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Après deux semaines de travail à peu près ininterrompu, la joaillerie Edfrank avait sorti son premier lot de pièces terminées. Elles étaient rangées sur deux planches recouvertes de velours noir qui se logeaient chacune dans un panier carré en osier d’origine japonaise. Ed McCarthy et Frank Frink s’étaient fait des cartes commerciales. Ils avaient gravé leur nom sur une gomme à effacer dont ils s’étaient ensuite servis pour l’imprimer en rouge ; ils avaient complété les cartes grâce à une petite presse à imprimer pour enfant, un jouet. Ils avaient utilisé une carte épaisse de couleur, de très belle qualité, spéciale pour cartes de Noël.

Sous tous ses aspects, leur travail avait été celui de professionnels. En examinant leur joaillerie, leurs cartes, leur présentation, rien ne pouvait révéler l’amateur. D’ailleurs pourquoi en aurait-il été autrement ? se disait Frank Frink. Ils étaient professionnels l’un et l’autre ; non pas dans la fabrication de la joaillerie, mais dans le travail d’atelier en général.

Les plateaux de présentation comportaient une grande variété de bijoux. Des bracelets de cuivre jaune et rouge, de bronze, et même de fer noir forgé à chaud. Des pendentifs, principalement de cuivre jaune, avec de petits ornements d’argent. Des boucles d’oreilles d’argent. Des broches d’argent ou de cuivre jaune. L’argent leur avait coûté très cher ; même la soudure d’argent les avait ruinés. Ils avaient acheté quelques pierres semi-précieuses, également, pour les monter sur les broches : perles baroques, spinelle, jade, des éclats d’opale de feu. Si les affaires marchaient bien, ils essaieraient d’employer de l’or et, si possible, des diamants de cinq ou six carats.

C’était avec l’or qu’ils pourraient réaliser de véritables bénéfices. Ils avaient déjà commencé à chercher des endroits où ils pourraient se procurer des déchets d’or, ils avaient fait fondre des pièces anciennes sans valeur artistique – tout cela revenant beaucoup moins cher que l’or neuf. Mais même ainsi, ils avaient engagé d’énormes dépenses. Et pourtant, une broche en or rapporterait à la vente plus que quarante broches de cuivre. Ils pouvaient presque obtenir n’importe quel prix sur le marché de détail pour une broche vraiment bien dessinée et exécutée en or… à condition au moins, comme Frink l’avait fait remarquer, que leur marchandise s’écoule.

Jusque-là ils n’avaient pas encore essayé de vendre. Ils avaient résolu ce qui leur paraissait être leurs problèmes techniques fondamentaux ; ils avaient leur établi avec ses moteurs, la machine à câble flexible, leur arbre entraînant meule et polisseuse. Ils avaient en fait un jeu complet d’outils de finition, depuis les brosses de gros fil de fer, les brosses de cuivre et les meules en Cratex jusqu’aux polissoirs plus délicats en coton, toile, cuir, peau de chamois qui pouvaient être recouverts de produits allant de l’émeri et la ponce jusqu’aux rouges d’Angleterre, les plus délicats. Et ils avaient aussi, bien entendu, leur matériel de soudure oxyacétylénique, avec réservoirs, manomètres, tuyaux flexibles, embouts, masques.

Et de magnifiques outils de joaillier. Des pinces d’Allemagne et de France, des micromètres, des perceuses à diamant, des scies, tenailles, des pinces brucelles, des dispositifs à trois branches pour la soudure, des étaux, des tissus à polir, des cisailles, de minuscules marteaux forgés à la main… toute une variété de matériel de précision. Et leurs fournitures de bâtons de brasure de différents calibres, de métal en feuille, de montures de broches, d’anneaux, de montures à clip pour boucles d’oreilles. Ils avaient dépensé sensiblement plus de la moitié des deux mille dollars ; ils n’avaient plus à leur compte ouvert au nom d’Edfrank à la banque que deux cent cinquante dollars. Mais ils étaient en règle au point de vue légal ; ils avaient même leur permis d’exploitation des États américains du Pacifique. Il ne restait plus qu’à vendre.

En étudiant ses présentations, Frink se disait qu’aucun revendeur ne pourrait procéder à un examen plus sévère que le sien. Ces quelques pièces sélectionnées avaient certainement un très bon aspect ; on était revenu inlassablement sur chacune d’entre elles, à la recherche de soudures imparfaites, de bords irréguliers ou coupants, de taches colorées dues à l’action du feu… le contrôle garantissait une qualité excellente. Le plus léger défaut de poli, la moindre trace d’éraflure due à une brosse métallique avaient entraîné le retour à l’atelier. Nous ne pouvons pas nous permettre de présenter un travail présentant des défauts de finition ; une tache noire qui serait passée inaperçue sur un collier d’argent – et c’en serait fini de nous.

Le magasin de Robert Childan figurait au premier rang sur leur liste. Mais Ed était seul à pouvoir y aller. Childan aurait certainement reconnu Frank Frink.

— C’est à vous de faire en réalité la plus grande partie des ventes, avait dit Ed. (Mais il avait pris son parti de prendre lui-même contact avec Childan ; il avait acheté un costume neuf, une chemise blanche, pour faire une bonne impression. Néanmoins, il ne se sentait pas à son aise.) Je sais que ce que nous offrons est excellent, se répétait-il pour la millionième fois, mais… que diable !

La plupart des modèles étaient abstraits, enroulements de fil, boucles, motifs dont les métaux, à la fonte, avaient plus ou moins pris une forme libre. Certains avaient un côté aérien, une délicatesse de toile d’araignée ; d’autres avaient la lourdeur massive, puissante d’objets barbares. Il y avait toute une gamme étonnante de formes si l’on considérait le petit nombre d’objets qui se trouvaient présentés sur ces plateaux de velours ; et pourtant, Frink s’en rendait compte, un seul magasin aurait pu acheter tout ce qui s’y trouvait exposé. Nous visiterons chaque boutique une fois – si nous échouons. Mais si nous réussissons, si nous les amenons à nous suivre dans la ligne que nous nous sommes tracée, alors nous viendrons faire renouveler nos commandes jusqu’à la fin de nos jours.

Les deux hommes installaient ensemble les plateaux de velours dans le panier d’osier. Nous pourrions récupérer quelque chose avec le métal, se disait Frink, si les choses se mettaient à aller de mal en pis. Et sur les outils et le matériel ; nous pouvons nous en défaire à perte, mais au moins nous en tirerons quelque chose.

C’est le moment de consulter l’oracle. Demande : comment Ed va-t-il s’en tirer pour sa première tournée de vente ? Mais il était trop nerveux. Cela aurait pu être un mauvais présage et il ne se sentait pas capable d’y faire face. En tout cas les dés étaient jetés ; les pièces étaient fabriquées, l’atelier installé – quels que puissent être les bla-bla du Yi King sur ce point.

Il ne peut pas vendre ces bijoux à notre place… il ne peut pas nous donner la chance.

— Je vais m’attaquer tout d’abord à Childan, dit Ed. Nous pourrions aussi bien tout placer chez lui. Et ensuite, vous essaierez une ou deux maisons. Vous venez avec moi, n’est-ce pas ? Dans le camion. Je m’arrêterai au coin.

Tandis qu’ils s’installaient dans leur camion avec le panier d’osier, Frink se disait : Dieu sait si Ed est un bon vendeur, je ne suis pas mauvais non plus, il est possible que nous vendions à Childan, mais, comme on dit, il faudra une présentation.

Si Juliana était là, elle n’aurait qu’à entrer et elle y parviendrait en un clin d’œil ; elle est jolie, elle sait s’adresser à n’importe qui, et c’est une femme. Après tout, ce sont des bijoux de femme. Elle pourrait les porter en entrant dans la boutique. En fermant les yeux, il essayait de s’imaginer l’effet que ferait sur elle l’un de leurs bracelets. Ou l’un de ces grands colliers d’argent. Avec ses cheveux noirs, son teint pâle, ses yeux tristes au regard pourtant pénétrant… elle porterait un sweater gris, un peu trop serré, l’argent serait directement sur sa peau, le collier monterait et descendrait, au gré de sa respiration…

Dieu, comme en cet instant elle était vivante dans son esprit ! Chaque objet terminé par eux, il voyait ses doigts fins mais solides le saisir, l’examiner ; rejeter la tête en arrière, élever le bijou à la hauteur de ses yeux. Le choix de Juliana c’était toujours ce qu’il y avait de mieux pour connaître la qualité de son travail.

Ce qui lui irait le mieux, il le savait à présent, c’étaient les boucles d’oreilles. Celles qui étaient brillantes et se balançaient. Avec ses cheveux relevés et retenus en arrière ou coupés court pour dégager son cou et ses oreilles. Et nous pourrions faire des photos d’elle pour notre publicité et notre étalage. Il avait discuté d’un catalogue avec Ed ; cela leur permettrait de vendre par correspondance à des magasins situés dans d’autres parties du monde. Elle serait formidable… sa peau est jolie, très saine, ni poches ni rides et d’une belle couleur. Est-ce qu’elle accepterait, s’il pouvait trouver où elle est ? Pas d’importance ce qu’elle pense de moi ; rien à faire avec notre vie privée. Il s’agirait strictement d’affaires.

Que diable, je ne prendrais même pas les photos. Nous nous adresserions à un professionnel. Cela lui plairait. Elle est probablement toujours aussi vaniteuse. Elle a toujours aimé qu’on la regarde, qu’on l’admire ; n’importe qui. Je crois que toutes les femmes sont ainsi. Elles ont sans cesse besoin d’attirer l’attention. C’est leur côté très enfant.

Juliana ne supporterait jamais d’être seule. Il lui fallait m’avoir près d’elle pour entendre tout le temps des compliments. Les petits enfants sont ainsi : ils ont l’impression que si leurs parents ne les regardent pas, ce qu’ils font n’a plus de réalité. Sans aucun doute, il y a un type qui s’occupe d’elle. Qui lui dit combien elle est jolie. Ses jambes. Son ventre lisse et plat…

— Que se passe-t-il ? dit Ed en lui lançant un regard. Vous vous énervez ?

— Non, dit Frink.

— Je ne vais pas rester planté là, dit Ed. J’ai quelques idées personnelles. Et je vais vous dire autre chose : je n’ai pas peur. Je ne suis pas intimidé sous prétexte que c’est un endroit élégant et que j’ai dû mettre ce costume élégant. Je reconnais que je n’aime pas m’habiller. Que je ne suis pas à mon aise. Mais ça n’a pas la moindre importance. J’y vais et je fais mon numéro devant ce polichinelle.

C’est bon pour toi, se disait Frink.

— Diable, si vous pouviez aller comme vous l’avez fait, dit Ed, en vous faisant passer pour l’aide de camp d’un amiral japonais, il faudrait que je sois capable de lui dire la vérité, que c’est en réalité de la belle joaillerie de création originale, faite à la main…

— Ciselée à la main, dit Frink.

— Ouais. Ciselée à la main. Je veux dire que j’entrerais et que je ne sortirais qu’après lui en avoir donné pour son argent. Il faut qu’il achète cela. Sinon, il est vraiment dingue. J’ai regardé un peu partout ; il n’y a rien en vente qui ressemble à ce que nous présentons. Dieu, quand je pense qu’il va peut-être regarder et ne rien acheter… ça me rend fou et je crois que je serais capable de lui allonger un bon coup de poing.

— N’oubliez pas de lui dire que ce n’est pas du plaqué, dit Frink. Que cuivre signifie cuivre massif et laiton laiton massif.

— Laissez-moi faire à ma manière, dit Ed. J’ai quelques très bonnes idées.

Voici ce que je peux faire, se disait Frink. Je peux prendre deux pièces – Ed s’en fichera – les emballer et les envoyer à Juliana. Elle verra comme cela ce que je fais. La poste la retrouvera ; je l’enverrai en recommandé à la dernière adresse que je connaisse. Que dira-t-elle en ouvrant la boîte ? Il faudra une lettre expliquant que j’ai fait cela moi-même ; que je suis associé dans une petite affaire de création de joaillerie. J’exciterai son imagination, je lui en dirai assez pour lui donner l’envie d’en savoir davantage, pour l’intéresser. Je lui parlerai de pierres et de métaux. Les maisons auxquelles nous vendons, les magasins élégants…

— Ce n’est pas par ici ? demanda Ed en ralentissant.

(Ils étaient pris dans une intense circulation ; les immeubles leur cachaient le ciel.) Il vaudrait mieux que je range le camion.

— Encore cinq pâtés de maisons, dit Frink.

— Tu n’as pas une de ces cigarettes de marijuana ? demanda Ed. Ça me calmerait d’en fumer une, juste maintenant.

Frink lui passa son paquet de T’ien-lais, la « Musique Céleste », un mélange qu’il avait pris l’habitude de fumer à la W.M. Corporation.

Je sais qu’elle vit avec un type, se disait Frink. Qu’elle couche avec lui. Comme si elle était sa femme. Je connais Juliana. Elle ne pourrait pas tenir autrement ; je sais comment elle devient vers la tombée de la nuit. Quand il se met à faire frais et sombre et que tout le monde rentre à la maison pour se retrouver dans la salle de séjour. Elle n’a jamais été faite pour vivre en solitaire. Moi non plus.

Peut-être que le type est vraiment bien. Quelque étudiant timide qu’elle a trouvé. Elle serait la compagne rêvée pour un jeune gars qui n’a jamais encore eu le courage d’approcher une femme. Elle n’est ni dure ni cynique. Elle lui ferait beaucoup de bien. J’espère bougrement qu’elle n’est pas tombée sur un type plus âgé qu’elle. C’est ce que je ne pourrais pas supporter. Un type expérimenté et mauvais, avec un cure-dent au coin de la bouche et qui la ferait marcher.

Il s’aperçut qu’il commençait à avoir de la peine à respirer. Imaginer un type musclé et velu mettant brutalement Juliana au pas, lui faisant la vie dure… Je sais qu’elle en arriverait à se tuer, se disait-il. C’est écrit dans les cartes en ce qui la concerne, si elle ne trouve pas l’homme qu’il faut – ce qui signifie le genre étudiant vraiment doux, sensible, prévenant, capable d’apprécier la qualité de sa pensée.

J’ai été trop dur avec elle. Et je ne suis pas tellement mauvais ; il y a tout un tas de types pires que moi. Je pouvais assez bien imaginer ce qu’elle pensait, ce qu’elle désirait, quand elle se sentait seule, mal à son aise, déprimée. J’ai passé énormément de temps à me faire du souci pour elle, à être aux petits soins. Mais ça ne suffisait pas. Elle méritait mieux. Elle mérite énormément de choses, se disait-il toujours.

— Je me range, dit Ed. (Il avait trouvé une place et il reculait en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule.)

— Écoutez, dit Frink. Est-ce que je pourrais envoyer deux bijoux à ma femme ?

— Je ne savais pas que vous étiez marié. (Occupé à se ranger, Ed lui répondit après avoir réfléchi :) Bien sûr, à condition qu’ils ne soient pas en argent.

Ed arrêta le moteur du camion.

— Nous y voilà, dit-il. (Il tira encore quelques bouffées de marijuana, écrasa la cigarette sur le tableau de bord, jeta le reste sur le plancher.) Souhaitez-moi bonne chance.

— Bonne chance, dit Frink.

— Eh ! regardez ! Au dos du paquet de cigarettes il y a un de ces poèmes japonais waka.

Sur un fond de bruit de voitures, Ed lut le poème à haute voix :


Entendant le coucou chanter

J’ai regardé du côté

D’où venait le chant

Qu’ai-je vu ?

La pâle lune – rien d’autre – dans un ciel de crépuscule.


— Seigneur ! s’écria-t-il en rendant le paquet de T’ien-lais à Frink. Puis il lui donna une tape dans le dos, eut un sourire narquois, prit le panier d’osier et sauta du camion.

— Je vous laisse le soin de mettre la pièce dans le parcomètre, dit-il en s’éloignant sur le trottoir.

Un instant après, il s’était perdu dans la foule des piétons.

Juliana, se disait Frink, es-tu aussi solitaire que moi ?

Il descendit et alla glisser une pièce dans la fente du parcomètre.

C’est la peur, se dit-il. Toute cette affaire de joaillerie. Et si ça ratait ? Et si ça ratait ? C’était ainsi que l’oracle présentait les choses. Gémissements, pleurs, la ruine rapide.

L’homme se trouve en face des ténèbres qui s’épaississent autour de lui. Son acheminement vers la tombe. Si elle s’était trouvée là, cela n’aurait pas été aussi pénible. Loin de là.

J’ai peur. Il s’en rendait compte. Supposons qu’Ed ne vende rien. Supposons qu’ils se moquent de nous.

Quoi alors ?


Sur un drap étalé par terre dans la pièce du devant de son appartement, Juliana était étendue et tenait Joe Cinnadella serré contre elle. Le soleil de ce milieu d’après-midi rendait l’atmosphère humide et étouffante. Son corps et celui de l’homme qui se trouvait dans ses bras étaient moites de transpiration. Une goutte, qui coulait du front de Joe, resta un instant accrochée à sa pommette, puis tomba sur la gorge de Juliana.

— Tu continues à dégouliner, murmura-t-elle.

Il ne répondit pas. Sa respiration était ample, lente, régulière… comme l’océan, se disait-elle. Nous sommes tout en eau, à l’intérieur de nous.

— Comment était-ce ? demanda-t-elle.

Il marmonna que cela avait été parfait.

Je le pensais aussi, se disait Juliana. Je peux le dire. Maintenant il faut que nous nous levions tous les deux, que nous nous ressaisissions. Ou bien est-ce mauvais ? Un symptôme de désaccord du subconscient ?

Il commença à s’agiter.

— Tu te lèves ? (Elle l’agrippa, le tint serré dans ses bras :) Non, pas encore.

— Tu ne dois donc pas aller au gymnase ?

Je ne vais pas au gymnase, disait Juliana à part. Tu ne sais donc pas ça ? Nous irons quelque part ; nous ne resterons pas ici beaucoup plus longtemps. Mais ce sera dans un endroit où nous n’avons jamais été. Il est temps.

Elle sentit qu’il se dégageait pour se mettre à genoux, ses mains glissèrent sur le dos de Joe, humide de transpiration. Elle l’entendit ensuite marcher pieds nus sur le plancher. Il allait dans la salle de bains, sans doute. Prendre sa douche.

C’est fini, se dit-elle. Oh bon ! Elle soupira.

— Je t’entends, dit Joe de la salle de bains. Tu gémis. Tu es toujours déprimée, n’est-ce pas ? Souci, crainte et soupçons, à mon sujet et au sujet de tout le monde… (Il passa une seconde la tête, son visage rayonnant était couvert de mousse de savon :) Qu’est-ce que tu dirais d’un voyage ?

— Où cela ? demanda-t-elle, le cœur battant.

— Dans une grande ville. Pourquoi pas dans le Nord, à Denver ? Je te sortirai, prendrai des billets pour le théâtre, t’emmènerai dans un bon restaurant, nous prendrons des taxis, je t’achèterai une robe du soir et tout ce qu’il te faudra. Ça va ?

Elle avait peine à le croire, mais elle voulait, elle essayait.

— Est-ce que ta vieille Stude tiendrait le coup ? demanda Joe.

— Certainement, dit-elle.

— Nous achèterons tous les deux de beaux vêtements, dit-il. Nous nous amuserons, peut-être pour la première fois de notre vie. Comme ça tu ne broieras plus du noir.

— Où prendrons-nous l’argent ?

— J’en ai. Regarde dans ma valise, dit Joe en refermant la porte de la salle de bains.

Le bruit d’eau couvrit la suite de ses paroles.

Elle ouvrit la commode, en sortit sa petite valise bosselée et tachée. C’était sûrement cela, elle trouva une enveloppe dans un coin ; il y avait dedans des billets de la Reichsbank, d’une grande valeur et ayant cours partout. Elle comprit qu’ils pouvaient donc partir. Peut-être qu’après tout, il ne me fait pas marcher. Je voudrais seulement voir ce qui se passe en lui, à l’intérieur, se disait-elle tout en comptant l’argent…

Sous l’enveloppe elle découvrit un énorme stylographe cylindrique, ou du moins quelque chose qui y ressemblait ; du reste, il y avait une agrafe. Mais cela pesait vraiment lourd. Elle souleva l’objet avec précaution, dévissa le capuchon. Oui, il y avait une pointe en or. Cependant…

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle à Joe quand il fut sorti de la douche.

Il lui prit l’objet, le remit dans la valise. Comme il le maniait avec délicatesse… elle le remarqua, y pensa et resta perplexe.

— Encore morbide ? demanda Joe.

Il semblait détendu, plus qu’elle ne l’avait jamais vu l’être. En poussant un cri d’enthousiasme, il la prit par la taille, la souleva dans ses bras, la balança, d’avant en arrière, en la regardant dans les yeux, en exhalant sur elle son haleine chaude, en la serrant jusqu’à la faire protester.

— Non, dit-elle. Je suis seulement… un peu longue à changer.

Et j’ai encore un peu peur de toi, ajoutait-elle en elle-même. Si peur que je ne peux jamais t’en parler.

— Par la fenêtre ! s’écria Joe en traversant la pièce avec Juliana dans ses bras. On y va !

— S’il te plaît, dit-elle.

— Je blague. Écoute : nous partons pour une marche, comme la Marche sur Rome. Tu te rappelles. Le Duce en avait pris la tête, et les autres suivaient, comme par exemple mon oncle Carlo. Maintenant il s’agit pour nous d’une petite marche, moins importante, qui ne sera pas mentionnée dans les livres d’Histoire. C’est ça ? (Il pencha la tête et l’embrassa sur la bouche, avec tant de violence que leurs dents s’entrechoquèrent.) Comme nous aurons bon air, tous les deux, dans nos vêtements neufs. Et tu peux m’expliquer exactement comme on doit parler, se tenir ; d’accord ? Tu m’apprends les bonnes manières ; d’accord ?

— Tu parles tout à fait bien, dit Juliana. Mieux que moi-même.

— Non. (Il se rembrunit immédiatement.) Je parle très mal. Un véritable accent rital. Ne l’avais-tu pas remarqué la première fois que tu m’as vu dans ce café ?

— Je crois en effet, dit-elle. (Cela ne lui semblait pas important.)

— Il n’y a qu’une femme pour connaître les conventions mondaines, dit Joe en la reprenant et en l’envoyant, tout effrayée, sur le lit. En l’absence des femmes nous discutons voitures de courses, chevaux et nous racontons des histoires cochonnes ; on n’est pas civilisés.

Quelle étrange humeur, se disait Juliana. Agité et sombre jusqu’au moment où tu te décides de partir ; alors tu deviens exubérant. Veux-tu réellement que je t’accompagne ? Tu peux me laisser tomber ; c’est déjà arrivé. J’en ferais autant, pour ma part, si je devais partir.

— C’est ta paie ? lui demanda-t-elle tandis qu’il s’habillait. Tu as économisé tout cet argent ? (C’était tout de même beaucoup. Bien sûr, il y a beaucoup d’argent dans l’Est.) Tous les autres chauffeurs de camions à qui j’ai parlé ne gagnent jamais autant…

— Tu crois que je suis chauffeur de camion ? dit Joe en l’interrompant. Écoute-moi bien. Je conduisais ce bus non pas pour le conduire mais pour le protéger des gangsters. J’avais l’air d’un chauffeur de camion, je somnolais dans la cabine. (Il s’effondra dans un fauteuil dans un coin de la chambre, se renversa en arrière, faisant semblant de dormir, la bouche ouverte, affalé :) Tu vois ?

Tout d’abord, elle ne vit rien. Puis elle se rendit compte qu’il tenait à la main un couteau, aussi mince qu’un couteau de cuisine qui sert à couper les pommes chips. Dieu tout-puissant ! se dit-elle. D’où sort-il ? De sa manche ; on aurait pu croire qu’il venait de se matérialiser dans l’air.

— C’est pour cela que les gens de Volkswagen m’ont engagé. États de service. Nous nous protégions contre Haselden, ces commandos dont il était le chef. (Ses yeux noirs scintillaient ; il fit un sourire de biais à Juliana :) Devine qui a fini par avoir le colonel. Quand nous l’avons coincé sur le bord du Nil lui et son groupe du désert à grand rayon d’action, des mois après la fin de la campagne du Caire. Une nuit, ils ont fait un raid contre nous pour avoir de l’essence. J’étais en sentinelle. Haselden a surgi, le corps, la figure, même les mains enduits de noir ; ils n’avaient pas de fil de fer cette fois-là, seulement des grenades et des mitraillettes. Tout cela beaucoup trop bruyant. Il a essayé de me briser le larynx, d’une manchette. Je l’ai eu. (Joe sauta de son siège, bondit vers elle et dit en riant :) Faisons nos bagages. Téléphone au gymnase pour dire que tu prends quelques jours de liberté.

Son récit n’emportait pas sa conviction. Peut-être n’avait-il pas été du tout en Afrique du Nord, ne s’était-il pas trouvé pendant la guerre du côté des forces de l’Axe, ne s’était-il même jamais battu. Et ces gangsters ? Elle se demandait aussi. Elle n’avait jamais entendu parler de camions venant de la côte Est et traversant Canon City avec à bord un ancien militaire de carrière comme garde. Il n’avait peut-être même jamais vécu aux États-Unis, il avait tout inventé depuis le début ; une façon d’attirer son attention, de se rendre intéressant, de passer pour un personnage romanesque.

Il est peut-être fou, se dit-elle. Quelle ironie… Je peux vraiment faire ce que j’ai souvent prétendu avoir fait : utiliser mes connaissances en judo pour me défendre si on m’attaque. Pour sauver… ma virginité ? Ma vie. Mais ce qui est plus vraisemblable, c’est qu’il est un pauvre Rital minable avec des idées de grandeur ; il veut faire la bombe, dépenser tout son argent, en profiter jusqu’au bout, et retourner ensuite à son existence monotone. Et pour cela, il lui faut une femme.

— Très bien, dit-elle, j’appelle le gymnase.

Elle partit toute songeuse vers l’entrée de l’immeuble. Il va m’acheter des robes chères et m’emmener dans un hôtel de luxe. Tout homme a envie d’avoir eu avant de mourir une femme bien habillée, même s’il doit lui acheter lui-même ses robes. Une virée de ce genre, Joe Cinnadella a dû y penser toute sa vie. Et il est perspicace ; je parierais qu’il ne se trompe pas quand il analyse mon cas : j’ai une crainte névrotique de l’homme. Frank le savait, lui aussi. C’est la raison pour laquelle nous avons rompu ; c’est pourquoi je ressens encore cette anxiété aujourd’hui, ce manque de confiance.

Quand elle revint du taxiphone, elle trouva Joe plongé encore une fois dans La sauterelle, ayant complètement perdu conscience de ce qui se passait autour de lui.

— Quand me laisseras-tu ce livre ? demanda-t-elle.

— Peut-être pendant que je conduirai, répondit Joe sans lever les yeux.

— Tu vas conduire ? Mais c’est ma voiture !

Il ne dit rien ; il se contentait de poursuivre sa lecture.


Robert Childan était près de sa caisse enregistreuse ; il leva la tête pour regarder entrer un homme grand et mince aux cheveux bruns. L’homme portait un complet pas tout à fait élégant et tenait un grand panier d’osier. Un représentant. Pourtant il n’avait pas le sourire commercial ; son visage parcheminé semblait sombre et morose. Plutôt le genre plombier ou électricien, se dit Robert Childan.

Quand il eut terminé avec son client, Childan demanda à l’homme :

— Quelle maison représentez-vous ?

— La joaillerie Edfrank, grommela l’homme. (Il avait posé son panier sur l’un des comptoirs.)

— Jamais entendu ce nom.

Childan déambulait nonchalamment pendant que l’autre ouvrait son panier en faisant beaucoup de gestes inutiles.

— Ciselé à la main. Chaque modèle unique. Chaque modèle original. Cuivre jaune et rouge, argent. Même du fer noir forgé à chaud.

Childan jeta un coup d’œil dans le panier. Du métal sur du velours noir, étrange.

— Non merci, ce n’est pas le genre d’articles que je vends.

— Ceci représente une création artistique américaine. Contemporaine.

Faisant non d’un signe de tête, Childan retourna à sa caisse enregistreuse.

L’homme resta un moment à tripoter ses plateaux gainés de velours et son panier. Il ne sortait pas les plateaux, il ne les rentrait pas ; il ne semblait avoir aucune idée de ce qu’il faisait. Les bras croisés, Childan le regardait, en réfléchissant aux différents problèmes qui allaient se poser pour lui au cours de la journée. À 2 heures il avait rendez-vous pour présenter des coupes d’art primitif. Puis à 3 heures, une autre fournée revenait du laboratoire après expertise. Il faisait examiner de plus en plus de pièces, depuis quinze jours. Depuis le désagréable incident du Colt 44.

— Ce n’est pas du plaqué, dit l’homme au panier d’osier, en présentant un bracelet. C’est du cuivre massif.

Childan hocha la tête sans répondre. L’homme allait traîner encore un moment, changer ses échantillons de place, puis il finirait par s’en aller.

Le téléphone sonna. Childan répondit. C’était un client qui se renseignait au sujet d’un rocking-chair ancien, de grande valeur, qu’il lui avait donné à réparer. Il n’était pas encore terminé et Childan fut obligé de lui raconter une histoire qui parût convaincante. Tout en regardant à travers la vitrine l’intense circulation du milieu de la journée, il le rassurait. Le client, finalement calmé, raccrocha.

Il n’y avait aucun doute, se disait-il en reposant le combiné, l’affaire du Colt 44 l’avait considérablement secoué. Il n’éprouvait plus le même respect quand il examinait son stock. La connaissance de ces choses vient de loin. Elle s’apparente à l’éveil de la première enfance ; les faits de la vie. Cela montre le lien qui vous rattache à vos jeunes années ; il n’y a pas seulement l’histoire des États-Unis qui se trouve en jeu, mais votre propre personnalité. Comme si, se disait-il, se posait la question de savoir si votre acte de naissance est authentique. Ou votre impression sur votre père.

Peut-être est-ce que je ne me rappelle pas exactement Franklin Delano Roosevelt, par exemple. Une image synthétique qui s’est lentement formée à force d’en entendre parler. Un mythe qui s’est subtilement fixé sur la matière grise. Analogue au mythe de Hepplewhite, à celui de Chippendale. Ou plutôt au fait de dire : Abraham Lincoln a mangé là-dedans. Il a utilisé ce vieux couteau d’argent, cette fourchette, cette cuiller. On ne le voit pas, mais il l’a fait.

Sur l’autre comptoir, le représentant fourrageait toujours dans son panier :

— Nous pouvons exécuter des articles sur commande. Au goût du client. Si certains ont leurs propres idées.

Sa voix s’étranglait. Il l’éclaircit, en regardant tantôt Childan, tantôt une pièce de joaillerie qu’il tenait à la main. Il ne savait pas comment s’en aller, c’était évident.

Childan souriait sans rien dire.

Ça ne dépend pas de moi. C’est à lui de s’en aller d’ici. Qu’il ait vendu quelque chose ou non.

C’est dur, comme c’est désagréable. Mais rien ne l’oblige à être représentant. Nous souffrons tous en ce bas monde. Regardez-moi. Supporter, toute la journée des Japonais tels que Mr Tagomi. Rien que par l’intonation de leur voix, ils s’arrangent pour être gentils, familiers, ce qui ne les empêche pas de m’empoisonner la vie.

Une idée lui vint alors. Ce gars était visiblement sans aucune expérience. Il suffisait de le regarder. Peut-être pourrais-je me faire confier un peu de marchandise à condition. Ça vaut la peine d’essayer.

— Dites-moi… commença Childan.

L’homme leva aussitôt la tête et ne le quitta plus des yeux.

Les bras toujours croisés, Childan s’avança vers lui :

— Il semble que nous ayons une demi-heure de tranquillité. Je ne vous promets rien, mais vous pourriez sortir quelques articles. Faisons un peu de place.

En acquiesçant, l’homme commença à débarrasser le comptoir. Il rouvrit son panier, fouilla une fois de plus dans les plateaux de velours…

Il va tout sortir, Childan le savait. Tout arranger en se donnant beaucoup de mal et cela pendant une heure. Faire des embarras, rectifier, jusqu’à ce que tout soit installé. Plein d’espoir. Faisant des prières. Me surveillant du coin de l’œil à tout instant. Pour voir si je suis intéressé. Au moins un peu.

— Quand vous aurez tout sorti, dit Childan, si je ne suis pas trop occupé, je jetterai un coup d’œil.

L’homme travaillait fébrilement, comme aiguillonné.

Plusieurs clients entrèrent alors ; Childan leur souhaita la bienvenue. Il reporta son attention sur eux et les désirs qu’ils exprimaient, il oublia le représentant travaillant à sa présentation. Celui-ci, qui comprenait la situation, n’agit plus que par mouvements furtifs, il essayait de passer inaperçu. Childan vendit un bol à barbe, vendit presque un tapis fait à là main au crochet, reçut un acompte sur une couverture tricotée. L’heure passait. Les clients finirent par s’en aller. Une fois de plus, le magasin était vide à l’exception de lui-même et du représentant.

Celui-ci avait terminé. Sa sélection complète de joaillerie était disposée sur le velours noir qu’il avait placé sur le comptoir.

Robert Childan s’approcha en flânant, alluma une Land-O-Smiles, en se balançant d’avant en arrière sur ses talons et en chantonnant à mi-voix. Le représentant ne disait plus un mot. Childan non plus. Ce dernier finit par désigner une broche.

— J’aime assez cela.

— C’est un excellent article, dit le représentant, très vite. Vous n’y verrez pas la moindre trace de brosse métallique. Entièrement fini au rouge d’Angleterre. Et il ne ternira pas. Nous recouvrons ces articles d’une laque plastique qui tient pendant des années. La meilleure laque industrielle qu’on puisse trouver sur le marché.

Childan fit un léger signe d’approbation.

— Ce que nous avons fait ici, dit le représentant, c’est adapter à la fabrication de la joaillerie des techniques déjà essayées et éprouvées dans l’industrie. Autant que je sache, personne n’a encore fait cela. Pas de moulages. Métal sur métal. Soudé et brasé. (Il marqua un temps.) Les montures sont soudées solidement.

Childan prit en main deux bracelets. Puis une broche. Et une autre. Il les tint un instant à la main, puis les mit de côté.

Le visage du représentant s’éclaira. L’espoir.

En examinant une étiquette fixée à un collier, Childan demanda :

— Est-ce que ceci…

— Prix au détail. Pour vous c’est la moitié de ce prix. Et si vous achetez disons, pour cent dollars environ, nous vous faisons une ristourne supplémentaire de 2 %.

En les prenant un par un, Childan mit encore plusieurs bijoux de côté. Chaque fois qu’une nouvelle pièce venait s’ajouter aux précédentes, le représentant s’agitait un peu plus ; il parlait de plus en plus vite, arrivait à se répéter, disait même des choses idiotes et sans signification, toujours à mi-voix et sur un ton pressant. Il croit vraiment qu’il va me vendre quelque chose, pensait Childan. Son expression ne trahissait rien de ses intentions ; il continua son petit jeu.

— Cet article est spécialement réussi, continuait le représentant, tandis que Childan prenait un grand pendentif. Je crois que vous avez pris ce que nous avons de mieux. (L’homme riait :) Vous avez vraiment bon goût.

Ses yeux lançaient des éclairs. Il faisait mentalement l’addition pour arriver à la somme correspondant à ce que Childan avait choisi.

— Notre politique, dit Childan, quand il s’agit d’une marchandise que nous n’avons encore jamais essayé de vendre, c’est de la prendre en dépôt.

Le représentant fut un moment avant de comprendre. Il s’arrêta de parler, mais il regardait Childan sans saisir. Celui-ci lui sourit.

— En dépôt, finit par dire le représentant, comme pour faire écho.

— Vous préféreriez ne pas laisser la marchandise ? dit Childan.

— Vous voulez dire, bégaya-t-il, que je vous laisse la marchandise et que vous me payez plus tard, lorsque…

— Vous touchez les deux tiers de la recette. Après la vente. De cette façon vous recevez davantage. Mais bien sûr, vous devez attendre… (Childan haussa les épaules.) Ça dépend de vous. Je peux vous faire un étalage, éventuellement. Et si ça part, alors peut-être un peu plus tard, dans un mois environ… eh bien, nous pourrions envisager de vous prendre ferme un peu de marchandise.

Le représentant venait de passer sensiblement plus d’une heure à montrer ses articles ; Childan s’en rendait compte. Il avait tout sorti. Tous ses plateaux dérangés, mis en désordre. Il lui faudrait encore une heure de travail pour tout remettre en état afin de pouvoir les présenter ailleurs. Il y eut un silence. Les deux hommes se taisaient.

— Les pièces que vous avez mises de côté… dit le représentant à voix basse, ce sont celles que vous désirez ?

— Oui. J’accepte que vous les laissiez en totalité. (Childan alla vers son bureau dans l’arrière-boutique.) Je vais vous faire une fiche. Vous aurez ainsi l’état de ce que vous m’avez laissé en dépôt. (En revenant avec son carnet à souches il ajouta :) Vous comprendrez que lorsqu’une marchandise est laissée en dépôt, le magasin n’assume aucune responsabilité en cas de vol ou de détérioration.

Il fit signer le double par le représentant. Le magasin n’aurait jamais à rendre compte des objets laissés en dépôt. Lorsque les bijoux non vendus seront retournés, si certains ne peuvent être retrouvés, c’est qu’ils auront été volés, se dit Childan. Il y a toujours des vols dans les magasins. Spécialement quand il s’agit de petits articles comme des bijoux.

Robert Childan ne pouvait pas y perdre. Il n’avait pas à payer la joaillerie de cet homme ; il n’avait aucune mise de fonds à faire. S’il en vendait, il réaliserait un bénéfice, sinon, il en retournerait la totalité – ou ce qui pourrait être retrouvé – à une date future et non précisée.

Childan établit la fiche en faisant une liste des articles. Il signa et donna un exemplaire au représentant.

— Vous pouvez me téléphoner dans environ un mois. Pour savoir comment ça a marché.

Il prit les bijoux qu’il voulait garder, s’en alla dans l’arrière-boutique en laissant au représentant le soin de ramasser ce qui restait de marchandise.

Je ne croyais pas qu’il marcherait, se disait-il. On ne sait jamais. C’est pourquoi ça vaut toujours la peine d’essayer.

Quand il leva à nouveau les yeux, il vit le représentant prêt à partir. Il avait son panier d’osier sous le bras et le comptoir était dégagé. Il venait vers lui en lui tendant quelque chose.

— Oui ? dit Childan, qui venait de parcourir du courrier.

— Je désire vous laisser notre carte. (Le représentant déposa sur le bureau de Childan un drôle de petit carré de papier gris et rouge. Edfrank – Joaillerie originale.) Il y a notre adresse et notre numéro de téléphone. Pour le cas où vous désireriez nous joindre.

Childan approuva d’un signe de tête, sourit sans rien dire et retourna à son travail.

Quand au bout d’un moment il s’arrêta et leva la tête, le magasin était vide. Le représentant était parti.

Il glissa une pièce de monnaie dans le distributeur fixé au mur et il eut aussitôt une tasse de thé instantané chaud qu’il savoura silencieusement.

Je me demande si ça se vendra, se disait-il. Très peu vraisemblable. Mais c’est bien fait. On ne voit jamais rien qui ressemble à cela. Il examinait l’une des broches. Un dessin tout à fait frappant. Ce ne sont certainement pas des amateurs.

Je changerai les étiquettes. J’augmenterai très sensiblement les prix. J’insisterai sur le côté « fait à la main ». Et le caractère unique. Originaux exécutés spécialement. Petites sculptures. Portez un objet d’art. Une création exclusive sur votre revers ou à votre poignet.

Et puis, il y avait une autre notion qui se répandait et se développait dans le fond de la pensée de Robert Childan. Avec ces objets, pas de problème d’authenticité. Un problème qui peut un jour couler l’industrie des objets artisanaux américains historiques. Ce n’est pas pour aujourd’hui ni pour demain – mais ensuite, qui sait ?

Il vaut mieux ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Cette visite de l’escroc juif ; ce pourrait être un signe avant-coureur. Si je me constitue tranquillement un stock d’objets non historiques, de travaux contemporains sans historicité réelle ou imaginaire, je pourrai trouver une façon d’échapper à la concurrence. Et tant que cela ne me coûte rien…

Renversé sur sa chaise, de manière à pouvoir s’appuyer sur le mur, il réfléchissait en sirotant son thé.

Le Moment est en train de changer. On doit être prêt à changer en même temps. Sinon rester sur le sable. S’adapter.

La règle à suivre pour survivre. Observer d’un œil lucide ce qui se passe autour de vous. Apprenez à savoir ce qu’exige la situation. Et… répondez à ces exigences. Trouvez-vous là au moment convenable pour faire ce qui convient.

Suivez le yin. L’Oriental sait. Les yeux noirs yin malins…

Il eut subitement une bonne idée qui le fit immédiatement se redresser sur son siège. Faire d’une pierre deux coups. Ah ! Il bondit sur ses pieds, très énervé. Envelopper soigneusement la plus belle pièce de joaillerie (après avoir ôté l’étiquette, bien entendu). Une broche, un pendentif, ou un bracelet. Quelque chose de joli en tout cas. Ensuite – puisque tu dois quitter le magasin, fermer à 2 heures dans ce cas – faire un saut jusqu’à l’appartement des Kasoura. Mr Kasoura, Paul, serait au bureau. Mais Mrs Kasoura, Betty, serait vraisemblablement chez elle, seule.

En cadeau, ce produit original du nouvel artisanat américain. En hommage personnel, pour connaître la réaction de personnes haut placées. C’est ainsi qu’on lance une nouvelle fabrication. N’est-ce pas ravissant ? Il y a tout un choix au magasin ; passez donc, etc. Ceci est pour vous, Betty.

Il en tremblait. Elle et lui, seuls dans l’appartement, au milieu de la journée. Le mari à ses affaires. Tout parfaitement correct, cependant.

Impeccable !

Robert Childan prit une petite boîte, du papier d’emballage et un ruban ; il se mit à préparer un cadeau pour Mrs Kasoura. Cette femme brune séduisante, mince dans sa robe orientale en soie, ses hauts talons, et ainsi de suite. Ou bien peut-être porterait-elle aujourd’hui un pyjama négligé en coton bleu dans le genre coolie, très léger, confortable et sans cérémonie. Ah ! se disait-il.

Ou bien, est-ce trop hardi ? Paul le mari s’en formalisant. Subodorant quelque chose et réagissant mal. Aller peut-être plus progressivement ; lui apporter le cadeau à lui, à son bureau ? Lui servir la même histoire, mais à lui. Lui laisser le soin de lui remettre le cadeau ; aucun soupçon. Et, se disait Robert Childan, donner alors un coup de téléphone à Betty le lendemain ou le surlendemain pour connaître sa réaction.

Encore plus impeccable !


Quand Frank Frink vit son associé revenir sur le trottoir il pouvait déjà dire que cela n’avait pas bien marché.

— Qu’est-il arrivé ? demanda-t-il en prenant le panier d’osier des mains d’Ed et en l’installant dans le camion. Bon Dieu ! vous êtes resté une heure et demie. Il lui a fallu tout ce temps pour dire non ?

— Il n’a pas dit non, répondit Ed.

Il paraissait fatigué. Il vint s’asseoir dans le camion.

— Qu’est-ce qu’il a dit, alors ?

Frink ouvrit le panier et vit qu’un bon nombre des bijoux manquait. Parmi les plus réussis.

— Il en a pris un tas. Qu’est-ce qu’il y a, alors ?

— En dépôt, dit Ed.

— Vous l’avez laissé faire ? (Il n’en croyait pas ses oreilles :) Nous en avions parlé…

— Je ne sais pas comment c’est venu.

— Seigneur ! dit Frink.

— Je suis désolé. Il a fait comme s’il allait acheter. Il a choisi un tas de choses. Je croyais qu’il achetait.

Ils restèrent assis un bon moment dans le camion sans rien dire.

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