Ged s’imaginait qu’en tant qu’apprenti d’un mage fameux il pénétrerait aussitôt le mystère et acquerrait la maîtrise du pouvoir. Il comprendrait le langage des bêtes comme celui des feuilles, se dit-il ; il balaierait les vents d’un seul mot et apprendrait à prendre toutes les formes souhaitées. Peut-être son maître et lui se feraient-ils cerfs pour galoper ensemble, ou survoleraient-ils la montagne jusqu’à Re Albi sur des ailes d’aigles.
Mais il n’en alla nullement ainsi. Ils cheminèrent, descendant d’abord dans le Val, puis contournèrent lentement la montagne par le sud et l’ouest, accueillis le soir dans de minuscules villages, ou passant la nuit à la belle étoile comme de pauvres compagnons sorciers, des chaudronniers ambulants ou des mendiants. Ils ne franchirent aucun domaine mystérieux. Rien ne se produisit. Le bâton de chêne du mage que Ged avait tout d’abord considéré avec intérêt et appréhension n’était qu’un robuste bâton de marche, rien d’autre. Trois jours passèrent, puis quatre, et pourtant Ogion n’avait toujours pas prononcé un charme aux oreilles de Ged ; il ne lui avait pas appris un seul nom, une seule rune, un seul sort.
Bien que très silencieux, il était si doux et si calme que Ged ne tarda pas à perdre sa crainte respectueuse et qu’un ou deux jours plus tard il se sentit suffisamment hardi pour demander : « Quand commencera mon apprentissage, Maître ? »
— « Il a commencé », lui répondit Ogion.
Un silence, comme si Ged retenait ce qu’il voulait objecter. Puis il lança : « Mais je n’ai encore rien appris ! »
— « C’est que tu n’as pas encore découvert ce que je t’enseigne », répliqua le mage, sans interrompre les longues foulées de sa marche régulière. Leur chemin les menait à présent sur la haute passe entre Ovark et Wiss. Comme la plupart des Gontois, le mage était un homme sombre à la peau brune comme le cuivre et aux cheveux gris, racé et puissant comme un chien de meute, et aussi infatigable. Il avait la parole rare, il mangeait peu et dormait encore moins. Son œil était vif et son ouïe fine, et souvent son visage paraissait en alerte.
Ged ne lui répondit pas. Ce n’était pas toujours facile de répondre à un mage.
« Tu veux jeter des sorts », lui dit bientôt Ogion tout en marchant, « mais tu as tiré trop d’eau de ce puits. Attends. Être adulte, c’est être patient ; et maîtriser son sujet, c’est être neuf fois patient. Quelle est cette herbe au bord du sentier ? »
— « De la faigne. »
— « Et celle-ci ? »
— « Je ne sais pas. »
— « On l’appelle la quatrefeuille. » Ogion avait fait halte, et posé l’extrémité chaussée de cuivre de son bâton près de la petite herbe, de sorte que Ged examina la plante avec beaucoup de soin avant d’en retirer une cosse chargée de graines et de demander enfin, Ogion n’ayant rien ajouté : « Quel est son usage, Maître ? »
— « À ma connaissance, elle n’en a point. »
Ged garda un instant la cosse dans la main tandis qu’ils reprenaient leur chemin, puis il la jeta.
— « Lorsque de la quatrefeuille tu connaîtras pour chaque saison toutes les racines, fleurs et feuilles, lorsque tu sauras son aspect, son parfum et ses graines, alors tu pourras apprendre son véritable nom, car tu connaîtras sa vie : celle-ci représente plus que son usage. Après tout, quel est ton usage ? Ou le mien ? La Montagne de Gont est-elle utile ? De même la Haute Mer ? » Et cinq cents mètres plus loin, Ogion finit par ajouter : « Pour entendre, il faut être silencieux. »
Le jeune garçon fronça les sourcils. Il n’aimait guère passer pour un sot. Toutefois, il fit taire son ressentiment et son impatience et s’efforça de se montrer obéissant afin qu’Ogion consente finalement à lui apprendre quelque chose. Car il était insatiable : il voulait apprendre, il voulait conquérir des pouvoirs. Or il commençait à avoir l’impression qu’il eût appris davantage en devisant avec n’importe quelle herbière ou sorcière de village. Tandis qu’ils contournaient la montagne par l’ouest en traversant les forêts solitaires, dépassant Wiss, il se demandait de plus en plus où étaient la puissance et la magie de ce grand mage Ogion. Car, lorsqu’il se mit à pleuvoir, Ogion ne prononça même pas le sort que connaissaient tous les changeurs de temps pour écarter l’orage. Sur une terre riche en sorciers, comme Gont ou les Enlades, on peut voir un nuage chargé de pluie errer d’un bord à l’autre, de lieu en lieu, quand les sorts se relaient pour le chasser jusqu’à ce qu’il débouche sur la mer, où il peut se déverser en paix. Mais Ogion laissa la pluie tomber où bon lui semblait. Il trouva un large sapin, sous lequel il s’allongea. Ged s’accroupit au milieu des buissons, trempé et triste, en se demandant à quoi il pouvait être utile de posséder le pouvoir si l’on était trop avisé pour l’utiliser, et en regrettant de ne pas s’être plutôt mis au service du vieux changeur de temps du Val, qui au moins lui eût permis de dormir au sec. Il ne formula aucune de ses réflexions à voix haute. Il ne dit pas un mot. Son maître, qui souriait, s’endormit sous la pluie.
Vers le Retour du Soleil, quand les premières neiges épaisses se mirent à tomber sur les hauteurs de Gont, ils parvinrent à Re Albi, le foyer d’Ogion. Ce village se trouve sur les roches élevées de la Corniche, et son nom signifie Nid de Faucon. De ce lieu, on aperçoit très loin le port profond en contrebas, les tours du Port de Gont, les vaisseaux qui franchissent dans les deux sens le chenal de la baie entre les Falaises Fortifiées, et à l’ouest, dans le lointain, au-delà de la mer, on devine les monts bleutés d’Oranéa, la plus orientale des Iles du Centre.
Quoique vaste, construite de bois solide et munie d’un foyer et d’une cheminée au lieu d’un trou à feu, la demeure du mage ressemblait aux huttes du village de Dix-Aulnes : elle ne comportait qu’une seule pièce, à laquelle était attenant d’un côté un abri à chèvres. Dans le mur ouest s’ouvrait une sorte d’alcôve, où Ged devait dormir. Au-dessus de sa paillasse, une fenêtre donnait sur la mer, mais la plupart du temps les volets devaient être fermés, contre les grands vents qui, tout l’hiver durant, soufflaient du nord et de l’ouest. C’est dans la chaleur obscure de cette maison que Ged passa l’hiver, entendant au-dehors le fracas de la pluie et du vent, ou enveloppé par le silence de la neige, apprenant à écrire et à lire les Six Cents Runes hardiques. Il était fort heureux de cet apprentissage-là, car ce n’est pas en ânonnant mécaniquement charmes et sortilèges qu’un homme acquiert une véritable maîtrise. La langue hardique de l’Archipel, bien qu’elle ne contienne pas davantage de magie qu’aucune autre langue humaine, trouve ses racines dans le Langage Ancien, cette langue qui nomme les choses par leurs véritables noms ; pour comprendre ce langage, il faut commencer par les Runes écrites, celles de l’époque où les îles du monde surgirent de la mer.
Il ne se produisit pourtant aucun enchantement, aucune merveille. Rien d’autre tout au long de l’hiver que les lourdes pages du Livre des Runes tournées l’une après l’autre, la pluie et la neige qui tombaient. Après avoir parcouru les vastes forêts gelées ou s’être occupé de ses chèvres, Ogion rentrait en secouant la neige de ses bottes et s’asseyait en silence près du feu. Et le long mutisme attentif du mage emplissait la pièce comme il emplissait l’esprit de Ged, au point que celui-ci parfois avait l’impression d’avoir oublié la sonorité des mots ; alors, quand Ogion finissait par parler, il semblait qu’il eût, à cet instant et pour la première fois, inventé le langage. Cependant ses paroles ne recelaient point de grands sujets, mais se rapportaient uniquement à des choses simples, au pain, à l’eau, au temps ou au sommeil.
Dès le printemps, un printemps vif et empressé, Ogion envoya souvent Ged cueillir des herbes dans les pâturages au-dessus de Re Albi en lui recommandant d’y consacrer tout le temps qu’il lui conviendrait et en lui donnant la liberté de passer toute la journée à se promener le long des torrents grossis par les pluies, à travers les bois et les champs verts et ensoleillés. Chaque fois, Ged était ravi de s’en aller, pour ne revenir qu’à la tombée de la nuit, mais il n’oubliait pas complètement les herbes. Tout en grimpant et en errant, il ouvrait l’œil pour les chercher et en rapportait toujours une certaine quantité. Il trouva entre deux torrents un pré où poussait en abondance la fleur que l’on nomme minerve blanche, et comme cette plante est rare et très prisée des guérisseurs, il revint au même endroit le lendemain. Quelqu’un d’autre s’y trouvait avant lui, une jeune fille qu’il connaissait de vue : c’était la fille du vieux Seigneur de Re Albi. De lui-même, il ne lui aurait pas adressé la parole, mais c’est elle qui vint à lui en le saluant aimablement : « Je te connais, tu es Épervier, le disciple de notre mage. J’aimerais que tu me parles de sorcellerie ! »
Il baissa les yeux vers les fleurs blanches qui frôlaient sa robe tout aussi blanche ; timide et renfrogné tout d’abord, il répondit à peine. Mais elle continua de parler ouvertement, sans aucune gêne, le mettant peu à peu à l’aise. À peu près de son âge, elle était grande et très pâle – sa peau était presque blanche. On disait au village que sa mère était d’Osskil ou de quelque autre terre étrangère. Sa longue chevelure tombait comme une cascade d’eau noire. Ged la trouvait très laide ; mais, à mesure qu’ils discutaient, Ged éprouva le désir de lui plaire et de gagner son admiration. Elle lui fit conter toute l’histoire de ses charmes de mise en brouillard, qui avaient défait les guerriers kargues, tendant l’oreille comme si elle eût été remplie d’étonnement et d’admiration, mais sans lui adresser cependant la moindre louange. Et bientôt elle passa à un autre sujet : « Sais-tu faire venir à toi les oiseaux et les bêtes ? » lui demanda-t-elle.
— « Oui », répondit Ged.
Il savait qu’il y avait un nid de faucon sur les hauteurs au-dessus du pré, et il appela par son nom l’oiseau. Celui-ci vint, mais refusa de se poser sur son poignet, assurément effarouché par la présence de la jeune fille. Il poussa un cri, battit l’air de ses larges ailes et s’éleva dans le vent.
— « Comment appelles-tu ce genre de charme, qui fait venir les faucons ? »
— « Un sort d’Appel. »
— « Peux-tu également faire venir à toi les esprits des morts ? »
Il pensa qu’elle voulait par cette question se moquer de lui parce que le faucon n’avait pas totalement obéi à sa requête. Il ne voulait pas qu’elle se gausse de lui. « Je le pourrais si je le voulais », lui répondit-il d’une voix calme.
— « N’est-il pas très difficile et très dangereux d’appeler un esprit ? »
— « Difficile, oui. Dangereux ? » Il haussa les épaules.
Cette fois, il fut pratiquement certain que les yeux de la jeune fille brillaient d’admiration.
— « Sais-tu jeter un charme d’Amour ? »
— « Cela n’a rien de magistral. »
— « Tu as raison », lui dit-elle, « n’importe quelle sorcière de village sait le faire. Sais-tu jeter des sorts de Changement ? Peux-tu changer de forme toi-même, comme le font les sorciers, à ce qu’il paraît ? »
Une fois de plus, il ne put distinguer si elle posait la question pour se moquer de lui, et répondit donc : « Je le pourrais si je le voulais. »
Elle se mit à insister pour qu’il se transforme en quelque chose qui lui plairait – en aigle, en taureau, en feu, en arbre. Il se tira d’affaire avec quelques mots brefs et mystérieux qu’employait son maître ; mais il ne savait trop comment refuser nettement quand elle l’exhortait ainsi ; il ignorait en outre s’il croyait ou non à ce dont il se vantait. Il la quitta donc en prétextant que le mage son maître l’attendait chez lui, et il ne revint pas au pré le lendemain. Pourtant, le jour suivant, il y retourna en se disant qu’il lui fallait cueillir davantage de fleurs pendant qu’elles étaient épanouies. Elle s’y trouvait également, et ils marchèrent côte à côte dans les herbes marécageuses, déracinant les épaisses minerves blanches. Le soleil printanier brillait, et elle lui parlait aussi gaiement qu’une chevrière de son propre village. Elle lui posa de nouvelles questions sur la magie et la sorcellerie, écarquillant les yeux d’attention chaque fois qu’il lui répondait, de sorte qu’une fois de plus il se laissa aller à la vantardise. Ensuite elle lui demanda s’il voulait bien produire un sort de Changement ; et, lorsqu’il se déroba, elle le regarda en écartant de son visage sa noire chevelure et lui dit : « Aurais-tu peur de le faire ? »
— « Non, je n’ai pas peur. »
Elle eut alors un sourire légèrement dédaigneux et dit : « Peut-être es-tu trop jeune. »
C’était plus qu’il n’en pouvait supporter. Il devint taciturne, mais résolut de faire ses preuves devant elle.
Il lui déclara qu’elle pouvait revenir au pré le lendemain si elle le voulait et prit congé d’elle, puis rentra à la maison alors que son maître était encore au-dehors. Il alla tout droit à l’étagère pour y prendre les deux Livres de Savoir qu’Ogion n’avait encore jamais ouverts en sa présence.
Il cherchait une formule pour se transformer, mais, étant encore lent à lire les runes et comprenant peu de ce qu’il lisait, il ne parvenait pas à trouver ce qu’il voulait. Ces livres étaient très anciens, car Ogion les tenait de son maître à lui, Heleth l’Avisé, et Heleth de son maître le Mage de Perregal, et ainsi de suite depuis les temps mythiques. L’écriture était petite, étrange, surchargée et entrelignée par nombre de mains, des mains qui à présent étaient poussière. Toutefois, de loin en loin Ged comprenait une partie de ce qu’il s’efforçait de lire et, ayant toujours à l’esprit les questions de la jeune fille et ses sarcasmes, il s’arrêta à la page portant la formule destinée à invoquer les esprits des morts.
Tandis qu’il la lisait en déchiffrant un par un runes et symboles, un sentiment d’horreur le submergea soudain. Mais ses yeux étaient figés, et il ne put les relever avant d’avoir lu toute la formule.
Alors, levant la tête, il vit qu’il faisait nuit à l’intérieur de la maison ; il avait lu sans la moindre lumière, dans l’obscurité. Lorsqu’il abaissait maintenant le regard sur le livre, il ne voyait plus les runes. Pourtant l’horreur s’emparait toujours davantage de lui et semblait le ligoter à sa chaise. Il avait froid. Lançant un regard par-dessus son épaule, il vit que quelque chose était tapi près de la porte fermée, une informe tache d’ombre plus noire que la nuit. Cela semblait s’avancer, murmurer et s’adresser à lui en chuchotant : mais les mots lui étaient étrangers.
La porte s’ouvrit alors violemment, et entra un homme autour duquel brûlait une lumière blanche ; une grande et vive silhouette qui brusquement parla d’une voix forte, rude et farouche. Les murmures cessèrent et les ténèbres furent dissipées.
L’horreur quitta Ged, mais celui-ci restait mortellement terrifié, car c’était Ogion le Mage qui se tenait dans l’embrasure de la porte au milieu d’une vive lumière, tandis que dans sa main le bâton de chêne brûlait d’un feu blanc.
Sans dire un mot, le mage passa près de Ged, alluma la lampe et alla remettre les livres sur leur étagère. Puis, se tournant vers le garçon, il lui dit : « Tu ne prononceras jamais cette formule qu’au péril de ton pouvoir et de ta vie. Était-ce pour cette formule que tu as ouvert les livres ? »
— « Non, Maître », murmura l’enfant, et avec honte il avoua à Ogion ce qu’il recherchait, et pour quelle raison.
— « Tu ne te souviens donc pas de ce que je t’ai dit, que la mère de cette jeune fille, l’épouse du Seigneur, est une enchanteresse ? »
Ogion avait bel et bien dit cela, mais Ged n’y avait guère prêté attention, quoiqu’il sût maintenant qu’Ogion ne lui disait jamais rien sans avoir de bonnes raisons de le faire.
— « La fille elle-même est déjà à moitié sorcière. Peut-être est-ce la mère qui l’a envoyée te parler. Peut-être est-ce elle qui a ouvert le livre à la page que tu as lue. Les puissances qu’elle sert ne sont pas les mêmes que les miennes ; j’ignore ce qu’elle veut, mais je sais qu’elle ne me veut pas de bien. Ged, écoute-moi à présent. N’as-tu jamais songé qu’autour du pouvoir, il doit y avoir autant de danger que d’ombre autour de la lumière ? Cette magie n’est pas un jeu que nous jouons pour le plaisir ou pour la gloire. Pense bien à ceci : chaque mot, chaque geste de notre Art est prononcé et accompli soit pour le Bien, soit pour le Mal. Avant de parler ou d’agir, il faut connaître le prix à payer ! »
Emporté par sa honte, Ged s’écria : « Comment puis-je savoir ces choses, quand vous ne m’enseignez rien ? Depuis que je vis avec vous, je n’ai rien fait, je n’ai rien vu… »
— « Maintenant tu as vu quelque chose », répliqua le mage. « Dans l’obscurité, près de la porte, lorsque je suis entré. »
Ged demeura silencieux.
Ogion se mit à genoux pour allumer un feu dans l’âtre, car le froid régnait dans la maison. Puis, sans se relever, il dit d’une voix paisible : « Ged, mon jeune faucon, tu n’es pas lié à moi, ou à mon service. Ce n’est pas toi qui es venu à moi, mais moi qui suis venu te chercher. Tu es très jeune pour faire ce choix, mais je ne puis le faire pour toi. Si tel est ton désir, je t’enverrai à l’Ile de Roke, où l’on enseigne tous les grands arts. Tu apprendras tout ce que tu as résolu d’apprendre, car ton pouvoir est grand. Plus grand même que ton orgueil, je l’espère. J’aimerais te garder ici avec moi, car ce que j’ai est ce dont tu as besoin, mais je ne veux pas te retenir contre ton gré. À présent, choisis entre Re Albi et Roke. »
Ged resta abasourdi, le cœur pétrifié. Il avait fini par aimer cet homme, Ogion, qui l’avait guéri en le touchant du doigt, et qui ne connaissait pas la colère : il l’aimait ; et cela, il l’avait jusqu’alors ignoré. Il regarda le bâton de chêne appuyé au mur dans le coin de la cheminée, se rappelant son flamboiement, qui avait chassé le mal de l’obscurité, et il éprouva le désir de rester auprès d’Ogion pour sillonner longtemps les forêts en apprenant à être silencieux. Mais d’autres souhaits ardents brûlaient en lui, impossibles à étouffer : la soif de gloire, la faim d’agir. Pour parvenir à la Maîtrise, c’était une bien longue route que celle d’Ogion, un sentier bien lent à suivre, alors qu’il pouvait immédiatement faire voile avant les grands vents marins jusqu’à la Mer du Centre, jusqu’à l’Ile des Sages, où l’air était éclairci par les enchantements et où les Archimages se promenaient au milieu des charmes.
« Maître, dit-il, je veux aller à Roke. »
C’est ainsi que quelques jours plus tard, sous le soleil d’un matin printanier, Ogion l’accompagna sur la route escarpée et longue de vingt-cinq kilomètres qui de la Corniche menait au Grand Port de Gont. Là, aux portes de terre, entre les dragons sculptés, les gardes s’agenouillèrent à la vue du mage, l’épée nue, et lui souhaitèrent la bienvenue. Ils le connaissaient et lui rendaient honneur sur l’ordre du Prince ainsi que de leur propre chef, car dix ans auparavant Ogion avait sauvé la cité d’un tremblement de terre qui eût ébranlé les tours des riches et comblé d’avalanches la passe des Falaises Fortifiées. Il avait parlé à la Montagne de Gont pour la calmer et apaisé les précipices tremblants de la Corniche comme on tranquillise un animal terrifié ; Ged en avait entendu parler, et maintenant, dans sa surprise de voir les gardes armés mettre genou à terre devant son paisible maître, il s’en souvenait. Il eut un regard, presque de crainte, vers cet homme qui avait maîtrisé un tremblement de terre ; mais le visage d’Ogion était toujours aussi impassible.
Ils descendirent vers les quais, où le Maître du Port vint en se hâtant souhaiter la bienvenue à Ogion et lui demander ce qui pouvait être fait pour son service. Le mage le lui dit, et l’homme désigna aussitôt un vaisseau en partance pour la Mer du Centre, à bord duquel Ged pourrait embarquer comme passager. « Ou ils le prendront comme poussevent », ajouta-t-il, « s’il possède le don. Ils n’ont pas de faiseur de temps à bord. »
— « Il a un certain talent en ce qui concerne la brume et le brouillard, mais aucun avec les vents marins », répondit le mage en posant légèrement sa main sur l’épaule de Ged. « Ne tente aucun tour avec la mer ou les vents de la mer, Épervier ; tu es encore un homme des terres. Maître du Port, quel est le nom du navire ? »
— « Ombre, des Andrades, en partance pour Horteville avec une cargaison de fourrures et d’ivoires. Un bon vaisseau, Maître Ogion. »
Le visage du mage s’assombrit lorsqu’il entendit le nom du navire, mais il dit : « Qu’il en soit ainsi. Remets ce mot au Gardien de l’École à Roke, Épervier. Que les vents te soient favorables ! Adieu ! »
Et ils se séparèrent sans autre forme de cérémonie. Le mage fit demi-tour et s’en fut par la rue qui remontait des quais. Ged, désemparé, regarda son maître disparaître.
« Suis-moi, mon garçon », dit le Maître du Port en l’entraînant vers l’embarcadère où l’Ombre se préparait à larguer ses amarres.
Il pourrait sembler curieux que, sur une île large de quelque quatre-vingts kilomètres, dans un village surplombé par des hauteurs qui contemplent la mer infinie, un enfant puisse atteindre l’âge adulte sans avoir posé le pied sur un bateau ou trempé son doigt dans l’eau salée ; mais c’est pourtant ainsi. Fermier, chevrier, vacher, chasseur ou artisan, l’homme de la terre considère l’océan comme un royaume salé et instable qui n’a absolument rien à voir avec lui. Le village situé à deux jours de marche de son propre village est un pays étranger, et l’île qui se trouve à une journée de voile de sa propre île n’est qu’une légende : à ses yeux, les monts brumeux qu’il distingue de l’autre côté de l’eau n’ont rien de la solidité du sol sur lequel il marche.
Ainsi, pour Ged, qui n’était jamais descendu des hauteurs, le Port de Gont était un endroit impressionnant et merveilleux, avec les immenses maisons et les tours de pierre taillée, les quais, les embarcadères, les bassins et les mouillages, le port lui-même, où près de cinquante vaisseaux et galères tanguaient à quai ou gisaient, halés et retournés si on les radoubait, ou encore patientaient dans la rade, à l’ancre, voiles ferlées et sabords clos, les marins s’interpellant dans d’étranges dialectes, les débardeurs lourdement chargés se hâtant parmi barils, caisses, glènes de cordes et amas de rames, les marchands barbus portant fourrure qui conversaient paisiblement en surveillant leur pas sur les pierres gluantes dominant les flots, les pêcheurs déchargeant leurs prises, les caréneurs qui frappaient, les charpentiers qui martelaient, les vendeurs de palourdes qui chantaient et les capitaines qui gueulaient, et derrière tout cela le silence de la baie ensoleillée. L’œil, l’oreille et l’esprit émerveillés, il suivit le Maître du Port jusqu’au large quai contre lequel l’Ombre était solidement amarré ; il fut présenté au capitaine du vaisseau.
Peu de mots furent nécessaires pour que le maître du navire accepte de prendre Ged comme passager jusqu’à Roke, puisque c’était un mage qui en faisait la demande, et le Maître du Port laissa le garçon en sa compagnie. Le capitaine de l’Ombre était un homme gras et corpulent vêtu d’une cape pourpre parée de fourrure de pellawi telle qu’en portent les marchands andradiens. Sans lui accorder le moindre regard, il interrogea Ged d’une voix puissante : « Sais-tu faire le temps, mon garçon ? »
— « Oui. »
— « Sais-tu faire se lever le vent ? »
Il lui fallut bien répondre que non ; et le maître lui intima alors de trouver une place qui ne gênerait point et d’y demeurer.
À présent les rameurs montaient à bord, car le navire devait sortir en rade avant la tombée de la nuit, puis faire voile avec la marée descendante aux approches de l’aube. Il n’était guère de place qui ne fût gênante, mais Ged escalada comme il le put la cargaison groupée en ballots recouverts de peau et liés, et, hissé ainsi à la poupe du navire, se mit à observer tout ce qui se passait. Les rameurs bondissaient à bord, leurs bras étaient longs et leur carrure forte, tandis que les débardeurs roulaient avec fracas, depuis le quai, des barriques d’eau qu’ils plaçaient sous les bancs des rameurs. Le vaisseau pansu s’enfonça sous le poids de sa cargaison, dansant toutefois légèrement sur les vaguelettes bouclées de la côte, prêt à filer. Puis le timonier prit sa place à la droite de l’étambot, guettant les instructions du capitaine, qui se tenait sur un épais madrier inséré à la jointure de la quille et de l’étrave et dans lequel était sculpté le Vieux Serpent d’Andrade. Le maître mugit ses ordres ; L’Ombre fut libéré de ses amarres et tiré à l’écart des quais par deux laborieux bateaux à rames. Puis le capitaine rugit : « Ouvrez les sabords ! » et les grandes rames surgirent bruyamment, quinze par bord. Les rameurs courbèrent leur dos puissant tandis qu’un jeune homme, à côté du maître, marquait la cadence sur un tambour. Le vaisseau se mit alors à glisser aussi aisément qu’une mouette en vol plané, et brusquement le vacarme et le remue-ménage de la Cité disparurent loin derrière eux. Ils s’enfoncèrent dans le silence des eaux de la baie, dominés par le pic élevé de la Montagne, qui semblait être suspendu au-dessus des flots. L’ancre fut jetée dans une crique peu profonde sous le vent de la Falaise Fortifiée méridionale, et là ils passèrent la nuit.
Parmi les soixante-dix marins, certains étaient fort jeunes, comme Ged, mais tous cependant avaient accompli leur Passage dans l’âge adulte. Ils l’appelèrent pour qu’il partage avec eux boisson et nourriture, et se montrèrent amicaux bien que brutaux, amateurs de quolibets et de jeux de mots. Ils le surnommaient Chevrier, bien sûr, puisqu’il venait de Gont, mais n’allèrent pas plus loin. Il était aussi grand et aussi fort que ceux qui avaient quinze ans, et prompt à renvoyer calembours comme sarcasmes ; aussi se fit-il sa place parmi eux. Ce n’était que la première nuit, et voici qu’il commençait déjà à vivre comme eux, à apprendre leur travail. Les officiers du navire s’en félicitèrent, car il n’y avait à bord point de place pour les oisifs.
Il y avait déjà bien peu de place pour l’équipage, et la galère dépourvue de pont, encombrée d’hommes, de matériel et de vivres, n’offrait aucun confort ; mais qu’importait à Ged le confort ? Cette nuit-là, il coucha au milieu des balles de peaux en provenance des îles nordiques, contempla les étoiles du printemps au-dessus des eaux du port, les fragiles lueurs jaunes de la Cité à la poupe, puis il s’endormit et se réveilla empli de joie. Le changement de marée eut lieu avant l’aube. Ils hissèrent l’ancre et glissèrent entre les Falaises Fortifiées en ramant doucement. Tandis que le soleil rougissait déjà derrière eux la Montagne de Gont, ils déployèrent la voile haute et mirent le cap au sud-ouest sur les flots de la Mer Gontoise.
Entre Barnisk et Torheven, ils naviguèrent avec un vent léger et aperçurent bientôt Havnor la Grande Ile, cœur et foyer de l’Archipel. Trois jours durant, ils virent les vertes collines d’Havnor en longeant la côte orientale, sans gagner le rivage. Ged devrait encore attendre des années avant de poser le pied sur cette terre ou voir les blanches tours du Grand Port d’Havnor au centre du monde.
Ils passèrent une nuit à Kambrebourg, le port septentrional de l’île de Wey, et la suivante dans une petite ville à l’entrée de la baie de Felkwey ; le lendemain enfin ils doublèrent le cap nord d’O et pénétrèrent dans le détroit d’Ebavnor. Là, ils amenèrent la voile et mirent à la rame ; ils avaient des deux côtés la terre, et se trouvaient toujours à portée de voix d’autres navires, petits et grands, marchands ou transporteurs et dont certains revenaient des Lointains avec d’étranges cargaisons après un voyage de plusieurs années, tandis que d’autres sautaient d’île en île comme des étourneaux sans quitter la Mer du Centre. Mettant ensuite le cap au sud pour sortir du détroit encombré, ils laissèrent Havnor dans leur sillage et s’engagèrent entre les deux belles îles d’Ilien et d’Ark que dominaient des villes en surplomb, puis, à travers pluies et vents, ils pénétrèrent dans la Mer du Centre en direction de l’île de Roke.
Au cours de la nuit, comme le vent fraîchissait en tempête, ils amenèrent les voiles et ramèrent durant toute la journée du lendemain. Le long navire se tenait bien et avançait vaillamment sur les flots, mais à la poupe le timonier qui manœuvrait l’immense barre franche regardait la pluie qui martelait la mer et ne distinguait rien d’autre. Ils maintenaient le cap au sud-ouest grâce à la boussole, sachant donc où ils allaient mais ignorant quelles eaux ils franchissaient. Ged entendait les hommes parler des hauts fonds au nord de Roke, et des Roches Borilles à l’est ; d’autres affirmaient qu’ils étaient peut-être à présent sortis de leur route, que le vaisseau naviguait peut-être dans les eaux vides au sud de Kamery. Mais le vent continuait à forcir, déchirant la frange des énormes vagues en lambeaux d’écume qui s’éparpillaient, et les hommes ne cessaient de ramer, cap au sud-ouest et vent en poupe. Les tours de rames furent multipliés, car la tâche était dure ; on assigna les jeunes aux rames par deux, et Ged fit son travail comme les autres, ainsi qu’il l’avait fait depuis son départ de Gont. Lorsqu’ils ne ramaient pas, ils écopaient, car les vagues balayaient abondamment le navire. Ils peinaient ainsi au milieu des vagues qui couraient comme des montagnes fumantes sous le vent, tandis que la pluie frappait et gelait leur dos et qu’au milieu du fracas de la tempête les coups de tambour grondaient comme des battements de cœur.
Un homme vint prendre la place de Ged à la rame et l’expédia auprès du capitaine, au bossoir. La cape de celui-ci dégoulinait de pluie, mais il se tenait sur sa pièce de bois aussi solidement qu’une barrique de vin ; il abaissa les yeux vers Ged pour lui demander : « Peux-tu abattre ce vent, garçon ? »
— « Non, maître. »
— « Sais-tu manier l’acier ? »
Il voulait savoir par là si Ged était capable de faire en sorte que l’aiguille du compas indique le chemin de Roke, que l’aimant cesse de suivre le nord pour se plier à leurs besoins. Cet art appartient aux secrets des Maîtres Marins, et Ged dut répondre non une fois de plus.
— « Eh bien, dans ce cas », mugit le capitaine au milieu du vent et de la pluie, « il te faudra trouver à Horteville un bateau qui te ramène à Roke. Roke doit se trouver à l’ouest de nous, maintenant, et seule la magie pourrait nous y mener avec cette mer. Il faut que nous gardions le cap au sud ».
Voilà qui ne plaisait pas à Ged car il avait entendu les marins parler d’Horteville, ce lieu sans loi qui abritait d’immondes trafics, où l’on enlevait souvent des hommes pour les vendre comme esclaves au Lointain Sud. Il revint à sa place et se mit à ramer avec son compagnon, un solide gars des Andrades. Il entendait le tambour battre la cadence, voyait la lanterne de poupe ballotée par le vent et réduite à un point lumineux pris dans la tourmente, alors que la pluie lacérait le crépuscule. Il tendait son regard vers l’ouest aussi souvent que lui permettait le lourd rythme de la rame. Et alors que le navire s’élevait sur la crête d’une vague, il entrevit un court instant une lueur entre les nuages, au-dessus de l’eau noire et fumante ; c’eût pu être un rayon tardif du soleil couchant, mais cette lueur était vive, elle n’avait rien d’un rougeoiement.
Bien que son compagnon de rame n’eût rien aperçu, Ged clama sa découverte. Le timonier parvint à distinguer cette lueur à la faveur des vagues immenses, mais il cria à Ged que ce n’était que le couchant. Alors Ged demanda à l’un des marins qui écopaient de prendre une minute sa place sur le banc, puis il se fraya un chemin dans la travée centrale encombrée et, parvenu à la figure de proue, à laquelle il s’agrippa pour ne pas passer par-dessus bord, il hurla au capitaine : « Maître ! cette lumière à l’ouest, c’est l’île de Roke ! »
— « Je n’ai pas vu de lumière », mugit en réponse le capitaine ; mais, tandis qu’il parlait, Ged, bras tendu, pointa le doigt, et chacun put clairement apercevoir à l’ouest la lumière en question, au-dessus des vapeurs tumultueuses de l’océan.
Non pour exaucer le souhait de son passager, mais pour sauver son navire du péril de la tempête, le capitaine ordonna au timonier de mettre le cap à l’ouest, droit sur la lumière. Cependant il déclara à Ged : « Mon garçon, tu parles comme un Maître des Mers, mais je t’assure que si tu nous fais faire fausse route par ce temps, je te jetterai par-dessus bord et tu iras à Roke à la nage ! »
Désormais, au lieu d’être poursuivis par la tempête, il leur fallait ramer avec un vent de travers, et la tâche était malaisée ; les vagues qui frappaient le flanc du vaisseau le poussaient continuellement au sud de sa nouvelle route, le secouaient et le remplissaient d’eau. Il fallait écoper sans cesse, et les rameurs devaient prendre garde car le roulis du navire risquait de sortir les rames de l’eau, renversant les hommes parmi les bancs. Il faisait presque nuit sous les nuages menaçants, mais de temps à autre les marins discernaient la lumière à l’ouest, ce qui leur permettait de maintenir grossièrement le cap. Puis le vent finit par mollir un peu, et la lumière s’élargit devant eux. Ils continuèrent de ramer, et soudain on eût dit qu’ils avaient franchi un rideau ; en l’espace d’un coup de rames ils émergèrent de la tourmente et pénétrèrent dans une poche de quiétude où la clarté crépusculaire faisait luire le ciel comme la mer. Au-dessus des vagues couronnées d’écume, ils aperçurent un mont vert très haut mais peu éloigné, au pied duquel se trouvait une ville bâtie dans une petite baie où une flottille de bateaux dormait paisiblement à l’ancre.
Le timonier appuyé sur sa longue barre tourna la tête et lança : « Maître ! Est-ce bien là la terre ferme, ou n’est-ce que sorcellerie ? »
— « Tiens donc le cap, espèce de tête de bois ! Souquez ferme, fils d’esclaves ramollis ! C’est la Baie de Suif et c’est le Tertre de Roke, comme n’importe quel imbécile peut le voir ! Souquez dur ! »
Et donc, au rythme du tambour, ils ramèrent péniblement jusqu’à la baie. Tout était calme. Ils entendaient les voix des habitants de la ville, le son d’une cloche, et ne percevaient qu’à peine, au loin, le sifflement et la rumeur de la tempête. À quelque deux kilomètres de cette île, au nord, à l’est, ainsi qu’au sud, apparaissaient de sombres et lourds nuages, mais au-dessus de Roke les étoiles surgissaient maintenant une à une dans des cieux paisibles et cristallins.