Silencieux, l’aérocar traversait les ténèbres glacées, unique petit point de lumière totalement solitaire dans les profondeurs de la nuit magrathéenne. Il filait comme l’éclair. Le compagnon d’Arthur semblait perdu dans ses pensées et lorsqu’Arthur essaya une fois ou deux de rengager la conversation, il se contenta de répondre en lui demandant s’il était à l’aise, sans plus.
Arthur essaya d’estimer leur vitesse mais l’obscurité absolue de l’extérieur lui ôtait tout point de référence. L’impression de mouvement était si faible qu’il se serait pour un peu cru immobile.
Puis un minuscule point de lumière apparut dans le lointain et, en quelques secondes, il avait atteint une taille telle qu’Arthur comprit qu’il s’approchait d’eux à une vitesse colossale et se demanda quel genre de vaisseau ce pouvait être. Il le scruta mais sans parvenir à distinguer aucune forme précise puis poussa un cri soudain, alarmé, quand l’aérocar se mit à piquer brusquement en plongeant droit vers une collision qui semblait inévitable. Leur vitesse relative paraissait incroyable et Arthur eut à peine le temps de reprendre son souffle que tout était terminé. La première chose dont il eut ensuite conscience, ce fut d’être comme noyé dans un incroyable flou argenté. Il tourna vivement la tête et vit un minuscule point noir diminuer rapidement dans le lointain derrière eux et il lui fallut plusieurs secondes pour prendre conscience de ce qu’il s’était passé.
Ils avaient plongé à l’intérieur d’un tunnel dans le sol ! Cette vitesse colossale était leur vitesse relative par rapport à cette tache de lumière qui n’était autre que cet orifice, immobile, dans le sol : la bouche du tunnel. L’incroyable flou argenté, c’était la paroi circulaire du tunnel au fond duquel ils fonçaient maintenant à plusieurs centaines de kilomètre/heure, apparemment.
Il ferma les yeux de terreur.
Après un intervalle de temps qu’il ne chercha pas à estimer, il ressentit une légère diminution de leur vitesse et se rendit compte peu après qu’ils ralentissaient effectivement, afin de s’arrêter en douceur.
Il rouvrit les yeux : ils se trouvaient toujours dans le tunnel d’argent, serpentant dans ce qui semblait un véritable dédale de boyaux convergents. Lorsqu’enfin ils s’immobilisèrent, ce fut dans une petite salle aux panneaux d’acier incurvés. Plusieurs tunnels débouchaient également ici et, à l’autre extrémité de la salle, Arthur pouvait apercevoir un grand cercle de lumière tamisée et néanmoins crispante car elle jouait des tours à votre vision, rendant impossible toute tentative pour accommoder ou estimer son éloignement. Arthur supposa (bien à tort) qu’il pouvait s’agir d’un effet d’ultraviolet.
Slartibartfast se retourna pour considérer Arthur de son regard solennel et usé :
— Terrien, nous sommes à présent loin dans le cœur de Magrathea.
— Comment avez-vous su que j’étais terrien ? demanda Arthur.
— Toutes ces choses vous apparaîtront clairement », dit avec douceur le vieillard, « du moins », ajouta-t-il avec un léger doute dans la voix, « plus clairement qu’à l’heure actuelle.
Il poursuivit :
— Je me dois de vous prévenir que la salle dans laquelle nous allons pénétrer n’existe pas littéralement à l’intérieur de notre planète. Elle est un petit peu trop… vaste ; nous allons franchir une porte ouvrant sur une vaste étendue d’hyperespace et il se peut que cela vous perturbe.
Arthur émit de petits bruits nerveux. Slartibartfast effleura un bouton puis ajouta, de manière pas précisément rassurante :
— Moi-même, ça me fout les jetons. Accrochez-vous !
Le véhicule se rua droit dans le cercle de lumière et brusquement Arthur eut une assez claire idée de ce à quoi pouvait ressembler l’infini.
Ce n’était en fait pas l’infini. L’infini proprement dit se révèle plat et sans intérêt. Lever les yeux vers le ciel nocturne, c’est plonger son regard dans l’infini – ses dimensions en sont incompréhensibles et par conséquent sans signification. La salle dans laquelle venait d’émerger l’aérocar était tout sauf infinie, elle était simplement très, très, très grande, si grande qu’elle donnait une impression d’infini bien mieux que l’infini lui-même.
Arthur sentit ses esprits tournoyer tandis que, fonçant toujours à la vitesse énorme qu’il savait être la leur, ils semblaient monter lentement à l’air libre, et que le passage d’où ils venaient de jaillir n’était plus qu’un trou d’épingle invisible dans le mur miroitant derrière eux.
Le mur.
Le mur défiait l’imagination – la séduisait et la trompait. Le mur était un à-pic d’une immensité si paralysante que son sommet, sa base et ses côtés disparaissaient au-delà des limites de la vision : le simple choc du vertige provoqué pouvait tuer un homme.
Le mur apparaissait comme parfaitement plat. Il aurait fallu le meilleur des télémètres à laser pour détecter qu’en même temps que la paroi montait apparemment vers l’infini, qu’elle descendait vertigineusement et que, de part et d’autre, elle s’éloignait sans fin, en même temps qu’elle s’incurvait. Pour se rejoindre treize secondes de lumière plus loin. En d’autres termes, le mur formait la paroi interne d’une sphère creuse, une sphère de près de quatre millions de kilomètres de diamètre, inondée d’une lumière inimaginable.
— Bienvenue », dit Slartibartfast tandis que le minuscule grain de poussière qu’était leur aérocar, fonçant maintenant à trois fois la vitesse du son, rampait imperceptiblement au sein de cette immensité sidérante, « Bienvenue dans nos ateliers.
Arthur regarda autour de lui, saisi d’une sainte horreur. Étagées au loin devant eux, à des distances qu’il aurait été incapable d’évaluer, ni même d’estimer, se trouvait une série de curieuses suspensions, de délicats réseaux de métal et de lumière qui flottaient autour d’ombres sphériques suspendues dans l’espace.
— C’est ici, expliqua Slartibartfast, que nous fabriquons la majorité de nos planètes, voyez-vous.
— Vous voulez dire, articula péniblement Arthur, vous voulez dire que vous êtes en train de tout remettre en route ?
— Non, non, bien sûr que non, s’exclama le vieil homme. La Galaxie est encore loin d’être assez riche pour nous financer. Non, nous avons été réveillés afin tout simplement d’accomplir une commande extraordinaire pour des clients très… spéciaux, venus d’une autre dimension. Cela peut vous intéresser… là-bas, au loin, devant nous.
Arthur suivit le doigt du vieil homme, jusqu’à ce qu’il parvienne à distinguer la structure flottante qu’il désignait. C’était effectivement la seule dans le lot à trahir quelque signe d’une activité dans les parages quoique cela tînt plus d’une impression subliminale que d’un quelconque indice tangible.
Juste à ce moment pourtant, un éclair traversa la structure, révélant avec un relief accusé les contours dessinés sur la sphère sombre à l’intérieur. Des contours que reconnut Arthur : de grandes masses rebondies qui lui étaient aussi familières que la forme des mots, qui faisaient partie du mobilier de son esprit. Durant quelques secondes, il en resta muet, abasourdi, tandis que les images déferlaient dans sa tête en cherchant un endroit pour se poser et s’organiser avec cohérence.
Une partie de son cerveau lui disait qu’il savait parfaitement bien ce qu’il était en train de contempler et ce que représentaient ces formes, tandis qu’une autre refusait au nom de la raison d’embrasser pareille idée et abdiquait toute responsabilité en cas de poursuite de la réflexion dans ce sens.
L’éclair se reproduisit et, cette fois, plus aucun doute ne fut possible :
— La Terre…, murmura Arthur.
— Enfin, la Terre Version 2.0, en vérité », précisa gaiement Slartibartfast. « Nous en faisons une copie d’après les plans originaux.
Il y eut un silence.
— Êtes-vous en train d’essayer de me dire », commença lentement Arthur, en essayant de se maîtriser, « que vous avez à l’origine… fabriqué la Terre ?
— Mais oui, dit Slartibartfast. Êtes-vous jamais allé dans cet endroit… attendez, je crois que ça s’appelait la Norvège ?
— Non, dit Arthur. Non, jamais.
— Dommage, dit Slartibartfast. C’était une de mes créations. Elle avait remporté un prix, vous savez. Des côtes admirablement ouvragées ! J’ai été très contrarié en apprenant sa destruction.
— Vous avez été contrarié !
— Oui. Cinq minutes de plus et ça n’aurait pas eu tant d’importance. Ce fut un gâchis franchement révoltant.
— Hein ? dit Arthur.
— Les souris étaient furieuses.
— Les souris étaient furieuses ?
— Oh ! oui, dit doucement le vieil homme.
— Oui, comme l’ont également été, je suppose, les chiens, les chats et les ornithorynques mais…
— Ah ! mais, voyez-vous, eux n’avaient pas payé, n’est-ce pas !
— Écoutez, dit Arthur, est-ce que ça vous ferait gagner du temps si je laissais tomber et devenais fou tout de suite ?
L’aérocar poursuivit son vol un instant encore dans un silence gêné puis le vieil homme essaya patiemment d’expliquer :
— Terrien, la planète que vous habitiez avait été commandée, payée puis enfin dirigée par des souris. Elle s’est trouvée détruite cinq minutes seulement avant l’achèvement de la mission pour laquelle on l’avait construite et nous nous voyons contraints d’en construire une autre.
Arthur n’avait relevé qu’un seul mot :
— Des souris ?
— Effectivement, Terrien.
— Écoutez, excusez-moi mais… parlons-nous bien de ces petites choses blanches et poilues avec un net penchant pour le fromage et cette tendance à faire monter sur les tables en hurlant les femmes dans les comédies de situation du début des années 60 ?
Slartibartfast toussa poliment.
— Terrien, votre discours s’avère parfois difficile à suivre. Rappelez-vous que je suis resté endormi cinq millions d’années durant à l’intérieur de cette planète et que je ne connais pas grand-chose à ces comédies de situation du début des années 60 auxquelles vous faites allusion. Ces créatures que vous appelez des souris, voyez-vous, ne sont pas du tout ce qu’elles paraissent être. Il s’agit purement et simplement de la matérialisation dans notre dimension de vastes hyper-intelligences pan-dimensionnelles. Toutes ces histoires de fromage et de couinements ne sont qu’une façade.
Le vieil homme fit une pause puis reprit, avec un froncement de sourcils plein de sympathie :
— Elles vous ont pris pour cobayes, j’en ai peur.
Arthur réfléchit à la chose une seconde puis son visage s’éclaira :
— Ah ! mais non. Je vois maintenant l’origine du malentendu ! Non, si vous voulez, ce qu’il y a, c’est que nous avions l’habitude de faire des expériences sur elles. On les utilisait fréquemment en recherche sur le comportement, Pavlov et toute la sauce. Et donc, les souris étaient amenées à accomplir toutes sortes de tests, apprendre à déclencher une sonnette, parcourir des labyrinthes, et ce genre de choses permettait d’examiner la nature du processus d’apprentissage. À partir de nos observations sur leur comportement, nous avions pu apprendre toutes sortes de choses sur le nôtre…
La voix d’Arthur s’était évanouie progressivement.
— Quelle subtilité ! apprécia Slartibartfast. On ne peut qu’être en admiration.
— Quoi ?
— Comment mieux camoufler leur véritable nature et comment mieux orienter votre réflexion ! S’engouffrer brusquement dans un labyrinthe dans le mauvais sens, manger le mauvais bout de fromage, tomber inopinément raide mort de myxomatose – pour peu que ce soit calculé avec précision, l’effet cumulatif doit être énorme !
Il marqua une pause pour ménager son effet.
— Voyez-vous, Terrien, ce sont réellement des hyper-intelligences pan-dimensionnelles particulièrement subtiles : votre planète et sa population formaient en réalité la matrice d’un ordinateur organique traitant un programme de recherche étalé sur dix millions d’années…
— Mais laissez-moi vous conter toute l’histoire. Cela va prendre, certes, un peu de temps…
— Le temps, souffla Arthur, ce n’est pas précisément mon premier souci.