Dans le coin encombré du dortoir qui lui servait d’atelier, Kha-lid sculptait une statuette dans un pain de savon lorsque Litvak entra et dit : « Commencez à plier bagages, les mecs. On nous déplace tous une fois de plus. »
Litvak était le communicateur du groupe, l’homme à l’implant enfichable qui savait comment trafiquer le téléphone communautaire pour grappiller des infos sur le réseau des Entités. Le borgmann du dortoir, pour ainsi dire ; un borgmann inversé qui espionnait les Entités au lieu de travailler pour Elles, un Israélien de petite taille, ramassé sur lui-même, avec une tête bizarrement triangulaire, très large au niveau du front et s’étrécissant jusqu’à un petit menton pointu. Une tête très intéressante. Khalid l’avait sculptée plusieurs fois.
Khalid ne leva pas les yeux. Il était en train de façonner une statuette miniature de la déesse hindoue Parvati : haute coiffe pyramidale, seins exagérés, expression bienveillante d’absolue sérénité. Ces derniers temps, il s’était mis à sculpter tout le panthéon hindou, après que Litvak en avait péché des photos dans quelque archive oubliée du vieux Réseau. Krishna, Siva, Ganesa, Vishnou, Brahma, toute la bande. Aïcha aurait probablement désapprouvé ses représentations en relief de dieux et de déesses hindous – un bon Musulman ne devait-il pas s’abstenir de graver des images ? – mais cela faisait sept ans qu’il n’avait pas revu Aïcha. Pour lui, elle était de l’histoire ancienne, comme Krishna, Siva, Vishnou ou Richie Burke. Khalid était adulte à présent, et faisait ce qui lui plaisait.
De l’autre côté de la chambrée, Dimiter, le Bulgare, demanda : « Tu crois qu’on va être séparés ?
— Qu’est-ce que t’imagines, patate ? lança Litvak d’un ton acerbe. Tu crois que les Entités trouvent tellement de charme au groupe que nous formons qu’Elles vont nous garder ensemble pour le reste de l’éternité ? »
Ils étaient huit dans ce secteur du dortoir des déportés, cinq hommes et trois femmes jetés les uns avec les autres au hasard des rafles, dans le désordre qui semblait plaire aux Entités. Ensemble depuis déjà quatorze mois, ce qui était la plus longue période que Khalid ait jamais passée avec un groupe de déportés. Le dortoir et l’ensemble du camp de prisonniers étaient situés quelque part sur la côte turque – « juste au nord de Bodrun », avait dit Litvak, même si Khalid ne savait pas très bien où se trouvait Bodrun et, à vrai dire, aurait eu du mal à situer la Turquie. N’empêche que l’endroit était joli, avec un temps chaud et ensoleillé la majeure partie de l’année, des collines brunes arides qui descendaient jusqu’à la plaine littorale, une belle mer bleue et des îles éparpillées juste au large. Avant d’arriver là, il avait passé onze mois au centre de l’Espagne, sept ou huit en Autriche et presque un an en Norvège, et avant… là, il ne se rappelait plus très bien. Les Entités aimaient déplacer constamment leurs prisonniers.
Il y avait longtemps qu’il n’avait pas partagé une chambrée avec quelqu’un de la région de Salisbury. Ce qui lui importait peu, en vérité, puisqu’il n’y comptait aucune attache à part Aïcha et le vieil Iskander Mustafa Ali – il n’avait d’ailleurs aucune idée de l’endroit où la première pouvait bien se trouver et le second devait être mort à présent. Au début, dans le camp de Ports-mouth, la plupart des autres prisonniers étaient des gens de Salisbury ou d’une des localités voisines, mais au bout de cinq ou six (ou sept ?) changements de centre de détention, il ne s’était plus jamais retrouvé avec des Anglais. Il y avait apparemment un nombre considérable de gens de par le monde, et pas seulement à Salisbury ou en Angleterre, qui avaient déplu aux Entités pour telle ou telle raison et étaient soumis à cette rotation permanente d’un camp de prisonniers à un autre.
Dans le groupe de Khalid, à part Litvak et Dimiter, il y avait une Canadienne du nom de Francine Webster, un Polonais qui s’appelait Krzysztof, une jeune Irlandaise perpétuellement boudeuse, Carlotta, Geneviève, du Midi de la France, et un petit bonhomme au teint basané originaire d’Afrique du Nord dont Khalid n’avait jamais réussi à saisir le nom – si tant est qu’il ait fait le moindre effort pour cela. Ils s’entendaient tous relativement bien. Le Nord-Africain ne parlait que français et arabe ; tous les autres membres du groupe parlaient anglais, plus ou moins bien, et Geneviève traduisait pour le Nord-Africain chaque fois que c’était nécessaire. Khalid ne se souciait guère de connaître ses compagnons, puisqu’ils étaient probablement temporaires. Il trouvait le petit Litvak amusant, tout crispé qu’il était ; le jovial Krzysztof, toujours de bonne humeur, était facile à vivre ; et Khalid aimait la chaleur maternelle de Francine Webster. Les autres ne comptaient pas. En plusieurs occasions, il avait couché avec Francine Webster, et aussi avec Geneviève, parce qu’il n’y avait pas d’intimité possible au dortoir, ni de conscience marquée de l’espace individuel ; presque tout le monde dans le groupe couchait avec un peu tout le monde, de temps en temps et sans manière, et Khalid avait découvert, au fil de son adolescence emprisonnée, qu’il n’était pas dépourvu de pulsion sexuelle. Mais cela n’avait guère eu d’impact sur lui au delà de la simple libération physique.
Il continua de sculpter sans émettre de commentaires sur le transfert imminent, et trois jours plus tard, exactement comme Litvak l’avait prédit, ils reçurent tous l’ordre de se présenter au secteur administratif du centre de détention, pièce 107. Dans ladite pièce, vaste salle sans autre mobilier qu’un rayonnage vide de livres et une chaise à trois pieds, ils furent livrés à eux-mêmes pendant près d’une heure d’attente jusqu’à ce qu’entre quelqu’un qui leur demanda leurs noms et, consultant la feuille de papier marron qu’il tenait à la main, leur dit avec rudesse : « Toi, toi et toi, pièce 103. Toi et toi, pièce 106. Toi, toi et toi, pièce 109- Et que ça saute. »
Khalid, Krzysztof et le Nord-Africain constituaient le trio destiné à la pièce 109. Ils se hâtèrent de s’y rendre. Ils ne perdirent pas leur temps à dire adieu aux cinq autres, car ils savaient qu’ils allaient à jamais disparaître de leurs vies respectives.
La pièce 109, mystérieusement éloignée de la pièce 107, était beaucoup plus petite que la 107 mais presque aussi chichement meublée. Un cadre qui ne contenait aucun tableau était accroché au mur de gauche ; posé à même le sol, un grand vase à fleurs en céramique qui ne contenait pas de fleurs était appuyé contre le mur opposé ; devant le mur du fond, un bureau nu faisait face à la porte. Une petite femme au visage rond qui semblait avoir dans les soixante ans était assise derrière le bureau. Ses yeux sombres et très écartés luisaient bizarrement et ses cheveux, sans doute d’un noir de jais à l’origine, étaient striés de zones blanches specta-culairement dentelées, comme des éclairs cisaillant la nuit.
Elle jeta un coup d’œil au papier qu’elle tenait puis dit, en regardant le Polonais : « Vous êtes bien Kr… Kyz… Kzyz… Kryz… » Elle n’arrivait pas à prononcer ce prénom mais semblait plutôt amusée qu’irritée.
« Krzysztof, dit-il. Krzysztof Michalski.
— Michalski, oui. Redites-moi le prénom.
— Krzysztof.
— Ah. Christoph. J’ai compris. Très bien : Christoph Michalski. Un nom polonais, n’est-ce pas ? » Elle grimaça un sourire. « Bien plus facile à dire qu’à lire. » Khalid fut surpris de sa volubilité. La plupart des bureaucrates de son espèce se caractérisaient par des manières glaciales et tranchantes. Mais elle avait ce que Khalid interpréta comme un accent américain. Le fait qu’elle soit Américaine expliquait peut-être son attitude. « Et lequel de vous deux est Khalid Halim Burke ? demanda-t-elle.
— C’est moi. »
Elle le dévisagea lentement, longuement, en fronçant un peu les sourcils. Khalid soutint son regard sans mot dire.
« Et vous, dit-elle en se tournant alors vers le Nord-Africain, vous devez être… euh… Moulay ben Dlimi.
— Oui, dit-il en français.
— Et c’est quoi, comme nom, Moulay ben Dlimi ?
— Oui, répéta le Nord-Africain.
— Il ne comprend pas l’anglais, expliqua Khalid. Il est d’Afrique du Nord. »
La femme hocha la tête. « C’est vraiment une équipe internationale. Bon, Christoph, Khalid, Moulay. Je crois que vous savez ce qui vous attend. Vous allez être transférés après-demain. Ou même aujourd’hui – qui sait ? – si on arrive à faire les paperasses à temps. Emballez vos affaires et soyez prêts à quitter votre chambrée dès qu’on vous appellera.
— Vous pouvez nous dire, demanda Krzysztov, où on nous envoie cette fois ?
— Dans ces bons vieux États-Unis Amérique, dit-elle avec un sourire. Las Vegas, Nevada. Y en a-t-il parmi vous qui savent jouer au blackjack ? »
L’avion cargo avait jadis transporté des passagers, bien longtemps auparavant, à l’époque où les citoyens de la Terre se déplaçaient encore librement d’un lieu à l’autre pour leur plaisir ou leurs affaires, et où il y avait des compagnies aériennes pour les transporter. Khalid n’avait pas connu cette époque de première main, mais en avait entendu parler. Cet avion, dont le fuselage était décoloré, voire rouillé par endroits, portait encore une inscription l’identifiant comme appartenant à la British Airways. Pour Khalid, monter à son bord était un peu comme retrouver l’Angleterre. Ce qui lui inspirait des sentiments mitigés.
Mais l’avion n’était pas l’Angleterre. Ce n’était qu’un long tube de métal aux parois grises maculées, avec des trous dans le plancher marquant les endroits où les sièges avaient été arrachés. De simples matelas les remplaçaient. Impossible de s’asseoir quelque part ; on ne pouvait qu’aller et venir ou rester couché. De longues barres avaient été soudées aux parois au-dessus des hublots, pour qu’on puisse s’y accrocher en cas de turbulences. Des rideaux élimés divisaient le compartiment passagers en plusieurs sous-compartiments.
Rien de tout cela n’était nouveau pour Khalid. Tous les avions qui l’avaient transporté d’un camp de détention à l’autre étaient plus ou moins les frères de celui-ci. Il avait l’air plus gros, voilà tout. Mais c’était parce qu’ils allaient aux États-Unis ; un long voyage devait exiger un avion plus grand. S’il n’avait qu’une très vague idée de l’emplacement des États-Unis sur la carte du monde, il savait quand même que c’était très loin.
La petite femme qui les avait accueillis dans la pièce 109 était à bord de l’avion et surveillait les procédures de départ. Khalid supposait qu’elle s’en irait une fois que le dernier des déportés aurait été coché sur la liste officielle, mais non, elle resta dans l’avion après les dernières vérifications et la fermeture des portes. C’était inhabituel. Normalement, les fonctionnaires des centres de détention n’accompagnaient pas les prisonniers transférés jusqu’à leur destination. Mais peut-être qu’elle ne restait pas, en fait. Khalid la regarda disparaître derrière le rideau qui séparait la partie de l’avion où il se trouvait de la section, à l’avant, où se trouvait le personnel et se demanda s’il n’y avait pas quelque autre porte par laquelle elle pourrait sortir juste avant le décollage. Bizarrement, il espérait que non. Cette femme lui plaisait. C’était une personne amusante, pleine de vie et irrévérencieuse, tout le contraire des autres fonctionnaires quislings avec qui il avait été en contact pendant ses sept ans d’internement.
Khalid fut satisfait de constater, peu après que l’avion eut décollé, qu’elle était encore à bord. Elle sortit de la cabine, avança prudemment dans l’avion qui se cabrait pour prendre de l’altitude et s’arrêta en atteignant le matelas où étaient assis Khalid et le Nord-Africain.
« Puis-je me joindre à vous ? demanda-t-elle.
— Vous avez besoin de nous demander la permission, peut-être ? ironisa Khalid.
— Un peu de politesse ne fait jamais de mal. » II haussa les épaules. Elle descendit en vrille jusqu’à lui, se baissant avec une grâce et une agilité incroyables pour son âge, et s’installa en face de lui sur le matelas, les jambes impeccablement croisées, les chevilles bloquées sous les genoux. « C’est vous, Khalid, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Je m’appelle Cindy. Vous êtes très mignon, Khalid, savez-vous ? J’adore la couleur fauve de votre peau. Elle me fait penser à un lion – mais si. Et cette épaisse crinière de cheveux touffus, là… » Comme il restait muet, elle ajouta : « J’ai cru comprendre que vous êtes un artiste.
— Je fais des trucs, oui.
— J’ai fait des trucs moi aussi, dans le temps. Et j’étais mignonne à l’époque, tant qu’on y est. »
Elle lui sourit, clin d’ceil à l’appui, sollicitant en quelque sorte sa complicité dans cette affirmation de son charme. Il n’était encore jamais venu à l’esprit de Khalid qu’elle ait pu être jadis séduisante, mais en la regardant de plus près, il vit que c’était tout à fait possible : une petite femme énergique, mince, aux traits délicats, aux yeux brillants. Son sourire avait encore beaucoup de charme. Et ce clin d’œil. Khalid aimait ce clin d’œil. Elle ne ressemblait décidément pas au commun des quislings qu’il avait rencontrés. Son œil d’artiste gomma les sillons et les rides que ses soixante ans avaient tracés sur son visage, restaura la couleur et le lustre de sa chevelure noire, redonna à sa peau sa fraîcheur juvénile. Oui, se dit-il. Elle était sans aucun doute jolie trente ou quarante ans plus tôt.
« Qu’est-ce que vous êtes, Khalid ? dit-elle. Une sorte d’Indien ? Au moins en partie.
— Pakistanais. Par ma mère.
— Et votre père ?
— Un Anglais. Un Blanc. Je ne l’ai jamais connu. On disait que c’était un quisling.
— Moi aussi, je suis une quisling.
— Des tas de gens sont des quislings. Pour moi, ça ne change rien.
— Bien. » Elle s’en tint là durant un moment, se contentant de rester assise en tailleur à le regarder dans les yeux comme si elle examinait un curieux spécimen. Khalid lui rendit poliment son regard. Il ne craignait rien ni personne. Elle pouvait bien le reluquer tant qu’elle voulait si ça lui faisait plaisir.
Puis elle dit : « II y a quelque chose qui vous met en colère ?
— En colère ? Moi ? Il n’y a pas de raison. Je ne me mets jamais en colère.
— Au contraire. Je crois que vous êtes tout le temps en colère.
— Libre à vous de le croire.
— Vous avez l’air très calme. C’est une des choses qui vous rendent si intéressant : vous êtes détaché de tout, vous ignorez royalement tout ce qui se passe autour de vous, que ça vous concerne ou non. C’est la première chose qu’on remarque en vous voyant. Mais cette sorte de calme peut parfois masquer une colère qui bouillonne en dedans. On dirait que vous avez en vous un volcan que vous ne voulez pas laisser entrer en éruption ; alors vous mettez un couvercle dessus vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ou trente heures sur vingt-quatre. Qu’est-ce que vous pensez de cette théorie, Khalid ?
— Aïcha, qui m’a élevé comme une mère – parce que ma mère est morte à ma naissance – m’a appris à accepter la volonté d’Allah sous toutes les formes qu’elle choisit pour se manifester.
— C’est d’une grande sagesse philosophique. Islam : le mot lui-même veut dire “soumission absolue”, c’est bien ça ? Se soumettre à Dieu. J’ai potassé la question, vous savez… Qui était Aïcha ?
— La mère de ma mère. Sa belle-mère, en fait. Elle a été comme une mère pour moi. Une femme d’une grande bonté.
— Cela ne fait pas de doute. Et je crois que vous êtes un homme très, très en colère.
— Libre à vous de le croire », répéta Khalid.
Une demi-heure plus tard, assis près du hublot, Khalid scrutait sans la moindre curiosité le vaste océan bleu piqueté d’îles qui s’étendait sous ses yeux. Elle revint à la charge et lui demanda une fois de plus si elle pouvait s’asseoir à côté de lui. Pareille politesse de la part d’un membre de l’administration le plongeait dans la perplexité, mais il lui fit signe, la paume ouverte, de faire comme il lui plaisait. Elle s’assit en tailleur avec, encore une fois, une aisance surprenante.
Elle désigna du menton Moulay ben Dlimi, assis le dos contre la coque de l’avion, le regard voilé comme s’il était en transe. « II ne comprend vraiment pas l’anglais ? demanda-t-elle.
— Il n’en a jamais donné l’impression. Nous avions dans notre équipe une femme qui lui parlait en français. Il n’a jamais adressé le moindre mot à quelqu’un d’autre.
— Parfois, des gens comprennent une langue mais se refusent encore à la parler.
— Ça doit être ça. »
Elle inclina le buste vers le Nord-Africain et dit : « Tu ne comprends vraiment pas l’anglais ? »
II la considéra d’un regard absent puis repartit dans ses nuages.
« Pas un seul mot ? »
Toujours pas de réaction.
Avec un sourire engageant, elle lui dit alors, sur le ton de la conversation polie : « Ta mère faisait la pute au marché, Moulay ben Dlimi. Ton père baisait des chameaux. Et toi, tu es le petit-fils d’un porc. »
Moulay ben Dlimi secoua mollement la tête et se remit à fixer le vide.
« Tu ne me comprends pas, même pas un tout petit peu, hein ? dit Cindy. Ou alors, tu as encore plus de sang-froid que l’ami Khalid. Bon, que Dieu te bénisse, Moulay ben Dlimi. Je crois que je ne risque rien à parler devant toi. » Elle se retourna vers Khalid. « Bon. Maintenant, passons aux choses sérieuses. Est-ce que tu serais prêt à faire quelque chose de contraire à la loi ?
— De quelle loi vous parlez ? Il y a une loi dans ce monde ?
— Autre que celle d’Allah, tu veux dire ?
— Autre que celle-là, oui. Il y a une loi ici-bas ? redemanda-t-il.
— Écoute-moi bien, lui confia-t-elle à l’oreille. J’en ai marre de travailler pour les Entités, Khalid. J’ai été leur loyale servante pendant plus de vingt ans et ça suffit. Quand Elles ont débarqué, la première fois, j’ai cru que c’était un miracle pour la Terre ; ça aurait pu en être un, mais ça n’a pas marché. Elles n’ont pas partagé leur grandeur avec nous. Elles se sont servies de nous, voilà tout, sans jamais nous dire à quoi nous servions. En plus, tu sais, Elles m’avaient promis de me montrer leur planète. Mais Elles n’ont pas tenu leur promesse. Elles devaient m’emmener là-bas comme ambassadrice de la Terre : je suis sûre que c’est ce qu’Elles me disaient avec leur esprit. N’empêche qu’Elles n’ont rien fait. Elles m’ont menti, ou alors c’est moi qui ai tout imaginé, et dans ce cas, je me mentais à moi-même. N’importe comment, Elles peuvent aller se faire voir, Khalid. Je ne veux plus être leur quisling.
— Pourquoi me racontez-vous ça ?
— Qu’est-ce tu sais de la géographie des Etats-Unis ?
— Vraiment rien. C’est très grand et c’est très loin, c’est tout ce que je sais.
— Le Nevada, là où nous allons, est un endroit aride, désert et inutile où personne ne voudrait vivre à moins d’être cinglé. Mais c’est juste à côté de la Californie, et moi, je suis originaire de Californie. Je veux rentrer chez moi, Khalid.
— Oui, j’imagine. Et en quoi cela me concerne-t-il ?
— Je viens de la ville de Los Angeles. Tu as entendu parler de Los Angeles ? Bon… Il y a environ cinq cents kilomètres, il me semble, de Las Vegas, Nevada, à Los Angeles. C’est plutôt désertique tout au long du parcours. C’est le désert, en fait. Une femme qui voyage seule sur une distance pareille risque d’avoir des problèmes. Même une vieille dame endurcie comme moi. Tu vois en quoi ça pourrait te concerner ?
— Non. Je suis en détention permanente.
— Cette situation pourrait être inversée par un simple recodage de ton dossier. Je pourrais faire ça pour toi, tout comme je me suis arrangée pour me trouver dans cet avion. Nous pourrions quitter le centre de détention ensemble et personne n’y trouverait à redire. Et tu m’accompagnerais jusqu’à Los Angeles.
— Je vois. Et après, je serais libre une fois à Los Angeles ?
— Libre comme l’air, Khalid.
— Oui. Mais au centre, on me donne un endroit pour dormir et de quoi manger. À Los Angeles, où je ne connais personne, où je ne vais rien comprendre…
— C’est beau, là-bas. Il fait chaud toute l’année, il y a des fleurs partout. Les gens sont sympas. Et je t’aiderai. Je ferai en sorte que ça se passe bien pour toi là-bas… Écoute, nous ne serons pas aux États-Unis avant deux jours. Ça te donne le temps de réfléchir à ma proposition, Khalid »
II réfléchit donc. De Turquie, ils passèrent en Italie où ils firent escale à Rome, pour refaire le plein de carburant ; ils se ravitaillèrent à nouveau à Paris et encore une fois en Islande ; ensuite, ce fut une longue période irréelle où ils survolèrent neiges et glaces avant d’atterrir quelque part au Canada. Pour Khalid, ce n’étaient que des noms. Los Angeles aussi. Il agitait tous ces noms dans sa tête et dormait de temps en temps ; une fois, il prit le temps de réfléchir à la proposition de Cindy, la quisling.
Il lui vint à l’esprit que ce pourrait être un stratagème quelconque, un piège ; mais il se demanda alors à quoi cela leur servirait de lui tendre un piège alors qu’il était déjà leur prisonnier et que, de toute façon, les Entités pouvaient faire de lui tout ce qu’Elles voulaient. Plus tard, il se surprit à se demander s’il ne devait pas prier la femme d’emmener aussi Krzysztof avec eux, parce que c’était un joyeux camarade au grand coeur, que Khalid l’aimait bien – pour autant qu’il puisse aimer qui que ce soit –, et qu’en plus, le robuste Krzysztof pourrait se révéler utile dans la traversée de ce désert. Et tout en se posant la question, Khalid se rendit compte que la décision s’était en quelque sorte imposée toute seule dans son esprit.
« Non, je ne peux pas l’emmener, dit Cindy. Je ne peux pas prendre le risque d’en libérer deux comme vous. Si tu ne veux pas venir, je m’adresserai à lui. Mais ça ne pourra être que l’un ou l’autre de vous deux.
— Alors, soit, dit Khalid. J’accepte. »
II regretta d’abandonner Krzysztof. Mais il fallait bien qu’il en soit ainsi, n’est-ce pas ? Il en serait donc ainsi.
Le Nevada était l’endroit le plus laid qu’il ait jamais vu ou imaginé, un pays de cauchemar aux antipodes de la verte et riante Angleterre qui, du coup, lui semblait presque appartenir à une autre planète. On aurait dit qu’il n’avait pas plu depuis cinq cents ans. La Turquie aussi connaissait la chaleur et la sécheresse, mais en Turquie, il y avait des fermes partout, l’océan à côté, et des arbres sur les collines. Ici, il n’y avait apparemment que du sable, des rochers, de la poussière, des arbustes noueux ça et là, et, plus loin encore, de petites montagnes sombres et difformes, totalement dépourvues de végétation. Et la chaleur descendait du ciel comme une chape de métal qui n’arrêtait pas de peser sur vous.
Las Vegas, ville où avait pris fin leur long voyage en avion, était laide elle aussi, mais d’une laideur qui amusait l’œil. Il n’y avait pas deux immeubles semblables : l’un ressemblait à une pyramide égyptienne, un autre à un palais romain, d’autres évoquaient des structures sortant de rêves ou de fantasmes bizarres, et tout était d’une taille colossale. Khalid aurait bien aimé s’y attarder, histoire de faire de ces étranges édifices quelques esquisses qui les implanteraient plus fermement dans sa mémoire. Mais Cindy et lui quittèrent La Vegas presque immédiatement, s’enfonçant ensemble dans l’atroce et sinistre désert qui entourait la ville.
Elle s’était on ne sait comment arrangée pour disposer d’un véhicule qui les emmènerait jusqu’à Los Angeles. « Maintenant, expliqua-t-elle, tu es transféré du centre de détention de Las Vegas à celui de Barstow, en Californie. On m’a chargée de t’acheminer jusque là-bas. La mission a été inscrite le plus légalement du monde dans les archives. Un ami de Leipzig qui connaît bien le réseau télématique des Entités a fait le nécessaire pour moi. »
La voiture avait l’air d’une antiquité et en était probablement une, d’avant la Conquête, si ça se trouvait. Ses flancs étaient cabossés et sa peinture argentée, écaillée en mille endroits, révélait des plaques de rouille ; elle penchait sur la gauche, si bas que Khalid se demanda si la carrosserie allait racler le sol quand la voiture roulerait.
« Tu sais conduire ? demanda Cindy tandis qu’ils chargeaient leurs maigres bagages dans la voiture.
— Non.
— Evidemment. Où est-ce que tu aurais pu apprendre à conduire ? Tu avais quel âge quand les Entités t’ont fait prisonnier ?
— Pas tout à fait treize ans.
— Et c’était il y a combien de temps ? Huit ans ? Dix ?
— Sept. J’aurai vingt et un ans le 25 décembre.
— Un bébé de Noël. Super. Tout le monde va chanter pour ton anniversaire. “Dou-ou-ce nuit, ca-a-lme nuit…”
— Ouais, super, dit-il amèrement. Chaque année, c’était l’allégresse la plus complète. On était tous autour du sapin, mon père, ma mère, mes frères, mes sœurs et moi, on chantait des chants de Noël et on échangait de merveilleux cadeaux.
— Vraiment ?
— Ben oui. Y a eu quelques bons moments.
— Attends. Tu m’as raconté dans l’avion que ta mère était morte en couches, que tu n’as jamais connu ton père et que tu as été élevé par ta grand-mère.
— Oui. Et je vous ai dit aussi que j’étais musulman.
— Tu voulais simplement voir si je faisais attention ! s’écria-t-elle en riant.
— Mais non. Je disais ce qui me passait par la tête, c’est tout.
— Tu es vraiment un drôle de ouistiti, Khalid !
— Ouistiti ?
— Laisse tomber. C’est une expression. » Elle déverrouilla les portières et lui fit signe de monter. Il entra par la gauche, comme il en avait l’habitude avec Richie, et fut surpris de se retrouver derrière le volant. Il était de l’autre côté dans la voiture de Richie ; il en était sûr.
« Les voitures américaines sont différentes, lui expliqua Cindy. Au moins, tu es déjà monté en voiture, à ce que je vois. Même si tu ne sais pas conduire.
— Des fois, j’allais me balader en voiture avec mon père. Les dimanches, il m’emmenait dans des endroits comme Stone-henge. »
Elle le regarda attentivement. « Tu m’as dit que tu n’avais jamais connu ton père.
— J’ai menti.
— Oh. Oh. Oh. Tu aimes bien mener les gens en bateau, pas vrai, Khalid ?
— Il y a une chose qui était vraie dans ce que j’ai dit. Je le détestais.
— Parce que c’était un quisling ? C’est toi qui l’as dit. C’était vrai, ça aussi ?
— C’en était un, mais ça n’avait pas d’importance pour moi. Si je le détestais, c’est parce qu’il maltraitait Aïcha. Et moi aussi, des fois. Il a été méchant avec ma mère aussi, probablement. Mais qu’est-ce que ça peut bien faire maintenant, tout ça ? C’est loin, c’est du passé.
— Mais pas oublié, ce me semble. »
Elle inséra la clef de contact et la tourna. Le moteur crachota, toussa, cala, s’éteignit, se remit à crachoter et démarra pour de bon. La voiture traversa bruyamment le centre de détention. Cindy montra son badge au contrôle de sortie et le factionnaire leur fit signe de passer.
Ils se retrouvèrent presque aussitôt dans le désert.
Pendant un moment, ils n’échangèrent pas une parole. Khalid était trop consterné par le paysage hideux qui l’entourait pour parler ; et Cindy, qui était si petite qu’elle pouvait à peine voir la route par-dessus le volant, se concentrait sur sa conduite. La chaussée était en piètre état, crevassée et défoncée en un million d’endroits, et la voiture, cette vénérable ruine, ne cessait de gémir et de ahaner, les secouant impitoyablement, cognant parfois de sinistre façon, comme si elle allait exploser. Khalid se tourna vers Cindy. Elle se mordait la lèvre inférieure, recroquevillée sur le volant qu’elle serrait de toutes ses forces, comme pour empêcher la voiture de déraper dans le désert de sable qui s’étendait au delà du bas-côté.
« Dans le temps, la vitesse était limitée à soixante-dix milles à l’heure sur cette autoroute. En kilomètres, ça fait combien ? Cent dix, non ? Quelque chose comme ça. Et on roulait à quatre-vingts ou quatre-vingt-cinq – milles, bien sûr – quand j’étais gosse. Bien sûr, il faudrait être cinglé pour faire ça aujourd’hui. En supposant que cette bagnole en soit capable, ce qui n’est pas le cas. Elle est probablement plus vieille que toi. C’est le type de voiture dont les gens devaient se contenter jusqu’à quelques années avant la Conquête – qu’on est obligé de conduire manuellement, parce qu’elle n’a pas de cerveau électronique et ne comprend pas les commandes vocales. Une antiquité. Et manifestement au bout du rouleau, en plus. Mais marche ou crève, on arrivera à L.A. À pied, s’il le faut.
— Si vous êtes censée m’acheminer là-bas, à Barstow, comment allons-nous pouvoir continuer jusqu’à Los Angeles ? Les Entités ne vont pas se demander où nous sommes passés si nous ne nous pointons pas à Barstow ?
— Il n’y a pas de raison. Nous allons mourir dans un accident de la route. Demain, avant même d’arriver à Barstow.
— Pardon ?
— L’accident est déjà programmé dans l’ordinateur. Mon pote de Leipzig a entré les coordonnées. Un rectifieur de première bourre, ce mec. Tu sais ce que c’est qu’un rectifieur, hein, Khalid ?
— Non.
— Les rectifieurs sont des pirates informatiques très compétents. Un peu comme des borgmanns, sauf qu’ils bidouillent pour notre compte au lieu de bosser pour les Entités. Ils piratent les réseaux des Entités et modifient les archives. Si on a été transféré dans un endroit où on ne veut pas aller, par exemple, il est possible de trouver un rectifieur pour annuler l’ordre de transfert. En y mettant le prix, évidemment. Mon ami rectifieur a donc programmé ceci : l’agent C. Carmichael, qui convoyait le détenu K. Burke, a été victime d’un accident de la route le 18 de ce mois, c’est-à-dire demain, à quinze kilomètres de Barstow, alors qu’elle roulait vers le sud sur l’autoroute fédérale 15. Elle a perdu le contrôle de son véhicule à commande manuelle et s’est écrasée sur une glissière de sécurité. La voiture a été totalement détruite, la conductrice et son passager ont été tués. Leurs corps ont été incinérés par les autorités locales.
— Elle a été victime de cet accident demain, dites-vous ?
— Quand on sera demain sur le réseau télématique, l’accident y sera intégré. Voilà pourquoi j’en parle au passé. Il est déjà là, en attendant de s’activer. L’agent C. Carmichael sera effacée du système. Le détenu K. Burke aussi. Nous disparaîtrons comme si nous n’avions jamais existé. Puisque la voiture n’existera plus elle non plus, tout détecteur officiel qui repérera par hasard sa plaque d’immatriculation pendant que nous poursuivons notre route supposera très vraisemblablement qu’il y a eu erreur de lecture. Une fois que nous serons à L.A., je ferai le nécessaire pour obtenir une nouvelle immatriculation, au cas où… Tu as faim ?
— Oui.
— Moi aussi. Il est temps de se mettre quelque chose sous la dent. »
Ils s’arrêtèrent dans un relais autoroutier perdu au milieu de nulle part ; la chaleur à l’extérieur de la voiture se referma sur eux comme un poing géant. Cindy acheta une manière de repas pour eux deux en montrant simplement sa carte d’identité. La bouffe était atroce : une espèce de viande grillée insipide à la texture de carton collée entre les deux moitiés d’un petit pain, le tout arrosé d’une boisson gazeuse glacée. Mais Khalid était depuis longtemps habitué à la mauvaise nourriture sous toutes ses formes.
Ils repartirent dans l’immensité sableuse. Il y avait très peu de circulation et absolument aucune dans la direction qu’ils avaient prise. À peine s’ils croisaient une voiture toutes les demi-heures. Chaque fois que cela se produisait, Cindy gardait les yeux fixés devant elle et Khalid remarqua que les conducteurs des autres voitures ne regardaient jamais vers eux non plus.
La route commençait à grimper et des montagnes de taille respectable se dressaient désormais tout autour d’eux, plus hautes que toutes celles que Khalid avait jamais vues. Mais le paysage était plus nul que jamais : des rochers et du sable, pas beaucoup de végétation, essentiellement des arbustes rabougris et difformes. Puis Cindy déclara, au moment où ils passaient à bonne allure devant un panneau au bord de l’autoroute : « Nous sommes en Californie, à présent, Khalid. Ou ce qui était la Californie quand ce pays avait encore des États distincts. Quand il y avait encore des pays dans le monde. »
II imaginait des palmiers sous une douce brise. Mais non. Tout ici était aussi moche qu’au Nevada.
« La nuit tombe, annonça Cindy une heure plus tard. Ça va rendre la conduite plus difficile. On a déjà du mal à piloter ces vieilles caisses sur une mauvaise route. Alors je vais m’arrêter pour souffler un peu avant qu’on essaie de continuer. Tu es sûr que tu ne sais pas conduire ?
— Vous voulez que j’essaie ?
— Peut-être pas, tout bien considéré. Tu restes éveillé, tu ouvres l’œil et tu me préviens si tu repères quelque chose d’anormal. »
Elle quitta l’autoroute à la sortie suivante et arrêta la voiture à l’écart de la chaussée. Elle inclina le siège à l’horizontale, ou presque, se laissa aller contre le dossier, ferma les yeux et s’endormit aussitôt.
Khalid l’observa pendant un moment. Une grande paix se lisait sur son visage.
C’était, songea-t-il, une femme peu ordinaire, absolument maîtresse d’elle-même en toute circonstance, pleine d’assurance. Une personne très capable. Et qui possédait, il n’en doutait pas, une grande sérénité intérieure. La sérénité intérieure était une vertu que Khalid admirait beaucoup. Il avait travaillé dur pour y parvenir, et y avait réussi – du moins le croyait-il. Sans cela, il n’aurait jamais pu tuer l’Entité.
Mais possédait-il vraiment cette sérénité ? Qu’avait dit Cindy dans l’avion ? Je crois que vous êtes en colère tout le temps. Un volcan bouillonnait en lui, avait-elle dit, avec un couvercle dessus pour l’empêcher d’entrer en éruption. Était-ce vrai ? Il n’en savait rien. Il se sentait toujours calme ; mais peut-être qu’en réalité, au tréfonds de lui-même, il bouillait d’une colère incandescente, tuant Richie Burke mille fois par jour, tuant tous ceux qui lui avaient empoisonné l’existence depuis le jour où il avait compris que sa mère était morte, que son père était un monstre et que la Terre était sous l’emprise de créatures énigmatiques qui gouvernaient le monde au gré de leurs caprices les plus délirants.
Soit. Il n’avait pas choisi d’aller voir ça de près.
Mais il était sûr qu’il n’y avait pas de volcan caché chez cette Cindy. Elle semblait prendre la vie comme elle venait, sans se forcer, au jour le jour, et l’avait sans doute toujours prise ainsi. Khalid désirait en savoir plus sur elle : qui elle était, quelle avait été son existence avant l’arrivée des Entités, pourquoi elle était devenue quisling, tout, quoi. Mais il ne le lui demanderait sans doute jamais. Il n’avait pas l’habitude de poser aux gens des questions aussi personnelles.
Il quitta la voiture, fit quelques pas, leva les yeux vers la lune et les étoiles quand la nuit tomba pour de bon. Tout était tranquille et, avec l’arrivée de l’obscurité, la chaleur cuisante de la journée se dissipait dans l’air ténu du désert. Il entendait des grattements quelque part, non loin de là : des animaux, présuma-t-il. Des lions ? Des tigres ? Y en avait-il en Californie ? C’était une contrée sauvage, féroce, impitoyable. L’Angleterre était un havre de douceur à côté. Il s’assit par terre à côté de la voiture et regarda les étoiles filantes traverser la voûte obscure au-dessus de lui.
« Khalid ? appela Cindy au bout d’un moment. Qu’est-ce que tu fais là-bas ?
— Je regarde le ciel, c’est tout. »
Elle lui dit qu’elle s’était suffisamment reposée. Il remonta dans la voiture et ils poursuivirent leur route. Quelque part au milieu de la nuit ils arrivèrent à la sortie pour Barstow.
« Nous sommes morts quinze kilomètres plus tôt, dit-elle. Ça s’est passé si vite qu’on ne s’est aperçu de rien. »
Un peu avant l’aube, tandis qu’ils descendaient une longue courbe en légère pente sur une section boisée de la route, Khalid aperçut tout en bas les lumières turquoise d’un convoi de véhicules extraterrestres qui montaient à leur rencontre. Cindy ne parut pas les remarquer.
« Des Entités, dit-il au bout d’un moment.
— Où ça ?
— Cette lumière, là, en bas.
— Où ça ? Où ça ? Oh. Merde ! Tu as des yeux perçants… Qui s’attendrait à les voir se balader dans un endroit pareil au milieu de la nuit ? Et pourquoi pas, d’ailleurs ? »
Elle obliqua brusquement sur la gauche et arrêta la voiture dans un crissement de pneus un peu à l’écart de l’autoroute.
Il la regarda en fronçant les sourcils. « Qu’est-ce que vous faites ?
— Allez. Descends et tirons-nous d’ici. Nous allons nous cacher dans ce ravin jusqu’à ce qu’Elles soient passées.
— Et pourquoi ?
— Dépêche-toi ! dit-elle, plus du tout sereine. Nous sommes censés être morts ! Si Elles nous détectent et décident de contrôler notre identité…
— Je crois qu’Elles ne feront pas attention à nous.
— Imbécile ! Qu’est-ce que t’en sais ! Mon Dieu, mon Dieu ! » Elle ne pouvait plus attendre. Elle renifla furieusement, bondit hors de la voiture et plongea directement dans l’abrupte dénivellation broussailleuse qui bordait l’autoroute. Khalid resta où il était. Il la regarda rapetisser dans les ténèbres jusqu’à ce que la courbe du ravin la lui cache ; puis il se cala contre l’appui-tête et attendit que le véhicule extraterrestre se rapproche.
Il se demanda si Elles le remarqueraient, assis dans une voiture garée au bord d’une route obscure dans un paysage désertique, et si Elles s’intéresseraient à lui. Pouvaient-Elles s’infiltrer dans son esprit et voir qu’il était Khalid Halim Burke, mort dans un accident quelques heures plus tôt sur cette même autoroute, de l’autre côté de la ville appelée Barstow ? Auraient-Elles vent du prétendu accident sans consulter leur réseau télématique ? Et en quoi cela pouvait-il les intéresser ? Qu’est-ce que ça pouvait bien leur faire ?
Peut-être, songea-t-il, regarderaient-Elles dans son esprit au passage et découvriraient-Elles qu’il était l’individu qui avait tué un membre de leur espèce sur une route anglaise entre Salisbury et Stonehenge. Dans ce cas, il avait très vraisemblablement commis une erreur en restant ici, à portée de leurs pouvoirs télépathiques, au lieu de s’enfuir dans les broussailles avec Cindy.
S’épanouirent alors dans son esprit les images de cette lointaine nuit sur la route de Stonehenge : la créature angélique, suprêmement belle, debout dans le véhicule, l’arme, le collimateur, la tête parfaitement encadrée dans le réticule. Il pressait la détente, voyait éclater la tête de l’ange dans une éblouissante cascade de feu, les fragments incandescents s’envolaient à la ronde, le nuage rouge verdâtre de sang extraterrestre se répandait brusquement dans l’atmosphère. L’autre Entité se tordait dans une convulsion frénétique tandis que l’âme de sa compagne s’évanouissait en un tourbillon dans l’obscurité. Khalid le savait, ce serait son arrêt de mort si les Entités détectaient ces images en passant devant lui.
Il les repoussa. Fit totalement le vide dans son esprit. Le ferma aux intrus comme sous un blindage d’acier.
Je ne suis personne. Je n’existe pas.
Des lueurs turquoise montaient à présent juste en face de lui. Le véhicule avait presque atteint le sommet de la côte.
Khalid l’attendit dans une tranquillité absolue.
Il n’était pas là. Il n’y avait absolument personne dans la voiture.
Trois extraterrestres occupaient le véhicule : un des grands – une Entité – et deux spécimens de l’espèce la plus petite, les Globules. Ignorant ces derniers, Khalid contempla l’Entité avec émerveillement, pris comme toujours sous le charme de sa beauté resplendissante et magique. Son âme allait vers elle, portée par l’amour et l’admiration. Si les êtres s’étaient arrêtés et lui avaient demandé de leur donner le monde, il le leur aurait donné. Mais ils le possédaient déjà, évidemment.
Tout en regardant passer le véhicule, il se demanda pourquoi il n’était jamais devenu un quisling, lui qui admirait tant les Entités. Mais la réponse ne se fit pas attendre. Il n’avait aucun désir de les servir, mais seulement d’adorer leur beauté. C’était un sentiment esthétique. Un lever de soleil aussi était beau, ou une montagne enneigée, ou un lac où se reflétait le rougeoiement du crépuscule. Mais aucun homme ne se mettait au service d’une montagne, d’un lac ou d’un lever de soleil simplement parce qu’il les trouvait beaux.
Il laissa le temps s’écouler ; cinq minutes, dix minutes. Puis il quitta la voiture et appela Cindy dans le ravin. « Elles sont parties. Vous pouvez revenir.
— T’en es sûr ? lui répondit une voix affaiblie par la distance.
— Je n’ai pas bougé et je les ai vues passer. »
Elle mit un certain temps à réapparaître. Elle sortit en courant des broussailles, hors d’haleine, énervée, écarlate, toute froissée. Elle se laissa choir à côté de lui et demanda, entre deux halètements : « Elles… ne t’ont pas… embêté… du tout ?
— Non. Elles sont passées sans s’arrêter, Elles n’ont rien remarqué. Je vous l’avais bien dit. Je n’étais pas là.
— C’était une folie de prendre un tel risque.
— Peut-être bien que je suis fou, fit gaiement Khalid tandis qu’elle démarrait et reprenait l’autoroute.
— Je ne le crois pas, finit-elle par articuler. Pourquoi avoir fait ça ?
— Pour pouvoir les regarder, l’informa-t-il, parfaitement sincère. Elles sont tellement belles, Cindy. Pour moi, c’est comme des créatures magiques. Des djinns. Des anges. »
Elle pivota sur son siège et lui lança un long regard étrange. « Tu n’es vraiment pas comme les autres, Khalid. »
II ne le contesta pas. Que pouvait-il répliquer ?
Après un autre silence prolongé, elle avoua : « Je crois que je me suis dégonflée tout à l’heure. Elles n’avaient vraiment aucune raison de s’arrêter pour nous contrôler, hein ?
— Non.
— Mais j’avais peur. Une quisling et un détenu qui voyagent ensemble sur une route déserte en pleine nuit, très loin de la ville où j’étais censée te conduire… et nos deux cartes d’identité déjà annulées sur le réseau principal puisque notre mort venait d’être signalée… nous étions dans de beaux draps. Je me suis affolée. »
Un peu plus loin, elle demanda, interrompant le silence dans lequel ils étaient retombés : « Et d’abord, qu’est-ce qui t’a valu de te faire interner, au juste ? »
II n’hésita pas une seconde. « J’ai tué une Entité.
— Tu as quoi ?
— En Angleterre, dans les environs de Salisbury. Celle qui a été abattue au bord d’une route. J’ai fait ça avec un fusil très spécial que j’avais pris à mon père. Elles ont rassemblé toute la population des cinq villes les plus proches du lieu du crime, ont exécuté quelques-uns d’entre nous et ont déporté le reste dans des camps de prisonniers. »
Elle rit, lui confirmant qu’elle ne croyait pas un mot de ce qu’il venait de lui raconter. « Tu as un drôle de sens de l’humour, Khalid.
— Oh, non. Je manque totalement d’humour. »
Le matin avait commencé. Enfin sortis du désert, ils progressaient au milieu de localités dispersées – et même, un peu plus tard, de quelques grandes villes – et il y avait un minimum de circulation.
« Ça, c’est San Bernardino, dit-elle. Et là-bas, c’est Redlands. Je dirais que nous sommes à une heure de route de Los Angeles. »
Il vit alors des palmiers se découper, gigantesques et insolites, sur le ciel qui s’éclaircissait. Et d’autres plantes et arbres – épineux, étranges – qu’il ne put identifier. Et des constructions basses aux toits de tuiles rouges. Cindy conduisait avec une précision exagérée, au point qu’on klaxonnait derrière elle pour l’obliger à avancer plus vite. « II n’y a pas intérêt à avoir un accident ici, se justifia-t-elle. Si la police de la route voulait voir nos papiers, on serait foutus. »
Ils arrivèrent à un échangeur et prirent une autre autoroute.
« Ça, c’est San Bernardino Freeway, expliqua Cindy. Elle nous emmène vers l’ouest, via Ontario, Covina et d’autres petites villes, vers la vallée de San Gabriel et Los Angeles proprement dit. L’autoroute où nous étions passe par Riverside pour aller à San Diego.
— Ah, fit-il doctement, comme si ces toponymes avaient un sens pour lui.
— Il y a plus de vingt ans que je n’ai pas mis les pieds à L.A., reprit Cindy. Dieu sait combien la ville a changé depuis tout ce temps. Mais ce que je vais faire, c’est aller directement sur la côte. Siegfried m’a donné le nom d’un ami à lui qui habite à Malibu. Je vais essayer de le retrouver et peut-être qu’il pourra m’aider à me brancher sur les réseaux locaux. Dans le temps, j’avais des tas d’amis dans cette partie de la ville – Santa Monica, Venice, Topanga Canyon. Il doit y en avoir encore qui sont vivants et habitent dans les parages. Le copain de Siegfried peut m’aider à les retrouver. Et aussi à me procurer une nouvelle plaque d’immatriculation, et une nouvelle identité pour toi et moi.
— Siegfried ?
— Mon ami bidouilleur de Leipzig.
— Le rectifieur.
— Oui. Le rectifieur.
— Ah », fit Khalid.
Ici, l’autoroute était d’une largeur démesurée, avec tellement de voies que c’en était à peine croyable. La circulation, plus importante, certes, que tout ce qu’il avait connu ailleurs, était engloutie par cette immensité. Mais Cindy l’assura qu’au bon vieux temps cette autoroute était embouteillée jour et nuit par des milliers de voitures. Au bon vieux temps, ouais.
Un peu plus loin, ils arrivèrent devant un immense panneau jaune surplombant la chaussée sur toute sa largeur : FIN DE L’AUTOROUTE À 8 KM.
« Quoi ? s’écria Cindy. On n’est qu’à Rosemead ! On est encore loin de Los Angeles. Dois-je comprendre que je vais être obligée de faire le reste du trajet sur des routes secondaires ? Comment suis-je censée trouver mon chemin dans tous ces petits bleds merdiques ?
— Des routes secondaires ? » demanda Khalid.
Mais elle avait déjà quitté l’autoroute pour s’arrêter dans une station-service délabrée juste à la sortie. Elle semblait déserte, mais un individu mal rasé, vêtu d’une salopette crasseuse apparut alors derrière les pompes. S’extrayant d’un bond de la voiture, Cindy se précipita vers lui. S’ensuivit un long conciliabule avec force gestes et moulinets de bras. Lorsqu’elle retourna à la voiture, elle affichait un regard incrédule et stupéfait.
« II y a un mur, dit-elle à Khalid avec de la peur dans la voix. Une grande muraille monstrueuse, tout autour de Los Angeles.
— C’est quelque chose de nouveau ?
— Nouveau ? Et comment que c’est nouveau ! Le type dit qu’il est super haut et qu’il fait tout le tour de la ville, avec des portes tous les huit ou dix kilomètres. Personne ne peut ni entrer ni sortir sans donner un mot de passe au gardien. Personne.
— Vous avez votre numéro d’identification officiel.
— Tu oublies que je suis morte depuis la nuit dernière. Si je donne mon numéro au gardien, nous serons tous les deux au centre de détention cinq minutes plus tard.
— Et l’ami de votre ami le rectifieur ? Il ne peut pas vous trouver un nouveau badge ?
— Il est à l’intérieur, de l’autre côté du mur. Il faudrait que je puisse le voir avant qu’il puisse faire quoi que ce soit pour moi. Impossible de l’atteindre à partir d’ici.
— Si vous voulez le joindre, vous pouvez peut-être vous brancher sur le réseau télématique.
— Avec quoi ? s’écria-t-elle en tendant les bras, paumes vers le ciel. Je n’ai pas d’implant. Je ne me suis jamais encombrée d’un de ces machins. Et toi ? Non, bien sûr que tu n’en a pas. Qu’est-ce que je dois faire, lui envoyer une carte postale ? » Elle se pressa les yeux du bout des doigts. « Laisse-moi réfléchir un instant. Merde. Merde ! Un mur tout autour de la ville. Qui aurait pu imaginer un truc pareil ? »
En silence, Khalid la regarda réfléchir.
« II existe une possibilité, dit-elle enfin. Ce n’est pas ce qu’il y a de plus direct. Santa Barbara.
— Oui ? dit-il à titre d’encouragement.
— C’est une petite ville à deux heures de voiture au nord de L.A. Les Entités n’ont pas pu prolonger leur putain de mur jusque-là. J’avais un parent là-haut, le frère aîné de mon mari. Un colonel en retraite. Il avait un grand ranch sur une montagne au-dessus de la ville. J’y suis allée deux fois, il y a bien longtemps. Il ne s’est jamais tellement intéressé à moi, ce fameux Colonel. Je n’étais pas son genre, je suppose. Mais je ne crois pas qu’il me repousserait. »
Son mari. C’était la première fois qu’il l’entendait parler de son mari.
« Le Colonel ! s’exclama Cindy. Il y a des millions d’années que je n’ai pas pensé à lui. Il doit avoir… je ne sais pas… quatre-vingts, quatre-vingt dix ans à présent. Mais il doit être encore là-haut. Je suis prête à le parier. Un homme de cuir et d’acier ; je n’arrive pas imaginer qu’il puisse mourir un jour. Si c’est le cas, eh bien, un de ses enfants ou petits-enfants habite probablement encore au ranch. Quelqu’un de la famille, de toute façon. Il se peut qu’on nous accepte. Ça vaut la peine d’essayer. À part ça, je ne vois pas ce que je peux faire.
— Et votre mari ? demanda Khalid. Où est-il ?
— Il est mort, je crois. Une fois, j’ai entendu dire qu’il était mort le jour où les Entités ont débarqué. Il s’est écrasé avec son avion en luttant contre l’incendie, un truc comme ça. Mike était la gentillesse même. Je l’aimais vraiment. » Elle ajouta en riant : « Même si je n’arrive plus à me rappeler exactement à quoi il ressemblait. Sauf ses yeux. Des yeux bleus qui vous transperçaient. Le Colonel aussi avait des yeux comme ça. Ses gosses aussi. Tous. Toute la tribu… Alors, qu’est-ce que tu en penses, mon ami ? On essaie d’aller à Santa Barbara ? »
Elle reprit l’autoroute et continua de rouler en dépit des panneaux qui ne cessaient d’annoncer qu’elle se terminait, jusqu’à ce que, quelques minutes plus tard, le mur apparaisse devant eux. « Jésus, Marie, Joseph ! dit-elle. Vise un peu ce machin ! » Impressionnant ? Oh oui. C’était une masse grise compacte de gros blocs de béton qui se prolongeait à perte de vue de chaque côté, aussi haute que la cathédrale de Salisbury. La muraille était percée, là où l’autoroute y pénétrait, par un porte voûtée, profonde et sombre. Une longue file de voitures s’étirait devant cet accès.
Elles entraient très lentement, une par une. De temps à autre, un véhicule émergeait de la voie opposée et rejoignait l’autoroute.
Cindy quitta celle-ci pour entrer dans la ville par un large boulevard bordé de petits magasins minables qui avaient l’air d’avoir presque tous fermé et commença à longer le mur en remontant vers le nord. Elle avait du mal à se convaincre de sa hauteur et de sa masse. Elle ne cessait de marmonner en secouant la tête, sifflant de temps à autre pour manifester son étonnement lorsqu’une section particulièrement grandiose de l’ouvrage apparaissait devant eux. À certains endroits, la configuration des rues les obligeait à laisser plusieurs pâtés de maisons entre eux et le mur, qui demeurait toujours visible sur leur gauche, se dressant au-dessus des immeubles de deux à trois étages omniprésents dans ce secteur, et elle se rapprochait pour le serrer au plus près chaque fois qu’elle le pouvait.
Elle parlait très peu. La bataille qu’elle livrait pour trouver son chemin dans ces quartiers inconnus semblait l’épuiser.
Vers le milieu de la matinée, alors qu’ils traversaient tant bien que mal un conglomérat de localités – dont certaines étaient beaucoup plus avenantes que d’autres –, elle s’écria : « C’est incroyable ! C’est un ouvrage gigantesque. La somme de travail qu’il a fallu y mettre ! Nous sommes devenus des moutons ! “Construisez-nous un mur tout autour de Los Angeles !” disent les Entités – Elles ne le disent même pas, Elles mettent un brin de Pression –, et tout de suite, voilà dix mille hommes sur le chantier pour leur construire un mur. “Fabriquez-nous de la nourriture !” Et nous la fabriquons. “Assemblez-nous d’énormes machines incompréhensibles !” Oui. Oui. Elles nous ont domestiqués. Toute une planète de moutons, voilà ce que nous sommes devenus ! Une planète d’esclaves. Et le plus beau dans tout ça, c’est que nous ne levons pas le petit doigt pour les contrarier… Tu l’as vraiment tuée, cette Entité ?
— Vous ne me croyez pas ?
— Si, je crois que tu aurais pu le faire. Mais qui que ce soit, c’est la seule et unique fois où quelqu’un y est arrivé. » Elle se pencha en avant pour déchiffrer une inscription délavée sur un panneau directionnel criblé d’impacts, comme si quelqu’un s’était entraîné au tir dessus. « Je me souviens du jour où ça s’est passé, reprit-elle. Pendant cinq minutes, les Entités ont perdu la tête. Elles sautaient partout comme si elles avaient reçu une décharge de cent mille volts. Puis elles se sont calmées. Ç’a été une journée délirante. À l’époque, j’étais au centre extraterrestre de Vienne. Quel charivari c’a été ! Et puis nous avons découvert de quoi il retournait : quelqu’un en avait descendu une pour de bon, quelque part en Angleterre. Quand j’ai entendu ça, ça m’a touchée personnellement. Ça m’a fait un de ces chocs ! J’étais traumatisée, quoi. Et j’ai pensé : “Quel crime affreux !” C’était encore le grand amour, Elles et moi. »
Ce quasi-monologue mettait Khalid mal à l’aise. « On est encore loin de Los Angeles ? demanda-t-il.
— Tout ça, c’est Los Angeles, plus ou moins. Des communes indépendantes, des petites villes distinctes, mais c’était quand même Los Angeles. Le vrai Los Angeles officiel est maintenant de l’autre côté du mur. À une trentaine de kilomètres. »
On s’apercevait qu’on passait d’une localité à une autre à la forme des réverbères et au style des habitations : à une ville aux splendides demeures succédait une zone de pavillons étriqués à moitié démolis, par exemple. Mais certains traits restaient identiques : les énormes arbres aux feuilles vernissées, les jardins luxuriants derrière toutes les maisons, jusqu’aux plus petites et aux plus pauvres, les immeubles bas et l’œil étincelant du soleil qui matraquait tout le paysage. Juste en face, des montagnes stupéfiantes dominaient toutes ces petites villes. Leurs sommets étaient enneigés alors qu’en bas il faisait chaud comme en été.
Cindy annonçait les noms des villes à mesure qu’ils les traversaient, comme si elle lui donnait une leçon de géographie. « Pasadena, disait-elle. Glendale. Burbank. Et ça, c’est Los Angeles, en bas à gauche. »
Ils avaient changé de direction et roulaient à présent vers l’ouest, vers le soleil. De nouveau sur une autoroute. Le mur était assez loin d’eux sur cette partie de l’itinéraire ; malgré tout, ils finirent par s’en rapprocher et furent ensuite obligés de quitter l’autoroute pour emprunter encore un réseau de ce que Cindy appelait les routes secondaires. Le terrain était plat et monotone, les rues longues et rectilignes.
« Nous sommes très près de l’endroit où les Entités ont effectué leur premier atterrissage, l’informa Cindy. Je me suis précipitée sur les lieux ce matin-là. Il fallait que je les voie. J’étais entichée de l’idée que les créatures de l’espace étaient arrivées. Je me suis livrée à Elles. J’ai offert mes services : j’ai été la toute première quisling, je crois. Mais je n’avais pas l’impression de trahir la Terre, juste d’être son ambassadrice, de servir de pont entre les espèces. Mais Elles m’ont laissée tomber. Elles m’ont baladée d’un boulot à l’autre pendant des années, et moi j’attendais qu’Elles me mettent dans un vaisseau qui retournerait sur leur planète d’origine. Finalement, j’ai compris qu’Elles ne le feraient jamais… Regarde, Khalid, tu peux tout juste voir le mur réapparaître dans cette vallée, à gauche, là-bas à l’horizon, et obliquer vers le Pacifique. Mais il ne nous barre plus la route. On devrait avoir la voie libre jusqu’à Santa Barbara. »
Ce qui s’avéra exact. Mais quand ils y arrivèrent en fin de journée, ils trouvèrent une ville pratiquement déserte, avec des quartiers totalement abandonnés où des rues entières d’élégants immeubles aux murs en stuc et aux toits de tuiles tombaient en ruine.
« Je n’arrive pas à y croire, ne cessait de répéter Cindy. Une si belle petite ville ! Tous les habitants ont dû partir. Ou ont été déportés. » Elle indiqua les montagnes altières qui se dressaient derrière la plaine littorale où la ville était construite. « C’est le moment de te servir de tes yeux perçants. Tu vois des maisons là-haut ?
— Oui, deux ou trois.
— Et qui ont l’air habitées ?
— Je ne vois pas aussi bien que ça. »
Mais Santa Barbara n’était pas totalement abandonné. Après avoir tourné quelque temps, Cindy tomba sur un trio d’individus courtauds et basanés, debout à un coin de rue dans ce qui avait dû être jadis le principal quartier commerçant. Elle baissa la glace et les interpella dans une langue que Khalid ne comprenait pas ; l’un d’eux lui répondit très brièvement et elle reprit la parole, longtemps cette fois ; les hommes sourirent et se consultèrent. Puis celui qui avait répondu le premier se mit à gesticuler en montrant les montagnes et à indiquer par des mouvements des mains et des poignets qu’une série de routes en lacets les amènerait là-haut.
« C’était quoi, comme langue ? demanda Khalid tandis qu’il repartaient.
— De l’espagnol.
— C’est la langue qu’on parle en Californie ?
— Par ici, oui. Maintenant, en tout cas. Il dit que le ranch est toujours là, que nous n’avons qu’à monter, monter et toujours monter, et que nous finirons par arriver devant la porte. Il a dit aussi qu’on ne nous laisserait pas entrer. Mais il se trompe peut-être. »
Ce fut Cassandra, de service dans le bâtiment des enfants, qui entendit les lointains coups de klaxon : trois longs, un bref, et encore trois brefs. Elle décrocha l’interphone et appela le ranch. Une voix qui était soit celle de son mari, soit celle de son beau-frère, lui répondit. Cassandra réussissait mieux que personne à distinguer les voix des jumeaux Mike et Charlie, mais il lui arrivait quand même d’avoir des doutes.
« Mike ? risqua-t-elle.
— Non, c’est Charlie. Qu’est-ce qu’il y a ?
— Quelqu’un à l’entrée principale. On attend des visiteurs ? » Elle entendit Charlie demander confirmation, auprès de Ron, peut-être.
« Non, personne à notre connaissance. Tu ne pourrais pas faire un saut là-haut pour voir qui c’est et me rappeler ? Là où tu es, tu es plus près de l’entrée que n’importe qui ici.
— Je suis enceinte de six mois et je ne vais faire un saut nulle part, répondit sèchement Cassandra. Et je suis dans la maison des tout petits avec Irène, Andy, La-la, Jane et Cheryl. Et aussi Sabrina. En plus, je ne suis pas armée. Trouve quelqu’un d’autre… tu m’entends ? »
Charlie se mit à marmonner des propos peu aimables et Cassandra raccrocha. Qu’ils se débrouillent sans elle ! Le ranch grouillait d’enfants en bas âge et c’était son boulot de s’occuper d’eux. Charlie pouvait bien trouver quelqu’un d’autre pour faire un saut jusqu’à la grille : Jill, Lisa, ou Mark. N’importe qui. Ou y aller lui-même.
Quelques minutes passèrent. On se remit à klaxonner.
Puis elle vit son jeune cousin Anson monter au petit trot avec le fusil que portait toujours quiconque allait rencontrer des visiteurs inattendus à la grille. Son visage était figé dans le rictus qu’il affichait chaque fois qu’un des hommes plus âgés lui confiait une mission à accomplir. Anson était un gosse terriblement responsable, On pouvait toujours compter sur lui pour démarrer au quart de tour, et par tous les temps.
Et voilà le problème résolu, se dit Cassandra, qui se remit à changer les couches du petit Andy.
« Oui ? » fit Anson en risquant un œil entre les barreaux de la grille. Il tenait le fusil d’une main, négligemment, mais pouvait épauler en une fraction de seconde. Il avait seize ans, était grand, musclé et prêt à tout.
Ces gens n’avaient pas l’air très menaçants, cependant. Une petite femme mince au visage las qui avait à peu près l’âge de sa mère ou quelques années de plus, et un individu bizarre d’une vingtaine d’années, très grand et très svelte, avec d’immenses yeux bleu-vert, une peau sombre et une énorme tignasse de cheveux bouclés et luisants qui n’était ni tout à fait rousse, ni tout à fait brune.
« Je m’appelle Cindy Carmichael, dit la conductrice. J’étais la femme de Mike Carmichael, il y a très, très longtemps. Voici Khalid, qui a fait la route avec moi. Nous ne savons pas où aller et nous nous demandons si vous pourriez nous prendre avec vous.
— La femme de Mike Carmichael », répéta Anse en fronçant les sourcils. Voilà qui était troublant. Son cousin s’appelait Mike Carmichael, mais l’épouse de Mike était Cassandra ; en fait, cette femme était assez vieille pour être la grand-mère de Mike. Elle devait forcément parler d’un autre Carmichael, en quelque autre temps.
Elle sembla comprendre le problème. « C’était le frère du colonel Carmichael. Il est mort… Vous êtes vous-même un Carmichael, hein ? Je le reconnais à vos yeux. Et à la manière dont vous tenez. Comment vous appelez-vous ?
— Anson, madame… Anson Carmichael, oui.
— Le Colonel s’appelait Anson. Et il avait un fils qui s’appelait Anson lui aussi. On l’appelait Anse. Vous êtes le fils d’Anse ?
— Non, madame, le fils de Ron.
— Vraiment ? Le fils de Ron. Il a fini par avoir l’esprit de famille, alors. Je suppose que des tas de choses ont changé… Laissez-moi réfléchir : vous devriez donc être Anson V, n’est-ce pas ? Comme dans une dynastie royale.
— Anson V, oui, madame.
— Bien, je vous salue, Anson V. Je suis Cindy Ière. Pouvons-nous entrer, s’il vous plaît ? Nous avons fait un long voyage.
— Attendez ici. Je vais me renseigner. »
Anson retourna au bâtiment principal, toujours au petit trot. Charlie, Steve et Paul étaient assis à une table dans la chambre des cartes avec une liasse de listings étalée devant eux.
« II y a une femme inconnue à la grille, leur annonça Anson. Et il y a un homme de type étranger avec elle. Elle dit qu’elle est une Carmichael. Qu’elle a été mariée, dans le temps, avec un frère du Colonel qui s’appelait Mike. Le type, je ne sais pas du tout qui c’est. Elle a l’air de bien connaître la famille… Est-ce que par hasard le Colonel avait un frère qui s’appelait Mike ?
— Pas que je sache, dit Charlie. Sinon, c’était avant que je sois né. »
Steve se contenta de hausser les épaules, mais Paul demanda : « Elle a quel âge ? À ton avis, elle est plus vieille que moi ?
— À mon avis, oui. Et même plus que l’oncle Ron, peut-être. À peu près de l’âge de la tante Rosalie, y me semble.
— Elle t’a dit son nom ?
— Cindy. »
Paul ouvrit de grands yeux. « Ça alors !
— Alors quoi, cousin ? dit Ron qui entrait justement dans la pièce. Qu’est-ce qui se passe ?
— Tu ne vas pas le croire. Mais l’ambassadrice d’outre espace est apparemment rentrée au bercail ; elle attend à la grille. Cindy, je veux dire. La femme de Mike. Qu’est-ce que t’en dis ? »
Toute la famille du Colonel habitait au sommet de la colline et le ranch était donc devenu une sorte de communauté Carmichael. Cindy ne s’y attendait pas. Ça faisait beaucoup de Carmichael, surtout en comptant les gosses. Elle se sentit quelque peu en état d’infériorité numérique.
C’était étonnant de les revoir tous, ces gens qui, dans un lointain passé, avaient pour ainsi dire constitué sa parenté pendant quelques années. Non que Cindy ait été particulièrement proche d’aucun d’entre eux dans sa phase déjantée à Los Angeles. À l’exemple du redoutable Colonel, ils ne lui avaient jamais vraiment permis d’entrer dans le cercle de famille, sauf peut-être Anse, le neveu de Mike, qui l’avait traitée assez poliment. Pour les autres, elle n’était que la hippie attardée, la folle qu’avait épousée Mike, qui portait des vêtements bizarres, tenait des propos bizarres et avait des idées bizarres, et ils lui avaient très clairement signifié qu’ils voulaient la fréquenter le moins possible, voire pas du tout. Ce qui, au fond, ne déplaisait pas à Cindy. Les autres avaient leur vie à eux ; Mike et elle avaient la leur.
Mais c’était le passé, Mike avait depuis longtemps disparu et le monde avait changé au delà de tout ce qu’on aurait pu imaginer ; elle avait changé elle aussi, tout comme eux. Et ces gens étaient pratiquement tout ce qui lui restait en fait de famille. Elle ne pouvait pas se laisser rejeter par eux à présent.
« Je ne peux pas vous dire combien je suis heureuse d’être ici, d’être à nouveau au milieu des Carmichael. Ou d’être au milieu des Carmichael pour la première fois, à vrai dire. Je ne faisais pas tellement partie de la famille à l’époque, hein ? Mais j’aimerais en faire partie maintenant. Vraiment. »
Ils étaient en arrêt devant elle comme si une Entité – ou à la rigueur un Globule – s’était on ne sait comment égarée dans leur repaire sur les collines et se tenait parmi eux.
Cindy soutint leur regard. Elle les dévisagea les uns après les autres et rassembla ce dont elle se souvenait à leur sujet.
Ronnie. Celui-là devait être Ronnie, là, au milieu du groupe. Il semblait diriger les opérations désormais. C’était bizarre de voir Ronnie commander. Elle se souvenait du rusé Ronnie comme d’un marginal, d’un escroc, d’un manipulateur, d’un homme d’affaires louche que la famille avait toujours tenu à l’écart. Plutôt qu’elle, Cindy, c’était lui qui avait été la brebis galeuse. Mais voilà qu’elle le retrouvait là, à cinquante, voire cinquante-cinq ans, grand et robuste, devenu très corpulent avec l’âge, ses cheveux blonds presque blancs, et on voyait tout de suite qu’il avait changé aussi à l’intérieur, en profondeur, qu’il était devenu plus fort, plus constant, bref, qu’il s’était colossalement transformé au cours de ces vingt ans et des poussières. Avant, il n’avait jamais eu l’air sérieux.
À côté de lui, sa sœur Rosalie. Une belle femme à l’époque, se souvint Cindy, et qui avait très bien vieilli, était restée grande, digne, maîtresse d’elle-même. Elle devait avoir dans les soixante ans mais faisait beaucoup moins. Mike lui avait dit un jour que Rosalie avait causé beaucoup de problèmes quand elle était jeune – elle se droguait, couchait à droite et à gauche –, mais tout cela était bien loin désormais. Elle avait épousé un gros lourdaud d’informaticien et s’était assagie du jour au lendemain. Ça devait être lui, à côté : ce gros type chauve au teint terreux. Cindy ne se souvenait pas de son nom.
Et celle-là – la blonde filiforme – devait être la femme d’Anse. Le type ménagère de banlieue verte à l’époque, un peu sur les nerfs. Cindy l’avait trouvée totalement sans intérêt. Encore un nom d’oublié.
L’homme plus jeune – Paul, non ? – était le fils de l’autre frère de Mike. Un charmant professeur qui enseignait les sciences dans quelque université au sud de L.A. et devait avoir dans les quarante-cinq ans à présent. Cindy se rappela qu’il avait une sœur. Absente, apparement.
Quant aux autres, quatre étaient des gosses entre vingt-cinq et trente ans, et l’autre, l’adolescent, était le fils de Ron, celui qui les avait accueillis à la grille. Le reste se composait probablement des enfants d’Anse ou de Paul. Ils se ressemblaient tous plus ou moins, sauf un, manifestement le plus vieux ; trapu, les yeux marron, il commençait déjà à perdre ses cheveux. Comme il y avait très peu de Carmichael en lui, Cindy supposa que c’était le fils de Rosalie et de son informaticien. Elle aurait le temps de connaître les autres plus tard. Restait une femme entre quarante-cinq et cinquante ans qui se tenait juste à côté de Ron. Elle lui était vaguement familière mais n’était certainement pas une Carmichael, avec ces yeux noirs et ce corps menu. La femme de Ronnie, selon toute vraisemblance.
« Et le Colonel ? demanda Cindy après avoir terminé son tour d’horizon. Qu’est-ce qu’il est devenu ? Se pourrait-il qu’il vive encore ?
— Cela se pourrait jusqu’à être vrai, dit Ronnie. Il a presque quatre-vingt-cinq ans et je ne crois pas qu’il en ait pour beaucoup plus longtemps à être des nôtres. Il va être sacrement surpris de vous voir.
— Et pas très content, je parie. Vous savez certainement qu’il n’a jamais eu une très bonne opinion de moi. Et à juste titre, si ça se trouve.
— Il sera heureux de vous voir aujourd’hui. Vous êtes la personne la plus proche de son frère Mike. Il passe le plus clair de son temps dans ses souvenirs. Évidemment, il n’a plus beaucoup d’avenir. »
Cindy acquiesça. « Et il manque encore quelqu’un. Votre frère Anse.
— Il est mort, dit Ronnie. Il y a quatre ans.
— Je suis désolée. C’était un homme remarquable.
— Certes. Mais il a eu des tas de problèmes avec la boisson vers la fin de sa vie. Vous savez, Anse voulait tellement être aussi fort et aussi brave que le Colonel… mais il n’y est pas vraiment arrivé. Personne n’aurait pu y arriver. Mais Anse ne voulait pas se pardonner d’être simplement humain. »
Y avait-il encore des absents sur lesquels elle devrait poser des questions ? Cindy estima que non. Elle coula un regard vers Khalid, se demandant ce qu’il pouvait bien penser de tout cela. Mais celui-ci semblait parfaitement calme. Comme si son cerveau était parti pour Mars.
La femme qui se tenait à côté de Ronnie lui dit d’un ton guilleret : « Je ne crois pas que vous me reconnaissiez, Cindy. Évidemment, nous n’avons passé que quelques heures ensemble.
— Ah bon ? Quand ça ? Excusez-moi.
— Dans le vaisseau spatial des Entités, après l’atterrissage de Porter Ranch. Nous étions dans le même groupe de prisonniers. » La femme lui décocha un chaleureux sourire. « Margaret Gabriel-son. Peggy pour les intimes. Je suis venue ici travailler pour le Colonel, et ensuite j’ai épousé Ron. Il n’y a pas de raison que vous vous rappeliez de moi. »
Non. Il n’y en avait pas. Cindy ne se rappelait pas.
« II était impossible de ne pas vous remarquer. Je n’ai jamais oublié les colliers de perles, les sandales, les boucles d’oreille géantes. La plupart d’entre nous ont été relâchés l’après-midi même, mais vous vous êtes portée volontaire pour rester avec les extraterrestres. Vous disiez qu’ils allaient vous emmener sur leur planète.
— C’est ce que je croyais. Mais non. J’ai travaillé pour eux des années. Je faisais tout ce qu’ils me demandaient : j’ai dirigé des centres de détention pour leur compte, j’ai convoyé des prisonniers à droite et à gauche, et j’attendais qu’ils concrétisent leur promesse. Mais ils n’en ont rien fait. Au bout d’un moment, j’ai commencé à me demander s’ils m’avaient vraiment promis ça. Maintenant, je crois que j’ai été victime de mes propres illusions.
— Vous êtes une quisling, alors ? demanda Ronnie. Vous savez que vous êtes ici dans un des principaux centres de la Résistance ?
— J’étais une quisling. Mais c’est fini. Je travaillais dans un centre de détention sur la côte turque quand je me suis rendu compte que j’avais perdu vingt ans à faire du pied aux Entités pour rien. Elles n’avaient pas débarqué ici pour changer notre monde en un paradis, comme je l’avais cru au début. Elles étaient venues pour nous réduire en esclavage. Alors j’ai voulu m’en sortir. Un rectifieur que je connaissais en Allemagne a réussi à me faire expédier aux États-Unis pour accompagner un groupe de prisonniers jusqu’au Nevada, et il a récrit mon code personnel : officiellement j’ai été tuée dans un accident de la route entre Las Vegas et Barstow alors que je convoyais ce jeune homme jusqu’à son prochain camp de détention. C’est pour ça qu’il est ici. Le rectifîeur a récrit son code à lui aussi. Nous sommes désormais des disparus. Lorsque nous sommes arrivés à L.A., j’ai découvert qu’il y avait un mur tout autour. Il nous était impossible d’entrer, parce que nous n’avons plus d’existence légale.
— Alors, vous avez eu l’idée de venir ici ?
— Oui. Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ? Mais si vous ne voulez pas de moi, dites-le et je repars. Je suis quand même une Carmichael. J’ai été membre de cette famille, j’étais la femme de votre oncle. Je l’aimais beaucoup et c’était réciproque. Je ne suis pas venue pour déranger vos activités de Résistants. Je peux même vous aider. Je peux vous dire des tas de choses sur les Entités que vous ne connaissez peut-être pas. »
Ronnie l’examinait activement, songeur.
« Allons voir le Colonel », dit-il.
Khalid regarda Cindy quitter la pièce, suivie par la plupart des autres. Seuls quelques-uns des plus jeunes restèrent avec lui : deux hommes manifestement jumeaux, malgré la longue cicatrice rouge qui marquait le visage de l’un, et l’adolescent tendu et sérieux, de toute évidence apparenté aux jumeaux, qui les avait accueillis à la grille fusil en main. Et aussi une jeune fille qui était comme la version féminine des deux autres : grande, mince et blonde, avec ce regard bleu glacial qui semblait être la norme au ranch. Le reste de sa personne manquait pareillement de chaleur : elle était aussi froide et distante que le ciel. Mais très belle.
Le frère balafré dit à son jumeau : « On ferait mieux de se grouiller, Charlie. On est censés réparer la pompe principale du système d’irrigation.
— Exact. »
Charlie se tourna vers le gamin au fusil. « Tu peux te débrouiller tout seul ici, Anson ?
— T’inquiète pas pour moi. Je sais ce que je dois faire.
— S’il tente le moindre truc bizarre, tu lui tires dans le bide, vu ?
— Vas-y, Charlie, répliqua sèchement Anson en lui montrant la porte du canon de son arme. Va réparer ta putain de pompe. Je t’ai dit que je sais ce que je dois faire. »
Les jumeaux sortirent. Khalid resta patiemment immobile à l’endroit qu’il occupait depuis le début, plus calme que jamais, laissant le temps s’écouler. La grande blonde le regardait attentivement. Il y avait comme du détachement dans sa curiosité, une sorte de hautaine fascination scientifique. Elle l’examinait comme s’il était quelque nouvelle forme de vie. Khalid trouvait cela bizarrement excitant. Il avait la vague impression qu’elle et lui se ressemblaient peut-être sous leurs apparences totalement différentes.
Elle laissa passer quelques secondes. Puis elle dit au gamin : « Va rejoindre les autres, Anson. Donne-moi le fusil. »
Air surpris de ce dernier. Il est tellement consciencieux, songea Khalid. Le genre de gars qui se prend très au sérieux.
« Je peux pas faire ça, Jill.
— Bien sûr que si ! Tu crois que je ne sais pas me servir d’un fusil ? Je tirais des lapins sur cette montagne quand tu chiais encore dans tes couches. Donne-moi ça. Et dégage d’ici.
— Hé, je sais pas si…
— File. Tout de suite. » Elle lui prit l’arme des mains et lui montra la porte du pouce. Elle n’avait pas du tout élevé la voix durant ce dialogue ; mais Anson, visiblement troublé, quitta la pièce en traînant les pieds avec un air de chien battu, à croire qu’elle lui avait donné un coup de fouet en pleine figure.
« Salut », dit la fille à Khalid.
Il n’y avait plus qu’eux deux dans la pièce.
« Salut. »
Elle gardait les yeux fixés sur lui. Presque sans ciller. Il vint soudain à l’esprit de Khalid qu’il aimerait la voir nue. Il voulait savoir si le triangle au bas de son ventre était aussi doré que sa chevelure. Il se surprit à imaginer l’effet que ça lui ferait de laisser sa main remonter sur ses cuisses longues et lisses.
« Je m’appelle Jill, dit-elle. Et toi ?
— Khalid.
— Khalid. C’est quoi, comme nom ?
— Un nom islamique. On m’a donné celui de mon oncle. Je suis né en Angleterre, mais ma mère était d’origine pakistanaise.
— Pas kistanaise ? Ça veut dire quoi ?
— Les Pakistanais viennent du Pakistan. C’est un pays près de l’Inde.
— Ah-ah ! L’Inde. J’ai entendu parler. Des éléphants, des tigres et des rubis. Une fois, j’ai lu un bouquin sur l’Inde. » Elle agitait l’arme négligemment. « Tu as des yeux intéressants, Khalid.
— Merci.
— Tous les Pakistanais sont comme toi ?
— Mon père était anglais. Il était très grand, alors moi aussi.
D’habitude, les Pakistanais ne sont pas aussi grands. Et ils ont la peau plus sombre que moi, et des yeux marron. Je le détestais.
— Parce qu’il n’avait pas les yeux de la bonne couleur ?
— Ses yeux n’avaient pas d’importance pour moi. »
Ceux de Jill plongeaient au fond des siens. Ces yeux bleus, si bleus.
« Tu étais prisonnier des Entités, d’après ce qu’a dit cette femme. Qu’est-ce que tu as fait pour te retrouver en détention ?
— Je vous le dirai une autre fois.
— Pas maintenant ?
— Pas maintenant, non. »
Elle passa la main sur le canon du fusil, le caressant amoureusement comme si elle songeait à lui ordonner sous la menace de l’arme de lui avouer quel crime il avait commis. Il se rappela comment il avait caressé le lance-grenades la nuit où il avait tué l’Entité. Mais il doutait qu’elle lui tire dessus ; et elle aurait beau le menacer, il n’avait pas l’intention de tout lui raconter maintenant. Plus tard, peut-être. Mais pas maintenant.
« Tu es très mystérieux, Khalid. Je me demande qui tu es au juste.
— Personne en particulier.
— Moi non plus », dit-elle.
Le Colonel semblait avoir environ deux cents ans. Il ne restait apparemment rien de lui hormis ces yeux impossibles, bleus comme des glaciers, tranchants comme des lasers.
Il était couché, calé contre une pile d’oreillers. Il souffrait d’un tremblement quelconque, son visage était hagard et d’une pâleur mortelle, et à voir ses épaules et sa poitrine, il ne devait pas peser plus de quarante kilos. Sa célèbre crinière de cheveux argentés s’était réduite à de simples mèches.
Tout autour de lui, sur les deux tables de nuit et au mur, s’étalaient des douzaines et des douzaines de photos de famille, certaines bidimensionnelles et d’autres en relief, accompagnées de toutes sortes de document officiels encadrés, citations militaires et autres distinctions. Cindy repéra du premier coup la photo de Mike. Elle se détacha immédiatement dans tout ce fatras : Mike tel qu’elle se le rappelait, un bel homme vigoureux d’une cinquantaine d’années, debout dans le désert du Nouveau-Mexique près du petit avion qu’il aimait tant, le Cessna.
« Cindy, articula le Colonel en lui faisant signe d’avancer d’une main crochue et tremblotante. Venez ici… Plus près. Plus près. » Ténue comme elle l’était, c’était encore, sans contestation possible, la voix du Colonel. Comment Cindy aurait-elle pu oublier cette voix ? Lorsque le Colonel disait quelque chose, même sans insister, c’était toujours un ordre. « Vous êtes vraiment Cindy, n’est-ce pas ?
— Vraiment. Absolument.
— Stupéfiant. Jamais je n’aurais imaginé vous revoir. Vous êtes allée sur la planète des Entités, c’est bien ça ?
— Non. Ce n’était qu’un château en Espagne. Elles m’ont gardée avec Elles pendant toutes ces années. Elles m’ont fait travailler, m’ont baladée d’enclave en centre de détention, d’un boulot administratif à un autre. Finalement, j’ai décidé de m’échapper.
— Et de venir ici ?
— Pas du tout. Je n’avais aucun moyen de savoir que je trouverais encore quelqu’un ici. Je suis allée à L.A. Mais je n’ai pas pu rentrer, alors j’ai tenté ma chance et je suis montée. En désespoir de cause.
— Vous savez que Mike est mort depuis longtemps, n’est-ce pas ?
— Je le sais, oui.
— Et Anse aussi. Vous vous souvenez d’Anse ? Mon fils aîné ?
— Bien sûr que je me souviens de lui.
— Ça va être mon tour. J’ai déjà vécu dix ans de trop, à tout le moins. Trente, peut-être. Mais là, les jeux sont faits, ou presque. La semaine dernière, je me suis fracturé le col du fémur. Je ne m’en remettrai pas, pas à mon âge. J’en ai assez, de toute façon.
— Je n’aurais jamais cru entendre ça de vous un jour.
— Vous voulez dire que je parle comme un tire-au-flanc ? Non. Ce n’est pas ça. Je n’abandonne pas, à vrai dire. Je pars, c’est tout. On ne peut rien faire contre, hein ? Nous ne sommes pas conçus pour vivre éternellement. Nous dépassons le temps qui nous est alloué, nous survivons à nos amis, ou pis encore, à nos enfants, et puis nous partons. C’est normal. » II réussit à esquisser un sourire. « Je suis heureux que vous soyez venue ici, Cindy.
— Ah oui ? Vraiment ?
— Vous savez, je ne vous ai jamais comprise. Et je crois que vous ne m’avez jamais compris. Il n’empêche que nous sommes de la même famille. Comment pourrais-je détester la femme de mon frère ? Vous ne pouvez attendre de tous les gens qui vous entourent qu’ils soient exactement comme vous. Prenez Mike, par exemple… »
II se mit à tousser. Ronnie, qui se tenait à son chevet en silence, s’avança prestement, s’empara d’un verre d’eau posé sur une table proche et le lui présenta. « Tu risques de te surmener, p’pa, dit-il tranquillement.
— Non. Non. Je fais un petit speech, c’est tout. » Le Colonel but à longs traits, laissa ses yeux se fermer un instant, les rouvrit et les braqua à nouveau sur Cindy. « Je disais donc : Mike. Un martyr, pensais-je, sacrifié à toutes les idées tordues qui ont traversé l’existence des Américains depuis que nous sommes allés nous battre au Viêt-nam. Il en a fait de belles ! Plaquer l’armée de l’Air, se réfugier à L.A., épouser une hippie, partir à tout bout de champ se cacher dans le désert pour méditer. Je n’étais pas d’accord. Mais ce n’était pas mes affaires, hein ? Il était ce qu’il était. Il était déjà lui-même quand il avait six ans ; il était déjà différent de moi. »
II but encore à longs traits.
« Anse. Il a fait de son mieux pour être quelqu’un comme moi. Il a échoué. Il s’est consumé complètement et est mort jeune. Ronnie. Rosalie. Des problèmes, des problèmes, encore des problèmes. Si mes propres enfants sont cinglés à ce point, me suis-je dit, à quoi doit ressembler le reste du monde ? À un immense asile de fous avec moi échoué au milieu. Et c’était avant que les Entités débarquent, en plus. Mais je me trompais. Je voulais que les gens soient aussi sévères et inflexibles que moi, parce que je croyais que tout le monde devait être comme ça. Les Carmichael, en tout cas. Des guerriers, dévoués à la cause du bon droit et du bien. » II émit un gloussement feutré et poursuivit : « Eh bien, les Entités nous ont montré deux ou trois trucs, pas vrai ? Les bons, les méchants et les indifférents… nous avons tous été vaincus le même jour, et nous n’avons pas cessé de vivre dans le malheur depuis.
— Mais toi, tu n’as jamais été battu, p’pa, objecta Ronnie.
— C’est l’impression que tu as ? Alors, peut-être. Peut-être. » Le vieil homme n’avait pas relâché son étreinte sur la main de Cindy. « Vous dites que vous avez vécu tout ce temps au milieu des Entités ? Alors, vous devez savoir des choses sur Elles. Est-ce qu’Elles ont des défauts, autant que vous sachiez ? Un talon d’Achille quelconque, qui nous permettra finalement de les battre ?
— Je ne peux pas dire que j’aie vu quoi que ce soit de la sorte, non.
— Non. Non. Ce sont des êtres supérieurs parfaits. Comme des dieux. Est-ce possible ? Oui, j’imagine. Mais je voulais continuer à résister tout de même. Maintenir en vie l’idée de résistance, au moins. Le souvenir de ce que c’était que vivre dans un monde libre. Peut-être que nous ne vivions même pas dans un monde libre, d’ailleurs. Dieu sait que j’en ai entendu là-dessus à l’époque du Viêt-nam… que c’était les ignobles multinationales qui dirigeaient tout en réalité, ou alors un petit groupe de politiciens agissant en secret – conspirations, mensonges et tutti quanti. Que rien n’était conforme à l’apparence. Que toutes nos prétendues libertés démocratiques n’étaient que des illusions conçues pour empêcher les gens d’appréhender la vérité. Que l’Amérique était un Etat totalitaire comme tous les autres. Je n’ai jamais cru à ces sornettes. N’empêche que, même si j’ai été naïf toute ma vie, j’aimerais penser que l’Amérique à l’existence de laquelle je croyais puisse exister à nouveau, même si elle n’existait pas vraiment la première fois. Vous me suivez ? Qu’elle puisse renaître, que nous puissions échapper à la servitude que les Entités nous imposent, que nous puissions pour ainsi dire nous réparer et vivre comme nous étions censés vivre. Appelez-ça la foi en la providence ultime de Dieu. Appelez-ça… » II fit un clin d’œil à sa belle-fille. « C’est pas mal envoyé, hein, Cindy ? Le discours d’adieu du patriarche. Mais je crois que je suis presque à court d’énergie. Tu vas vivre avec nous maintenant ?
— C’est ce que je veux.
— D’accord. Bienvenue chez nous. » Pour une fois, son regard féroce s’adoucit un peu. « Je t’aime, Cindy. Ça m’a pris trente ans pour arriver à dire ça ; je crois qu’il fallait au préalable que le monde soit conquis par des extraterrestres, que Mike meure et que se produisent un tas d’autres phénomènes incontrôlés. Mais je t’aime. C’est tout ce que je veux dire. Je t’aime, Cindy.
— Et je vous aime aussi, dit-elle doucement. Je vous ai toujours aimé. Je ne le savais pas, je crois, c’est tout. »