il y avait une créature évoquant vaguement un daim avec des mains ingénieuses, presque humaines, et un visage interrogateur qui semblait parler de paix et de sagesse. Si on ne pouvait domestiquer cet énergumène, on pouvait au moins apprendre de lui quelque chose sur la nature de l’univers.

Le lieutenant Oglethorpe saisit une baguette et l’agita en direction du cauchemar.

— Ce spécimen appartient à l’espèce des Bathungas. Les Bathungas sont un peuple profondément pacifique. Ils ont une culture qui remonte à des centaines de milliers d’années et manifestent une compréhension des mathématiques qui, en comparaison, réduit les nôtres à une vague addition. Ils vivent dans les océans, filtrent le plancton et coexistent avec enthousiasme avec les humains sur plusieurs mondes. Ce sont de braves lascars, et celui-ci… (il tapa l’écran) est exceptionnellement beau pour son espèce.

Il donna un coup sur le deuxième écran à l’amical homme-daim.

— Ce petit enculé est un Salong. Notre première rencontre officielle avec les Salongs s’est produite après que nous avons dépisté une colonie clandestine d’humains. La colonisation indépendante est interdite, et la raison apparaît clairement avec cet exemple. Les colons avaient atterri sur une planète qui était également une cible de colonisation pour les Salongs. Bientôt, les Salongs décidèrent que les humains étaient bons à manger. C’est pourquoi ils les ont assaillis puis ont ouvert un élevage de viande humaine. Tous les mâles adultes humains ont été tués, sauf une poignée, et les survivants furent « traits » pour leur sperme. Les femmes étaient inséminées artificiellement et leurs nouveau-nés prélevés, enfermés dans des enclos et engraissés comme des veaux. »

— Cela se passait des années avant notre découverte de cette planète. Alors les troupes FDC ont rasé la colonie salong et grillé leur chef au barbecue au cours d’une petite fête en plein air. Inutile de dire que nous combattons depuis ces salauds de mangeurs de bébés. »

— Vous comprenez sans doute où je veux en venir. Supposer que vous savez distinguer les bons des méchants vous fera tuer. Impossible de garder des partis pris anthropomorphiques quand certains des aliens qui nous ressemblent le plus préfèrent les hamburgers humains à la paix.

Plus tard, le lieutenant Oglethorpe nous demanda de trouver quel était l’unique avantage des soldats de la Terre sur ceux des FDC.

— Ce n’est assurément pas le conditionnement physique ni l’armement, puisque nous sommes très en avance dans ces deux domaines. Non, l’avantage des soldats sur Terre est qu’ils connaissent leurs futurs adversaires et, dans une certaine mesure, le déroulement de la bataille : catégories de troupes, d’armes, et l’étendue des objectifs. En conséquence, l’expérience du combat dans une guerre ou un affrontement peut être directement appliquée aux autres, même si les causes de la guerre et les objectifs de la bataille sont entièrement différents. »

» Les FDC n’ont pas cet avantage-là. Prenez, par exemple, une bataille récente contre les Efgs. (Oglethorpe tapa sur l’un des écrans pour afficher une sorte de baleine avec d’énormes tentacules latéraux qui se ramifiaient en mains rudimentaires.) Ces individus mesurent plus de quarante mètres de long et possèdent une technologie leur permettant de polymériser l’eau. Nous avons perdu des navires lorsque l’eau s’est transformée autour d’eux en une boue pareille à des sables mouvants qui les a engloutis avec leurs équipages. Comment peut-on transposer l’expérience du combat contre l’un de ces enfoirés à un affrontement, disons, avec les Finwes… (l’autre écran afficha l’image d’un charmeur de serpents) qui sont de petits habitants du désert préférant les attaques biologiques à longue distance ?

» La réponse est simple : c’est impossible. Et pourtant les soldats des FDC se lancent sans arrêt d’une bataille à une autre. C’est l’une des raisons pour lesquelles le taux de mortalité dans les FDC est si élevé. Chaque bataille est nouvelle et chaque situation de combat, dans l’expérience du soldat individuel du moins, est unique. S’il y a une chose à déduire de cette petite conversation, c’est la suivante : vous devez vous débarrasser de toutes vos idées sur la façon de conduire une guerre. Votre formation vous ouvrira les yeux sur quelques-uns des ennemis que vous affronterez là-bas, mais n’oubliez pas qu’en tant que fantassins vous serez souvent le premier point de contact avec de nouvelles espèces hostiles dont les méthodes et les motivations sont inconnues et parfois impossibles à connaître. Vous devez réfléchir vite et ne pas supposer que ce qui a marché une fois marchera encore. C’est là le plus sûr moyen de mourir.

Une recrue demanda à Oglethorpe pourquoi les soldats des FDC devaient défendre les colons et les colonies.

— Vous nous avez enfoncé dans le crâne que nous n’étions plus des humains. Si c’est le cas, pourquoi éprouverions-nous de l’attachement envers les colons ? Ce ne sont que des humains, somme toute. Pourquoi ne pas engendrer des soldats FDC comme prochaine étape de l’évolution humaine et nous donner un avantage ?

— Ne vous croyez pas la première à poser cette question. (Petit rire général.) La réponse sera brève : nous ne le pouvons pas. Tous les bidouillages génétiques et mécaniques que subissent les soldats des FDC les rendent stériles. En raison du matériel génétique commun utilisé dans le patron de chacun de vous, il y a beaucoup trop de gènes récessifs létaux pour permettre à un processus de fertilisation d’aller bien loin. Et il y a trop de matériaux non humains pour permettre des croisements réussis avec des humains normaux. Les soldats des FDC sont un exemple stupéfiant d’ingénierie mais, en tant que chemin dans l’évolution, ils sont une impasse. C’est une des raisons pour ne pas vous sentir supérieurs. Vous êtes capables de courir deux mille mètres en trois minutes, mais vous ne pouvez pas faire d’enfant.

» Dans un sens plus large, toutefois, ce n’est pas nécessaire. La prochaine étape de l’évolution a déjà commencé. Tout comme la Terre, la plupart des colonies sont isolées. Presque tous les gens nés sur une colonie y restent leur vie entière. Les humains s’adaptent également à leurs nouveaux foyers ; une évolution culturelle voit le jour. Certaines des plus anciennes planètes colonisées commencent à montrer une divergence culturelle et linguistique par rapport à leurs cultures et langues d’origine sur Terre. Dans dix mille ans, il se produira aussi une divergence génétique. Avec le temps, il y aura autant d’espèces humaines différentes que de planètes colonisées. La diversité est la clé de la survie.

» Métaphysiquement, vous devriez vous sentir attachés aux colonies parce que, ayant vous-même changé, vous devriez apprécier le potentiel humain à devenir un être qui survivra dans l’univers. Plus directement, vous devez vous préoccuper du sort des colonies parce qu’elles représentent l’avenir de l’homme et que, modifiés ou pas, vous êtes encore plus proches des humains que de toutes les autres espèces intelligentes là-bas.

» Et, enfin, vous devez vous en préoccuper parce que vous êtes assez âgés pour savoir pourquoi. C’est une des raisons pour lesquelles les FDC sélectionnent leurs soldats parmi les personnes âgées, figurez-vous. Ce n’est pas seulement parce que vous êtes à la retraite et un boulet pour l’économie. C’est aussi parce que vous avez vécu assez longtemps pour savoir que la vie ne s’arrête pas à la vôtre. La plupart d’entre vous ont élevé une famille, ils ont des enfants, des petits-enfants et comprennent la valeur d’un engagement qui dépasse son propre objectif égoïste. Même si vous ne devenez jamais des colons, vous reconnaissez pourtant que les colonies humaines sont bonnes pour l’espèce humaine et qu’il vaut la peine de se battre pour elles. Il est difficile d’enfoncer ce concept dans le crâne d’un jeune de dix-neuf ans. Vous, vous le savez par expérience. Et dans cet univers, l’expérience, ça compte.

Nous nous exercions. Nous tirions. Nous apprenions. Nous allions de l’avant. Nous dormions peu.

La sixième semaine, je remplaçai Sarah O’Connell comme chef de section. La section E arrivait toujours à la traîne dans les exercices d’équipe, imposant à ma 63e compagnie des compétitions supplémentaires entre sections. Chaque fois qu’on remettait un trophée à une autre compagnie, Ruiz grinçait des dents et s’en prenait à moi. Sarah accepta de bonne grâce.

— Malheureusement, ça ne ressemble pas vraiment au travail de jardinière d’enfants, me dit-elle.

Alan prit sa place et remit la section d’aplomb en un rien de temps. La septième semaine, la 63e arriva juste après la 58e. Ironie du sort, Sarah, grâce à un superbe tir, remporta la palme.

La huitième semaine, j’arrêtai de parler à mon Amicerveau. Fumier m’avait étudié assez longtemps pour connaître mes schémas cérébraux et commencer d’anticiper mes besoins. Ce fut lors d’un exercice de tir simulé en situation réelle de combat que je le remarquai, la première fois : mon MF-35 bascula du tir à balles au tir de missiles guidés, pista la cible, tira et toucha deux cibles à longue distance, puis rebascula sur le lance-flammes juste à temps pour griller un affreux insecte de deux mètres qui avait jailli de rochers proches. Lorsque je m’aperçus que je n’avais vocalisé aucun ordre, je sentis une vibration effrayante me traverser. Quelques jours plus tard, je m’avisai que j’étais agacé chaque fois que je devais demander quelque chose à Fumier. C’est dingue comme l’effrayant devient vite banal.

La neuvième semaine, Alan et Martin Garabedian durent rendre une légère mesure disciplinaire à l’encontre de l’une des recrues de Martin, qui avait décidé qu’il voulait le boulot de chef de section et ne reculerait pas devant un petit sabotage pour l’obtenir. Le type avait été dans sa vie passée une pop-star moyennement célèbre et s’était habitué à obtenir ce qu’il voulait par n’importe quel moyen. Il fut assez rusé pour entraîner quelques compagnons de section dans la conspiration mais, malheureusement pour lui, pas assez malin pour se rendre compte qu’à titre de chef de section Martin avait accès aux notes qu’il transmettait. Martin vint me voir. Je lui suggérai qu’il n’y avait aucune raison d’impliquer Ruiz ni les autres instructeurs dans une affaire que nous pouvions résoudre nous-mêmes aisément.

Si quelqu’un remarqua qu’un aéroglisseur de la base s’était absenté un bref instant sans permission au cours de cette nuit-là, il n’en dit rien. Et si quelqu’un vit une recrue pendue la tête en bas lorsque l’appareil rasait dangereusement les arbres, celle-ci était retenue uniquement par une main sur chaque cheville. Personne ne prétendit avoir entendu les hurlements désespérés de la recrue ni le commentaire critique et guère favorable de l’album le plus célèbre de l’ancienne pop-star par Martin.

L’adjudant Ruiz me fit remarquer au petit-déjeuner le lendemain que j’étais un peu décoiffé. Je répliquai que ce devait être à cause de la course impromptue de trente bornes qu’il nous avait imposée avant le repas.

La onzième semaine, la 63e et plusieurs autres compagnies furent parachutées dans les montagnes au nord de la base. L’objectif était simple : trouver et éliminer toutes les autres compagnies et ramener les survivants à la base, le tout en quatre jours. Pour donner du piment, chaque soldat était équipé d’un dispositif qui enregistrait tous les coups tirés sur lui. Si l’un faisait mouche, il ressentirait une douleur paralysante puis s’effondrerait (et serait retiré par les instructeurs qui suivaient non loin l’affrontement). Je le savais parce que j’avais servi de cobaye à la base quand Ruiz avait voulu montrer un exemple. Je soulignai à ma compagnie qu’aucun d’entre eux n’aurait voulu être à ma place.

La première attaque survint sitôt que nous touchâmes terre. Quatre de mes recrues tombèrent avant que je repère les tireurs et les signale à ma compagnie. Nous en abattîmes deux ; deux autres prirent la fuite. Les attaques sporadiques des heures suivantes révélaient que la plupart des autres compagnies s’étaient divisées en groupes de trois ou quatre qui traquaient les autres sections.

J’eus une autre idée. Nos Amicerveaux nous permettaient de maintenir un contact constant et silencieux avec tous les nôtres, que nous soyons à proximité ou non. Les autres compagnies n’avaient pas compris les implications de ce système, dommage pour elles. Je donnai l’ordre à chaque soldat d’ouvrir une ligne de communication sécurisée d’Amicerveau avec tous ses camarades, puis je les envoyai individuellement faire un relevé du terrain et noter la position des sections ennemies qu’ils repéraient. Ainsi, nous aurions tous une carte toujours plus complète du terrain et des positions de l’ennemi. Même si l’un des nôtres se faisait prendre, l’information fournie aiderait un autre de la compagnie à venger sa mort (ou du moins lui éviterait de se faire tuer lui-même tout de suite). Un soldat pouvait se déplacer rapidement et sans bruit, harceler les sections des autres compagnies et continuer de travailler de concert avec ses camarades lorsque l’opportunité se présentait.

La tactique réussit. Nos recrues tiraient quand c’était possible, se tenaient tranquilles et transmettaient l’information quand cela ne l’était pas, et attaquaient ensemble quand l’occasion se présentait. Le deuxième jour, un dénommé Riley et moi descendîmes deux sections des compagnies adverses ; elles étaient si absorbées à se tirer l’une sur l’autre qu’elles ne remarquèrent pas que Riley et moi les canardions de loin. Il a dégommé deux adversaires, moi trois, et les trois autres se sont apparemment entretués. C’était sensass. Cela fait, on n’échangea pas un mot, on s’éclipsa dans la forêt et on continua de pister l’ennemi et de partager les informations sur le terrain.

Finalement, les autres compagnies découvrirent notre tactique et tentèrent de l’appliquer elles-mêmes, mais, à ce moment-là, la 63e était encore trop nombreuse et les autres plus assez. Nous les liquidâmes, tuant le dernier ennemi à midi, puis repartîmes au pas de gymnastique vers la base, à quelque quatre-vingts kilomètres. Le dernier d’entre nous revint à 1800. En tout, nous avions perdu dix-neuf camarades, y compris les quatre du début. Mais nous étions responsables d’un peu plus de la moitié du total des pertes des sept autres compagnies, alors que nous avions gardé plus des deux tiers de notre effectif initial. Même l’adjudant Ruiz ne put râler. Lorsque le commandant de la base le récompensa du trophée des Jeux de guerre, il eut même un sourire. Je ne peux imaginer à quel point cet effort dut lui coûter.

— Nous avons une veine de tous les diables, déclara le tout nouveau soldat Alan Rosenthal alors qu’il me rejoignait dans le hall d’embarquement de la navette. Toi et moi, on a été assignés sur le même vaisseau.

En effet. Un bref retour à Phénix sur le vaisseau de troupes Francis Drake, puis en perme jusqu’à l’accostage du Modesto des FDC. Ensuite nous intégrerions la 2e compagnie, section D du 233e bataillon d’infanterie. Un bataillon par vaisseau, soit grosso modo un millier de soldats. Facile de se perdre. J’étais heureux d’avoir encore une fois Alan avec moi.

Je lui jetai un coup d’œil et admirai son uniforme colonial bleu flambant neuf, d’autant plus que j’en portais un identique.

— Fichtre, Alan, nous avons belle allure.

— J’ai toujours aimé les hommes en uniforme. Et maintenant que je suis un homme en uniforme, je m’aime encore plus.

— Ah… voici l’adjudant Ruiz.

Ruiz avait repéré que j’attendais de monter à bord de ma navette. Tandis qu’il approchait, je posai par terre le sac marin qui contenait mon uniforme de tous les jours ainsi que le peu d’effets personnels qui me restaient et l’accueillis par un salut militaire impeccable.

— Repos, soldat, dit Ruiz en me rendant mon salut. Sur quel vaisseau tu es affecté ?

— Le Modesto, mon adjudant. Le soldat Rosenthal et moi.

— Tu te fous de moi. Le 233e ? Quelle section ?

— D, mon adjudant. Deuxième compagnie.

— Putain, excellent ! Tu auras le plaisir de servir dans la compagnie du lieutenant Arthur Keyes si ce fils de pute n’a pas réussi à se faire grignoter le cul par un alien. Quand tu verras cette andouille, transmets-lui mes compliments, si tu veux bien. Tu peux le lui dire aussi, l’adjudant Antonio Ruiz a déclaré que tu es loin d’être le tas de merde que se sont révélés la plupart de tes camarades recrues.

— Merci, mon adjudant.

— Que cela ne te monte pas à la tête, soldat. Tu es toujours un tas de merde. Mais un tas pas très gros.

— Naturellement, mon adjudant.

— Bien… Et maintenant excuse-moi. Parfois il suffit de prendre la route.

Ruiz nous lança un coup d’œil à tous les deux, offrit un sourire très, très pincé, puis s’éloigna sans jeter un regard en arrière.

— Cet homme me donne une peur bleue, dit Alan.

— J’sais pas. Je l’aime bien, au fond.

— Normal. Il pense que tu n’es pas un si gros tas de merde que ça. C’est un compliment dans ce monde.

— Ne crois pas que je l’ignore. Maintenant, tout ce que j’ai à faire, c’est d’être à la hauteur.

— Tu y arriveras. Après tout, il faut que tu fasses partie des tas de merde.

— C’est réconfortant. Au moins, j’aurai de la compagnie.

Alan sourit. Les portes de la navette s’ouvrirent. Nous prîmes nos sacs et montâmes à l’intérieur.

Trois

— Je peux tirer, dit Watson en visant par-dessus son rocher. Laissez-moi m’entraîner sur une de ces créatures.

— Non, rétorqua Viveros, notre caporal. Leur bouclier est encore levé. Ce serait un gaspillage de munitions.

— Connerie… Nous sommes ici depuis des heures. Assis d’un côté. Et eux là-bas. Quand leur bouclier sera baissé, qu’est-ce qu’on est censés faire ? S’avancer et commencer de les canarder ? On n’est plus au XIVe siècle, nom d’un chien ! On n’a pas à prendre rendez-vous pour commencer de descendre l’adversaire.

Viveros eut l’air excédée.

— Watson, tu n’es pas payé pour penser. Alors ferme-la et tiens-toi prêt. De toute façon, ça ne sera plus long maintenant. Il ne reste plus qu’un truc dans leur rituel avant que ça commence.

— Ah ouais ? Quoi ?

— Ils vont chanter.

Watson eut un sourire narquois.

— Et ils vont chanter quoi ? Des airs de fête ?

— Non. Notre mort.

Comme à un signal, l’immense bouclier hémisphérique qui enfermait le campement consu se mit à scintiller à la base. Je réglai mon viseur et me concentrai sur les quelques centaines de mètres m’en séparant lorsqu’un seul Consu le traversa. Le bouclier colla à sa carapace massive jusqu’à ce qu’il se fût assez éloigné pour que les filaments électrostatiques réintègrent la structure.

Il était le troisième et dernier Consu qui émergerait du bouclier avant l’affrontement. Le premier était apparu il y avait douze heures ; un petit gradé dont le grognement au timbre plein de défi avait servi à signaler officiellement l’intention des Consus de se battre. Le grade inférieur de l’émissaire avait pour but d’exprimer le peu de considération accordée par les Consus à nos troupes, l’idée étant que, si nous avions été réellement importants, ils auraient envoyé un haut gradé. Aucun d’entre nous ne s’en offensa ; le messager était toujours de rang inférieur quel que fût l’adversaire. De surcroît, à moins d’être extraordinairement sensible aux phéromones consues, ils se ressemblaient tous.

Le deuxième Consu avait émergé du bouclier quelques heures plus tard, il avait mugi comme un troupeau de vaches coincées dans une batteuse, puis explosé, projetant du sang rosâtre, des morceaux d’organes et de carapace sur le bouclier, qui grésillèrent légèrement en retombant en pluie sur le sol.

Les Consus croyaient, semblait-il, que si un soldat isolé était préparé selon les rites, il était possible de persuader son âme d’effectuer une reconnaissance de l’ennemi pendant un laps de temps déterminé avant qu’elle ne migre là où vont les âmes consues. Ou quelque chose de ce genre. C’est un honneur notoire qui n’est pas octroyé à la légère. Ce rite me paraissait un excellent moyen de perdre rapidement ses meilleurs soldats, mais, vu que j’appartenais à l’ennemi, il m’était difficile de voir le revers de la médaille dans la pratique.

Ce troisième Consu appartenait à la plus haute caste. Son rôle se réduisait à nous expliquer les raisons de notre mort et comment nous allions tous périr. Ensuite, nous pourrions marcher au casse-pipe et rendre l’âme. Toute tentative d’accélérer les événements en tirant préventivement sur le bouclier se solderait par un échec. À part le jeter dans un noyau stellaire, il y avait en effet peu de procédés capables d’esquinter un bouclier consu. Tuer un messager ne servirait qu’à leur faire recommencer les rituels d’ouverture, retardant d’autant le combat et le massacre.

De surcroît, les Consus ne se cachaient pas derrière le bouclier. Ils devaient simplement accomplir toutes sortes de rituels préalables à la bataille et ils préféraient le faire sans être interrompus par l’intrusion inopinée de balles, de rayons de particules ou d’explosifs. En vérité, les Consus n’aimaient rien tant qu’un bon combat. L’idée de débouler sur une autre planète, de s’y implanter, de défier les indigènes et de les expulser, l’arme au poing, ne les intéressait pas.

Ce qui était le cas ici. Les Consus se moquaient éperdument de coloniser cette planète. Ils avaient réduit en pièces une colonie humaine uniquement pour faire savoir aux FDC qu’ils étaient dans les parages et qu’ils ne refuseraient pas un peu d’action. Ignorer les Consus était exclu, car ils continueraient de tuer les colons jusqu’à ce que quelqu’un se présente pour les affronter officiellement. On ne pouvait jamais savoir non plus ce qu’ils allaient considérer comme un défi officiel. Il fallait continuer de renforcer les troupes jusqu’à ce qu’un messager consu sorte et annonce la bataille.

À part leurs boucliers impressionnants et impénétrables, la technologie de combat des Consus était d’un niveau similaire à celle des FDC. Ce qui n’était pas aussi encourageant que l’on pourrait le penser. En effet, les rapports filtrant des batailles consues avec les autres espèces indiquaient que leur armement et leur technologie étaient toujours plus ou moins du même niveau que ceux de leur adversaire. Cela corroborait l’idée qu’en réalité les Consus ne faisaient pas la guerre mais du sport. Un peu comme un match de foot, avec des colons massacrés en guise de spectateurs.

Frapper les premiers n’était pas une option. Tout leur habitat était protégé par bouclier. L’énergie générant ce bouclier provenait de la compagne naine blanche du soleil cousu. Elle avait été entièrement domestiquée à l’aide d’un procédé de capture tel que toute l’énergie qui en émanait alimentait le bouclier. Franchement, on ne déconne pas avec des gens capables de faire ça. Mais les Consus ont un code d’honneur insolite. Éliminez-les d’une planète au cours d’un combat et ils ne reviendront pas. Comme si la bataille était le vaccin, et nous l’antivirus.

Toutes ces informations étaient fournies par notre banque de données de la mission, à laquelle notre officier commandant, le lieutenant Keyes, nous avait donné l’ordre d’accéder avant le combat. Le fait que Watson semblait tout en ignorer signifiait qu’il n’avait pas consulté le rapport. Ce n’était guère surprenant, car, dès l’instant où j’avais rencontré Watson, j’avais compris que c’était un fils de pute trop sûr de lui, dont l’ignorance obstinée le ferait tuer, lui ou ses camarades. Mon problème tenait à ce que j’étais son compagnon de section.

Le Consu déploya ses bras-faux – développés à un moment de leur évolution pour affronter quelque créature extrêmement horrible sur leur monde natal, sans doute – et, en dessous, ses membres antérieurs, plus semblables à des bras, se levèrent au ciel.

— Ça commence, dit Viveros.

— Je pourrais l’exploser facilement, proposa Watson.

— Fais-le et je te flingue, avertit Viveros.

Dans le ciel éclata un bruit semblable au coup de fusil de Dieu en personne, suivi par ce qui évoquait une tronçonneuse sciant un toit. Le Consu chantait. J’accédai à Fumier et lui demandai de me traduire dès le début.

Oyez, honorés adversaires,

Nous sommes les instruments de votre mort joyeuse.

À notre façon, nous vous avons bénis.

L’esprit des meilleurs parmi nous a sanctifié notre bataille.

Nous vous louerons en avançant au milieu de vous

Et chanterons vos âmes conduites à leur récompense.

Vous n’avez pas eu la fortune de naître parmi le Peuple,

Alors nous vous menons sur le chemin qui conduit à la rédemption.

Soyez braves, battez-vous avec ardeur

Afin d’entrer dans notre bercail à l’heure de votre renaissance.

Cette bataille bénie sanctifie le terrain,

Et tous ceux qui meurent et renaissent seront délivrés.

— Quel boucan ! dit Watson en plantant et tournant un doigt dans son oreille.

Je doutais qu’il se fût donné la peine d’obtenir une traduction.

— Par Dieu, ce n’est ni la guerre ni un match de foot, dis-je à Viveros. C’est un baptême.

Le caporal haussa les épaules.

— Les FDC ne le pensent pas. C’est leur façon de commencer un combat. On croit que c’est leur équivalent de l’hymne national. Ce n’est qu’un rituel. Regarde, le bouclier descend.

Elle désigna le bouclier qui maintenant scintillait et faiblissait sur toute sa longueur.

— Il est temps, bordel, dit Watson. J’allais piquer un roupillon.

— Écoutez-moi tous les deux, reprit Viveros. Restez calmes, restez concentrés et restez le cul baissé. Nous avons une bonne position et le lieutenant veut qu’on mitraille ces salauds à mesure qu’ils sortiront. Rien de spectaculaire… Juste leur tirer dans le thorax. C’est là où loge leur cerveau. Un qui tombe, c’est un de moins à liquider pour les autres. Des tirs de fusil uniquement, tout le reste ne fera que nous trahir plus vite. Fini les bavardages, les Amicerveaux uniquement à partir de maintenant. Vous m’avez comprise ?

— On vous a comprise, dis-je.

— Absolument, ajouta Watson.

— Parfait.

Le bouclier disparut finalement. Le terrain séparant les humains des Consus fut aussitôt strié de roquettes préparées depuis des heures. Les hoquets concussifs de leurs explosions étaient aussitôt suivis par des hurlements humains et les piaulements métalliques des Consus. Pendant plusieurs secondes, il n’y eut plus que la fumée et le silence. Puis un long cri en dents de scie tandis que les Consus s’élançaient pour attaquer les humains, qui, eux, gardèrent leurs positions et tentèrent d’abattre autant d’adversaires que possible avant le heurt des deux fronts.

— Finissons-en, lança Viveros.

Sur ce, elle leva son MF, visa un Consu éloigné et ouvrit le feu. Nous l’imitâmes aussitôt.

Comment se préparer au combat.

D’abord, les systèmes vérifient votre fusil d’infanterie MF-35. Les MF-35 s’autocontrôlent, s’autoréparent et peuvent, à la rigueur, utiliser un bloc de munitions comme matériau brut pour réparer un dysfonctionnement. L’unique façon de détruire définitivement un MF est de le placer sur la trajectoire d’un propulseur de feu manœuvrable. Dans la mesure où on est probablement collé à son arme à ce moment-là, si c’est le cas, on a d’autres chats à fouetter.

Ensuite, enfiler sa tenue de combat : l’unitard standard hermétique d’une pièce qui couvre tout le corps sauf le visage. L’unitard est conçu pour faire oublier les désagréments physiques le temps du combat. Le « tissu » de nanorobots organisés laisse filtrer la lumière pour la photosynthèse et régule la chaleur. Qu’on se trouve sur une banquise arctique ou une dune de sable du Sahara, la seule différence que l’on remarquera sera le paysage. S’il arrive qu’on transpire, l’unitard absorbera la sueur, la filtrera et stockera l’eau jusqu’à ce qu’on puisse la transférer dans un bidon. On peut faire de même avec l’urine. Déféquer dans son unitard n’est pas recommandé.

On reçoit un projectile dans les tripes (ou n’importe quoi d’autre) et l’unitard se raidit au point d’impact, diffuse l’énergie sur toute la surface de la combinaison au lieu de permettre au projectile de pénétrer. C’est très douloureux mais ça vaut mieux que de laisser un pruneau ricocher comme un petit fou dans les intestins. Hélas, ça ne marche que jusqu’à un certain point. Donc éviter le feu ennemi reste à l’ordre du jour.

Ajouter le ceinturon, qui comprend le couteau de combat, l’outil multifonctionnel – le rêve incarné de tout couteau suisse de l’armée –, une impressionnante tente pliable, le bidon, des gaufrettes énergétiques pour une semaine et trois encoches pour les blocs de munitions. Se barbouiller la figure de crème truffée de nanorobots, qui sera interfacée avec l’unitard pour partager les informations sur l’environnement. Basculer en camouflage. Essayer de se retrouver dans le miroir.

Tertio, ouvrir un canal Amicerveau avec le restant de l’escadron et le laisser ouvert jusqu’au retour sur le vaisseau, ou mourir. Je me trouvais très futé d’avoir pensé à ça au camp d’entraînement, mais il s’avéra que c’était la règle non officielle la plus sacrée dans le feu du combat. La communication par Amicerveau implique de ne pas lancer d’ordres ni de signaux, et de ne pas parler pour éviter de trahir sa position. Si on entend un soldat des FDC dans le feu du combat, soit il est idiot, soit il hurle parce qu’il a été blessé.

L’unique inconvénient de la communication Amicerveau est qu’elle risque aussi de transmettre des informations émotionnelles si l’on n’y prête pas attention. Il peut être perturbant d’avoir soudain l’impression que l’on va se pisser dessus de terreur pour s’apercevoir aussitôt qu’il ne s’agit pas d’un sentiment personnel mais de celui d’un camarade. C’est également un détail qu’aucun de vos camarades ne vous laissera oublier.

Se connecter uniquement aux compagnons d’escadron. On garde une liaison ouverte à toute sa compagnie et, soudain, soixante personnes seront en train de jurer, de se battre et de mourir dans votre tête. On n’a pas besoin de ça.

Enfin, tout oublier, sauf d’exécuter les ordres, de tuer tout ce qui n’est pas humain et de rester en vie. Pour ce faire, les FDC ont adopté une solution simple : pendant les deux premières années de service, tous les soldats sont des fantassins, qu’ils aient été chirurgiens ou concierges, sénateurs ou clochards. Si on franchit le cap des deux ans, alors on a la possibilité de se spécialiser, de gagner un ticket permanent de colonial au lieu d’être transbahuté d’une bataille à l’autre, de faire son trou et d’assumer tous les rôles qu’offre chaque corps militaire. Mais, pendant deux ans, tout ce qu’on aura à faire sera d’aller là où on nous dira d’aller, de rester planqué derrière le fusil et de tuer sans se faire tuer. C’est simple, mais simple n’est pas synonyme de facile.

Il fallait deux coups pour abattre un soldat consu. C’était nouveau : rien dans les renseignements à leur sujet ne mentionnait une protection personnelle. Mais quelque chose leur permettait d’encaisser le premier tir. Il les faisait tomber sur ce qu’on peut appeler leur cul, mais ils se relevaient en quelques secondes. Donc, deux coups. Un pour les faire tomber et l’autre pour les empêcher de se relever.

Deux tirs consécutifs sur la même cible qui bouge n’est pas aisé lorsqu’on fait feu à travers un champ de bataille de quelques centaines de mètres pour le moins effervescent. Après avoir découvert cela, j’avais demandé à Amicerveau de créer une routine de tir spécialisée qui envoyait deux projectiles chaque fois que je pressais la détente, le premier à pointe creuse et le second avec une charge d’explosif. Les données furent relayées à mon MF entre deux tirs. Une seconde avant, je lâchais un seul pruneau standard de fusil et, la seconde d’après, je tirais mon spécial tueur de Consu.

Ah ! ce que j’aimais mon fusil.

Je transmis les données de tir à Watson et Viveros. Viveros les répercuta le long de la chaîne de commandement. Une minute plus tard, le champ de bataille était parsemé du bruit de sèches doubles détonations, suivi de douzaines de Consus qui éclataient alors que les charges d’explosif projetaient leurs organes internes contre les flancs de leur carapace. On eût dit du pop-corn sautant dans une poêle. Je jetai un coup d’œil à Viveros. Elle visait et tirait sans aucune émotion. Watson tirait et souriait jusqu’aux oreilles comme un gamin qui vient de gagner un animal en peluche au stand de tir d’une foire.

Oh, oh… (Viveros.) On est repérés.

— Quoi ? fit Watson en pointant la tête.

Je l’aplatis au sol tandis que des roquettes s’enfonçaient dans les rochers qui nous servaient d’abri. Nous fûmes recouverts par les gravillons qui venaient de se former. Je jetai un coup d’œil juste à temps pour voir une pierre de la taille d’une boule de bowling tourbillonner follement en direction de mon crâne. Sans réfléchir, je la frappai pour l’écarter ; ma combinaison se durcit le long de mon bras et la pierre s’éloigna comme une balle perdue paresseuse. Mon bras me faisait mal. Dans ma première vie, j’avais été le fier propriétaire de trois os flambant neufs du bras, courts et affreusement mal alignés. Pas question de me fracturer de nouveau le bras.

— Sapristi, c’était pas loin, dit Watson.

— La ferme, lui fis-je tout en envoyant à Viveros : Et maintenant ?

Tenir bon. (Sa réponse.)

Elle sortit son outil multifonctionnel de son ceinturon et, d’un ordre, le transforma en miroir puis s’en servit pour lorgner par-dessus son rocher.

Six, non sept droit sur nous.

Un crac soudain retentit à proximité.

Ça fait cinq, rectifia-t-elle en refermant son outil. Passez sur grenades, puis on attaque et on se casse.

J’acquiesçai, Watson sourit aux anges et, lorsque Viveros envoya Feu, nous lançâmes tous les trois nos grenades par-dessus les rochers. Trois chacun, comptai-je. Au bout de neuf explosions, je lâchai un grand soupir, fis une prière et me relevai. J’avisai les restes d’un Consu, un autre, hébété, qui s’éloignait de notre position en se traînant, et deux qui cherchaient vaille que vaille à se mettre à l’abri. Viveros abattit le blessé. Watson et moi, chacun un des deux autres.

— Bienvenue à la fête, têtes de nœud ! s’esclaffa Watson.

Il sauta sur son rocher en exultant, juste à temps pour se retrouver nez à nez avec le cinquième Consu, qui avait franchi le tir des grenades et était resté planqué pendant que nous liquidions ses amis. Le Consu abaissa un canon droit sur le nez de Watson et fit feu. Un cratère s’ouvrit dans le visage de Watson, puis un geyser de Sangmalin et de tissu à l’emplacement de sa tête éclaboussa le Consu. L’unitard, conçu pour se raidir sous l’impact des projectiles, ne réagit que lorsque le coup atteignit l’arrière du casque, relançant le projectile, le Sangmalin, des morceaux de crâne et de cerveau ainsi qu’Amicerveau par la seule ouverture disponible.

Watson ne sut pas ce qui l’avait frappé. La dernière chose qu’il transmit par le canal de son Amicerveau était une vague d’émotions qu’on pouvait au mieux décrire comme une perplexité désorientée, la légère surprise de celui qui a vu quelque chose à quoi il ne s’attendait pas mais sans comprendre ce que c’était. Puis la connexion fut coupée, comme une ligne de com qui s’interrompt de façon inattendue.

Le Consu qui tira sur Watson chanta à l’instant où son visage fut arraché. J’avais laissé branché mon circuit de traduction et, ainsi, je vis le sous-titre donné à la mort de Watson, le mot RACHETÉ qui se répétait sans cesse tandis que des morceaux de sa tête formaient des gouttelettes dégoulinant sur le thorax du Consu. Je hurlai et ouvris le feu. Le Consu fut projeté en arrière puis pulvérisé tandis que les balles s’enfonçaient l’une après l’autre sous sa plaque thoracique et détonaient. J’ai dû gaspiller trente projectiles sur un cadavre avant d’arrêter.

— Perry, dit Viveros en repassant en vocal pour m’arracher à ma frénésie de tir. Y en a d’autres qui arrivent. Il est temps de dégager. Allons-y.

— Et Watson ?

— Laisse-le. Il est mort, pas toi, et il n’y a personne pour le pleurer sur ce monde, de toute façon. Nous viendrons chercher le corps plus tard. Partons. Restons en vie.

Nous remportâmes la victoire. La technique du double tir réduisit le troupeau consu d’une manière substantielle avant qu’ils ne fassent preuve de sagesse et reculent pour changer de tactique. Ils se rabattirent sur les attaques au lance-roquettes plutôt que de tenter un nouvel assaut frontal. Au bout de plusieurs heures, les Consus battirent complètement en retraite, rétablirent leur bouclier, laissant en arrière un escadron pour effectuer le suicide rituel qui signalait l’acceptation de leur défaite. Après qu’ils eurent plongé leur couteau de cérémonie dans leur cavité cérébrale, tout ce qui restait à faire était de collecter nos morts et les blessés restés sur le champ de bataille.

Pour cette journée, la 2e compagnie s’en était très bien tirée : deux morts, en comptant Watson, et quatre blessés dont une grave, seulement. Cette femme passerait le mois suivant à attendre que ses intestins inférieurs repoussent, tandis que les trois autres seraient rétablis et reprendraient leur devoir dans quelques jours. Tout bien considéré, les choses auraient pu être pires. Un aéroglisseur blindé consu s’était forcé un chemin jusqu’à la position de la section C de la 4e compagnie et avait détoné, emportant seize des nôtres avec lui, y compris le chef de compagnie et deux chefs de section, et blessant une grande partie du restant de la compagnie. Si le lieutenant de la 4e n’était pas encore mort, à mon avis, il devait le regretter après un fiasco pareil.

Après avoir reçu du lieutenant Keyes le signal de fin d’alerte, je retournai chercher Watson. Un groupe de charognards à huit pattes s’acharnait déjà sur lui. J’en tuai un, ce qui incita les autres à s’éclipser. En peu de temps, ils avaient été très rapides en besogne. Je fus désagréablement surpris par le peu de poids d’un homme à qui on a retiré la tête et une grande partie de ses organes. Je posai ce qui restait de Watson sur une civière de pompier et attaquai les deux bornes qui me séparaient de la morgue temporaire. Je dus m’arrêter une seule fois pour vomir.

Alan me surveillait du coin de l’œil.

— Besoin d’aide ? demanda-t-il en me rejoignant.

— Ça va. Il n’est plus très lourd.

— Qui c’est ?

— Watson.

— Oh, lui, grimaça Alan. Ma foi, je suis sûr qu’il manquera à quelqu’un quelque part.

— Évite de pleurnicher sur mon épaule, veux-tu ? Comment ça a marché pour toi, aujourd’hui ?

— Pas mal. J’ai gardé presque tout le temps la tête baissée, levé de temps à autre mon fusil et tiré quelques projectiles dans la direction générale de l’ennemi. J’ai dû en atteindre. Je n’en sais rien.

— Tu as entendu le chant de mort avant la bataille ?

— Bien sûr. On aurait dit l’accouplement de deux trains de marchandises. Tu es obligé de l’entendre.

— Je voulais savoir si tu as reçu la traduction. As-tu écouté ce que ce chant disait ?

— Ouais. Je ne suis pas certain d’apprécier leur projet de nous convertir à leur religion, vu qu’il implique notre mort, tu vois, euh…

— Les FDC pensent qu’il ne s’agit que d’un rituel. Comme une prière qu’ils récitent parce qu’ils l’ont toujours fait.

— Qu’en penses-tu, toi ? demanda Alan.

Je désignai du menton Watson.

— Le Consu qui l’a tué hurlait « racheté, racheté » à pleins poumons, et je suis sûr qu’il aurait fait pareil en m’étripant. Je pense que les FDC sous-estiment ce qui se passe ici. À mon avis, la raison pour laquelle les Consus ne reviennent pas après une bataille est qu’ils ne considèrent pas qu’ils l’ont perdue. Je ne pense pas que la victoire ou la défaite détermine l’issue du combat. De leur point de vue, cette planète est maintenant consacrée par le sang. Ils pensent en être les maîtres.

— Dans ce cas, pourquoi ne l’occupent-ils pas ?

— Ce n’est peut-être pas le moment. Peut-être doivent-ils attendre une sorte d’Armageddon. Mais, selon moi, les FDC ignorent si les Consus la tiennent pour leur propriété ou non. Je crois qu’un jour ou l’autre elles auront une très grosse surprise.

— D’accord. Toutes les armées dont j’ai entendu parler ont péché par suffisance. Mais qu’est-ce que tu proposes de faire ?

— La barbe, Alan. Je n’en ai pas la moindre idée. À part être mort depuis longtemps quand ça se produira.

— Pour passer à un sujet totalement différent et moins déprimant, tu as fait du bon boulot en imaginant la solution de tir pour ce combat. Pas mal des nôtres étaient vraiment furieux de tirer sur ces salauds et de les voir se relever et continuer d’avancer. On va te payer à boire pendant deux semaines.

— Mais on ne paye pas nos boissons. C’est un voyage aux enfers tous frais inclus, si tu te souviens bien.

— Enfin, si les coups à boire n’étaient pas gratuits, on te les paierait !

— Je suis convaincu qu’il n’y a pas de quoi en faire tout un plat.

Je remarquai alors qu’Alan s’était mis au garde-à-vous. Levant les yeux, j’avisai Viveros, le lieutenant Keyes et un officier que je ne connaissais pas. Ils s’avançaient vers moi à grands pas. Je m’arrêtai et les attendis.

— Perry, dit le lieutenant Keyes.

— Mon lieutenant… S’il vous plaît, excusez-moi de ne pas vous saluer. Je transporte un mort à la morgue.

— C’est là où nous allons. (Keyes désigna le cadavre.) Qui est-ce ?

— Watson, mon lieutenant.

— Oh, lui. Il n’a pas tenu longtemps.

— Il était excitable, mon lieutenant.

— Certainement, dit Keyes. Bien… Perry, voici le lieutenant-colonel Rybicki, le commandant du 233e.

— Navré de ne pas vous avoir salué, mon colonel.

— Oui, mort, je sais, dit Rybicki. Mon gars, je tenais à vous féliciter pour votre solution de tir d’aujourd’hui. Vous avez épargné beaucoup de temps et de vies. Ces salauds de Consus continuaient de nous harceler. Leurs boucliers personnels étaient une nouvelle astuce et ils nous ont donné du fil à retordre. Je vais vous recommander, soldat. Que pensez-vous de cela ?

— Merci, mon colonel. Mais je suis sûr que quelqu’un d’autre aurait fini par la trouver.

— Probablement, mais c’est vous qui l’avez trouvée le premier, et ça compte.

— Oui, mon colonel.

— Quand vous serez retourné sur le Modesto, j’espère que vous permettrez à un vieux fantassin de vous offrir un verre, mon gars.

— Cela me fera plaisir, mon colonel.

J’avisai le sourire narquois d’Alan qui se tenait en retrait.

— Eh bien… encore une fois, félicitations. (Rybicki désigna Watson.) Et navré pour votre ami.

— Merci, mon colonel.

Alan salua pour nous deux. Rybicki lui rendit son salut, pivota, suivi de Keyes. Viveros se retourna vers Alan et moi.

— Tu as l’air amusé, me dit-elle.

— Je pensais que ça fait bien cinquante années qu’on ne m’a pas appelé « mon gars ».

Viveros sourit et désigna Watson.

— Tu sais où tu le transportes ?

— La morgue se trouve juste derrière cette arête rocheuse. Je vais déposer Watson, puis j’aimerais prendre le premier transport qui me ramènera sur le Modesto, si c’est possible.

— Merde, Perry, dit Viveros, tu es le héros du jour. Tu es libre de faire ce que tu veux.

Elle pivota sur ses talons.

— Hé, Viveros. C’est toujours comme ça ?

Elle se retourna.

— Qu’est-ce qui est toujours comme ça ?

— Tout… La guerre. Les batailles. Le combat.

— Quoi ? s’exclama-t-elle en reniflant. Bon Dieu, non, Perry. Aujourd’hui, c’était du gâteau. Simple comme bonjour.

Sur ce, elle s’éloigna au pas de gymnastique, hilare.

C’est ainsi que se déroula mon premier combat. Ma période de guerre avait commencé.

Quatre


Maggie fut la première des Vieux Cons à décéder.

Elle mourut dans la haute atmosphère d’une colonie nommée Tempérance, un nom bien ironique car, à l’instar de la plupart des colonies dotées d’une importante industrie minière, les bars et les bordels y poussaient comme des champignons. La croûte chargée de métal de Tempérance rendait difficile l’implantation de la colonie et les humains avaient du mal à la garder. La présence permanente des FDC était trois fois supérieure à la normale, et elles envoyaient sans arrêt des renforts pour les soutenir. Le vaisseau de Maggie, le Dayton, fut assigné à cette planète au moment où les forces ohues déboulaient dans l’espace de Tempérance et lâchaient en pluie sur la planète une armée de drones guerriers.

La compagnie de Maggie devait participer à la reprise d’une mine d’aluminium située à cent kilomètres de Murphy, le principal port de Tempérance. Elle n’atteignit pas le sol. Lors de sa descente, son transport de troupes fut touché par un missile ohu qui déchira la coque et aspira plusieurs soldats dans l’espace, dont Maggie. La plupart de ces soldats moururent sur-le-champ sous l’impact et les éclats de la coque plantés en eux.

Maggie ne fut pas de ceux-là. Toujours consciente, elle fut aspirée dans l’espace au-dessus de Tempérance, et son unitard de combat se referma automatiquement autour de son visage pour empêcher ses poumons de recracher l’air. Maggie envoya aussitôt un message à ses chefs de section et de compagnie. Ce qui restait de son chef de section claquait dans son harnais de parachute. Son chef de compagnie ne fut pas d’un meilleur secours, mais on ne pouvait l’en blâmer. Le vaisseau de troupes n’était pas équipé pour les sauvetages dans l’espace. De surcroît, le bâtiment était gravement endommagé et cahotait sous le feu ennemi en direction du vaisseau des FDC le plus proche pour transférer ses survivants.

Un message au Dayton lui-même fut tout aussi infructueux. Le Dayton échangeait des tirs avec plusieurs bâtiments ohus et n’était pas en mesure d’envoyer des secours. Ni aucun autre vaisseau. Même sans le contexte de la bataille, Maggie aurait fait une cible trop petite, trop éloignée à l’intérieur du puits de gravité et trop proche de l’atmosphère de Tempérance pour qu’on la récupère, à moins de faire preuve d’un suprême héroïsme. En situation de bataille rangée, elle était déjà morte.

Et que fit Maggie ? Elle dont le Sangmalin atteignait sa limite de transport d’oxygène et dont le corps commençait certainement à réclamer à cor et à cri ce produit vital, elle prit son MF, visa l’appareil ohu le plus proche, calcula une trajectoire et tira roquette sur roquette. Chaque explosion de roquette déclenchait une décharge égale et opposée de poussée vers Maggie, la projetant vers le ciel nocturne de Tempérance.

Les données de la bataille allaient révéler plus tard que ses roquettes, dont le propergol était depuis longtemps épuisé, avaient bel et bien touché le vaisseau ohu, lui causant des dommages mineurs.

Puis Maggie se tourna face à la planète qui allait la tuer et, en bon professeur de religions orientales qu’elle avait été, composa un jisei, poème de la mort, sous la forme d’un haïku.

Ne me pleurez point amis

Je tombe telle l’étoile filante

Dans la vie suivante.

Elle nous le transmit, ainsi que les derniers moments de sa vie, puis elle mourut, filant à toute allure dans le ciel nocturne de Tempérance.

Elle était mon amie. Elle avait été un bref moment ma maîtresse. Elle avait été plus courageuse que je ne le serai jamais au moment de la mort. Et je parie qu’elle fut une formidable étoile filante.

— Le problème avec les Forces de défense coloniale n’est pas qu’elles ne sont pas une excellente force de combat. C’est qu’elles sont trop faciles à utiliser.

Ainsi parlait Thaddeus Bender, à deux reprises sénateur démocrate du Massachusetts, ancien ambassadeur (à diverses périodes) en France, au Japon et aux Nations unies, secrétaire d’État de la désastreuse administration Crowe, auteur, conférencier et, enfin, dernier élément affecté à la section D. Puisque sa toute dernière fonction était la plus significative pour nous, nous décidâmes tous que le soldat-sénateur-ambassadeur-secrétaire Bender était vraiment un sale con.

Il est surprenant de constater à quelle vitesse on passe du statut de bleu à celui de vieux briscard. À notre arrivée sur le Modesto, Alan et moi avions reçu notre ticket, accueillis cordialement mais avec indifférence par le lieutenant Keyes (qui s’était contenté de lever un sourcil quand nous lui avions transmis les compliments de l’adjudant Ruiz) et traités avec indifférence par le reste de la compagnie. Nos chefs d’escadron ne nous adressaient la parole que lorsque c’était nécessaire, et nos compagnons nous transmettaient les informations que nous devions connaître. Sinon, nous étions hors du coup.

Cela n’avait rien de personnel. Les autres nouveaux, Watson, Gaiman et McKean, recevaient le même traitement, pour deux raisons. La première, quand des bleus arrivaient, c’était parce qu’un ancien était parti. « Parti » signifiant toujours « mort ». Au niveau institutionnel, les soldats se remplacent comme des dents de crémaillère. Mais au regard de la compagnie et de l’escadron, on remplace un ami, un compagnon, quelqu’un qui s’est battu, qui a gagné et qui est mort. Qui que vous soyez, l’idée que vous remplacez l’ami décédé, que vous vous substituez à ce compagnon d’armes offense légèrement ceux qui l’ont connu.

La seconde, bien sûr, on ne s’est pas encore battu. Tant qu’on ne l’aura pas fait, on ne sera pas l’un d’eux. Impossible. Ce n’est pas sa faute, et, de toute façon, cette faiblesse sera vite corrigée. Seulement, tant qu’on n’ira pas sur le terrain, on restera le gars qui prend la place occupée par un homme ou une femme considéré comme meilleur.

La différence me sauta aux yeux après notre combat contre les Consus. J’étais salué par mon prénom, invité aux tables du mess, à jouer au billard et à participer aux conversations. Viveros, mon chef d’escadron, commença de me demander mon opinion au lieu de me décrire les futures manœuvres. Le lieutenant Keyes me narra une histoire au sujet de l’adjudant Ruiz, concernant un aéroglisseur et la fille d’un colonial, histoire que je ne crus pas. Bref, j’étais devenu l’un d’eux. L’un de nous. La solution de tir et l’éloge qu’elle me valut facilitèrent mon intégration, mais Alan, Gaiman et McKean furent également accueillis dans les rangs. Or ils n’avaient fait que se battre et ne pas se faire tuer. Cela suffisait.

En trois mois, nous avions reçu de nouvelles fournées de viande fraîche, qui avaient remplacé des soldats avec qui nous étions liés d’amitié. Nous savions ce que la compagnie ressentait lorsqu’un inconnu arrivait pour prendre la place d’un ancien. Nous avions la même réaction : tant que les bleus n’ont pas eu le baptême du feu, ils occupent l’espace. La majorité des bleus se mettaient au parfum, comprenaient la situation et tenaient le coup pendant les premiers jours avant que l’action ne commence.

Le soldat-sénateur-ambassadeur-secrétaire Bender, toutefois, ne manifestait rien de tout cela. Sitôt arrivé, il voulut s’insinuer dans les bonnes grâces de la compagnie, rendant visite à chacun de ses membres dans l’espoir d’établir une relation personnelle et profonde. C’était agaçant.

— On dirait qu’il mène campagne pour quelque chose, se plaignait Alan.

Il n’était pas loin de la vérité. Passer toute une vie à courir derrière un poste vous donne cette habitude. On ne sait plus quand la fermer.

Le soldat-sénateur-ambassadeur-secrétaire Bender avait aussi passé toute sa vie à supposer que les gens s’intéressaient passionnément à ce qu’il avait à dire. Raison pour laquelle il était incapable de la boucler, même quand personne ne l’écoutait. Ainsi, lorsqu’il pérorait à n’en plus finir sur les problèmes des FDC au mess, il se parlait surtout à lui-même. Quoi qu’il en soit, son opinion fut une fois assez provocante pour déclencher une riposte de Viveros avec qui je déjeunais.

— Pardon ? dit-elle. Voudrais-tu répéter cette dernière déclaration ?

— J’ai dit qu’à mon avis le problème des FDC n’est pas qu’elles ne sont pas une bonne force de combat, mais qu’elles sont trop faciles à utiliser.

— Vraiment… celle-là, il fallait que je l’entende.

— Franchement, c’est simple, dit Bender.

Il prit une posture que je reconnus aussitôt pour l’avoir vue sur ses clichés sur Terre : mains tendues et légèrement incurvées vers l’intérieur, comme pour retenir le concept qu’il éclairait au lieu de le donner à autrui. Maintenant que je me trouvais à l’extrémité réceptrice du geste, je compris à quel point il était condescendant.

— Il ne fait aucun doute, poursuivit Bender, que les Forces de défense coloniale sont une force de combat extrêmement capable. Mais, sur un plan très concret, là n’est pas le débat. Le débat est : que faisons-nous pour éviter de les utiliser ? Les FDC n’ont-elles pas maintes fois été déployées quand des efforts diplomatiques intensifs auraient obtenu de meilleurs résultats ?

— Tu n’as pas dû entendre le discours auquel j’ai eu droit, dis-je. Tu sais, celui sur l’imperfection de l’univers et la compétition effrénée et féroce qui s’y déroule pour les terrains immobiliers.

— Oh, mais si, je l’ai entendu. Seulement, je ne sais pas s’il m’a convaincu. Combien y a-t-il d’étoiles dans cette galaxie ? Cent milliards environ ? La plupart ont un système de planètes d’une sorte ou d’une autre. Les terrains immobiliers sont infinis du point de vue fonctionnel. Non, je crois que le véritable débat est que la raison pour laquelle nous employons la force quand nous avons affaire à d’autres espèces intelligentes est la facilité. C’est rapide, direct et simple, comparé aux complexités de la diplomatie. Soit vous possédez un bout de terrain, soit vous ne le possédez pas. Contrairement à la diplomatie qui, sur le plan intellectuel, est une entreprise beaucoup plus difficile.

Viveros me jeta un coup d’œil puis fixa Bender.

— Tu considères que ce que nous faisons est… simple ?

— Non, non, dit Bender, tout sourire, en levant une main apaisante. Je dis simple par rapport à la diplomatie. Si je vous donne une arme et vous demande de prendre une colline à ses habitants, la situation est relativement simple. Mais si je vous dis d’aller voir ses habitants pour négocier un accord qui vous permettra d’acquérir la colline, il y aura beaucoup de questions à régler : que ferez-vous des habitants, comment les dédommager, quels droits continueront-ils d’exercer sur la colline, et ainsi de suite.

— En supposant, dis-je, que les habitants de la colline ne se contentent pas de tirer sur toi quand tu rappliqueras, ta valise diplomatique à la main.

Bender me sourit et pointa avec vigueur le doigt sur moi.

— Tu vois, c’est exactement ça. Nous supposons que nos antagonistes ont la même perspective guerrière que nous. Mais si – si – la porte est ouverte à la diplomatie, ne serait-ce qu’entrebâillée ? Est-ce qu’une espèce consciente, sensible et intelligente ne choisirait pas de franchir cette porte ? Prenons, par exemple, le peuple whaid. Nous sommes à deux doigts de lui faire la guerre, n’est-ce pas ?

C’était exact. Les Whaidiens et les hommes se tournaient autour depuis plus d’une décennie, se battant pour le système d’Earnhardt qui possédait trois planètes habitables pour nos deux peuples. Les systèmes avec plusieurs planètes habitables sont relativement rares. Les Whaidiens se montraient tenaces mais assez faibles ; leur réseau de planètes était restreint et la plupart de leurs industries restaient encore concentrées sur leur monde mère. Puisque les Whaidiens faisaient la sourde oreille et n’abandonnaient pas le système d’Earnhardt, le plan était de faire une incursion jusque dans l’espace whaidien, de démolir leur spatioport et les zones industrielles majeures, et de rétrograder leurs capacités expansionnistes de quelques décennies en arrière. Le 233e devait faire partie de la force spéciale chargée d’atterrir dans leur capitale et d’y causer quelques dégâts. Nous devions épargner les civils dans la mesure du possible mais, sinon, trouer leurs maisons parlementaires et les centres d’association religieuse, ce genre de cibles. Agir ainsi n’apportait aucun avantage industriel, mais cela véhiculait le message comme quoi nous pouvions les exterminer quand bon nous semblait. Cela les ébranlerait.

— Et eux ? demanda Viveros.

— Eh bien, j’ai fait quelques recherches sur ce peuple, dit Bender. Ils ont une culture remarquable, vous savez. Leur forme d’art la plus élevée est un chant collectif qui évoque le chant grégorien. Ils réunissent l’équivalent de toute une ville de Whaidiens et se mettent à chanter. On dit qu’on les entend à des douzaines de bornes à la ronde, et les chants peuvent se prolonger des heures.

— Et alors ?

— Et alors, c’est une culture que nous devrions célébrer et explorer au lieu de les refouler sur cette planète sous prétexte qu’ils se dressent sur notre chemin. Les coloniaux ont-ils seulement essayé de faire la paix avec ces gens ? Je n’ai lu aucun rapport à ce sujet. Je pense que nous devrions faire un essai. C’est même nous qui pourrions faire cet essai.

Viveros renifla avec mépris.

— Bender, négocier un traité outrepasse légèrement nos ordres.

— Lors de mon premier poste de sénateur, je suis allé en Irlande du Nord au sein d’un voyage d’agrément et j’ai fini par arracher un traité de paix aux catholiques et aux protestants. Je n’avais pas l’autorité pour signer un accord, et cela a déclenché de vives controverses aux États-Unis. Mais lorsqu’une occasion de paix se présente, il faut la saisir, conclut Bender.

— Je m’en souviens, dis-je. C’était juste avant la saison des marches les plus sanglantes en deux siècles. Un accord de paix plutôt foireux.

— Ce n’était pas la faute de l’accord, rétorqua Bender, quelque peu sur la défensive. Un gosse bourré de drogues a jeté une grenade sur la marche des Orangistes ; après cela, tout était terminé.

— Faut être sacrément fortiche pour s’opposer à tes idéaux pacifistes, dis-je.

— J’ai déjà dit que la diplomatie n’était pas facile, répondit Bender. Mais je pense qu’au final nous avons plus à gagner en essayant de collaborer avec ces gens qu’en nous escrimant à les exterminer. C’est une option qu’on devrait au moins poser sur la table.

— Bender, merci pour le séminaire, dit Viveros. Maintenant, si tu veux bien laisser la parole, j’ai deux points à souligner. Primo, tant que tu ne te seras pas battu, ce que tu sais ou que tu crois savoir vaut des clous pour moi comme pour tous les autres. On n’est pas en Irlande du Nord, on n’est pas à Washington DC et on n’est pas sur la planète Terre non plus. Quand tu t’es engagé, tu t’es engagé en tant que soldat, et tu as intérêt à t’en souvenir. Secundo, peu importe ce que tu penses, soldat, ta responsabilité à l’heure actuelle n’est pas envers l’univers ni l’humanité en général. Elle est envers moi, tes camarades de section, ta compagnie et les FDC. Quand tu recevras un ordre, tu l’exécuteras. Si tu dépasses le cadre de tes ordres, tu devras en répondre devant moi. Pigé ?

Bender considéra Viveros quelque peu froidement.

— Beaucoup de mal a été fait sous prétexte de « suivre aveuglément les ordres ». J’espère que nous n’aurons jamais à recourir à ce prétexte-là.

Viveros réduisit ses yeux à une fente.

— Ça m’a coupé l’appétit, dit-elle en se levant et en repartant avec son plateau. Bender haussa les sourcils.

— Je ne voulais pas l’offenser, me dit-il.

Je scrutai Bender.

— Le nom de « Viveros » ne te dit rien ?

Il fronça un peu les sourcils.

— Il ne m’est pas familier.

— Reviens dans le passé. Nous devions avoir cinq ou six ans.

Une ampoule s’alluma au-dessus de sa tête.

— Il y a eu un président péruvien qui s’appelait Viveros. Il a été assassiné, je crois.

— Pedro Viveros, c’est exact. Et pas seulement lui : sa femme, son frère, sa belle-sœur et presque tous ceux de leurs familles ont été tués pendant le coup d’État militaire. Seule une des filles de Viveros a survécu. Sa nounou l’a jetée dans un vide-linge tandis que les soldats ratissaient le palais présidentiel à la recherche des membres de la famille. La nounou a été violée avant d’avoir la gorge tranchée, soit dit en passant.

Le teint de Bender vira au gris verdâtre.

— Elle ne peut pas être sa fille, souffla-t-il.

— Mais si. Et tu sais quoi ? Quand le coup d’État a échoué et que les soldats qui avaient tué sa famille ont été traduits en justice, ils ont donné pour excuse qu’ils n’avaient fait que suivre les ordres. Donc, que tu aies bien argumenté ou non ton point de vue, tu l’as donné à la dernière personne de l’univers avec qui tu devais discourir sur la banalité du mal. Elle sait tout sur le sujet. Sa famille y a laissé la vie pendant qu’elle se trouvait dans un chariot à linge dans la cave, perdant son sang et s’efforçant de ne pas crier.

— Seigneur, je suis désolé, naturellement. Je n’aurais rien dû dire. Seulement, je ne le savais pas.

— Bien sûr, tu ne le savais pas, Bender. C’était l’argument de Viveros. Ici, loin de la Terre, tu ne sais rien. Rien du tout.

— Écoutez, déclara Viveros au cours de la descente à la surface, notre boulot se limite strictement à démolir puis à déguerpir à toute blinde. Nous atterrissons près du centre de leurs opérations gouvernementales. Pulvérisez les bâtiments et les structures mais évitez de tirer sur des cibles vivantes, sauf si les soldats des FDC sont les premiers visés. On leur a déjà éclaté les couilles, maintenant on se contente de leur pisser dessus pendant qu’ils sont au plus bas. Soyez rapides, faites des dégâts et revenez. C’est clair ?

L’opération s’était déroulée jusqu’à présent comme sur des roulettes. L’arrivée soudaine et instantanée de deux dizaines de vaisseaux de guerre FDC dans l’espace natal des Whaidiens les avait totalement pris au dépourvu. Les FDC avaient lancé une opération de diversion dans le système d’Earnhardt quelques jours auparavant pour y attirer la flotte whaidienne afin de faciliter l’intervention. Il n’y avait donc presque personne pour défendre la forteresse natale, et les vaisseaux qui s’y trouvaient encore avaient été rayés du ciel en un rien de temps.

Nos contre-torpilleurs avaient aussi détruit en un temps record le principal spatioport des Whaidiens, brisant la structure longue de plusieurs kilomètres à ses points critiques, ce qui permit aux forces centripètes du port de le réduire en morceaux (inutile de gaspiller plus de munitions que nécessaire). On n’avait détecté aucun décollage de capsule de saut pour alerter les forces whaidiennes de notre offensive dans le système d’Earnhardt. Ils n’apprendraient donc qu’ils avaient été dupés que trop tard. Si l’un des vaisseaux whaidiens avait survécu à l’offensive qui se déroulait là-bas, il reviendrait au pays sans trouver où accoster ni procéder aux réparations. Nos forces seraient parties depuis longtemps à leur arrivée.

L’espace local étant libre de toute menace, les FDC visèrent sans hâte les centres industriels, les bases militaires, les raffineries, les usines de désalinisation, les barrages, les installations solaires, les ports, les centres de lancement spatial, les principales autoroutes et toute autre cible que les Whaidiens seraient obligés de rebâtir avant la reconstruction de leurs équipements interstellaires. Au bout de six heures de pilonnage incessant, ils étaient retournés effectivement à l’ère des moteurs à combustion interne et allaient y végéter pendant un certain temps.

Les FDC évitèrent les bombardements au hasard à large échelle des principales cités, puisque la mort gratuite des civils n’était pas le but. Le service de renseignement des FDC soupçonnait des pertes importantes en aval des barrages démolis, mais à cela on ne pouvait remédier. Les Whaidiens n’auraient jamais été en mesure d’empêcher les FDC de raser leurs villes principales, mais l’idée était qu’ils auraient assez de problèmes avec les maladies, la famine, l’agitation politique et sociale qui surviendraient inévitablement suite à la destruction de leur base industrielle et technologique. Par conséquent, s’acharner sur la population civile était considéré comme un acte inhumain et (détail tout aussi important pour les pontes des FDC) un usage inefficace des ressources. À part la capitale, visée strictement comme un exercice dans la guerre psychologique, aucune offensive au sol ne fut envisagée.

Non pas que les Whaidiens de la capitale parurent apprécier cette considération. Projectiles et rayons ricochèrent sur nos transports de troupes alors même que nous atterrissions. On aurait dit des grêlons et des œufs en train de frire sur la coque.

— Deux par deux, ordonna Viveros en appariant sa section. Personne n’agit tout seul. Consultez vos cartes et ne vous faites pas prendre. Perry, tu devras surveiller Bender. Tâche de l’empêcher de signer des traités de paix, s’il te plaît. Et, en prime, vous êtes tous les deux les premiers à franchir la porte. Du nerf et débarrassez-vous des francs-tireurs.

— Bender, dis-je en lui faisant signe de me rejoindre, règle ton MF sur roquette et suis-moi. Camouflage activé. Com Amicerveau uniquement.

La rampe du transporteur se déroula. Bender et moi sautâmes par le sas. Droit devant moi, à quarante mètres, s’élevait une sorte de sculpture abstraite. Je l’arrosai pendant que Bender et moi courions. L’art abstrait n’avait jamais été ma tasse de thé.

Je pris la direction d’un vaste bâtiment au nord-ouest de notre point d’atterrissage. Derrière la paroi en verre, dans le vestibule, j’avisai plusieurs Whaidiens tenant de longs objets dans leurs pattes. Je lançai deux missiles dans leur direction. Les missiles feraient éclater le verre. Ils ne tueraient probablement pas les Whaidiens, mais les distrairaient le temps que nous disparaissions. Je demandai à Bender par Amicerveau de réduire en miettes une fenêtre du premier étage. Il s’exécuta et nous nous élançâmes par cette fenêtre, atterrissant dans une sorte d’enfilade de minuscules bureaux. Hé, même les aliens doivent travailler. Mais aucun Whaidien vivant en vue, cela dit. J’imagine que la plupart avaient préféré rester à la maison ce jour-là. Ma foi, qui les en blâmerait ?

Bender et moi découvrîmes une rampe en colimaçon menant aux étages. Aucun Whaidien se trouvant dans le vestibule ne nous suivait. Je subodorais qu’ils étaient si occupés avec les autres soldats des FDC qu’ils nous avaient complètement oubliés. La rampe se terminait sur le toit. Je fis stopper Bender juste avant qu’on devienne visibles et rampai lentement pour découvrir trois Whaidiens sur le flanc du bâtiment, qui tiraient. J’en descendis deux et Bender le troisième.

Et maintenant ? (Bender.)

Viens avec moi. (Ma réponse.)

Le Whaidien type ressemble à un croisement entre un ours noir et un grand écureuil volant en colère. Ceux que nous avions abattus ressemblaient à de grands écureuils-ours volants en colère armés de fusils et l’arrière de leurs têtes arraché. Nous progressâmes en crabe le plus vite possible jusqu’au bord du toit. D’un geste, j’ordonnai à Bender de rejoindre l’un des tireurs morts. Je pris celui qui gisait à côté.

Glisse-toi dessous. (Mon ordre.)

Quoi ? (Bender.)

Je désignai les autres toits.

Autres Whaidiens sur ces toits. Camouflage le temps que je les élimine.

Je fais quoi ? (Bender.)

Surveille l’accès au toit et empêche-les de nous faire ce qu’on leur a fait. (Ma réponse.)

Bender grimaça puis se faufila sous le Whaidien mort. Je fis de même sous l’autre et le regrettai aussitôt. Je ne connaissais pas l’odeur d’un Whaidien vivant mais, mort, il pue atrocement. Bender changea de position et visa la porte. J’envoyai un message à Viveros, lui transmis une vue en plongée par Amicerveau puis entrepris de régler le compte des autres snipers sur les toits.

J’en liquidai six sur quatre toits différents avant qu’ils ne commencent à comprendre ce qui se passait. Finalement, j’en vis un braquer son arme vers mon toit. Je lui tirai le premier un pruneau dans le cerveau et demandai à Bender d’abandonner son cadavre et de dégager du toit. Cela nous prit quelques secondes avant que les roquettes ne fassent mouche.

En redescendant, nous tombâmes sur les Whaidiens que j’avais cru croiser en montant. Lesquels furent les plus surpris, nous ou eux ? La réponse à cette question fut donnée quand Bender et moi ouvrîmes le feu et fonçâmes trouver refuge au niveau le plus proche. Je lançai plusieurs grenades dans la rampe pour donner aux Whaidiens matière à réflexion pendant que nous détalions.

— Qu’est-ce qu’on fout maintenant ? hurla Bender.

Amicerveau, gros con ! (Moi, en contournant un angle.) Tu vas nous trahir.

Je m’approchai d’une baie vitrée pour regarder dehors. Nous étions au moins à trente mètres de haut. Impossible de sauter, même avec nos corps améliorés.

Les voilà. (Bender.)

Derrière nous retentissait un tintamarre que je soupçonnais émaner de Whaidiens fous de rage.

On se planque. (Moi.)

Je pointai mon MF sur le mur vitré le plus proche et fis feu. Le verre s’étoila mais ne se cassa pas. Je saisis ce qui était sans doute un fauteuil whaidien et le jetai sur la baie vitrée. Puis je disparus dans le bureau rejoindre Bender.

Nom de nom ! (Bender.) Maintenant ils vont se ruer droit sur nous.

Attends (Moi.) Ne bouge pas. Sois prêt à tirer quand je te le dirai. Automatique.

Quatre Whaidiens surgirent de l’angle et s’avancèrent prudemment vers le panneau de verre brisé. Je les entendis gargouiller entre eux. J’ouvris le circuit de traduction.

— … Sortis par le trou dans le mur, disait l’un alors qu’ils approchaient.

— Impossible, répondit l’autre. C’est trop haut. C’est la mort assurée.

— Je les ai vus sauter sur de grandes distances. Peut-être ont-ils survécu.

— Même ces [intraduisible] ne peuvent tomber de 13o deg [unité de mesure] et vivre, dit le troisième en rejoignant ses compagnons. Ces [intraduisible] mangeurs de [intraduisible] sont encore ici je ne sais où.

— Tu as vu [intraduisible ; sans doute un nom personnel] sur la rampe ? Ces [intraduisible] [l’]ont pulvérisé avec leurs grenades, dit le quatrième.

— Nous sommes montés par la même rampe que toi, reprit le troisième. Bien sûr que nous [l’]avons vu. Maintenant silence et on fouille le secteur. S’ils sont ici, nous nous vengerons sans merci de ces [intraduisible] et le célébrerons pendant le service.

Le quatrième rejoignit le troisième et tendit vers lui une grande patte comme en signe de commisération. Les quatre se tenaient opportunément devant le trou béant dans le mur.

Maintenant. (Moi, en ouvrant le feu.)

Les Whaidiens tressautèrent comme des marionnettes pendant quelques secondes, puis basculèrent dans le vide à l’instant où la force de l’impact des projectiles les propulsait contre le mur qui n’existait plus. Bender et moi attendîmes quelques secondes puis nous repliâmes discrètement sur la rampe. Elle était déserte, excepté les restes de [intraduisible ; sans doute un nom personnel] qui dégageaient une puanteur pire que ses compatriotes snipers morts sur le toit. Jusqu’à présent, l’expérience du monde natal des Whaidiens s’était réduite à un réel feu d’artifice nasal. Nous redescendîmes au premier étage et repartîmes par où nous étions venus, passant à côté des quatre Whaidiens que nous avions jetés par la fenêtre.

— Ce n’est vraiment pas ce que j’attendais, dit Bender en lorgnant d’un air stupide les restes de nos victimes.

— Tu attendais quoi ?

— Je ne sais pas exactement.

— Ben alors, comment peux-tu dire que ce n’est pas ce que tu attendais ?

J’ouvris mon Amicerveau pour m’adresser à Viveros.

Nous avons fini.

Viens ici. (Viveros, qui nous transmit sa position.) Et amène Bender. Tu ne vas pas en croire tes oreilles.

Au même moment, j’entendis par-dessus les tirs erratiques et les explosions de grenades un chant sourd et guttural faisant écho à travers les bâtiments du centre gouvernemental.

— Je te l’avais bien dit, déclara Bender presque joyeusement alors que nous tournions au dernier carrefour et commencions de descendre dans l’amphithéâtre naturel.

Des centaines de Whaidiens y étaient assemblés, et ils chantaient en oscillant et agitant des massues. Tout autour, des dizaines de soldats FDC avaient pris position. S’ils ouvraient le feu, ce serait une victoire éclatante. Je passai de nouveau sur mon circuit de traduction mais n’obtins rien. Soit les chants n’avaient aucun sens, soit ils utilisaient un dialecte de la langue whaidienne que les linguistes coloniaux n’avaient pas décrypté.

Je repérai Viveros et la rejoignis.

— Que se passe-t-il ? m’égosillai-je par-dessus le tintamarre.

— Explique-le-moi, Perry, cria-t-elle. Je ne suis ici qu’une spectatrice. (Elle indiqua sa gauche d’un signe de tête, où le lieutenant Keyes conférait avec les autres officiers.) Ils essayent de déterminer ce que nous devrions faire.

— Pourquoi personne n’a tiré ? demanda Bender.

— Parce qu’eux-mêmes n’ont pas tiré sur nous, répondit Viveros. Nos ordres sont de ne tuer les civils que si nécessaire. Ils m’ont tout l’air de civils. Ils portent tous des massues mais ils ne nous en ont pas menacés. Ils se contentent de les agiter en chantant. Par conséquent, il n’est pas nécessaire de les tuer. J’aurais cru que ça te rendrait heureux, Bender.

— J’en suis en effet très heureux, déclara-t-il en pointant le doigt, manifestement en transe. Regardez celui qui dirige la congrégation. C’est le Feuy, un chef religieux. C’est un Whaidien de grande envergure. C’est lui qui a probablement écrit ce chant. Est-ce que l’un de vous en reçoit une traduction ?

— Non, dit Viveros. Ils parlent dans une langue que nous ne connaissons pas. Nous n’avons pas la moindre idée de ce qu’ils disent.

Bender s’avança.

— C’est une prière pour la paix, affirma-t-il. À coup sûr. Ils doivent savoir ce que nous avons fait à leur planète. Ils ont vu ce que nous avons infligé à leur capitale. N’importe quel peuple qui en est victime implore forcément que cela cesse.

— Tu es vraiment trop con, trancha Viveros. Tu n’as pas le premier indice de ce qu’ils chantent, bon Dieu. Ils peuvent fort bien chanter les mille et une façons de nous arracher la tête et de nous pisser dessus. Ils peuvent chanter leurs morts. Ils peuvent aussi chanter leur liste d’achats à l’épicerie, nom de nom. Nous n’en savons rien. Tu n’en sais rien.

— Vous vous trompez, riposta Bender. Pendant cinq décennies, je me suis trouvé en première ligne des combats pour la paix sur Terre. Je sais quand un peuple est mûr pour la paix. Je sais quand il tend la main. (Il désigna l’assemblée de Whaidiens.) Ces gens-là sont mûrs, Viveros. Je le sens. Et je vais vous le prouver.

Bender posa son MF et s’éloigna vers l’amphithéâtre.

— Grands dieux, Bender ! hurla Viveros. Reviens tout de suite ! C’est un ordre !

— Je ne me contente plus de suivre les ordres, caporal ! répondit Bender en hurlant de même et prenant le pas de gymnastique.

— Merde ! glapit Viveros.

Elle fonça à ses trousses. Je voulus la retenir mais la manquai.

Le lieutenant Keyes et les autres officiers levèrent les yeux et avisèrent Bender qui courait vers les Whaidiens, poursuivi par Viveros. Keyes hurla quelque chose et Viveros fit halte. Keyes avait dû envoyer aussi son ordre par Amicerveau. S’il avait intimé l’ordre à Bender de s’arrêter, celui-ci l’ignora et continua de courir vers les Whaidiens.

Il s’arrêta finalement à la frange de l’amphithéâtre et attendit en silence. Le Feuy, celui qui dirigeait le chant, finit par remarquer l’unique humain qui se tenait au bord de sa congrégation et cessa de chanter. La congrégation, désorientée, perdit le fil du chant et échangea des murmures pendant une minute avant de remarquer à son tour Bender et de se tourner face à lui.

C’était le moment qu’il attendait. Le temps que les Whaidiens remarquent sa présence, il avait dû préparer son discours et le traduire en whaidien parce que, lorsqu’il prit la parole, il le fit dans cette langue et s’en tira honorablement.

— Mes amis, mes camarades adeptes de la paix, commença-t-il en tendant des mains implorantes.

Les multiples enregistrements de l’événement allaient en fin de compte révéler que pas moins de quarante mille projectiles fins comme des aiguilles, que les Whaidiens appelaient avdgur, frappèrent Bender en l’espace d’une seconde. Ils avaient été tirés des massues, qui n’étaient pas du tout des massues mais des armes à projectiles traditionnelles présentant la forme d’une branche d’arbre sacré pour les Whaidiens. Bender se mit littéralement à fondre à mesure que chaque avdgur en argent pénétrait son unitard et s’attaquait à son organisme. Chacun s’accorda par la suite pour dire que c’était l’une des morts les plus intéressantes à laquelle il avait assisté de sa vie.

Bender se désintégra en une gerbe brumeuse et les soldats des FDC ouvrirent le feu dans l’amphithéâtre. Ce fut en effet une victoire éclatante. Pas un seul Whaidien ne sortit vivant de l’amphithéâtre, ni ne réussit à tuer ou blesser un soldat des FDC, à part Bender. Tout fut terminé en moins d’une minute.

Viveros attendit l’ordre du cessez-le-feu, gagna la flaque qui était tout ce qui restait de Bender et se mit à la piétiner furieusement.

— Comment elle te plaît, ta paix, maintenant, ordure ? cria-t-elle tandis que les organes liquéfiés de Bender maculaient ses mollets.

— Bender avait raison, tu sais, me dit Viveros lors du retour sur le Modesto.

— À propos de quoi ?

— À propos des FDC utilisées trop vite et trop souvent. Et qu’il est plus facile de se battre que de négocier. (Elle agita la main en direction de la planète mère whaidienne qui reculait derrière nous.) Nous n’étions pas obligés de faire ça, tu sais. Éliminer ces pauvres fils de pute de l’espace et les réduire à passer les deux prochaines décennies à souffrir de famine, mourir et s’entretuer. Nous n’avons pas assassiné de civils aujourd’hui… euh… à part ceux qui ont tué Bender. Mais ils vont rester un sacré temps à mourir de maladie et à s’entre-tuer parce qu’ils n’auront pas grand-chose d’autre à faire. C’est un génocide, pas moins. Nous nous sentons propres à ce sujet simplement parce que nous n’existerons plus quand il se produira.

— Vous n’étiez jamais d’accord avec Bender avant.

— Ce n’est pas vrai. J’ai dit qu’il n’y connaissait que dalle et que son devoir était envers nous. Mais je n’ai pas dit qu’il avait tort. Il aurait dû m’écouter. S’il avait suivi les ordres, il serait encore en vie, bon sang. À la place, il a fallu que je racle ses restes de la semelle de mes bottes.

— Il dirait probablement qu’il est mort pour ce en quoi il croyait.

Viveros renifla.

— Je t’en prie. Bender est mort pour Bender. Point, barre. S’approcher d’une assemblée de gens dont nous venons de détruire la planète et se conduire comme s’il était leur ami. Faut vraiment être con. Si j’avais été whaidienne, je lui aurais tiré dessus, moi aussi.

— Faut vraiment être fortiche pour s’opposer aux idéaux pacifistes de Bender.

Viveros sourit.

— Si la paix et non pas son ego avait été le principal souci de Bender, il aurait fait ce que je fais et ce que tu devrais faire toi aussi, Perry. Exécuter les ordres. Rester en vie. Franchir son temps de service dans l’infanterie. S’inscrire à la formation des officiers et monter en grade. Intégrer ceux qui donnent les ordres, et non plus ceux qui se contentent de les suivre. C’est de cette façon que nous ferons la paix quand nous le pourrons. Voilà pourquoi j’arrive à vivre « en suivant uniquement les ordres ». Parce que je sais qu’un jour, ces ordres-là, je vais les modifier.

Elle se cala contre son dossier, ferma les yeux et dormit le restant de la traversée jusqu’à notre vaisseau.

Luisa Viveros mourut deux mois plus tard dans un dangereux amas de boue nommé Eau-Profonde. Notre escadron tomba dans un piège dressé dans des catacombes naturelles situées sous la colonie hann’ie que nous avions reçu l’ordre de nettoyer. Au cours du combat, nous nous sommes retrouvés entassés dans une grotte où quatre autres tunnels débouchaient, tous encerclés par l’infanterie hann’ie. Viveros nous ordonna de nous replier dans notre tunnel et commença de tirer vers l’entrée. Le tunnel s’effondra, nous coupant de la grotte. Les données d’Amicerveau révélèrent qu’elle s’était ensuite avancée et avait entrepris de liquider les Hann’is. Elle n’avait pas tenu longtemps. Le restant de l’escadron rebroussa chemin vers la surface. Une opération périlleuse, vu la façon dont nous avions été entassés, mais cela valait mieux que de périr dans une embuscade.

Viveros reçut une médaille posthume pour bravoure. Je fus promu caporal et reçus son escadron. On donna le lit de camp et l’armoire de Viveros à un nouveau gars nommé Whitford, qui était assez correct, comme l’avenir le montra.

L’institution avait remplacé une dent de la crémaillère.

Viveros me manquait.

Cinq

Thomas mourut à cause d’un produit qu’il absorba.

Ce qu’il ingéra était si nouveau que les FDC ne lui avaient toujours pas trouvé de nom, et cela sur une colonie si nouvelle qu’elle n’avait pas non plus de nom mais une simple désignation officielle : colonie 622, 47 de la Grande Ourse. (Les FDC continuaient d’employer les appellations stellaires de la Terre, pour la même raison qu’elles continuaient de diviser la journée en vingt-quatre heures et l’année en 365 jours : il était plus facile de procéder ainsi.) Conformément à la procédure standard en vigueur, les nouvelles colonies sont tenues d’envoyer une compilation quotidienne de toutes leurs données dans un drone de saut, qui retourne sur Phénix afin que le Gouvernement puisse tenir à jour ses fiches sur les affaires coloniales.

La colonie 622 envoyait des drones depuis sa fondation, six mois auparavant. Excepté les disputes, la pagaille et les échauffourées habituelles qui sont le lot de toute colonie à ses origines, rien de spécial n’avait été rapporté à part le fait qu’une vase locale encrassait presque tout. Elle s’infiltrait dans les machines, les ordinateurs, les enclos des animaux et même les quartiers d’habitation. Une analyse génétique de ce matériau avait été envoyée à Phénix, accompagnée de la demande que soit mis au point un fongicide qui débarrasse les cheveux des colons de cette vase. Immédiatement après, des drones de saut vides étaient revenus sans aucune information téléchargée par la colonie.

Thomas et Susan servaient sur le Tucson, mandaté pour mener une enquête. Le Tucson se mit en orbite et s’efforça de contacter la colonie. En vain. L’observation visuelle ne révéla aucun mouvement entre les bâtiments : aucun humain, aucun animal, rien. Toutefois, les bâtiments eux-mêmes n’avaient pas l’air endommagés. La compagnie de Thomas reçut l’ordre de mener une opération de reconnaissance.

La colonie était recouverte de glu, un manteau de vase qui atteignait plusieurs centimètres d’épaisseur à certains endroits. Elle dégoulinait des lignes électriques et enveloppait tout l’équipement de communication, ce qui apparut d’abord comme une bonne nouvelle : il était possible que la vase eût simplement engorgé les capacités de transmission de l’équipement. Cet élan d’optimisme tourna court quand l’escadron de Thomas gagna les enclos des animaux et découvrit que tout le bétail était mort et en état de décomposition avancée, suite à la besogne industrieuse de la vase. Il découvrit peu après les colons, peu ou prou dans le même état. Presque tous (ou ce qu’il en restait) se trouvaient dans leur lit ou tout près. Sauf les familles où les parents étaient dans la chambre des enfants, ou dans le couloir y menant, et les colons se relayant par équipe au cimetière, qu’on retrouva à leur poste ou à proximité.

Thomas proposa d’emmener l’un des cadavres dans le centre médical de la colonie pour procéder à une autopsie sommaire susceptible de révéler un indice sur la cause de la mort des colons. Son chef de section donna son assentiment. Thomas et l’un de ses compagnons se penchèrent sur l’un des corps les plus intacts. Thomas le saisit par les aisselles et son compagnon par les pieds. Puis Thomas lui dit de le soulever à trois. Quand il fut parvenu à deux, la vase se leva du cadavre et le gifla au visage. Il poussa un hoquet de surprise. La vase se faufila dans sa bouche et coula jusque dans sa gorge.

Les soldats de sa section demandèrent aussitôt à leurs combinaisons de les protéger d’un casque. Juste à temps car, en quelques secondes, la vase jaillissait des crevasses et des fentes pour attaquer. Dans toute la colonie, des agressions similaires eurent lieu presque en même temps.

Thomas eut beau s’escrimer à chasser la vase de sa bouche, elle s’enfonça plus profondément dans sa gorge, bloquant ses bronches, obstruant ses poumons et s’infiltrant de l’œsophage jusque dans l’estomac. Il demanda par son Amicerveau à ses compagnons de le transporter au centre médical afin qu’on tente d’aspirer assez de vase de son organisme pour lui permettre de respirer à nouveau. Sangmalin informa qu’ils disposaient de quinze minutes avant que Thomas ne souffre de lésions cérébrales irréversibles. C’était une excellente idée qui aurait sans doute été efficace si la vase n’avait pas commencé de sécréter des acides digestifs concentrés dans les poumons de Thomas, les dévorant de l’intérieur alors qu’il était encore en vie. Les poumons de Thomas se sont dissous aussitôt. Et le malheureux mourut du choc et d’asphyxie quelques minutes plus tard. Les six autres soldats connurent le même destin, celui, comme chacun s’accorda par la suite pour le reconnaître, qui avait éliminé les colons.

Le chef de la compagnie de Thomas donna l’ordre de l’abandonner sur place, ainsi que les autres victimes. La compagnie se replia sur la navette et regagna le Tucson. La navette ne reçut pas l’autorisation d’arrimage. Les soldats furent amenés un par un dans le vide afin de tuer la vase susceptible d’imprégner encore leurs combinaisons, puis soumis à une décontamination intensive, à la fois externe et interne. Les cris de douleur ne furent en rien une comédie.

Les sondes sans équipage qu’on largua ensuite révélèrent qu’il n’y avait aucun survivant de la colonie 622 et que la vase, outre une intelligence suffisante pour coordonner deux assauts en même temps, était pratiquement insensible aux armes traditionnelles. Projectiles, grenades et roquettes ne détruisaient que de petites portions, laissant tout le reste intact. Les lance-flammes ne grillaient que la couche superficielle, laissant les couches inférieures intactes ; les armes à rayons transperçaient la vase sans guère l’endommager. Les recherches sur le fongicide que les colons avaient requises avaient commencé mais furent arrêtées dès qu’on détermina que la vase envahissait presque toute la planète. La somme d’efforts pour localiser une autre planète habitable fut jugée moins onéreuse que l’éradication de la vase à l’échelle globale.

La mort de Thomas nous rappelait que non seulement nous ignorions contre quoi nous luttions dans l’univers, mais qu’il nous était parfois carrément impossible d’imaginer la nature de notre ennemi. Thomas avait commis l’erreur de supposer que l’adversaire ressemblerait davantage à l’humain qu’il n’en différerait. Il s’était trompé. Et il en était mort.

Conquérir l’univers commençait à me mettre hors de moi.

Mon inquiétude avait pris naissance à Gindal, où nous avions tendu une embuscade aux soldats gindaliens tandis qu’ils regagnaient leurs aires. Rayons et roquettes déchiquetèrent leurs ailes immenses, les projetant sur des à-pics de deux mille mètres au pied desquels ils dévalaient. Mon moral avait commencé à flancher au-dessus d’Udaspri. Nous avions endossé des sacs à amortisseur d’inertie pour sauter d’un rocher à l’autre sur l’anneau d’Udaspri, avec un meilleur contrôle, alors que nous jouions à cache-cache avec les Vindis. Ces créatures semblables à des araignées avaient entrepris de bombarder la planète en contrebas avec des morceaux de l’anneau, en s’aidant d’orbites qui dirigeaient leurs débris directement sur la colonie humaine de Halford. Lorsque nous arrivâmes sur Cova Banda, je tombais de sommeil.

Mon état d’esprit était peut-être dû aux Covandus eux-mêmes, qui, à maints égards, étaient des clones de l’espèce humaine : bipèdes, mammifères, brillants artistes, poètes et dramaturges remarquables, reproducteurs rapides et exceptionnellement agressifs dès qu’il s’agissait de l’univers et de la place qu’ils y tenaient. Humains et Covandus se battaient fréquemment pour les mêmes mondes encore vierges. Cova Banda avait été en fait une colonie humaine avant de passer aux mains des Covandus, abandonnée lorsqu’un virus local avait fait pousser d’affreux membres supplémentaires aux colons et développé chez eux une personnalité homicide. Ce virus n’avait même pas donné la migraine aux Covandus. Ils s’étaient implantés tout de go sur ce monde. Soixante ans plus tard, les coloniaux avaient finalement produit un vaccin et voulu récupérer la planète. Malheureusement, les Covandus, ressemblant à cet égard aussi aux humains, n’étaient guère partageurs. Et c’est ainsi que la guerre contre cette espèce commença.

Le plus grand des Covandus mesure moins de cinq centimètres.

Bien entendu, ils ne sont pas idiots au point de lancer leurs armées lilliputiennes contre des humains soixante ou soixante-dix fois plus grands qu’eux. Ils nous attaquèrent d’abord avec leur aviation, des mortiers à longue portée, des blindés et autre matériel militaire à même de causer des dégâts, et qui en causèrent. Il n’est pas facile d’abattre un avion de vingt centimètres de long qui vole à plusieurs centaines de kilomètres à l’heure. Mais on fait ce qu’il faut pour empêcher le recours à ces engins de guerre. Et, dans ce but, nous atterrîmes dans le parc de la principale cité de Cova Banda, si bien que toute leur artillerie qui nous louperait abattrait les leurs. Les nôtres s’acharnèrent avec davantage de soin que d’ordinaire à détruire les Covandus, non seulement parce qu’ils sont plus petits et exigent davantage d’attention pour les viser, mais aussi parce que nous mettions un point d’honneur à ne pas nous faire descendre par un adversaire de cinq centimètres.

Au final, on abat toute l’aviation, on démolit les chars et puis on affronte les Covandus eux-mêmes. Schéma de l’affrontement : on marche dessus. Il suffit de baisser le pied, d’appuyer, et c’est fait. Pendant cette manœuvre, le Covandu tire sur vous et hurle, un piaillement qu’on n’entend pratiquement pas en raison de la petitesse de ses poumons. Mais la défense du Covandu est inutile. Votre combinaison, conçue pour freiner un projectile de haute puissance à l’échelle humaine, enregistre à peine les minuscules morceaux de matière lancés sur vos pieds. On perçoit vaguement le crissement de la petite créature qu’on a piétinée. On en repère une autre, et rebelote.

Nous les piétinâmes pendant des heures tandis que nous arpentions la ville principale de Cova Banda, nous arrêtant de temps à autre pour pointer une roquette vers un gratte-ciel de cinq ou six mètres de haut et le démolir d’un seul tir. Certains préféraient tirer une rafale dans le bâtiment, laissant chaque projectile assez gros pour décapiter un Covandu zigzaguer avec fracas entre les murs comme une bille de pachinko prise de folie. Mais, la plupart du temps, on piétinait. Godzilla, le célèbre monstre japonais, qui entamait sa énième réapparition lorsque j’avais quitté la Terre, se serait senti comme chez lui.

Je ne me souviens pas exactement quand je commençai de crier en démolissant des gratte-ciel, mais je le fis assez longtemps et avec assez de frénésie pour qu’Amicerveau m’informe, au moment où Alan recevait l’ordre de me récupérer, que j’avais réussi à me casser trois orteils. Alan me raccompagna dans le parc de la cité où nous avions atterri et me fit asseoir. Au même instant, un Covandu sortit de derrière un rocher et me visa à la figure. J’eus l’impression que de minuscules grains de sable s’enfonçaient dans mes joues.

— Bon Dieu ! m’exclamai-je en saisissant le Covandu comme un roulement à billes pour l’envoyer dinguer avec fureur sur un gratte-ciel proche.

Il fila en trombe, décrivit un arc en tournoyant follement, décéléra en faisant retentir un petit cling lorsqu’il heurta le bâtiment et fit une chute de deux mètres au sol. Apparemment, tous les autres Covandus dans les parages décidèrent de ne pas risquer de nouvelles tentatives d’assassinat.

Je me tournai vers Alan.

— Tu n’es pas chargé de tenir ton escadron à l’œil ?

Alan avait reçu une promotion après que son chef d’escadron s’était fait déchiqueter le visage par un Gindalien en colère.

— Je pourrais te poser la même question. (Il haussa les épaules.) Mes hommes se débrouillent bien. Ils ont des ordres et il n’y a plus de véritable opposition. Tout est nettoyé, et Tipton peut diriger l’escadron pour ça. Keyes m’a demandé de venir te repêcher afin de trouver ce qui cloche chez toi. Alors, qu’est-ce qui cloche chez toi ?

— Seigneur, Alan. Je viens de passer trois heures à écraser des êtres intelligents comme si c’étaient des insectes de merde, voilà ce qui cloche chez moi. Putain, je tue des gens en les écrasant sous mes pieds. Tout ça… (je fis un geste circulaire du bras) c’est totalement ridicule, Alan. Ces gens ne mesurent que cinq centimètres. C’est comme Gulliver s’acharnant contre les Lilliputiens.

— Nous n’avons pas à choisir nos combats, John, rappela Alan.

— Et toi, ce combat, comment tu le sens ?

— Il me dérange un peu. Ce n’est pas du tout un combat en règle. Nous nous contentons d’envoyer ces gens en enfer. D’un autre côté, la plus grave blessure que j’ai enregistrée dans mon escadron est un tympan éclaté. C’est un miracle que tu t’en sois sorti. Alors, dans l’ensemble, je ne suis pas mécontent. Les Covandus ne sont pas entièrement démunis. Le score final entre eux et nous est très serré.

Aussi surprenant que ce fût, c’était exact. La taille des Covandus jouait en leur faveur dans les batailles spatiales. Il nous était difficile de pister leurs vaisseaux et leurs minuscules engins de combat causaient peu de dommages individuellement, mais beaucoup collectivement. Ce n’était qu’au sol que nous retrouvions un avantage écrasant. D’un autre côté, Cova Banda disposait d’une flotte spatiale assez réduite, l’une des raisons pour lesquelles les FDC avaient décidé de reprendre cette planète.

— Alan, je ne parle pas de qui arrive en tête dans le décompte général. Je parle du fait que nos adversaires mesurent cinq centimètres, nom d’un chien. Avant ça, nous avons combattu des araignées. Encore avant, nous avons combattu d’énormes ptérodactyles. Tout ça brouille mon sens de l’échelle. J’en perds mon identité. Je n’ai plus l’impression d’être un humain, Alan.

— Théoriquement, tu n’es plus un humain, c’est exact.

Alan tâchait de me faire sourire. Cela ne marcha pas.

— Bon, alors je ne me sens plus connecté avec ce qu’était un humain. Notre boulot se réduit à aller à la rencontre d’étranges nouveaux peuples, de nouvelles cultures, et de tuer ces fils de pute aussi vite que possible. Nous ne connaissons d’eux que ce qui est nécessaire pour les combattre. Pour nous, ce ne sont que des ennemis. À part le fait qu’ils sont assez intelligents pour riposter, on pourrait tout aussi bien guerroyer contre des animaux.

— Ça facilite la tâche à la plupart d’entre nous, fit remarquer Alan. Si tu ne t’identifies pas à une araignée, tu as moins de remords d’en tuer une, même grande et intelligente. Surtout grande et intelligente.

— Peut-être que c’est justement ça qui me tracasse. On n’a aucun sens des conséquences. Je me contente de ramasser un être vivant et pensant et de le faire dinguer contre un bâtiment. Faire ça ne me tracasse pas du tout. C’est le fait que ça ne me tracasse pas qui me tracasse. Nos actes devraient avoir des conséquences. Il faut au moins prendre conscience des atrocités que nous commettons, déterminer si nous les commettons pour de bonnes raisons ou pas. Je n’éprouve aucune horreur de mes actes. Et ça me terrorise. Ce que ça signifie me terrorise. J’écrase tous les habitants de cette ville sous mes pieds comme un monstre. Et je commence de penser que c’est précisément ce que je suis. Ce que je suis devenu. Je suis un monstre. Tu es un monstre. Nous sommes tous des putains de monstres inhumains, et nous ne voyons aucun mal à ça.

Alan n’avait rien à répondre. Aussi observâmes-nous nos soldats qui piétinaient les Covandus jusqu’à ce qu’il n’en reste plus un seul à piétiner.

— Alors, qu’est-ce qui ne va pas chez lui ? demanda le lieutenant Keyes à Alan en parlant de moi, à la fin du débriefing avec les autres chefs de section.

— Il pense que nous sommes tous des monstres inhumains.

— Oh, ça, fit le lieutenant Keyes en se tournant vers moi. Perry, depuis combien de temps tu es dans les FDC ?

— Presque un an, répondis-je.

Le lieutenant Keyes acquiesça du chef.

— En ce cas, Perry, tu es pile dans les temps. Il faut presque un an pour que la plupart de nos soldats pensent qu’ils sont devenus des machines à tuer sans âme, dépourvues de conscience et de moralité. Tôt ou tard. Jensen (il désigna l’un des autres chefs de section) a atteint le quinzième mois avant de craquer. Jensen, raconte-lui ce que tu as fait.

— J’ai tiré sur Keyes, dit Ron Jensen. Je le voyais comme la personnification du système diabolique qui m’avait transformé en machine à tuer.

— Il a failli aussi m’arracher la tête, ajouta Keyes.

— Ce fut un coup de bol, s’enhardit Jensen.

— Ouais, un coup de bol que tu m’aies loupé. Sinon je serais mort et toi réduit à un cerveau flottant dans un réservoir, devenant fou faute de stimuli extérieurs. Écoute, Perry, ça arrive à tout le monde. Tu surmonteras ça lorsque tu prendras conscience que tu n’es pas un monstre inhumain, que tu essayes simplement d’adapter ton cerveau à une situation totalement pourrie. Pendant soixante-quinze ans, tu as mené une existence où la chose la plus excitante qui t’arrivait était de tirer un coup de temps à autre, et tu te retrouves brusquement en train d’éliminer des pieuvres dans l’espace avec un MF avant qu’elles ne te tuent. Seigneur ! Ce sont ceux qui ne disjonctent jamais en qui j’ai le moins confiance.

— Alan n’a pas disjoncté, lui, fis-je remarquer. Et il est engagé depuis aussi longtemps que moi.

— Exact, dit Keyes. Rosenthal, qu’as-tu à répondre à ça ?

— Au fond de moi, je ne suis qu’un chaudron bouillant de rage déconnectée, mon lieutenant.

— Ah, refoulement, observa Keyes. Excellent. Tâche d’éviter de tirer sur moi après coup, quand tu finiras par exploser, s’il te plaît.

— Je ne peux rien promettre, mon lieutenant, dit Alan.

— Vous savez ce qui a marché pour moi ? intervint Aimée Weber, un autre chef de section. J’ai dressé la liste de toutes les choses qui me manquaient de la Terre. C’était plutôt déprimant, mais, d’un autre côté, ça m’a rappelé que je n’étais pas complètement décalée. Si des choses vous manquent, c’est qu’on est encore connecté.

— Alors qu’est-ce qui te manquait ? demandai-je.

— D’abord, Shakespeare dans le parc. Lors de ma dernière nuit sur Terre, j’ai vu une représentation de Macbeth qui atteignait la perfection. Seigneur, c’était génial. Et ici, rien n’annonce que nous aurons droit à une bonne pièce de théâtre.

— Ce qui me manque, dit Jensen, ce sont les gaufrettes au chocolat de ma fille.

— Mais tu peux te faire servir des gaufrettes au chocolat sur le Modesto, rappela Keyes. Et rudement bonnes, avec ça.

— Pas aussi bonnes que celles de ma fille. Le secret, c’est la mélasse.

— C’est écœurant, dit Keyes. Je déteste la mélasse.

— Heureusement que je l’ignorais quand j’ai tiré sur vous. Je ne vous aurais pas loupé.

— Ce qui me manque, c’est de nager, dit Greg Ridley. J’avais l’habitude de nager dans la rivière proche de ma propriété dans le Tennessee. Glaciale presque tout le temps, mais ça me plaisait.

— Le surf, précisa Keyes. Sur les grandes vagues qui donnent l’impression que les intestins vont vous descendre dans les pieds.

— Les livres, dit Alan. Un bon gros pavé le dimanche matin.

— Eh bien, Perry ? demanda Aimée. Il n’y a rien qui te manque en ce moment ?

Je haussai les épaules.

— Une seule chose.

— Ça ne peut pas être plus niais que de regretter le surf, dit Keyes. Crache le morceau. C’est un ordre.

— L’unique chose qui me manque vraiment, c’est d’être marié. Être assis avec ma femme, juste pour parler ou lire ensemble ou autre chose.

Un silence profond accueillit cet aveu.

— C’est une première pour moi, observa Ridley.

— Ben, merde, ça ne me manque pas, dit Jensen. Les vingt dernières années de mon mariage valent des clous.

Je promenai mon regard à la ronde.

— Aucun de vous n’a une épouse qui s’est engagée ? Vous ne restez pas en contact avec elle ?

— Mon mari s’est engagé avant moi, dit Aimée. Il était déjà mort quand j’ai reçu ma première affectation.

— Ma femme sert sur le Boise, dit Keyes. Elle m’envoie un message de temps à autre. Je n’ai pas le sentiment qu’elle me regrette énormément. Je suppose qu’elle en avait sa claque de me supporter depuis trente-huit ans.

— Les gens quittent tout pour venir ici et ils ne tiennent pas vraiment à garder le fil avec leur ancienne vie, dit Jensen. Bien sûr, de petites choses nous manquent. Comme Aimée l’expliquait, c’est l’un des moyens pour nous empêcher de devenir cinglés. Mais c’est comme de revenir en arrière, juste avant d’avoir fait tous les choix qui nous ont conduits à la vie que nous menons aujourd’hui. Si nous revenions en arrière, ferions-nous les mêmes choix ? Avec tout ce que nous savons maintenant ? Malgré mon dernier commentaire, je ne regrette pas les choix que j’ai faits. Mais je ne piaffe pas de refaire ces mêmes choix. Ma femme est quelque part dans l’espace, c’est sûr. Mais elle est heureuse de vivre sa nouvelle vie sans moi. Et je dois avouer que je ne suis pas pressé de me rengager non plus.

— Tout ça ne me rend pas ma bonne humeur, les amis, déclarai-je.

— Et qu’est-ce qui te manque du mariage ? s’enquit Alan.

— Eh bien, ma femme me manque, tu sais. Mais le sentiment de… je ne sais pas… de confort me manque aussi. Le sentiment que tu es à ta place, avec quelqu’un qui fait partie de ta vie. Une chose est foutrement sûre, c’est que je n’ai pas ce sentiment ici, perdu dans l’espace. On débarque sur des mondes pour lesquels nous devons nous battre, avec des gens qui risquent d’être morts le lendemain ou le surlendemain. Soit dit sans vous vexer.

— Y a pas de mal, dit Keyes.

— Rien n’est stable, ici. Il n’y a rien que je sente réellement sûr. Mon mariage avait ses hauts et ses bas comme tous les mariages, mais dans l’ensemble je savais qu’il était solide. Cette sorte de sécurité me manque, et cette sorte de connexion avec quelqu’un aussi. Une partie de ce qui nous rend humains vient de ce que nous signifions pour les autres et de ce que les autres signifient pour nous. Être important pour quelqu’un, avoir en moi cette part d’humanité, ça me manque. Et c’est ce qui me manque du mariage.

Encore un silence.

— Ben mince, alors, déclara finalement Ridley. Quand tu l’expliques de cette façon, le mariage me manque aussi.

Jensen renifla.

— Pas moi. Toi, Perry, continue de regretter le mariage. Moi, je continuerai de regretter les biscuits de ma fille.

— La mélasse, fit Keyes. Écœurant.

— Ne recommencez pas, mon lieutenant, trancha Jensen. Je risque d’être obligé de prendre mon MF.

La mort de Susan fut comme le revers de celle de Thomas. Une grève de foreurs sur Élysée avait considérablement réduit la quantité de pétrole à raffiner. Le Tucson avait reçu la mission de transporter des briseurs de grève et de les protéger le temps qu’ils remettent en marche plusieurs plateformes de forage fermées. Susan se trouvait sur l’une de ces plateformes lorsque les grévistes attaquèrent avec une artillerie improvisée. L’explosion la fit culbuter de la plate-forme avec deux autres et ils effectuèrent un plongeon de plusieurs dizaines de mètres dans la mer. Les deux autres soldats étaient déjà morts en percutant la surface mais Susan, gravement brûlée et à peine consciente, était encore en vie.

Elle fut repêchée par les foreurs grévistes qui avaient lancé l’attaque. Ils résolurent d’en faire un exemple. Les mers d’Élysée abritent un grand nécrophage nommé « happeur », dont les mâchoires articulées sont capables de ne faire qu’une bouchée d’un homme. Les happeurs fréquentent les plateformes de forage parce qu’ils se nourrissent des détritus jetés dans la mer. Les foreurs redressèrent Susan, la ranimèrent en la giflant, débitèrent en hâte un manifeste en sa présence, se fiant à la connexion de son Amicerveau pour faire passer leurs revendications aux FDC. Les grévistes jugèrent Susan coupable de collaboration avec l’ennemi, la condamnèrent à mort et la rejetèrent dans la mer là où le vide-ordures de la plateforme se déversait.

Un happeur ne fut pas long à venir. Une bouchée, et Susan fut engloutie. Encore vivante, elle lutta pour sortir du happeur par l’orifice par lequel elle était entrée. Toutefois, avant qu’elle n’y arrive, l’un des grévistes tira sur l’animal juste en dessous de la nageoire dorsale, là où loge le cerveau. Le happeur fut tué sur-le-champ et coula, emportant Susan avec lui. Elle mourut non pas dévorée ni même noyée, mais à cause de la pression de l’eau, tandis qu’elle et le poisson qui l’avait avalée s’enfonçaient dans les abysses.

La célébration par les grévistes de ce coup porté à l’oppresseur fut de courte durée. Des forces de relève du Tucson envahirent les camps des foreurs, coffrèrent plusieurs dizaines de meneurs, les fusillèrent et les jetèrent en pâture aux happeurs. Excepté ceux qui avaient tué Susan. Ceux-là nourrirent les prédateurs marins sans l’étape intermédiaire de la mort par balle. La grève prit fin peu après.

La mort de Susan fut pour moi un trait de lumière, le rappel que les humains peuvent se montrer aussi inhumains que n’importe quelle espèce alien. Je me vois fort bien, si je m’étais trouvé sur le Tucson, donner l’un de ces salopards qui avaient tué Susan à manger aux prédateurs sans une ombre de remords. Je ne sais pas si cela me rend meilleur ou pire que ce que je redoutais de devenir lorsque nous combattions les Covandus. En tout cas, je ne m’inquiétais plus d’être moins humain que par le passé.

Six

Ceux parmi nous qui participèrent à la bataille de Corail se souviennent où ils étaient quand nous avons appris que la planète avait été prise. J’écoutais Alan m’expliquer comment l’univers que je pensais connaître avait disparu depuis belle lurette.

— Nous l’avons quitté dès la première fois que nous avons sauté, disait-il. On monte dans l’espace, on sort dans l’univers qui se trouve derrière la porte à côté, c’est tout. Voilà comment fonctionne le saut.

Cette nouvelle fut accueillie par un long silence perplexe de ma part et de celle d’Ed McGuire, assis avec Alan dans le salon « Au repos » du bataillon.

Finalement, Ed, qui avait reçu l’escadron d’Aimée Weber, prit la parole.

— Je ne te suis pas, Alan. La propulsion de saut nous fait dépasser la vitesse de la lumière. Voilà comment ça fonctionne.

— Pas du tout, objecta-t-il. Einstein a toujours raison : la vitesse de la lumière reste la limite que nous pouvons atteindre. En outre, tu n’aurais aucune envie de voler dans l’univers à une vitesse proche de celle de la lumière. Si tu heurtes un petit grain de poussière pendant que tu fonces à deux cent mille kilomètres à la seconde, tu auras un sacré gros trou dans ton vaisseau spatial. C’est le plus sûr moyen de se faire tuer.

Ed cligna des paupières et se passa la main sur le crâne. – Aïe, aïe, dit-il. Tu me paumes.

— Bon, écoute. Tu m’as demandé comment la propulsion par saut fonctionne. Comme je l’ai dit, c’est très simple : elle prend un objet d’un univers, comme le Modesto, et le fait surgir dans un autre univers. Le problème est que nous nous référons à ce phénomène comme à une « propulsion ». En réalité, il ne s’agit pas du tout de propulsion, car l’accélération n’est pas un facteur. L’unique facteur est la position dans le multivers.

— Alan, dis-je, tu vas encore trop vite.

— Désolé, fit-il en prenant un air pensif. Quel est votre niveau en maths, les gars ?

— Je garde de vagues notions de calcul, dis-je.

Ed McGuire renchérit d’un signe de tête.

— Flûte. Bien… Je vais utiliser un vocabulaire trivial. S’il vous plaît, n’en soyez pas offensés.

— On essaiera, dit Ed.

— OK. Tout d’abord, l’univers dans lequel vous êtes l’univers dans lequel nous sommes en ce moment – n’est que l’un des infiniment nombreux univers possibles, dont l’existence est prévue dans le cadre de la physique quantique. Par exemple, chaque fois que nous repérons un électron dans une position donnée, notre univers est fonctionnellement défini par la position de cet électron, tandis que, dans un univers alternatif, cette position de l’électron sera différente. Vous me suivez ?

— Pas du tout, dit Ed.

— Oh, les nuls en science. Alors faites-moi confiance sur ce point. Le principal, c’est les univers multiples. Le multivers. Ce que fait la propulsion par saut, c’est ouvrir la porte donnant sur l’un de ces autres univers.

— Et comment elle fait ça ? demandai-je.

— Tu n’as pas le niveau en maths suffisant pour que je te l’explique, répondit Alan.

— Alors c’est magique, dis-je.

— De ton point de vue, oui. Mais, en physique, c’est parfaitement démontré.

— Je ne pige pas, dit Ed. Nous sommes donc allés dans de multiples univers. Pourtant, tous étaient parfaitement identiques au nôtre. Or chaque « univers alternatif » décrit en science-fiction présente des différences majeures. C’est de cette manière que tu sais que tu es dans un univers alternatif.

— Il y a en fait une réponse intéressante à cette question, dit Alan. Prenons pour acquis que déplacer un objet d’un univers à un autre est un événement fondamentalement improbable.

— Ça, je peux l’admettre, dis-je.

— Dans le cadre de la physique, c’est admissible puisque, à son niveau le plus élémentaire, il s’agit d’un univers à physique quantique et que quasiment n’importe quoi peut s’y produire, même si, sur un plan pratique, ce n’est pas le cas. Toutefois, tous les autres éléments étant identiques, chaque univers préfère limiter les événements improbables au strict minimum, surtout au-dessus du niveau subatomique.

— Comment un univers peut-il préférer quelque chose ? demanda Ed.

— Tu n’as pas les maths pour comprendre, répondit Alan.

— Bien sûr que non, rétorqua Ed en levant les yeux au ciel.

— Mais l’univers préfère certaines choses à d’autres. Par exemple, il préfère évoluer vers un état d’entropie. Il préfère garder la vitesse de la lumière comme constante. Tu peux modifier ou chambouler ces paramètres-là dans une certaine mesure, mais ça demande des efforts. Idem ici. En ce cas, déplacer un objet d’un univers à un autre est si improbable que, généralement, l’univers dans lequel on déplace l’objet est exactement comme celui qu’on a quitté. Une conservation de l’improbabilité, pourrait-on dire.

— Mais comment expliques-tu notre déplacement d’un endroit à un autre ? demandai-je. Comment circulons-nous d’un point dans l’espace d’un univers à un point totalement différent dans l’espace d’un autre ?

— Eh bien, réfléchis. Déplacer un vaisseau entier dans un autre univers, voilà ce qui est improbable. Du point de vue de l’univers, là où le vaisseau apparaît dans ce nouvel univers n’a aucune espèce d’importance. C’est pourquoi je disais que le mot « propulsion » est inapproprié. En réalité, nous n’allons nulle part. Nous arrivons.

— Et que se passe-t-il dans l’univers qu’on vient de quitter ? demanda Ed.

— Une autre version du Modesto de l’autre univers y surgit avec des versions alternatives de nous-mêmes, expliqua Alan. Probablement. Il y a une chance infinitésimale que cela ne se produise pas, mais, en règle générale, c’est ce qui se passe.

— Et nous pourrions revenir ? demandai-je.

— Revenir où ?

— Dans les univers d’où nous sommes partis.

— Non. Ma foi, encore une fois, il est théoriquement possible que tu le puisses, mais c’est extrêmement improbable. Les univers se créent en permanence à partir de branchements possibles, et les univers dans lesquels nous allons naissent presque toujours juste un instant avant que nous ne sautions dedans : l’une des raisons pour lesquelles nous pouvons sauter dedans est que leur composition reste très proche de celle du nôtre. Plus longtemps vous demeurez séparés d’un univers particulier, plus il diverge, et moins il sera probable d’y retourner. Même retourner dans un univers que vous avez quitté il y a à peine une seconde est fondamentalement improbable. Retourner dans celui que nous avons quitté il y a un an, quand nous avons effectué le premier saut de la Terre à Phénix, est absolument hors de question.

— Ça me déprime, se plaignit Ed. Mon univers, je l’aimais bien.

— Eh bien, Ed, mets-toi une chose dans la tête, dit Alan. Tu ne viens même pas du même univers original que John et moi parce que, ce premier saut, tu ne l’as pas fait en même temps que nous. De plus, même ceux qui ont fait le premier saut avec nous ne sont pas davantage dans le même univers que nous, puisque depuis ils ont sauté dans des univers différents, affectés à des vaisseaux différents. Toutes les versions de nos anciens amis que nous rencontrerons seront des versions alternatives. Bien sûr, ils auront la même tête et se conduiront de la même manière parce que, excepté quelques déplacements occasionnels d’électrons, ils sont identiques. Mais nos univers d’origine sont complètement différents.

— Donc toi et moi sommes tout ce qui reste de notre univers, fis-je remarquer.

— On peut parier à coup sûr que cet univers continue d’exister. Mais nous sommes presque certainement les deux seules personnes de cet univers dans celui-ci.

— Je ne sais pas quoi penser de tout ça, observai-je.

— Évite de te faire trop de mouron, conseilla Alan. Au quotidien, tous ces sauts d’un univers à l’autre ne comptent pas. Sur le plan pratique, tout est à peu près identique quel que soit l’univers dans lequel tu te trouves.

— En ce cas, pourquoi avons-nous besoin de vaisseaux spatiaux ? demanda Ed.

— Pour nous rendre à notre destination une fois que nous sommes dans notre nouvel univers, bien évidemment.

— Non, non, objecta Ed. Je veux dire, si on peut sauter d’un univers à un autre, pourquoi ne pas se contenter de le faire d’une planète à une autre au lieu d’utiliser des vaisseaux spatiaux ? Simplement éjecter les gens directement à la surface d’une planète. Cela nous éviterait d’être projetés dans l’espace, ça, c’est sûr.

— L’univers préfère que les sauts se déroulent loin des grands puits de gravité comme les planètes et les étoiles, dit Alan. En particulier quand il s’agit de sauter dans un autre univers. Tu peux certes sauter à proximité d’un puits de gravité, c’est pourquoi nous entrons dans les nouveaux univers non loin de nos destinations, mais l’opération est d’autant plus facile qu’on est loin d’un puits de gravité. C’est pourquoi nous voyageons toujours un peu avant le saut. Il y a en fait une relation exponentielle que je pourrais te démontrer, mais…

— Ouais, ouais, je sais, fit Ed. Je n’ai pas le niveau en maths.

Alan allait donner une réponse conciliante quand tous nos Amicerveaux s’allumèrent. Le Modesto venait de recevoir la nouvelle du massacre de Corail. Et, quel que fût l’univers dans lequel on se trouvait, c’était une horreur.

Corail est la cinquième planète où les humains se sont implantés et la première indiscutablement mieux adaptée à cette espèce que la Terre elle-même. Géologiquement stable, elle jouit d’un système climatique qui fait régner une zone tempérée sur la plupart de ses terres généreuses et accueille une flore et une faune riches, génétiquement assez semblables à celles de la Terre pour satisfaire les besoins nutritionnels et esthétiques humains. Au tout début, on envisagea de nommer la colonie Éden, mais il fut avancé que pareil nom était l’équivalent karmique de la recherche de problèmes.

À la place, on choisit Corail, pour les créatures semblables à des coraux qui participaient à la création de magnifiques archipels et récifs sous-marins autour de la zone équatoriale et tropicale de la planète. Contrairement à la règle, l’expansion humaine était réduite au minimum, et les colons préféraient dans une large part mener une existence bucolique, presque préindustrielle. C’était l’un des rares mondes dans l’univers où les humains tâchaient de s’adapter à l’écosystème existant plutôt que de le bouleverser et d’y introduire, disons, du blé et du bétail. Et cela marchait. La colonie, peu nombreuse et accommodante, vivait en harmonie dans la biosphère de Corail et prospérait d’une façon à la fois modeste et contrôlée.

Elle n’était donc pas préparée à l’arrivée de la force d’invasion des Rraeys, dont l’effectif égalait celui des colons. La garnison des FDC qui stationnait en orbite et sur Corail opposa une brève mais vaillante riposte avant d’être écrasée. Les colons eux-mêmes firent payer aux Rraeys leur agression. En peu de temps, néanmoins, la colonie fut dévastée et ses survivants littéralement dépecés, les Rraeys ayant acquis depuis longtemps un goût prononcé pour la viande humaine.

L’une des brèves diffusées jusqu’à nous via Amicerveau était un extrait d’un programme alimentaire dans lequel un de leurs maîtres queux les plus célèbres discutait de la meilleure façon de découper un humain en vue de multiples usages alimentaires, les os du cou étant particulièrement prisés pour les soupes et les consommés. Si cette vidéo nous soulevait le cœur, la présence de ces grandes toques sur Corail apportait une preuve supplémentaire que le massacre avait été organisé avec soin. À l’évidence, les Rraeys avaient l’intention de s’implanter.

Ils appliquèrent sans perdre de temps l’objectif principal de leur invasion. Sitôt tous les colons tués, ils firent descendre à la surface des plateformes pour commencer l’exploitation à ciel ouvert des îles de Corail. Ces aliens avaient auparavant tenté de négocier avec le gouvernement colonial l’extraction du corail. Les récifs coralliens du monde natal de cette espèce avaient été abondants jusqu’à ce que la pollution industrielle, combinée à leur exploitation commerciale, les eût détruits. Le Gouvernement avait refusé pour deux raisons : les colons de Corail souhaitaient garder intacte leur planète et les tendances anthropophages des Rraeys étaient bien connues. Personne ne voulait les voir survoler les colonies en quête d’humains sans méfiance pour les transformer en viande boucanée.

L’erreur du Gouvernement avait été de ne pas reconnaître la priorité accordée par les Rraeys à cette exploitation du corail – outre son commerce, elle comportait un aspect religieux que les diplomates coloniaux avaient grossièrement sous-estimé – ni jusqu’où ils étaient prêts à aller pour parvenir à leurs fins. Les Rraeys et le gouvernement colonial s’étaient heurtés à plusieurs reprises. Les relations n’avaient jamais été bonnes : comment se sentir à l’aise avec une espèce qui vous considère comme un élément nutritif d’un petit-déjeuner complet ? Toutefois, dans l’ensemble, ils s’occupaient de leurs oignons et nous des nôtres. Ce ne fut que récemment, lorsque le dernier des récifs coralliens de leur planète fut en voie d’extinction, que leur ardent désir de s’emparer des ressources de Corail nous frappa à la figure.

— C’est drôlement moche, disait le lieutenant Keyes à ses chefs d’escadron, et ça le sera davantage à notre arrivée.

Nous étions dans la salle de briefing de la compagnie et nos tasses de café refroidissaient tandis que nous consultions nombre de pages de rapports d’atrocités et de renseignements de surveillance du système de Corail. Nos drones de saut qui n’avaient pas été rayés du ciel par les Rraeys signalaient l’arrivée d’un flot ininterrompu de vaisseaux, à la fois en vue de la bataille et du halage du corail. Moins de deux jours après le massacre de Corail, presque un millier de vaisseaux rraeys planaient dans l’espace au-dessus de la planète, attendant de lancer leur grande opération de prédation.

— Voici ce que nous savons, poursuivit Keyes en affichant un graphique du système de Corail dans nos Amicerveaux. Nous estimons que l’activité de leurs vaisseaux dans le système est essentiellement commerciale et industrielle. D’après ce que nous savons du design de leurs bâtiments, environ un quart, soit trois cents et quelque, possèdent des capacités offensives et défensives de niveau militaire, et bon nombre de ceux-là sont des transports de troupes avec une protection et une puissance de feu minimales. Mais ceux de la classe des croiseurs de combat sont à la fois plus grands et plus résistants que les nôtres. Nous estimons également à cent mille individus leurs forces au sol, et elles ont entrepris leur déploiement en vue de l’invasion.

» Ils s’attendent à ce que nous luttions pour défendre Corail mais, selon nos meilleures sources, ils pensent que nous lancerons une attaque dans quatre à six jours : le temps qu’il nous faudra pour amener un nombre suffisant de nos grands vaisseaux en position de saut. Ils savent que les FDC préfèrent effectuer des déploiements de force massifs et que ça nous prendra un certain temps.

— Alors quand allons-nous attaquer ? s’enquit Alan.

— D’ici onze heures.

Nous nous trémoussâmes, tous mal à l’aise sur nos sièges.

— Comment pourrions-nous réussir ? demanda Ron Jensen. Les seuls vaisseaux que nous aurons de disponibles sont ceux qui se trouvent déjà à distance de saut et ceux qui le seront dans quelques heures. Combien en aurons-nous ?

— Soixante-deux en comptant le Modesto, répondit Keyes.

Nos Amicerveaux téléchargèrent la liste des vaisseaux disponibles. Je notai en passant la présence du Routes d’Hampton dans la liste ; le bâtiment sur lequel Jesse et Harry avaient été affectés.

— Six autres vaisseaux, enchaîna Keyes, prennent de la vitesse pour atteindre la distance de saut, mais nous ne pouvons pas compter sur leur présence quand nous frapperons.

— Seigneur, Keyes, intervint Ed McGuire, ça fait cinq vaisseaux contre un, et deux contre un pour les forces au sol en supposant que nous arrivions à toutes les faire atterrir. Je crois que je préfère notre tradition de la force massive.

— Lorsque nous aurons assez de grands vaisseaux alignés pour passer à l’attaque, ils nous attendront de pied ferme, dit Keyes. Mieux vaut envoyer une force moins nombreuse tant qu’ils ne sont pas préparés et causer tout de suite autant de dégâts que possible. Dans quatre jours, nous aurons une force plus nombreuse : deux cents vaisseaux gonflés à bloc. Si nous faisons notre boulot correctement, ils pourront aisément liquider ce qui restera des forces ennemies.

Ed ricana.

— Nous ne serons plus là pour l’apprécier.

Keyes eut un sourire pincé.

— Quel manque de confiance ! Écoutez, les gars, je sais qu’il ne s’agit pas d’une agréable randonnée sur la Lune. Mais nous n’agirons pas bêtement. Nous ne lutterons pas pied à pied. Nous allons arriver avec des cibles précises. Nous détruirons leurs transports de troupes encore en route pour les empêcher de descendre des renforts en surface. Nous larguerons des troupes chargées de stopper les opérations minières avant qu’elles ne progressent et de rendre difficile aux Rraeys de nous atteindre sans frapper leurs propres troupes et leur équipement. Nous descendrons leurs appareils commerciaux et industriels chaque fois que l’occasion se présentera et nous essaierons d’attirer leurs grands canons hors de l’orbite de Corail, si bien qu’à l’arrivée de nos renforts nous serons devant et derrière eux.

— J’aimerais rediscuter de la question des troupes au sol, dit Alan. Nous larguons des troupes et ensuite nos vaisseaux s’efforceront d’éloigner les bâtiments rraeys ? Est-ce que ça signifie pour les troupes au sol ce que je pense ?

Keyes acquiesça.

— Nous serons livrés à nous-mêmes pendant au moins trois ou quatre jours.

— Génial ! s’exclama Jensen.

— C’est la guerre, bande de péteux, rétorqua Keyes d’un ton cassant. Je suis désolé si ça ne vous convient pas ou si ça vous fiche le bourdon.

— Que se passera-t-il si ce plan échoue et que nos vaisseaux sont rayés du ciel ? demandai-je.

— Eh bien, en ce cas, je pense que nous serons foutus, Perry. Mais ne partons pas de cette hypothèse. Nous sommes des professionnels, nous avons un boulot à faire. C’est pour cela que vous avez été formés. Ce plan comporte des risques, mais ce ne sont pas des risques inconsidérés et, s’il réussit, nous récupérerons la planète après avoir causé de graves dommages aux Rraeys. Partons de l’hypothèse que nous allons faire avancer les choses, qu’en dites-vous ? C’est une idée assez dingue mais qui peut fonctionner. Et si vous la soutenez, les chances de réussite n’en seront que plus grandes. D’accord ?

Nouveaux trémoussements sur les sièges. Nous n’étions pas complètement convaincus, mais il n’y avait plus qu’à s’incliner. Que cela nous plaise ou pas, nous allions partir au casse-pipe.

— Ces six vaisseaux qui feront peut-être partie de la fête, dit Jensen, qui sont-ils ? Keyes prit une seconde pour accéder à l’information.

— Le Little Rock, le Mobile, le Waco, le Burlington et l’Épervier.

— L’Épervier ? m’étonnai-je.

Ce nom était inhabituel. Les vaisseaux spatiaux ayant la capacité de transporter un bataillon portaient, selon la tradition, le nom de villes moyennes.

— Les Brigades fantômes, Perry, dit Jensen. Les Forces spéciales des FDC. Des salopards de puissance industrielle.

— Je n’ai jamais entendu parler d’eux.

En réalité, il me semblait que si, mais quand et où, ça m’échappait.

— Les FDC les réservent pour les occasions spéciales, expliqua Jensen. Ils ne jouent pas franco avec les autres. N’empêche que ça sera bien de les avoir auprès de nous quand nous descendrons sur la planète. Ils nous éviteront la mort.

— Ça serait bien, en effet, dit Keyes, mais c’est improbable. C’est notre show, les gars et les filles. Pour le meilleur ou pour le pire.

Dix heures plus tard, le Modesto sautait dans l’espace orbital de Corail et, dès les premières secondes de son entrée, était frappé par six missiles tirés à courte portée par un croiseur de combat rraey. La rangée de moteurs de tribord arrière réduite en miettes fit culbuter brutalement le vaisseau cul par-dessus tête. Mon escadron et celui d’Alan étaient entassés dans une navette de transport lorsque les missiles frappèrent. La brutalité du changement soudain d’inertie envoya dinguer plusieurs de nos soldats contre les parois du transporteur. Dans la soute à navettes, tout le matériel et l’équipement non fixé fit un vol plané, heurtant un transporteur mais ratant le nôtre. Dieu merci, les navettes, vissées par électroaimants, ne bougèrent pas de leur place.

J’activai Fumier pour vérifier le statut du vaisseau. Le Modesto était gravement endommagé et un scan actif du bâtiment rraey indiquait qu’il s’alignait en vue de tirer une seconde volée de missiles.

— Il est temps de foutre le camp, hurlai-je à Fiona Eaton, notre pilote.

— Je n’ai pas l’autorisation du commandement, répondit-elle.

— Dans une dizaine de secondes, une autre salve de missiles va nous toucher. Voilà ton autorisation de merde.

Fiona bougonna. Alan, qui était aussi connecté à l’ordinateur central du Modesto, hurla :

— Missiles en approche. Impact dans vingt-six secondes.

— On a le temps de décaniller ? demandai-je à Fiona.

— Nous verrons, répondit-elle en ouvrant une liaison avec les autres navettes. Ici Fiona Eaton, pilote du transporteur numéro 6. Soyez avisés que dans trois secondes je lance la procédure d’urgence d’ouverture des portes de la soute. Bonne chance. (Elle se tourna vers moi.) Sangle-toi.

Au même instant, elle enfonça un bouton rouge. Un ruban de lumière aveuglante entoura brusquement les portes de la soute. Le craquement des portes arrachées et aspirées dans l’espace fut étouffé par le rugissement de l’air qui s’échappait. Tout ce qui n’était pas attaché bascula dans le vide. Au-delà des débris, le ciel étoilé tournoyait à vous donner la nausée tandis que le Modesto pirouettait sur lui-même. Fiona enclencha les moteurs et attendit que les débris libèrent notre porte avant de couper les attaches électromagnétiques pour lancer la navette par l’ouverture. Elle effectua une correction à cause de la rotation du vaisseau comme la navette émergeait, mais tout juste. Nous éraflâmes le toit en sortant.

J’accédai au circuit vidéo de la soute de lancement. D’autres navettes fusaient par deux et par trois des portes de la soute. Cinq sortirent avant que la seconde volée de missiles ne s’écrase contre le vaisseau, modifiant abruptement la trajectoire de sa rotation et broyant plusieurs navettes qui planaient déjà au-dessus du plancher de la soute. Au moins une explosa. Les débris heurtèrent la caméra et la démolirent.

— Éteins le circuit de ton Amicerveau au Modesto, ordonna Fiona. Ils peuvent s’en servir pour nous pister. Préviens ton escadron. Verbalement.

J’obtempérai. Alan me rejoignit.

— Nous avons deux blessés légers au fond de l’appareil, annonça-t-il en désignant nos soldats, mais rien de bien grave. Quel est le plan ?

— J’ai positionné la navette dans la direction de Corail et j’ai coupé les moteurs, dit Fiona. Ils vont sans doute rechercher des signatures de poussée et des transmissions d’Amicerveaux pour aligner leurs missiles. Donc, tant que nous aurons l’air morts, ils nous ficheront peut-être la paix le temps qu’on entre dans l’atmosphère.

— Peut-être ? fit Alan.

— Si tu as un meilleur plan, je suis tout ouïe.

— J’ignore complètement ce qui se passe, répondit Alan, et je me contenterai de suivre ton plan.

— Mais que diable s’est-il produit là-bas ? s’interrogea Fiona. Ils nous ont frappés sitôt que nous sommes sortis du saut. Ils n’avaient aucun moyen de savoir où nous apparaîtrions.

— Peut-être avons-nous sauté au mauvais endroit au mauvais moment, avança Alan.

— Je ne pense pas, dis-je en désignant le hublot. Regarde.

Un croiseur de combat rraey à bâbord scintillait de mille feux tout en lâchant ses missiles. À l’extrême tribord, un croiseur FDC se matérialisa soudain.

Quelques secondes plus tard, les missiles touchèrent le flanc du croiseur.

— Je rêve, bordel ! s’exclama Fiona.

— Ils savent exactement où nos vaisseaux sortent, dit Alan. C’est une embuscade.

— Mais comment diable le savent-ils ? demanda Fiona d’un ton emporté. Que se passe-t-il, bon Dieu ?

— Alan ? dis-je. Le physicien, c’est toi.

Alan contempla le croiseur FDC endommagé, qui donnait de la bande et encaissait une nouvelle volée de missiles.

— Aucune idée, John. C’est tout à fait nouveau pour moi.

— Nous sommes dans la merde, dit Fiona.

— Pas de panique, fis-je. Nous sommes dans le pétrin et perdre les pédales ne nous aidera pas.

— Si tu as un meilleur plan, je suis tout ouïe, répéta Fiona.

— Je peux accéder à mon Amicerveau si je n’essaye pas de contacter le Modesto ? demandai-je.

— Bien sûr. Tant qu’aucune transmission ne quitte la navette, nous serons en sécurité.

J’accédai à Amicerveau et affichai une carte géographique de Corail.

— Voilà, dis-je. Je pense que nous pouvons dire sans nous tromper que l’attaque des installations minières du corail est annulée pour aujourd’hui. Trop peu de soldats ont quitté le Modesto pour mener une opération efficace et, à mon avis, les nôtres n’arriveront pas tous à la surface de la planète en un seul morceau. Tous les pilotes ne sauront pas réagir aussi rapidement que toi, Fiona.

Elle acquiesça et je constatai qu’elle se détendait un peu. Les éloges sont toujours efficaces, surtout dans une situation de crise.

— Bien, voici donc le nouveau plan, repris-je en transmettant la carte à Fiona et Alan. Les forces rraeys sont concentrées sur les récifs coralliens et dans les cités coloniales, ici sur la côte. Donc nous irons là (je désignai l’imposante masse centrale du plus grand continent de Corail), cachés dans cette chaîne montagneuse pour y attendre la deuxième vague.

— Si elle arrive, dit Alan. Un drone de saut retourne obligatoirement sur Phénix. Ils apprendront que les Rraeys savent que nous arrivons. Et, s’ils l’apprennent, ils risquent de ne jamais venir.

— Oh, ils viendront, objectai-je. Le problème, c’est qu’ils risquent de ne pas arriver quand nous le voudrons. Nous devons nous préparer à les attendre. La bonne nouvelle, c’est que Corail est généreuse pour l’homme. Nous pouvons nous nourrir de ses produits aussi longtemps que nécessaire.

— Je ne suis pas d’humeur à coloniser, dit Alan.

— Ça ne sera pas permanent. Et c’est mieux que l’alternative.

— Un bon point, concéda Alan.

Je me tournai vers Fiona.

— Qu’est-ce qu’il faut que tu fasses pour nous amener en un seul morceau là où nous allons ?

— Une prière, répondit-elle. Nous sommes encore indemnes parce que nous ressemblons à une épave qui flotte, mais tout ce qui entrera dans l’atmosphère de plus grand qu’un corps humain sera pisté par les forces rraeys. Sitôt que nous commencerons de manœuvrer, ils vont nous remarquer.

— Combien de temps peut-on rester ici dans l’espace ?

— Pas très longtemps. Pas de vivres, pas d’eau et, même avec nos corps améliorés, nous sommes deux dizaines et nous allons manquer très vite d’air frais.

— Combien de temps après l’entrée dans l’atmosphère faut-il mettre la propulsion en marche ?

— Vite. Si nous commençons à tomber, je ne reprendrai plus jamais le contrôle. Nous tomberons jusqu’à ce que mort s’ensuive.

— Fais ce que tu peux, dis-je. (Elle acquiesça.) Alan, il est temps d’alerter les troupes du changement de plan.

— C’est parti, annonça Fiona en enclenchant les propulseurs.

La force de l’accélération me cloua dans le siège du copilote. Nous ne tombions plus vers la surface de Corail, mais nous nous y dirigions de nous-mêmes directement.

— Attention, ça va secouer, avertit Fiona comme nous plongions dans l’atmosphère.

La navette trépida comme une maraca.

Le tableau de bord fit retentir un ping.

— Scan actif, lançai-je. On est suivis.

— Entendu, dit Fiona en virant. De hauts nuages vont descendre dans quelques secondes. Ils nous aideront peut-être à les désorienter.

— Et cette ruse marche, en général ? demandai-je.

— Non, répondit-elle en fonçant tout de même au sein de la couche nuageuse.

Nous émergeâmes à quelques kilomètres à l’est et un ping retentit de nouveau.

— Ils nous pistent, annonçai-je. Appareils à trois cent cinquante kilomètres en approche.

— Je vais descendre aussi près de la surface que possible avant qu’ils nous tombent dessus, déclara Fiona. On ne peut pas les semer ni les abattre. Notre meilleur espoir est d’approcher du sol et de prier le ciel pour que leurs missiles touchent la cime des arbres au lieu de la navette.

— Ce n’est pas très encourageant.

— Mon boulot aujourd’hui n’est pas d’encourager… Tiens bon.

L’appareil piqua vertigineusement.

L’ennemi était à présent sur nos traces.

— Missiles, dis-je.

Fiona décrivit une embardée et fonça vers le sol. Un missile passa au-dessus de nous et alla se perdre au loin. Les autres se fichèrent au sommet de la colline que nous rasions.

— Super, dis-je.

L’instant d’après, je faillis me mordre la langue comme un troisième missile détonait juste derrière nous et que la navette devenait incontrôlable. Un quatrième explosa et des éclats déchiquetèrent le flanc de l’appareil. Malgré le rugissement de l’air, j’entendis les hurlements de mes hommes.

— On descend, annonça Fiona.

Elle s’efforça de redresser la navette et se dirigea vers un petit lac à une vitesse prodigieuse.

— Nous allons percuter l’eau et nous écraser. Désolée.

— Tu t’en sors bien, dis-je.

Le nez de la navette heurta la surface. Bruits de déchirure et de métal déchiqueté tandis qu’il dérape sur l’eau, arrachant le compartiment de pilotage. Une brève image de mon escadron et de celui d’Alan alors que leur compartiment valdingue en tournoyant : un plan fixe de bouches ouvertes, de cris que le tintamarre étouffe, le rugissement quand le compartiment vole par-dessus le nez de la navette en train de se désagréger en tourbillonnant au-dessus du lac. Le tournoiement insensé du nez qui projette des débris de métal et d’instruments. La douleur aiguë d’un objet qui me frappe la mâchoire et l’arrache. Un gargouillis en guise de hurlement, alors que du Sangmalin gris fuse de ma blessure sous l’effet de la force centrifuge. Un coup d’œil involontaire à Fiona dont la tête et le bras droit ont valsé quelque part derrière nous.

Une saveur piquante de métal à l’instant où mon siège se sépare du compartiment de pilotage. Je file sur le dos vers une saillie rocheuse, tournant lentement dans le sens inverse des aiguilles d’une montre tandis que le dossier bondit, bondit et bondit encore vers le rocher. Un brutal et vertigineux changement de vitesse quand ma jambe droite heurte le rocher, suivi d’un éclat jaune-blanc de douleur atroce à l’instant où le fémur se rompt comme un bretzel. Mon pied fuse droit où se trouvait ma mâchoire et je suis peut-être le premier homme dans l’histoire à flanquer un coup de savate à sa propre luette. Je décris un arc au-dessus de la terre sèche et atterris là où des branches sont encore en train de tomber parce que le compartiment passager de la navette vient de s’y écraser. L’une des branches tombe de tout son poids sur ma poitrine et me fracture au moins trois côtes. Après m’être flanqué un coup de pied dans la luette, c’est une fin étrangement peu glorieuse.

Je lève les yeux (je n’ai pas le choix) et découvre Alan au-dessus de moi, suspendu par les pieds, la pointe fendue d’une branche d’arbre fichée comme un harpon dans son foie. Du Sangmalin s’égoutte de son front sur ma nuque. Je remarque qu’il tourne les yeux : il m’a repéré. Puis je reçois un message sur mon Amicerveau.

Tu as l’air abominable.

Je suis incapable de répondre. Je ne peux que le regarder.

J’espère que je verrai les constellations là où je vais. (Lui.)

Il renvoie le même message. Il l’envoie encore. Après cela, il n’envoie plus rien.

Des pépiements. Des coussinets rugueux qui me saisissent par le bras. Fumier reconnaît ces pépiements et me transmet une traduction.

— Celui-là est encore en vie.

— Laisse-le. Il va bientôt mourir. Et les verts ne sont pas bons à manger. Ils ne sont pas mûrs.

Des reniflements que Fumier traduit comme [rires].

— Bon Dieu, regarde-moi ça, dit quelqu’un. Ce fils de pute est vivant.

— Laisse-moi voir, fait une autre voix, familière.

Silence. La voix familière de nouveau :

— Retire-lui cette branche. On va le ramener.

— Bon Dieu, chef, dit la première voix, regardez-le. Vous devriez lui tirer une balle dans la tête. C’est le meilleur service qu’on peut lui rendre.

— On nous a dit de ramener les survivants, rappelle la voix familière. Figure-toi qu’il a survécu. C’est le seul qui ait survécu.

— Si vous pensez que son état le qualifie de survivant.

— Prêt ?

— Oui, m’dame.

— Bien… Maintenant, retire cette branche. Les Rraeys vont nous tomber dessus à bras raccourcis.

Ouvrir mes yeux équivaut à soulever des portes en métal. Ce qui me permet de le faire, c’est la douleur cuisante que je ressens quand on me retire la branche du torse. Mes yeux s’ouvrent brusquement et j’aspire l’équivalent dénué de mâchoires d’un cri.

— Bon Dieu ! s’exclame la première voix.

J’avise un homme blond qui jette au loin la grosse branche.

— Il est réveillé.

Une main chaude sur le côté indemne de mon visage.

— Hé, fait la voix familière. Hé, tu vas bien maintenant. Tout va bien. Tu es en sécurité. Nous te ramenons. Tout va bien. Tu vas bien.

Son visage apparaît dans mon champ de vision. Ce visage, je le connais. Je l’ai épousé.

Kathy est venue à mon secours.

Je pleure. Je sais que je suis mort. Ça m’est égal.

Je commence à sombrer dans le coma et j’entends le blond demander :

— Tu as déjà vu ce gars ?

— Ne sois pas idiot. (Kathy.) Bien sûr que non.

Je disparais.

Dans un autre univers.

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