Le Colonel attendait sur sa véranda que les membres du Comité de résistance se rassemblent pour leur réunion mensuelle. Il s’imaginait qu’il était éveillé, mais ces derniers temps, il évoluait bien trop facilement entre le monde du grand soleil et le royaume des ombres ; perdu dans les volutes de ses rêveries, oscillant doucement sur son fauteuil à bascule, il avait du mal à déterminer avec précision de quel côté de la frontière il flottait.
C’était une lumineuse journée d’avril, avec un ciel sec et limpide après une saison pluvieuse parmi les plus obstinées jamais enregistrées. L’air était chaud et vibrant, les collines recouvertes d’une profusion de hautes herbes vertes qui n’allaient pas tarder à prendre leur teinte fauve estivale.
Pas très rassurant, toute cette herbe drue. Un combustible idéal pour la saison des incendies d’automne, une fois qu’elle aurait séché.
Les incendies… les incendies…
L’esprit ensommeillé du Colonel vagabonda vers le passé, remontant le fil des ans pour lui montrer Los Angeles en flammes le jour où avaient débarqué les Entités. Le spectacle à la télévision : le ciel furieusement rouge, les langues de feu bondissantes, le gigantesque et terrifiant panache de fumée s’élevant vers la stratosphère. Les maisons qui explosaient comme des pétards, bing, bang, boum, bloc après bloc. Et les vaillants petits avions qui survolaient l’holocauste, essayant de s’approcher suffisamment pour se rendre un peu utiles avec leur cargaison d’eau et de produits ignifugeants.
Son frère Mike à bord d’un de ces avions… Mike…
Là-haut, au-dessus de l’incendie, zigzaguant tant bien que mal au milieu des thermiques et des rafales de vent traîtresses…
Fais attention, Mike… écoute-moi, Mike…
« Tout va bien, grand-père. Je suis là. »
Le Colonel cilla, ouvrit les yeux et contempla le paysage. Pas d’incendies, pas de fumée, pas de petits avions chahutés par le vent. Rien que le ciel immense et sans nuages, les collines vertes alentour et un grand adolescent blond avec une longue balafre rouge sur la joue debout devant lui. Le fils d’Anse. Le fils sympa. Le Colonel remarqua qu’il s’avachissait sur son fauteuil et se redressa, furieux.
« J’ai dit quelque chose, mon garçon ?
— Tu m’as appelé. “Mike, tu as dit. Fais attention, Mike !” Mais je faisais rien, j’attendais que tu te réveilles, c’est tout. Tu rêvais, peut-être ?
— Oui, c’est bien possible. Un rêve éveillé, de toute façon. Quelle heure est-il ?
— Une heure et demie. Mon père m’a demandé de te dire que la réunion de la Résistance va commencer. »
Le Colonel émit un grognement d’approbation, confirmant qu’il était conscient.
Un moment plus tard, Anse lui-même apparut et s’approcha, traversant lentement le patio aux larges dalles. Il boitait un peu plus que d’habitude aujourd’hui, songea le Colonel. Il se demandait parfois si cette claudication n’était pas une mise en scène de sa part, un prétexte pour forcer un peu plus sur la bouteille. Mais le Colonel n’avait pas encore oublié le fragment d’os blafard qui saillait de la chair de son fils après que le cheval lui était tombé dessus, trois ans plus tôt, sur la piste abrupte qui menait au puits. Ni l’heure infernale où Ronnie et lui, chirurgiens amateurs opérant sans anesthésie, avaient sué sang et eau pour nettoyer la plaie et réduire la fracture.
« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Anse à son fils d’un ton bourru. Je t’avais pourtant dit d’amener ton grand-père à l’intérieur pour la réunion, non ?
— Eh bien, grand-père dormait, et j’avais pas tellement envie de le réveiller.
— Je ne dormais pas, protesta le Colonel, j’étais juste un peu assoupi.
— Moi, il m’a bien semblé que tu roupillais, grand-père. Tu étais en train de rêver et tu m’as appelé.
— Pas lui, expliqua le Colonel à Anse. Ton oncle. Mike. En fait, je pensais au jour de l’incendie. J’étais dans mes souvenirs. »
Anse se tourna vers son fils. « II veut dire son frère. Celui dont tu portes le nom.
— Je sais. Celui qui est mort en combattant les Entités.
— Il est mort en combattant un incendie que les Entités avaient accidentellement allumé le premier jour où Elles ont débarqué, rectifia le Colonel. Ce n’est pas tout à fait la même chose. »
Mais il savait qu’il parlait dans le vide. Les légendes commençaient à s’enraciner ; dans vingt ou trente ans, personne ne ferait plus la différence entre la réalité et la fiction. Peu importait ; dans vingt ans, ça ne lui ferait plus ni chaud ni froid.
« Allez, p’pa, dit Anse en tendant la main au Colonel, on rentre. »
Se levant de son siège avec toute la promptitude dont il était capable, le Colonel repoussa la main secourable. « Je peux me débrouiller tout seul », répliqua-t-il d’un ton irrité dont il avait parfaitement conscience, comme il avait parfaitement conscience qu’il parlait bien trop souvent sur ce ton désormais. Mais qu’y pouvait-il ? Il avait soixante-quatorze ans et se sentait en général beaucoup plus vieux que cela. Ça l’avait pris par surprise. Il s’était toujours senti plus jeune que son âge. Mais il n’y avait plus de ces drogues qui pouvaient retarder la pendule quand on commençait à vieillir, comme c’était le cas quinze ou vingt ans plus tôt, et la médecine était à présent pratiquée par des gens sans formation qui piochaient dans les ouvrages spécialisés qu’ils se trouvaient avoir sous la main et priaient pour que tout se passe bien. Soixante-quatorze ans était redevenu un âge bien avancé, qui s’approchait de la date limite.
Le vieillard aux jointures raidies et son fils boiteux entrèrent lentement dans la maison. Une aura brumeuse de vapeurs d’alcool entourait Anse comme un casque.
« Ta jambe te gêne beaucoup ? demanda le Colonel.
— Ça dépend. Il y a des jours où c’est pire que d’autres. Aujourd’hui, c’est un mauvais jour.
— Et un peu de gnôle là-dessus, ça ne fait pas de mal, hein ? Mais il ne doit pas rester grand-chose en stock, j’imagine.
— Assez pour quelques années encore. » Le Colonel savait qu’après la fin de la Pandémie, Anse et Ronnie étaient descendus un beau matin jusqu’à Santa Barbara déserte – une ville fantôme où n’habitaient plus que quelques squatters spectraux – et avaient fait main basse sur le contenu d’un magasin de vins et spiritueux abandonné. « Après quoi, si je vis aussi longtemps que ça, je me fabriquerai un alambic, je pense. Le secret n’en est pas encore perdu.
— Tu sais, fiston, j’aimerais bien que tu y ailles un peu plus doucement avec l’alcool. »
Anse hésita une demi-seconde avant de répondre et le Colonel comprit qu’il refoulait sa colère. La colère lui montait bien trop vite à la tête ces temps-ci, mais il semblait mieux la contrôler que par le passé.
« J’aimerais bien que des tas de choses soient autrement que ce que qu’elles sont, mais il ne faut pas y compter, dit sèchement Anse. Alors, on fait ce qu’on peut pour tenir le coup… Attention à la porte, p’pa… par ici… nous y voilà. »
Les membres du Comité de résistance – ils avaient changé de nom quelques années plus tôt ; « Armée de libération » commençait à faire trop pompeux – s’étaient rassemblés dans la salle à manger. Ils se levèrent dès que le Colonel entra. En hommage au vaillant président, si pathétique, si suranné soit-il. Avec Ronnie, Anse faisait pratiquement tout le travail à présent. Mais Anson senior, le Colonel, était encore président, au moins en titre. Il choisit d’accepter cette apparence de respect avec un sourire froid et un petit hochement de tête raide à l’attention de chaque participant.
« Messieurs, dit-il. Asseyez-vous, je vous en prie… »
Lui-même resta debout. Il en était encore capable. Les épaules plus carrées, le dos plus droit que jamais. Planté devant eux, il n’était plus le patriarche ensommeillé qui piquait du nez devant sa porte, mais plutôt le stratège militaire à l’esprit incisif des décennies passées, le gestionnaire énergique, l’habile meneur d’hommes, l’ennemi de l’aveuglement, de la faillite de la discipline intérieure et de toutes les autres espèces d’insidieuse négligence morale.
« Tout le monde est là ? reprit-il en se tournant vers Anse.
— Tout le monde sauf Jackman, qui nous informe qu’il n’a pas pu soustraire une permission aux autorités de L.A. à cause d’un changement d’affectation imprévu des travailleurs réquisitiennes, et Quarles, dont la sœur se serait mise à fréquenter un quisling et qui ne trouve donc pas très judicieux de se déplacer pour la réunion d’aujourd’hui.
— Cette sœur est-elle au courant des activités de Quarles dans la Résistance ?
— Ce n’est pas évident. Peut-être qu’il veut s’en assurer avant de décider s’il peut se remettre à participer aux réunions sans danger.
— En tout cas, nous avons le quorum », dit le Colonel en prenant le siège vacant à côté d’Anse.
Il y avait dix autres présents, tous des hommes, dont ses fils Anse et Ronnie, son gendre Doug Gannett et son neveu Paul : vu que le ranch Carmichael, isolé à flanc de montagne, dominait la situation en toute sécurité, épargné par les horreurs de la Pandé-mie et très peu affecté par les transformations qui s’étaient exercées sur la population réduite de la planète dans la décennie suivante, le Comité de résistance local était pratiquement devenu une entreprise Carmichael.
Il y avait bien sûr d’autres Comités de résistance ailleurs, en Californie et au delà, et des Armées de libération, des Fronts et Organisations divers. Toutefois, même à l’intérieur de ce qui avait été les États-Unis, les communications étaient si chaotiques et imprévisibles qu’il était difficile de rester en contact avec ces petits groupes insaisissables d’une manière tant soit peu cohérente, et facile, en revanche, de caresser l’illusion que vous et les quelques hommes qui vous entouraient étiez pratiquement les seuls sur la Terre à soutenir la fiction que les Entités seraient un jour chassées de la planète.
La séance commença. Les réunions du groupe respectaient une procédure rigide, un rituel aussi solennel qu’une grand-messe.
D’abord, l’invocation de la Déité. Ce préliminaire avait fini on^ ne sait trop comment par s’introduire dans l’ordre du jour trois ou quatre ans plus tôt, et personne ne semblait disposé à en contester l’opportunité. C’était Jack Hastings qui psalmodiait régulièrement la prière : un ancien associé de Ronnie à San Diego, qui avait connu une sorte de conversion religieuse peu après la Conquête et était selon toute apparence passionnément sincère dans ses croyances.
Hastings se leva donc. Joignit les mains du bout des doigts, inclina gravement la tête.
« Notre Père, qui du haut du ciel voyez notre malheureux monde, nous Te supplions de prêter Ta force à notre cause et de nous aider à chasser de ce monde qui est le Tien les créatures qui nous en ont dépossédés. »
Les paroles étaient toujours les mêmes, acceptables par tous, sans couleur sectaire particulière, bien que Ronnie ait en privé fait comprendre au Colonel que l’église personnelle de Hastings était une sorte de bizarre secte chrétienne néo-apocalyptique, où l’on s’exprimait dans des langues inconnues, où l’on manipulait des serpents, ce genre de trucs.
« Amen », fît bruyamment Ronnie. Et Sam Bacon une demi-seconde plus tard, et tous les autres, y compris le Colonel. Celui-ci n’avait jamais été très partisan de quelque sorte d’activité religieuse que ce soit, même pas au Viêt-nam où chaque jour apportait son lot de cadavres emballés sous plastique ; mais il n’était pas athée non plus, il s’en fallait de beaucoup, et à part ça, il comprenait la valeur d’une observation formelle des rites pour ce qui était de maintenir la structure de la vie dans une époque troublée.
Après la prière vint le Rapport sur les actions en cours, habituellement présenté par Dan Cantelli ou Andy Jackman, et plus correctement appelé Rapport d’inaction. C’était le point sur les (éventuels) succès obtenus depuis la dernière réunion, surtout en ce qui concernait la pénétration des codes de sécurité des Entités et l’exploitation d’informations susceptibles d’être utiles à une hypothétique tentative d’attaque contre les conquérants.
En l’absence de Jackman, ce fut Cantelli qui se chargea du Rapport ce jour-là. C’était un petit bonhomme replet d’une cinquantaine d’années, apparemment indestructible, qui, avant la Conquête, exploitait des oliveraies en haut de la vallée de Santa Ynez et s’y employait toujours. Toute sa famille – ses parents, sa femme et leurs cinq ou six enfants – avait péri dans la Pandémie ; mais il s’était remarié avec une Mexicano-Américaine de Lompoc qui lui avait donné quatre nouveaux enfants.
Le Rapport de ce mois-ci fut, comme d’habitude, essentiellement un Rapport d’inaction.
« II y avait, comme vous le savez, un projet en cours à Seattle le mois dernier, visant à trouver un moyen quelconque de pirater les messages internes à haute sécurité des Entités et de les détourner vers des centres informatiques de la Résistance. Je suis au regret de vous dire que ce projet a été un échec complet, grâce aux activités de deux borgmanns sournois qui ont écrit un logiciel anti-intrusion pour le compte des Entités. Je crois comprendre que les pirates de Seattle ont été détectés et, j’en ai peur, supprimés.
— Des borgmanns ! maugréa Ronnie. Ce qu’il nous faut, c’est un programme pour les détecter et les supprimer, eux ! »
Hochements de tête approbateurs à la ronde.
Le Colonel, déconcerté par le mot insolite, se pencha vers Anse et chuchota : « Des borgmanns ? C’est quoi, ça, nom de Dieu ?
— Des quislings, dit Anse. Des collabos de la pire espèce, en plus, parce qu’ils ne se contentent pas de travailler pour les Entités, ils les aident activement et sont leurs complices.
— Ils font de l’informatique pour Elles, c’est ça ? »
Anse hocha la tête. « Ce sont des experts en informatique qui indiquent aux Entités les meilleurs moyens de nous espionner et leur apprennent comment empêcher nos bidouilleurs de pirater leurs ordinateurs. Ronnie me dit que le nom vient d’un type en Europe qui a été le premier à entrer dans le réseau télématique des Entités et à leur proposer ses services. C’est lui qui leur a montré comment relier nos ordinateurs personnels à leurs gros systèmes afin qu’ils puissent nous faire obéir plus efficacement. »
Le Colonel secoua tristement la tête.
Des borgmanns. Des traîtres. De tout temps, il y en avait eu. C’était une sorte de faiblesse dans la nature humaine, impossible à extirper. Il rangea le mot dans sa mémoire.
Une nouvelle terminologie était en voie d’apparition. Tout comme le Viêt-nam avait produit des néologismes – fragging, hootch, gook ou Victor Charlie – dont personne ne se souvenait hormis les vieux birbes comme lui, la Conquête semblait produire son propre vocabulaire. Entité. Borgmann. Quisling. Même si ce dernier terme, songea-t-il, était en fait une création de la Seconde Guerre mondiale, récemment dépoussiérée et remise en service.
Cantelli acheva son rapport. Ronnie se leva et présenta le sien, qui avait trait au projet chéri du Colonel, la mise sur pied d’établissements d’enseignement clandestins dont le but était d’inculquer à la jeune génération la passion pour la renaissance finale de la civilisation humaine. Ce que le Colonel appelait la « résistance interne » – une sorte de mesure conservatoire visant au maintien des vieilles traditions patriotiques, une croyance en l’ultime providence de Dieu, la ferme résolution de transmettre aux futurs Américains un peu des valeurs ancestrales, afin que le jour où l’on finirait par se débarrasser des Entités, on ait encore quelques souvenirs de ce que l’on était avant Leur arrivée.
Le Colonel n’était que trop conscient de l’ironie qu’il y avait à confier à Ronnie la responsabilité de tout projet centré autour de concepts comme l’ultime providence de Dieu et le maintien des vieilles traditions patriotiques américaines. Mais le vieillard n’ayant plus la force de s’en charger lui-même et Anse ne paraissant pas capable de s’y atteler lui non plus, Ronnie s’était porté volontaire pour cette mission dans un déploiement d’enthousiasme à la limite du suspect. Il décrivait à présent avec zèle et éloquence ce qui était fait pour envoyer du matériel pédagogique à des groupes récemment organisés à Sacramento, San Francisco, San Luis Obispo et San Diego. Il donnait l’impression, songea le Colonel, de croire vraiment à l’utilité de pareil projet.
Et comment contester cette utilité ? Même dans ce nouveau monde insolite de borgmanns et de quislings, où les gens se bousculaient dans leur impatience de collaborer avec les Entités, il fallait continuer d’ouvrer en direction de ce qu’on savait être le Bien. Tout comme, à l’époque des gooks, des B-girls, des Congs et de tout le reste de la terminologie oubliée de cette guerre maudite, il y avait eu de solides raisons d’agir pour empêcher l’impérialisme communiste de se répandre dans le monde, si bancale qu’ait pu être l’implication des États-Unis au Viêt-nam.
La réunion allait bon train. Le Colonel s’aperçut que Ronnie s’était rassis et que c’était maintenant Paul qui parlait, annonçant une nouveauté quelconque. Le Colonel, l’esprit flottant encore là-bas, dans les rizières, jeta un coup d’œil vers son neveu et fronça les sourcils. Il remarquait, comme s’il en prenait conscience pour la première fois, que Paul n’avait plus l’air d’un jeune homme. À croire que le Colonel ne l’avait pas vu depuis des années, alors qu’il y avait une décennie que Paul vivait au ranch. Longtemps il avait affiché une ressemblance étonnante avec feu son père Lee, mais c’était fini : son épaisse crinière de cheveux bruns avait viré au gris et son front s’était considérablement dégarni, l’ovale de son visage lisse s’était étiré, creusé de profondes rides parallèles -ce qui n’était jamais arrivé à Lee –, et ses yeux, jadis étincelants de la soif du savoir, avaient perdu leur éclat.
Comme le gamin avait l’air vieux, fripé, usé ! Le gamin ! Paul avait au moins quarante ans à présent. Lee était mort à trente-neuf ans, destiné à rester éternellement jeune dans les souvenirs du Colonel.
Paul évoquait le contenu du dernier bulletin de la Résistance : un recensement des Entités à l’échelle mondiale, effectué par un de ses anciens collègues de l’Université, à l’époque où il était un jeune et brillant professeur d’informatique. Ce collègue, qui faisait partie de la cellule des Résistants de San Diego et dont la spécialité était les statistiques – le Colonel avait négligé de retenir son nom, mais ce n’était qu’un détail –, avait, au cours des dix-huit derniers mois, rassemblé, trié, collationné et analysé une masse de rapports d’espionnage fragmentaires issus des horizons les plus reculés du globe et était parvenu à la conclusion que le nombre total des Entités qui se trouvaient actuellement sur Terre était de…
« Excuse-moi, Paul, dit le Colonel, perdu dans l’avalanche de corrélatifs et de corollaires égrenés par son neveu. C’était quoi, ce chiffre, déjà ?
— Neuf cents, à peu de choses près. Tu comprends que je ne parle que des grands spécimens, les calmars violacés avec des taches, qui, de l’avis général, sont l’espèce dominante. Nous n’avons pas encore essayé de dénombrer les deux autres espèces, les Globules et les Mastodontes. Ces individus-là semblent un peu plus nombreux, mais…
— Attends…, l’interrompit le Colonel. Tout cela me semble absurde. Comment peut-on procéder à un dénombrement fiable des Entités quand Elles restent cachées dans leurs enclaves la plupart du temps et qu’il n’y a apparemment pas moyen de les distinguer les unes des autres, pour commencer ? »
Murmures dans l’assistance.
« Je viens de faire remarquer, énonça Paul d’une voix étrangement douce, que ces chiffres sont de simples approximations résultant pour l’essentiel d’une analyse stochastique, mais ils sont fondés sur des observations très minutieuses des mouvements connus des Entités dominantes et des flux de circulation dans leurs diverses enclaves et autour d’elles. Le chiffre obtenu n’est ni précis ni définitif – je crois que tu as raté le moment où j’ai expliqué qu’il y en avait peut-être cinquante ou cent de plus –, mais nous sommes sûrs qu’il est assez près de la réalité. Il ne peut certainement pas y en avoir beaucoup plus qu’un millier, tout compte fait.
— Il n’en a fallu qu’un millier pour conquérir la Terre tout entière ?
— On dirait bien, oui. Je suis d’accord qu’il semblait y en avoir plus, quand cela s’est produit. Mais c’était manifestement une illusion. Une exagération délibérée.
— Je n’ai aucune confiance en ces chiffres, insista le Colonel. Comment peut-on savoir ce qu’il en est au juste, hein ? »
D’une voix aussi douce et aussi patiente que celle de Paul, Sam Bacon déclara : « L’intérêt de cette étude, Anson, c’est que, même si le total devait être multiplié par deux, voire par trois, il ne peut pas y avoir plus de quelques milliers d’Entités du type dominant sur cette planète. Ce qui soulève la question d’une guerre d’usure menée contre Elles, d’un programme d’assassinats répétés qui, avec le temps, finira par éliminer totalement…
— Des assassinats ! » s’écria le Colonel, horrifié. Il bondit de son siège comme une fusée.
« Une guérilla, oui, insista Bacon. Comme je l’ai dit, une guerre d’usure. Des tireurs d’élite les descendent les unes après les autres, jusqu’à ce que…
— Un instant, fit le Colonel. Attendez. » Voilà qu’il tremblait. Chancelait. Il se mit à osciller et planta ses doigts, telles des serres, dans l’épaule d’Anse. « Je n’aime pas la direction que prend cette discussion. Y en a-t-il parmi vous qui croient sérieusement que nous soyons le moins du monde parés pour entamer un programme de… de… »
II commença à défaillir. Ils le regardaient tous et semblaient gênés. Il avait plus ou moins l’impression que ce n’était pas la première fois que ces questions étaient abordées.
Peu importait. Il fallait qu’il vide son sac. Il entendit quelques protestations étouffées, mais continua sur sa lancée.
« Mettons momentanément entre parenthèses, dit le Colonel en tirant de quelque réserve presque oubliée la force d’aller jusqu’au bout de sa pensée, le fait que personne, autant que je sache, n’ait jamais réussi à tuer une seule Entité, et que nous sommes là à parler de toutes les liquider, pan, pan, pan, pan ! Peut-être devrions-nous demander l’opinion des généraux Brackenbridge et Comstock avant d’approfondir la question.
— Brackenbridge et Comstock sont morts tous les deux, p’pa », dit Anse du ton aimable et condescendant qui devenait la norme quand on s’adressait à lui aujourd’hui.
« Comme si je ne le savais pas ! Ils sont morts au cours de la Pandémie, l’un et l’autre, et la Pandémie, je te le rappelle, est un fléau que les Entités nous ont envoyé à titre de représailles pour l’attaque laser de Denver, laquelle, pour autant que nous le sachions, n’a d’ailleurs eu aucun résultat. Et voilà que vous voulez envoyer quelques tireurs embusqués descendre les Entités une par une en pleine rue, sans prendre le temps de réfléchir à ce qu’Elles risquent de nous faire si nous tuons une seule d’entre Elles ? J’ai combattu cette idée à l’époque, et je la combats aujourd’hui encore. Il est beaucoup trop tôt pour tenter un coup pareil. Si Elles ont exterminé la moitié de la population mondiale la dernière fois, que ne vont-Elles pas faire maintenant ?
— Elles ne vont pas nous tuer jusqu’au dernier, Anson. » Quelqu’un de l’autre côté de la salle : Hastings, Haï Faulkenburg – un de ces deux-là. « La dernière fois, lorsqu’Elles ont envoyé la Pandémie, c’était pour nous avertir de ne pas recommencer à les asticoter. Et nous avons obéi. Mais Elles ne vont pas se remettre à nous tuer à cette échelle, même si nous essayons encore de leur taper dessus. Elles ont trop besoin de nous. Nous sommes leur source de main d’ouvre. Elles vont être méchantes avec nous, c’est sûr. Mais pas à ce point.
— Qu’est-ce qui vous fait croire ça ? demanda le Colonel.
— Rien. Mais un second passage de la Pandémie nous anéantirait entièrement. Je ne crois pas que ce soit ça qu’Elles veulent. C’est un risque calculé, je l’admets. En revanche, nous pouvons, nous, les tuer toutes. Il n’y en a que neuf cents ou mille, d’après ce que dit Paul. Nous finirons par les avoir toutes, une par une, et quand Elles auront disparu, la Terre sera libre à nouveau. Il est grand temps que nous nous y mettions. Si ce n’est pas maintenant, quand, alors ?
— Il y a quelque part une planète pleine d’Entités, fit remarquer le Colonel. Si nous en éliminons quelques-unes, il en viendra d’autres.
— D’un endroit situé à quarante années-lumière d’ici, sinon plus ? Ça va leur prendre du temps. » C’était assurément Faulkenburg qui parlait maintenant, un propriétaire de ranch de Santa Maria aux mâchoires massives, au regard glacial, au verbe véhément. « Entre-temps, nous nous préparerons à les accueillir pour leur prochaine visite. Et quand Elles débarqueront…
— C’est de la folie, dit le Colonel d’une voix caverneuse en se laissant retomber sur son siège. De la folie pure. Vous ne comprenez absolument rien à notre situation réelle. »
II tremblait de colère. Une pulsation lui martelait la tempe gauche. Le silence s’était fait dans la pièce, un silence d’une intensité insolite, quasi électrique.
Qui fut interrompu par une voix de l’autre côté de la pièce. « Je vous le demande, Anson… » Le Colonel chercha à apercevoir l’interlocuteur. C’était Cantelli. « Mon général, je vous le demande : qu’est-ce que c’est, à votre avis, un mouvement de résistance qui n’ose jamais résister ?
— Bien dit ! Bravo ! » Encore Faulkenburg.
Le Colonel s’apprêta à répliquer mais s’aperçut alors qu’il n’était pas sûr de sa réponse, tout en sachant qu’il devait forcément y en avoir une bonne. Il se tut.
« II a toujours été pacifiste dans l’âme, en vérité », murmura quelqu’un. La voix était lointaine, indistincte. Le Colonel n’aurait su dire à qui elle appartenait. « II a horreur des Entités, mais il a encore plus horreur de se battre. Et il ne voit même pas les contradictions dans ses propres propos. Un drôle de soldat ! »
Non, rugit intérieurement le Colonel. C’est faux. C’est faux.
« II a fait ses classes comme tout bon soldat qui se respecte, déclara quelqu’un d’autre. Mais il était au Viêt-nam. Perdre une guerre, ça vous change un homme.
— À mon avis, c’est pas ça, intervint une troisième voix. Il est trop vieux, c’est tout. Il n’a plus la force de se battre. »
Etaient-ils vraiment en train de dire tout cela à haute et intelligible voix en sa présence ? Où était-ce simplement dans son imagination ?
« Hé ! Attendez, nom de Dieu ! » cria le Colonel en tentant une fois de plus de se remettre sur ses pieds sans y parvenir tout à fait.
Il sentit une main sur son poignet. Puis une autre. Anse et Ronnie, qui l’encadraient.
« P’pa…, dit Anse, toujours du même ton prévenant, condescendant et exaspérant. Un peu d’air frais, peut-être ? Rien de tel pour remettre un homme d’aplomb, pas vrai ? »
Retour dans le monde extérieur. Le chaud soleil printanier, le vert luxuriant des collines. Un peu d’air frais, c’est ça. Toujours une bonne idée. Rien de tel pour vous remettre d’aplomb.
La tête lui tournait. Il se sentait tout flageolant.
« Prends ton temps, p’pa. Ça ira mieux dans une minute. »
C’était Ronnie. Un brave petit, ce Ronnie. Tout aussi solide qu’Anse à présent, peut-être plus, même. Il avait pris un mauvais départ dans la vie, mais s’était merveilleusement rattrapé ces dernières années. Bien sûr, c’était Peggy qui l’avait changé. Elle l’avait stabilisé, remis dans le droit chemin.
« T’inquiète pas pour moi. Je vais m’en tirer, dit le Colonel. Je te donne ma procuration. Continue d’enfoncer le clou avec les représailles.
— Très bien. Très bien. Mais tu ne bouges pas, p’pa, hein ? »
II commençait à y voir un peu plus clair.
Ce qui se passait à l’intérieur était décourageant. Il reconnaissait au bruit la détermination aveugle envers et contre toute logique. Une très vieille histoire : ils voyaient la lumière au bout du tunnel ou croyaient la voir. Et le Colonel savait qu’ils referaient l’erreur de Denver, en dépit de toutes les objections qu’il pourrait soulever. Et obtiendraient le même résultat catastrophique.
Et pourtant, pourtant… Cantelli n’avait pas tort : comment pouvaient-ils prétendre être dans la Résistance s’ils ne résistaient jamais ? À quoi bon ces réunions toutes plus inutiles les unes que les autres ? Qu’attendaient-ils ? Quand allaient-ils frapper ? N’était-ce pas leur objectif que de purger le monde de ces mystérieux envahisseurs qui, tels des voleurs agissant de nuit, avaient enlevé tout sens et tout but à l’existence humaine sans proposer la moindre syllabe d’explication ?
Oui. C’était ça, l’objectif à atteindre. Il nous faut les tuer tous et reprendre possession de notre planète.
Dans ce cas, pourquoi perdre encore du temps avant d’entamer la lutte ? Notre force augmentait-elle à mesure que passaient les années ? Les Entités s’affaiblissaient-elles ?
Un colibri le frôla, vif comme l’éclair, brillante flèche de vert et de rouge, pas plus gros qu’un papillon. Deux faucons décrivaient des cercles très haut au-dessus de lui, points sombres et véloces au zénith tranchant sur l’aveuglante clarté du ciel. Deux petits enfants, un garçon et une fille, étaient sortis de quelque part et le dévisageaient en silence. Six et sept ans. Le Colonel eut un instant du mal à les reconnaître, les prenant pour Paul et Helena, jusqu’à ce qu’il se rappelle que Paul et Helena étaient depuis longtemps entrés dans l’âge adulte. Ce petit garçon était son plus jeune petit-fils, l’enfant de Ronnie. Le dernier modèle des Anson Carmichael, le cinquième du nom.
Et la fille ? C’était Jill, non ? La fille d’Anse ? Impossible. Trop jeune. Ce devait être la fille de Paul, présuma le Colonel.
Comment s’appelait-elle ? Cassandra ? Samantha ? Quelque chose d’exotique dans ce goût-là.
« En fait, dit le Colonel comme s’il reprenait une conversation interrompue un instant auparavant, vous ne devez jamais oublier que les Américains ont été jadis un peuple libre, et quand vous serez grands et que vous aurez vous aussi des enfants, il faudra que vous leur appreniez cela.
— Rien que les Américains ? demanda le jeune Anson.
— Non, d’autres aussi. Mais pas tous. Certains peuples n’ont jamais su ce qu’était la liberté. Mais nous, si. Je crois que nous devons nous limiter aux Américains pour le moment. Les autres seront obligés de se libérer par leurs propres moyens. »
Ils le regardaient bizarrement, avec de grands yeux, perplexes. Comprenaient-ils au moins ce qu’il était en train de leur expliquer ? Il n’était pas très sûr lui-même que cela ait une quelconque signification.
« Je ne sais vraiment pas comment tout cela va évoluer, poursuivit-il. Mais nous ne devons jamais oublier qu’il faut absolument que ça évolue, un jour ou l’autre, d’une façon ou d’une autre. Il doit y avoir un moyen, mais nous ne l’avons pas encore découvert. Et entre-temps, en attendant le moment propice, nous ne devons pas laisser tomber dans l’oubli le concept de liberté, les enfants. Il faut que nous nous rappelions qui nous étions et ce que nous étions jadis. Vous m’entendez ? »
Une totale incompréhension se lisait sur leurs visages. Cela ne faisait aucun doute. Trop jeunes, peut-être ? Non. Non. Ils devaient être assez grands pour saisir le sens de ces idées. Lui l’était, en tout cas, lorsqu’il avait leur âge et que son père lui expliquait les raisons pour lesquelles les États-Unis avaient fait la guerre en Corée. Mais ces deux-là n’avaient jamais connu le monde autrement que sous sa forme actuelle. Ils n’avaient rien à quoi le comparer, aucune aune à laquelle mesurer le concept de liberté. Ainsi, au fil du temps, ceux qui se rappelaient le monde d’avant cédant progressivement la place à ces enfants, cette idée se perdrait-elle pour toujours.
Était-ce inévitable ? Vraiment ?
Si personne ne levait jamais le petit doigt contre les Entités, oui. Il fallait faire quelque chose. Quelque chose, mais quoi ?
Sur l’heure, on ne pouvait rien faire. Il l’avait tant de fois répété : Le monde est un jouet aux mains des Entités. Elles sont omnipotentes et nous sommes faibles. Et cette situation allait vraisemblablement s’éterniser jusqu’à ce que, d’une manière ou d’une autre – il n’aurait su dire exactement comment –, on puisse y changer quelque chose. Alors, quand on aurait attendu assez longtemps que sonne l’heure de la revanche, quand on serait prêt à frapper, on frapperait et on l’emporterait. Non ?
Pour qui savait où la chercher, l’inscription fantomatique au-dessus de la porte d’entrée de l’ancien restaurant était encore visible. Seuls subsistaient les contours pâles et verdâtres des mots jadis peints en resplendissantes lettres dorées : KHAN’S MOGUL PALACE. La vieille enseigne qui se balançait jadis au-dessus de la porte gisait quelque part derrière l’établissement dans un fouillis d’éviers fendus, de marmites hors d’usage et de vaisselle cassée.
Mais le restaurant proprement dit avait disparu depuis longtemps, victime de la Pandémie, tout comme l’infortuné, le triste Halim Khan lui-même, petit bonhomme au teint basané, éternellement épuisé, qui, en dix ans, avait tant bien que mal économisé cinq mille livres sur son salaire de plongeur à l’hôtel du Lion et de la Licorne et investi cette somme, à l’époque où l’Angleterre avait encore une reine du nom d’Elizabeth, dans le petit restaurant sans prétention qui allait le sauver, lui et sa famille, de la pauvreté absolue. Quatre jours après que la Pandémie avait atteint Salis-bury, Halim était mort. Si la Pandémie ne l’avait pas tué, la tuberculose qu’il hébergeait déjà s’en serait assez vite chargé. Ou sinon le choc, le déshonneur et le chagrin qui l’avaient accablé lorsque, deux semaines plus tôt, à Noël, sa fille Yasmina était morte en couches à l’étage du restaurant, ignoblement, mettant au monde le bâtard du jeune Anglais aux longues jambes, Richie Burke, le futur traître, le futur quisling.
L’autre fille de Halim, la petite Leïla, était morte elle aussi de la Pandémie, trois mois après son père et deux jours avant ce qui aurait été son sixième anniversaire. Quant au frère aîné de Yasmina, Khalid, il était déjà décédé depuis deux ans, battu à mort un samedi soir, pendant la période dite des Troubles, par une bande de voyous aux cheveux longs descendus à cette heure tardive dans les rues de la ville pour exprimer leur ressentiment d’Anglais bon teint contre l’asservissement de la Terre en tabassant joyeusement quelques Pakistanais.
De toute la famille, il ne restait donc qu’Aïcha, l’énergique et infatigable deuxième épouse de Halim. Elle fut atteinte elle aussi par la Pandémie, mais elle faisait partie des veinards, des gens qui réussirent à refouler leur chagrin et à survivre – tant bien que mal – dans le monde nouveau, transformé et amoindri. Mais elle ne pouvait guère tenir le restaurant toute seule, et de toute façon, vu que les trois quarts de la population avaient péri dans la Pandémie, on n’avait plus tellement besoin d’un restaurant pakistanais à Salisbury.
Aïcha se trouva d’autres occupations. Elle continua d’habiter dans deux des pièces de l’immeuble en voie de délabrement qui avait abrité le restaurant et vivota, en cette époque où les monnaies nationales n’avaient plus beaucoup de sens et où d’étranges et nouvelles sortes d’argent circulaient dans le pays, grâce à toute une gamme d’emplois improvisés. Elle faisait le ménage et la lessive pour les gens qui avaient encore besoin de ces services. Elle préparait les repas de personnes âgées trop faibles pour s’en occuper elles-mêmes. De temps à autre, quand son numéro sortait à la loterie de l’emploi, elle travaillait dans une usine que les Entités avaient installée juste à la sortie de la ville, à tresser en faisceaux des petits brins de fil multicolores servant à fabriquer des mécanismes d’une incompréhensible complexité dont ni la nature ni la destination ne lui étaient jamais révélées.
Et lorsqu’elle ne trouvait à s’employer en aucune des manières ci-dessus, Aïcha se mettait à la disposition des routiers qui traversaient Salisbury, ouvrant ses cuisses puissantes et musclées en échange de tickets de rationnement, de bons d’entreprise, d’unités de troc ou de toute autre nouvelle version monétaire avec laquelle ils voulaient bien la payer. Ce n’était pas une situation pour laquelle elle aurait opté si elle avait eu le choix. Mais elle n’avait pas choisi non plus l’invasion des Entités, ni les décès prématurés de son mari, de Leïla et de Khalid, ni la mort lamentable et solitaire de Yasmina dans la pièce du haut – là encore, on ne lui avait pas demandé son avis. Aïcha avait besoin de manger pour survivre ; aussi, quand elle y était obligée, se vendait-elle aux routiers, point final.
Quant au sens de cette survie, quant à savoir pourquoi elle prenait la peine de survivre dans un monde qui avait perdu tout sens et pratiquement tout espoir, c’était en partie parce que survivre pour survivre était dans ses gènes, et surtout, parce qu’elle n’était pas seule au monde. Des débris de sa famille lui était resté un enfant à élever – son petit-fils, le bébé de sa belle-fille disparue, Khalid Halim Burke, l’enfant de la honte. Il avait lui aussi survécu à la Pandémie. Une des petites ironies mesquines de l’épidémie que les Entités courroucées avaient déchaînée sur la planète pour se venger de l’attaque laser de Denver était qu’en général les enfants de moins de six mois ne la contractaient pas. Ce qui créait une énorme population de nourrissons indemnes mais orphelins. Il était en pleine santé, ce Khalid Halim Burke. Malgré toutes les privations de ces années difficiles, malgré les pénuries de nourriture, de combustible, et les petites flambées de maladies qu’on croyait presque disparues, il ne cessa de grandir, toujours plus droit, toujours plus fort. Il avait la vigueur nerveuse de sa mère, les longues jambes et la grâce de danseur de son père. Et il était adorable à voir. Sa peau était d’un brun doré fauve, ses yeux d’un bleu-vert étincelant, et ses cheveux luisants, denses et bouclés, d’une merveilleuse couleur bronze, d’une magnifique teinte eurasienne. Malgré toute la tristesse et le chagrin qui accablaient Aïcha, il était l’unique et glorieux flambeau qui éclairait l’obscurité pour elle.
Il n’y avait plus de vraies écoles. Aïcha se chargea de l’instruction du petit Khalid du mieux qu’elle le put. Si elle-même n’avait pas fréquenté l’école très longtemps, elle savait néanmoins lire et écrire ; elle lui montrait comment s’y prendre, mendiait ou empruntait des livres pour lui partout où elle le pouvait. Elle trouva une femme qui comprenait l’arithmétique et frotta les planchers pour elle en échange des leçons données à Khalid. Il y avait un vieil homme dans le quartier sud de la ville qui savait le Coran par coeur et Aïcha, quoique pas très croyante elle-même, lui envoyait Khalid une fois par semaine pour qu’il soit élevé dans l’Islam. Après tout, le gamin était à moitié musulman. Aïcha ne se sentait aucunement responsable de la partie chrétienne de son être, mais elle ne voulait pas le laisser aller dans le monde sans qu’il sache qu’il y avait – quelque part, quelque part ! – un dieu qui s’appelait Allah, un dieu de justice, de compassion et de pitié à qui on devait obéissance, et que lui, Khalid, comme tout le monde, serait convoqué devant ce dieu au Jugement Dernier.
« Et les Entités ? lui demanda Khalid, alors âgé de six ans. Elles vont être jugées par Allah elles aussi ?
— Les Entités ne sont pas des gens. Ce sont des djinns.
— C’est Allah qui les a créées ?
— Allah a créé toutes choses au Ciel et sur Terre. Il nous a créés avec l’argile du potier et a fait les djinns avec le feu sans fumée.
— Mais les Entités nous ont apporté le mal. Pourquoi Allah crée le mal, si c’est un Dieu miséricordieux ?
— Les Entités, dit Aïcha, mal à l’aise, consciente que de plus doctes qu’elle s’étaient colletés en vain avec ce problème, font le mal. Mais Elles ne sont pas malfaisantes en Elles-mêmes. Elles sont simplement les instruments d’Allah.
— Qui les a envoyées chez nous pour faire le mal ? Est-ce qu’un vrai dieu envoie le mal chez Son propre peuple, Aïcha ? »
Elle commençait à perdre pied dans cette conversation, mais elle resta patiente. « Nul ne comprend les voies d’Allah, Khalid. Il est le Dieu Unique et nous ne sommes rien devant lui. S’il avait des raisons de nous envoyer les Entités, c’étaient de bonnes raisons et nous n’avons pas le droit de les mettre en question. » Comme les raisons d’envoyer la maladie, songea-t-elle, la faim, la mort et les Anglais qui ont tué ton oncle Khalid dans la rue, et même l’Anglais qui t’a mis dans le ventre de ta mère et s’est enfui après. C’est Allah qui a envoyé tous ceux-là aussi dans le monde. Mais elle se rappela que si Richie Burke n’était pas entré comme un voleur dans cette maison pour coucher avec Yasmina, ce superbe enfant ne serait pas devant elle en ce moment. Du mal pouvait parfois sortir le bien. De quel droit demanderions-nous à Allah de se justifier ? Peut-être qu’en fin de compte, même les Entités avaient été envoyées ici-bas pour notre bien.
Peut-être.
Quant au père de Khalid, plus de nouvelles de lui. Il avait, paraît-il, rejoint clandestinement l’armée qui combattait les Entités ; mais Aïcha n’avait jamais entendu dire qu’il y eût pareille armée où que ce soit dans le monde.
Or, peu après le septième anniversaire de Khalid, un jeudi, alors qu’il rentrait en milieu d’après-midi de sa leçon de Coran chez le vieil Iskander Mustafa Ali, il trouva un Européen inconnu assis avec sa grand-mère, un homme pourvu d’une généreuse tignasse de cheveux blonds et bouclés et d’un visage maigre, anguleux, presque décharné, avec deux yeux froids et durs, bleu-vert, qui donnaient l’impression de vous fixer au travers d’un masque. Sa peau était si claire que Khalid se demanda s’il coulait du sang dans son corps ; on aurait dit de la craie. Cet étrange Européen était assis dans le propre fauteuil de sa grand-mère, qui avait l’air bizarre, tendue ; Khalid ne l’avait encore jamais vue comme ça : des gouttes de sueur luisantes perlaient sur son front et ses lèvres étaient serrées. L’Européen se renversa dans son fauteuil, et dit en croisant les jambes, les plus longues que Khalid ait jamais vues : « Tu sais qui je suis, mon petit ?
— Comment il le saurait ? » fit sa grand-mère.
L’Européen se tourna vers Aïcha : « Laisse-moi faire, si t’y vois pas d’inconvénient. » Puis, revenant vers Khalid : « Amène-toi, mon bonhomme. Mets-toi devant moi. Alors voilà la petite merveille ? Tu t’appelles comment, mon petit ?
— Khalid.
— Khalid. Qui t’a donné ce nom-là ?
— Ma mère. Elle est morte. C’était le nom de mon oncle. Il est mort lui aussi.
— Ça fait un sacré tas de gens qui sont morts et qui étaient vivants dans le temps, ouais. Bon, Khalid, je m’appelle Richie.
— Richie », répéta Khalid d’une toute petite voix, car il avait déjà commencé à saisir le sens de cette conversation.
« Oui, Richie. T’as jamais entendu parler de quelqu’un du nom de Richie ? Richie Burke.
— Mon… mon père, dit Khalid encore plus discrètement.
— Dans le mille ! T’as décroché le gros lot, mon pote ! Non seulement beau gosse, mais futé, en plus ! C’est un peu normal, non ? Me revoilà, petit, ton père disparu ! Approche, et viens embrasser ton père. »
Khalid jeta un regard inquiet en direction d’Aïcha. Elle était encore toute pâle, le visage luisant de sueur. Elle avait l’air malade. Au bout d’un moment, elle lui donna le feu vert d’un hochement de tête imperceptible.
Khalid avança d’un demi-pas et l’homme qui se disait son père l’attrapa par le poignet, l’attira vers lui sans tendresse et le pressa contre lui, mais pas pour un vrai baiser, car il n’y eut qu’un frottement de joues. Le contact abrasif avec cette joue râpeuse fut douloureux pour Khalid.
« Et voilà, mon petit. Je suis de retour, tu vois ? Je suis parti pendant sept ans de malheur, sept ans pourris, mais maintenant je suis revenu et je vais vivre avec toi et être ton père. Tu peux m’appeler “papa”. »
Khalid le fixait, muet de stupeur.
« Allez. Vas-y. Répète : “Je suis tellement heureux que tu sois revenu, papa.”
— Papa, dit Khalid, mal à l’aise.
— Le reste aussi, s’il te plaît.
— Je suis tellement heureux…
— Que je sois revenu.
— Que tu sois revenu…
— Papa. »
Khalid hésita puis ajouta : « Papa.
— Bravo ! Tu me plais ! Un peu d’entraînement, et tu finiras par y arriver. Dis-moi, petit, t’as jamais pensé à moi en grandissant ? »
Khalid interrogea à nouveau Aïcha du regard. Elle hocha discrètement la tête.
« Oui, de temps en temps, articula Khalid d’une voix rauque.
— De temps en temps, c’est tout ?
— Eh bien, on n’est pas nombreux à avoir un père. Mais, des fois, j’ai rencontré quelqu’un qui en avait un, et là, j’ai pensé à toi. Je me demandais où tu étais. Aïcha disait que tu étais parti te battre contre les Entités. C’est vrai, ça, papa ? Tu t’es battu contre Elles ? Tu en as tué ?
— Pose pas de questions idiotes. Dis-moi, mon garçon : tu t’appelles Burke ou Khan ?
— Burke. Khalid Halim Burke.
— Appelle-moi “monsieur” quand tu m’appelles pas “papa”. Dis : “Khalid Halim Burke, monsieur.”
— Khalid Halim Burke, monsieur. Papa.
— L’un ou l’autre. Pas les deux. » Richie Burke se leva du fauteuil et se déplia – par sections successives, semblait-il – jusqu’à une hauteur prodigieuse. Il était immensément grand et très maigre. Sa minceur accentuait sa taille. Khalid, quoique grand pour son âge, était un nain à côté de lui. Il lui vint à l’esprit que cet homme n’était pas du tout son père, n’était même pas un homme mais plutôt une sorte de démon, de djinn, qui s’était échappé de sa bouteille, comme dans l’histoire que lui avait racontée Iskander Mustafa Ali. Il garda cette pensée pour lui.
« Bien, dit Richie Burke. Khalid Halim Burke. J’aime ça. Un fils doit porter le nom de son père. Mais “Khalid Halim”, non. À partir d’aujourd’hui, tu t’appelles… euh… Kendall. Ken pour les intimes.
— Khalid était…
— … le nom de ton oncle, je sais. Bon, ton oncle est mort. Pratiquement tout le monde est mort, Kenny. Kendall Burke, un nom tout ce qu’il y a de plus anglais. Kendall Hamilton Burke, c’est les mêmes initiales, en plus, mais c’est anglais. Qu’est-ce t’en dis, mon garçon ? T’es vraiment un beau gosse, Kenny ! Je vais t’apprendre deux ou trois trucs, c’est promis. Je vais faire un homme de toi. »
Me revoilà, petit, ton père disparu !
Khalid n’avait jamais su ce que c’était d’avoir un père, pas plus qu’il ne s’était beaucoup penché sur la question. Il n’avait jamais connu la haine, parce qu’Aïcha était une personne foncièrement calme, stable et tolérante, à l’âme trop solide pour perdre son temps ou sa précieuse énergie à détester quoi que ce soit, et que Khalid avait toujours pris exemple sur elle. Mais Richie Burke, qui apprenait à Khalid ce que c’était d’avoir un père, lui fit comprendre aussi ce qu’était la haine.
Richie emménagea dans la chambre d’Aïcha, envoyant celle-ci dormir dans l’ancienne chambre de Yasmina. Elle s’était vite délabrée, mais ils l’arrangèrent un peu ; ils chassèrent les araignées, collèrent de la toile cirée sur les vitres manquantes et reclouèrent une ou deux lames de parquet éprises de liberté. Aïcha y transporta toute seule son armoire à linge, où elle plaça les photographies encadrées des morts de la famille qu’elle avait conservées dans son ancienne chambre, et utilisa deux vieux saris qu’elle ne portait plus pour égayer les parties du mur où la peinture s’était écaillée.
C’était plus que bizarre d’avoir Richie avec eux dans la maison. C’était un bouleversement complet, la consternante invasion d’un être étranger à leur monde, aussi traumatisante à certains égards que l’avait été l’arrivée des Entités.
Il était absent la plus grande partie de la journée. Il travaillait à Winchester, la ville voisine, et faisait l’aller-retour dans une petite voiture marron d’avant la Conquête. Khalid n’était jamais allé à Winchester, où sa mère, elle, s’était rendue pour acheter les pilules qui auraient dû l’empêcher de naître. Il ne s’était jamais éloigné de Salisbury, même pas pour aller à Stonehenge qui, devenu un centre d’activité des Entités, n’était plus un site touristique. Peu de gens à Salisbury se déplaçaient où que ce soit à présent. Rares étaient ceux qui possédaient des automobiles, vu qu’il était difficile de se procurer de l’essence, mais Richie, lui, semblait n’avoir aucun problème de ce côté-là.
Parfois Khalid se demandait quelle sorte de travail appelait son père à Winchester ; mais il ne l’interrogea qu’une fois à ce propos. Ses paroles avaient à peine quitté ses lèvres que le long bras de Richie se détendit comme un serpent et vint le gifler en plein visage, lui fendant la lèvre inférieure et lui ensanglantant le menton.
Khalid recula en titubant, abasourdi. Personne ne l’avait encore frappé. Il ne lui était pas venu à l’esprit que cela puisse lui arriver.
« Me redemande jamais ça ! » avait dit Richie en se dressant devant lui comme une montagne. Dans sa fureur, son regard s’était fait encore plus glacial que d’habitude. « Ce qui m’appelle à Winchester te regarde pas, ni toi ni personne, tu m’entends, petit ? Ça, c’est mes oignons. Vu ? »
Khalid frotta sa lèvre fendue et scruta son père, décontenancé. La gifle n’avait pas été très douloureuse ; mais la surprise, le choc… il en entendait encore l’écho dans sa tête. Et continua de l’entendre longtemps après.
Il ne posa plus de questions à son père sur son travail, plus jamais. Mais il fut encore battu, plus d’une fois – assez régulièrement, en fait. Frapper son fils était pour Richie un moyen d’exprimer son irritation. Et il était difficile de prédire ce qui était susceptible de l’irriter. En tout cas, n’importe quelle intrusion dans sa vie privée semblait y parvenir. Une fois, tandis qu’il parlait à son père dans la chambre de ce dernier et lui racontait une bagarre sanglante entre deux garçons à laquelle il avait assisté en ville, Khalid, sans réfléchir, mit la main sur la guitare que Richie posait toujours contre le mur à côté de son lit et en caressa les cordes une seule fois, une envie qui l’effleurait de temps en temps depuis quelques mois ; instantanément, avant même que la note ait cessé de chanter, Richie déploya son bras et, d’un coup de poing, repoussa Khalid contre le mur.
« Enlève tes sales pattes de cet instrument, petit morveux ! »
Khalid se garda bien de recommencer. Une autre fois, Richie le frappa parce qu’il avait feuilleté une revue qu’il avait laissée sur la table et qui contenait des photos de femmes nues ; une autre fois encore, c’était pour avoir contemplé Richie trop longtemps pendant qu’il se rasait, debout devant la glace. Khalid apprit donc à garder ses distances vis-à-vis de son père ; il n’en continuait pas moins de recevoir des coups pour une raison ou une autre, parfois sans raison du tout. Ils étaient rarement aussi violents que le tout premier et ne le traumatisaient plus. Mais c’étaient des coups quand même. Il les conservait intégralement dans quelque réceptacle secret de son âme.
Richie frappait aussi Aïcha, à l’occasion – quand elle mettait trop longtemps à préparer le repas, quand le mouton au curry revenait trop souvent au menu, ou quand il avait l’impression qu’elle l’avait contredit sur un point ou un autre. Que quelqu’un ose lever la main sur Aïcha était pour Khalid plus traumatisant que de recevoir lui-même des gifles. La première fois que la chose se produisit, alors qu’ils prenaient le repas du soir, un gros couteau à découper était posé sur la table près de Khalid, et il s’en serait bien emparé si Aïcha, malgré sa propre fureur, son humiliation et sa douleur, ne lui avait pas signifié d’un regard brûlant de colère qu’il était absolument hors de question qu’il cède à son impulsion. Il se retint donc, cette fois-là et toutes celles qui suivirent. Chez Khalid, ce sang-froid était une faculté dont, d’une manière détournée, il avait dû hériter des grands-parents éternellement patients et résistants qu’il n’avait jamais connus et de la longue lignée de paysans asiatiques opprimés dont ils descendaient. Vivre sous le même toit que Richie donnait à Khalid l’occasion quotidienne de développer cette capacité jusqu’à en faire un art.
Richie ne semblait pas avoir beaucoup d’amis, d’amis qui venaient le voir chez lui, en tout cas. Khalid n’en connaissait que trois.
Il y avait un homme appelé Arch qui débarquait quelquefois, un homme d’un certain âge avec des boucles de cheveux graisseux qui tombaient du sommet largement dégarni de son crâne. Il apportait toujours une bouteille de whisky, et les deux hommes s’installaient dans la chambre de Richie, la porte fermée, pour parler à voix basse ou chanter bruyamment. Le lendemain matin, Khalid retrouvait la bouteille vide, jetée dans le couloir. Il conservait les bouteilles, qu’il alignait, sans savoir pourquoi, au milieu des décombres du restaurant derrière la maison.
Le seul autre homme qui venait chez eux était Syd, qui avait le nez aplati, des doigts étonnamment épais, et puait tellement que Khalid pouvait encore détecter son odeur dans la maison le lendemain. Une fois, alors que Syd était là, Richie sortit dans le couloir et appela Aïcha ; elle entra dans la chambre et referma la porte derrière elle. Elle s’y trouvait encore lorsque Khalid était allé se coucher. Il ne lui posa jamais de questions sur ce qui s’était passé dans la chambre de Richie. Son instinct lui disait qu’il valait mieux qu’il n’en sache rien.
Il y avait aussi une femme, Wendy : grande et émaciée, très laide, avec un faciès chevalin, une très vilaine peau et des enchevêtrements filandreux de cheveux roux. Elle venait dîner de temps en temps et Richie précisait toujours à Aïcha qu’elle devait préparer un repas à l’anglaise ce soir-là – de l’agneau ou du rôti de bouf, par exemple, que ça nous change du curry et de ta bouffe pakistanaise, vu ? Après le repas, Richie et Wendy allaient dans la chambre de Richie et n’en ressortaient pas de la soirée ; on entendait la guitare, puis des rires, puis des cris étouffés, des gémissements et des grognements.
Une nuit où Wendy était là, Khalid était allé aux toilettes au même moment qu’elle et l’avait croisée dans le couloir, entièrement nue, longue silhouette blanche et spectrale au clair de lune. Il n’avait encore jamais vu de femme nue, pas en vrai, rien qu’en photo dans la revue de Richie ; mais il la toisa calmement, avec la profonde et durable fermeté en face de toute surprise qu’il avait fini par pratiquer à la perfection depuis l’arrivée de Richie. Il l’examina froidement, commençant par les jambes longues et minces qui n’arrêtaient pas de monter, s’arrêtant un instant sur l’insolite touffe triangulaire de poils laineux à la base de son ventre plat, puis son regard monta jusqu’aux petits seins ronds haut perchés et bien écartés pour aboutir au visage qui, au clair de lune, avait contre toute attente acquis une sorte de beauté, voire de charme, même si jusque-là Wendy lui avait toujours semblé prodigieusement laide. Être vue ainsi ne parut pas lui déplaire. Elle lui sourit et lui décocha un clin d’œil, passa la main d’un geste presque coquet dans la broussaille de sa chevelure et lui envoya un baiser en continuant son chemin vers les toilettes. C’était la première fois qu’une personne de l’entourage de Richie était gentille avec lui, ne serait-ce qu’en prenant acte de son existence.
Mais la vie avec Richie n’était pas entièrement odieuse. Elle avait quelques bons côtés.
Par exemple, le simple fait d’être en présence de tant de force et d’énergie – ce que Khalid aurait appelé virilité s’il avait connu ce terme. Il avait jusque-là passé sa courte existence au milieu de gens qui n’osaient relever la tête et persévéraient docilement, des gens comme Aïcha, patiente et dure à la tâche, qui acceptait tout ce qui lui arrivait sans jamais se plaindre, comme le vieil Iskander Mustafa Ali, tout ratatiné, qui était convaincu qu’Allah déterminait toute chose et qu’il n’y avait d’autre choix que de se soumettre, ou comme les calmes et discrets Anglais de Salisbury, qui avaient survécu à la Conquête, au Grand Silence, aux Troubles et à la Pandémie, et étaient prêts à réagir de façon très, très anglaise en face de la prochaine abomination, quelle qu’elle soit.
Mais Richie était différent. Richie n’avait pas le moindre atome de passivité en lui. « Nous façonnons notre vie comme nous voulons, petit, répétait-il. Nous écrivons le scénario nous-mêmes. C’est rien qu’une putain d’émission de télé. Tu piges ça, hein, mon petit Kenny ? »
C’était pour Khalid une surprenante révélation qu’on puisse avoir prise sur son propre destin, qu’on puisse dire « non » à ceci, « oui » à cela, ou « pas tout de suite » à autre chose, et que si on avait envie de ceci ou cela on n’avait qu’à tendre la main pour le prendre. Il n’avait envie de rien en particulier. Mais il était fasciné par l’idée que ses désirs puissent être satisfaits s’il parvenait à les définir.
Et puis, malgré les manières brutales de Richie, sa promptitude à vous injurier, à vous donner des coups de pied ou des gifles quand il avait bu un coup de trop, il avait quand même un côté affectueux, voire un certain charme. Souvent, il s’asseyait avec eux et poussait la chansonnette en s’accompagnant à la guitare, leur apprenait les paroles, les encourageait à chanter avec lui, et tant pis si Khalid, tout comme Aïsha, n’avait pas la moindre idée de ce dont il était question dans ces chansons. N’empêche que c’était amusant de chanter ensemble ; et Khalid n’avait pas eu souvent l’occasion de s’amuser. Richie était fier de la beauté de son fils et de sa grâce athlétique, et le complimentait là-dessus, ce que personne n’avait jamais fait, pas même Aïcha. Et Khalid lui en était reconnaissant, même s’il comprenait obscurément que Richie ne cherchait qu’à se complimenter lui-même.
Richie l’emmenait derrière la maison et lui montrait comment lancer et rattraper une balle. Et comment taper dans un ballon. Il y avait parfois des matches de cricket sur un terrain à la périphérie de la ville ; et lorsque Richie participait à ces rencontres, ce qui lui arrivait de temps en temps, il emmenait Khalid pour qu’il puisse le voir en action. Plus tard, à la maison, il lui montrait comment tenir la batte, comment défendre le guichet.
Et puis il y avait les balades en voiture. Elles étaient rares, c’était un privilège. Mais parfois, par quelque beau dimanche ensoleillé, Richie disait : « Et si on allait faire un tour dans cette vieille caisse, hein, Kenny, mon petit bonhomme ? » Et ils partaient dans la verte campagne, d’ordinaire sans destination précise, se contentant de sillonner les petites routes tranquilles tandis que Khalid découvrait, ébahi, ce monde nouveau au delà de la ville. Cette révélation lui tournait la tête, car il comprenait enfin que le monde continuait au delà des limites de Salisbury et qu’il était plein de merveilles et de splendeurs.
Alors, sans cesser pour autant de détester Richie, il entrevoyait au moins les quelques compensations qui découlaient de sa présence chez eux. Il n’y en avait pas beaucoup. Quelques-unes quand même.
Un jour, Richie l’emmena à Stonehenge. Ou du moins, aussi près du site qu’il était permis aux humains de s’aventurer. Khalid était dans sa dixième année : un cadeau d’anniversaire pas comme les autres.
« Tu vois ça là-bas, dans la plaine, mon garçon ? Ces grosses pierres, là ? Ç’a été construit par une bande de connards préhistoriques qui se peinturluraient en bleu et dansaient des sénestries au milieu de la nuit. Tu sais ce que ça veut dire, “sénestries”, jeune homme ? Non ? Moi non plus. Mais ils dansaient ça quand même. Ils dansaient à poil en agitant leur bidule, et à minuit ils sacrifiaient une vierge sur un grande pierre d’autel. Il y a très, très longtemps. Des milliers d’années… Allez, on va y jeter un coup d’œil. »
Khalid n’en revenait pas. D’énormes dalles grises, disposées face à face en deux rangées, qui flanquaient des dalles plus petites en pierre bleue implantées en triangle, avec un gros bloc dressé au milieu. Et quelques blocs posés à plat sur certaines des dalles grises. Un rideau de lumière translucide entourait l’ensemble d’une palpitation vert-rougeâtre, s’élevant de fissures cachées dans le sol jusqu’à presque deux fois la hauteur d’un homme. Pourquoi quiconque aurait-il voulu construire un truc pareil ? Il fallait vraiment avoir du temps à perdre.
« Tu penses bien que ça ressemble pas à ce que c’était à l’époque. Quand les Entités ont débarqué, Elles ont tout chamboulé, elles ont foutu le bordel partout. Elles ont envoyé des ouvriers pour bouger toutes les pierres. Ensuite Elles ont amené les effets spéciaux, ces lumières bariolées. Des lumières, y en avait jamais eu, en tout cas, pas des comme ça. Tu passes à travers et t’es mort, comme un moustique qui traverse la flamme d’une bougie. Les grandes pierres, là-bas, elles étaient plantées en cercle à l’origine, et les bleues, là… hé, petiot, mate un peu ce qui arrive ! T’as déjà vu une Entité, Ken ? »
À vrai dire, Khalid en avait déjà vu. Deux fois. Mais jamais d’aussi près. La première s’était trouvée en plein centre ville sur le coup de midi, debout devant l’entrée de la cathédrale, parfaitement à l’aise, à croire qu’elle avait justement envie d’aller à la messe : une créature géante, violette avec des taches orange et de gros yeux jaunes. Mais Aïcha lui avait mis la main sur la figure avant qu’il puisse bien observer le monstre et l’avait prestement entraîné à l’autre bout de la rue, loin de la cathédrale, aussi vite que ses petites jambes le lui permettaient. Khalid avait alors dans les cinq ans. Ensuite, il rêva des Entités pendant des mois. La seconde fois, un an plus tard, il jouait avec des camarades non loin de l’autoroute lorsqu’était arrivé un véhicule étrange, une voiture des Entités qui flottait sur un coussin d’air au lieu de rouler sur des roues, et deux Entités, debout à l’intérieur, les avaient regardés posément le temps de passer devant eux. Cette fois, Khalid n’avait vu que leurs têtes : leurs yeux – encore –, une sorte de bec incurvé en dessous et une grande bouche fendue en V, comme celle d’une grenouille. Ce spectacle l’avait fasciné. Dégoûté aussi, tellement ils étaient bizarres, ces êtres d’outre-espace, ces ennemis du genre humain qu’il était censé détester et mépriser. Mais fasciné quand même. Fasciné. Il regrettait de ne pas avoir pu mieux les voir.
Mais à présent il voyait distinctement les créatures, au nombre de trois. Elles étaient sorties de ce qui ressemblait à une porte percée à même le sol à l’extrémité opposée du monument préhistorique et se promenaient nonchalamment au milieu des mégalithes tels des châtelains ou des châtelaines inspectant leur domaine, sans prêter aucunement attention à l’homme de haute taille et au petit garçon qui se tenaient près de la voiture garée juste devant la barrière flamboyante. À les voir évoluer cahin-caha sur les vilaines petites pattes qui soutenaient leurs immenses corps tubulaires, Khalid était stupéfait qu’elles puissent conserver leur équilibre sans jamais s’étaler par terre.
Il les trouvait aussi d’une stupéfiante beauté. Il s’en doutait depuis ses observations antérieures, mais leur splendeur le frappait à présent de toute sa force.
Ces taches lumineuses orange doré sur la peau vitreuse d’un violet resplendissant… c’était comme du feu ! Et ces yeux énormes, si brillants, si perçants ! On pouvait y lire la force de leur esprit, la puissance de leur âme. Leur regard vous enveloppait d’un flot de lumière. Même l’air qui les environnait, halo turquoise rayonnant de limpidité, participait de leur beauté.
« Les via, mon petit. Nos seigneurs et maîtres. As-tu jamais vu des machins aussi hideux ?
— Hideux ?
— C’est pas des prix de beauté, pas vrai ? »
Khalid émit un grognement d’une stricte neutralité. Richie était de bonne humeur, comme toujours lors de ces excursions dominicales. Mais Khalid ne savait que trop bien ce qu’il lui en coûterait de le contredire sur quelque sujet que ce soit. Il contempla donc les Entités en silence, émerveillé, saisi d’une terreur respectueuse devant la splendeur de ces étranges et gigantesques créatures, sans jamais émettre la moindre syllabe de son admiration pour leur élégance et leur majesté.
Mais Richie était en veine de confidences. « T’as pas compris de travers quand on t’a dit que si j’avais quitté Salisbury juste avant ta naissance, c’était pour m’engager dans une armée qui était censée se battre contre les Entités. Y avait rien que je voulais plus que tuer des Entités, rien. Juste ciel, je pouvais pas les saquer, ces saloperies d’extraterrestres de cauchemar qui avaient débarqué pour nous piquer notre planète ! Mais laisse-moi te dire que j’ai pas mis longtemps à y voir clair. J’ai écouté les mecs de la Résistance exposer les plans qu’ils avaient pour nous “libérer du joug des Entités”, et là, j’ai pas pu m’empêcher de rigoler. De rigoler, ouais ! J’ai vu au premier coup d’œil qu’y avait aucun espoir de ce côté-là. Avant que les autres nous lâchent la Pandémie sur le dos, t’entends. Je le savais. Je le savais foutrement bien. Ils sont aussi puissants que des dieux. Vous voulez jouer à la guéguerre contre une bande de dieux, alors bonne chance, les mecs. Du coup, j’ai plaqué la Résistance. Je chie toujours sur ces saloperies – faut pas croire ! – mais je sais que c’est idiot de seulement rêver de les foutre en l’air. Il faut trouver une combine pour s’accommoder de leur présence, c’est tout. Il faut se mettre en veilleuse et les laisser faire. Parce que tout le reste, c’est de la folie garantie pure. »
Khalid écoutait. Ce que Richie disait n’était pas absurde. Khalid comprenait qu’on ne veuille pas lutter contre des dieux. Il comprenait également en quoi il était possible de détester quelqu’un tout en continuer à vivre avec lui sans protester.
« C’est pas dangereux de les regarder de si près ? demanda-t-il. Aïcha dit que des fois, quand les Entités voient des gens, Elles déplient la langue qu’Elles ont dans le ventre et les attrapent pour les emmener dans leurs habitations et leur faire des choses affreuses. »
Richie éclata d’un rire bourru. « Ça s’est déjà produit, ouais. Mais Elles vont pas toucher Richie Burke, mon pote, et Elles vont pas toucher le fils de Richie Burke quand il est avec lui. Ça, je te le garantis. On risque absolument rien, nous deux. »
Khalid ne lui demanda pas pourquoi il en était ainsi. Il espérait seulement que c’était vrai.
Deux jours plus tard, alors qu’il revenait du marché avec un morceau d’agneau pour le déjeuner, il fut pris à partie par deux garçons et une fille, tous de son âge à un ou deux ans près, qu’il ne connaissait que très vaguement. Ils formèrent une sorte de cercle juste hors de sa portée et se mirent à scander d’une voix aiguë et nasillarde : « Quisling, quisling, ton père est un quisling !
— C’est un quoi, mon père ?
— Un quisling.
— C’est pas vrai.
— Mais si ! C’en est un ! Quisling, quisling, ton père est un quisling ! »
Khalid n’avait aucune idée de ce qu’était un quisling. Mais il n’était pas question de les laisser insulter son père. Il avait beau le détester, il savait qu’il devait réagir. C’était une leçon qu’il avait apprise de Richie : Défends-toi contre le mépris, mon petit, en toutes circonstances. En clair, contre ceux qui risquaient de se moquer de lui parce qu’il était à moitié pakistanais ; mais Khalid n’avait pas grande expérience de cela. Un quisling était-il un Anglais de souche qui avait eu un enfant avec une Pakistanaise ? Peut-être. Mais en quoi cela pouvait-il intéresser ces enfants ? Ou qui que ce soit ?
« Quisling, quisling… »
Laissant choir son paquet, Khalid se rua sur le garçon le plus proche, qui fila comme une flèche. Il attrapa la fille par le bras, mais il ne voulait pas frapper une fille ; il se contenta de la projeter sur l’autre garçon, qui perdit l’équilibre et alla heurter le coin de la halle. Khalid se jeta sur lui, l’appuya d’une main contre le mur et le frappa furieusement de l’autre.
Ses deux compagnons semblaient peu disposés à intervenir. Ils n’en continuèrent pas moins de scander, à bonne distance, d’une voix plus nasillarde que jamais : « Quis-ling, quis-ling, ton père est un quis-ling !
— Arrêtez ! cria Khalid. Vous avez pas le droit ! » Et de ponctuer ses paroles de coups de poing. Le garçon qu’il tenait commençait à saigner du nez et au coin de la bouche. Il avait l’air terrifié.
« Quis-ling, quis-ling… »
Ils ne voulaient pas s’arrêter, et Khalid non plus. C’est alors qu’il sentit une main le saisir par la peau du cou – une grosse main d’adulte – et qu’il fut tiré en arrière et plaqué contre le mur de la halle à son tour. Un homme corpulent, un terrassier sans doute, se dressait de toute sa masse au-dessus de lui.
« Qu’est-ce qui te prend, petit Paki de merde ? Tu vas tuer ce gosse !
— Il a dit que mon père était un quisling.
— Ça doit en être un, alors. Maintenant, tire-toi, petit con. Grouille ! »
II lui assena une ultime bourrade, cracha et s’éloigna. Khalid regarda autour de lui d’un air morose mais ses tortionnaires s’étaient déjà enfuis. Avec le morceau d’agneau, en plus.
Ce soir-là, tandis qu’Aïcha improvisait un repas à partir du riz de la veille et d’un poulet plus très jeune, Khalid lui demanda ce qu’était un quisling. Elle se retourna brusquement, comme s’il venait d’insulter Allah, et lui dit, les yeux étincelants d’une férocité qu’il n’y avait encore jamais vue : « Ne prononce jamais ce mot dans cette maison, Khalid. Jamais ! Jamais ! »
Là s’arrêta son explication. Khalid fut obligé d’apprendre par lui-même ce qu’était un quisling ; et lorsqu’il le sut, peu de temps après, il comprit pourquoi son père n’avait pas eu peur ce fameux jour où ils s’étaient arrêtés devant le rideau de lumière à Stone-henge et avaient regardé les Entités se promener au milieu des mégalithes. Et pourquoi ces trois enfants s’étaient moqués de lui dans la rue. Il faut trouver une combine pour s’accommoder de leur présence, c’est tout. Oui. Oui. Oui. Trouver une combine.
Le Colonel n’en finissait pas de se balancer dans son fauteuil sur la véranda du ranch. Les ombres de l’après-midi devenaient plus denses. Il commençait à faire un peu frais. Il comprit qu’il venait peut-être de sommeiller. Une fois de plus. La fillette de Paul semblait s’être éloignée, mais l’autre enfant, le petit Anson, était encore avec lui et le contemplait d’un œil critique, l’air de se demander comment quelqu’un qui avait l’air si vieux pouvait encore trouver la force de respirer.
Puis Ronnie sortit de la maison, et le petit garçon se précipita aussitôt vers lui. Ronnie le souleva du sol, le lança en l’air, le rattrapa et le lança encore. L’enfant piailla de plaisir. Le Colonel prenait lui aussi du plaisir à ce spectacle. Il adorait regarder Ronnie jouer avec son fils. Il adorait l’idée même que Ronnie ait un fils, qu’il ait épousé une femme de la classe de Peggy, qu’il se soit assagi. C’est qu’il avait bien changé, celui-là, depuis la Conquête. Il avait abandonné ses mauvaises habitudes, pris des responsabilités. C’était même la seule bonne chose qui soit sortie de ce triste événement, songea le Colonel.
Ronnie reposa l’enfant et se tourna vers le Colonel. « Eh bien, p’pa, la réunion est terminée et tu vas être content d’apprendre comment ça s’est passé.
— La réunion ?
— Oui, la réunion du Comité de résistance, dit doucement Ronnie.
— Oui, évidemment. De quelle autre réunion pourrait-il s’agir ? Dis-moi, mon garçon, tu ne crois pas que je suis déjà gâteux, hein ? Non, ne me réponds pas. Parle-moi de la réunion.
— On vient de voter. Et dans ton sens.
— Voter ? » II essaya de se rappeler de quoi ils avaient débattu.
Son esprit était comme de la mélasse. Des courants de pensée y fluctuaient lentement, obstinément. Il y avait des jours où il savait bien qu’il était le colonel en retraite Anson Carmichael III, de l’armée de terre américaine, Anson Carmichael, docteur en philosophie, le distingué professeur Anson Carmichael, spécialiste de linguistique du sud-est asiatique qui faisait autorité sur les processus mentaux des cultures non européennes. Mais il y avait d’autres jours – comme celui-ci – où il était à peine capable de se forcer à croire qu’il avait jadis été un homme valide, énergique et intelligent. Des jours qui avaient tendance à se multiplier ces derniers temps.
« Voter, oui, dit Ronnie. Sur la campagne de guerre d’usure, le programme d’attentats.
— Oui, bien sûr… Ils ont voté contre ? » Le Colonel se rappelait les détails, à présent. « Je n’arrive pas à y croire. Qu’est-ce qui les a fait changer d’avis ?
— Au moment précis où le débat s’acheminait vers le vote et où, en fait, on avait très fortement l’impression que le résultat serait en faveur d’un programme de liquidation ponctuelle de toute Entité que nous trouverions en train de se balader toute seule, Doug nous a communiqué des éléments nouveaux sur lesquels il avait planché tout l’après-midi, comme ça lui arrive parfois. Des infos qu’il avait glanées sur un serveur qui opérait à partir de Vancouver et les avait eues de ces malheureux bidouil-leurs de Seattle juste avant que les borgmanns les balancent aux Entités… » Ronnie s’interrompit et le considéra d’un air sceptique. « Tu comprends tout ce que je dis, p’pa, hein ?
— Je comprends. Continue. Donc, ce serveur de Vancouver…
— Eh bien, il semblerait qu’il est pratiquement impossible de descendre une Entité par surprise. Il y a apparemment déjà eu des tentatives, au moins trois, une chez nous, dans un État du sud, une en France, et une autre je ne sais plus où. Elles ont raté toutes les trois. Les tireurs embusqués n’ont même pas réussi à placer un seul coup. Le Entités ont une sorte de pouvoir, un champ mental qui les entoure et détecte les émanations de pensées hostiles ; lorsque ce champ repère dans les parages quelqu’un qui aurait l’intention de leur faire des misères, Elles n’ont qu’à donner la Pression à dose maxi et le tireur s’écroule, mort. Ça s’est passé comme ça chaque fois.
— Quelle est la portée de ce champ mental ?
— Personne ne le sait. Manifestement assez grande pour capter les émissions mentales de tout tireur embusqué susceptible de s’approcher assez près pour faire mouche.
— Des télépathes, en plus », soupira le Colonel. Il ferma un instant les yeux, secoua lentement la tête. « Elles doivent avoir sur leur planète des animaux plus évolués que nous. Des animaux de compagnie, même… Alors, Doug a déballé tout ça à la réunion du Comité, et ça a tué le projet de guerre d’usure sur-le-champ ?
— Il a été ajourné. Avec cette histoire de champ mental, plus tout le problème des représailles, nous avons décidé qu’il était absurde, pour le moment, de tenter quoi que ce soit contre les Entités. Tout le monde a approuvé, sauf Faulkenburg, mais il a fini par se ranger à l’avis général. Avant que nous puissions lancer la moindre action hostile, nous avons besoin de recueillir plus d’informations – beaucoup plus d’informations – sur la manière dont fonctionne leur esprit. Pour l’instant, nous n’en savons pratiquement rien. S’il y avait une manière quelconque de neutraliser ce champ mental, par exemple…
— Parfait. » Le Colonel laissa échapper un gloussement. À présent son esprit était aussi clair qu’aux plus beaux jours. « On compte sur le Père Noël pour résoudre le problème, c’est ça ?
Peut-être qu’il va nous apporter un neutralisateur de champ mental l’an prochain. Ou peut-être que non. En tout cas, je suis content du résultat du vote. Pendant un moment, je me suis fait du mouron. Tout le monde avait l’air tellement pressé de liquider les Entités, comme ça, sans rien pour convaincre un individu rationnel que la chose était faisable. J’ai cru que nous étions fichus. J’ai cru que vous alliez tous nous envoyer au fond du précipice. »
Tard cette nuit-là, tandis que Ronnie traversait la partie arrière du bâtiment pour éteindre les lumières, il aperçut Anse assis tout seul dans l’une des petites pièces qui donnaient sur la bibliothèque. Il y avait une bouteille posée devant lui sur une petite table. On était pratiquement sûr de trouver une bouteille à portée de sa main, désormais. Lamentable, songea Ronnie, la manière dont Anse s’était remis à boire après s’être cassé la jambe. Lui qui avait tant lutté, durant tant d’années, pour limiter sa consommation. Et voilà. Regardez ce qu’il est devenu, s’attrista Ronnie. Regardez-le.
« Un petit verre avant de te coucher, frangin ? lança Anse.
— C’est pas de refus. » Et merde, pourquoi pas ? « Qu’est-ce qu’on boit ?
— De la grappa.
— De la grappa, répéta Ronnie, qui tressaillit en détournant les yeux. Oui, bien sûr, Anse. » C’était une sorte d’eau-de-vie italienne, très âpre, pas vraiment à son goût. Ils en avaient une caisse, l’une des pièces les plus bizarres du butin qu’ils avaient ramené du magasin abandonné en ville. Mais Anse aurait bu n’importe quoi.
Celui-ci remplit les verres. « Tu me dis quand je dois m’arrêter, frangin.
— Stop ! » fit prestement Ronnie.
Il trinqua solennellement avec son frère et but une modeste gorgée. Ne serait-ce que pour se montrer sociable. Il n’aimait pas voir Anse boire tout seul. Il était ironique, songea Ronnie, que le Colonel ait toujours considéré Anse comme un modèle de stabilité, de constance et de vertu, et lui comme une espèce de païen sauvage, de louche parvenu, alors qu’en réalité Anse était un ivrogne refoulé de la pire espèce qui avait passé toute sa vie adulte à lutter désespérément contre sa passion de la bouteille, et que lui, Ronnie, malgré ses goûts de luxe et ses fréquentations huppées, n’avait jamais eu le moindre problème avec l’alcool.
Anse vida son verre d’un trait et le reposa. Il empoigna la bouteille à moitié vide et la considéra un long moment, comme si les secrets les plus profonds de l’univers étaient gravés sur l’étiquette. Quand le silence commença à se prolonger, Ronnie lâcha : « Tout va bien, frangin ?
— Très bien. Très bien.
— Mais pas vraiment ?
— Qu’est-ce tu crois ?
— Je ne crois rien. La journée a été longue. Je n’aime pas réfléchir après dix heures du soir. Des fois, je laisse tout tomber encore plus tôt que ça… Qu’est-ce qui te tracasse ? Le vieux ? Il s’en tirera. Il n’est plus tout jeune, mais c’est pareil pour nous tous, hein ? Nous ne sommes pas immortels, tu sais. Mais il s’est drôlement déridé quand je lui ai annoncé le résultat du vote d’aujourd’hui.
— T’en veux encore ?
— Non, merci. Je suis en train de réfléchir à ce truc.
— Tu permets ? »
Ronnie haussa les épaules. Anse remplit son verre presque à ras bord.
« La réunion, je l’emmerde, lâcha-t-il d’un ton funèbre lorsqu’il se fut octroyé une généreuse rasade de grappa. Et toutes ces conneries de Résistance de mes deux, Ronnie.
— Qu’est-ce qu’elle a, la Résistance ?
— Quelle frime ! Quelle mascarade idiote ! On tient ces réunions et on se contente de faire des gestes symboliques. On tourne dans le vide, tu vois pas ? On nomme des commissions, on mène des études, on mijote des plans grandioses et on les télémate à des gens tout aussi paumés que nous dans le monde entier. C’est ça, la Résistance ? Est-ce que les Entités abandonnent le terrain sous nos vaillants assauts ? Est-ce que la libération de la Terre est pour bientôt ? Qu’est-ce qu’on branle en réalité pour y arriver ? En réalité, y a pas de Résistance. On se contente de faire semblant.
— Tant qu’on continuera à faire semblant, on gardera en vie l’idée de liberté. Tu as entendu le Colonel le répéter mille fois. Le jour où on abandonnera toute prétention de résistance, on sera définitivement des esclaves.
— Tu crois vraiment à ces conneries, frangin ? »
Ronnie eut besoin d’une gorgée de grappa avant de répliquer.
Il essaya de l’avaler sans y goûter. « Oui, dit-il en fixant les yeux torves et injectés de sang de son frère. Oui, frangin, j’y crois vraiment. Et je ne pense pas du tout que ce soit des conneries.
— T’as l’air prodigieusement sincère quand tu dis ça ! s’esclaffa Anse.
— Je suis sincère, Anse.
— Très bien. Très bien. Ça aussi, tu le dis très sincèrement… T’es encore un magouilleur, au fond, pas vrai, frangin ? T’as commencé comme ça, et tu continues. Et tu t’en sors à merveille.
— Fais gaffe, Anse.
— Est-ce que je dis pas la vérité, frangin ? Que tu viennes me raconter que tu crois aux conneries du vieux, passe encore, mais me demande pas d’accorder la moindre foi à tes bobards, pas au point où en sont les choses… Allez, à la tienne, encore un peu de grappa. Ça te fera du bien. Fais le plein de sincérité pour le prochain couillon que tu veux arnaquer… »
II tendit la bouteille à Ronnie, qui la scruta une dizaine de secondes tout en essayant de contenir la colère qui montait en lui – colère envers les accusations méprisantes et éthyliques de son frère et les vérités partielles qui flottaient pas très loin de leur surface, envers le délabrement du Colonel, envers la prise de conscience croissante, au fil des années, de sa propre mortalité, envers la présence persistante des Entités dans le monde. Envers tout. Et tandis qu’Anse rapprochait la bouteille comme pour la lui coller sur le visage, Ronnie la repoussa d’un revers sec de la main, obligeant son frère à lâcher prise. La bouteille frappa Anse à la bouche et au menton et alla rebondir sur le sol en répandant un flot de grappa. Feulant de colère, Anse se catapulta de sa chaise, tentant de crocher Ronnie d’une main et de le frapper de l’autre.
Ronnie lui plaqua une main sur la poitrine pour le tenir à distance et essaya de le rasseoir de force. Anse, les yeux à présent étincelants de rage, gronda et tenta encore de lui décocher un coup de poing, toujours sans succès. Ronnie accentua sa pression. Anse bascula en arrière et retomba lourdement sur son séant au moment même où Peggy faisait irruption dans la pièce.
« Hé, vous deux, qu’est-ce qui se passe ? »
Honteux et confus, Ronnie se retourna vers son épouse. Il sentit le rouge lui monter aux joues. Toute sa colère s’était dissipée. « On discutait de la réunion d’aujourd’hui, c’est tout, expliqua-t-il.
— Tu parles ! » Elle ramassa la bouteille de grappa, la renifla d’un air dégoûté et la jeta dans une corbeille à papiers. Elle lança à son mari un regard incendiaire. « Oui, tu peux rougir, Ron. Vous êtes comme deux gamins qui viennent de trouver la clef du placard à liqueurs de papa.
— C’est un peu plus compliqué que ça, Peg.
— Oh, je n’en doute pas ! » Puis elle se tourna vers Anse, qui restait assis, la tête basse, cachant son visage dans ses mains. « Hé, qu’est-ce que tu as, Anse ? »
II pleurait à gros sanglots dévastateurs. Peggy lui passa un bras autour des épaules et se pencha tout près de lui ; de sa main libre, elle fît signe à Ronnie de déguerpir.
« Et alors, Anse ? dit-elle doucement. Et alors ? »
Une fois ou deux par mois, plus souvent s’il arrivait à gratter de quoi payer l’essence, Steve Gannett descendait du ranch à flanc de montagne et empruntait la chaussée cabossée et délabrée qu’était l’autoroute 101 jusqu’à Ventura, où Lisa l’attendait près de la mission San Buenaventura. Ils continuaient alors dans la voiture de Lisa sur Pacific Coast Highway, passaient devant la base aéronavale de Point Mugu et pénétraient dans le parc d’État de Mugu proprement dit. Ils avaient là leur endroit favori, un bosquet touffu dans la partie vallonnée du parc, où ils pouvaient faire l’amour. C’était arrangé ainsi entre eux : il allait jusqu’à Ventura et Lisa assurait le reste du trajet. C’était normal, vu les quotas de rationnement d’essence.
Steve s’étonnait toujours d’avoir une petite amie attitrée. Avant, c’était un gosse obèse, disgracieux, maladroit, crétin sur les bords, bon à pas grand-chose sinon à bosser sur des ordinateurs, tâche dont il s’acquittait avec maestria. Comme son père Doug, il ne s’était jamais très bien adapté à la famille Carmichael, cette tribu de gens secs, énergiques, durs, au regard froid. Même lorsqu’ils étaient faibles – comme le Colonel, désormais si vieux et si distrait, ou Anse, qui picolait chaque fois qu’il se croyait à l’abri des regards –, il leur restait une certaine force. Ils vous allongeaient le regard bleu des Carmichael, un regard qui disait : Nous descendons d’une longue lignée de soldats. La discipline, ça nous connaît. Et toi, tu es gros, négligent et paresseux, et tout ce que tu sais faire, c’est bricoler avec des ordinateurs. Même les jumeaux, Mike et Charlie, ses cousins, l’avaient regardé ainsi – et ce n’étaient que des petits garçons.
Mais Steve était à moitié Carmichael lui-même, et après quelques années passées au ranch, cette partie de son héritage génétique avait finalement commencé à se manifester. La vie au grand air – l’air pur des montagnes ! – et l’obligation pour chacun de fournir quelques heures de dur travail manuel tous les jours avaient porté leurs fruits. Progressivement, très progressivement, l’embonpoint du garçonnet s’était résorbé. Progressivement, sa coordination s’était améliorée et il avait appris à courir sans se casser la figure, à grimper aux arbres, à conduire une voiture. Il serait toujours plus enveloppé et moins agile que ses cousins, ses cheveux seraient toujours rebelles, ses pans de chemise trouveraient toujours le moyen de sortir de son pantalon et ses yeux ne seraient jamais du bleu glacial des Carmichael mais toujours du marron foncé des Gannett. N’empêche que l’année de ses quinze ans, il s’était transformé d’une manière qui l’avait immensément surpris.
Le premier véritable signe indiquant qu’il allait avoir une vie personnelle se manifesta lorsque Jill, la fille d’Anse, l’autorisa à prendre quelques libertés sexuelles avec elle.
Il avait alors seize ans et manquait odieusement d’assurance. De deux ans plus jeune que lui, c’était une blonde mince aux longues jambes comme sa mère Carole, jolie, athlétique, pleine de vie. Il ne serait pas venu à l’idée de Steve qu’il se passe quoi que ce soit entre eux. Pourquoi une fille splendide comme elle – sa cousine, en plus – s’intéresserait-elle précisément à lui ? Elle ne lui avait jamais témoigné la moindre sympathie et s’était même montrée froide, distante. Il n’était que Steve, son connard de cousin, c’est-à-dire personne en particulier, juste quelqu’un qui se trouvait habiter au ranch. Et puis, par une torride journée d’été où il était seul, très haut dans la montagne, sur un escarpement abrité, derrière le champ de pommiers où il aimait s’asseoir pour méditer, Jill avait tout à coup surgi de nulle part et dit : « Je t’ai suivi. Je voulais savoir où tu allais quand tu partais tout seul. Je peux m’asseoir ici ?
— Comme tu veux.
— C’est chouette par ici. C’est calme. On est vraiment loin de tout. Et quelle vue super ! »
Qu’elle manifeste la moindre curiosité à son égard, qu’elle se soucie le moins du monde de l’endroit où il allait quand il voulait s’isoler, voilà qui l’étonnait et l’intriguait. Elle s’assit à côté de lui sur la dalle rocheuse d’où il voyait pratiquement toute la vallée. Sa proximité était troublante. Elle ne portait qu’un bain-de-soleil et un short ; il émanait d’elle une odeur de transpiration douce et musquée après la montée abrupte.
Steve ne savait pas du tout quoi lui dire. Il ne dit rien.
Au bout d’un moment, elle lâcha brusquement : « Tu sais, tu peux me toucher, si tu veux.
— Te toucher ?
— Si tu veux. »
II ouvrit de grands yeux. Que se passait-il ? Était-elle sérieuse ? Prudemment, comme s’il examinait une mine qui n’avait pas explosé, il mit la main sur le genou de Jill, l’enserra un instant du bout des doigts et, n’entendant aucune objection, la laissa remonter sur sa cuisse longue et douce, se permettant à peine de reprendre sa respiration. Il n’avait jamais caressé quelque chose d’aussi doux. Il atteignit l’ourlet du short et s’arrêta, doutant que ses doigts puissent aller très loin au delà. De toute façon, il avait peur d’essayer.
« Pas ma jambe », dit-elle, avec un léger agacement dans la voix.
Steve leva les yeux sur elle. Frappé de stupeur, il vit qu’elle avait dégrafé son bain-de-soleil, qui glissa jusqu’à sa taille. Elle avait des seins adorables, d’un blanc laiteux, qui pointaient droit devant elle. Il les avait déjà vus, une nuit où il l’avait épiée à sa fenêtre, l’été précédent, mais c’était à cinquante mètres. Il les fixait à présent, les yeux exorbités, tétanisé. Jill le regardait, attendant qu’il continue. Il se tortilla sur le rocher pour se rapprocher d’elle et l’enlaça du bras droit, élevant sa main de façon à ce qu’elle épouse la douce courbe inférieure du sein droit. Jill émit un petit sifflement de plaisir. Il serra un peu plus fort. Il n’osait toucher le mamelon durci, de peur qu’il soit fragile, de peur de lui faire mal. Il n’essaya pas non plus de l’embrasser ou de faire autre chose, même si tout son corps était prêt à exploser de désir.
Ils restèrent assis là un long moment. Il la sentait aussi terrifiée que lui, aussi troublée par ce qui pourrait se passer ensuite. Finalement, elle repoussa la main de Steve d’un mouvement du buste et rajusta méticuleusement son bain-de-soleil. « Vaudrait mieux que je rentre maintenant, dit-elle.
— T’es obligée ?
— Je crois que c’est une bonne idée. Mais on recommencera. » Ce qu’ils firent. Ils se donnèrent des rendez-vous sur l’affleurement rocheux, élaborèrent des itinéraires complexes leur permettant de redescendre sur des versants opposés de la montagne. Ils progressèrent facilement jusqu’à l’exploration totale de son corps à elle, puis de son corps à lui, et enfin, un matin d’automne d’une stupéfiante beauté, il se glissa en elle pendant quelques secondes haletantes suivies d’une chute folle dans une extase explosive puis, vingt minutes plus tard, d’une réitération plus longue et moins frénétique.
Ils renouvelèrent l’expérience cinq ou six fois cette saison-là, et en une douzaine d’occasions largement espacées les deux années suivantes, toujours à l’instigation de Jill, jamais à la sienne. Puis ils cessèrent.
Les risques devenaient par trop importants. Il n’était pas difficile d’imaginer ce que dirait ou ferait le Colonel, ou le père de Jill, ou celui de Steve si elle tombait enceinte. Bien sûr, ils pourraient toujours se marier ; mais ils avaient l’un et l’autre entendu des histoires sinistres sur les dangers des mariages entre cousins, et tout compte fait, Steve n’avait pas grand désir d’être marié avec Jill. Il ne l’aimait pas, dans la mesure où il comprenait ce terme, n’éprouvait même pas beaucoup d’affection pour elle ; seulement de la gratitude pour lui avoir donné confiance en sa propre masculinité.
Il fut déçu quand leur relation prit fin, mais il n’avait de tout façon jamais escompté qu’elle dure. Il comprit alors ce qui, à l’origine, avait poussé Jill vers lui. Ce n’était pas qu’elle l’ait trouvé séduisant, oh, non, loin de là ! Mais les hormones avaient commencé à circuler librement dans son corps de future femme et il n’y avait pour elle que lui dans tout le ranch, le seul mâle de moins de quarante ans à part ses frères et le petit Anson. Il s’était toujours douté qu’elle se servait simplement de lui, qu’elle n’éprouvait rien pour lui. C’était pratique pour elle, voilà tout. N’importe quel autre individu de sexe masculin aurait pu convenir. Qu’elle ait merveilleusement transformé sa morne existence en lui accordant sa désirable personne était accessoire. Elle ne s’était probablement jamais avisé de son rôle en cette affaire.
Ce n’était pas très flatteur pour lui, réflexion faite. Mais tout de même, tout de même, quelles qu’aient pu être les motivations de Jill, il n’en restait pas moins vrai qu’ils avaient fait la chose, qu’ils avaient mutuellement satisfait leurs désirs, qu’elle l’avait initié à la virilité sur cette colline et qu’il lui en serait à jamais reconnaissant.
Toutefois, ce que Jill avait éveillé en lui ne pouvait facilement être remis en sommeil. Steve commença à battre la campagne au delà du ranch à la recherche de l’âme sœur. Tout le monde dans la famille comprenait ces vagabondages et personne ne lui en voulait, même s’il utilisait à cet effet beaucoup de précieux carburant. De tous les cousins de sa génération – lui, Jill, Mike, Charlie, Cassandra et Anson, le fils de Ronnie – il fut le premier à atteindre l’âge adulte. S’ils voulaient éviter les unions consanguines au sommet de leur montagne, les membres du clan n’avaient d’autre ressource que de chercher fortune à l’extérieur.
Mais lorsqu’il se trouva enfin une fille, fallait-il qu’elle habite – suprême handicap – aux cinq cents diables, à Ventura ? La drague ne marchait pas fort sur la côte dépeuplée, et même un Steve Gannett nouveau et plus sûr de lui n’était pas exactement un tombeur de minettes chevronné. Il ne pouvait guère arriver en roulant les mécaniques dans un bled voisin comme Summerland ou Carpinteria où, de toute façon, il risquait de n’y avoir pas plus de cinq ou six jeunes femmes disponibles, et annoncer que lui, le grand Steverino, faisait un casting pour se trouver une compagne. Il ne cessa donc d’élargir la zone géographique de ses recherches. Mais sans aucun succès.
C’est alors qu’il rencontra Lisa Clive – non pas dans ses pérégrinations mais d’une manière qui correspondait beaucoup plus à sa nature : par l’intermédiaire des réseaux télématiques qui fonctionnaient à nouveau, avec une régularité et une fiabilité variables, tout au long de la côte. Elle se faisait appeler « Guenièvre », ce qui, d’après l’oncle Ron, était le nom de l’héroïne d’une légende célèbre. « Fais-toi appeler Lancelot si tu veux attirer son attention », lui conseilla Ron. Il avait raison. Ils se firent la coeur à distance pendant six mois, se lançant des mots d’esprit, programmant des questions, échangeant de petits fragments d’autobiographie soigneusement voilés. Bien sûr, derrière le pseudo qu’elle utilisait pouvait se cacher une personne d’un sexe ou d’un âge différent. Mais Steve croyait percevoir une tonalité authentique-ment juvénile, féminine et décidément agréable. Il finit par lui communiquer prudemment qu’il habitait du côté de Santa Barbara et qu’il aimerait faire sa connaissance si elle était dans les parages. Elle lui répondit qu’elle habitait plus au sud sur la côte, mais pas aussi loin que Los Angeles. Ils convinrent de se rencontrer à Ventura, devant la Mission, ce qui, supposait-il, serait à mi-chemin de leurs domiciles respectifs. Il se trompait, car elle habitait en fait à Ventura.
Elle lui avoua vingt-quatre ans, donc trois de plus que lui. Il mentit et lui dit, tandis qu’ils se promenaient sur l’autoroute au bord de l’océan, qu’il avait vingt-quatre ans lui aussi ; il apprit plus tard qu’elle en avait en réalité vingt-six, mais à ce moment-là, la différence d’âge n’avait plus d’importance. Elle était agréable à regarder, pas aussi belle que Jill, mais certainement séduisante. Un peu étoffée peut-être ? Et alors ? Lui-même n’était pas un poids plume. Elle avait des cheveux plats, doux et bruns, un visage rond et riant, des lèvres charnues et le nez retroussé. Son regard était chaleureux et amical, ses yeux brillants, vifs… et bruns. Après toutes ces années passées au milieu des Carmichael aux yeux bleus, il était capable de l’aimer rien que pour la couleur de ses yeux.
Elle vivait, lui raconta-t-elle, avec son père et ses deux frères dans la partie sud de la ville. D’une manière ou d’une autre, ils travaillaient tous pour la compagnie des téléphones, comme programmeurs. Elle ne semblait pas vouloir entrer dans les détails, et Steve n’insista pas. Il lui dit que son propre père avait été programmeur avant la Conquête et lui laissa entendre qu’il était lui aussi très doué en la matière. Il lui montra son implant de poignet. Elle en avait un aussi. Il lui expliqua que sa famille vivait maintenant de l’agriculture sur les terres de son grand-père, un officier en retraite. Naturellement, il passa sous silence les activités des Carmichael dans la Résistance.
Il hésitait à lui faire des avances physiques, et c’est finalement elle qui dut prendre l’initiative, tout comme Jill avant elle. Au bout de trois rencontres, il n’avait pas réussi à dépasser le stade du baiser d’adieu. Mais la quatrième fois, par une chaude journée de Saint-Jean, Lisa suggéra une promenade dans un parc qu’elle aimait bien, le Parc d’État de Point Mugu, un peu plus au sud sur la côte. La route leur fit longer plusieurs installations des Entités, vastes édifices luisants en forme de silos au sommet des collines qui bordaient la voie littorale, puis ils tournèrent pour entrer dans le parc – Steve conduisait, Lisa le pilotait – et aboutirent à un bosquet de chênes retiré dont Steve soupçonna qu’elle s’y était déjà rendue plus d’une fois. Le sol était douillettement tapissé de feuilles datant de l’automne précédent qui reposaient sur une épaisse couche de terreau ; l’air embaumait du parfum musqué et douceâtre de la décomposition naturelle.
Ils s’embrassèrent. La langue de Lisa s’insinua entre ses lèvres. Elle se serra très fort contre lui et se mit à onduler lentement des hanches. Elle le guida progressivement vers le but, sans heurts, jusqu’à ce qu’il n’ait plus besoin d’instructions.
Ses seins étaient plus lourds que ceux de Jill, plus doux, et obéissaient à la pesanteur à un degré que ceux de Jill ne semblaient pas encore avoir atteint. Son ventre était plus arrondi, ses cuisses plus pleines, ses bras et ses jambes plus courts – par rapport à elle, Jill avait presque un corps de garçonne –, et lorsqu’elle s’ouvrit à lui, elle tint ses jambes différemment, les genoux pratiquement repliés contre la poitrine. Au début, Steve trouva tout cela fascinant, mais il cessa bientôt d’y faire attention et oublia de se livrer à des comparaisons. Lisa ne tarda pas à représenter pour lui la norme de la féminité, la seule mesure authentique de l’amour. Ce qu’il avait connu avec Jill s’estompa dans son souvenir : c’étaient des ébats ponctuels d’adolescents, des épisodes dépassés, de l’histoire ancienne.
Ils faisaient l’amour chaque fois qu’ils étaient ensemble. Elle semblait aussi insatiable que lui.
Ils parlaient aussi, après : d’informatique, de programmes, de contacts qu’ils avaient sporadiquement réussi à établir avec des bidouilleurs dans les coins les plus reculés de la planète. Abouchaient leurs implants et échangeaient diverses petites astuces de programmation. Elle lui apprit des trucs dont il n’aurait jamais cru un implant capable et il lui en apprit aussi quelques-uns. Tacitement, progressivement, ils se persuadèrent qu’ils ne tarderaient pas à rencontrer leurs familles réciproques et à commencer à envisager une vie de couple. Mais tandis que leur relation entrait dans son sixième, son septième, son huitième mois, ils ne prirent en fait jamais le temps de se présenter aux familles. Pour l’essentiel, ils se retrouvaient devant la Mission, se rendaient en voiture à Mugu, dans leur bosquet de chênes, et s’allongeaient sur leur lit de feuilles mortes.
Un jour, au début du printemps, elle lui dit, tout à trac : « Tu sais que les Entités sont en train de construire une muraille autour de Los Angeles ?
— Sur les autoroutes, tu veux dire ? » II connaissait l’existence du mur en béton qui coupait en deux la 101 un peu après Thou-sand Oaks.
« Pas seulement sur les routes. Partout. Une muraille gigantesque qui fait tout le tour de la ville.
— Tu plaisantes ou quoi ?
— Non. Tu veux aller y voir ? »
Depuis le jour, dix ans plus tôt, où son père et sa mère avaient rejoint le vieux Colonel dans son ranch au sommet de la montagne, il n’était pas allé plus loin que ce même parc en direction de Los Angeles. On n’avait jamais l’occasion d’y aller. En premier lieu, il fallait désormais demander une autorisation d’entrée au LAGON, l’administration qui gérait la ville pour le compte des Entités. En plus, L.A. était, paraît-il, devenu une immense zone de taudis grouillants, repoussante et dangereuse ; et le minimum de contacts qu’il fallait maintenir avec les quelques Résistants encore sur place se faisait par voie télématique, pratique relativement sûre tant qu’on prenait la précaution de coder correctement les messages.
Mais une muraille tout autour de Los Angeles – si c’était bien ce que les Entités étaient en train de construire –, ça, c’était nouveau, il fallait en informer les autres habitants du ranch. Les restrictions qui s’appliquaient alors aux entrées et aux sorties étaient purement bureaucratiques et n’impliquaient que des pièces d’identité et des points de contrôles électroniques. Un vrai mur concret représenterait une phase nouvelle et inattendue dans le renforcement de la mainmise des Entités sur l’existence des humains. Steve se demanda pourquoi rien de tel n’avait été signalé par Nat Jackman ni par aucun des autres agents de la Résistance implantés à Los Angeles.
« Montre-moi ce mur », dit Steve.
Lisa conduisait. Cette expédition n’était pas une mince affaire. Il fallait emprunter exclusivement des routes de montagne, en raison de la coupure de longue date de la 101 et d’un nouveau problème affectant Pacific Coast Highway juste avant Malibu, un éboulement consécutif à une récente période de pluie qui n’avait jamais été déblayé. Lisa fut forcée de se diriger vers l’intérieur au niveau de Mulholland Highway, puis de zigzaguer interminablement sur toute une série de petites routes défoncées, dans des collines peu peuplées qui retournaient rapidement à l’état sauvage, jusqu’à ce qu’ils émergent sur la 101 au niveau d’Agoura, après le tronçon neutralisé. Steve se demanda pourquoi les Entités prenaient la peine de dresser une muraille autour de Los Angles – comme si la ville n’était pas assez difficile d’accès comme cela !
« Le nouveau mur passe au niveau de Topanga Canyon Boulevard », l’informa Lisa.
Mais ce nom ne lui disait rien. Ils roulaient vers l’est dans un paysage accidenté, sur une autoroute large, relativement en bon état. Il n’y avait pratiquement pas de circulation. La région avait connu jadis une forte population. Les ruines de centres commerciaux géants et de vastes lotissements résidentiels étaient encore visibles partout, des deux côtés de la route.
Juste avant une sortie marquée « Calabasas Parkway », Lisa freina brusquement et Steve sursauta.
« Oh, pardon. On arrive au contrôle. J’ai failli oublier.
— Un contrôle ?
— T’inquiète pas. J’ai le mot de passe. »
Un assemblage tortueux de chevaux de frise en bois barrait l’autoroute devant eux. Deux membres de la Police de la route du LACON étaient assis dans une guérite au bord de la chaussée. Lorsque Lisa s’arrêta, l’un deux sortit nonchalamment et brandit un lecteur dans sa direction. Elle baissa la glace et appuya son implant contre la plaque détectrice. Un témoin vert clignota et l’agent leur fit signe de franchir la chicane. Un simple contrôle, donc.
« Maintenant, dit Lisa quelques minutes plus tard, regarde de ce côté ».
Elle lui montra l’endroit du doigt. Et il vit le nouveau mur qui se dressait en dessous d’eux, là où la voie de raccordement appelée Topanga Canyon Boulevard s’éloignait à angle droit par rapport à l’autoroute où ils se trouvaient.
Il se composait de blocs de béton quadrangulaires, à l’instar des deux murs qui isolaient un important tronçon de la 101, entre Thousand Oaks et Agoura. Mais celui-ci ne se contentait pas de barrer la chaussée sur toute la largeur de ses trente mètres. C’était une espèce de dinosaure longiligne qui s’étendait à perte de vue sur tout le paysage. Il partait de la région nord-est – qui était, ou plutôt avait été une banlieue fortement peuplée – et non seulement franchissait l’autoroute mais se poursuivait encore vers le sud, dessinant une vaste courbe qui avait l’air d’aller jusqu’à la côte.
Le mur devait avoir dans les quatre mètres de hauteur, songea Steve, à en juger par la taille des travailleurs réquisitionnés qui s’affairaient dessus. Il n’était pas aussi facile d’estimer son épaisseur, qui semblait toutefois substantielle, plus importante même que sa hauteur. Bref, on avait là une barrière étonnamment massive, beaucoup plus épaisse que ce que requérait n’importe quel mur imaginable.
« II rejoint la côte près de Pacific Palisades, dit Lisa, et coupe en deux Pacific Coast Highway pour aboutir quelque part du côté de Redondo Beach. Puis il bifurque vers l’intérieur des terres et continue vers l’est, où il finit par s’interrompre après Long Beach. Mais on dit que les Entités ont l’intention de le prolonger vers le nord en suivant Long Beach Freeway jusqu’à ce qu’il arrive dans les environs de Pasadena, et là, la boucle sera bouclée. Il en est encore aux premiers stades de sa construction. Notamment la portion que tu as sous les yeux. Il y a des endroits, plus au nord, où il est deux à trois fois plus haut qu’ici. »
Steve émit un sifflement. « Mais à quoi ça sert, tout ça ? Les Entités peuvent déjà nous mener là où Elles veulent, non ? Pourquoi investir tant d’efforts dans la construction d’une grande muraille à la con autour de Los Angeles ?
— Ce ne sont pas les Entités qui fournissent les efforts, dit Lisa en riant. De toute façon, qui comprend au juste ce qu’Elles veulent ? Elles ne nous expliquent pas tout, tu sais bien. Elles n’ont qu’à mettre la Pression, et nous allons là où elle nous pousse. C’est pas plus compliqué que ça. Tu es au courant.
— Oui. Oui, je suis au courant. »
II resta un long moment cloué sur son siège, sidéré par l’incompréhensible ampleur du projet qui se matérialisait sous leurs yeux. Des centaines d’ouvriers, grouillant sur le mur comme autant de fourmis, s’affairaient à mettre en place de nouveaux blocs à l’aide de puissantes grues, puis à les aligner au cordeau et à les sceller. Quelle serait la hauteur finale du mur ? Sept mètres ? Dix mètres ? Sur quinze ou vingt mètres d’épaisseur ? Pourquoi ? Pourquoi ?
Ils ne disposaient pas d’assez de temps pour se rendre à leur bosquet secret dans le parc ce jour-là, surtout si Steve voulait rentrer au ranch à une heure décente. Mais ils firent tout de même l’amour, dans la voiture, garés sur un refuge en bordure de Mulholland Drive, contraints aux acrobaties les plus invraisemblables – accouplement frénétique, épuisant et inconfortable, certes, mais pour Steve il était impensable de rentrer sans qu’ils aient fait l’amour. Il arriva au ranch à dix heures du soir, fripé, épuisé, légèrement déprimé. Il n’était encore jamais rentré déprimé d’une journée passée avec Lisa.
Tandis qu’il se confectionnait un dîner tardif, son oncle Ron apparut, lui décocha une oillade salace et dit, en imprimant à son poing fermé un mouvement de piston : « Dis donc, petit, tu viens de te taper une journée pas possible. Tu pars aux aurores pour rentrer à la nuit noire. Tu t’es payé deux tours supplémentaires de radada aujourd’hui ? »
Steve rougit. « Allons, Ron. Lâche-moi un peu, tu veux bien ? » Mais il ne put s’empêcher de se sentir flatté. Il lui plaisait secrètement que Ron lui parle ainsi, d’homme à homme, reconnaissant tacitement le fait que le gros Steve, son petit connard de neveu, avait réussi son passage à l’âge adulte.
Quelque temps auparavant, il avait fini par conclure que l’oncle Ron, avec sa désinvolture et sa réputation plus ou moins douteuse, était son préféré dans la famille. Il avait bien sûr entendu dire que Ron était un sacré numéro quand il était plus jeune, que dans le temps, avant l’arrivée des Entités, il avait été impliqué dans toutes sortes de transactions et d’opérations financières douteuses et probablement illégales. Mais rien n’indiquait une quelconque persistance dans ce genre de pratiques, dans la mesure où la chose était encore possible.
Autant que Steve puisse s’en rendre compte, Ron était le véritable centre de la famille. Doué d’un esprit vif, travailleur, responsable dévoué au sein de la Résistance, il était probablement la cheville ouvrière de toute l’entreprise. En théorie, c’était Anse qui commandait à présent, successeur direct du Colonel vieillissant, de plus en plus faible, même s’il conservait encore le titre officiel de président. Mais Anse buvait. Ronnie travaillait. C’était lui qui, grâce aux compétences télématiques de son beau-frère Doug, de son cousin Paul et de son neveu Steve, était constamment en contact avec les Résistants du monde entier et coordonnait leurs découvertes, propulsant de son mieux toute l’organisation vers l’objectif ultime et lointain de la libération de l’humanité. Et il était sociable, en plus, songeait Steve. Rien à voir avec Anse et son pessimisme, ni avec son propre père, Doug, maussade et dénué d’humour.
« Tu savais que les Entités sont en train de construire un mur tout autour de Los Angeles ? lança-t-il avec un grand sourire entre deux cuillerées de soupe.
— C’est ce que disent certaines rumeurs, oui.
— C’est la vérité. Je l’ai vu. Lisa m’a emmené là-bas. On a traversé les montagnes pour reprendre la 101 après le barrage, ensuite on a pris l’autoroute jusqu’à l’endroit où se font les travaux. Le nouveau mur coupe la 101 au niveau de l’intersection avec Topanga Canyon Boulevard. Un truc gigantesque. D’une hauteur et d’une largeur phénoménales. Et qui se prolonge à perte de vue. Tu n’en croirais pas tes yeux, Ron. »
Les yeux bleus et froids de son oncle l’examinaient attentivement.
« II y a un poste de contrôle du LACON entre Agoura et Cala-basas, non ? Comment t’as fait pour passer au travers, mon pote ?
— Tu connais ce détail ? Alors, tu dois savoir aussi pour le mur, hein ? Et pas seulement d’après des rumeurs. »
Ron haussa les épaules. « On essaie de se tenir au courant. On a des gens là-bas, qui se déplacent en permanence… Mais comment t’as fait pour passer le contrôle de Calabasas, Steve ?
— Lisa avait le logiciel du mot de passe. Elle a mis son implant sur le lecteur du flic de l’autoroute, et..
— Elle a fait quoi ? » Tous ses traits se durcirent. Une veine saillit brusquement sur son front.
« Elle a donné le mot de passe avec son implant. Mon Dieu, Ron, y a pas de quoi en faire une tragédie !
— Elle habite à Ventura, ta petite amie, c’est bien ça ?
— C’est ça.
— Toutes les autorisations d’accès à Los Angeles délivrées aux habitants du comté de Ventura et de la périphérie ont été annulées par le LACON il y a deux mois. Sauf pour les habitants des comtés limitrophes qui travaillent pour les Entités et peuvent avoir des raisons professionnelles de se rendre régulièrement à L.A. – et pour les membres de leur famille.
— Sauf pour… les gens qui travaillent pour les…
— Grand Dieu ! » fit Ron. Steve sentit peser sur lui l’insupportable tranchant du regard Carmichael. « Tu sais le genre de copine que tu t’es dégotée, mon pote ? Tu as dragué une quisling. Et une fondue d’informatique, pas vrai ? Une vraie borgmann, je parie. Sortie de toute une famille de quislings et de borgmanns. Oh, mon petit, qu’est-ce que tu as fait là ? Qu’est-ce que tu as fait ? »
Ce fut au lendemain du jour où Richie avait si méchamment tabassé Aïcha et, pis encore, l’avait violée et souillée, que Khalid décida une fois pour toutes de tuer une Entité.
Pas Richie. Une Entité.
Cet épisode violent marqua un tournant décisif dans les rapports de Khalid avec son père, dans la vie de Khalid tout entière et dans celle d’un certain nombre d’autres citoyens de Salisbury, comté du Wiltshire, Angleterre. Bien sûr, ce n’était pas la première fois. Richie maltraitait Aïcha en permanence. Il maltraitait tout le monde. Il avait emménagé dans la maison d’Aïcha et en avait pris possession comme si elle lui appartenait. Il considérait Aïcha comme une domestique exclusivement attachée à son service, et malheur à elle si elle ne se montrait pas à la hauteur de ses attentes. Elle faisait la cuisine ; elle faisait le ménage ; et Khalid savait très bien que parfois, quand il en avait envie, Richie l’obligeait à venir dans sa chambre pour le distraire, lui seul ou son ami Syd, ou les deux ensemble. Et elle ne se plaignait jamais. Elle se pliait à ses caprices ; elle ne manifestait ni colère ni même ressentiment ; elle s’était entièrement abandonnée à la volonté d’Allah. Mais pas Khalid, qui n’avait pas trouvé de preuves convaincantes de l’existence d’Allah. Il avait cependant appris d’Aïcha l’art d’accepter l’inacceptable. Trop avisé pour essayer de changer ce qui est immuable, il vivait avec sa haine de Richie : une réalité qui faisait simplement partie de son quotidien, comme le fait que la pluie ne tombe pas vers le haut.
Cette fois-ci, tout de même, Richie était allé trop loin.
Le voilà d’abord qui rentre, manifestement ivre, le visage écarlate, furieux pour une raison ou une autre, marmonnant entre ses dents. Il grogne un juron à l’adresse d’Aïcha et salue Khalid d’une gifle cuisante. Sans raison apparente non plus. Il exige qu’on lui serve son repas au plus vite. Et quand il est servi, il n’aime pas ce qui se trouve dans son assiette. Aïcha lui explique patiemment pourquoi il n’y a pas de bouf ce jour-là. Richie lui hurle qu’il devrait y avoir du bouf pour la maisonnée de Richie Burke, merde alors !
Jusque-là, c’est son comportement normal dans un de ses mauvais jours. Et même lorsque d’un revers de main il repousse le bol de mouton au curry et l’envoie se fracasser sur le plancher dans un geyser de sauce brune et huileuse, c’est encore dans la normalité sur l’échelle de Richie.
C’est alors qu’Aïcha dit doucement, d’une voix soumise, baissant les yeux sur ce qui était une seconde plus tôt le plus beau des saris qui lui restaient, à présent maculé en vingt endroits : « Tu as taché mes affaires. »
Et Richie d’exploser, de se répandre en une éruption de folie furieuse, sans aucune mesure avec l’offense, si offense il y a eu.
Il bondit sur elle en hurlant, la secoue, la gifle. La frappe à coups de poing. Au visage. En pleine poitrine. Il empoigne le sari par la taille, le déchire, l’arrache, le met en lambeaux qu’il froisse et lui jette à la figure. Aïcha recule devant lui, tremblante, les yeux brillants de peur, une main étanchant le sang qui goutte de sa lèvre inférieure fendue, l’autre déployée pour couvrir ses cuisses.
Et Khalid, horrifié, furieux, ne sachant que faire, n’arrive pas à détacher ses yeux de la scène.
« Taché tes affaires, que tu dis ? hurle Richie. Tu vas voir la putain de tache que je vais te faire ! »
II la saisit par le poignet, arrache ce qui lui reste de vêtements et la met nue au beau milieu de la salle à manger. Khalid se couvre le visage. Sa propre grand-mère – quarante ans, pudique et respectable – est nue devant lui : impossible de continuer à la regarder. Et pourtant, comment peut-il tolérer ce qui se passe ? Richie la traîne maintenant dehors, vers sa chambre, sans même prendre soin de fermer la porte. Il la jette sur le lit, s’écrase sur elle. Grogne comme un porc, un porc, un porc, un porc.
Je ne dois pas permettre cela.
La poitrine de Khalid se gonfle de haine, d’une haine froide, presque dénuée de passion. Cet homme n’est pas un homme, mais un djinn. Certains djinns sont inoffensifs, d’autres méchants ; Richie fait sûrement partie des méchants, c’est un démon.
Son père. Un djinn malfaisant.
Ce qui fait quoi de son fils ? Quoi ? Quoi ? Quoi ?
Sans réfléchir, Khalid entre derrière eux dans la chambre, au mépris de toutes les interdictions, au mépris de tous les risques. Il voit Richie vautré entre les jambes d’Aïcha, la chemise relevée, le pantalon sur les chevilles, les fesses nues s’agitant en cadence. Aïcha, les yeux levés au ciel, le visage figé dans un masque d’horreur et de honte, aperçoit par-dessus l’épaule de Richie Khalid pétrifié sur le seuil ; elle agite la main à plusieurs reprises pour lui dire de partir, de sortir de la pièce, de ne pas regarder, de ne surtout pas intervenir.
Il s’enfuit de la maison et se tapit en tremblant au milieu des décombres de l’arrière-coeur, au milieu des vieilles marmites, des cruches cassées et de sa collection de bouteilles de whisky vides.
Lorsqu’il rentre, une heure plus tard, Richie est dans sa chambre et maltraite sa guitare en chantant faux d’une voix basse et avinée. Aïcha s’est rhabillée et, avec des mouvements lents et une attitude soumise, nettoie la salle à manger éclaboussée. Elle sanglote doucement. Elle ne dit rien et ne regarde même pas Khalid lorsqu’il entre. Un sparadrap couvre la blessure de sa lèvre, ses joues sont enflées et tuméfiées. Il y a comme un mur autour d’elle. Elle est hermétiquement isolée à l’intérieur d’elle-même, fermée au monde extérieur tout entier, Khalid compris.
« Je le tuerai, lui dit-il tranquillement.
— Non. Tu ne feras pas ça. » La voix d’Aïcha est profonde, lointaine, une voix qui vient du fond de la mer.
Aïcha lui prépare une maigre pitance – un chapati froid et du riz de la veille – et l’expédie dans sa chambre. Il reste éveillé des heures durant à écouter les bruits de la maison, l’interminable chanson en sourdine de Richie, les sanglots à peine audibles d’Aïcha.
Le lendemain matin, personne ne fit la moindre allusion à quoi que ce soit.
Khalid comprit qu’il lui était impossible de tuer son propre père malgré toute la haine qu’il lui inspirait. Mais il fallait que Richie soit puni pour ce qu’il avait fait. Alors, pour le punir, Khalid allait tuer une Entité.
Depuis quelque temps, quand il était dans un de ses bons jours, Richie emmenait son fils avec lui lorsqu’il traversait la campagne en voiture pour accomplir ses devoirs de quisling – collecter des informations utiles aux Entités et les leur livrer par un processus que l’enfant était incapable de comprendre ; Khalid avait désormais vu des Entités en tant d’occasions différentes qu’il s’était parfaitement habitué à se trouver en leur présence.
Et sans avoir peur d’Elles. Pour la plupart des gens, semblait-il, les Entités étaient des êtres terrifiants, d’horribles monstres extraterrestres, des créatures malfaisantes ; mais pour Khalid Elles avaient toujours été des créatures d’une beauté considérable. Belles comme des divinités. Comment pouvait-on avoir peur d’êtres d’une telle beauté ? Comment pouvait-on avoir peur d’un dieu ?
Elles ne semblaient pas du tout remarquer sa présence. Richie s’approchait de l’une d’Elles, s’immobilisait, et une sorte de transaction s’accomplissait. Pendant l’opération, Khalid se contentait de rester à côté de son père et de regarder l’Entité, de l’examiner, de l’admirer, subjugué par sa beauté. Richie ne lui expliquait jamais le but de ces rencontres et Khalid ne le lui demandait jamais.
À chaque nouvelle rencontre, il trouvait les Entités encore plus belles. Incroyablement belles. Il les aurait presque adorées. Il lui semblait qu’Elles produisaient la même impression sur Richie ; qu’il était sous leur emprise, qu’il se prosternerait volontiers devant Elles, face contre terre.
Et voilà.
Je vais en tuer une, se dit Khalid.
Parce qu’Elles sont si belles. Parce que mon père, qui travaille pour Elles, doit les aimer presque autant que sa propre personne et que je veux tuer la chose qu’il aime. Il dit qu’il les déteste, mais je crois que c’est faux ; je crois qu’il les aime et que c’est pour cela qu’il travaille pour Elles. Ou alors, il les aime et les déteste en même temps. C’est peut-être ce qu’il ressent envers lui-même. Mais je vois la lueur qui s’allume dans ses yeux quand il les regarde.
Alors, je vais en tuer une, oui. Parce qu’en en tuant une c’est une partie de lui que je vais tuer. Et peut-être que mon geste ne sera pas dénué de valeur par ailleurs.