Lorsque Ged s’éveilla il demeura longtemps couché en éprouvant simplement une sensation de plaisir : il était heureux de se réveiller, car il ne s’y attendait pas, et plus content encore de voir la lumière, l’ample et simple lumière du jour tout autour de lui. Il avait l’impression de flotter sur cette lumière, de dériver dans une barque sur des eaux calmes. Puis il finit par comprendre qu’il se trouvait dans un lit, mais un lit dans lequel il n’avait jamais encore dormi. Il était placé sur un cadre soutenu par quatre hauts pieds sculptés ; les matelas étaient de grands sacs de soie remplis de duvet, et c’est pourquoi il avait eu le sentiment de flotter. Le lit était surplombé d’un baldaquin pourpre destiné à préserver le dormeur des courants d’air. De part et d’autre, le rideau avait été tiré ; Ged aperçut une chambre aux murs et au sol de pierre. Pari trois hautes fenêtres, il aperçut la lande désolée, brune mais tachetée de neige par endroits, sous le doux soleil de l’hiver. La chambre devait être située à bonne hauteur du sol, car la vue portait très loin.
Un couvre-lit de satin également garni de duvet glissa à terre lorsque Ged s’assit ; le jeune homme eut la surprise de se voir vêtu d’une tunique de soie et d’étoffe d’argent, tel un seigneur. Auprès du lit, sur une chaise, l’attendaient des bottes de cuir fin et une cape doublée de fourrure de pellawi. Ged resta un moment assis, calme mais hébété, comme sous le coup d’un enchantement, puis il se leva en cherchant instinctivement son bâton. Mais il n’avait pas de bâton.
Bien que recouverte de baume et de pansements, sa main droite, brûlée sur la paume ainsi que sur les doigts, lui faisait mal. Il ressentait aussi toute la gêne de son corps meurtri.
Il demeura debout, immobile, puis, sans force ni espoir, il murmura : « Hoeg… hoeg… » En effet, la petite créature fidèle et vigoureuse avait disparu, la petite âme silencieuse qui un jour l’avait ramené du royaume des morts n’était plus là. Le petit otak était-il encore avec lui lors de sa fuite éperdue, la veille ? Était-ce même bien la veille, ou plusieurs nuits auparavant ? Il ne le savait pas. Dans son esprit, tout était flou et obscur, le gebbet, le bâton embrasé, la fuite, les murmures, la grande porte. Rien de tout cela ne lui revenait clairement. Même maintenant, rien n’était clair. Il chuchota une fois de plus le nom de son protégé, mais il avait déjà abandonné l’espoir d’être entendu, et ses yeux se mouillèrent de larmes.
Une petite cloche tinta au loin, puis une seconde se fit délicatement entendre juste à l’extérieur de la chambre. Une porte s’ouvrit derrière Ged, et une femme entra. « Sois le bienvenu, Épervier », lui dit-elle en souriant.
Elle était jeune et grande, vêtue de blanc et d’argent, et sa chevelure, couronnée d’un filet d’argent, tombait comme une cascade noire.
Avec raideur, Ged s’inclina.
« Tu ne te souviens pas de moi, je crois. »
— « Me souvenir de vous, Dame ? »
Il n’avait qu’une fois dans sa vie recontré une belle femme portant des atours à la mesure de sa beauté : c’était la Dame d’O, qui avait assisté en compagnie de son Seigneur à la fête du Retour du Soleil, à Roke. La Dame d’O était fine et vive comme la flamme d’une chandelle. Mais celle-ci était pareille à la nouvelle lune resplendissante de blancheur.
— « Je savais que tu aurais oublié », lui dit-elle en souriant. « Mais même si tu as la mémoire courte, sois ici le bienvenu, vieil ami. »
— « Où sommes-nous ? » demanda Ged, qui avait encore la langue lente et engourdie. Il avait du mal à parler à cette femme, et avait aussi du mal à détourner d’elle son regard. Les vêtements princiers qu’il portait lui paraissaient étranges, les pierres sur lesquelles il se tenait ne lui rappelaient rien, et même l’air qu’il respirait lui semblait différent. Il n’était pas lui-même, il n’était plus le même Ged.
— « Ce donjon a pour nom la Cour de Terrenon. Mon Seigneur, qui se nomme Benderesk, est souverain de ce pays du bout des Landes de Keksemt aux Monts d’Os, au nord, et gardien de la pierre précieuse qu’on appelle Terrenon. Quant à moi, ici, sur Osskil, on m’appelle Serret, ce qui signifie Argent dans la langue de cette contrée. Quant à toi, je le sais, on t’appelle parfois Épervier, et tu as été fait sorcier sur l’Ile des Sages. »
Ged regarda sa main brûlée et répondit : « Je ne sais pas ce que je suis. Autrefois, j’avais du pouvoir, et je crois que je l’ai perdu. »
— « Non ! Tu ne l’as pas perdu, ou alors tu le recouvreras dix fois. Ici, tu es à l’abri de ce qui t’a mené jusqu’à nous, mon ami. Il y a autour de cette tour de puissantes murailles, et elles ne sont pas toutes faites de pierre. Ici, tu peux te reposer, reprendre des forces. Ici, tu pourras également prendre des forces différentes, ainsi qu’un bâton qui ne se consumera pas dans ta main. Comme tu le verras, un chemin maudit peut conduire à une demeure hospitalière. À présent, suis-moi, je désire te montrer notre domaine. »
Elle parlait avec tant de douceur que Ged entendit à peine ses paroles et n’obéit qu’à la promesse de sa voix. Il la suivit.
Sa chambre était certes située bien haut dans la tour qui se dressait comme un croc acéré sur la colline. Ils descendirent des escaliers de marbre en colimaçon, traversèrent de riches pièces et salles, passèrent devant de hautes fenêtres orientées vers les quatre points cardinaux, dominant les mamelons bruns qui se succédaient indéfiniment, dépourvus de maisons, d’arbres, comme du moindre signe particulier sous la clarté du ciel d’hiver ensoleillé. Tout au plus apercevait-on au nord quelques petits pics blancs se détachant nettement sur le fond bleu, tandis qu’au sud on pouvait deviner le miroitement de la mer.
Des valets ouvrirent les portes et s’effacèrent pour laisser entrer Ged et la dame : tous d’austères et pâles Osskiliens. Elle avait également le teint clair, mais, à la différence de ses serviteurs, elle parlait fort bien l’hardique, et même avec l’accent de Gont, du moins Ged en avait-il le sentiment. Un peu plus tard, ce jour-là, elle le présenta à son époux, Benderesk, Seigneur de Terrenon. Benderesk l’accueillit avec une froide et sombre courtoisie. Il avait trois fois l’âge de son épouse, n’avait que la peau et les os et était aussi blanc que ces derniers. Il pria Ged d’être son hôte aussi longtemps qu’il le souhaiterait, après quoi il n’eut plus rien à ajouter et n’interrogea même pas Ged sur ses voyages ou sur l’ennemi qui l’avait pourchassé jusqu’ici. Dame Serret ne l’avait pas davantage questionné sur ce sujet.
Cela pouvait paraître étrange, mais cela faisait partie de l’étrangeté de l’endroit, comme sa présence même en ce lieu. Ged n’avait pas l’esprit parfaitement clair ; il ne parvenait pas à voir nettement tout ce qui l’entourait. C’était par hasard qu’il s’était réfugié dans cette tour ; or le hasard n’était que dessein. À moins qu’il ne fût venu à dessein et que ce dessein n’eût été soumis au hasard. Il avait prit la route du nord ; à Orimi, un étranger lui avait conseillé de venir quérir de l’aide ici ; un navire osskilien l’avait attendu, et Skiorh l’avait guidé. Dans tout cela, où était l’œuvre de l’ombre qui le pourchassait ? Si œuvre il y avait… Gibier et chasseur avaient-ils été attirés tous deux ici par une autre puissance, lui suivant ce leurre, et l’ombre le suivant, lui, s’emparant de Skiorh comme d’une arme au moment venu ? Sans doute, car, comme l’avait dit Serret, l’ombre ne pouvait entrer au Château de Terrenon. Depuis qu’il s’était réveillé dans la tour, Ged n’avait nullement perçu son insidieuse présence. Mais alors, qu’est-ce qui l’avait mené ici ? Car ce lieu n’était pas de ceux que l’on pouvait découvrir par hasard : Ged commençait à s’en rendre compte, en dépit de la brume qui emplissait son esprit. Nul autre étranger ne parvenait à ces portes. La tour se dressait à l’écart, isolée, le dos tourné à Neshum, la ville la plus proche. Nul ne se rendait au château, nul n’en sortait. Et des fenêtres de cette forteresse, on ne voyait que désolation.
Seul dans la haute chambre, Ged demeura auprès de ces fenêtres jour après jour ; son esprit était sans vigueur, son cœur malade, et il avait froid. Malgré tous les tapis, malgré les épaisses tentures, malgré les habits richement fourrés, malgré les grandes cheminées de marbre, il faisait toujours froid dans la tour. Et ce froid était si pénétrant qu’il atteignait la moelle des os, d’où il était ensuite impossible de le déloger. De la même façon, dans le cœur de Ged s’installa une froide honte qu’il ne parvint pas à chasser. Il ne cessait en effet de se répéter qu’il avait affronté son ennemi, qu’il avait été vaincu et avait pris la fuite. Dans son esprit, il voyait se rassembler tous les Maîtres de Roke. Gensher l’Archimage se tenait au milieu d’eux, le visage sombre ; et il y avait Nemmerle, Ogion, et même la sorcière, qui lui avait appris son premier sort : ils étaient tous là, à le regarder, et il savait qu’il avait déçu la confiance qu’ils avaient en lui. Et il les suppliait de le comprendre, en disant : « Si je ne m’étais pas enfui, l’ombre m’aurait possédé. Elle avait déjà toute la force de Skiorh et une partie de la mienne, je ne pouvais la combattre, car elle connaissait mon nom. Il fallait que je m’enfuie. Un gebbet-sorcier aurait été une terrifiante puissance pour servir le mal et la ruine ; il fallait que je prenne la fuite. » Mais parmi ceux qui l’écoutaient, dans sa tête, il n’en était aucun pour répondre. Alors il regardait tomber inlassablement la neige fine qui commençait à recouvrir les terres désertes en contrebas, et sentait le froid sourd se répandre en lui jusqu’à ce qu’il ne lui reste, pour tout sentiment, qu’une vague fatigue.
Ainsi, plusieurs jours durant, il demeura seul du simple fait de sa misère. Lorsqu’il ne sortait pas de sa chambre pour descendre, il demeurait engourdi et silencieux. La beauté de la Dame du Château emplissait son esprit de confusion, et en cette demeure seigneuriale riche, ordonnée, bienséante autant qu’étrange, il avait l’impression d’être un petit chevrier, et de n’avoir jamais été autre chose qu’un petit chevrier.
On le laissait seul lorsqu’il désirait rester seul, et quand il ne souffrait plus de méditer en regardant tomber les flocons de neige, il allait souvent s’entretenir avec Serret dans l’une des salles courbes décorées de tapisseries, plus bas dans la tour, à la lumière d’un foyer. Il n’y avait pas de joie chez la Dame du Château ; elle ne riait jamais, mais souriait souvent, et cependant un seul de ses sourires parvenait à mettre Ged à l’aise. En sa compagnie, il se mit à oublier sa honte et sa raideur. Bientôt, ils se rencontrèrent tous les jours pour parler longuement, paisiblement et avec nonchalance, légèrement à l’écart des servantes qui accompagnaient sans cesse Serret, près de l’âtre ou à la fenêtre, dans les hautes chambres de la tour.
Le vieux seigneur restait généralement retranché dans ses appartements. Le matin, il sortait et arpentait les cours de la forteresse comme un vieux sorcier qui a passé toute la nuit à concocter des sorts. Au souper, lorsqu’il rejoignait Ged et Serret, il demeurait silencieux et ne relevait la tête que de temps à autre pour lancer à son épouse un regard dur et luisant de convoitise. À ces moments-là, Ged se prenait de pitié pour elle. Elle était pareille à un cerf blanc en cage, pareille à un oiseau blanc aux ailes rognées, pareille à un anneau d’argent au doigt d’un homme vieillissant. Elle était une pièce du trésor de Benderesk, et quand le seigneur des lieux les quittait, Ged demeurait auprès d’elle pour tenter d’égayer sa solitude comme elle avait égayé la sienne.
« Quelle est cette pierre qui donne son nom à votre château ? » lui demanda Ged un soir, comme ils étaient assis devant leurs assiettes d’or et leurs gobelets d’or vides, dans la grande salle à manger caverneuse éclairée par des chandelles.
— « N’en as-tu jamais entendu parler ? Elle est célèbre. »
— « Non, je sais seulement que les seigneurs d’Osskil possèdent des trésors fameux. »
— « Ah, ce joyau est le plus resplendissant de tous. Veux-tu le voir ? Viens. »
Elle sourit, d’un air d’audace et de dérision, comme si elle avait un peu peur de ce qu’elle faisait, et mena le jeune homme par les étroits couloirs du pied de la tour, lui fit descendre des escaliers sous terre jusqu’à une porte close qu’il n’avait pas encore remarquée. Elle ouvrit la porte avec une clé d’argent et regarda Ged en souriant encore une fois comme si elle le mettait au défi de la suivre. Derrière la porte, il y avait un petit passage, puis une seconde porte, qu’elle ouvrit avec une clé d’or, et ensuite une troisième porte, qu’elle ouvrit avec l’une des grandes Formules qui délient. Derrière cette dernière porte, sa chandelle dévoila une petite pièce semblable à une cellule de donjon : sol, murs et plafonds étaient de pierre brute, et il ne s’y trouvait pas le moindre objet.
« Le vois-tu ? » demanda Serret.
Le regard de Ged fit le tour de la pièce, et son œil de sorcier s’arrêta sur l’une des pierres qui constituaient le sol. Elle était grossièrement taillée, et humide, comme toutes les autres. C’était une lourde dalle brute. Mais Ged sentit son pouvoir comme si elle s’était adressée à lui à voix haute. Son souffle s’arrêta dans sa gorge, et un malaise s’empara un instant de lui. C’était la pierre de fondation de la tour, son point central, qui était froid, horriblement froid : rien ne pourrait jamais réchauffer la petite cellule. Il s’agissait d’une histoire très ancienne : un vieil et terrible esprit était emprisonné dans ce bloc de pierre. Sans répondre oui ni non à Serret, Ged se figea sur place ; aussitôt, elle lui lança un curieux regard et désigna la pierre du doigt : « Voici le Terrenon. Trouves-tu étonnant que nous gardions un joyau si précieux dans la plus profonde et la plus secrète de nos chambres de trésors ? »
Ged ne répondit pas davantage, intrigué autant que soupçonneux. Il eût presque dit qu’elle le mettait à l’épreuve, mais conclut que pour en parler avec une telle légèreté, elle ne devait avoir aucune notion de la nature de cette pierre. Elle savait d’elle trop peu de choses pour la redouter. « Dis-moi quels sont ses pouvoirs », dit-il enfin.
— « Elle fut faite avant le jour où Segoy tira de la Mer Ouverte les îles du monde. Elle fut faite lorsque fut fait le monde lui-même, et subsistera jusqu’à la fin du monde. Le temps n’est rien pour elle. Pose-t-on la main sur elle en l’interrogeant, elle répond, suivant le pouvoir que l’on possède. Elle a une voix, si l’on sait l’écouter. Elle peut parler des choses qui ont été, qui sont et qui seront. Elle a parlé de ta venue, bien avant que tu n’arrives dans cette contrée. Veux-tu l’interroger maintenant ? »
— « Non. »
— « Elle te répondra. »
— « Je n’ai nulle question à lui poser. »
— « Elle pourrait te dire », murmura Serret avec douceur, « par quel moyen défaire ton ennemi. »
Ged ne desserra pas les lèvres.
« Crains-tu la pierre ? » lui demanda-t-elle comme si elle n’eût pu croire une telle chose, et il lui répondit : « Oui. »
Dans le froid et le silence de mort de la cellule cernée par des murs et des murs de sortilèges et de pierres, à la lueur de l’unique chandelle qu’elle tenait à la main, Serret le regarda de nouveau avec des yeux brillants. Elle dit : « Épervier, tu n’as pas vraiment peur. »
— « Mais je ne veux pas parler avec cet esprit » répondit Ged, et, lui faisant maintenant entièrement face, il ajouta : « Gente Dame, cet esprit est scellé dans une pierre, et la pierre est condamnée par un sort-liant, un sort aveuglant, un charme d’arrêt et de garde et trois murailles de forteresse dans un pays désolé et stérile, non parce qu’elle est précieuse, mais parce qu’elle peut faire un mal immense. J’ignore ce qu’on vous a dit lorsque vous êtes arrivée ici, mais vous qui êtes jeune et avez le cœur bon, vous ne devriez jamais toucher cette chose, ni même la regarder. Elle ne peut vous procurer aucun bien. »
— « Je l’ai touchée. Je lui ai parlé, et l’ai entendue parler. Elle ne me fait aucun mal. »
Elle se retourna et ils rebroussèrent chemin, franchissant portes et passages jusqu’aux larges escaliers de la tour, où brûlaient des torches. Elle souffla sa chandelle et ils se séparèrent en n’échangeant que quelques mots.
Cette nuit-là, Ged dormit peu. Ce n’était pas la pensée de l’ombre qui le tenait éveillé, car cette pensée était maintenant presque chassée de son esprit par la vision obstinée de cette pierre sur laquelle reposait la tour, et celle du visage de Serret tourné vers lui, à la fois clair et ombré à la lueur de la chandelle. Il avait l’impression que ses yeux ne cessaient de le fixer, et essayait de se souvenir avec précision de son regard au moment où il avait refusé de toucher la pierre. Qu’avait-il vu luire dans ses yeux, le dédain ou la peine ? Lorsque enfin il se coucha et s’endormit, les draps de soie du lit étaient froids comme la glace, puis il ne cessa de se réveiller dans l’obscurité, songeant à la pierre et aux yeux de Serret.
Le lendemain, il la trouva dans la salle de marbre gris voûtée qu’illuminait à présent le soleil tendant vers l’ouest. Elle y passait fréquemment ses après-midi jouant ou bien filant avec ses dames de compagnie. Il lui dit « Dame Serret, je vous ai fait affront. Veuillez me pardonner. »
— « Mais non », lui répondit-elle, d’un air songeur, en répétant : « Non… » Elle renvoya ses dames de compagnie, et lorsqu’ils furent seuls, elle se tourna vers Ged. « Mon hôte, mon ami », dit-elle, « tu es très clairvoyant, mais peut-être ne vois-tu pas tout ce qui est visible. À Gont, à Roke, on enseigne de hauts sortilèges. Mais on n’enseigne pas tous les sortilèges. Ceci est Osskil, le Pays des Corbeaux, ce n’est pas une contrée hardique sous la domination des mages, et ceux-ci n’en savent que bien peu. Des choses se passent ici, dont les maîtres du savoir du Sud ignorent tout, et il existe également des choses qui ne sont point nommées dans la liste des Nommeurs. On craint toujours ce que l’on ne connaît pas. Mais tu n’as rien à craindre ici, au Château de Terrenon. Un homme plus faible pourrait avoir peur, certes. Mais pas toi. Tu es né avec le pouvoir de maîtriser ce qu’il y a dans cette pièce scellée. Je sais cela. C’est pourquoi tu es ici aujourd’hui. »
— « Je ne comprends pas. »
— « C’est parce que mon seigneur Benderesk n’a pas été entièrement franc à ton égard. Mais moi, je serai franche. Viens t’asseoir près de moi. »
II s’assit à côté d’elle sur la banquette de la fenêtre, que recouvrait un épais coussin. Les derniers rayons du soleil, passant au ras de la fenêtre, les inondaient d’un éclat sans chaleur ; plus bas, sur la lande qui commençait à s’obscurcir, la neige de la nuit précédente, qui n’avait toujours pas fondu, formait un blanchâtre linceul.
Elle parla avec une extrême douceur. « Benderesk est Seigneur et Héritier du Terrenon, mais il ne peut user de cette chose, il ne peut faire en sorte qu’elle serve pleinement sa volonté. Je ne le puis pas davantage, que je sois seule ou avec lui. Ni lui ni moi n’avons le don et le pouvoir requis. Et toi, tu possèdes les deux. »
— « Comment le savez-vous ? »
— « La pierre elle-même nous l’a dit ! Je t’ai déjà appris qu’elle avait parlé de ta venue. Elle connaît son maître. Elle attendait que tu viennes. Elle attendait avant même ta naissance, elle attendait celui qui seul pourrait la maîtriser. Et celui qui parvient à faire en sorte que le Terrenon réponde à ses questions et accomplisse sa volonté, celui-là dispose du pouvoir sur sa propre destinée : la force d’écraser n’importe quel ennemi, de ce monde ou d’un autre, la prévoyance, le savoir, la richesse, la domination, et à ses ordres une sorcellerie capable d’humilier l’Archimage lui-même ! Tout cela, ou un peu de tout cela si tu le veux, est à toi ; il te suffit de le demander. »
Une fois de plus, elle tourna vers lui ses étranges yeux vifs, et son regard le transperça au point qu’il se mit à frissonner comme s’il eût été transi de froid. Pourtant la peur se lisait sur son visage, comme si elle avait eu besoin d’aide, mais était trop fière pour en faire la requête. Ged ne savait que penser. Tout en parlant, elle avait mis la main sur la sienne, couvrant de ses doigts légers, fins et clairs, son puissant poignet au teint foncé. Il la supplia : « Serret ! Je ne possède pas ce pouvoir dont tu me parles ; ce que j’ai eu jadis, je m’en suis défait. Je ne puis t’aider, je ne puis t’être d’aucune utilité. Mais je sais une chose : les Anciens Pouvoirs de la terre ne sont pas pour l’usage des hommes. Ils n’ont jamais été remis entre nos mains, et entre nos mains ils ne peuvent accomplir que ruine. Quand les moyens sont néfastes, la fin l’est aussi. Je n’ai pas été attiré ici, mais poussé, et la force qui m’a poussé en ce lieu travaille à ma défaite. Je ne puis t’aider. »
« Celui qui rejette son pouvoir est parfois comblé par un pouvoir bien supérieur », dit-elle en souriant, comme si les craintes et les scrupules de Ged n’étaient que sentiments puérils. Peut-être en sais-je plus que toi sur ce qui t’a mené ici. Un homme ne s’est-il pas adressé à toi dans les rues d’Orimi ? C’était un messager, un serviteur du Terrenon. Il était lui-même sorcier jadis, mais il a jeté son bâton pour servir un pouvoir plus grand que celui de n’importe quel mage. Puis tu es arrivé à Osskil, et sur la lande tu as tenté d’affronter une ombre avec ton bâton de bois. Nous avons failli ne pas te sauver, car la chose qui te pourchasse est plus rusée que nous le croyions, et elle avait déjà pris beaucoup de ta force… Seule une ombre peut combattre une ombre. Seules les ténèbres peuvent vaincre les ténèbres. Écoute-moi, Épervier ! Que te faut-il donc pour défaire cette ombre qui te guette hors de ces murailles ? »
— « Il me faut ce que je ne puis savoir. Son nom. »
— « Le Terrenon, qui sait toutes les naissances, les morts et les existences avant comme après la mort, les non-nés et les non-mourants, le monde de la nuit, te dira ce nom. »
— « Et le prix ? »
— « Il n’y a pas de prix. Je te dis qu’il t’obéira, qu’il te servira comme un esclave. »
Ébranlé, tourmenté, Ged ne répondit pas. Elle tenait à présent sa main dans les deux siennes, et le dévisageait. Le soleil avait sombré dans les brumes qui rongeaient l’horizon, et l’air s’était également embrumé, mais le visage de Serret s’illuminait de satisfaction et de triomphe à mesure qu’elle l’observait et voyait sa volonté fléchir en lui. Elle murmura avec douceur : « Tu seras plus puissant que tous les hommes, tu deviendras parmi eux un roi. Tu régneras, et avec toi je régnerai… »
Soudain, Ged se leva ; et, avançant d’un pas, juste au détour du mur de la longue salle, il aperçut près de la porte le Seigneur de Terrenon qui écoutait, un léger sourire sur les lèvres.
Les yeux de Ged s’éclaircirent, et avec ses yeux son esprit. Il abaissa les yeux sur Serret. « C’est la lumière qui défait les ténèbres », dit-il avec hésitation, « la lumière ».
Prononçant cette phrase, comme si les mots apportaient soudain la lumière, il comprit qu’il avait bel et bien été attiré en ce lieu, qu’ils l’avaient trompé, qu’ils s’étaient servis de sa peur pour le guider et qu’une fois tombé entre leurs mains, il n’aurait pas pu repartir. Certes, ils l’avaient arraché aux griffes de l’ombre, parce qu’ils ne voulaient pas qu’il fût un possédé de l’ombre avant d’être devenu esclave de la Pierre. Une fois sa volonté capturée par le pouvoir de la Pierre, ils auraient laissé l’ombre entrer à l’intérieur de l’enceinte, car un gebbet fait un meilleur esclave qu’un homme. S’il avait une seule fois touché la Pierre, ou s’il lui avait parlé, il aurait été perdu à jamais. Mais tout comme l’ombre n’avait pu tout à fait le rattraper et s’emparer de lui, de même la Pierre n’avait pu user de lui totalement. Il avait presque cédé, mais pas tout à fait. Il n’avait pas consenti, et il est très difficile pour le Mal de prendre possession d’une âme non consentante.
De chaque côté se trouvaient les deux êtres qui, eux, avaient cédé, qui avaient consenti ; ils se regardaient. Benderesk s’avança.
Le Seigneur de Terrenon dit à sa dame d’une voix sèche : « Ne t’avais-je pas dit, Serret, qu’il te glisserait des mains ? Tes sorciers gontois sont peut-être insensés, mais ils ne sont pas nés de la dernière pluie. Et toi, tu es tout aussi insensée de t’imaginer que tu peux nous duper, que tu peux nous soumettre tous les deux par ta beauté et faire usage du Terrenon à tes propres fins. Mais c’est moi qui suis le Seigneur de la Pierre, et voici ce que je fais de l’épouse déloyale : Ekavroe ai oelwantar ! » C’était un sort de Changement, et Benderesk venait d’élever ses longues mains pour transformer la femme tremblante de peur en quelque hideuse chose, en pourceau, en chien ou en vieille sorcière baveuse. Aussitôt, Ged s’avança et, frappant les mains du seigneur, les abaissa en prononçant un seul mot, un mot très court. Et bien qu’il n’eût pas de bâton et se tînt en terre maudite et étrangère, sur le domaine d’une puissance noire, sa volonté prévalut. Benderesk fut figé sur place, son regard obscurci, aveugle et rempli de haine fixé sur Serret.
« Viens », dit-elle d’une voix frêle. « Viens vite, Épervier, avant qu’il n’appelle les Serviteurs de la Pierre… »
Et comme pour faire écho à ses mots, un murmure se propagea dans la tour à travers toutes les pierres du sol et des murs, un murmure sec et tremblant, comme si la terre elle-même allait se mettre à parler.
Serret saisit la main de Ged. Ils franchirent en courant les passages et les salles, dévalèrent les grands escaliers en colimaçon et parvinrent enfin dans la cour où les dernières lueurs du jour couvraient d’argent la neige souillée et piétinée. Trois des serviteurs du château leur barraient le chemin, l’air sinistre et inquisiteur, comme s’ils avaient suspecté Ged et Serret d’avoir comploté contre leur maître. « La nuit tombe, Dame », dit l’un d’eux, et un autre ajouta : « Vous ne pouvez sortir à cheval à cette heure. »
— « Hors de mon chemin, immondes valets ! » cria Serret, puis elle dit quelque chose dans la sifflante langue osskilienne, et les hommes s’écartèrent d’elle, tombèrent et se tordirent à terre. L’un d’eux se mit à hurler comme une bête.
« Nous devons sortir par la porte, il n’y a point d’autre issue. La vois-tu ? La trouves-tu, Épervier ? »
Elle le tirailla par le bras, mais il hésitait toujours. « Quel sort leur avez-vous jeté ? »
— « J’ai fait couler du plomb bouillant dans la moelle de leurs os, ils en périront. Vite, te dis-je, il va lâcher sur nous les Serviteurs de la Pierre, et je ne puis trouver la porte… elle est protégée par un charme puissant. Vite ! »
Ged ne savait ce qu’elle voulait dire, car pour lui la porte enchantée était aussi visible que la voûte de pierre devant laquelle il se tenait, à l’entrée de la cour. Il mena Serret par le porche, traversa l’avant-cour recouverte de neige vierge puis, après avoir prononcé un mot d’Ouverture, il franchit avec elle la porte de la muraille de sorts.
Une fois qu’ils eurent franchi cette porte et quitté le crépuscule d’argent du Château de Terrenon, elle se transforma. Elle n’était pas moins belle dans la lugubre lumière de la lande, mais à sa beauté s’ajoutait maintenant un féroce regard de sorcière. Ged la reconnut enfin. C’était la fille du Seigneur de Re Albi, fille d’une sorcière d’Osskil, qui s’était jouée de lui dans les verts pâturages au-dessus de la maison d’Ogion, il y avait bien longtemps, et l’avait envoyé lire la formule funeste avec laquelle il avait libéré l’ombre. Mais ces pensées ne s’attardèrent pas longtemps dans son esprit, car maintenant il regardait autour de lui, tous ses sens aux aguets, cherchant son implacable ennemi, l’ombre qui devait l’attendre quelque part en dehors des murailles magiques. L’ombre pouvait être encore ce gebbet vêtu de la mort de Skiorh, ou elle pouvait être dissimulée dans les ténèbres tombantes, guettant son heure pour s’emparer de lui et fondre son informe nature dans sa chair vivante. Ged sentait qu’elle était proche, mais ne la voyait pas. Peu après, à quelques pas de la porte, il aperçut une petite chose noire à demi enfouie sous la neige ; il se pencha, puis avec douceur la prit dans ses deux mains. C’était l’otak. Son pelage délicat était maculé de sang, et son petit corps était raide, froid et sans poids.
« Change-toi ! Change-toi ! Ils arrivent ! » cria Serret en attrapant son bras et en désignant la tour qui se dressait derrière eux comme une grande dent blanche dans le crépuscule. Des créatures noires étaient en train de sortir en rampant par les meurtrières du bras de la tour, et battant lentement des ailes, qu’elles avaient gigantesques, elles décrivirent de grands cercles, passant par-dessus les remparts et s’approchant de Ged et de Serret, à qui le flanc de la colline n’offrait pas la moindre protection. Le rauque chuchotement qu’ils avaient perçu à l’intérieur de la forteresse était maintenant devenu beaucoup plus fort, comme une vaste plainte frissonnante dans la terre, sous leurs pieds.
Le coeur de Ged s’emplit de colère et de fureur envers toutes les cruelles et meurtrières créatures qui le trompaient, le prenaient au piège, le pourchassaient sans fin. « Change-toi ! » lui cria Serret, et aussitôt, prononçant à la hâte un sort, elle se transforma en mouette grise et s’envola. Mais Ged se pencha, prit un brin sec et frêle d’herbe folle qui perçait la neige près de l’endroit où il avait trouvé la dépouille du petit otak, et lui parla avec les mots du Vrai Langage. Comme il parlait, le brin s’allongea et s’épaissit ; et, lorsqu’il eut terminé, il tenait en main un grand bâton, un bâton de sorcier. Quand les noires créatures ailées du Château de Terrenon fondirent sur lui et qu’il frappa leurs grandes ailes, son bâton ne fut entouré d’aucun fléau de feu rouge ; il se mit simplement à flamboyer d’un feu de mage blanc qui ne brûle pas mais éloigne les ténèbres.
Les créatures revinrent à l’attaque ; bêtes difformes venues d’époques lointaines, bien avant l’oiseau, le dragon ou l’homme. Le jour les avait oubliées depuis bien longtemps mais le pouvoir ancien, maléfique de la Pierre, à la mémoire infaillible, les avait rappelées. Elles harcelèrent Ged comme des oiseaux de proie. Il sentit leurs ergots fendre l’air autour de lui comme des faux, fut assailli par leur odeur de pourriture ; mais il para et frappa avec fureur, les repoussant avec le bâton embrasé né de sa colère et d’un brin d’herbe sauvage. Et soudain, toutes les créatures s’envolèrent comme des freux effarouchés abandonnant une charogne, et s’éloignèrent à grands coups d’aile, silencieusement, dans la direction prise par Serret sous sa forme de mouette. Leurs ailes immenses paraissaient lentes, mais elles les propulsaient vigoureusement dans l’air, de sorte que les bêtes volaient rapidement. À cette vitesse, aucune mouette ne pouvait les distancer longtemps.
Aussi prestement qu’il l’avait fait à Roke, Ged prit la forme d’un grand rapace : non l’épervier qui représentait son nom, mais le Faucon Pèlerin qui file comme une flèche, aussi vite que la pensée. Avec ses ailes striées vives et puissantes, il vola à la poursuite de ses poursuivants. Il commençait à faire sombre, et entre les nuages s’illuminaient déjà quelques étoiles. Bientôt, il aperçut la horde noire plongeant tout entière vers un point, au milieu des airs. Derrière s’étendait la mer, pâle sous les ultimes lueurs de cendres du jour. Le faucon-Ged fila en droite ligne vers les créatures de la Pierre, et lorsqu’il surgit au milieu d’elles, elles s’éparpillèrent comme des gouttes d’eau qu’un caillou eût fait jaillir. Mais elles avaient déjà attrapé leur proie. L’une avait du sang sur son bec, l’autre des plumes blanches collées aux serres, et nulle mouette devant eux ne survolait les flots blêmes.
Bientôt, les monstres noirs s’attaquèrent de nouveau à Ged, leur masse pesante fondant sur lui avec célérité, leurs becs d’acier grands ouverts. S’élevant brusquement plus haut qu’eux, il poussa le cri du faucon, cri de défi et de colère, puis survola comme une flèche les basses plages d’Osskil jusqu’aux immenses vagues de la mer.
Les créatures de la Pierre décrivirent un moment des cercles en croassant puis, une par une, elles disparurent au-dessus de la lande, vers l’intérieur des terres. Les Anciennes Puissances ne s’aventurent en effet jamais au-dessus de la mer, chacune d’elles étant liée à une île, un lieu précis, une grotte, une pierre ou bien une source vive. Les noires émanations s’en retournaient à leur donjon ; peut-être le Seigneur de Terrenon pleura-t-il à leur retour, peut-être se réjouit-il. Mais avec ses ailes de faucon et sa griserie de faucon, telle une flèche filant sans jamais tomber, telle une pensée profondément gravée, Ged poursuivit son vol au-dessus de la Mer d’Oskil, vers les vents de l’hiver, vers la nuit, vers l’orient.
Ogion le Silencieux était revenu tard à Re Albi, à la fin de ses randonnées d’automne. Au fil des années, il était devenu plus taciturne et plus solitaire que jamais. Le nouveau Seigneur de Gont, qui demeurait dans la ville, plus bas, n’avait jamais réussi à lui arracher le moindre mot, bien qu’il eût un jour gravi la montagne jusqu’au Nid du Faucon dans l’espoir d’obtenir l’aide du mage au sujet d’une histoire de piraterie vers les Andrades. Ogion, qui parlait aux araignées sur leurs toiles et avait été vu saluant courtoisement des arbres, refusa de dire ne fût-ce qu’un mot au Seigneur de l’Ile, qui s’en retourna fort mécontent. Peut-être y avait-il également quelque mécontentement ou quelque malaise dans l’esprit d’Ogion, car il avait passé tout l’été et tout l’automne seul dans la montagne, et maintenant seulement, à l’approche du Retour du Soleil, il retrouvait son foyer.
Le lendemain de son retour, il se leva tard ; désirant boire un thé de roussevive, il sortit chercher de l’eau à la source qui coulait un peu plus bas devant sa chaumière. Les bords de la petite nappe autour de la source étaient gelés, et la mousse flétrie parmi les rochers était marquée de fleurs de givre. Il faisait tout à fait jour, mais le soleil n’apparaîtrait pas encore avant une heure de derrière le contrefort de la montagne ; toute la partie ouest de Gont, du rivage au pic, échappait à ses rayons, dans le silence et la clarté de ce matin d’hiver. À côté de la source, le mage contemplait en contrebas les terres en pente, le port et les vastes étendues grises de la mer, quand un battement d’ailes au-dessus de lui le surprit. Il leva les yeux en étendant un peu le bras. Un grand faucon vint se poser sur son poignet dans un grand bruit d’ailes. Il se comportait comme un oiseau dressé pour la chasse, mais ne portait pas de cordelette rompue, de bague ou de clochette. Ses serres étaient enfoncées dans le poignet d’Ogion, ses ailes striées tremblaient, et son œil d’or rond était marqué par la fatigue et la nervosité.
« Es-tu message ou messager ? » dit Ogion gentiment au faucon. « Viens avec moi… » À ce moment, l’oiseau le regarda. Ogion demeura un instant silencieux. « Je t’ai nommé, un jour, je crois », dit-il, puis il rebroussa chemin et rentra dans sa maison, le faucon toujours perché sur son poignet. Il déposa l’oiseau près de l’âtre, à la chaleur du feu, et lui offrit de l’eau. Mais le faucon refusa de boire. Alors Ogion se mit à composer un sort, avec beaucoup de calme et de douceur, tissant la toile de magie davantage avec ses mains qu’avec des mots. Puis, une fois le sortilège entier et œuvré, il dit doucement « Ged », sans lancer le moindre regard vers le faucon près du foyer. Il attendit quelques minutes, puis, se retournant, il se redressa, et s’approcha du jeune homme qui se tenait près du feu, tremblant et l’œil vague.
Ged était richement vêtu de fourrure, de soie et d’argent, comme un étranger, mais ses habits étaient déchirés et durcis par le sel marin ; il était maigre et voûté, et ses cheveux pendaient pitoyablement sur son visage écorché.
Après avoir enlevé de ses épaules la cape princière souillée, Ogion le conduisit vers l’alcôve où jadis dormait son apprenti et le fit se coucher. Puis il murmura un charme de sommeil et le laissa. Il ne lui avait pas dit un mot, sachant qu’en ce moment Ged n’avait pas en lui une once de parole humaine.
Comme tous les enfants, Ogion, quand il était jeune, avait trouvé bien plaisant de prendre, par l’art de la magie, toutes les formes souhaitées, homme, bête, arbre ou nuage, et de s’amuser à devenir mille êtres ou choses. Mais une fois devenu sorcier, il avait appris le prix de ce jeu : le péril de perdre sa propre identité, de ne jamais revoir la vraie. Plus longtemps un homme conserve une forme qui n’est pas la sienne, plus le danger qu’il court est grand. Il n’est pas un apprenti-sorcier qui n’apprenne l’histoire du sorcier Bordger de Wey, qui avait grand plaisir à prendre la forme de l’ours et le fit de plus en plus souvent. Un jour, l’ours finit par naître en lui, supplantant l’homme ; et il devint un ours, tua son propre enfant, et fut ensuite traqué puis abattu. Et nul ne sait combien, parmi les dauphins qui sautent dans les eaux de la Mer du Centre, étaient autrefois des hommes, des hommes sages, qui ont oublié leur sagesse et leur nom dans les joies de l’inlassable mer.
Ged avait pris la forme d’un faucon dans un moment de détresse brûlante et de rage, et lorsqu’il s’était envolé d’Osskil il n’y avait dans son esprit qu’une seule idée : voler plus vite que la Pierre, plus vite que l’ombre, s’enfuir de ces contrées glaciales et traîtresses, rentrer chez lui. La fougue sauvage et la colère du faucon, semblables à sa fougue et à sa colère propres, avaient fini par devenir siennes, et sa volonté de voler était devenue la volonté du faucon. De cette manière il avait survolé Enlade, s’était posé pour boire au bord d’un étang désert dans un bois, puis était aussitôt reparti à tire-d’aile, car il redoutait l’ombre qui le pourchassait. Ainsi avait-il franchi l’immense passe de mer appelée la Gueule d’Enlade et avait-il volé sans cesse en direction du sud-est, apercevant à peine les hauteurs d’Oranéa sur sa droite et devinant plus difficilement encore Andrade sur sa gauche, tandis que devant lui ne s’étendait que la mer. Jusqu’à ce qu’enfin, bien loin sur les flots, l’une des vagues apparaisse immobile, constante, s’élevant toujours plus haut : le blanc sommet de Gont. À travers tout le soleil et toutes les nuits de ce vol fantastique, il avait épuisé ses ailes de faucon, regardé avec ses yeux de faucon et oublié ses propres préoccupations pour finalement ne connaître que ce que connaît le faucon : la faim, le vent et l’art de voler.
Il était parvenu au bon havre. Ceux qui eussent pu le transformer de nouveau en homme étaient rares à Roke ; et à Gont il n’y en avait qu’un.
Lorsqu’il s’éveilla, il demeura farouche et muet. Ogion ne lui adressa pas la parole, mais il lui donna de la viande et de l’eau et le laissa s’asseoir près du feu, voûté, sombre comme un grand oiseau de proie à bout de forces, et d’humeur méchante. Quand vint la nuit, il s’endormit. Le troisième jour, comme le mage, assis devant le feu, contemplait les flammes, il vint et lui dit : « Maître… »
— « Sois le bienvenu, mon garçon », lui répondit Ogion.
— « Je suis revenu chez vous comme je m’en étais allé : tel un insensé. » La voix du jeune homme s’était faite dure et plus épaisse. Le mage sourit avec douceur, il installa Ged devant le feu, en face de lui, et alla préparer un peu de thé.
Il neigeait pour la première fois cet hiver sur les basses collines de Gont. Les fenêtres d’Ogion étaient soigneusement fermées, mais ils entendaient les flocons de neige mouillés tomber doucement sur le toit, et sentaient le calme pesant de la neige tout autour de la maison. Ils restèrent longtemps assis près du feu, et Ged conta à son ancien maître l’histoire de toutes ses années passées depuis son départ de Gont à bord du bateau appelé Ombre. Ogion ne lui posa aucune question, et quand Ged eut fini de parler, il demeura longtemps silencieux, méditant dans le calme. Puis il se leva, posa sur la table du pain, du fromage et du vin, et ils mangèrent ensemble. Lorsqu’ils eurent achevé leur repas et nettoyé la table, Ogion parla.
« Ce sont de bien cruelles cicatrices que tu as là, mon garçon », dit-il.
— « Je n’ai aucune puissance contre la chose », répondit Ged.
Ogion secoua la tête, mais durant un moment il n’ajouta rien. Puis il dit enfin : « C’est étrange. Là-bas, à Osskil, tu as eu assez de force pour vaincre un sorcier sur son propre terrain. Tu as eu assez de force pour déjouer les leurres et parer les coups des serviteurs d’une Ancienne Puissance de la Terre. Et à Pendor tu as eu suffisamment de force pour te mesurer à un dragon. »
— « C’est de la chance que j’ai eue à Osskil, pas de la force », répondit Ged, et il frissonna de nouveau en songeant au froid mortel et cauchemardesque du Château de Terrenon. « Quant au dragon, je connaissais son nom. La chose maléfique, l’ombre qui me pourchasse, n’a pas de nom. »
— « Toutes les choses ont un nom », dit Ogion avec une telle assurance que Ged n’osa répéter les paroles de l’Archimage Gensher, qui lui avait dit que les forces du mal telles que celle qu’il avait libérée n’avaient pas de nom. Le Dragon de Pendor, il est vrai, avait proposé de lui révéler le nom de la chose, mais il ne croyait guère à la sincérité d’une telle offre, pas plus qu’il ne croyait à la promesse de Serret que la Pierre lui apprendrait ce qu’il avait besoin de savoir.
— « Si l’ombre a un nom », dit-il enfin, « je ne pense pas qu’elle s’arrête pour me le dévoiler… »
— « Non », répondit Ogion, « Pas plus que tu ne t’es arrêté en chemin pour lui dire le tien. Et cependant elle le connaissait. Sur la lande d’Osskil, elle t’a appelé par ton nom, le nom que je t’ai donné. Voilà qui est curieux, fort curieux… »
Le mage se replongea dans ses méditations. Finalement Ged dit : « Je suis venu ici chercher conseil, et non asile, Maître. Je ne veux pas attirer cette ombre sur vous, et bientôt elle sera ici, si je reste. Un jour, vous l’avez chassée de cette pièce où nous nous trouvons en ce moment… »
— « Non, ce n’en était que le présage, l’ombre d’une ombre. Aujourd’hui, il ne me serait pas possible de la chasser. Toi seul peux le faire. »
— « Mais devant elle, je suis sans pouvoir. Y a-t-il quelque endroit… » Sa voix mourut avant qu’il eût exprimé sa question.
— « Il n’y a aucun endroit où tu puisses trouver la sécurité », répondit Ogion avec douceur. « Ne te transforme plus, Ged. L’ombre cherche à détruire ton être véritable ; en te poussant à être un faucon, elle y est presque parvenue. Non, j’ignore où il te faut aller. Et cependant j’ai quelque idée de ce que tu devrais faire. C’est une chose bien difficile à te dire. »
Mais le silence de Ged était éloquent : il exigeait la vérité, et Ogion dit enfin : « Tu dois te retourner. »
— « Me retourner ? »
— « Si tu continues, si tu ne cesses de fuir, où que tu ailles tu rencontreras danger et malédiction, car c’est elle qui te mène, qui choisit ton chemin. Or c’est à toi de choisir. Tu dois traquer ce qui te traque. Tu dois chasser le chasseur. »
Ged ne dit mot.
Le mage poursuivit : « Je t’ai nommé à la source de l’Ar, un torrent qui s’élance des montagnes jusqu’à la mer. Un homme sait vers où il se dirige, mais il ne peut le savoir qu’à la condition de se retourner, de revenir à son origine et de garder cette origine à l’intérieur de son être. S’il ne veut pas être qu’une brindille qui ballotte et tourbillonne dans le torrent, il doit être le torrent tout entier, de sa naissance à l’endroit où il se jette dans la mer. Tu es revenu à Gont, tu es revenu près de moi, Ged. Maintenant, retourne-toi complètement, cherche la source vraie, et ce qui se trouve devant la source. Là tu découvriras la force que tu cherches. »
— « Là, Maître ? » demanda Ged, avec de la terreur dans la voix. « Où ? »
Ogion ne répondit pas.
— « Si je me retourne », dit Ged au bout d’un moment, « si, comme vous le dites, je chasse le chasseur, je pense que la chasse ne sera pas longue. L’ombre n’a qu’un désir : m’affronter de face. Par deux fois elle l’a fait, par deux fois elle m’a vaincu. »
— « La troisième fois opère le charme », dit Ogion.
Ged se mit à arpenter la pièce, du feu à la porte, de la porte au feu. « Et si elle parvient à me vaincre totalement », dit-il, discutant peut-être avec Ogion, peut-être avec lui-même, « elle s’emparera de mon savoir, de mon pouvoir, et elle les utilisera. Pour l’instant, elle ne menace que moi. Mais si elle pénètre en moi et me possède, elle accomplira à travers moi un mal immense. »
— « Cela est vrai. Si elle parvient à te vaincre. »
— « Mais si je prends la fuite de nouveau, elle me retrouvera, sans le moindre doute… Et toutes mes forces se consumeront dans ma fuite. » Ged continua de faire les cent pas, puis soudain il se retourna, s’agenouilla devant le mage et lui dit : « J’ai marché aux côtés de grands sorciers, et j’ai vécu sur l’Ile des Sages, mais c’est vous qui êtes mon vrai maître, Ogion. » Il parlait avec amour, avec une sombre joie.
— « Bien », lui dit Ogion. « Maintenant, tu le sais, et mieux vaut tard que jamais. Mais tu verras qu’un jour tu seras mon maître. » Il se leva, rassembla un peu le feu pour lui redonner de l’ardeur, suspendit la bouilloire au-dessus puis jeta sur ses épaules sa peau de mouton et dit : « Je dois aller m’occuper de mes chèvres. Veille sur la bouilloire pour moi, mon garçon. »
Quand il revint, saupoudré de neige et frappant le sol du pied pour nettoyer ses bottines en peau de chèvre, il tenait à la main une grande perche d’if assez grossière. Puis, durant le restant de ce bref après-midi, ainsi qu’après le souper, il travailla cette perche à la lumière de la lampe, à l’aide d’un couteau, d’une pierre à frotter et de sa magie. Maintes fois il passa ses mains sur le bois, comme pour déceler la moindre imperfection. Souvent, durant son travail, il chantait doucement. Toujours épuisé, Ged l’écouta, puis, tandis que le sommeil le gagnait, il se mit à imaginer qu’il était un enfant dans la hutte de la sorcière, au village de Dix-Aulnes, devant un feu qui faisait rougir les ténèbres d’une nuit neigeuse respirant un air chargé de senteurs d’herbes et de fumée, et, l’esprit errant parmi les rêves, il se laissa bercer par le long et paisible chant qui parlait de sortilèges et des exploits de héros qui avaient lutté contre de noires puissances et étaient sortis vainqueurs du combat, ou bien vaincus, sur de lointaines îles, dans un lointain passé.
« Voilà qui est fait », dit Ogion, et il tendit à Ged le bâton terminé. « L’Archimage t’avait donné du bois d’if ; son choix était avisé, et je m’y suis tenu. Je destinais cette branche à un grand arc, mais cela est mieux ainsi. Bonne nuit, mon fils. »
Ne trouvant pas de mot pour le remercier, Ged se dirigea vers son alcôve. Ogion l’observa et dit, d’une voix trop basse pour être entendue : « Vole bien, ô mon jeune faucon ! »
Lorsque Ogion se réveilla dans la froideur de l’aube, Ged avait disparu. Il avait simplement laissé, à la manière des sorciers, un message en runes d’argent gravées dans la pierre du foyer, qui s’évapora à mesure qu’Ogion le lisait : « Maître, je pars à la chasse. »