9. DANS CINQUANTE-CINQ ANS D’ICI

Ce fut au troisième printemps après le bombardement du ranch que les cicatrices laissées par l’attaque commencèrent à s’estomper pour de bon. Les morts avaient été inhumés, on avait porté leur deuil et la vie avait repris. De nouvelles plantations couvraient à présent les cratères causés par le bombardement ; nourris par les généreuses pluies d’hiver, les jeunes arbustes et l’herbe fraîchement semée poussaient vigoureusement.

Les bâtiments endommagés avaient été soit réparés, soit démolis. Il avait fallu deux ans pour déblayer les décombres de la maison principale ; elle avait été construite pour durer éternellement et son démantèlement avec de simples outils à mains s’était avéré une tâche monumentale pour un aussi petit groupe d’individus. Mais ils avaient fini par y arriver. Ils avaient réussi à récupérer au moins la partie arrière de la maison – les cinq pièces encore intactes – et avaient recyclé des sections de mur et de dallage trouvées dans les ruines pour construire quelques pièces de plus. De son côté, le centre de communications avait été replacé sur ses fondations et Andy avait réussi à reprendre télématiquement contact avec d’autres groupes implantés en Californie ou n’importe où ailleurs dans le pays.

C’était une existence de tout repos. Les cultures prospéraient. Les troupeaux s’agrandissaient. Les enfants devenaient adultes ; les couples se formaient ; de nouveaux enfants naissaient. Frank lui-même était déjà père à vingt-deux ans, ou presque. Il avait épousé Helena, la fille de Mark, et ils avaient deux enfants qui portaient les prénoms des parents de Frank : Raven, la fille, et Anson, le garçon – le tout dernier d’une longue série d’Anson Carmichael. Certaines traditions restaient immuables.

La bibliothèque du Colonel était partie à jamais en fumée, mais à l’instigation de Frank, Andy réussit à télécharger des livres sur des bases de données lointaines – jusqu’à Washington et même New York – et Frank consacrait à présent une bonne partie de son temps à la lecture. L’histoire était sa grande passion. Il ne savait pas grand-chose du monde qui existait avant les Entités, mais il passait maintenant de longues heures à le découvrir : l’histoire romaine, grecque, anglaise, française – toute la saga humaine flottait dans son esprit ébloui, horde de noms illustres, tous mélangés, les bâtisseurs comme les destructeurs, Alexandre le Grand, Guillaume le Conquérant, Jules César, Napoléon, Auguste, Hitler, Staline, Winston Churchill, Gengis Khan. Il savait que la Californie avait jadis fait partie d’un pays connu sous le nom d’États-Unis d’Amérique et il se plongea aussi dans l’histoire de ce pays pour l’assimiler intégralement, apprenant comment il s’était constitué à partir de petits États, puis avait failli éclater, s’était réunifié – pour toujours, croyait-on – et avait fini par devenir la nation la plus puissante du monde. Il entendit pour la première fois les noms de ses célèbres présidents, Washington, Jefferson, Lincoln, Roosevelt, et ceux des deux grands généraux, Grant et Eisenhower, qui étaient aussi devenus présidents.

Les noms et les détails se perdaient rapidement dans un fouillis chaotique. Mais les mécanismes demeuraient suffisamment visibles : les processus par lesquels nations et empires s’étaient formés tout au long de l’histoire, avaient accédé à la grandeur, présumé de leurs forces, s’étaient écroulés pour être remplacés par de nouveaux, tandis que dans chacun de ces nouveaux pays et empires le peuple luttait constamment pour créer une civilisation fondée sur la justice, l’honnêteté, l’égalité des chances pour tous. Le monde était peut-être sur le point d’atteindre ce stade lorsque les Entités avaient débarqué. Du moins était-ce ce que Frank croyait comprendre, un demi-siècle d’occupation plus tard, uniquement informé par ce qu’il pouvait trouver dans les livres qu’Andy raflait pour lui dans les archives en ligne du monde asservi.

Plus personne ne parlait de la Résistance, ni d’assassiner des Entités, ni de quoi que ce soit en dehors de la nécessité de semer à temps, de faire une bonne moisson et de soigner le bétail. Frank avait gardé intacte sa haine envers les Entités qui s’étaient emparées de la planète et avaient tué son père. Elle était pratiquement dans ses gènes. Il n’avait pas non plus oublié ce que lui avait confié Cindy le jour où il était rentré de Los Angeles pour trouver le ranch en ruines. Cette conversation – la dernière qu’il avait eue avec Cindy, car elle était morte quelques jours plus tard, paisiblement, entourée de ceux et celles qui l’aimaient – était à jamais rangée dans son esprit. De temps à autre, Frank en sortait les idées qu’elle avait exposées, les considérait un moment, puis les remettait à leur place. Il en appréhendait pleinement la force. Il les transmettrait respectueusement à ses enfants. Mais il ne voyait aucun moyen de les mettre en pratique.

La troisième année après le bombardement, par une journée d’avril chaude et embaumée, la saison des pluies étant terminée pour l’année, Frank entreprit de franchir le ravin pour se rendre dans l’enceinte où Khalid, Jill et leurs nombreux enfants vivaient à part des autres habitants du ranch, formant une colonie en expansion constante.

Frank venait souvent y voir Khalid, et parfois, son fils Rachid, cet être doux et subtil. Il trouvait un curieux réconfort dans leur fréquentation, savourant la sérénité qui résidait au profond de leur âme, regardant Khalid travailler à ses élégantes sculptures, qui étaient à présent des abstractions plutôt que les portraits des premières années.

Il aimait aussi parler de Dieu avec Khalid. Allah, c’était ainsi que Khalid Le nommait, mais il disait que peu importait le nom par lequel on désignait Dieu du moment qu’on acceptait la vérité de Sa sagesse, de Sa perfection et de Son omnipotence. Personne n’avait jamais beaucoup parlé de Dieu à Frank quand il était enfant, et il ne pouvait pas non plus trouver beaucoup de preuves de Son existence en considérant la sanglante saga qu’était l’histoire humaine. Mais Khalid croyait en Lui sans se poser de questions. « C’est une affaire de foi, disait-il d’une voix douce. Sans Lui, le monde n’a pas de sens. Comment le monde pourrait-il exister s’il ne l’avait pas façonné ? Il est le Maître de l’Univers. Et II est notre protecteur : le Compatissant, le Miséricordieux. C’est à Lui seul que nous demandons secours.

— Si Dieu est notre protecteur compatissant et miséricordieux, lui répondit un jour Frank, pourquoi nous a-t-il envoyé les Entités ? Et tant qu’on y est, pourquoi a-t-il créé la maladie, la mort, la guerre et tout le mal qu’il y a dans le monde ? »

Khalid sourit. « Je posais les mêmes questions quand j’étais petit garçon. Il faut que tu comprennes que ce n’est pas à nous de mettre en doute les intentions de Dieu. Il est au delà de notre entendement. Mais ceux qui sont guidés par Dieu dans le droit chemin triompheront sûrement. Ainsi qu’il est révélé à la toute première page de ce livre. » Et il présenta à Frank son vieil exemplaire écorné du Coran, celui qu’il avait gardé avec lui au fil de toutes ses pérégrinations, même si les caractères arabes restaient pour lui indéchiffrables.

Le problème de l’existence de Dieu ne cessait de troubler Frank. Maintes fois il alla consulter Khalid ; maintes fois il s’en retourna sans être convaincu, et pourtant toujours fasciné. Il voulait que le monde ait une structure et un sens ; il voyait qu’il en était ainsi pour Khalid ; et pourtant, il ne pouvait s’empêcher de regretter que Dieu n’ait pas donné au monde la moindre preuve tangible de Sa présence et qu’il ne se soit révélé qu’à des prophètes de Son choix qui avaient vécu très longtemps auparavant dans des pays lointains, au lieu de se révéler à l’époque moderne, tous les jours, partout et à tout le monde. Mais Dieu demeurait invisible.

« II ne nous appartient pas de mettre en doute les intentions de Dieu, disait Khalid. Il dépasse notre entendement. »

II ne nous était apparemment pas permis non plus de mettre en doute les intentions des Entités ; Elles étaient aussi mystérieuses que Dieu dans leur distance, et tout aussi incompréhensibles. Mais les Entités avaient été visibles dès le début. Pourquoi Dieu ne voulait-Il pas se montrer à Son peuple ne serait-ce qu’un instant ?

Lorsqu’il rendait visite à Khalid, Frank s’arrêtait habituellement au cimetière voisin pour passer un court moment devant les tombes de son père et de sa mère, et devant celle de Cindy ; parfois devant celles des victimes du bombardement, Steve, Peggy, Leslyn, James et les autres, voire celles des pionniers qu’il n’avait jamais connus, le Colonel, son fils Anse et Doug, le grand-père d’Andy. En marchant au milieu des sépultures de tous ces gens et en considérant la vie qu’ils avaient menée et les buts qu’ils avaient tenté d’atteindre, il prenait conscience de l’étendue du passé et de la continuité de la vie humaine au fil du temps.

Or, ce jour-là, il n’alla guère plus loin que le cimetière, car à peine avait-il fait quelques pas sur le chemin qu’il entendit Andy le héler d’une voix bizarrement enrouée depuis la véranda du centre de communications. « Frank ! Frank ! Amène-toi ici, et que ça saute !

— Qu’est-ce qu’il y a ? » Il enregistra d’un seul regard le visage rouge de son cousin, ses yeux exorbités. Andy avait l’air sérieusement secoué, traumatisé, presque assommé. « Un problème ? »

Andy secoua la tête. Ses lèvres bougeaient, mais rien de cohérent n’en sortait. Frank se précipita. Les Entités, semblait dire Andy. Les Entités. Les Entités. Sa voix était pâteuse, presque inaudible. Bizarre. Était-il ivre, par hasard ?

« Quoi, “les Entités” ? Un groupe d’Entités se dirigent sur le ranch, c’est ça que tu veux me dire ?

— Non. Non. C’est pas ça du tout. » Puis il articula péniblement : « Elles s’en vont, Frank !

— Elles s’en vont ? » Frank cilla. La formule, inattendue, le frappa de plein fouet. Mais de quoi tu parles, Andy ? « Elles s’en vont où ?

— Elles partent, Elles quittent la Terre. Elles plient bagages, elles se barrent ! explosa-t-il avec un regard de dément. Y en a qui sont déjà parties. Les autres vont pas tarder à suivre. »

Ces paroles incompréhensibles tombèrent sur Frank comme une avalanche. Au début, elles n’avaient pas de sens, pas plus qu’une avalanche, uniquement un impact. C’était des bruits sans rapport avec quoi que ce soit d’intelligible.

Les Entités quittent la Terre. Elles s’en vont, elles plient bagages, elles se barrent.

Quoi ? Quoi ? Quoi ? Frank décoda peu à peu ce qu’Andy voulait lui communiquer, extrayant les concepts sans pouvoir vraiment les assimiler. Elles partaient ? Les Entités ? Andy délirait. Il devait être dans quelque état second. N’empêche que Frank sentit déferler sur lui une vertigineuse vague d’étonnement et de confusion. Presque sans réfléchir, il leva les yeux et scruta le ciel, comme s’il s’attendait à le voir déjà rempli d’astronefs extraterrestres en train de rapetisser avant de disparaître dans l’azur. Mais il ne vit que la vaste coupole céleste et quelques nuages cotonneux au loin à l’est.

Puis Andy le prit par le poignet, s accrocha à lui et le tira jusqu’à l’intérieur du centre de communications. « J’ai la même info partout, dit-il en montrant l’écran le plus proche. De New York, Londres, d’Europe, de tas d’endroits. Y compris Los Angeles. Ça n’arrête pas depuis ce matin. Elles plient bagages, Elles embarquent dans leurs vaisseaux et bon voyage. Y a des endroits d’où Elles sont déjà complètement parties. On peut rentrer dans leurs enclaves sans problème. Y a plus personne.

— Laisse-moi voir. »

Frank scruta l’écran. Des mots s’étalaient sur toute sa largeur. Andy cliqua sur une case ; les mots défilèrent, remplacés par d’autres. Ces mots, comme ceux prononcés par Andy quelques instants auparavant, se refusaient à lui livrer le moindre sens. Frank en distilla la signification lentement, non sans peine. Elles partent… Elles partent… Elles partent. C’était si inattendu, et si étrange. Terriblement troublant.

« Regarde. » Andy appuya sur une touche. Les mots disparurent et une image s’épanouit sur l’écran. « C’est Londres », dit-il.

Un astronef des Entités dressé dans un champ, un parc, un espace vert quelconque. Une demi-douzaine d’Entités colossales se dirigeaient vers lui en file indienne et montaient sur une plate-forme chargée de les hisser jusqu’à l’écoutille qui s’ouvrait pour Elles au flanc du vaisseau. Le panneau se refermait. L’engin s’élevait sur une colonne de feu.

« Tu vois ? s’écria Andy. C’est pareil partout dans le monde. Elles en ont marre d’être ici. La Terre les ennuie. Elles rentrent au bercail, Frank ! »

Ça en avait tout l’air. Frank se mit à rire.

« Ouais, commenta Andy. Vachement marrant, pas vrai ?

— Très drôle, en effet. Délirant. » Frank fut secoué d’un rire inextinguible, une vraie tornade. Il tâcha de se ressaisir. « On est là le cul sur cette montagne depuis cinquante ans en train d’imaginer des moyens pour les faire partir, ça rate à chaque fois, et finalement on se dit qu’on n’y arrivera jamais. On laisse tout tomber. Et voilà que deux ou trois ans plus tard Elles s’en vont, comme ça. Pourquoi ? Mais pourquoi ? » II ne riait plus. « Pour l’amour du ciel, Andy, pourquoi ? Ça n’a pas de sens !

— Du sens ? Tu devrais être assez grand pour savoir que ce qu’Elles font n’a jamais de sens pour nous. Les Entités font ce que font les Entités, on n’est pas censés savoir pourquoi. Et on le saura jamais, à mon avis… Hé, Frank, tu sais quoi ? On dirait que tu vas pleurer !

— C’est vrai ?

— Tu devrais te regarder dans une glace.

— Je ne crois pas que j’en aie envie. » Frank s’arracha à la contemplation des écrans d’Andy et se mit à tourner en rond dans la pièce, abasourdi, anéanti.

La possibilité que tout cela soit en train de se produire pour de bon s’imposa progressivement à lui. Il avait l’impression que le sol se liquéfiait sous ses pieds, que tout le sommet de la montagne sur lequel il se tenait devenait malléable, perdait de sa consistance et commençait à s’écouler lentement vers la mer.

Les Entités s’en vont ? Elles s’en vont ?

Il aurait dû danser de joie. Mais non. Il était perdu dans un abîme de perplexité. La colère lui piquait les yeux. Et soudain il comprit pourquoi.

Il enrageait de constater qu’Elles puissent avoir quitté la planète avant qu’il ait trouvé un moyen de les en chasser. Il était déconcerté de s’apercevoir que le départ soudain des Entités – à supposer qu’Elles soient effectivement parties – allait créer un vide béant dans son âme. La haine que lui inspirait leur présence sur Terre constituait une part énorme de son être ; qu’Elles soient parties sans qu’il ait jamais eu la moindre chance d’exprimer correctement cette haine laisserait une absence énorme là où il y avait eu présence.

Andy arriva derrière lui.

« Frank ? Qu’est-ce qui se passe, Frank ?

— C’est dur à expliquer. Je me sens tout chose tout d’un coup. C’est comme… Bon, on avait ce grand dessein sacré comme point de mire. Se débarrasser des Entités. Mais on ne pouvait jamais y arriver. Et voilà que ça s’est passé quand même, sans qu’on ait à lever le petit doigt. De quoi on a l’air maintenant ? De quoi ?

— Ah bon ? Je pige pas. »

Frank tâtonna pour trouver la formulation correcte. « Ce que je suis en train de dire, c’est que j’ai l’impression de… je sais pas, moi, d’une déception. D’un genre de vide. C’est comme si tu essayais de forcer une porte toute ta vie et que la porte ne cède pas ; alors tu t’arrêtes de pousser et tu t’en vas ; et à ce moment-là – surprise ! surprise ! – la porte s’ouvre toute seule. T’en reviens pas. Tu vois ce que je veux dire ? C’est déstabilisant.

— Ouais, je suppose. Je vois. »

Mais Frank voyait qu’Andy ne voyait rien du tout. Puis ses pensées foncèrent dans la direction opposée. Rien de tout cela ne pouvait se produire. C’était idiot de croire à un départ volontaire dë§ Entités.

« Écoute, dit-il en désignant l’écran du menton Et si ce que nous voyons là-dessus n’était pas réel ?

— Mais si, c’est réel, répliqua Andy, vexé. Comment ça pourrait être autrement ?

— Tu devrais être le dernier à poser une question pareille. Ça ne pourrait pas être un canular de bidouilleur ? T’en sais plus que moi là-dessus. Se pourrait-il que quelqu’un ait fabriqué toutes ces images, tous ces bulletins, et les ait balancés sur le Réseau sans qu’il y ait la moindre miette de vérité derrière ? Ça serait possible, dis ?

— Possible, oui. Mais je crois pas que ce soit le cas. » Andy sourit. « Remarque… si tu veux, on pourrait se rendre compte de visu.

— Je ne comprends pas. Comment ça ?

— On prend une bagnole et on descend tout de suite à Los Angeles. »

Ils firent le trajet en deux heures et demie pile, soit une heure de moins que d’habitude. Les routes étaient désertes. Les contrôles du LACON abandonnés.

L’itinéraire que Frank avait choisi les amena dans la ville par Pacific Coast Highway, qui longeait la partie ouest du Mur et aboutissait à la porte de Santa Monica. À la sortie du dernier virage, Frank constata que la porte était grande ouverte et qu’il n’y avait pas de fonctionnaires du LACON en vue. Il ne s’arrêta pas et entra dans le centre de Santa Monica.

« Tu vois ? fit Andy. Tu y crois, maintenant ? »

Frank acquiesça d’un bref hochement de tête. Oui, il y croyait. L’impensable, l’inexplicable était apparemment vrai. Mais il trouvait ça plus difficile à avaler qu’il ne l’aurait cru. Comme si quelque grande muraille interne l’avait coupé de la joie qu’il aurait dû ressentir devant l’ahurissant départ des Entités. Au lieu du bonheur, il ressentait plutôt une sorte de confusion intérieure, proche du désespoir. La dernière chose qu’il se serait attendu à ressentir un jour comme celui-là.

C’est cette soudaine impression d’absence, se dit-il. Il le voyait clairement à présent. La finalité centrale de son existence lui avait été arrachée en un seul jour, négligemment, presque insolemment par les êtres énigmatiques venus des étoiles, et il aurait peut-être du mal à trouver un moyen de s’en remettre.

Frank gara la voiture à quelques blocs à l’intérieur du Mur, juste au bord de la vieille Third Street Promenade. Jadis, il y avait eu là un centre commercial gigantesque, mais les boutiques avaient été abandonnées depuis longtemps et leurs fenêtres obturées par des planches. Santa Monica était plongé dans le silence. On voyait ça et là de petits groupes de gens se déplacer lentement, le regard vide, comme frappés de stupeur, à croire qu’ils avaient été drogués ou frappés de somnambulisme. Personne ne regardait personne. Personne ne disait rien. On aurait dit des fantômes.

« Je croyais tomber sur une foule en liesse, dit Frank, troublé. Des gens en train danser dans la rue. »

Andy secoua la tête. « Erreur, Frank. Tu comprends pas comment sont ces gens. T’as pas vécu au milieu d’eux comme moi.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Regarde un peu par-là. »

Dans la rue en face du centre commercial abandonné se dressait un vieil immeuble aux murs gris frappé de l’emblème du LAGON au-dessus de l’entrée. Une petite foule s’était rassemblée devant l’immeuble : encore un groupe de gens muets et hébétés, alignés sur cinq ou six rangs clairsemés, qui regardaient vers les étages supérieurs. Un fonctionnaire du LAGON les regardait du haut de sa fenêtre. Tout seul, pâle, le regard éteint, les traits figés.

Andy désigna l’immeuble d’un geste. « Plutôt triste pour un jour de fête, commenta-t-il.

— Je ne comprends pas. Pourquoi il les regarde comme ça ? Il a peur qu’ils montent pour le lyncher ?

— Peut-être qu’ils le feront, plus tard. Il en faudrait pas beaucoup pour les décider. Mais pour l’instant ils veulent simplement qu’il leur rende les Entités. La gueule qu’il leur fait, c’est sa manière de dire qu’il peut pas.

— Ils veulent qu’on les leur rende ?

— Elles leur manquent, Frank. Ils les adorent. Tu piges pas ? »

Frank pivota pour le regarder dans les yeux. Le feu lui montait au visage « C’est pas le moment de te foutre de moi, Andy. Je t’en prie.

— Je me fous pas de toi. Fais un effort pour comprendre, mec. Les Entités étaient déjà là avant ta naissance ou la mienne. Bien avant. Elles ont donné une petite pichenette, une seule, et toute la civilisation est tombée en miettes, les gouvernements, les armées et tout le reste. Et après avoir exterminé une bonne moitié de la population mondiale pour montrer qu’elles plaisantaient pas, Elles ont monté un nouveau système où Elles imposaient leur loi et où tous les gens faisaient ce qu’on leur disait de faire. Plus de propriété privée de quoi que ce soit, plus d’initiative individuelle : vous avez qu’à baisser la tête et faire tout le travail que les Entités veulent bien vous donner, habiter là où les Entités veulent que vous habitiez et tout ira bien dans le meilleur des mondes, plus de guerre, plus de misère, personne ne meurt plus de faim ni ne dort dans la rue.

— Je sais tout ça, dit Frank, un peu irrité par le ton d’Andy.

— Mais est-ce que tu comprends qu’avec le temps les gens ont fini par préférer le nouveau système à l’ancien ? Ils Yadoraient Frank. Seuls quelques cinglés isolés comme ceux qui habitent un certain ranch dans les collines au-dessus de Santa Barbara y trouvaient à redire. Pour une raison ou une autre, les Entités ont décidé de laisser lesdits cinglés tranquilles, mais pratiquement tous les autres individus qui n’aimaient pas le système se sont retrouvés en prison quelque part ou condamnés à une mort rapide. Et maintenant, pfft ! les Entités sont parties et y a plus de système. Tous ces citoyens se sentent abandonnés. Ils savent pas comment se débrouiller tout seuls et y a personne pour le leur apprendre. Tu comprends, Frank ? Tu comprends, dis ? »

II hocha la tête ; le rouge lui montait aux joues.

Oui, Andy. Oui. Il comprenait. Bien sûr qu’il comprenait. Et il se trouvait passablement idiot d’avoir à se le faire expliquer. Il supposa qu’il avait l’esprit un peu lent aujourd’hui, surpris qu’il était par les événements troublants de cette journée.

« Tu sais, dit-il, Cindy m’a tenu à peu près le même langage le jour où le ranch a été bombardé. Elle me disait qu’il y avait des millions de gens de par le monde qui trouvaient tellement plus facile de faire tout ce que les Entités leur disaient de faire. » II laissa échapper un petit gloussement. « Eh oui, les dieux étaient là, ils sont rentrés chez eux comme ça, sans prévenir, et maintenant personne ne comprend plus rien à rien. Comme Khalid se plaît à le répéter, les voies d’Allah sont impénétrables. »

Ce fut au tour d’Andy de prendre un air perplexe. « Les dieux ? Putain, de quoi tu parles, Frank ?

— Encore un truc que Cindy m’a expliqué. Que les Entités étaient comme des dieux descendus du ciel pour venir parmi nous. Le Colonel y croyait aussi, d’après elle. Bon sang, nous n’avons jamais rien compris aux Entités. Elles étaient bien trop au-dessus de notre niveau. Personne n’a jamais trouvé pourquoi Elles ont débarqué ici ni ce qu’Elles voulaient de nous. Elles sont venues, c’est tout. Elles ont vu. Elles ont vaincu. Elles ont reconstruit notre pauvre monde selon leurs besoins. Et une fois qu’Elles ont accompli ce qu’Elles voulaient accomplir, Elles sont parties sans même nous dire pourquoi Elles partaient. Donc les dieux étaient là, et puis ils sont rentrés chez eux ; et maintenant, sans eux, nous sommes dans le noir. C’est bien ça, hein, Andy ? Qu’est-ce qu’on fait quand les dieux rentrent chez eux ? »

Andy le regardait d’un air bizarre. « Et c’était ce qu’Elles étaient pour toi aussi, Frank, des dieux ?

— Pour moi ? Non. Des démons, voilà ce qu’Elles étaient. Des démons. Je les détestais. » II s’éloigna d’Andy et commença à avancer, traversant les rangs de tous ces gens hébétés, debout en face de l’immeuble du LAGON. Nul ne lui prêta attention.

Il passa au milieu d’eux, scrutant leurs visages, leurs yeux vides. Des somnambules. Ils faisaient peur à voir. Mais il comprenait leur crainte. Il la ressentait un peu lui-même – cette désorientation, ce désarroi qui s’était emparé de lui lorsqu’il avait appris que les Entités s’en allaient avait sa source dans la même incertitude. Qu’allait-il arriver au monde maintenant que l’épisode des Entités était terminé ?

Un épisode. Voilà ce que cela avait été. Oui. L’invasion, la conquête, les années de domination extraterrestre… rien qu’un épisode unique, si insolite qu’il ait été, dans la longue histoire de l’humanité. Une cinquantaine d’années sur des milliers. Les années aliénées, dirait-on avec le recul. Et rien que de penser ainsi à la conquête, de lui donner l’appellation d’épisode, Frank sentit qu’il émergeait enfin du brouillard qui l’avait enveloppé depuis le moment où Andy l’avait informé du départ des Entités.

Les années aliénées avaient grandement changé la face du monde, certes. C’était toujours le cas pour de semblables épisodes. Ce n’était pas la première fois qu’une grande calamité transformait le monde. Cela s’était produit à plusieurs reprises. Les Assyriens arrivaient, ou les hordes mongoles, ou les nazis, ou la peste noire, ou encore des êtres descendus des étoiles – peu importait – et rien n’était plus pareil ensuite.

Mais tout de même, songea Frank, quoi qu’il arrive, les éléments de base de l’existence perduraient : le petit déjeuner, le déjeuner, l’amour, le sexe, le soleil, la pluie, la peur, l’espoir, l’ambition, les rêves, le contentement, la déception, la victoire, la défaite, la jeunesse, la vieillesse, la naissance, la mort. Les Entités étaient arrivées, Elles avaient éliminé, Dieu seul savait pourquoi, tout ce qui était fixe et stable dans le monde ; et puis Elles étaient parties, allez savoir pourquoi ; et nous voilà encore là, avec tout à reprendre à zéro, aussi inévitablement que tout recommence avec le printemps une fois que l’hiver en a fini avec nous. Tout est à reprendre à zéro. Dieu sait pourquoi, Lui, mais pas nous. Il faudrait qu’il en parle à Khalid une fois de retour au ranch.

« Frank ? »

Andy était arrivé derrière lui. Frank le regarda par-dessus son épaule mais ne dit rien.

« Ça va, Frank ?

— Evidemment que ça va.

— Tu me plantes là comme ça. Tu te balades au milieu de ces gens. T’as quelque chose qui te trotte dans la tête. Les Entités te manquent à toi aussi, c’est ça ?

— J’ai dit que je les détestais. J’ai dit que c’était des démons. Mais si, si, Elles me manquent, d’une certaine façon. Parce que maintenant je sais je n’aurai jamais l’occasion d’en tuer une. » II se tourna franchement vers Andy. « Tu sais, quand tu m’as dit qu’Elles étaient parties, ça m’a rendu furieux. Après la mort de mon père, j’avais tellement voulu être celui qui les chasserait. Même si je savais que nous n’en étions probablement pas capables. Mais maintenant, contre toute attente, je perds jusqu’à cette possibilité.

— Tel père, tel fils, hein ?

— Pourquoi pas ?

— D’accord. Anson n’avait qu’une envie : passer à la postérité comme l’homme qui nous avait libérés des Entités. Et ça l’a brisé de vouloir ça. Ça l’a complètement brisé. Tu veux subir le même sort ?

— Je ne suis pas aussi fragile que mon père… Tu sais, Andy, les seuls humains qui aient réellement tué des Entités sont Khalid et Rachid, et ils s’en fichaient complètement. C’est pour ça qu’ils ont réussi. Je ne m’en fichais pas, moi, mais je n’aurai jamais plus l’occasion d’agir contre Elles et ça m’a mis à plat un bon moment quand je m’en suis rendu compte. Alors je crois que suis un peu comme les autres, là. » Geste du bras en direction des fantômes qui traînaient les pieds tout autour d’eux. « Ils sont bouleversés d’avoir perdu leurs Entités adorées. Je suis bouleversé parce que je n’ai plus d’Entités à haïr.

— Tu veux peut-être faire quelque chose pour te défouler, alors ? Tu vas dans cet immeuble, tu en sors le quisling du LAGON par la peau du cul et tu dis à ces braves gens de le pendre au réverbère le plus proche. Collaboration avec l’ennemi. Car les collaborateurs seront punis, n’est-ce pas ?

— Je ne crois pas que tuer les quislings soit une réponse, Andy.

— T’en vois une autre ?

— Démolir les Murs, pour commencer. Tu crois que ça va être difficile, de démolir les Murs ? »

Andy le dévisageait comme s’il avait perdu la tête. « Ça va être un putain de boulot, ouais.

— On se l’appuiera quand même. On les a construits, on doit pouvoir les démolir. » Frank inspira à fond. Cet autre mur, le mur à l’intérieur de lui-même, ce mur de stupéfaction et de désespoir paralysant commençait à se fissurer et à s’écrouler. Son incertitude, son désarroi face au départ des Entités – toutes ses entraves disparaissaient.

Son regard se porta vers le ciel rayonnant et limpide, traversa ses profondeurs pour atteindre les étoiles cachées au delà et l’astre inconnu qui était la patrie des Entités. Il aurait incinéré cet astre du regard, s’il l’avait pu, tant il avait soif de revanche.

Mais quelle revanche était possible contre des dieux qui étaient venus ici-bas, avaient rendu le monde méconnaissable, puis s’étaient enfuis comme des voleurs dans la nuit ?

Restaurer le monde dans son état antérieur, pardi ; et le rendre encore plus beau. Voilà ce qu’il ferait. Ce serait sa revanche.

À présent, il pensait comprendre ce qui était arrivé au monde. En nous envoyant les Entités, l’univers nous a envoyé un message. Le problème, c’est que nous ne savons pas lequel. Le travail qui nous attend au cours des cent, cinq cents prochaines années, peu importe le temps que ça prendra, sera de trouver la signification de ce message venu des étoiles.

En attendant, par une sorte de miracle, nous voilà à nouveau libres. Il faut maintenant que quelqu’un sorte des rangs pour dire : Voilà ce que c’est que la liberté, voilà comment se comportent des hommes libres. Et un monde nouveau surgirait des décombres de celui que les Entités avaient abandonné.

« On va partout abattre les Murs, dit Frank. Je veux me déplacer et assister au spectacle ; à New York, Chicago, Washington, toutes ces villes de l’est dont on m’a parlé. Et même Londres. Paris. Rome. Pourquoi pas ? On y arrivera. »

Andy continuait de le regarder fixement.

« Tu me prends pour un fou, hein ? reprit Frank. Écoute, on ne peut pas rester assis sur notre cul. Ça va être le chaos maintenant. L’anarchie. J’ai lu dans des bouquins ce qui se passe lorsqu’un pouvoir central s’évapore du jour au lendemain, et c’est pas beau à voir. Il faut faire quelque chose, Andy. Quelque chose. Je ne sais pas quoi, mais démolir les Murs est un bon point de départ. On démolit d’abord, on reconstruit ensuite. C’est vraiment aussi délirant que ça, Andy ? Dis-moi. »

II n’attendit pas la réponse. Il commença à s’éloigner, mais rapidement cette fois-ci.

« Hé ! lui cria Andy. Où tu vas ?

— À la bagnole. Je veux regarder le Mur de près et voir comment il est construit. Pour pouvoir trouver le meilleur moyen de le démolir à l’explosif. »

Sans bouger de là où il était, Andy regarda Frank repartir à grands pas.

Il lui vint à l’esprit qu’il avait salement sous-estime son cousin, et ce, depuis le début. Il l’avait pris pour un poids léger, un spécimen parmi tant d’autres de ces gosses blonds interchangeables qui infestaient le ranch. Non, songea Andy. Erreur. Frank est différent. Frank sera celui qui construira quelque chose – bien malin qui pourrait dire quoi ! – à partir de ce néant que nous ont légué les Entités. Même Frank ne savait pas encore ce que Frank allait faire. Mais il donnerait au monde une seconde chance. À moins qu’il ne nous tue tous en essayant.

Andy se fendit d’un large sourire, secoua lentement la tête.

« Les Carmichael ! » marmonna-t-il.

Frank avait atteint la voiture. Andy se rendit compte qu’il allait grimper dedans et partir sans lui s’il attendait encore.

« Hé ! Hé, Frank, attends-moi ! » hurla-t-il.

Et il se mit à courir vers la voiture.

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