Le capitaine Rudolf Wegener, voyageant pour la circonstance sous l’identité d’emprunt de Conrad Goltz, marchand en gros de fournitures médicales, regardait à travers le hublot de la fusée Messerschmitt 9-E de la Lufthansa. Direction Europe. Comme cela a été rapide, se dit-il. Il atterrirait à Tempelhof dans sept minutes environ.
En voyant s’approcher la terre il se demandait ce qu’il avait réalisé. C’était au tour du général Tedeki d’agir, à présent. De voir ce qu’il pouvait faire dans l’archipel. Mais il leur avait au moins transmis ses renseignements. Il avait fait ce qu’il pouvait.
Il pensait cela, mais il n’avait pas de raison de se montrer optimiste. Les Japonais ne pouvaient rien faire, probablement, pour changer le cours de la politique intérieure allemande. Le gouvernement Goebbels était au pouvoir et il s’y maintiendrait vraisemblablement. Dès que sa situation se serait raffermie, il reprendrait l’étude de Pissenlit. Et une autre partie essentielle de la planète serait détruite, avec sa population, pour la réalisation d’un idéal de détraqués fanatiques.
À supposer que les Nazis détruisent tout ? En ne laissant que des cendres stériles ? Ils le pouvaient ; ils disposaient de la bombe à hydrogène. Et ils le feraient sans doute ; leur pensée les orientait vers ce Götterdämmerung. Ils pouvaient très bien en avoir envie, chercher activement cet holocauste final dont tous seraient victimes.
Et que laisserait-elle, cette Troisième Folie mondiale ? Mettrait-elle un terme à toute forme de vie, partout ? La planète serait-elle une planète morte, par leur seule action… ?
Il ne pouvait pas croire cela. Même si toute vie était détruite sur la planète, il devait y avoir quelque part une autre vie dont on ne savait rien. Il était impossible que ce monde soit le seul ; il devait y avoir d’autres mondes qui leur étaient invisibles, dans une région ou une dimension que leurs sens ne percevaient pas, tout simplement.
Bien que je sois incapable de le prouver, bien que ce ne soit pas logique, j’y crois, se disait-il.
— Meine Damen und Herren. Achtung, bitte ! dit un haut-parleur.
Le moment de l’atterrissage approche, se dit le capitaine Wegener. La Sicherheitsdienst sera sûrement là à m’attendre. La question est la suivante : quelle faction de la police sera représentée ? Celle de Goebbels ? Celle de Heydrich ? En admettant que le général SS Heydrich soit encore vivant. Pendant que j’étais à bord de cette fusée il a été peut-être arrêté et exécuté. Les choses vont vite pendant les périodes de transition, sous un régime totalitaire. En Allemagne nazie, bien des noms respectés ont été ensuite rayés de la liste des vivants.
Quelques minutes plus tard, la fusée ayant atterri, il était debout et se dirigeait vers la sortie, son pardessus sur le bras. Devant et derrière lui, des passagers pressés d’arriver. Pas de jeune artiste nazi, cette fois-ci. Pas de Lotze pour l’importuner sans cesse avec ses raisonnements idiots.
Un fonctionnaire de la compagnie en uniforme – habillé, remarqua Wegener, comme le maréchal du Reich lui-même – les aidait à descendre la rampe un par un, pour arriver au terrain. Là, un peu à l’écart de la foule, il y avait un petit groupe de chemises noires. Pour moi ? Wegener ralentit le pas pour s’éloigner du vaisseau. Un peu plus loin un groupe d’hommes, de femmes et même d’enfants attendaient en agitant la main, en appelant.
L’un des hommes en chemise noire, un garçon blond au visage plat et impassible, portant l’insigne des Waffen-SS, s’approcha très correctement de Wegener, claqua des talons, salua et dit :
— Ich bitte mich zu entschuldigen. Sind sie nicht Kapitan Rudolf Wegener, von der Abwehr ?
— Désolé, répondit Wegener, je suis Conrad Goltz, représentant en fournitures médicales de l’A.G. Chemie.
Il s’apprêtait à continuer. Deux autres chemises noires, également Waffen-SS, vinrent au-devant de lui. Les trois hommes l’entourèrent ; bien que continuant à marcher de son pas normal, dans la direction choisie par lui, il se trouvait brusquement en état effectif d’arrestation. Deux des Waffen-SS avaient une mitraillette sous leur manteau.
— Vous êtes Wegener, dit l’un d’eux au moment où ils entraient dans le bâtiment.
Il ne répondit rien.
— Nous avons une voiture, continua l’homme des Waffen-SS. Nous avons reçu pour instructions de vous attendre à la descente de la fusée, de prendre contact avec vous et de vous mener immédiatement au général SS Heydrich qui est avec Sepp Dietrich à l’OKW de la Leibstandarte Division. En particulier, nous ne devons pas vous laisser approcher par des hommes appartenant à la Wehrmacht ou au Parti.
Alors je ne serai pas abattu, se dit Wegener. Heydrich est vivant, en lieu sûr, et il essaie de renforcer sa position contre le gouvernement Goebbels.
Ce gouvernement Goebbels finira peut-être par tomber, se disait-il au moment où on le faisait monter dans la conduite intérieure Daimler de l’état-major SS. Un détachement de Waffen-SS relevé tout à coup pendant la nuit ; les gardes de la Chancellerie du Reich remplacés. Les postes de police de Berlin vomissant soudain des hommes armés de la S.D. dans toutes les directions. Les stations de radio, le courant électrique coupé, Tempelhof fermé. Le roulement des gros canons dans les rues principales obscures.
Quelle importance ? Même si le Dr Goebbels est déposé et l’Opération Pissenlit annulée ? Ils existeraient toujours, les chemises noires, les membres du Parti, leurs projets. Si ce n’était pas en Orient, ce serait quelque part ailleurs. Sur Mars et Vénus.
Rien d’étonnant à ce que Mr Tagomi ne pût supporter cela plus longtemps, se disait-il. Le terrible dilemme de nos existences. Quoi qu’il arrive, c’est hors de comparaison, mauvais. Pourquoi lutter, dans ce cas ? Pourquoi choisir ? Si les issues sont toutes identiques.
Évidemment, nous allons de l’avant, comme nous avons toujours fait. Au jour le jour. En ce moment nous travaillons contre l’Opération Pissenlit. Plus tard, à un autre moment, nous travaillerons à amener la défaite de la police. Mais nous ne pouvons pas le faire tout de suite ; c’est une succession de faits, un processus qui se déroule. Nous pouvons seulement contrôler l’issue en effectuant un choix à chaque étage.
Nous pouvons seulement espérer. Et essayer.
Dans un autre monde, il n’en serait peut-être pas de même. C’est peut-être mieux. Il y a une alternative bien nette entre le bon et le mauvais. Il n’y a pas de ces juxtapositions obscures, de ces mélanges sans que nous disposions de l’outil convenable pour en dissocier les éléments.
Nous n’avons pas le monde idéal, tel que nous voudrions l’avoir, un monde où il est facile de savoir ce qui est moral parce qu’il est facile d’avoir connaissance des choses. Où l’on peut agir bien sans avoir à faire d’effort parce qu’on peut reconnaître ce qui est évident.
La Daimler démarra. Le capitaine Wegener était à l’arrière, encadré par deux chemises noires, la mitraillette sur les genoux. Une chemise noire au volant.
Supposons qu’ils soient, même en ce moment, en train de me tromper, se disait Wegener tandis que la conduite intérieure se faufilait à grande vitesse dans la circulation de Berlin. Ils ne m’emmènent pas auprès du général SS Heydrich à la Leibstandarte Division OKW ; ils m’emmènent dans une geôle du Parti, pour me torturer et me tuer ensuite. Mais j’ai choisi : retourner en Allemagne ; j’ai choisi de risquer d’être pris avant d’avoir pu me mettre sous la protection des gens de l’Abwehr.
La mort à tout moment, une avenue qui s’ouvre devant nous en tous lieux. Et nous choisirons, malgré nous. Ou bien nous abandonnerons et prendrons délibérément ce chemin-là. Il regardait défiler les maisons de Berlin. Mon propre Volk, se disait-il ; toi et moi, nous voici réunis à nouveau.
— Où en sont les événements ? demanda-t-il aux trois SS. Quels récents développements de la situation politique ? J’ai été absent depuis plusieurs semaines, je suis parti avant la mort de Bormann, en fait.
— Il y a naturellement une nombreuse populace hystérique pour soutenir le petit docteur, dit celui qui était à sa droite. C’est la populace qui l’a porté au pouvoir. Cependant, il est peu vraisemblable que lorsque des éléments plus modérés pourront prendre le dessus, ils continuent de soutenir un infirme et un démagogue qui ne tient qu’en excitant et en ensorcelant les masses avec ses mensonges.
— Je vois, dit Wegener.
Ça continue, se dit-il. Les haines intestines. La semence se trouve peut-être ici, ou là. Ils s’entre-dévoreront et nous laisseront vivants, nous, les rescapés. Assez nombreux pour construire une fois de plus et dresser quelques plans simples.
Juliana Frink parvint à Cheyenne, dans le Wyoming, à 1 heure de l’après-midi. Dans le quartier des affaires, en face de l’ancien dépôt des chemins de fer, elle s’arrêta devant un bureau de tabac et acheta deux journaux de l’après-midi. Garée le long du trottoir, elle chercha jusqu’à ce qu’elle ait trouvé le titre qui l’intéressait.
SANGLANTE FIN DE VACANCES
Recherchée pour être interrogée sur la mort tragique et sanglante de son mari dans la chambre somptueuse qu’ils occupaient à Denver à l’hôtel Président Garner, Mrs Joe Cinnadella, de Canon City, est, d’après les déclarations des employés de l’établissement, partie immédiatement après ce qui a dû être le point culminant d’une querelle de ménage. Des lames de rasoir retrouvées dans l’appartement – qui, par une ironie du sort, sont celles que l’hôtel fournit gratuitement à ses clients – ont apparemment servi à Mrs Cinnadella pour couper la gorge de son mari. On la décrit comme une femme brune, séduisante, mince et élégante, d’une trentaine d’années. Le corps a été trouvé par Théodore Ferris, un employé de l’hôtel qui avait pris une heure plus tôt des chemises de Cinnadella pour les faire repasser et qui, au moment de les rapporter comme on le lui avait demandé, s’est trouvé devant ce spectacle épouvantable. D’après la police, l’appartement a conservé des traces de lutte faisant penser à une discussion violente…
Ainsi, il est mort, se dit Juliana en repliant le journal. Et ce n’est pas tout, on ne connaît pas mon vrai nom ; ils ne savent pas qui je suis, ils ignorent tout de moi.
Beaucoup moins inquiète a présent, elle poursuivit sa route jusqu’au premier motel convenable ; elle retint une chambre et y apporta ses affaires. À partir de maintenant, je n’ai plus à me dépêcher, se dit-elle. Je peux même attendre ce soir pour aller chez les Abendsen ; de cette façon elle pourrait mettre sa robe neuve. Ça n’irait pas de me montrer comme cela au milieu de la journée – on ne met pas une robe habillée de ce genre avant le dîner.
Je peux donc achever la lecture du livre.
Elle s’installa à son aise dans la chambre du motel, alluma la radio, se fit apporter du café ; elle se pelotonna sur le lit aux draps bien tirés avec l’exemplaire tout neuf de La sauterelle qu’elle avait acheté à la libraire de l’hôtel de Denver.
À 6 heures et quart, elle avait terminé. Je me demande si Joe est allé jusqu’à la fin ? se demandait-elle.
Il y a tellement plus là-dedans qu’il n’en a compris. Qu’est-ce qu’Abendsen a voulu dire ? Rien à propos de son monde supposé. Suis-je la seule à savoir ? Je le parierais. Personne, à part moi, n’a vraiment bien saisi le sens de La sauterelle – les gens se figurent simplement qu’ils ont compris.
Encore un peu étourdie, elle rangea le livre dans sa valise, mit son manteau et quitta sa chambre pour trouver un endroit où dîner. L’air sentait bon. Les enseignes et les lumières de Cheyenne semblaient particulièrement excitantes. Devant un bar, deux jolies petites prostituées indiennes à l’œil noir se disputaient – elle ralentit pour les regarder. De nombreuses voitures étincelantes parcouraient les rues ; le spectacle donnait une impression de gaieté, d’attente heureuse. Un événement important semblait se préparer. Plutôt que le retour en arrière… vers l’affreux rebut, les choses utilisées et jetées ensuite.
Elle dîna dans un restaurant français très cher – un homme en manteau blanc allait garer les voitures des clients et il y avait sur chaque table une bougie dans un énorme verte à vin. Le beurre n’était pas servi en carrés mais en coquilles – elle apprécia son repas, puis, avec encore beaucoup de temps devant elle, elle retourna à son motel en flânant. Les billets de la Reichsbank étaient presque tous partis, mais elle ne s’en souciait pas ; cela n’avait pas d’importance. Il nous a parlé de notre univers, se disait-elle en ouvrant sa porte. De ceci. De ce qui nous entoure maintenant. Une fois dans sa chambre, elle ralluma la radio. Il veut nous faire voir les choses telles qu’elles sont. Et c’est ce que je fais, de plus en plus, à mesure que le temps passe.
Elle sortit la robe italienne bleue de son carton, l’étendit soigneusement sur le lit. Elle n’avait subi aucun dommage ; ce qu’il lui fallait, tout au plus, c’était d’être brossée bien à fond. Mais en ouvrant les autres paquets, elle s’aperçut qu’elle n’avait pris aucun des nouveaux soutiens-gorge de Denver.
— Ah zut ! se dit-elle en s’effondrant dans un fauteuil.
Elle alluma une cigarette et réfléchit un moment.
Elle pourrait peut-être la mettre avec un soutien-gorge classique. Elle ôta sa blouse et sa jupe, essaya la robe. Mais on voyait les épaulettes ainsi que la partie supérieure de chaque bonnet du soutien-gorge. Peut-être pouvait-elle ne pas mettre de soutien-gorge du tout… il y avait des années qu’elle n’avait pas essayé de le faire… cela lui rappelait l’époque déjà lointaine du collège, quand elle avait un buste très menu ; cela d’ailleurs la tourmentait. Mais à présent elle s’était épanouie et, la pratique du judo aidant, elle faisait 95 de tour de poitrine. Elle essaya cependant sans soutien-gorge, puis elle monta sur une chaise pour se voir dans la glace de l’armoire à pharmacie, dans la salle de bains.
La robe se présentait d’une façon sensationnelle, mais Seigneur, c’était trop risqué. Pour peu qu’elle se penche pour jeter une cigarette ou prendre un verre, c’était le désastre !
Une broche ! Elle pouvait porter la robe sans soutien-gorge et fermer un peu le décolleté. Elle renversa sur le lit le contenu de sa boîte à bijoux, étala les broches et reliques qu’elle possédait depuis des années, cadeaux de Frank ou d’autres hommes avant son mariage, et puis la foute nouvelle que Joe lui avait achetée à Denver. Oui, une petite broche d’argent mexicaine ornée d’un fer à cheval, ça irait ; elle trouva l’endroit exact. Elle pouvait donc mettre sa robe, en définitive.
Je suis heureuse qu’il y ait au moins une chose qui marche, se disait-elle. Il y a tant de choses qui ont mal marché ; il reste de toute façon si peu de vestiges des merveilleux projets que j’avais faits.
Elle brossa longuement ses cheveux pour qu’ils soient bien brillants ; il ne lui restait plus qu’à choisir une paire de souliers et des boucles d’oreilles. Puis elle mit son manteau neuf, prit son sac de cuir fait à la main et sortit.
Au lieu de prendre la vieille Studebaker, elle fit appeler un taxi par téléphone. Tandis qu’elle attendait dans le bureau, elle eut soudain l’idée d’appeler Frank. Elle ne pouvait savoir comment cela lui était venu, mais c’était ainsi. Pourquoi pas ? Elle pourrait lui laisser le soin d’acquitter les dépenses ; il serait bouleversé de l’entendre et heureux de payer.
Debout devant le bureau de l’hôtel, elle tenait le récepteur à l’oreille, écoutant avec délices les téléphonistes de l’inter lui répondre, essayant d’établir la communication. Elle pouvait entendre la téléphoniste de San Francisco qui demandait les renseignements pour avoir le numéro, ensuite des crachements et des bruits parasites puis, enfin, la sonnerie elle-même. Elle guettait en même temps le taxi ; il ne serait plus bien long à venir. Mais cela ne lui ferait rien d’attendre un peu, c’est une chose courante.
— Votre correspondant ne répond pas, finit par lui dire la téléphoniste de Cheyenne. Nous renouvellerons l’appel un peu plus tard et…
— Non, dit Juliana en secouant la tête. (C’était simplement une lubie qui l’avait prise.) Je ne serai plus là. Merci.
Elle raccrocha – le patron du motel était resté à côté d’elle pour veiller à ce que rien ne lui soit compté indûment – et elle sortit rapidement du bureau pour aller attendre dehors dans la fraîcheur et l’obscurité, sur le trottoir.
Une voiture étincelante sortit du flot de véhicules et vint se ranger devant elle ; la portière s’ouvrit et le chauffeur bondit pour faire le tour.
Un moment plus tard, Juliana, installée sur la banquette arrière de cette voiture luxueuse, traversait Cheyenne, en route pour la demeure des Abendsen.
La maison était illuminée ; elle entendait de la musique et des bruits de voix. C’était une construction de stuc à un seul étage entourée de nombreux arbustes et d’un grand jardin composé principalement de rosiers grimpants. En longeant le sentier pavé de pierres plates elle se disait : Est-ce que ça peut être vraiment ici ? Est-ce le Haut Château ? Que penser de ces rumeurs et de ces histoires ? La maison était très ordinaire, bien entretenue, le jardin soigné. Il y avait même un tricycle d’enfant sur la longue allée cimentée.
Et si ce n’étaient pas les vrais Abendsen ? Elle avait eu l’adresse dans l’annuaire téléphonique de Cheyenne, mais elle correspondait au numéro qu’elle avait appelé la veille au soir de Greely.
Elle s’avança jusqu’au porche aux barrières de fer forgé et pressa la sonnette. À travers la porte entrouverte, elle pouvait distinguer la pièce de séjour, plusieurs personnes debout, des fenêtres garnies de stores vénitiens, un piano, une cheminée, des casiers à livres… joliment meublé, tout cela, se disait-elle. Une réception en cours ? Mais les gens n’étaient pas habillés.
Un garçon d’environ treize ans, ébouriffé, vêtu d’un T-shirt et de blue-jeans, ouvrit grande la porte :
— Vous désirez ?
— Est-ce que… Mr Abendsen est chez lui ? Est-il occupé ?
En s’adressant à quelqu’un qui se trouvait derrière lui dans la maison, le garçon appela :
— Maman ! Elle veut voir papa.
Derrière lui, apparut une femme aux cheveux auburn, paraissant trente-cinq ans, au regard énergique et direct, avec des yeux gris et un sourire si franc, si apparemment dépourvu de complexes que Juliana sut aussitôt qu’elle se trouvait en face de Caroline Abendsen.
— J’ai téléphoné hier soir, dit Juliana.
— Oui, bien sûr. (Son sourire s’élargit. Elle avait des dents très blanches et parfaitement régulières ; Irlandaise, se dit Juliana. Seul le sang irlandais peut donner à une ligne de mâchoire une telle féminité.) Permettez-moi de vous débarrasser de votre sac et de votre manteau. Vous tombez très bien ; nous avons quelques amis. Quelle robe ravissante… elle vient de chez Cherubini, n’est-ce pas ? (Elle conduisit Juliana à travers la salle de séjour jusqu’à une chambre ; là, elle déposa ses affaires sur un lit où d’autres vêtements se trouvaient déjà :) Mon mari est quelque part par là. Cherchez un homme grand avec des lunettes, en train de boire un Old Fashioned.
Ses yeux pétillants d’intelligence se posaient sur Juliana ; ses lèvres tremblaient un peu – il y avait tant de choses sous-entendues entre elles, se disait Juliana. N’était-ce pas extraordinaire ?
— J’ai fait une longue route, dit Juliana.
— Oui, en effet. Voilà, je le vois. (Caroline Abendsen la ramena dans la salle de séjour et la conduisit à un groupe d’hommes.) Mon chéri, lui dit-elle de loin, viens par ici. Il y a là l’une de tes lectrices qui a hâte de te dire quelques mots.
Un homme se détacha du groupe et s’approcha, le verre à la main. Juliana vit un homme immense aux cheveux noirs frisés ; sa peau était également foncée, ses yeux semblaient bruns et très doux derrière les lunettes. Il portait un costume fait sur mesure, visiblement coûteux, dans un tissu naturel, peut-être un lainage anglais ; le costume faisait valoir ses larges épaules sans rien y ajouter. De sa vie elle n’avait vu pareil costume ; elle le contemplait, fascinée.
— Mrs Frink a fait en voiture toute la route depuis Canon City, dans le Colorado, simplement pour te parler de La sauterelle.
— Je croyais que vous habitiez une forteresse, dit Juliana.
Hawthorne Abendsen se pencha pour la regarder et esquissa un sourire rêveur.
— Oui, ce fut exact. Mais il fallait un ascenseur pour y arriver et j’ai fait une phobie. J’étais passablement saoul le jour où ça m’est venu, mais, autant qu’il m’en souvienne et d’après ce qu’on m’a dit, j’ai refusé de rester debout dans l’ascenseur parce que, disais-je, c’était Jésus-Christ qui tirait sur la corde, pendant tout le trajet. Et j’étais décidé à ne pas rester debout.
Elle ne comprenait pas.
— Depuis que je le connais, expliqua Caroline, Hawth a toujours dit que lorsqu’il finirait par voir le Christ il s’assiérait ; il ne resterait pas debout.
Le cantique, se rappela Juliana.
— Ainsi vous avez abandonné le Haut Château et vous êtes revenu en ville, dit-elle.
— Je voudrais vous verser un verre, dit Hawthorne.
— Très bien, dit-elle, mais pas un Old Fashioned.
Elle avait déjà jeté un coup d’œil sur le buffet ; il y avait là plusieurs bouteilles de whisky, des hors-d’œuvre, des verres, de la glace, un mixer, des cerises et des tranches d’oranges. Elle s’avança de ce côté, en compagnie d’Abendsen.
— Simplement de L’I.W. Harper sur de la glace, dit-elle. J’aime toujours ça. Connaissez-vous l’Oracle ?
— Non, dit Hawthorne en lui préparant un verre.
Frappée de stupeur, elle dit :
— Le Livre des Transformations ?
— Je ne connais pas, non, répéta-t-il.
Et il lui tendit son verre.
— Ne la taquine pas, dit Caroline Abendsen.
— J’ai lu votre livre, dit Juliana. En fait je l’ai terminé ce soir. Comment saviez-vous tout cela sur cet autre monde au sujet duquel vous écrivez ?
Hawthorne ne répondit pas. Il se contenta de frotter ses phalanges sur sa lèvre supérieure, de regarder du côté de Juliana comme s’il ne la voyait pas et de froncer les sourcils.
— Avez-vous utilisé l’Oracle ? demanda Juliana.
Hawthorne lui lança un coup d’œil.
— Je ne veux pas que vous blaguiez ou que vous me fassiez marcher, dit Juliana. Dites-moi simplement sans faire de l’esprit.
Hawthorne se mordait la lèvre et regardait le sol. Il s’entoura le corps de ses bras, se balança d’avant en arrière sur ses talons. Dans la pièce, les autres invités s’étaient tus, Juliana remarqua que leurs manières avaient changé. Ils n’étaient pas heureux de ce qu’elle avait dit. Mais elle n’essaya pas de le rattraper ou de le dissimuler sous d’autres explications ; elle ne voulait même pas en avoir l’air. C’était trop important. Et elle était venue de trop loin, elle en avait trop fut pour accepter de lui autre chose que la vérité.
— C’est… une question à laquelle il est difficile de répondre, finit par déclarer Abendsen.
— Mais non, dit Juliana.
Tout le monde était silencieux ; on regardait Juliana, à côté de Caroline et de Hawthorne Abendsen.
— Je regrette, dit Abendsen, je ne peux pas répondre sur-le-champ. Il faut que vous l’admettiez.
— Alors, pourquoi avez-vous écrit ce livre ? demanda Juliana.
En la désignant avec son verre, Abendsen lui dit :
— Qu’est-ce que fait cette broche sur votre robe ? Elle éloigne les dangereux esprits qui hantent le monde immuable ? Ou bien sert-elle simplement à tout faire tenir ensemble ?
— Pourquoi changez-vous de sujet ? dit Juliana. Pourquoi vous dérobez-vous quand je vous interroge ou faites-vous une remarque sans objet comme celle-ci ? C’est enfantin.
— Tout le monde, dit Hawthorne Abendsen, a des secrets techniques. Vous avez les vôtres, j’ai les miens. Vous devriez lire et accepter son contenu suivant la valeur qu’il paraît avoir, exactement comme j’accepte ce que je vois… (Et il la désignait de nouveau avec son verre.) Sans demander si ce qui est en dessous est authentique, ou bien fait de fils de fer, de baleines et de rembourrage en caoutchouc mousse. Cela ne fait-il pas partie de la confiance qu’on doit avoir dans la nature des gens et dans ce qu’on voit d’une façon générale ?
Il lui paraissait, d’après elle, irritable et agité à présent, il n’était plus aussi poli, aussi accueillant. Et, du coin de l’œil, elle pouvait voir que Caroline semblait en proie à une exaspération intense ; ses lèvres étaient serrées et elle ne souriait plus tout à fait.
— Dans votre livre, vous avez montré qu’il y a une façon d’en sortir. Est-ce ce que vous voulez dire ?
— D’en sortir ? répéta-t-il sur un ton ironique.
— Vous avez fait énormément pour moi ; je vois à présent qu’il n’y a rien ici dont on doive avoir peur, rien à vouloir, ni à détester, ni à éviter, ni à fuir. Ni même à poursuivre.
Il lui faisait face, en agitant son verre et en l’étudiant.
— À mon avis, il y a en ce bas monde énormément de choses pour lesquelles le jeu en vaut la chandelle.
— Je comprends ce qui se passe dans votre esprit, dit Juliana.
Ce qu’elle voyait sur sa figure, c’était l’expression qu’elle avait eu depuis toujours l’habitude d’observer chez les hommes et cela ne la dérangeait pas de la voir sur la sienne. Elle n’éprouvait plus ce qu’elle avait ressenti autrefois.
— Les dossiers de la Gestapo disent que vous êtes attiré par les femmes dans mon genre.
Abendsen ne changea d’expression que d’une façon à peine perceptible :
— Il n’y a plus de Gestapo depuis 1947.
— La S.D., alors, ou quoi que ce soit.
— Voudriez-vous vous expliquer ? demanda Caroline avec empressement.
— C’est ce que j’ai l’intention de faire, répondit Juliana. Je suis venue de Denver avec l’un d’entre eux. Ils vont faire leur apparition ici d’un moment à l’autre. Vous devriez aller quelque part où ils ne puissent pas vous trouver, au lieu de tenir maison ouverte, de laisser entrer n’importe qui, comme je l’ai fait, moi. Le prochain qui arrivera jusqu’ici – il n’y aura personne comme moi pour l’arrêter.
— Vous dites : le prochain, dit Abendsen au bout d’un moment. Qu’est devenu celui avec lequel vous êtes venue de Denver ? Pourquoi ne se montre-t-il pas ici ?
— Je lui ai coupé la gorge, dit-elle.
— Ça, c’est quelque chose, dit Hawthorne. Entendre une fille vous dire ça, une fille que vous voyez pour la première fois de votre vie.
— Vous ne me croyez pas ?
— Mais si. (Il lui fit un sourire timide, doux et triste. Il ne lui était apparemment pas venu à l’idée de ne pas la croire.) Merci, dit-il.
— Cachez-vous, je vous en prie, dit-elle.
— Eh bien, nous avons bien essayé, comme vous savez. Vous l’avez lu sur la jaquette du livre… ces armes, ces fils à haute tension. Et comme nous l’avons écrit, on peut croire que nous continuons à prendre de grandes précautions.
Sa voix était sèche, fatiguée.
— Tu pourrais au moins être armé, dit sa femme. Je le sais, un jour, quelqu’un que tu auras invité et avec qui tu seras en conversation t’abattra d’un coup de revolver, quelque spécialiste nazi qui voudra te rendre la pareille ; et tu seras en train de philosopher comme en ce moment. Je vois ça d’ici.
— Ils peuvent m’avoir, dit Hawthorne, s’ils le veulent. Câbles à haute tension et Haut Château ou pas.
Vous êtes tellement fataliste, se disait Juliana. Résigné à votre propre destruction. Est-ce que vous savez aussi cela, la façon dont vous avez pris connaissance du monde, dans votre livre ?
— L’Oracle a écrit votre livre, n’est-ce pas ? demanda Juliana.
— Vous voulez la vérité ? répondit Hawthorne.
— Je la veux et j’y ai droit répondit-elle, à cause de ce que j’ai fait. Ce n’est pas vrai ? Vous savez que oui.
— L’Oracle, dit Abendsen, a dormi profondément pendant tout le temps où j’ai écrit le livre. Il dormait à poings fermés dans un coin du bureau.
Ses yeux n’exprimaient aucune gaieté. Son visage paraissait au contraire plus long, plus sombre que jamais.
— Dis-lui, dit alors Caroline. Elle a raison, elle a le droit de savoir à cause de ce qu’elle a fait en ton nom. (Puis, s’adressant à Juliana :) Moi, je vais vous le dire, Mrs Frink. Hawth a fait les choix un par un. Des milliers. Au moyen des lignes. Période historique. Sujet. Personnages. Intrigue. Cela a pris des années. Hawth a même interrogé l’Oracle pour savoir quel genre de succès il obtiendrait. L’Oracle lui a répondu que c’en serait un très grand, le premier véritable succès de sa carrière. Vous aviez donc raison. Vous devez vous-même utiliser pas mal l’Oracle, pour avoir su cela.
— Je me demande pourquoi l’Oracle se mettrait à écrire un roman, dit Juliana. Avez-vous pensé à lui poser cette question ? Et pourquoi un roman sur la défaite des Allemands et des Japonais ? Pourquoi cette histoire et pas une autre ? Qu’y a-t-il là qu’il ne puisse pas nous raconter directement, comme il a toujours fait jusqu’ici ? Ce doit être différent, vous ne pensez pas ?
Ni Hawthorne ni Caroline ne répondaient.
— L’Oracle et moi, finit par répondre Hawthorne, nous avons depuis longtemps abouti à un accord au sujet des droits d’auteur. Si je lui demande pourquoi il a écrit La Sauterelle je finirai par lui rendre ma part. La question laisserait entendre que je n’ai rien fait que le travail de dactylographie, et ce n’est ni vrai ni convenable.
— Je lui demanderai, moi, dit Caroline, si tu ne le fais pas.
— Ce n’est pas à toi de poser la question, dit Hawthorne. Laisse-la demander. (Puis, s’adressant à Juliana :) Vous avez un esprit… surnaturel. Vous vous en doutiez ?
— Où est votre exemplaire ? demanda Juliana. Le mien est dans ma voiture, là-bas au motel. J’irai le chercher à moins que vous ne m’autorisiez à utiliser le vôtre.
Hawthorne fit demi-tour et sortit. Juliana et Caroline le suivirent en traversant la pièce pleine de gens et arrivèrent devant une porte fermée. Il ressortit et ils virent dans ses mains les deux minces volumes au dos noir.
— Je n’emploie pas les tiges d’achillée, dit-il à Juliana. Je ne peux pas les garder dans les mains, je les fais tout le temps tomber.
Juliana s’assit devant une table basse dans un coin de la pièce.
— Il me faut du papier pour écrire, et un crayon.
L’un des invités apporta l’un et l’autre. Les assistants formèrent le cercle autour d’elle et des Abendsen. Tout le monde regardait et écoutait.
— Vous pouvez poser la question à haute voix, dit Hawthorne. Nous n’avons de secrets pour personne, ici.
— Oracle, dit Juliana, pourquoi as-tu écrit La sauterelle pèse lourd ? Quelle est la leçon que nous sommes censés en tirer ?
— Vous avez une façon de formuler votre question qui reflète la superstition d’une façon déconcertante, dit Hawthorne. (Mais il s’était accroupi pour assister au jet des pièces de monnaie.) Allez-y, dit-il. (Il lui tendait trois pièces chinoises en billon percées d’un trou central :) J’utilise habituellement ces pièces.
Elle commença à jeter les pièces ; elle se sentait calme, maîtresse d’elle-même. Hawthorne notait les lignes pour elle. Quand elle eut jeté les pièces six fois, il baissa les yeux et dit :
— Souen en haut. Touei en bas. Vide au centre.
— Savez-vous quel est l’Hexagramme ? demanda-t-elle. Sans vous servir du tableau ?
— Oui, dit Hawthorne.
— C’est Tchoung Fou, dit Juliana. Vérité Intérieure. Je le sais aussi sans avoir recours au tableau. Et je sais ce que cela veut dire.
Hawthorne leva la tête pour la dévisager. Il avait une expression presque féroce.
— Cela veut dire, n’est-ce pas, que mon livre est vrai ?
— Oui, dit-elle.
— L’Allemagne et le Japon ont perdu la guerre ? dit-il, fou de colère.
— Oui.
Alors, Hawthorne referma les deux volumes et se leva, sans rien dire.
— Et même vous, vous ne regardez pas la chose en face, dit Juliana.
Il réfléchit un moment. Il avait le regard vide, tourné vers l’intérieur, se dit Juliana. Préoccupé par lui-même… puis ses yeux s’éclaircirent. Il émit un grognement, sursauta.
— Je ne suis sûr de rien, dit-il.
— Croyez, dit Juliana.
— Voulez-vous que je vous fasse une dédicace sur votre exemplaire de La sauterelle ? demanda-t-il.
Elle aussi se leva.
— Je crois, dit-elle, que je vais m’en aller. Merci infiniment. Je suis désolée si j’ai gâché votre soirée. Ce fut très aimable à vous de m’avoir laissé venir.
Elle passa devant lui et devant Caroline, se fraya un passage à travers le cercle des invités pour quitter la pièce de séjour et retourner dans la chambre à coucher où se trouvaient son manteau et son sac.
Au moment où elle enfilait son vêtement, Hawthorne apparut derrière elle.
— Savez-vous ce que vous êtes ? lui demanda-t-il. (Puis, se tournant vers Caroline qui était à ses côtés :) Cette fille est un démon. Un petit esprit chtonique qui… (Il leva la main et se frotta les sourcils, en déplaçant un peu ses lunettes :) Cela erre inlassablement à la surface de la Terre. (Il remit ses lunettes en place :) Elle fait ce que lui inspire son instinct, simplement pour s’exprimer. Elle n’avait aucunement l’intention de venir ici pour faire le mal ; cela lui est simplement arrivé ; exactement comme le temps nous arrive. Je suis heureux qu’elle soit venue. Je ne regrette pas d’avoir trouvé cela, cette révélation qu’elle a eue grâce au livre. Elle ne savait pas ce qu’elle allait faire et trouver ici. J’estime que nous avons tous de la chance. Alors, ne soyons pas en colère ; c’est d’accord ?
— Elle est terriblement, terriblement destructrice, dit Caroline.
— Comme l’est la réalité, dit Hawthorne. (Il tendit la main à Juliana.) Merci pour ce que vous avez fait à Denver, dit-il.
— Bonne nuit, dit-elle en lui serrant la main. Faites ce que vous dit votre femme. Portez au moins une arme sur vous.
— Non, c’est décidé depuis longtemps, dit-il. Je ne vais pas m’empoisonner la vie avec ça. Je peux de temps en temps consulter l’Oracle, quand je me sens nerveux, en particulier la nuit. Ce n’est pas mauvais à ces moments-là. (Il eut un petit sourire :) Pour le moment, la seule chose qui me préoccupe c’est de savoir que ces cloches qui sont là à écouter et à enregistrer sont en train de boire tout l’alcool de la maison, pendant que nous bavardons. (Il fit demi-tour et s’en retourna à grandes enjambées pour aller chercher sur le buffet un peu de glace pour son verre).
— Maintenant que vous avez terminé ici, qu’est-ce que vous allez faire ? demanda Caroline.
— Je ne sais pas.
Le problème ne me préoccupe pas. Je dois être un peu comme lui, se disait-elle ; je ne permets pas à certaines choses – si importantes qu’elles puissent être – de me causer des soucis :
— Peut-être retournerai-je auprès de mon mari, Frank. J’ai essayé de lui téléphoner ce soir ; je pourrais tenter à nouveau. Je verrai comment je me sentirai un peu plus tard.
— Malgré ce que vous avez fait pour nous, ou ce que vous dites avoir fait…
— Vous auriez mieux aimé que je ne mette jamais les pieds dans cette maison, dit Juliana.
— Si vous avez sauvé la vie de Hawthorne, c’est affreux de ma part, mais je suis tellement bouleversée ; je ne peux pas tout comprendre dans ce que vous avez dit, vous et Hawthorne.
— Comme c’est étrange, dit Juliana. Je n’aurais jamais pu croire que la vérité vous mettrait en colère. (La vérité, se disait-elle. Aussi terrible que la mort. Mais plus difficile à trouver. J’ai de la chance.) Je pensais que vous seriez aussi ravie et aussi surexcitée que moi. C’est un malentendu, n’est-ce pas ? (Elle sourit et, au bout d’un moment, Mrs Abendsen trouva moyen de sourire à son tour.) En tout cas, bonne nuit.
Un moment plus tard, Juliana suivait en sens inverse le sentier dallé, en traversant d’abord les taches de lumière projetées par les fenêtres de la pièce de séjour, puis les ombres au-delà de la pelouse, pour aboutir au trottoir dans l’obscurité.
Elle marchait sans se retourner vers la maison des Abendsen, cherchant un taxi, une voiture, brillante et vivante, pour la ramener à son motel.