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Ces deux dernières semaines avaient été terribles pour Mr Baynes. Tous les jours à midi, il avait appelé la Mission commerciale de sa chambre d’hôtel pour savoir si le vieux monsieur avait fait son apparition. La réponse était invariablement négative. Chaque jour, la voix de Mr Tagomi se faisait plus froide et plus cérémonieuse. Au moment où Mr Baynes s’apprêtait à faire son seizième appel, il se dit : Tôt ou tard, ils finiront par me dire que Mr Tagomi est sorti. Qu’il ne répond plus au téléphone. Et ce sera comme ça.

Qu’est-il arrivé ? Où est Mr Yatabé ?

Il avait une assez bonne idée. La mort de Martin Bormann avait immédiatement plongé Tokyo dans la consternation. Mr Yatabé devait être sans doute en route, parti depuis un ou deux jours, quand il avait reçu de nouvelles instructions. Revenir aux îles métropolitaines pour réexamen de la situation.

Pas de chance, Mr Baynes s’en rendait compte. Issue peut-être même tragique.

Mais il devait rester où il était, à San Francisco. Continuer à essayer d’arranger la réunion en vue de laquelle il était venu. Quarante-cinq minutes par la fusée de la Lufthansa pour en arriver là. Nous vivons dans une drôle d’époque. Nous pouvons aller où nous voulons, même sur d’autres planètes. Et pour quoi faire ? Pour rester assis jour après jour, avec un moral qui décline, des espoirs qui s’effondrent. À sombrer dans un ennui sans fin. Et pendant ce temps-là, les autres s’occupent. Ils ne restent pas assis à attendre sans rien faire.

Mr Baynes déplia l’édition de midi du Nippon Times et lut encore une fois les gros titres.


Solution surprise au problème de la désignation du chef suprême apportée par la décision du comité du Parti. Discours à la radio considéré comme décisif. Berlin croule sous les acclamations. Déclarations attendues. Gœring pourrait être nommé chef de la Police au-dessus de Heydrich.


Il relut l’article dans son intégralité. Puis il posa le journal encore une fois, prit son téléphone et demanda le numéro de la Mission commerciale.

— Ici Mr Baynes. Puis-je parler à Mr Tagomi ?

— Un instant, monsieur.

Cet instant était très long.

— Ici Mr Tagomi.

Mr Baynes prit une profonde inspiration et dit :

— Excusez cette situation qui est aussi déprimante pour vous que pour moi, monsieur.

— Ah ! Mr Baynes.

— Je ne peux pas abuser de votre hospitalité, monsieur. Je sais que vous apprendrez un jour les raisons qui m’ont obligé à reporter notre conférence jusqu’à ce que le vieux monsieur…

— J’ai le regret de vous dire qu’il n’est pas arrivé.

— Je pensais que peut-être, depuis hier… dit Mr Baynes en fermant les yeux.

— Je crains que non, monsieur. (Froideur polie.) Si vous voulez bien m’excuser, Mr Baynes, j’ai des affaires urgentes.

— Bonjour, monsieur.

Il y eut un déclic dans le téléphone. Aujourd’hui Mr Tagomi avait raccroché sans même dire au revoir. Mr Baynes raccrocha lentement.

Je dois faire quelque chose. Ça ne peut pas attendre davantage.

Ses supérieurs lui avaient dit clairement qu’il ne devait sous aucun prétexte entrer en contact avec l’Abwehr. Il devait attendre simplement d’avoir trouvé le moyen d’établir le contact avec les représentants militaires japonais ; il devait conférer avec les Japonais, puis rentrer à Berlin. Mais personne n’avait prévu la mort de Bormann à ce moment précis. En conséquence…

Les ordres devaient être modifiés. Suivant l’avis de quelqu’un tenant compte des circonstances. Le sien propre, dans ce cas, puisqu’il n’avait personne d’autre à consulter.

Dans les États américains du Pacifique, il y avait en fonctions au moins dix hommes de l’Abwehr, mais quelques-uns – et peut-être tous – étaient connus de la S.D. locale et de son chef régional Bruno Kreuz vom Meere. Des années auparavant il avait entrevu Bruno à une réunion du Parti. Cet homme avait dans les milieux de la Police une assez mauvaise réputation, du fait que c’était lui qui, en 1943, avait découvert le complot anglo-tchèque contre la vie de Reinhard Heydrich et qu’il avait ainsi sauvé la vie du Bourreau. En tout cas, Bruno Kreuz vom Meere voyait déjà son autorité croître au sein de la S.D. Il n’était pas un simple bureaucrate policier.

Il était, en fait, un homme plutôt dangereux.

Il y avait même la possibilité qu’en dépit de toutes les précautions qu’on avait prises, à la fois du côté de l’Abwehr à Berlin que du Tokkoka à Tokyo, la S.D. ait appris ce projet de réunion à San Francisco dans les bureaux de la direction des Missions commerciales. Cependant, c’était après tout un pays administré par le Japon. La S.D. n’avait aucune possibilité de s’en mêler officiellement. Elle pouvait veiller à ce que le haut fonctionnaire allemand – lui en l’occurrence – fût arrêté dès qu’il poserait à nouveau le pied en territoire allemand ; mais elle ne pouvait guère prendre de mesures contre le fonctionnaire japonais ou contre la réunion de cette conférence.

C’était du moins ce qu’il espérait.

Y avait-il une possibilité pour que la S.D. eût trouvé un moyen de retenir le vieux monsieur japonais quelque part sur le trajet ? Tokyo-San Francisco était un long voyage, particulièrement pour quelqu’un d’aussi âgé et fragile qui ne pouvait supporter l’avion.

Mr Baynes savait une chose : il devait apprendre de ses supérieurs si Mr Yatabé devait toujours venir. Ils le sauraient. Ils sauraient également si la S.D. l’avait intercepté ou si le gouvernement de Tokyo l’avait rappelé.

Et s’ils avaient trouvé le moyen d’arriver jusqu’au vieux monsieur, il se rendait très bien compte qu’ils arriveraient également jusqu’à lui.

Cependant, même en pareilles circonstances, la situation n’était pas désespérée. Tandis qu’il attendait, jour après jour, seul dans sa chambre de l’Abhirati Hôtel, une idée lui était venue.

Il vaudrait mieux donner mes informations à Mr Tagomi plutôt que de rentrer à Berlin les mains vides. De cette façon il y aurait au moins une chance, même mince, pour que les gens qui convenaient fussent finalement mis au courant. Mais Mr Tagomi ne pourrait qu’écouter ; c’était le point faible de son idée. En mettant les choses au mieux, il pourrait entendre, retenir le mémoire, et dès que possible s’en aller en voyage d’affaires dans les îles de la métropole. Tandis que Mr Yatabé avait un rôle politique. Il pouvait à la fois entendre – et parler.

Cependant c’était mieux que rien. Le temps commençait à presser. Commencer du début, arranger en se donnant beaucoup de peine, avec précaution, pendant des mois, une fois de plus, le contact délicat entre une faction allemande et une faction japonaise…

Mr Tagomi serait certainement bien surpris, se disait-il avec aigreur. Se trouver soudain en possession d’un pareil secret, quelle responsabilité sur ses épaules. On était bien loin des renseignements sur les moules à injection…

Il aurait peut-être une dépression nerveuse. Ou bien repasser les informations à quelqu’un de son entourage, ou se retirer ; se persuader lui-même qu’il n’avait rien entendu. Refuser simplement de me croire. Se lever, s’incliner et sortir de la pièce en s’excusant dès que j’aurai commencé.

Indiscret. Il pourrait le considérer ainsi. Il ne doit pas en principe entendre parler de semblables sujets.

C’est si commode, se disait Mr Baynes. La porte de sortie est si facile à trouver, pour lui. Je voudrais qu’il en fût de même pour moi.

Et cependant, en dernière analyse, cela n’est pas possible, même pour Mr Tagomi. Nous ne sommes pas différents. Il peut se boucher les oreilles à la nouvelle telle qu’elle vient de moi, sous forme de mots. Mais plus tard, quand il ne s’agira plus de mots. Si je peux lui faire comprendre cela maintenant. Ou à qui que ce soit que j’arrive à trouver en face de moi…

Mr Baynes quitta sa chambre d’hôtel, descendit dans le hall. Une fois sur le trottoir, il demanda au portier de lui appeler un vélo-taxi ; il était bientôt en route vers Market Street ; le chinetoque pédalait avec énergie.

— Ici, lui dit-il, en reconnaissant l’affiche qu’il guettait. Arrêtez-vous le long du trottoir.

Le vélo-taxi s’arrêta près d’une borne d’incendie. Mr Baynes le paya et le renvoya. Personne ne semblait l’avoir suivi. Mr Baynes partit à pied le long du trottoir. Un moment après, mêlé à une foule d’autres acheteurs, il entra dans le grand magasin Fuga.

Il y avait partout des clients. Comptoir après comptoir. Des vendeuses, blanches pour la plupart, avec comme chefs de rayon, quelques Japonais. Le bruit était terrifiant.

Après avoir un peu erré, Mr Baynes finit par découvrir le rayon de vêtements d’homme. Il s’arrêta devant les râteliers où étaient suspendus les pantalons et se mit à les examiner. Presque aussitôt, un vendeur blanc s’approcha en lui souhaitant la bienvenue.

— Je suis revenu pour un pantalon de laine marron foncé que j’ai regardé hier. (Comme il rencontrait le regard du vendeur, il dit :) Ce n’est pas vous à qui je me suis adressé hier. Il était plus grand Moustache rousse. Plutôt mince. Son nom était sur son veston : Larry.

— Il est allé déjeuner. Mais il ne va pas tarder, dit le vendeur.

— Je vais aller essayer ce pantalon, dit Mr Baynes en prenant un pantalon sur le râtelier.

— Très bien, monsieur.

Le vendeur lui indiqua un salon d’essayage libre et s’éloigna pour servir un autre client.

Mr Baynes entra dans le salon d’essayage et referma la porte. Il s’assit sur l’une des deux chaises qui se trouvaient là et attendit.

Au bout de quelques minutes, on frappa. La porte du salon d’essayage s’ouvrit et un petit Japonais d’âge mûr fit son entrée.

— Vous êtes étranger à l’État, monsieur ? dit-il à Mr Baynes. Et je dois donner mon accord pour le crédit. Voulez-vous me montrer vos pièces d’identité. (Il referma la porte derrière lui.)

Mr Baynes sortit son portefeuille. Le Japonais s’assit et se mit à examiner le contenu du portefeuille. Il s’arrêta à la photo d’une jeune fille.

— Très jolie.

— Ma fille, Martha.

— Moi aussi, dit le Japonais, j’ai une fille qui s’appelle Martha. Actuellement elle se trouve à Chicago pour étudier le piano.

— Ma fille, dit Mr Baynes, est sur le point de se marier.

Le Japonais rendit le portefeuille et attendit.

— Je suis ici depuis deux semaines, dit Mr Baynes, et Mr Yatabé n’a pas encore paru. Je veux savoir s’il peut encore venir. Sinon, ce que je dois faire.

— Revenez demain après-midi, dit le Japonais.

Il se leva, Mr Baynes fit de même :

— Au revoir, dit le Japonais.

— Au revoir, répondit Mr Baynes.

Il quitta le salon d’essayage, remit le pantalon à sa place et quitta le grand magasin Fuga.

Ça n’a pas duré bien longtemps, se disait-il en suivant le trottoir au milieu d’une foule de piétons, dans ce quartier commerçant grouillant de monde. Pouvait-il dès maintenant obtenir des informations ? Prendre contact avec Berlin, transmettre mes questions, procéder à tout ce travail de codage et de décodage – franchir tous les échelons intéressés ?

Oui, apparemment.

Maintenant, je regrette de ne pas avoir pris contact plus tôt avec cet agent, se dit-il. Je me serais, épargné bien des soucis et bien des ennuis. Et cela est évident, on ne courait pas de risque bien grave ; tout cela a l’air de vouloir se passer sans heurt. En fait, ça n’a pris que cinq ou six minutes.

Mr Baynes continuait à flâner, à regarder les vitrines. Il se sentait beaucoup mieux, à présent. Il ne tarda pas à se retrouver en train de contempler, devant les boîtes de nuit minable, les étalages de photographies couvertes de crottes de mouches, de femmes blanches complètement nues, dont les seins pendaient comme des ballons de volley-ball à moitié dégonflés. Ce spectacle le divertissait et il traînait, se laissait bousculer par les gens qui allaient et venaient le long de Market Street.

Au moins, il avait fini par faire quelque chose.

Quel soulagement !


Confortablement calée contre la portière de la voiture, Juliana lisait. À côté d’elle, le coude appuyé sur le rebord de la vitre ouverte, Joe conduisait d’une main légère, une cigarette collée à sa lèvre inférieure ; c’était un bon conducteur, ils avaient déjà couvert une bonne distance depuis Canon City.

La radio de la voiture faisait entendre de la musique populaire, un orchestre d’accordéons ; l’une de ces innombrables polkas ou scottishes qu’elle n’avait jamais pu distinguer les unes des autres.

— Kitsch, dit Joe quand la musique se tut. Écoute, j’en connais un drôle de bout en fait de musique. Je vais te dire qui était un grand chef d’orchestre. Tu ne te souviens probablement pas de lui. Arturo Toscanini.

— Non, dit-elle sans cesser de lire.

— Il était italien. Mais après la guerre, les Nazis ne lui ont plus permis de conduire, à cause de ses opinions politiques. Il est mort, à présent. Je n’aime pas ce von Karajan, chef attitré du New York Philharmonie Orchestra. Il fallait qu’on aille à ses concerts, après le travail. Ce que j’aime, en ma qualité de Rital, tu peux le deviner. (Il lui lança un coup d’œil :) Tu aimes ce livre ?

— Il est passionnant.

— J’aime Verdi et Puccini. Tout ce qu’on peut avoir à New York, c’est la musique pesante et emphatique de Wagner et d’Orff ; il faut aller toutes les semaines à ces spectacles sentimentaux du Parti nazi américain à Madison Square Garden, avec les drapeaux, les tambours, les trompettes et la lueur vacillante des torches. L’histoire des tribus gothiques ou autres salades éducatives, chantée au lieu d’être simplement parlée, pour qu’on puisse appeler ça de l’« art ». As-tu connu le New York d’avant la guerre ?

— Oui, dit-elle en essayant de lire.

— Est-ce vrai qu’ils avaient un théâtre épatant à cette époque ? C’est ce que j’ai entendu dire. Maintenant, c’est la même chose avec l’industrie du cinéma ; tout ça, c’est un cartel qui a son siège à Berlin. Pendant les treize ans que j’ai habité New York je n’ai jamais vu créer une bonne pièce ou comédie musicale, il n’y avait que…

— Laisse-moi lire, dit Juliana.

— C’est la même chose avec l’édition, dit Joe sans se troubler. Il y a un cartel qui fonctionne à Munich. Tout ce qu’ils font à New York, c’est d’imprimer ; simplement de grosses presses. Mais avant la guerre, New York était le centre de l’industrie mondiale de l’édition, du moins c’est ce qu’on dit.

Elle se bouchait les oreilles et essayait de se concentrer sur le livre ouvert sur ses genoux. Elle en était arrivée au chapitre de La Sauterelle où était décrite la fabuleuse télévision et elle était captivée ; en particulier ce qui concernait les petits postes bon marché pour les peuples sous-développés d’Afrique et d’Asie.


… Il n’y avait que le savoir-faire américain et le système de production en grande série – Détroit, Chicago, Cleveland noms magiques – pour réaliser ce prodige, faire déferler jusque dans le moindre village et les régions les plus reculées d’Extrême-Orient un flot ininterrompu et irrésistible de postes de télévision en pièces détachées à un dollar (le dollar chinois, la monnaie commerciale). Lorsque le poste a été monté par quelque jeune garçon mince, à l’esprit bouillonnant, ce village qui n’aurait jamais connu pareille chance sans la générosité américaine va pouvoir commencer à recevoir les émissions sur cet apparail minuscule dont la source d’énergie, incorporée, ne dépasse pas la dimension d’une bille. Et que reçoit-il ? Accroupis devant l’écran, les jeunes gens du village – et souvent les vieux, tout aussi bien – voient les mots. L’instruction. Apprendre à lire, pour commencer. Le reste ensuite. Comment creuser un puits plus profond, labourer plus profond, purifier l’eau de boisson, soigner les malades. Au-dessus de leurs têtes, le satellite artificiel américain gravite, distribuant le signal, l’apportant en tout lieu… à toutes ces masses d’Orient, qui attendent avides d’apprendre.


— Est-ce que tu lis à la suite ? demanda Joe. Ou bien est-ce que tu parcours ?

— C’est merveilleux ; il nous fait envoyer du ravitaillement et l’instruction à tous ces Asiatiques, à ces millions d’hommes.

— L’assistance à l’échelle mondiale, dit Joe.

— Oui. Le New Deal sous Tugwell ; ils élèvent le niveau des masses. Écoute.

Et elle se mit à lire à haute voix pour Joe :


… Qu’avait été la Chine ? Aspirant à une communauté nécessaire tournée vers l’Ouest ; son grand président Tchang Kaï Chek, un démocrate qui avait conduit le peuple chinois pendant les années de guerre, le dirigeant, le conduisant à présent vers des années de paix, vers la Décennie de la Reconstruction. Mais pour la Chine, il ne s’agissait pas de reconstruction car ce pays plat d’une étendue presque surnaturelle n’avait jamais été construit, et somnolait toujours dans le même rêve ancestral. Il s’éveillait ; oui, cette entité, ce géant devait accéder à la pleine conscience, s’éveiller au monde moderne avec ses avions à réaction, son énergie atomique, ses autoroutes et ses produits pharmaceutiques. Et d’où viendrait le coup de tonnerre qui réveillerait le géant ? Tchang le savait, même au cours de la lutte qui devait aboutir à la défaite du Japon. Il viendrait des États-Unis. Et, vers 1950, les techniciens, les ingénieurs, les professeurs, les médecins, les agronomes américains se répandant dans chaque province, infusant une forme nouvelle de vie…


— Tu sais ce qu’il a fait, n’est-ce pas ? dit Joe en l’interrompant. Il a pris ce qu’il y avait de mieux dans le nazisme, la partie socialiste, l’organisation Todt et le progrès économique que nous avons connu grâce à Speer et il en attribue le mérite à quoi ? Au New Deal. Et il a laissé de côté l’aspect fâcheux, les SS, l’extermination raciale et la ségrégation. C’est une utopie ! Tu t’imagines que si les Alliés avaient été victorieux, le New Deal aurait été capable de ranimer l’économie et de réaliser ses améliorations socialistes au point de vue du bien-être de tous, comme il le prétend ? Diable non ; il parle d’une forme de syndicalisme d’État, d’État corporatif, comme celui que nous avons connu sous le Duce. Il dit : « Vous auriez eu tout ce qu’il y a de bon et rien de…»

— Laisse-moi lire, dit-elle, furieuse, cette fois.

Il haussa les épaules, mais il se tut. Elle reprit aussitôt sa lecture, mais pour elle seule, cette fois.


… Et ces marchés, ce nombre incalculable de millions de Chinois font ronronner les usines de Détroit et de Chicago ; cette énorme bouche ne pourra jamais être remplie, cent ans ne suffiraient pas pour donner à ce peuple assez de camions, de briques, de lingots d’acier, de tissus, de machines à écrire, de petits pois en conserve, de pendules, de radios ou de gouttes pour le nez. Le travailleur américain avait en 1960 le plus haut niveau de vie du monde entier et cela était dû entièrement à ce qu’on appelle très aimablement la clause de la nation la plus favorisée dans toute transaction commerciale avec l’Est. Les États-Unis n’occupaient plus le Japon, ils n’avaient jamais occupé la Chine et pourtant, ce fait ne pouvait être mis en doute : Canton, Tokyo et Shanghai n’achetaient pas aux Anglais, mais aux Américains. À chaque vente, le travailleur de Baltimore, de Los Angeles ou d’Atlanta voyait s’améliorer un peu sa prospérité.

Les planificateurs, les hommes prévoyants de la Maison-Blanche pouvaient croire avoir presque atteint leurs objectifs. Les vaisseaux spatiaux allaient bientôt risquer un nez prudent dans le vide, en partant d’un monde qui connaissait au moins la fin de ses maux séculaires : la faim, les épidémies, la guerre et l’ignorance. Dans l’Empire britannique, des mesures équivalentes dans le sens du progrès social et économique avaient apporté des améliorations similaires au sort des masses, en Birmanie, en Inde, en Afrique, au Moyen-Orient. Les usines de la Ruhr, de Manchester, de la Sarre, le pétrole de Bakou, tout se combinait pour faire régner une harmonie réelle. Les populations d’Europe se prélassaient dans une situation qui semblait…


— Je crois que le rôle de chefs aurait dû leur appartenir, dit Juliana, en s’arrêtant dans sa lecture. À ceux qui ont toujours été les mieux. Aux Anglais.

Elle attendait la réponse de Joe, qui ne vint pas. Elle se remit à lire.


… Réalisation du rêve de Napoléon : une homogénéité rationnelle entre les différents courants ethniques qui se sont querellés et ont amené la balkanisation de l’Europe depuis l’effondrement de Rome. Celui de Charlemagne également : la Chrétienté unie, en paix absolue non seulement avec elle-même, mais avec le reste du monde. Et cependant subsiste cette plaie inquiétante. Singapour.

Les États de Malaisie comportent une importante population chinoise principalement dans la classe des affaires, et ces bourgeois économes et industrieux voyaient dans l’administration américaine de la Chine un traitement plus équitable de celui qu’on appelait l’« indigène ». D’après la loi anglaise, les hommes de couleur étaient exclus des clubs, des hôtels, des restaurants de premier ordre ; ils se trouvaient, comme dans les temps anciens, confinés dans des compartiments spéciaux des trains et des autobus et – c’était peut-être ce qu’il y avait de pire – dans chaque ville, ils ne pouvaient résider que dans certains quartiers. Ces « indigènes » voyaient bien, remarquaient d’après les conversations à table et les journaux, qu’aux États-Unis le problème des gens de couleur avait été résolu dès 1950. Blancs et Noirs vivaient, travaillaient, prenaient leurs repas côte à côte, même dans l’extrême Sud. La Deuxième Guerre mondiale avait mis fin à la discrimination…


— Y a-t-il ensuite des ennuis ? demanda Juliana en s’adressant à Joe.

Il émit un grognement, sans quitter la route des yeux.

— Dis-moi ce qui se passe, dit-elle. Je sais que je n’arriverai pas à finir ; nous allons être bientôt à Denver. Est-ce qu’il y a une guerre entre les Américains et les Anglais et est-ce que l’un des deux pays en sort maître du monde ?

— Dans un certain sens, dit Joe ensuite, ce n’est pas un mauvais livre. Il précise tous les détails : les États-Unis ont le Pacifique, à peu près notre Sphère de Co-prospérité de l’Est asiatique. Ils se partagent la Russie. Ça marche pendant environ dix ans. Puis il y a des ennuis – naturellement.

— Pourquoi, naturellement ?

— La nature humaine, ajouta Joe. La nature des États. Méfiance, peur, avidité. Churchill croit que les États-Unis sapent la domination britannique dans le Sud asiatique en essayant de séduire les importantes populations chinoises qui, grâce à Tchang Kaï Chek, sont naturellement pro-américaines. Les Anglais se mettent – il lui fit un bref sourire torve – à inaugurer ce qu’ils appellent les « détentions préventives ». Autrement dit les camps de concentration. Pour des milliers de Chinois peut-être déloyaux. On les accuse de sabotage et de propagande. Churchill est tellement…

— Tu veux dire qu’il est encore au pouvoir ? Est-ce qu’il n’aurait pas autour de quatre-vingt-dix ans ?

— C’est sur ce point, dit Joe, que le système anglais dame le pion aux Américains. Tous les huit ans les États-Unis chassent leurs dirigeants, sans s’occuper de savoir s’ils sont qualifiés – mais Churchill reste, simplement. Après Tugwell, les États-Unis n’ont plus aucun chef comme lui. Seulement des non-valeurs. Et plus il vieillit – Churchill, je veux dire – plus il devient autocrate et inflexible. Jusque vers 1960, il est, partout ailleurs qu’en Asie centrale, une sorte de seigneur de la guerre ; personne ne peut rien contre lui. Il est au pouvoir depuis vingt ans.

— Seigneur Dieu dit-elle en feuilletant la dernière partie du livre, et en cherchant à vérifier ce que lui disait Joe.

— Oh ! ça je le reconnais, dit Joe. Churchill était le seul grand chef que les Anglais aient eu pendant la guerre. S’ils n’avaient pas su le conserver, ils auraient aussi bien fait de renoncer à la lutte. Je te le dis : un État ne vaut que ce que vaut son chef. Führerprinzip – le principe du chef, comme disent les Nazis. Ils ont raison. Même cet Abendsen doit en tenir compte. Certes, les États-Unis se développent au point de vue économique après avoir battu le Japon, parce qu’ils ont arraché à ce pays cet énorme marché qu’est l’Asie. Mais ça ne suffit pas ; cela ne confère pas la spiritualité. Non pas que les Britanniques en aient une. Ces deux pays sont des ploutocraties, ils sont dirigés par les riches. S’ils avaient vaincu, cette classe supérieure n’aurait pensé qu’à une seule chose, gagner davantage d’argent. Abendsen a tort ; il n’y aurait eu aucune réforme sociale, ni de plans pour le bien-être de tous – les ploutocrates anglo-saxons ne l’auraient pas permis.

Il parle comme un fasciste convaincu, se disait Juliana.

Joe avait évidemment lu ses pensées rien qu’à voir son expression ; il se tourna vers elle, ralentit en conservant un œil sur les voitures venant en sens inverse, l’autre restant posé sur elle.

— Écoute, je ne suis pas un intellectuel – le fascisme n’en a pas besoin. Ce qu’il faut c’est de l’action. La théorie dérive de l’action. Ce que notre État corporatif exige de nous, c’est la compréhension des forces sociales – de l’histoire. Tu vois ? Je te le dis bien. Je sais, Juliana. (Il semblait si convaincu qu’il en était presque suppliant.) Ces vieux empires pourris gouvernés par l’argent, l’Angleterre, la France et les États-Unis, encore que ce dernier soit à présent une sorte de pays bâtard un peu à côté, qui n’est pas à proprement parler un empire, mais qui est tout de même orienté par les préoccupations d’argent. Ils n’ont pas d’âme et naturellement pas d’avenir. Ils ne grandissent pas. Les Nazis sont une poignée d’apaches ; je suis d’accord. Tu es d’accord ? Ça va ?

Elle ne put s’empêcher de sourire ; son exubérance italienne ressortait même dans ses tentatives pour conduire et parler simultanément.

— À en croire Abendsen, cela a une grande importance de savoir qui est finalement vainqueur, des États-Unis ou de l’Angleterre. Idiotie ! Il n’y a pas de mérite à cela, aucun rôle historique. Six de l’un, douze de l’autre. As-tu déjà lu ce qu’écrivait le Duce ? Il était inspiré. Un homme magnifique. Des écrits magnifiques. Il explique les dessous de tous les événements. Le véritable sens de la guerre, c’était les vieux contre les jeunes. L’argent – c’est pourquoi les Nazis ont commis l’erreur d’y mêler la question juive – contre l’esprit communautaire, ce que les Nazis appellent Gemeinchaft… Comme les Soviets. La Commune. Exact ? Seulement, les Communistes ont chipé les ambitions impérialistes du pan-slaviste Pierre le Grand et ont fait des réformes sociales un moyen de réaliser des ambitions impérialistes.

Comme Mussolini, exactement, se disait Juliana.

— Le brigandage nazi, c’est une tragédie, bégaya Joe au moment où il dépassait un camion qui marchait lentement. Mais le changement est toujours brutal pour celui qui est le perdant. Rien de nouveau. Regarde les révolutions précédentes telles que la Révolution française. Ou Cromwell contre l’Irlandais. Trop de philosophie dans le tempérament germanique ; trop de théâtre, aussi. Tous ces rassemblements. Tu ne verras jamais un vrai fasciste parler, mais seulement agir comme moi. Exact ?

— Dieu ! dit-elle en riant, tu viens de parler à raison d’un kilomètre et demi à la minute.

— Je suis en train de t’expliquer la théorie fasciste de l’action ! s’écria-t-il très surexcité.

Elle ne pouvait répondre ; c’était trop drôle.

Mais l’homme assis à côté d’elle ne trouvait pas cela drôle ; il la regarda de travers, le visage congestionné. Les veines de son front se gonflèrent, il recommença à trembler. Et de nouveau il se passa sur le crâne ses doigts recourbés, d’avant en arrière, sans parler, en la regardant, simplement.

— Ne fais pas cette tête, dit-elle.

Elle crut un instant qu’il allait la frapper ; il ramena son bras en arrière… mais il se contenta de grogner, puis de mettre la radio en marche.

Ils continuaient leur chemin. Musique d’orchestre. Elle essaya encore une fois de se concentrer sur le livre.

— Tu as raison, dit Joe au bout d’un long moment.

— À propos de quoi ?

— Cet empire à la noix. Ce clown comme chef. Pas étonnant que nous n’ayons rien tiré de la guerre.

Elle lui tapota le bras.

— Juliana, tout est obscurité, dit Joe. Rien n’est vrai ni certain. Exact ?

— Peut-être bien, dit-elle d’un air absent, continuant à essayer de lire.

— L’Angleterre gagne, dit Joe en désignant le livre. Je t’épargne la peine de continuer. Les États-Unis déclinent ; l’Angleterre continue son expansion, conserve l’initiative. Tu peux donc mettre ce livre de côté.

— J’espère que nous allons nous amuser à Denver, dit-elle en fermant le volume. Tu as besoin de te détendre. Moi aussi.

Si tu ne le fais pas, tu vas tomber en morceaux, disait-elle en elle-même. Comme un ressort qui se détend. Et qu’est-ce qu’il advient de moi, dans ce cas ? Comment est-ce que je rentre ? Et… est-ce que je te quitte simplement ?

Je veux avoir le bon temps que tu m’as promis. Je ne veux pas être dupée. Je l’ai été trop souvent dans ma vie, et par trop de gens.

— Nous en aurons du bon temps, dit Joe. Écoute… (Il la regardait d’une drôle de façon, avec un air inquisiteur :) Tu t’intéresses tellement à ce livre, La sauterelle ; je me demande… supposes-tu qu’un homme qui écrit un best-seller, un auteur tel qu’Abendsen… est-ce que les gens lui écrivent des lettres ? Je parie que des tas de gens lui disent par correspondance le bien qu’ils pensent de son livre, et qu’ils viennent même peut-être le voir.

Elle comprit aussitôt :

— Joe… il n’y a plus que cent cinquante kilomètres !

Ses yeux brillaient ; il lui sourit, heureux de nouveau, il n’était plus rouge, ni troublé.

— Nous pourrions ! dit-elle. Tu conduis si bien… ce n’est rien d’aller jusque-là, n’est-ce pas ?

— Eh bien ! dit Joe lentement, je doute qu’un homme célèbre laisse entrer les visiteurs. Il y en a probablement tellement.

— Pourquoi n’essaierions-nous pas ? Joe… (Elle attrapa son épaule, très énervée, elle la lui serra.) Tout ce qu’il pourrait faire, c’est de nous mettre dehors. S’il te plaît.

— Quand nous aurons fait nos courses, dit Joe très posément, acheté de nouveaux vêtements et que nous serons tirés à quatre épingles… c’est important, pour faire bonne impression. Et peut-être même louer une voiture neuve à Cheyenne… Je parie qu’on peut faire ça.

— Oui, dit-elle. Et tu as besoin de te faire couper les cheveux. Et puis, laisse-moi choisir tes vêtements, s’il te plaît, Joe. Je choisissais toujours les vêtements de Frank ; un homme ne sait pas s’acheter ses affaires.

— Tu as bon goût en fait de vêtements, dit Joe, en se tournant encore une fois du côté de la route, le regard sombre. Autrement aussi. Il vaut mieux que tu arrives la première, que tu prennes le premier contact.

— Je me ferai coiffer, dit-elle.

— Bon.

— Je n’ai pas peur du tout à l’idée d’arriver et de tirer le cordon de sonnette, dit Juliana. Je veux dire, on ne vit qu’une fois. Pourquoi serais-je intimidée ? C’est un homme comme tout le monde. En réalité, il sera probablement content de savoir qu’on est venu de si loin simplement pour lui dire qu’on aime son livre. Nous pouvons avoir un autographe sur le livre, à l’intérieur, comme cela se fait. C’est bien cela ? Nous ferons mieux d’acheter un nouvel exemplaire ; celui-ci est tout taché. Il ne ferait pas bon effet.

— Tout ce que tu veux, dit Joe. Je te laisserai décider de tous les détails ; je sais que tu peux le faire. Une jolie fille tombe toujours tout le monde ; quand il verra quelle créature renversante tu es, il ouvrira la porte toute grande. Mais attention : pas de blague.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Tu dis que nous sommes mariés. Je ne veux pas que tu te trouves embringuée avec lui, tu sais. Ce serait terrible. Ça ruinerait l’existence de tout le monde ; quelle récompense pour avoir laissé entrer des visiteurs, quelle ironie. Alors, fais bien attention, Juliana.

— Tu pourras discuter avec lui, dit Juliana. Ce passage où il est question de la trahison de l’Italie qui leur fait perdre la guerre ; dis-lui ce que tu m’as dit.

— C’est ça, dit Joe en acquiesçant. Nous discuterons de toute la question.

Ils avançaient vite.


À 7 heures du matin, le lendemain, heure des États américains du Pacifique, Mr Nobusuke Tagomi sortit du lit, partit dans la direction de la salle de bains, puis changea d’avis et alla directement à l’oracle.

Assis les jambes croisées sur le plancher de sa pièce de séjour il commença à manipuler les quarante-neuf baguettes. Il avait l’impression très nette que ses questions avaient un caractère urgent et il fut fébrile jusqu’au moment où il eut le verset devant lui.

Choc ! Hexagramme Cinquante et un !

Dieu apparaît sous la forme de l’Éveilleur. Tonnerre et éclairs. Bruits. Il se boucha involontairement les oreilles. Ha-Ha ! Oh ! oh ! L’ébranlement sème l’effroi, l’éclair, il éblouit. Le lézard galope et le tigre rugit et c’est Dieu Lui-même qui surgit !

Quel est le sens de cela ? Il promenait un regard scrutateur dans sa pièce de séjour. L’arrivée de… quoi ?

Il bondit sur ses pieds et resta là, attendant, pantelant.

Rien. Les battements de son cœur. La respiration, tous les processus somatiques, y compris toute la série de réponses automatiques contrôlées par le diencéphale, devant une situation critique : sécrétion d’adrénaline, tachycardie, accélération du pouls, contraction de la gorge, dilatation des pupilles, relâchement intestinal et ainsi de suite. Crampes d’estomac et suppression de la libido.

Et pourtant, rien à voir ; rien à faire pour qui que ce soit. S’enfuir ? Tout faire pour préparer une fuite précipitée ? Mais pour aller où et comment ? Mr Tagomi se le demandait. Aucun indice. Donc impossible. Le dilemme du civilisé ; le corps en éveil, mais le danger obscur.

Il alla dans la salle de bains et commença à se savonner le visage avec son blaireau.

Le téléphone se mit à sonner.

— C’est le choc, dit-il tout haut en reposant son rasoir. Sois prêt. (Il alla rapidement de la salle de bains à la pièce de séjour.) le suis prêt, dit-il en soulevant le récepteur. (Sa voix s’étranglait ; il s’éclaircit la gorge :) Ici, Tagomi.

Un temps. Puis une voix faible, sèche, comme un bruissement, faisant penser à de vieilles feuilles sèches, très loin :

— Monsieur. Ici Shinjiro Yatabé. Je suis arrivé à San Francisco.

— Tous les compliments de bienvenue de la haute direction de la Mission commerciale, dit Mr Tagomi. Comme je suis heureux. Vous êtes en bonne santé et détendu ?

— Oui, Mr Tagomi. Quand puis-je vous voir ?

— Très vite. Dans une demi-heure, dit Mr Tagomi en essayant de voir l’heure à la pendule de sa chambre. Il y a une troisième personne : Mr Baynes. Je dois le prévenir. Cela peut retarder un peu, mais…

— Si nous disions dans deux heures, monsieur ? dit Mr Yatabé.

— Oui, dit Mr Tagomi en s’inclinant.

— À votre bureau dans l’immeuble du Nippon Times.

Mr Tagomi fit un nouveau petit salut.

Un déclic. Mr Yatabé avait raccroché.

C’est Mr Baynes qui va être content, se dit Mr Tagomi. Charmé à l’idée de commander du saumon, par exemple, une jolie queue bien épaisse. Il secoua le support du récepteur, puis composa sur-le-champ le numéro de l’hôtel Abhirati.

— Supplice terminé, dit Mr Tagomi. 10 h 30. Au revoir.

Il raccrocha et retourna en courant dans la salle de bains pour finir de se raser. Pas le temps de prendre un petit déjeuner ; demander à Mr Ramsey de s’en occuper d’urgence dès que tout le monde sera arrivé au bureau. Nous pourrons peut-être, à nous trois, nous permettre… tout en se rasant, il projetait dans sa tête un bon petit déjeuner.

En pyjama, Mr Baynes restait debout près de son téléphone, en se frottant le front et en réfléchissant. Quelle honte que j’aie violé la consigne en prenant contact avec cet agent, se disait-il. Si j’avais attendu seulement un jour de plus.

Mais il n’y avait probablement pas eu de dégâts. Cependant il aurait dû retourner le jour même au grand magasin. Et si je n’y parais pas ? Cela peut déclencher une réaction en chaîne ; ils vont croire que j’ai été assassiné, ou quelque chose du même genre. Ils essaieront de retrouver ma trace.

Ça ne fait rien. Parce qu’il est là. Enfin. L’attente est terminée.

Mr Baynes se précipita dans la salle de bains et s’apprêta à se raser.

Je ne doute pas que Mr Tagomi le reconnaisse dès qu’il le verra, se dit-il. Nous pouvons laisser tomber le « Mr Yatabé », renoncer dès maintenant à cette couverture. En fait, nous pouvons abandonner toutes les couvertures, tous les faux-semblants.

Dès qu’il fut rasé, Mr Baynes sauta sous la douche. Tandis que l’eau jaillissait tout autour de lui, il se mit à chanter à tue-tête :

Wer reitet so spät

Durch Nacht und Wind ?

Es ist der Vater

Mit seinem Kind

Il est probablement trop tard à présent pour que la S.D. fasse quoi que ce soit, se dit-il. Même s’ils trouvent. Je peux donc peut-être cesser de me faire du mauvais sang, tout au moins pour cette question secondaire. De me soucier de ce qui concerne ma situation personnelle.

Quant au reste… il est possible que cela ne fasse que commencer.

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