Robert Silverberg Le grand silence

Lorsque le soleil ne brillera plus, lorsque les étoiles tomberont du ciel et que les montagnes seront emportées par le vent, lorsque les chamelles gravides seront laissées à l’abandon et que les bêtes fauves se rassembleront, lorsque les mers s’embraseront et que les âmes des hommes seront réunies, lorsque… les archives des actes humains seront ouvertes et que le ciel sera mis à nu, lorsque l’Enfer brûlera férocement et que le Paradis s’approchera, alors chaque âme comprendra ce qu’elle a fait.

Le Coran, sourate 81.

1. DANS SEPT ANS D’ICI

Carmichael était peut-être la seule personne à l’ouest des Rocheuses à ne pas savoir ce qui se passait. Ce qui se passait ? La fin du monde, plus ou moins.

Mais Carmichael – Myron de son prénom, même si tout un chacun l’appelait Mike – était resté quelque temps absent : il s’était octroyé une semaine d’exquise solitude et de rééquilibrage mental dans le morne et somptueux désert qu’était la partie nord-ouest du Nouveau-Mexique et n’avait pas suivi l’actualité de près.

En ce limpide et vivifiant matin d’automne, bien avant l’aube, il avait décollé d’une piste rurale cabossée aux commandes de son petit Cessna 104-FG et mis cap à l’ouest pour rentrer chez lui. Il avait été furieusement secoué sur tout le parcours ; soufflant du centre du continent, un vent féroce chahutait l’avion dans tous les sens, lui assenant des claques redoutables pratiquement depuis le décollage.

Plutôt mauvais signe, ce vent. Un vent d’est aussi fort que celui-ci pouvait faire du grabuge sur la partie côtière de la Californie, surtout à cette époque de l’année. Carmichael était bien placé pour le savoir. On était fin octobre, en pleine saison des feux de broussailles en Californie du Sud. Il n’avait pas plu sur la côte depuis le cinq avril ; toute la région n’était qu’une formidable poudrière et ce vent violent, sec et chaud qui soufflait du désert était capable d’attiser la moindre petite étincelle qu’il trouverait sur son chemin pour en faire une conflagration dévastatrice, aussi féroce qu’un gigantesque lance-flammes. Ça se produisait à peu› près tous les ans. Il ne fut donc pas surpris d’apercevoir une mince ligne de fumée brune à l’horizon en arrivant dans les parages de San Bernardino.

La ligne en question s’épaissit et s’assombrit lorsqu’il survola la crête des San Gabriel Mountains pour déboucher sur Los Angeles proprement dit, et il semblait à présent y avoir des zones secondaires de ciel brun sale vers le nord et le sud en plus de cette longue ligne est-ouest, là-bas, près de l’océan. Il y avait manifestement plusieurs foyers simultanés. Peut-être un peu plus importants que d’habitude, par-dessus le marché. Ce qui n’avait rien de rassurant. À cette époque de l’année à Los Angeles, il y avait des risques partout. Avec un vent aussi fort que celui-ci, toute la délirante métropole pouvait disparaître dans une immense tempête de feu – une seule.

Le contrôleur aérien qui aiguilla Carmichael jusqu’à l’aéroport de Burbank avait la voix enrouée, le débit haché, ce qui aurait pu indiquer qu’il se passait quelque chose d’inhabituel. Mais ces mecs avaient toujours la voix enrouée et le débit haché. Cette pensée réconforta légèrement Carmichael.

Il sentit la fumée lui chatouiller les narines dès l’instant où il descendit de l’avion : mauvaise odeur, acre et familière, puanteur irritante d’un octobre condamné. L’instant d’après, elle lui piquait les yeux. On pouvait presque faire des dessins du bout du doigt dans l’air sale. Sûr que ce devait être un balèze de sinistre, conclut-il.

Un grand échalas en salopette de mécano passa au trot devant lui sur le terrain.

« Hé, mec, lança Carmichael. Ça brûle de quel côté ? »

L’homme s’arrêta, bouche bée, et lui adressa un regard bizarre doublé d’un clignement incrédule, comme si Carmichael venait de redescendre sur terre après avoir passé six mois en orbite. « T’es pas au courant ?

— Si j’étais au courant, je te poserais pas la question.

— Merde, ça crame de tous les côtés. Dans tout ce putain de bassin de L.A.

— Partout ? »

Le mécanicien opina. Il avait l’air à moitié cinglé. La mâchoire pendante, les yeux papillotants du barjo défoncé, il remettait ça. « Ça alors, tu veux dire que t’as pas entendu parler de…

— Non. » Carmichael eut envie de le secouer comme un prunier. Il trouvait tout le temps ce genre d’olibrius stupide sur son chemin et en avait horreur. Il désigna d’un geste impatient le ciel enfumé. « C’est aussi sérieux que ça en a l’air ?

— Ouais, c’est sérieux, mec, vraiment sérieux ! Une putain de catastrophe, y a pas à dire. Ça brûle de partout. On a réquisitionné tous les avions civils du coin pour lutter contre l’incendie. Tu ferais bien d’aller voir tout de suite ton chef de secteur.

— Ouais, dit Carmichael, qui démarrait déjà. Je crois qu’il faut que j’y aille. »

II entra au pas de course dans le bâtiment principal de l’aéroport. Les gens s’écartaient sur son passage. C’était un solide gaillard, pas particulièrement grand mais large d’épaules, au torse puissant, et comme tous les Carmichael, il avait des yeux d’un bleu impitoyable, pareils à des projos de poursuite. Quand il se déplaçait rapidement, comme maintenant, on se rangeait sur le côté.

L’odeur acre de la fumée flottait jusqu’à l’intérieur de l’aérogare. L’endroit était en plein délire ; les habitués paniques couraient dans tous les sens et s’interpellaient à tue-tête en agitant leurs serviettes. Tant bien que mal, Carmichael se fraya un chemin jusqu’à un terminal public. Un modèle à l’ancienne, pas un de ces nouveaux bidules pour biopuces implantées. Il appela le chef de secteur sur le réseau d’urgence. Dès qu’il comprit à qui il avait affaire, son correspondant lui dit : « Bouge ton cul et monte en ligne à la vitesse grand V, Mike.

— Tu m’envoies où ?

— Le plus vicelard est quelque part au nord-ouest de Chats Worth. On a des zincs chargés et parés à décoller de l’aéroport de Van Nuys.

— Tu me laisses le temps de pisser et de passer un coup de fil à ma femme, d’ac’ ? Je serai à Van Nuys dans un quart d’heure. »

Carmichael ressentait sa fatigue jusque dans les dents. Il était neuf heures du matin ; il avait pris l’air à quatre heures et demie et le combat qu’il avait livré à ce salaud de vent d’est, ce même vent qui menaçait maintenant d’attiser les flammes à L.A., l’avait éreinté. À cinquante-six ans, il n’était plus de la première jeunesse et la sève de jadis coulait chaque année plus paresseusement dans ses veines. En cet instant, tout ce qu’il désirait, c’était rentrer chez lui, prendre une douche, retrouver Cindy et son lit. Mais Carmichael ne considérait pas la lutte contre l’incendie comme un travail facultatif. Pas avec la menace d’une tempête de feu qui planait en permanence sur L.A.

Il y avait des fois où il souhaitait presque que la chose arrive – un grand brasier purificateur qui rayerait de la carte toute cette putain de ville.

Carmichael ne voulait – ni de près ni de loin – assister pour de bon à ce genre de catastrophe, mais il détestait cette Babylone de pacotille, noyée dans le smog, son enchevêtrement démesuré d’autoroutes engorgées, les maisons bizarres, l’air salement pollué, les denses frondaisons luisantes qui étouffaient partout le paysage, la drogue, l’alcoolisme, le taux de divorce, le farniente, les quartiers louches, les clochards au coin des rues, la délinquance urbaine, les avocats d’affaires et leurs répugnants clients, les fouets et les chaînes, les sex-shops, les salons contact et les instituts de massage, les fourgueurs de réalité virtuelle, les gens bizarres qui parlaient leur bizarre jargon branché, portaient leurs fringues bizarres, conduisaient leurs bagnoles bizarres, arboraient des coupes de cheveux bizarres et des os en travers du pif comme les sauvages qu’ils étaient. La médiocrité et la vulgarité étaient omniprésentes, songea Carmichael. Mêmes les grandioses résidences et les restaurants chic étaient ainsi : des décors de cinéma à l’élégance superficielle.

Il avait parfois l’impression qu’il était plus agacé par la mesquine connerie générale que par l’absolue perversité qui se nichait dans les authentiques coins sombres. Si on regardait où on mettait les pieds, on pouvait rester à l’abri du mal la plupart du temps – et même tout le temps –, mais on avait beau s’escrimer à garder ses propres valeurs en point de mire, la connerie vous rattrapait sournoisement au tournant et il ne servait à rien de se bagarrer avec : elle s’infiltrait dans votre âme sans que vous en ayez seulement conscience. Il espérait que son séjour à Los Angeles n’était pas en train de lui faire ça.

Il y avait eu des Carmichael installés en Californie du Sud depuis l’époque du général Frémont, mais jamais à Los Angeles même – pas un seul. Il était le premier de sa tribu à avoir on ne sait trop comment atterri là. La famille venait de la Vallée, et quand les Carmichael parlaient de « la Vallée », ils voulaient dire la vallée de San Joaquin, la grandiose plaine cultivée qui commençait après Bakersfield et s’étendait loin vers le nord, et non pas ce que les Angelenos entendaient par là : le triste chapelet congestionné de banlieues hideuses qui s’étirait juste derrière les collines après Beverly Hills et Santa Monica. Quant à Los Angeles, ils l’ignoraient : c’était l’escarbille dans l’œil, l’indicible souillure au front du paysage californien.

Mais L.A. était la ville de Cindy, Cindy adorait L.A., et Mike Carmichael adorait Cindy. Il aimait tout d’elle : le contraste entre sa délicatesse de fée Clochette toute menue et la brusquerie de son mari, ce colosse au nez disgracieux ; sa chaleur, son intensité, sa gaieté enjouée, sa bizarre espièglerie ; ses yeux sombres pleins de vie, sa frange de boucles lustrées, noires comme jais, et même les étranges et délirantes philosophies qui lui oxygénaient l’esprit. Elle était tout ce qu’il n’avait jamais été, ni jamais voulu être, et il était tombé amoureux d’elle comme jamais il n’était tombé amoureux ; c’était pour Cindy qu’il était devenu l’Angeleno de la famille malgré tout le dégoût que lui inspirait L.A. : parce qu’elle ne pouvait ni ne voulait vivre ailleurs.

Mike Carmichael vivait donc là depuis sept ans, dans une petite maison en bois en haut de Laurel Canyon, au milieu de ses luxuriantes futaies, et sept mois d’octobre successifs, il s’était consciencieusement déplacé pour balancer des ignifugeants chimiques sur les feux de broussailles annuels et épargner aux stupides indigènes les ravages de leur propre négligence. Presque tous les Carmichael avaient été élevés dans la conviction qu’il fallait assumer ses responsabilités sans broncher, sans poser de questions. Même Mike, qui était dans la famille celui qui se rapprochait le plus du rebelle, le comprenait.

Il y avait des incendies. C’était un fait incontournable. On avait besoin de pilotes qualifiés pour aller là-haut les bombarder d’ignifugeants et les éteindre. Mike Carmichael était un pilote qualifié, on avait besoin de lui, et il allait au feu. C’était aussi simple que ça.

Le téléphone sonna sept fois à son domicile avant que Carmichael ne raccroche. Cindy n’avait jamais aimé les répondeurs, les renvois d’appel ou les mini-récepteurs alphanumériques. À l’entendre, les trucs de ce style étaient mécaniques, déshumanisants. Ce qui faisait de leur couple les dernières personnes du monde -ou presque – à se priver de ces gadgets. Quelle importance ? se disait Carmichael. Cindy voulait qu’il en soit ainsi et pas autrement.

Il essaya ensuite le numéro du petit atelier, juste derrière Colfax, où elle fabriquait ses bijoux, mais elle ne répondit pas davantage à cette adresse. Elle devait être en route pour la galerie, qui était au diable à Santa Monica, mais elle n’était probablement pas encore arrivée – avec tous ces incendies, les autoroutes devaient être encore pires qu’en temps normal – et il n’y avait donc pas de raison de tenter de la joindre là-bas.

Il n’appréciait guère de ne pas pouvoir lui dire un simple bonjour après une absence de presque une semaine, et sans véritable espoir d’y parvenir pendant huit ou dix heures encore. Mais il n’y pouvait rien.

Burbank l’autorisa à décoller en vertu des procédures d’urgence pour la lutte contre l’incendie. Dès qu’il fut à nouveau en l’air, il aperçut le feu, pas très loin, en direction du nord-ouest. La fumée, plus dense à présent, formait une colonne d’un noir huileux qui tranchait sur la pâleur du ciel. Et lorsqu’il descendit de son avion quelques minutes plus tard à l’aéroport de Van Nuys, il fut immédiatement giflé par une explosion de chaleur inimaginable. À Burbank, il faisait dans les vingt-huit degrés, déjà sacrement chaud pour neuf heures du matin, mais ici, on dépassait les trente-sept cinq. L’air lui-même transpirait. Carmichael voyait presque la chaleur se figer comme des gouttelettes de graisse. Il lui semblait entendre le ronflement des flammes au loin, les craquements et les crépitements du sous-bois qui brûlait, l’intempestif sifflement de l’herbe sèche qui prenait feu. Exactement comme si l’incendie n’était qu’à trois kilomètres. Ce qui était peut-être le cas, songea-t-il.

L’aéroport ressemblait au Q.G. d’une zone de combats. Des avions atterrissaient et décollaient dans un carrousel frénétique. Et des avions déments, en plus. L’incendie était apparemment si sérieux que la flotte habituelle d’avions-citernes conventionnels avait été complétée par des antiquités de toutes sortes, des taxis vieux de quarante, cinquante ans et même plus, des Forteresses volantes B-17 et des DC-3 reconvertis, un Douglas Invader et même, au grand étonnement de Carmichael, un Ford Trimotor des années trente qu’on était peut-être allé chercher dans la collection de quelque studio de cinéma. Certains étaient équipés de réservoirs contenant des produits chimiques ignifugeants, d’autres étaient des bombardiers d’eau écopeurs, d’autres encore des appareils de reconnaissance, le nez coiffé d’un cône étincelant de détecteurs infrarouges et électroniques. Des hommes et des femmes sous tension se démenaient frénétiquement dans tous les sens, s’interpellaient par gesticulations sauvages d’un bout à l’autre des pistes ou criaient dans des walkies-talkies tout en essayant de mettre un peu d’ordre dans les opérations de chargement. Sans y arriver vraiment, d’ailleurs.

Carmichael parvint au Q.G. des opérations, bourré de gens hagards vissés à des écrans d’ordinateur. Il connaissait la plupart d’entre eux pour les avoir vus lors de précédentes campagnes anti-incendies. Et ils le connaissaient.

Il attendit une accalmie dans la tourmente et tapa sur l’épaule d’un des régulateurs – une femme. Elle se détourna de son écran, hocha la tête avec des yeux en boules de loto, puis se fendit d’un large sourire en le reconnaissant.

« Mike. Bien. On a un DC-3 de libre pour toi. » Du doigt, elle traça une ligne sur l’écran en face d’elle. « Tu vas balancer des ignifugeants sur cet arc ouest-est, entre Ybarra Canyon et Horse Flats. Ça brûle dans les collines au pied des Santa Susana Mountains ; jusqu’ici, le vent souffle de l’est, mais s’il vire au nord, le feu va tout bouffer entre Chats Worth et Granada Hills, jusqu’à Ventura Boulevard. Et s’il n’y avait que celui-ci !

— Merde ! Il y en a combien ? »

Elle cliqua deux fois avec sa souris. La carte de la vallée de San Fernando précédemment affichée sur l’écran s’effaça dans un tourbillon, remplacée par l’intégralité du bassin de Los Angeles. Carmichael en resta pantois. Trois grosses rayures écarlates indiquaient les zones d’incendie : celle-ci, à l’extrémité ouest du tableau, le long des Santa Susana, une autre, presque aussi épaisse, très loin vers l’est dans les prairies au nord de l’autoroute 210, du côté de Glendora ou de San Dimas, et une troisième dans la partie est d’Orange County, derrière les collines d’Anaheim.

« Jusque là, le nôtre est le plus gros, dit la femme. Mais il n’y a qu’une soixantaine de kilomètres entre les deux autres, et s’ils venaient à se rejoindre d’une manière ou d’une autre…

— Ouais », dit Carmichael.

Une muraille de feu d’un seul tenant déferlerait sur tout le pourtour est du bassin, si ça se trouvait… avec, soufflant de Santa Ana, des vents féroces transportant vers l’ouest des fleuves d’étincelles qui traverseraient Pasadena, le centre-ville de L.A., Hollywood, Beverly Hills et la suite, jusqu’à la côte et Venice, Santa Monica, Malibu. Il frissonna. Laurel Canyon y passerait. La maison, l’atelier. Merde, tout y passerait. Pire que Sodome et Gomor-rhe, pire que la chute de Ninive. Rien que des cendres sur des centaines de kilomètres.

« Seigneur, reprit-il. Tout le monde a la trouille du terrorisme nucléaire et trois bagnoles avec des petits connards qui balancent des cigarettes peuvent faire le boulot aussi facilement.

— Sauf que ce ne sont pas des cigarettes cette fois-ci, Mike.

— Non ? Quoi alors ? Des pyromanes ? »

Encore une fois ce regard ahuri et clignotant, le même que lui avait servi le mécanicien à Burbank. « Sans blague ? Tu n’es pas au courant ?

— Je viens de passer six jours au Nouveau-Mexique. Au fin fond de la cambrousse.

— Alors tu es le seul type au monde à ne pas être au courant. Dis donc, ça t’arrive jamais d’écouter les infos à la radio dans ta bagnole ?

— J’ai fait l’aller-retour en avion. Un Cessna. Ecouter la radio ? Si je vais au Nouveau-Mexique, c’est précisément pour éviter ce genre d’obligation… Mais nom de Dieu, de quoi je devrais avoir entendu parler ?

— Des extraterrestres, dit-elle d’une voix lasse. Les incendies, c’est eux. Trois vaisseaux spatiaux ont atterri à cinq heures ce matin dans trois coins différents du bassin de L.A. C’est la chaleur des réacteurs qui a mis le feu à l’herbe sèche. »

Carmichael ne sourit pas. « Des extraterrestres, ouais. Tu as un drôle de sens de l’humour, ma petite.

— Tu crois que c’est de la blague ?

— Des vaisseaux spatiaux ? Venus d’une autre planète ?

— Avec des monstres de cinq mètres de haut à bord, précisa le régulateur installé devant la console voisine. Linda ne raconte pas de blagues. Ils sont sortis et se baladent sur les autoroutes à l’heure qu’il est. Des gros calmars violets de cinq mètres de haut, Mike.

— Des Martiens ?

— Personne ne sait d’où ils viennent.

— Seigneur, dit Carmichael. Dieu tout-puissant ! »

Neuf heures et demie du matin. Le frère aîné de Carmichael, le colonel Anson Carmichael III, que tout le monde appelait simplement « le Colonel », se tenait devant son téléviseur, bouche bée. Il n’en croyait pas ses yeux. Sa fille Rosalie lui avait téléphoné un quart d’heure plus tôt de Newport Beach pour lui dire d’allumer la télé. Sinon l’idée ne lui en serait pas venue ; la télévision était là pour les petits-enfants, pas pour lui. Et le voilà, lui, officier de l’armée de terre en retraite, maigre, haut sur pattes, le dos résolument droit, la soixantaine à peine entamée, les yeux bleus, perçants, et tous ses cheveux blancs – planté devant son poste de télé en plein milieu de la matinée, bouche bée comme un gosse de cinq ans.

Sur l’écran géant dernier cri incorporé aux parements rosés du mur de la salle de jeux, les deux mêmes scènes stupéfiantes se répétaient alternativement sur tous les canaux, sans discontinuer, depuis quinze minutes qu’il regardait la télé.

L’une se résumait à la vue aérienne du grand incendie sur le flanc nord-ouest du bassin de Los Angeles : des tourbillons de fumée noire, des langues de flammes rouge vif, et, entrevues ça et là, une maison ou toute une rangée de maisons en feu. L’autre offrait le spectacle grotesque, incroyable et même absurde d’une demi-douzaine de créatures titanesques évoluant dignement sur le parking à moitié désert d’un immense centre commercial dans une localité appelée Porter Ranch, tandis que le fuselage élancé de ce qu’Anson supposa être un véhicule de liaison extraterrestre se dressait comme une aiguille étincelante au-dessus d’un amas confus de voitures calcinées, le nez incliné à quarante-cinq degrés.

Les caméras variaient de temps en temps l’angle de prise de vue, mais les scènes retransmises restaient les mêmes. Un plan de l’incendie suivi sans transition d’un plan des Étrangers dans le centre commercial. L’incendie encore, apparemment pire qu’avant ; puis nouveau plan des Étrangers sur le parking. Et ainsi de suite.

Et les deux mêmes phrases n’en finissaient pas de tourner dans la tête du Colonel :

C’est une invasion. Nous sommes en guerre. C’est une invasion. Nous sommes en guerre.

Son esprit pouvait assez facilement assimiler la partie incendie de la situation. Il avait déjà vu des maisons brûler. Les incendies gigantesques, aux conséquences catastrophiques, constituaient une plaie de la vie californienne, mais ils étaient inévitables dans un Etat où une trentaine de millions de gens avaient décidé de s’installer dans une région affligée d’une saison sèche – caractéristique climatique absolument normale – qui durait chaque année d’avril à novembre. Octobre était le mois des incendies : les collines herbeuses étaient sèches comme des ossements et les vents diaboliques de Santa Ana montaient en rugissant du désert pour déferler sur l’est. Il n’y avait jamais d’année sans son lot d’incendies, et tous les cinq ou dix ans, il y en avait un véritablement monstrueux : l’incendie des collines de Hollywood en 1961, quand Anson allait sur ses vingt ans, et un autre, juste en dessous, à Santa Barbara en 1990 ; ensuite cet énorme incendie de la Baie de San Francisco qui avait tellement ravagé Oakland un an ou deux plus tard ; et puis l’incendie de Pasadena le jour de Thanks-giving ; et ainsi de suite.

Mais l’autre truc… des vaisseaux spatiaux extraterrestres atterrissant à Los Angeles et, à en croire la télé, également dans une douzaine d’autres villes d’un bout à l’autre du globe… de bizarres visiteurs, très vraisemblablement hostiles et belliqueux, qui débarquaient à l’improviste… des intrus qui, pour Dieu sait quelle raison, venaient semer le trouble dans le monde généralement paisible et prospère qu’était la planète Terre aux premières années du vingt et unième siècle…

Ça, c’était du cinoche. C’était de la science-fiction. Ça bousculait votre impression d’un univers bien ordonné où les événements s’enchaînaient de manière prévisible.

Le Colonel n’avait lu qu’un seul livre de science-fiction dans sa vie, La Guerre des mondes de H.G. Wells, il y avait longtemps de cela. Il n’était pas encore le Colonel, rien qu’un grand escogriffe de lycéen qui se préparait diligemment à la vie qu’il savait devoir être la sienne. C’était un roman intelligent et passionnant, mais en fin de compte, le livre l’avait agacé parce qu’il posait une question intéressante – Qu’est-ce qu’on fait quand on se trouve en face d’un ennemi absolument invincible ? – sans y apporter de réponse valable. La conquête de la Terre par les Martiens n’avait pas été mise en échec par quelque stratégie militaire que ce soit, mais par une péripétie des plus fortuites, un accident biologique venu a point nommé.

Les questions difficiles ne l’embarrassaient pas, mais il jugeait utile d’essayer de leur trouver de bonnes réponses et s’était attendu à ce que Wells lui fournisse quelque chose de plus satisfaisant au lieu de s’arranger pour que les invincibles conquérants martiens succombent à des bactéries terriennes malignes inconnues d’eux alors même que les armées de la Terre gisaient écrasées et sans défense à leurs pieds. C’était ingénieux de la part de Wells, mais ce n’était pas le type correct d’ingéniosité, parce qu’elle ne laissait aucun champ d’action aux facultés mentales ni au courage humains ; il s’agissait simplement d’un événement externe qui en annulait un autre, à l’instar d’une averse torrentielle se manifestant pour éteindre l’incendie qui ravage une forêt tandis que tous les pompiers présents regardent le spectacle en suçant leur pouce.

Eh bien, là, si bizarre que cela paraisse, la fiction de Wells était devenue réalité. Les Martiens avaient débarqué pour de bon, et c’étaient des vrais, même si assurément ils ne venaient pas de Mars. Descendus de nulle part, donc, mais… où étaient passés nos systèmes orbitaux d’alerte avancée, se demanda-t-il, les télescopes spatiaux censés scruter le vide à la recherche d’astéroïdes en route vers la Terre et autres petites surprises cosmiques ? Et si ce qu’il voyait à la télé était un échantillon représentatif, ils étaient déjà en train de se pavaner comme de vrais conquérants. Bon gré, mal gré, le monde semblait en guerre, et selon toute apparence, avec des créatures d’un niveau technologique supérieur, puisqu’elles avaient réussi à quitter quelque autre étoile pour venir jusqu’ici, prouesse que nous n’aurions pas pu accomplir.

Il restait à voir, évidemment, ce que voulaient ces envahisseurs. Peut-être n’était-ce même pas une invasion, mais simplement une représentation diplomatique qui était arrivée sur Terre avec une singulière maladresse. Mais si c’était la guerre, songea le Colonel, et que ces créatures possèdent des armes et des pouvoirs dépassant l’entendement humain, on allait avoir l’occasion de se colleter avec le problème que H.G. Wells, un siècle plus tôt, avait préféré résoudre élégamment par un artifice de dernière seconde.

L’esprit du Colonel commençait déjà à égrener toute une litanie de possibilités. Quels personnages il allait lui falloir appeler à Washington ? Est-ce qu’au moins l’un d’entre eux aurait l’idée de l’appeler ? Si une guerre contre ces Étrangers était inévitable – et son intuition lui en donnait la certitude – il avait l’intention d’y jouer un rôle.

Le Colonel n’aimait pas la guerre et était très peu impatient d’y prendre part, et pas seulement parce qu’il avait pris sa retraite des forces armées depuis près de douze ans. Il n’avait jamais enjolivé la guerre. C’était une sale affaire, stupide et cruelle, qui ne signifiait d’ordinaire rien de plus que l’échec d’une démarche rationnelle. Son père, Anson II, le Vieux Colonel, avait participé à la Seconde Guerre mondiale – et pas qu’un peu, ses cicatrices en témoignaient – mais il n’en avait pas moins élevé ses trois fils en vue d’en faire des soldats. Le Vieux Colonel aimait dire : « Des gens comme nous entrent dans l’armée afin de veiller à ce que personne n’ait plus jamais à se battre. » Son fils aîné Anson n’avait jamais cessé d’adhérer à cette idée.

Parfois, cependant, la guerre se jetait carrément sur vous sans vous laisser le moindre choix, et il était alors nécessaire de se battre sous peine d’être anéanti. On était apparemment dans ce genre de situation. Auquel cas, tout retraité qu’il était, il aurait peut-être quelque chose à offrir. Après tout, la psychologie des cultures étrangères avait été sa grande spécialité depuis son séjour au Viêt-nam, même s’il n’avait jamais imaginé avoir une jour affaire à une culture aussi étrangère que celle-ci. N’empêche qu’il y avait certains principes généraux qui devaient pouvoir s’appliquer même dans ce cas…

Soudain, le côté stupidement répétitif de ce que lui montrait l’écran commença à l’irriter. Au bord de la colère, il retourna dehors.

Des thermiques montant du brasier secouèrent sauvagement l’appareil lorsque Carmichael prit de l’altitude. Il passa quelques instants difficiles mais reprit aisément et automatiquement le contrôle de la situation, extrayant les gestes nécessaires des territoires souterrains de son système nerveux. Il était essentiel, croyait-il, d’avoir les gestes dans les doigts, les épaules, les cuisses plutôt que dans les régions conscientes du cerveau. La conscience pouvait vous mener assez loin, mais en fin de compte, on était obligé de faire appel aux territoires souterrains, sinon c’était la mort assurée.

Tout cela n’était rien, après tout, comparé à ce qu’il avait dû encaisser au Viêt-nam. Au moins, aujourd’hui, personne ne le canarderait par en dessous. C’était aussi au Viêt-nam qu’il avait appris tout ce qu’il savait sur le pilotage au milieu d’ascendances thermiques.

Dans le sud marécageux de ce malheureux pays, la saison sèche était l’époque de l’année où les paysans brûlaient leurs chaumes, et ce n’était plus que fumée et chaleur au sol, avec une visibilité d’environ mille mètres à tout casser. Et ce, de jour. Plus de la moitié de ses missions de combat se passaient la nuit. Il avait souvent volé pendant la mousson, période remarquable pour ses puissantes rafales de pluie latérales et presque aussi éprouvante pour les pilotes que la saison des écobuages. Les Viêt-cong et leurs potes des bataillons de l’Armée du Viêt-nam du Nord préféraient en général procéder à des mouvements de troupes en période de mauvais temps, quand ils estimaient que personne ne serait assez cinglé pour prendre l’air. Évidemment, c’était dans ces moments-là que Carmichael se trouvait au-dessus d’eux.

Quoiqu’à plus de trente ans derrière lui, la guerre était encore aussi fraîche et vivace dans son existence que s’il avait passé les six jours précédents à Saigon et non pas au Nouveau-Mexique. Il était le vilain garnement de la famille et personne ne s’attendait à ce qu’il entre docilement dans l’armée, mais il y avait en lui assez de la fibre des Carmichael pour qu’il ne songe jamais à se dérober à l’obligation d’aider son pays à défendre son périmètre de sécurité. Aussi avait-il fait la guerre comme pilote de la Marine, aux commandes de bimoteurs OV-10 à turbopropulseurs dans l’escadrille d’attaque légère n° 4 basée à Binh Thuy.

Il s’était acquitté de son devoir pendant douze mois, de juillet 1971 à juin 1972. Ça lui avait suffi. Les OV-10 étaient censés être des avions d’observation, mais au Viêt-nam, ils opéraient en soutien rapproché d’une cavalerie aérienne et sortaient équipés de roquettes, de mitrailleuses, de canons de 20 mm, de grappes de mini bombes accrochées sous les ailes et d’un tas d’autres accesoires. À pleine charge, c’était à peine s’ils pouvaient dépasser onze cents mètres d’altitude. La plupart du temps, ils volaient en dessous des nuages, parfois presque au niveau de la cime des arbres, à une trentaine de mètres du sol, sept jours sur sept et généralement la nuit. Carmichael estimait avoir plus que rempli ses obligations militaires envers son pays.

Quant à l’obligation d’aller combattre ces incendies… on n’avait jamais fini de la remplir.

Il sentit l’avion répondre et se permit un sourire. Les DC-3 étaient de vieux coucous coriaces. Il adorait les piloter, bien que les plus récents aient été fabriqués avant sa naissance. En fait il adorait piloter n’importe quel appareil. Carmichael ne volait pas pour gagner sa vie – il ne faisait plus rien pour gagner sa vie – mais c’était sa principale occupation. Il y avait des mois où il passait plus de temps en l’air qu’au sol, du moins en avait-il l’impression, car les heures qu’il passait au sol s’écoulaient souvent sans se faire remarquer, tandis que le temps passé en l’air était sublimé, intensifié, magnifié.

Il mit d’abord cap au sud vers Encino, puis remonta vers la zone de feu en survolant Tarzana, Canoga Park et Chatsworth. Une brume de cendres ténue masquait le soleil. Baissant les yeux, il distinguait les minuscules maisons, les minuscules piscines bleues, les minuscules humains qui se démenaient de tous côtés dans une ferveur démoniaque pour essayer d’arroser leurs toits avant l’arrivée des flammes. Toutes ces habitations, tous ces gens, ces fourmilières humaines qui remplissaient chaque centimètre carré d’espace entre la mer et le désert… tout cela était maintenant menacé.

En direction du sud, ça bouchonnait sur toutes les voies de Topanga Canyon Boulevard comme sur Hollywood Freeway aux heures de pointe – et on n’était qu’au milieu de la matinée. Non, c’était encore pire. On roulait jusque sur les accotements et des enchevêtrements noueux signalaient ça et là des accidents, des voitures sur le toit, des voitures dans le décor. Les autres poursuivaient leur route en s’efforçant de contourner les obstacles.

Où allaient donc tous ces gens ? N’importe où. Pourvu que ce soit loin de l’incendie. Avec des meubles ficelés sur le toit de leurs voitures – berceaux, coffres, coiffeuses, chaises, tables et même lits. Il pouvait aussi imaginer ce qu’il y avait à l’intérieur de ces voitures : des montagnes de photos de famille, disquettes informatiques, téléviseurs, jouets, vêtements – tout ce que les gens avaient de plus précieux, ou tout ce qu’ils avaient réussi à entasser avant que la panique ne s’empare d’eux.

Ils se dirigeaient apparemment vers les plages. Un prédicateur de la télévision leur avait peut-être dit qu’une arche ancrée dans les eaux du Pacifique attendait de pouvoir les emmener en lieu sûr tandis que Dieu faisait pleuvoir le soufre sur Los Angeles. Et peut-être était-ce le cas. À Los Angeles, tout était possible. Des envahisseurs venus de l’espace qui déambulaient sur les autoroutes, tant qu’on y était. Dieu du ciel ! Carmichael avait le plus grand mal à accorder un commencement de réflexion à une telle éventualité.

Il se demandait où était Cindy, ce qu’elle en pensait, elle. Il y avait de grandes chances pour qu’elle trouve ça très drôle. Douée d’une fantastique aptitude à trouver la réalité amusante, elle aimait citer un vers du vieux poète romain Virgile : une tempête se lève, une voie d’eau s’est ouverte dans le navire, il y a un tourbillon d’un côté et des monstres marins de l’autre et Énée dit en fin de compte à ses hommes : « Peut-être nous plaira-t-il d’évoquer quelque jour ces souvenirs. »

Cindy était comme ça, songea Carmichael. Les vents de Santa Ana soufflent, trois gigantesques feux de broussailles brûlent tout autour de la ville, des envahisseurs extraterrestres sont arrivés au même moment, et peut-être nous plaira-t-il d’évoquer quelque jour ces souvenirs.

Son coeur débordait d’amour pour elle et il avait hâte de la retrouver.

Carmichael ne connaissait rien à la poésie avant de rencontrer Cindy. Il ferma un instant les yeux et la projeta sur l’écran de son esprit. De lourdes cascades de cheveux noirs comme jais, un sourire instantané, éblouissant, un petit corps mince et bronzé où scintillaient partout les étonnants colliers de perles, bagues et pendentifs qu’elle concevait et fabriquait. Et ses yeux. Il ne connaissait personne qui ait des yeux comme les siens, des yeux où brillait une étrange malice, avec cette manière totalement originale de regarder qu’il adorait en elle par-dessus tout. Et cette saloperie d’incendie qui venait se mettre entre eux, juste au moment où il rentrait d’une absence de presque une semaine ! Salauds de Martiens à la con ! Allez au diable !

Lorsque le Colonel émergea sur le patio, il sentit le vent venir en force de l’est – un vent brûlant, plus vigoureux qu’en début de matinée, véritablement tranchant. Il entendait l’inquiétant chuintement des feuilles mortes, sèches et cassantes, fouettées par le vent sur les pistes à flanc de colline qui commençaient juste en dessous du bâtiment principal. Les vents d’est étaient toujours de mauvais augure. Et celui-ci amenait à coup sûr des ennuis : il y avait déjà une légère trace de fumée dans l’air.

Le ranch était situé sur un terrain en pente douce presque au sommet du versant sud des Santa Ynez Mountains, derrière Santa Barbara, site majestueux qui s’étalait sur de nombreux hectares avec vue sur la ville et sur l’océan au delà. Il était trop haut perché pour qu’on puisse y faire pousser des avocats ou des citronniers, mais il convenait parfaitement aux noyers et aux amandiers. Ici, l’air était toujours pur et limpide, la vaste coupole du ciel s’étendait à des millions de kilomètres dans toutes les directions et les échappées étaient spectaculaires. Ce terrain appartenait depuis cent ans à la famille de l’épouse du Colonel ; mais après la disparition de cette dernière, il avait dû s’en occuper tout seul ; et c’était ainsi, par une insolite succession d’événements, qu’un des militaires de la famille Carmichael s’était trouvé transformé en un Carmichael agriculteur, ici même, dans la septième décennie de sa vie. Il vivait là depuis cinq ans, seul dans cette imposante demeure, à l’exception d’un personnel résident de cinq personnes pour l’aider.

Il y avait quelque ironie dans le fait que le Colonel finisse ses jours comme exploitant agricole. C’était l’autre branche des Carmichael, la branche aînée, qui avait toujours été celle des fermiers. La branche cadette – celle du Colonel et de Mike Carmichael – avait habituellement choisi le métier des armes.

Clyde, le cousin du père du Colonel, mort depuis presque trente ans, avait été le dernier des Carmichael fermiers. Le domaine familial était à présent un lotissement de trois cents foyers, pimpant et tiré au cordeau. La plupart des fils et des filles de Clyde et leurs familles vivaient encore dispersés d’un bout à l’autre de la Vallée, de Fresno à Bakersfield, en passant par Visalia ; ils vendaient des contrats d’assurance, des tracteurs ou des portefeuilles d’actions. Le Colonel n’avait plus de contact avec eux depuis des années.

Quant à l’autre branche, la branche militaire, elle s’était depuis longtemps éloignée de ses racines dans la Vallée. Feu le père du Colonel – Anson II, le Vieux Colonel – s’était installé dans la banlieue de San Diego après avoir pris sa retraite de l’armée. L’un de ses trois fils, Mike, qui avait voulu – Dieu soit loué ! – devenir pilote dans la Marine, s’était retrouvé à L.A., en plein dans le ventre de la Bête. Un autre fils, Lee, le benjamin de la famille – mort dix ans auparavant en testant un avion de chasse expérimental –, avait vécu à Mojave, près de la base aérienne d’Edwards. Et lui, l’aîné des trois garçons, Anson III, droit, austère, vertueux, jadis appelé le Jeune Colonel pour le distinguer de son père mais plus tellement jeune à présent, vivait une retraite plus ou moins tranquille dans un joli ranch en haut d’une montagne derrière Santa Barbara. Bizarre, tout cela. Très bizarre.

Depuis la véranda qui entourait la maison principale, le colonel Carmichael jouissait d’une vue sans encombre sur des paysages très éloignés. La partie frontale lui permettait de plonger pardessus la série de collines qui descendaient vers le sud, jusqu’aux toits de tuile rouge sur fond d’océan sombre de Santa Barbara, et par un jour limpide comme celui-ci, son regard portait jusqu’aux îles du Détroit. Depuis le patio latéral, il jouissait d’une vue fantastique vers l’est, sur les sommets irréguliers des montagnes basses de la chaîne côtière – au moins jusqu’à Ventura et Oxnard –, et il lui arrivait même parfois de discerner la paroi blanc grisâtre de la muraille de smog qui s’élevait en bouillonnant dans le ciel depuis Los Angeles, à près de cent cinquante kilomètres de là.

Aujourd’hui, l’air n’était pas blanc grisâtre de ce côté-là. Un grandiose panache noir brunâtre montait à l’assaut de la stratosphère depuis la zone de feu – Moorpark, estima-t-il, ou Simi Valley, ou encore Calabasas, une de ces villes champignons périphériques qui s’égrenaient tout au long de l’autoroute 101 jusqu’à Los Angeles. Rencontrant une résistance dans les couches atmosphériques supérieures, le panache s’émoussait et s’étalait latéralement, formant au milieu du ciel une sinistre tache sale horizontale.

À cette distance, le Colonel était incapable de voir l’incendie lui-même, fût-ce avec ses jumelles. Il imagina qu’il le pouvait- se persuada qu’il pouvait distinguer six ou huit spirales de flamme vermillon s’élevant à la verticale du centre de cette affreuse nuée – mais il savait que ce n’était qu’une illusion forgée par son esprit, qu’il était physiquement impossible de voir un incendie situé à plus de cent kilomètres au sud sur la côte. La fumée, oui, mais pas le feu.

Mais la fumée suffisait pour lui chahuter le rythme cardiaque. Un panache aussi volumineux signifiait que des localités entières étaient la proie des flammes ! Il s’inquiéta du sort de son frère Mike, qui habitait là-bas, au coeur de la métropole, se demanda s’il était à l’abri du danger – à supposer que le feu menace son quartier. Le Colonel esquissa le geste de saisir le téléphone à sa ceinture. Mais Mike était allé au Nouveau-Mexique la semaine dernière, n’est-ce pas ? Une randonnée en solitaire dans quelque coin perdu et désolé de la réserve navajo, histoire de se changer les idées, comme il en éprouvait le besoin deux ou trois fois par an. En tout cas, Mike faisait d’ordinaire partie de l’équipe de pompiers du ciel bénévoles qu’on envoyait balancer des produits chimiques sur des feux de ce genre. S’il était revenu du Nouveau-Mexique, il était très vraisemblablement en l’air, en train de papillonner aux commandes de quelque petit avion merdique.

N’empêche que je devrais l’appeler, se dit le Colonel. Mais j’aurais probablement Cindy au bout du fil.

Le Colonel n’aimait pas parler à la femme de son frère Mike. Elle était trop agressivement désinvolte, trop émotive, trop bizarre, nom de Dieu ! Elle parlait, se comportait et s’habillait comme une hippie en décalage de trente ans sur son époque. Le Colonel n’aimait pas l’idée d’avoir quelqu’un comme Cindy dans la famille et n’avait jamais caché à Mike qu’elle lui déplaisait. C’était un problème entre eux deux.

Selon toute probabilité, Cindy ne serait pas là non plus, conclut-il. Une évacuation précipitée était sans doute en cours, avec des centaines de milliers de gens qui prenaient les autoroutes pour s’enfuir dans toutes les directions. Beaucoup viendraient de ce côté, supposa le Colonel, en remontant Pacific Coast Highway ou Ventura Freeway. À moins que la route du comté de Santa Barbara leur soit coupée par un prolongement adventice de l’incendie et qu’ils soient forcés de repartir dans l’autre sens, en direction du maelström chaotique qu’était Los Angeles. Que Dieu ait pitié d’eux s’il en était ainsi ! Il s’imaginait sans peine ce que pouvait être la situation dans le centre, avec toute la folie qui se déchaînait à la périphérie du bassin.

Il se surprit à pianoter quand même le numéro de Mike. Il fallait qu’il l’appelle, tout simplement, qu’il y ait ou non quelqu’un à la maison. Ou même si c’était Cindy qui devait répondre. Il le fallait.

Là où finissait le tissu suburbain de pavillons sobrement disposés en rangées ou en cercles, commençait une vaste étendue de prairie rôtie par l’interminable été jusqu’à brunir comme le pelage d’un lion ; derrière, il y avait les montagnes ; entre les prairies et la montagne se trouvait le feu, énorme crête latérale surmontée d’un panache de fumée noire nauséabonde. Il semblait déjà couvrir des centaines d’hectares, des milliers, peut-être. Carmichael avait entendu dire une fois que cinquante hectares de broussailles en feu créaient autant d’énergie que la bombe atomique qu’on avait larguée sur Hiroshima.

Par-dessus le crépitement des parasites lui parvint la voix du chef de ligne, qui dirigeait les opérations depuis un hélicoptère à cockpit panoramique en point fixe à environ quatre heures.

« DC-3, qui êtes-vous ?

— Carmichael.

— Nous essayons de contenir le feu sur trois côtés, Carmichael. Vous vous occupez de l’est, Limekiln Canyon, en contrebas de Porter Ranch Park. Vu ?

— Vu. »

II volait bas, à moins de trois cents mètres. Aux premières loges, donc, pour voir le spectacle : des scieurs casqués en chemise orange coupaient les arbres enflammés pour les faire tomber vers le feu, des bulldozers débroussaillaient le terrain en avant du front de l’incendie, des sapeurs armés de pelles creusaient des tranchées coupe-feu, des hélicoptères projetaient de l’eau sur des foyers ponctuels isolés. Carmichael monta de cent cinquante mètres pour éviter un avion d’observation monomoteur, puis encore de cent cinquante mètres pour échapper à la fumée et aux turbulences de l’incendie lui-même. À cette altitude, il voyait clairement l’ensemble du sinistre qui courait d’ouest en est comme une plaie sanglante, plus large à son extrémité ouest.

Juste à l’extrême pointe du feu, il aperçut une zone circulaire de prairies d’environ cent mètres de diamètre qui avait déjà brûlé ; au centre exact de cette zone se dressait un objet gris et massif qui ressemblait vaguement à un silo en aluminium de la taille d’un immeuble de dix étages, entouré, mais à une distance considérable, par un cordon de véhicules militaires.

Carmichael se sentit pris de vertige.

Cet objet, comprit-il, était forcément le vaisseau spatial extraterrestre.

L’engin était venu de l’ouest dans la nuit, disait-on, flottant au-dessus de l’océan comme un gigantesque météore, avait survolé Oxnard et Camarillo, glissé vers l’extrémité ouest de la vallée de San Fernando, frôlé l’herbe avec les gaz brûlants de ses tuyères, laissant derrière lui un sillage de flammes. Puis il s’était doucement posé là-bas, avait éteint son propre feu de broussailles, se ménageant un petit cercle bien dégagé autour de lui sans se soucier aucunement de l’incendie qu’il avait allumé plus loin, et Dieu sait quelles créatures en étaient descendues pour inspecter Los Angeles.

Normal, hein, que le jour où des OVNI débarquaient enfin au vu et au su de tout le monde, ce soit à Los Angeles ! Ils avaient probablement choisi l’endroit à force de voir tout le temps la ville à la télé – ne disait-on pas que les occupants des OVNI surveillaient en permanence nos émissions de télévision ? Alors ils voyaient L.A. dans une émission sur deux et s’imaginaient probablement que c’était la capitale du monde, l’endroit idéal pour un premier atterrissage. Mais pourquoi, se demanda Carmichael, ces salauds avaient-ils choisi de débarquer ici en pleine saison sèche ?

Il songea de nouveau à Cindy, à la fascination qu’elle éprouvait pour toutes ces histoires d’OVNI et d’extraterrestres, aux livres qu’elle lisait, aux idées qu’elle avait, à la manière dont elle avait regardé les étoiles une nuit qu’ils campaient en montagne près de Kings Canyon et avait parlé des êtres qui devaient habiter là-haut. « J’aimerais tellement les voir, avait-elle dit. J’aimerais tellement faire leur connaissance et voir ce qu’ils ont dans la tête. »

Eh oui, elle croyait à leur existence.

Elle savait, elle savait qu’ils viendraient un jour. Ils ne viendraient pas de Mars – le premier gosse venu pouvait vous dire qu’il n’y avait pas d’êtres vivants sur Mars – mais d’une planète appelée HESTEGHON. Elle l’écrivait toujours comme ça, en majuscules, dans les petits fragments poétiques qu’il trouvait parfois dans la maison. Même lorsqu’elle prononçait ce nom tout haut, c’était ainsi qu’il semblait sortir de ses lèvres, avec une insistance toute particulière. HESTEGHON se trouvait sur un autre plan vibratoire que la Terre, ses habitants étaient des êtres intellectuellement et moralement supérieurs, et un beau jour, sans prévenir, ils allaient se matérialiser parmi nous pour mettre de l’ordre sur notre malheureuse planète.

Carmichael ne lui avait jamais demandé si HESTEGHON était une invention personnelle ou quelque chose dont elle avait entendu parler chez un gourou de West Hollywood ou qu’elle avait lue dans un de ces manuels d’enseignement spirituel sur papier recyclé qu’elle aimait s’acheter. Il préférait ne pas entamer la moindre discussion sur ce sujet.

Il n’avait cependant jamais mis en doute sa santé mentale. Los Angeles était plein de cinglés qui voulaient monter dans des soucoupes volantes ou prétendaient avoir connu une telle expérience, mais Carmichael ne trouvait pas l’idée loufoque quand c’était Cindy qui en parlait. D’accord, il y avait chez elle comme chez tout Angeleno cet amour inné du bizarre et de l’exotique, mais il avait la certitude que son âme n’avait jamais été atteinte par la corruption insensée qui régnait ici, qu’elle n’était pas contaminée par la passion dominante pour l’étrange et l’irrationnel qui lui faisait tant détester cette cité. Si son imagination se tournait vers les étoiles, c’était un effet de son besoin d’émerveillement, et non de la folie : cela faisait simplement partie de sa nature, cette curiosité, cette soif de toucher à ce qu’il y avait au delà de son expérience, d’embrasser l’inconnaissable.

Carmichael ne croyait pas plus aux extraterrestres qu’il ne croyait aux fées et aux lutins, mais il lui avait dit, pour lui faire plaisir, qu’il espérait que son voeu serait exaucé. Et voilà que les types des OVNI étaient là pour de bon. Il imaginait Cindy, les yeux brillants, debout juste au bord de ce cordon policier, les yeux écarquillés, en adoration devant le vaisseau spatial.

II espérait presque que c’était vrai. Dommage qu’il ne puisse pas être avec elle en ce moment pour la sentir soulevée par l’excitation, la joie, l’émerveillement, la magie.

Mais il avait un travail à accomplir. Virant sur l’aile, il remit le DC-3 cap à l’ouest, piqua aussi bas qu’il le put sur le front des flammes et appuya sur le bouton qui ouvrait les vannes de ses réservoirs. Derrière lui se déploya un gros nuage cramoisi : une suspension aqueuse de sulfate d’ammonium, aussi épaisse que de la peinture, mélangée à un colorant rouge qui permettait de repérer les zones traitées. Les gouttelettes du produit ignifugeant adhéraient à n’importe quelle surface et la maintenaient humide des heures durant.

Vidant rapidement ses quatre réservoirs de deux mille litres, il repartit vers Van Nuys refaire le plein. Ses yeux palpitaient de fatigue et l’acre puanteur de la terre humide et calcinée s’infiltrait par toutes les tôles disjointes du vieux coucou. Il n’était pas encore tout à fait midi. Il n’avait pas dormi de la nuit.

Le Colonel laissa longtemps sonner le téléphone chez son frère, mais sans obtenir de réponse ni pouvoir lui laisser un message. Un numéro de secours s’afficha sur le minuscule écran du mobile : l’atelier de bijouterie de Cindy. Et zut ! Se dit le Colonel. Il s’était fixé un but et ne pouvait plus reculer. Il enfonça la touche mémoire de l’atelier. Mais personne ne répondit là non plus.

Un deuxième numéro de secours apparut. Celui de la galerie de Santa Monica où Cindy avait son point de vente au détail. Sans plus hésiter, le Colonel appuya sur la touche ad hoc. Un employé répondit, un gamin qui, à en juger par sa voix grinçante et haut perchée, n’avait probablement pas plus de seize ans, et le Colonel demanda Mme Carmichael. Elle n’est pas encore arrivée, dit l’employé. Elle aurait dû être déjà là, mais pour une raison ou une autre, ce n’était pas le cas. Le gosse n’avait pas l’air très inquiet. Il donnait l’impression d’accorder une faveur au Colonel rien qu’en répondant au téléphone. Les moins de vingt-cinq ans n’avaient plus le moindre respect pour les téléphones. Le Colonel avait entendu dire qu’ils se faisaient tous implanter des bio puces. C’était actuellement le truc le plus dans le coup : faire circuler des données en plaquant son avant-bras sur un lecteur à rayons X. Enfin, c’était ce que lui avait dit son neveu, Paul. Agé de vingt-sept ans, à peu de chose près, il était assez jeune pour être au courant. Les téléphones, avait dit Paul, c’était pour les dinosaures.

« Je suis le beau-frère de Mme Carmichael », dit le Colonel. C’était une expression qu’il ne se rappelait pas avoir déjà prononcée. « Demandez-lui de me rappeler dès qu’elle arrivera, s’il vous plaît, ajouta-t-il. D’accord ? »

Il raccrocha. Puis il se rendit compte qu’un message plus détaillé aurait été plus judicieux. Il enfonça la touche rappel et lorsque le gamin se manifesta de nouveau à l’autre bout du fil, il lui dit : « C’est encore le Colonel Carmichael, le beau-frère de Mme Carmichael. J’aurais dû vous préciser qu’en fait je cherche à joindre mon frère, qui était en déplacement toute cette semaine. Je pensais que Mme Carmichael saurait peut-être quand il est censé rentrer.

— Elle a dit hier soir qu’il devait rentrer aujourd’hui, dit le gamin. Mais, comme je vous l’ai expliqué, je lui ai pas encore parlé ce matin. Y a un problème ?

— Je ne sais pas si c’est un problème ou non. Je suis à Santa Barbara, et je me demandais si… avec l’incendie, vous savez… leur maison…

— Ah. Bon. L’incendie. Il est quelque part du côté de Simi Valley, c’est ça ? » Le gamin parlait comme si c’était dans un autre pays. « Les Carmichael habitent L.A., pour ainsi dire, dans les collines juste au-dessus de Sunset Boulevard. À votre place, je me ferais pas du souci pour eux. Mais je lui dirai de vous rappeler si elle m’appelle. Elle a le code d’accès de votre implant ?

— J’utilise le réseau conventionnel. » Je suis un dinosaure, songea le Colonel. Le dernier d’une longue lignée. « Elle connaît mon numéro. Dites-lui de me rappeler au plus vite. S’il vous plaît. »

Dès qu’il eut raccroché le téléphone mobile à sa ceinture, l’appareil émit le léger bip signalant un appel entrant. Le Colonel l’arracha à nouveau de son étui et démasqua le clavier.

« Oui ? dit-il avec un peu trop d’impatience.

— C’est Anse, p’pa. » La voix grave de baryton de son fils aîné. Le Colonel avait trois enfants : Rosalie et les deux garçons. Anse – Anson Carmichael IV – était le bon fils, le brave père de famille, sérieux, régulier, prévisible. L’autre, Ronald, n’avait pas exactement tourné comme on l’avait espéré. « Tu es au courant de ce qui se passe ? Demanda Anse.

— L’incendie ? Les monstres de la planète Mars ? Oui. Rosalie m’a appelé pour m’en parler il y a environ une demi-heure. J’ai regardé la télé. Je vois la fumée d’ici, sur la véranda.

— Tu es sûr que tu ne risques rien, p’pa ? » Il y avait une nuance de tension manifeste dans la voix d’Anse. « Le vent souffle d’est en ouest, précisa-t-il. Droit sur toi. Il paraît que l’incendie des Santa Susana a déjà atteint le comté de Ventura.

— Il a encore tout un comté à traverser avant d’arriver ici. Il faudrait d’abord qu’il traverse Camarillo, Ventura et un tas d’autres bleds. Quelque chose me dit que ça n’arrivera pas. Et ça se présente comment de ton côté, Anse ?

— Ici ? Les Santa Ana nous soufflent dessus, évidemment, mais l’incendie le plus proche est encore dans les collines derrière Anaheim. Il n’y a aucune chance pour qu’il descende vers nous. Ronnie, Paul et Helena ne risquent rien eux non plus. »

Mike Carmichael ne s’était jamais intéressé à la paternité, mais Lee, le petit frère du Colonel, avait réussi à produire deux gosses dans sa courte vie. Toute la parenté immédiate du Colonel – ses deux fils et sa fille, sa nièce Helena et son neveu Paul, qui approchaient déjà de la trentaine et étaient mariés – habitait de respectables localités sur la côte sud de L.A., comme Costa Mesa, Huntington Beach, Newport Beach et La Jolla. Même Ronald, le frère d’Anse, qui n’était pas aussi sympathique ni respectable, habitait dans ces parages.

« C’est pour toi que je me fais du souci, p’pa, insista Anse.

— T’en fais pas. Dès que le feu arrive à cinquante bornes d’ici, je saute dans ma bagnole et je vais à Monterey, à San Francisco ou dans l’Oregon, quelque part par là. Mais ça n’arrivera pas. Nous savons nous occuper des incendies dans cet État. Je m’intéresse plus à ces extraterrestres. Bon sang, c’est quoi, ces monstres, à ton avis ? Toute l’affaire ne serait pas un genre d’opération publicitaire par hasard ?

— Ça m’étonnerait, p’pa.

— Moi aussi. Personne n’est assez stupide pour mettre le feu à la moitié de L.A. juste pour un coup de pub. Il paraît qu’ils sont à New York, à Londres et dans des tas d’autres villes aussi.

— Et Washington ?

— Je n’ai pas entendu parler de Washington. Je n’ai rien entendu en provenance de Washington, d’ailleurs. C’est bizarre que le Président n’ait pas encore parlé à la télé.

— Tu ne crois pas qu’ils l’ont capturé, hein, p’pa ? » II avait l’air de plaisanter et le Colonel dit en riant : « C’est tellement dingue, tout ça, hein ? Des Martiens qui débarquent dans nos capitales… Non, je ne crois pas qu’ils l’aient capturé. Je présume qu’il doit être planqué dans quelque abri souterrain bien profond, en train de tenir une réunion extrêmement animée avec le Conseil national de sécurité. Ce n’est pas ton avis ?

— Autant que je sache, nous n’avons pas le moindre plan d’urgence en cas d’invasion extraterrestre. Mais je ne suis pas très informé là-dessus actuellement. » Officier dans la branche matériel et logistique, Anse avait quitté l’armée deux ans plus tôt, cédant à la tentation d’un généreux salaire dans l’industrie aérospatiale. Ce qui n’avait pas fait tellement plaisir au Colonel. Au bout d’un moment, un peu gêné, comme toujours quand il disait quelque chose qu’il ne croyait pas vraiment mais que le Colonel semblait vouloir l’entendre, il ajouta : « Eh bien, si c’est la guerre avec Mars ou quelque autre planète, soit. Je suis prêt à reprendre du service si on a besoin de moi.

— Moi aussi. Je ne suis pas trop vieux. Si je parlais martien, je me porterais volontaire pour être interprète. Mais je ne parle pas martien ; en plus, on ne m’a pas encore demandé mon avis.

— On devrait, dit Anse.

— Ouais, fit le Colonel avec peut-être un peu trop de véhémence. On devrait vraiment me demander mon avis. »

Silence dans l’écouteur. Ils avançaient là en territoire dangereux. Le Colonel avait quitté l’armée de mauvaise grâce, même au bout de trente ans de service, et n’avait jamais cessé de regretter son départ en retraite ; Anse, lui, avait à peine hésité dès qu’il avait eu suffisamment d’ancienneté pour faire valoir ses droits.

« Tu veux encore entendre une histoire loufoque, p’pa ? dit finalement Anse. Je crois que j’ai entrevu Cindy ce matin aux infos, dans la foule, au centre commercial de Porter Ranch.

— Cindy ?

— Ou sa sœur jumelle, si elle en a une. Ça lui ressemblait exactement, j’en ai la certitude. Il y avait cinq ou six cents personnes massées devant l’entrée du supermarché Wal-Mart, qui regardaient passer les extraterrestres ; la caméra a fait un zoom d’une seconde et je suis sûr que j’ai vu Cindy au tout premier rang. Les yeux aussi brillants que ceux d’un gosse le matin de Noël. Je suis certain que c’était elle.

— Porter Ranch, c’est dans les collines derrière Northridge, hein ? Qu’est-ce qu’elle pouvait bien fabriquer là-haut aux premières heures de la matinée alors qu’elle habite aux cinq cents diables, au sud-est, de l’autre côté de Mulholland Drive ?

— C’étaient exactement ses cheveux, noirs, avec la frange. Et ses grosses boucles d’oreilles, les anneaux qu’elle porte tout le temps… Enfin, peut-être pas. Mais je la croirais bien capable d’aller dans ce centre commercial pour voir les extraterrestres.

— La police a sûrement dû interdire l’accès du centre commercial dès que les créatures sont arrivées », dit le Colonel tandis qu’il lui venait à l’esprit qu’à cette heure-là elle aurait déjà dû être à son magasin de Santa Monica et ne l’avait pas encore rallié. « II est invraisemblable que la police ait laissé passer des badauds. Tu as dû te tromper. C’était quelqu’un d’autre, mais qui lui ressemblait.

— Peut-être… Mike n’est pas à L.A., hein ? Au fin fond du Nouveau-Mexique, une fois de plus ?

— Oui. Il était censé rentrer aujourd’hui. Je l’ai appelé chez lui mais je n’ai pas eu de réponse. S’il est déjà rentré, je dirais qu’il s’est porté volontaire pour la lutte contre l’incendie, comme tous les ans. En plein dans le feu de l’action, j’imagine.

— C’est aussi mon avis. Je vois mal comment il pourrait en être autrement… Ce vieux Mike aurait une attaque s’il s’avérait que c’était bien Cindy, là-bas, devant le supermarché avec les extraterrestres, pas vrai ?

— Probable. Mais ce n’était pas Cindy… Écoute, Anse, ça me fait plaisir que tu m’aies appelé, d’accord ? Rappelle-moi si tu as du nouveau. Embrasse Carole de ma part.

— Je n’y manquerai pas, tu le sais bien, p’pa. »

Le Colonel referma le téléphone puis le rouvrit presque instantanément lorsqu’il bipa à nouveau, en pensant : C’est Mike, c’est sûrement Mike.

Mais non, c’était Paul, son neveu, le fils de Lee, celui qui enseignait l’informatique sur le campus d’Oceanside. Inquiet au sujet du vieil homme, il voulait s’assurer que tout allait bien. Tout simplement. Procédure californienne de base en matière de catastrophe, valable pour les tremblements de terre, les incendies, les émeutes raciales, les inondations et les glissements de terrain : appelez tous les membres de votre famille se trouvant dans un rayon de deux cent kilomètres par rapport à l’événement, appelez également tous vos amis, assurez-vous que tout le monde va bien, embouteillez les lignes téléphoniques au maximum, saturez le Réseau tout entier de messages électroniques aussi inutiles que bien intentionnés. Il se serait attendu à plus de jugeote de la part de Paul, surtout de la part de Paul. Mais le Colonel n’avait-il pas fait la même chose dix minutes plus tôt, quand il avait téléphoné d’un bout à l’autre de L.A. pour essayer de joindre sa belle-sœur ?

« Ça va au poil, dit le Colonel. Ça commence à sentir un peu la fumée avec ce qui se passe là-bas, c’est tout. J’ai quatre Martiens avec moi dans le salon et je suis en train de leur apprendre le bridge. »

À l’aéroport, on leur avait préparé du café, des sandwiches, des tacos et des burritos. En attendant que le personnel au sol remplisse ses réservoirs, Carmichael se rendit à l’intérieur de l’aérogare pour appeler Cindy une fois de plus, et une fois de plus, il n’y eut pas de réponse – ni à la maison, ni à l’atelier. Il appela la galerie, déjà ouverte à cette heure, et l’inefficace gamin qui y travaillait lui répondit paresseusement que son épouse ne s’était pas manifestée de tout le matin.

« Si par hasard elle vous appelle, dit Carmichael, dites-lui que je suis en mission de lutte anti-incendie, basé à l’aéroport de Van Nuys, que je m’occupe de l’incendie de Chatsworth et que je rentrerai dès que ça se sera un peu calmé. Dites-lui aussi qu’elle me manque. Et dites-lui que si je rencontre un extraterrestre je lui ferai une grosse bise de sa part. Compris ? Vous lui dites ça, c’est tout.

— C’est noté. Oh, à propos, monsieur Carmichael…

— Oui ?

— Votre frère a appelé. Deux fois. Le Colonel Carmichael, je veux dire. Il croyait que vous étiez, euh… encore au Nouveau-Mexique et il essayait de joindre Mme Carmichael. Je lui ai dit que vous étiez censé rentrer aujourd’hui et que je savais pas où elle était, mais que l’incendie était, euh… pas du tout du côté de chez vous.

— Bien. S’il vous rappelle, informez-le de ce que je suis en train de faire. »

C’était bizarre, songea Carmichael, grisâtre essaie d’appeler Cindy. Le Colonel avait parfaitement réussi à passer sous silence l’existence de Cindy au cours des cinq ou six dernières années. Carmichael ne savait même pas que son frère avait le numéro de la galerie, pas plus qu’il ne comprenait pourquoi il avait tenu à appeler là-bas. Mais le Colonel avait peut-être une raison de s’inquiéter au sujet de son frère – une raison assez forte pour l’inciter, tous scrupules abolis, à parler à Cindy.

Il faudrait probablement que je lui téléphone tout de suite, songea Carmichael, avant que je remonte.

Mais il n’y avait plus de tonalité. Le réseau était probablement saturé. Tout le monde s’appelait d’un bout à l’autre de la conurbation. C’était déjà un miracle qu’il ait réussi à téléphoner comme il venait de le faire. Il raccrocha, décrocha, mais en vain. Et d’autres gens faisaient la queue devant la cabine.

« Allez-y, dit-il au premier de la file en s’écartant. Essayez. La ligne est coupée. »

II partit à la recherche d’un autre téléphone. De l’autre côté du hall de l’aérogare, il vit une foule rassemblée autour d’un quidam qui brandissait un téléviseur portable, une de ces miniatures avec un écran format carte postale. Carmichael se fraya un chemin à coups d’épaules et arriva juste au moment où le présentateur disait : « Les occupants des vaisseaux spatiaux de San Gabriel et d’Orange County ne se sont pas encore manifestés. Mais ce qui suit est le spectacle terrifiant que les habitants de Porter Ranch et de ses environs ont été stupéfaits de découvrir entre neuf heures et dix heures ce matin. »

Le minuscule écran montrait deux silhouettes tubulaires verticales, deux espèces d’énormes calmars marchant sur le bout des tentacules qui s’épanouissaient en grappes à leur extrémité inférieure. Leur peau violacée rappelait le cuir, des rangées de taches orange luminescentes brillaient sur leurs flancs. Ils avançaient avec précaution dans le parking d’un centre commercial, braquant à droite et à gauche des yeux jaunes et ronds, larges comme des soucoupes. Il y avait presque de la délicatesse dans leurs mouvements, mais Carmichael s’aperçut que les Étrangers étaient plus grands que les réverbères – ils avaient donc au moins quatre mètres de haut, voire cinq. Un bon millier de badauds les regardaient à une distance prudente et semblaient à la fois dégoûtés et irrésistiblement captivés.

De temps en temps, les créatures s’arrêtaient pour se toucher mutuellement le front en une sorte de communion. La caméra amorça un zoom mais l’image sauta et bascula violemment juste au moment où une langue élastique d’une longueur démesurée jaillissait de la poitrine d’un des Étrangers pour se lancer comme un fouet dans la foule.

Un instant, il n’y eut que le ciel sur l’écran ; puis Carmichael vit une jeune fille d’environ quatorze ans, frappée de stupeur, qui avait été ceinturée par cette langue géante et était hissée dans les airs pour être jetée comme un spécimen dans un étroit sac vert.

« Des groupes de ces créatures géantes ont sillonné le centre commercial pendant presque une heure, psalmodiait le présentateur. Il a été formellement confirmé qu’entre vingt et trente otages humains ont été capturés avant que les créatures retournent à leur véhicule, qui a maintenant décollé et rejoint le vaisseau principal à dix-huit kilomètres à l’ouest. Entre-temps, les pompiers mènent une lutte désespérée contre le feu attisé par les vents de Sauta Ana à proximité des trois sites d’atterrissage, et… »

Carmichael secoua la tête.

Los Angeles, songea-t-il, écoeuré. Seigneur ! Quand on pense que les gens d’ici sont assez bêtes pour aller voir de près les extraterrestres et se faire gober comme des mouches ! Ils croient peut-être que c’est du cinéma et que tout rentrera dans l’ordre après la dernière bobine.

Il se rappela alors que Cindy était le genre de personne à aller voir de près l’un de ces extraterrestres. Elle aussi était une native de Los Angeles, se dit-il. Sauf qu’elle était différente. En quelque sorte.

Il y avait toujours une longue file d’attente devant chaque cabine téléphonique. Furieux, les gens cognaient les combinés inutiles contre les parois. Ce n’était plus la peine de seulement songer à appeler Anson. Carmichael ressortit. Le DC-3 était chargé et prêt à décoller.

Au cours des quarante-cinq minutes qui s’étaient écoulées depuis qu’il avait quitté le front de l’incendie, le feu semblait avoir sensiblement progressé vers le sud. Cette fois, le chef de ligne lui fit larguer l’ignifugeant depuis l’échangeur de De Soto Avenue jusqu’à l’angle nord-est de Porter Ranch. Il vida prestement ses réservoirs et rentra une fois de plus à l’aéroport. Le Q.G. des opérations disposait peut-être d’un téléphone en état de marche dont on le laisserait se servir pour passer en vitesse des coups de fil à sa femme et à son frère.

Mais tandis qu’il traversait le terrain, un homme en uniforme militaire sortit du bâtiment du Q.G. et lui fit signe d’approcher. Carmichael le rejoignit, l’air sourcilleux.

« Mike Carmichael ? dit l’homme. Vous habitez à Laurel Canyon ?

— C’est exact.

— J’ai une nouvelle un peu désagréable à vous annoncer. Rentrons. »

Carmichael était tellement fatigué qu’il ne s’inquiéta même pas. « Vous pouvez peut-être me dire ça ici, non ? »

L’officier s’humecta les lèvres. Il paraissait très mal à l’aise. Il avait un de ces visages de bébé, lisse et sans expression, sans rien pour accrocher le regard à part des sourcils d’une grosseur incongrue qui rampaient sur son front comme deux chenilles velues. Il était très jeune, beaucoup plus jeune que ne l’aurait laissé prévoir son grade, et quelle que soit la nature de sa mission, il n’était manifestement pas à la hauteur.

« C’est à propos de votre femme, dit-il. Cynthia Carmichael. C’est bien le nom votre femme ?

— Accouchez \ dit Carmichael. Au fait, nom de Dieu !

— Elle est parmi les otages, monsieur Carmichael.

— Les otages ?

— Les otages de l’espace. Vous n’êtes pas au courant ? Les gens qui ont été capturés par les extraterrestres. »

Carmichael ferma un instant les yeux. Le souffle lui manqua comme s’il avait reçu un coup de pied en pleine poitrine. « Ça s’est passé où ? demanda-t-il. Ils ont fait comment pour l’embarquer ? »

Le jeune officier lui accorda un bizarre sourire forcé. « Sur le parking du centre commercial, à Porter Ranch. Vous avez peut-être vu quelques images à la télé… »

Carmichael hocha la tête, de plus en plus abasourdi. Cette fille soulevée de terre par la langue élastique démesurée, emportée dans les airs puis jetée dans le sac vert…

Et Cindy… Cindy… ?

« Vous avez vu le moment où les créatures se déplaçaient ? Tout à coup, elles ont commencé à attraper des gens et c’a été la débandade générale…

— Non. J’ai dû rater ce passage.

— C’est à ce moment que les extraterrestres l’ont prise. Elle était au premier rang quand ils ont commencé à taper dans le tas. Elle aurait peut-être eu une chance de leur échapper, mais elle a attendu un tout petit peu trop longtemps. Elle s’est mise à courir, d’après ce qu’on m’a dit, puis elle s’est arrêtée… elle s’est retournée pour les regarder… elle leur a peut-être crié quelque chose… et alors… bon…

— Ils l’ont cueillie au vol ?

— Je suis obligé de vous dire que c’est exact, monsieur. » Son visage de bébé s’efforçait d’avoir l’air tragique. « Je suis absolument navré, monsieur Carmichael.

— Je le vois bien », dit froidement Carmichael. Un abîme s’était ouvert en lui. « Et moi, donc !

— Il y a un détail sur lequel tous les témoignages concordent : elle ne s’est pas affolée, elle n’a pas crié. On peut vous faire repasser la séquence sur le magnétoscope du Q.G. Elle a été très courageuse lorsque ces monstres se sont emparés d’elle. Comment diable peut-on avoir du courage quand une créature de cette taille vous tient dans le vide ? Ça, je n’arrive pas à le comprendre, mais je dois vous assurer, monsieur, que les témoins de la scène…

— Moi, je comprends très bien. »

II se détourna. Une fois de plus, il ferma un instant les yeux et inspira profondément l’air chaud au goût de fumée.

Ça cadre avec le personnage, se dit-il. Ça ne m’étonne pas du tout.

Bien sûr qu’elle avait foncé droit sur le site d’atterrissage dès que l’information avait commencé à circuler ! Ça ne faisait pas un pli. S’il y avait quelqu’un à Los Angeles pour vouloir approcher ces créatures, les voir de ses propres yeux, et peut-être essayer de leur parler et d’entrer d’une manière quelconque en communication avec elles, c’était bien Cindy. Pas question qu’elle ait peur d’elles. Elle n’avait jamais donné l’impression d’avoir peur de quoi que ce soit. Et de toute façon, c’était les êtres supérieurs et pleins de sagesse venus d’HESTEGHON, pas vrai ? Carmichael n’avait aucune peine à l’imaginer au milieu de cette foule affolée sur le parking : rayonnante, pleine d’assurance, en admiration devant ces Étrangers colossaux, ne cessant de leur sourire même au moment de sa capture.

D’un côté, Carmichael était très fier d’elle. Mais il était terrifié à la pensée qu’elle se trouvait à leur merci.

« Elle est dans le vaisseau ? s’enquit-il. Celui que j’ai vu posé dans ce champ juste à la périphérie de la zone de feu ?

— Oui.

— Y a-t-il déjà eu des messages émanant des otages ? Ou des extraterrestres, d’ailleurs ?

— Je regrette ne pas être en mesure de divulguer ces informations.

— J’ai risqué ma peau tout l’après-midi à essayer d’éteindre ce feu, ma femme est prisonnière dans ce vaisseau spatial et vous n’êtes pas en mesure de divulguer la moindre information ? »

L’officier le gratifia d’un sourire de poisson mort. Carmichael essaya de se convaincre que ce n’était qu’un gosse, comme presque tout le monde désormais : les flics, les profs de lycée, les maires, les gouverneurs – allez savoir pourquoi. Un gosse à qui on avait confié un sale boulot.

« J’ai reçu des instructions pour vous informer de la situation de votre femme, dit le gosse au bout d’un moment. Je ne suis pas autorisé à dire quoi que ce soit à qui que ce soit sur quelque autre aspect de cet événement. Secret défense.

— Certes. »

Et l’espace d’un instant, Carmichael se retrouva en pleine guerre ; il essayait de découvrir des indications – n’importe quoi – sur les mouvements des Viêt-cong dans la zone où il était censé patrouiller le lendemain, et il se heurtait au même sourire de poisson mort, à la même austère et absurde invocation du secret militaire. La tête lui tournait et des noms qu’il avait oubliés depuis des décennies défilaient dans son esprit : Phu Loi, Bin Thuy, Tuy Hoa, Song Bo. La baie de Cam Ranh. La forêt de U Minh. Des images du passé flottaient autour de lui. Les trottoirs graisseux de la rue Tu Do à Saigon, les putes maigrichonnes qui souriaient dans chaque bar, les soldats de l’ARV* (*Armée de la République du Viêt-nam) en béret rouge planqués partout. Des plages de sable blanc bordées de cocotiers comme sur un dépliant touristique ; un couple de petits Viets avec une jambe chacun clopinant sur des béquilles improvisées ; des cabanes dévorées par les flammes dans le Delta. Et les officiers instructeurs qui vous mentent, qui n’arrêtent pas de vous mentir. Son passé enseveli évoqué par un seul sourire malsain.

« Pouvez-vous au moins me dire si on a des informations ?

— Je regrette, monsieur, je ne suis pas autorisé à…

— Je refuse de croire, insista Carmichael, que cet engin est posé dans ce champ et qu’on ne fait absolument rien pour entrer en contact avec…

— Un centre de commandement a été installé, monsieur Carmichael, et certains efforts se poursuivent. Je ne peux vous en dire plus. Je peux vous dire que Washington est impliqué. Mais des informations plus détaillées, à ce stade… »

Un autre gosse, un genre de boy-scout au teint rosé, arriva au pas de course.

« Ton avion est chargé et paré à décoller, Mike !

— Ah oui », fit Carmichael.

Le feu ! Cette saloperie de feu ! Il avait presque réussi à l’oublier. Presque.

Il hésita un moment, déchiré entre des responsabilités contradictoires. Puis il dit à l’officier : « Écoutez, il faut que je retourne sur le front de l’incendie. Je veux regarder cette vidéo où Cindy se fait capturer, mais c’est impossible maintenant. Vous pouvez rester un peu plus longtemps ?

— C’est-à-dire que…

— Disons une demi-heure. Je dois faire un largage d’ignifugeants. Ensuite, je veux que vous me montriez la bande. Et après, que vous m’emmeniez jusqu’à ce vaisseau spatial et me fassiez franchir le cordon de sécurité, pour que je puisse parler moi-même à ces créatures. Si ma femme est à bord, j’ai bien l’intention de la sortir de là.

— Je ne vois pas comment il serait possible qu’on…

— Alors, essayez de voir, l’interrompit Carmichael. Je vous retrouve ici dans une demi-heure, d’ac ? »

Elle n’avait jamais rien vu d’aussi beau. Elle n’avait jamais imaginé que pareille beauté puisse exister. Si leur vaisseau spatial avait cette allure, songea Cindy, que pouvait-il en être de leur planète d’origine ?

On se serait cru dans un palais. Les Étrangers leur avait fait prendre un escalier roulant qui s’élevait en traversant une série apparemment infinie de chambres spiralées. Chaque chambre avait au moins sept mètres de hauteur, comme on pouvait s’y attendre, vu la taille des Étrangers eux-mêmes. Les murs brillants s’effilaient vers le haut en zigzags surréels avant de se rejoindre très loin pour former une sorte de voûte gothique, mais sans la rigidité du vrai gothique. Il y avait ça et là une soudaine torsion, un bond imprévu, un changement de direction d’une rapidité époustouflante, comme si les plafonds étaient en partie dans une dimension et en partie dans une autre.

Et l’intérieur n’était qu’une gigantesque galerie de miroirs. Chaque surface sans exception était un scintillant catadioptre de métal. Dans toutes les directions, on voyait se répercuter un million d’images chatoyantes qui s’éloignaient vertigineusement à l’infini. Il n’y avait en apparence aucune source d’éclairage proprement dite, rien qu’une illumination diffuse qui sortait de nulle part, à croire qu’elle était générée par l’interaction de toutes ces surfaces métalliques miroitantes.

Et les plantes… les fleurs…

Cindy adorait les plantes. Bizarres, de préférence. Le jardin de leur petite maison de Laurel Canyon étouffait sous les fougères arborescentes, les orchidées, les cactées, les broméliacées, les aloès, les philodendrons, les palmiers miniatures et toutes sortes d’autres merveilles achetées chez les horticulteurs bien approvisionnés de Los Angeles. Il y avait un spécimen en fleur chaque jour de l’année. « Mon jardin de science-fiction », disait-elle. Elle avait choisi les plantes pour leur exotisme tropical, leurs tiges en tire-bouchon, leurs feuilles épineuses, leurs couleurs insolites et bigarrées. Toutes les formes, les textures et les teintes imaginables y étaient représentées.

Mais son jardin n’était qu’un terne et prosaïque parterre de pétunias et de soucis comparé aux plantes de contes de fées qui poussaient partout dans le vaisseau, flottant librement dans l’air sans paraître avoir besoin de terre ni d’eau.

Il y avait des plantes fourchues aux feuilles turquoise, immenses et charnues, assez grandes pour servir de matelas à des éléphants ; des plantes qui ressemblaient à des grappes de lances ; il y en avait une en forme d’éclair ; d’autres qui poussaient de haut en bas, posées sur des déploiements de délicats feuillages violets. Et quelle floraison ! Des fleurs vertes avec des yeux inquisiteurs magenta en leur centre ; des fleurs noires velues, piquetées de taches dorées, qui palpitaient comme des ailes de phalènes ; des fleurs qui semblaient en fil d’argent ; des fleurs qui faisaient penser à des touffes de flammes ; des fleurs qui émettaient de discrets sons musicaux.

Elle les aimait toutes. Elle brûlait de savoir leurs noms. Son esprit s’envola vers l’extase en songeant à quoi pouvait ressembler un jardin botanique sur la planète Hesteghon.

Il y avait huit otages avec elle dans cette salle, trois hommes et trois femmes. La plus jeune était une fillette d’environ onze ans ; le plus vieux, un homme qui devait avoir dépassé les quatre-vingts ans. Tous avaient l’air de crever de peur. Assis dans un coin les uns contre les autres, sanglotant, grelottant, priant et marmonnant, ils faisaient piètre figure. Seule Cindy était debout et se déplaçait. Elle évoluait dans l’immense salle telle Alice lâchée au Pays des Merveilles, contemplait avec délice les fleurs prodigieuses, tombait en extase devant les miraculeuses cascades de reflets entrelacés.

Elle était scandalisée de voir à quel point les autres étaient déprimés en présence d’une beauté aussi fantastique.

« Non, leur dit-elle en traversant la salle pour se planter devant eux. Arrêtez de pleurnicher ! Vous allez vivre le moment le plus extraordinaire de votre existence. Ils n’ont pas l’intention de nous faire du mal. »

Deux des otages lui décochèrent un regard mauvais. Ceux qui sanglotaient sanglotèrent de plus belle.

« C’est vrai, insista-t-elle. Je sais. Ces gens viennent de la planète Hesteghon, dont vous avez peut-être entendu parler. Il en est question dans le Témoignage d’Hermès. Un bouquin qui est sorti il y a environ six ans, traduit du grec ancien. Les gens d’Hesteghon viennent sur Terre tous les cinq mille ans. C’étaient les dieux originels des Sumériens. Vous le saviez ? Ils ont appris aux Sumériens à écrire sur des tablettes d’argile. Lors d’une visite antérieure, ils ont appris aux hommes de Cro-Magnon à peindre sur les murs des cavernes.

— Elle est folle, dit l’une des femmes. Faites-la taire, s’il vous plaît.

— Écoutez-moi jusqu’au bout. Je vous promets que vous ne risquez absolument rien avec eux. L’objet de cette visite est de nous enseigner enfin comment vivre en paix pour l’éternité. Ils s’exprimeront par notre intermédiaire, et nous transmettrons leur message au monde entier. » Cindy sourit et poursuivit : « Je sais que vous me prenez pour une cinglée, mais en réalité, s’il y a quelqu’un de sain d’esprit ici, c’est moi. Et je vous dis que… »

Quelqu’un hurla. Une femme montra quelque chose, forant l’air d’un doigt affolé. Les otages commencèrent à trembler et à se recroqueviller dans leur coin.

Une chaleur soudaine rayonna derrière Cindy. Elle se retourna.

Un des Étrangers était entré dans l’immense salle. Il se tenait à une dizaine de mètres derrière elle, oscillant doucement sur les pointes menues de ses tentacules locomoteurs. Il émanait de l’être une aura de profonde quiétude. Cindy sentit un merveilleux flot d’amour et de paix jaillir de sa personne. Ses deux énormes yeux dorés étaient des abîmes bienveillants de rayonnante sérénité.

On dirait des dieux, pensa-t-elle. Des dieux.

« Je m’appelle Cindy Carmichael, dit-elle tout de go à l’Étranger. Je veux vous souhaiter bienvenue sur Terre. Je veux que vous sachiez combien je suis heureuse que vous soyez venus tenir votre antique promesse. »

La créature géante continua de se balancer plaisamment d’avant en arrière. Elle ne semblait pas avoir remarqué que l’on s’était adressée à elle.

« Parlez-moi avec votre esprit, continua Cindy. Je n’ai pas peur de vous. Ceux-là, oui, mais moi, non. Parlez-moi d’Hesteghon. Je veux tout savoir de votre planète. »

Une des fleurs aériennes, d’un noir velouté, avec des taches vert pâle sur ses deux pétales charnus, flotta vers elle. Il y avait en son centre une crevasse qui ressemblait étonnamment à un vagin. De cette fente sombre et étirée émergea une vrille ténue qui frissonna une seule fois puis émit un faible son, grave et explosif, et brusquement, Cindy se trouva incapable de parler. Elle avait totalement perdu le pouvoir de former des mots. Il n’y avait rien de traumatisant là-dedans ; Cindy comprit sans la moindre hésitation que l’Étranger ne voulait tout simplement pas qu’elle parle maintenant, mais qu’elle le pourrait lorsqu’il serait disposé à lui en redonner la faculté.

Un nouveau son ténu sortit de la fente au coeur de la fleur noire, plus aigu que le précédent. Et Cindy sentit l’Étranger pénétrer dans son esprit.

C’était presque sexuel. L’être entra en elle facilement, sans heurts, et la remplit aussi parfaitement qu’une main remplit un gant. Elle-même était encore dans sa propre conscience, mais il y avait là autre chose, quelque chose d’immense et d’omnipotent, qui ne lui causait nulle blessure, ne déplaçait rien en elle mais s’installait dans sa personne comme s’il y avait toujours eu en elle un espace assez vaste pour l’esprit d’un être gigantesque d’outre espace.

Elle sentit qu’il lui massait le cerveau.

Un massage : il n’y avait pas d’autre mot pour cela. Une douce et apaisante sensation de pétrissage, comme si des doigts caressaient amoureusement les replis et les circonvolutions de son cerveau. L’etranger, comprit-elle, passait méthodiquement en revue l’intégralité des connaissances qu’elle avait accumulées, examinant chacune des expériences de sa vie depuis l’instant de sa naissance jusqu’à la seconde actuelle et absorbant le tout. Ce qui fut fait en l’espace de… deux secondes, peut-être ? Désormais, elle en avait la certitude, il était capable d’écrire sa biographie complète s’il le voulait. Il savait tout ce qu’elle savait, le nom de la rue où elle habitait quand elle était petite, l’identité de son premier amant et la forme exacte de la bague de saphirs à astéries qu’elle avait achevée le mardi précédent. Il apprit aussi d’elle la table de multiplications, comment dire en espagnol : « Où sont les toilettes, s’il vous plaît ? » Comment aller de Ventura Freeway (direction ouest) à San Diego Freeway (direction sud), et tout le reste du contenu de son esprit, y compris un tas de choses qu’elle-même avait très probablement oubliées depuis longtemps.

Puis l’être se retira, elle retrouva la parole et dit, dès qu’elle en fut capable : « Maintenant vous savez, n’est-ce pas, que je n’ai pas peur de vous. Que je vous aime et que je veux faire mon possible pour vous aider à accomplir votre mission. »

Et puisqu’elle soupçonnait qu’il préférait communiquer télépathiquement plutôt que phonétiquement, elle lui dit aussi, sans bouger les lèvres, avec toute la force mentale qu’elle fut en mesure de rassembler :

Dites-moi tout sur Hesteghon.

Mais l’Étranger ne semblait pas disposé à tout lui dire. Il la contempla un instant avec gravité – et, crut-elle, tendresse – mais elle n’eut pas l’impression d’entrer en contact avec son esprit. Puis il partit.

Lorsque Carmichael eut repris l’air, il constata aussitôt que l’incendie s’étendait. Le vent, encore plus fort et plus fantasque qu’avant, soufflait à présent du nord-ouest, rabattant les flammes sur les abords de Chats Worth. Déjà, quelques braises incandescentes avaient atterri en deçà des limites de la commune et Carmichael aperçut des habitations en feu à sa gauche, peut-être une demi-douzaine.

Il y en aurait d’autres – il le savait –, beaucoup d’autres, des enfilades entières, s’embrasant l’une après l’autre dans des explosions spontanées dès que la chaleur émise par la maison voisine deviendrait irrésistible. Cela ne faisait pour lui aucun doute. À force de lutter contre le feu, vous finissez par acquérir une sorte de bizarre sixième sens pour deviner l’évolution du conflit, pour savoir si vous gagnez sur l’incendie ou si l’incendie gagne sur vous. Et ce sixième sens lui dit alors que tous les efforts entrepris étaient mis en échec, que l’incendie était encore dans sa phase d’expansion et que des quartiers entiers seraient réduits en cendres à la tombée de la nuit.

Il s’accrocha lorsque le DC-3 entra dans la zone de feu. L’incendie aspirait l’air comme un démon et les turbulences étaient d’une violence stupéfiante ; il avait l’impression qu’une main de géant avait saisi l’avion par le bout du nez. L’hélicoptère du chef de ligne s’agitait tel un ballon au bout de sa ficelle.

Carmichael demanda des instructions et reçut l’ordre d’aller au sud-ouest de la zone de feu, à proximité de la toute première rue habitée. Là-bas, des pompiers étouffaient à coups de pelles les petites flammes qui jaillissaient des jardins derrière les maisons.

Les lourdes jupes de feuilles mortes et sèches accrochées aux troncs d’une rangée de majestueux palmiers bordant le trottoir sur toute la longueur du pâté de maisons commençaient à s’embraser les unes après les autres, vouf ! vouf ! vouf ! vouf ! Les chiens du quartier avaient formé une meute affolée et couraient en tous sens, désorientés. Les chiens manifestaient une bizarre loyauté en cas d’incendie : ils restaient sur place. Les chats, en revanche, devaient déjà se trouver à mi-chemin de San Francisco.

Piquant pour voler au ras de la cime des arbres, Carmichael largua une giclée d’ignifugeant, recouvrant de rouge tout ce qui avait l’air inflammable. Les sapeurs pelleteurs levèrent les yeux et le saluèrent de la main en souriant ; il leur répondit en inclinant ses ailes et partit vers le nord, en direction du front occidental de l’incendie – qui avançait également vers l’ouest, s’engouffrant dans les canyons d’altitude près de la frontière du comté de Ventura –, puis mit cap à l’est et longea les contreforts des Santa Susana jusqu’à ce qu’il repère une fois de plus le vaisseau spatial extraterrestre, planté en solitaire au milieu de son cercle de terre noircie comme un immeuble de grande hauteur, d’un futurisme insolite, qu’un promoteur immobilier distrait aurait fait construire en pleine cambrousse. Le cordon de véhicules militaires avait été apparemment renforcé et on aurait dit qu’une division blindée au complet se déployait en cercles concentriques commençant à moins d’un kilomètre du vaisseau.

Carmichael fixa intensément le véhicule extraterrestre comme si son regard pouvait en traverser les parois étincelantes et apercevoir Cindy à l’intérieur.

Il se l’imagina assise à une table – ou l’équivalent extraterrestre d’une table – avec sept ou huit de ces êtres géants, en train de leur expliquer calmement la Terre avant de leur demander de lui expliquer leur planète.

Il était convaincu qu’elle ne risquait rien, qu’ils ne lui feraient pas de mal, qu’ils n’étaient pas en train de la torturer, de la disséquer ou de lui envoyer des décharges électriques dans le corps pour voir comment elle réagirait. Ce genre de choses n’arriverait jamais à Cindy, il en était certain. Sa seule crainte était qu’ils repartent vers leur étoile d’origine sans l’avoir relâchée. Mais quelle angoisse ! Il n’avait jamais rien éprouvé de comparable à la terreur que cette idée faisait naître en lui. Elle gonflait dans sa poitrine comme une masse de plomb fondu, se répandait pour lui remplir la gorge et lancer de douloureuses flèches rouges dans son crâne.

En s’approchant du site d’atterrissage des extraterrestres, il vit les canons de certains tanks pivoter pour le viser et capta sur la radio de bord une voix qui lui dit sans ménagements : « Vous sortez du périmètre, DC-3. Retournez à la zone de feu. Vous êtes dans un espace aérien interdit.

— Excusez, répondit Carmichael. Erreur de ma part. Je n’avais pas l’intention de vous survoler. »

Mais alors même qu’il amorçait son virage, il perdit encore plus d’altitude, de façon à pouvoir regarder une dernière fois de près l’énorme vaisseau spatial. S’il possédait des hublots et que Cindy soit en train de regarder au dehors, il tenait à lui faire savoir qu’il n’était pas loin. Qu’il surveillait ce qui se passait, qu’il attendait qu’elle revienne. Mais l’imposante coque du vaisseau était aveugle, sans la moindre ouverture.

… Cindy ? Cindy ?

Cindy dans ce vaisseau spatial, c’était comme un mauvais rêve. Et pourtant, c’était tellement conforme à son caractère qu’elle avait dû faire en sorte qu’il se réalise.

Elle était toujours en quête de l’étrange, du mystérieux, de l’insolite. Les gens qu’elle amenait à la maison ! Une fois un indien navajo, puis un touriste turc paumé, un gosse de New York. La musique qu’elle écoutait, la manière qu’elle avait de psalmodier en même temps ! L’encens, les lumières, la méditation. « Je cherche », aimait-elle dire. Elle essayait en permanence de trouver un chemin qui la conduise à quelque chose de totalement extérieur à elle-même. Elle essayait de devenir un peu plus que ce qu’elle était. C’était d’ailleurs comme ça qu’ils étaient tombés amoureux : un couple invraisemblable, elle avec ses perles et ses sandales, lui avec sa vision du monde réaliste et son solide bon sens. Ce jour-là, il y avait bien longtemps, elle l’avait abordé dans le magasin de disques de Studio City – Dieu seul savait ce qu’il faisait dans cette partie du monde –, lui avait demandé quelque chose, et ils avaient commencé à parler ; ils avaient parlé et parlé, parlé toute la nuit – parce qu’elle voulait tout savoir de lui ; et ils étaient encore ensemble lorsque l’aube s’était levée et ne s’étaient que rarement séparés depuis. Il n’avait jamais vraiment pu comprendre pourquoi elle avait tenu à l’avoir, lui, ce plouc de Central Valley, ce pilote plus tout à fait jeune, même s’il était persuadé qu’elle tenait à lui pour une raison concrète, qu’il répondait à un besoin de sa part – un besoin partagé – qu’on pouvait appeler amour faute de terme plus précis. Ça aussi, elle le cherchait depuis toujours. Comme tout le monde. Et il savait qu’elle l’aimait véritablement, sincèrement, même s’il n’arrivait pas tout à fait à appréhender pourquoi. « L’amour, c’est la compréhension, disait-elle. Comprendre, c’est aimer. » Était-elle en train de parler de l’amour aux créatures du vaisseau spatial à l’instant même ? Cindy, Cindy, Cindy…

Le téléphone du Colonel bipa une fois de plus. Il s’en empara, impatient d’entendre la voix de son frère.

Il s’était encore trompé. Ce n’était pas Mike, mais une voix chaleureuse et retentissante qui disait : « Anson ? Anson Carmichael ? Lloyd Buckley à l’appareil !

— Désolé, dit le Colonel un peu trop vite. Je ne connais personne de… »

Puis il identifia son interlocuteur ; son coeur se mit à cogner et un frisson d’excitation lui chatouilla la colonne vertébrale.

« Je t’appelle de Washington. »

Ça alors ! se dit le Colonel. On ne m’a donc pas oublié finalement !

« Lloyd ! Comment ça va ? Tu sais, il n’y a pas un quart d’heure, je me morfondais ici en espérant que tu m’appellerais ! En m’attendant à ce que tu m’appelles. »

Mensonge partiel : il espérait un appel de Washington, certes, mais il ne s’attendait à rien du tout. Et le nom de Lloyd Buckley n’était pas parmi ceux qui lui étaient venus à l’esprit, même s’il se rendait compte à présent qu’il aurait dû en être ainsi.

Buckley, oui. Un grand bonhomme rougeaud, bien en chair, le verbe haut et jovial, intelligent, mais sans peut-être atteindre tout à fait le niveau d’intelligence que le Colonel attribuait à sa propre personne. Il avait fait carrière au Département d’État ; sous-secrétaire d’État chargé des liaisons culturelles avec le tiers-monde pendant les dernières années du gouvernement Clinton, il avait assuré la navette diplomatique avec la Somalie, la Bosnie, l’Afghanistan, la Turquie, les Seychelles et autres points chauds de l’après-guerre froide en étroite collaboration avec les militaires. Il devait sans doute bosser encore dans ce genre de combine. Il se piquait d’avoir étudié l’histoire militaire et brandissait les noms de Clausewitz, Churchill, Fuller, Creasy. Il se prenait pour une sorte d’anthropologue, en plus. Un semestre durant, il avait assisté en auditeur libre au cours que le Colonel donnait à l’Académie militaire de West Point sur la psychologie des cultures non occidentales. Il avait également déjeuné plusieurs fois avec lui, sept ou huit ans auparavant.

« Tu t’es tenu au courant de la situation, naturellement, dit Buckley. On ne peut plus sensationnel, pas vrai ? Tu n’as pas de problèmes avec ces incendies ?

— Pas ici. Ils sont deux comtés plus loin. Le vent sent un peu la fumée, mais je crois que dans ce coin on ne risquera rien.

— Bien. Bien. Super… Tu as déjà vu les Entités à la télé ? Le centre commercial et tout le reste ?

— Évidemment. Les Entités ? C’est donc comme ça qu’on les appelle ?

— Oui, les Entités. Les Étrangers. Les extraterrestres. Les envahisseurs de l’espace. “Entités” a l’air d’être le meilleur terme, du moins pour l’instant. C’est neutre et ça présente bien. “Extraterrestres” fait trop science-fiction sauce Hollywood et “Etrangers” donne l’impression que ça poserait beaucoup de problèmes au Service de l’immigration et de la naturalisation.

— Et nous ne savons pas encore si ce sont des envahisseurs, hein ? C’est ça ? Lloyd, tu veux bien me dire à quoi ça rime, tout ce cirque ? »

Buckley étouffa un rire. « En fait, Anson, nous espérions que tu pourrais nous renseigner. Je sais que tu es théoriquement en retraite, mais tu ne crois pas que tu pourrais amener ta vieille carcasse à Washington dès demain matin ? La Maison Blanche a convoqué une réunion de grandes pointures pour débattre de notre réaction éventuelle à l’événement… euh… présent, et nous amenons une équipe restreinte de conseillers spécialisés qui pourrait se révéler utile.

— C’est plutôt court comme préavis », dit le Colonel, horrifié par sa propre franchise. Il ne voulait surtout pas donner l’impression de refuser et s’empressa donc d’ajouter : « Mais oui, oui, absolument, c’est oui. Je serai enchanté.

— C’est pareil pour tout le monde : l’affaire nous est tombée dessus sans préavis, mon cher. Si un hélico de l’armée de l’Air se pose sur ta pelouse demain matin à cinq heures et demie, tu crois que tu auras la force de grimper dedans ?

— Tu sais bien que oui, Lloyd.

— Bien. J’étais sûr que tu marcherais. Tu nous attends à l’extérieur, d’accord ?

— D’accord. Absolument.

— Hasta la manana », dit Buckley. Et plus personne.

Le Colonel contempla d’un air ahuri le téléphone dans sa main. Puis il le replia lentement et le rangea.

Washington ? Lui ? Demain ?

Tout une mixture d’émotions le submergea lorsqu’il prit enfin conscience du fait qu’on l’avait bel et bien convoqué : soulagement, satisfaction, surprise, fierté, justification, curiosité et cinq ou six autres, dont une certaine dose insidieuse et troublante d’appréhension quant à sa capacité effective d’être à la hauteur de la tâche. Au fond, il était enthousiasmé. Au niveau humain le plus simple, c’était appréciable, à son âge, d’être ne serait-ce que sollicité, vu la sensation d’insignifiance qui l’avait accablé lorsqu’il avait mis le point final à sa carrière pour prendre la route du ranch. Au niveau plus noble de la tradition familiale des Carmichael, c’était très bien d’avoir la chance de servir son pays une fois de plus, d’être capable de se rendre à nouveau utile en période de crise.

Toute cela le mettait d’excellente humeur.

À condition, bien sûr, qu’il puisse effectivement servir à quelque chose, dans les circonstances… euh… présentes. À cette condition.

Tout ce que Mike Carmichael pouvait faire pour éviter de s’écrouler de fatigue pendant qu’il rentrait à Van Nuys remplir les réservoirs du DC-3 avant la prochaine mission au-dessus de la zone de feu, c’était de s’imaginer au Nouveau-Mexique, où il se trouvait encore vingt-quatre heures plus tôt, seul sous un ciel impitoyablement vide tacheté d’occasionnels nuages violets. Un paysage de sombres monolithes de grès, de mesas piquetées de rares touffes d’armoise et de prosopis avec, droit devant, le pinacle brun, vertical et dentelé du Rocher sacré de Shiprock – Tse Bit’a’i, en navajo, la Roche Ailée – cette sagaie de magma figé dressée très haut au-dessus de la morne platitude gris argent du désert telle une montagne échappée de la Lune.

Il adorait l’endroit. C’était là qu’il se sentait totalement en paix.

Dire qu’il lui avait fallu s’arracher de tout ça pour plonger dans ce merdier : des hordes frénétiques et affolées qui bloquaient toutes les autoroutes pour tenter d’échapper à un danger non identifié, des panaches d’une immonde fumée qui envahissaient le ciel, des créatures de cauchemar qui se pavanaient dans le parking d’un supermarché et Cindy prisonnière à bord à’un vaisseau spatial extraterrestre, un vaisseau venu d’une autre planète, d’une autre étoile…

Non, non, non et non.

Pense au Nouveau-Mexique. Pense au vide, à la solitude, au calme. Aux montagnes, aux mesas, à la perfection du ciel sans tache. Efface tout le reste de ton esprit.

Tout le reste.

Tout.

Il posa l’avion comme un somnambule à Van Nuys quelques minutes plus tard et se rendit au Q.G. des opérations.

Tout le monde semblait déjà savoir que sa femme était parmi les otages. L’officier à qui Carmichael avait demandé de l’attendre était parti. Il n’en fut pas étonné outre mesure. Il songea un instant à essayer d’aller jusqu’au vaisseau par ses propres moyens, de traverser le cordon et de faire quelque chose pour libérer Cindy, mais il se rendit compte que l’idée était stupide : les militaires avaient pris la situation en main, ils ne le laisseraient pas approcher, ni lui ni personne, à moins de deux kilomètres de l’astronef et il n’arriverait qu’à se fourrer dans les pattes des journalistes de la télé avides de révélations saignantes sur les familles des prisonniers.

C’est alors que le régulateur en chef, un homme bronzé aux traits lisses du nom de Haï Andersen qui ressemblait à une star de cinéma décatie, s’approcha de lui. Apparemment sur le point d’éclater de compassion, Andersen annonça à Carmichael avec des trémolos funèbres dans la voix qu’il était d’accord pour qu’il en reste là pour aujourd’hui et rentre chez lui attendre la suite éventuelle des événements. Mais Carmichael repoussa sa proposition.

« Écoute, Haï, c’est pas en restant le cul sur un canapé que je vais la retrouver. Et cet incendie ne va pas s’éteindre tout seul non plus. Je vais faire encore un tour là-haut. »

Le personnel au sol mit vingt minutes à pomper la solution ignifugeante dans les réservoirs du DC-3. Carmichael, debout à côté de l’appareil, buvait des cocas en regardant les avions décoller et atterrir. Les gens le dévisageaient, ceux qui le connaissaient lui faisaient signe de loin. Trois ou quatre pilotes l’abordèrent et, sans rien dire, lui serrèrent le bras ou lui posèrent une main sur l’épaule en guise de consolation. Très touchant, très spectaculaire. Tous les gens se croyaient dans un film, dans cette putain de ville. Là, c’était un film d’horreur. Au nord, le ciel était noir de suie et grisaillait vers l’est et l’ouest. L’air était d’une chaleur de sauna et d’une sécheresse affolante ; on aurait pu y mettre le feu rien qu’en claquant des doigts, songea Carmichael.

Un type qui passait en courant dit qu’un nouveau foyer était apparu à Pasadena, près du Jet Propulsion Laboratory et qu’il y en avait un autre à Griffith Park. Le vent commençait donc à transporter des flammèches vers le centre de Los Angeles depuis les deux incendies de l’intérieur. Le stade des Dodgers brûle, annonça quelqu’un. L’hippodrome de Santa Anita aussi, intervint quelqu’un d’autre. Toute cette putain de ville va y passer, se dit Carmichael. Et pendant ce temps, ma femme prend le thé dans un astronef extraterrestre avec les petits gars d’hesteghon.

L’avion était prêt. Il décolla et largua une nouvelle traînée d’ignifugeant, volant juste au niveau de la cime des arbres, pratiquement sous le nez des pompiers qui travaillaient aux abords de Chats Worth. Cette fois, ils étaient trop occupés pour lui faire signe. Pour rentrer à l’aéroport, il fut obligé de décrire une large boucle derrière l’incendie. Il survola les Santa Susana, redescendit en longeant Golden State Freeway et aperçut pour la première fois les incendies qui faisaient rage à l’est, deux énormes conflagrations marquant les emplacements où les flammes des tuyères des autres vaisseaux spatiaux avaient léché l’herbe sèche, plus un tas de foyers mineurs s’égrenant sur une ligne infléchie vers le sud qui partait de Burbank ou Glendale pour s’enfoncer dans Orange County.

Ses mains tremblaient quand il se posa à Van Nuys. Il avait tenu le coup sans prendre de repos pendant quelque trente-deux heures d’affilée et se sentait glisser doucement dans cet état d’épuisement et de vacuité qui s’étend quelque part au delà de la fatigue ordinaire.

Le régulateur en chef l’attendait encore à sa descente de l’avion. Un étrange sourire stupide écornait cette fois son visage invraisemblablement beau, et Carmichael crut en deviner le sens. « Ça va, Haï, dit-il aussitôt. T’as gagné. J’arrête cinq ou six heures, histoire de piquer un petit roupillon, ensuite, tu pourras me demander de repartir à…

— Non, c’est pas ça.

— C’est quoi, alors ?

— Je suis venu exprès te le dire, Mike. Ils ont libéré certains des otages.

— Cindy ?

— Je crois bien. Il y a ici une voiture de l’armée de l’Air qui t’emmènera à Sylmar. C’est là qu’ils ont installé le centre de commandement. Ils ont dit de te faire appeler dès que tu serais revenu du dernier largage et de t’envoyer là-bas pour que tu puisses parler à ta femme.

— Alors, elle est libre, s’écria Carmichael. Dieu soit loué, elle est libre !

— Vas-y, Mike. On peut s’occuper du feu sans toi pendant quelque temps, si tu es d’accord. »

Longue, basse et élancée, la voiture de l’armée de l’Air ressemblait à la limousine d’un général, avec un chauffeur à la mâchoire carrée à l’avant, et à l’arrière, deux jeunes officiers à l’air peu commode pour encadrer Carmichael. Ils n’étaient guère loquaces et avaient l’air aussi épuisés que lui.

« Comment va ma femme ? demanda-t-il lorsque la voiture démarra.

— Nous croyons savoir qu’elle n’a pas été maltraitée », dit l’un des officiers.

Il avait adopté un ton sombre et grave, plein d’une raideur insolite, mélo à souhait. Carmichael haussa les épaules. Encore un qui se prend pour un acteur. Celui-ci a vu trop de films de guerre.

Toute la ville semblait à présent en feu. À l’intérieur de la limousine climatisée on ne détectait qu’une infime trace de fumée, mais le ciel à l’est était terrifiant, avec des traînées rouges apocalyptiques jaillissant vers le ciel comme des météores qui auraient traversé la nuée noire à contre-courant. Carmichael demanda aux types de l’armée de l’Air ce qu’ils savaient de la situation.

« Ça se présente plutôt mal, il paraît », lui dit-on sèchement.

Il n’insista pas.

Quelque part sur San Diego Freeway, entre Mission Hills et Sylmar, Carmichael s’endormit. Lorsqu’il reprit ses esprits sans transition apparente, les autres étaient en train de le réveiller doucement pour le mener dans un vaste et sinistre bâtiment, une sorte de hangar, juste à côté du bassin de retenue.

Au milieu d’un dédale de câbles et d’écrans, des militaires s’affairaient devant un assortiment de mystérieux zinzins à bio puces et ce qui ressemblait à un millier d’ordinateurs conventionnels et de téléphones. Il se laissa conduire en traînant les pieds, avançant comme un robot, les yeux à peine capables d’accommoder, jusqu’à un bureau enclavé où un lieutenant-colonel dont les cheveux blonds commençaient tout juste à tirer sur le gris l’accueillit dans le meilleur style on-atteint-le-sommet-du-drame.

« Ceci promet d’être la mission la plus difficile qu’on vous ait jamais confiée, monsieur Carmichael. »

Carmichael se renfrogna. Tout le monde était acteur jusqu’au trognon dans cette satanée ville. Même les colonels étaient trop jeunes désormais.

« On m’a dit qu’ils étaient en train de libérer leurs otages, lâcha-t-il. Où est ma femme ? »

Le lieutenant-colonel lui montra un écran de télévision. « Nous allons vous permettre de parler avec elle sur-le-champ.

— Dois-je comprendre que je ne peux pas la voir ?

— Pas tout de suite.

— Pourquoi pas ? Elle va bien ?

— Pour autant que je sache, oui.

— Vous voulez dire qu’elle n’a pas été libérée ? Mais on m’avait dit que…

— Toutes les personnes retenues sauf trois ont été relâchées. Deux personnes, à en croire les extraterrestres, ont été légèrement blessées lors de leur capture et subissent un traitement médical à bord du vaisseau. Elles seront libérées sous peu. La troisième est votre femme, monsieur Carmichael. » Là, une pause mesurée au centième de seconde près, prélude au spectaculaire effet dramatique qui semblait si important pour les gens de cette espèce : « Elle n’est pas disposée à quitter le vaisseau. »

Spectaculaire, en effet. Pour Carmichael, c’était comme s’il était tombé dans un trou d’air.

« Pas disposée… ?

— Elle prétend s’être portée volontaire pour accompagner les extraterrestres quand ils retourneront sur leur planète d’origine. Elle dit qu’elle va nous servir d’ambassadrice, d’envoyée spéciale… Monsieur Carmichael, votre femme a-t-elle des antécédents de troubles mentaux ? »

Carmichael le fusilla du regard. « Cindy est tout à fait saine d’esprit. Croyez-moi.

— Vous savez qu’elle n’a manifesté aucune peur lorsque les extraterrestres se sont emparés d’elle lors de l’incident au centre commercial ce matin ?

— Je suis au courant, oui. Ça ne veut pas dire qu’elle soit folle. Elle a une personnalité originale. Elle a des idées insolites. Mais elle n’est pas folle. Moi non plus, d’ailleurs. » II resta un instant la tête dans les mains, les doigts légèrement appuyés sur les yeux. « D’accord, reprit-il. Laissez-moi lui parler.

— Pensez-vous que vous pourrez la persuader de quitter ce vaisseau ?

— Sûr que je vais faire tout mon possible !

— Vous ne sympathisez pas vous-même avec ce qu’elle est en train de faire, hein ? » demanda Sa blondeur le lieutenant-colonel.

Carmichael leva les yeux. « Mais si, je sympathise. C’est une femme intelligente qui fait quelque chose qu’elle estime important, et agit de son propre chef. Pourquoi diable ne devrais-je pas sympathiser ? Mais je vais essayer de l’en dissuader, faites-moi confiance. Je l’aime. Je veux la revoir. Quelqu’un d’autre peut être notre putain d’ambassadeur sur Bételgeuse. Laissez-moi lui parler, d’accord ? »

Le lieutenant-colonel agita une petite baguette de la taille d’un crayon et l’écran de télé géant s’alluma. De mystérieux motifs colorés scintillèrent quelques secondes en une troublante séquence aléatoire, puis Carmichael entrevit des passerelles ténébreuses, un réseau complexe d’entretoises métalliques étincelantes se croisant et se recroisant à des angles insolites, et l’espace d’un instant, l’un des Étrangers apparut sur l’écran, avec ses yeux jaunes gigantesques, gros comme des soucoupes, qui le regardaient avec suffisance. Carmichael se sentait désormais tout à fait réveillé.

Le visage de l’Étranger disparut, remplacé par celui de Cindy.

Dès qu’il la vit, Carmichael comprit qu’il l’avait perdue.

Son visage rayonnait. Il y avait dans son regard une joie sereine confinant à l’extase. Ce regard, il l’avait vu chez elle en maintes occasions, mais cette fois-ci, c’était différent, au delà de tout ce qu’elle avait pu atteindre auparavant. C’était le nirvana. Elle avait eu droit à la vision béatifique.

« Cindy ?

— Salut, Mike.

— Cindy, tu peux me dire ce qui s’est passé ?

— C’est incroyable. Le contact. La communication. » Évidemment, se dit-il. Si quelqu’un pouvait établir le contact avec les extraterrestres de la bonne vieille planète HESTEGHON, terre des enchantements, c’était bien Cindy. Il y avait chez elle un certain talent magique : le don de pouvoir ouvrir toutes les portes.

« Tu sais, dit-elle, ils communiquent d’esprit à esprit ; il n’y a aucune barrière. Pas de mots. On sait ce qu’ils veulent dire, tout simplement. Ils sont venus pacifiquement, pour apprendre à nous connaître, pour se joindre harmonieusement à nous, pour nous accueillir dans la confédération des planètes. »

Carmichael s’humecta les lèvres. « Qu’est-ce qu’ils t’ont fait, Cindy ? Un lavage de cerveau ou un truc dans ce goût-là ?

— Mais non, Mike, non ! Ça n’a rien à voir ! Ils ne m’ont absolument rien fait, je te le jure. Nous avons parlé, c’est tout.

— Parlé ?

— Ils m’ont montré comment mettre mon esprit en contact avec le leur. Ce n’est pas du lavage de cerveau, ça. Je suis toujours la même. Moi, Cindy. Ils ne m’ont rien fait. J’ai l’air d’être maltraitée ? Ils ne sont pas dangereux. Crois-moi.

— Ils ont mis le feu à la moitié de la ville avec leurs tuyères, tu sais ça ?

— Ils en sont terriblement chagrinés. C’était un accident. Ils n’ont pas compris à quel point les collines étaient sèches. S’ils avaient un moyen quelconque d’éteindre les flammes, ils le feraient, mais ces incendies sont trop importants, même pour eux. Ils nous demandent de leur pardonner. Ils veulent que tout le monde sache à quel point il regrettent cet incident. » Elle observa une pause puis ajouta, très doucement : « Mike, tu veux venir à bord ? Je veux que tu aies l’expérience du contact avec eux, comme moi en ce moment.

— Je ne saurais pas faire ça, Cindy.

— Mais si ! N’importe qui en est capable ! Tu n’as qu’à ouvrir ton esprit, ensuite ils te touchent, et…

— Ça ne m’intéresse pas. Sors de là et rentre à la maison, Cindy. Je t’en supplie. Ça fait six jours que je ne t’ai pas vue ; non, sept, maintenant. On dirait que ça fait un mois. Je veux te serrer dans mes bras. Je veux te tenir…

— Tu pourras me serrer aussi fort que tu voudras. Ils te laisseront monter à bord. Nous pourrons aller ensemble sur leur planète. Tu sais que je vais avec eux sur leur planète, n’est-ce pas ?

— Mais non, tu n’y vas pas. Pas vraiment. »

Elle hocha la tête d’un air grave. Elle semblait prendre la chose terriblement au sérieux.

« Ils vont partir dans quelques semaines, dès qu’ils auront eu l’occasion d’échanger des cadeaux avec la Terre. Ce voyage était prévu pour n’être qu’une rapide visite diplomatique. J’ai vu des images de leur planète – c’est comme du cinéma, mais ils font ça avec leur esprit. Mike, tu ne peux pas t’imaginer à quel point tout est beau : les édifices, les lacs et les collines, les plantes ! Et ils tiennent tellement à ce que je vienne pour pouvoir m’en faire une idée sur place ! »

Des gouttelettes de sueur perlèrent dans les cheveux de Carmichael et lui coulèrent dans les yeux, l’obligeant à ciller. Mais il n’osa pas s’essuyer, de crainte qu’elle ne croie qu’il pleurait.

« Je ne veux pas aller sur leur planète, Cindy. Et je ne veux pas que tu y ailles non plus. »

Elle observa un instant de silence.

Puis elle sourit délicatement et dit : « Je sais que tu ne veux pas, Mike. »

II serra les poings, les ouvrit puis les serra de nouveau. « Je ne peux pas aller là-bas.

— Non, tu ne peux pas. Je le comprends. Los Angeles est suffisamment extraterrestre pour toi, je crois. Tu as besoin d’être là où tu te sens chez toi, dans ta réalité, et pas de t’enfuir vers quelque étoile lointaine. Je ne vais pas essayer de te baratiner.

— Mais tu vas partir quand même ? » Ce n’était pas vraiment une question.

« Tu sais déjà ce que je vais faire.

— Oui.

— Je suis désolée. Mais pas vraiment, au fond.

— Tu m’aimes ? » demanda Carmichael, qui regretta ces mots dès qu’ils eurent franchi ses lèvres.

« Tu sais bien que oui, répondit-elle avec un triste sourire. Et tu sais que je ne veux pas te quitter. Mais une fois que leur esprit a touché le mien, une fois que j’ai vu quelle sorte d’êtres ils sont… tu comprends ce que je dis ? Je ne dois pas tout t’expliquer, hein ? Tu comprends toujours ce que je dis.

— Cindy…

— Oh, Mike, je t’aime tellement, c’est vrai.

— Et je t’aime aussi, chérie. Et je voudrais que tu sortes de ce putain d’astronef. »

Le regard de Cindy ne flanchait pas. « Tu ne vas pas me demander ça. Parce que tu m’aimes, pas vrai ? Tout comme moi je ne vais pas te redemander de venir me rejoindre à bord parce que je t’aime vraiment. Tu comprends ce que je dis, Mike ? »

II eut envie de briser l’écran et de s’emparer d’elle. « Oui, je comprends, se força-t-il à dire.

— Je t’aime, Mike.

— Je t’aime, Cindy.

— Ils me disent que le voyage dure quarante-huit de nos années, mais ça ne sera que quelques semaines pour moi. Oh, Mike ! Adieu, Mike ! Que Dieu te bénisse, Mike ! »

Elle lui envoya des baisers. Il voyait à ses doigts ses pierres favorites, les trois étranges petits saphirs étoiles qu’elle avait montés en bagues lorsqu’elle avait commencé à dessiner des bijoux. C’étaient aussi les bagues qu’il préférait. Elle adorait les saphirs à astéries – lui aussi, puisqu’elle les adorait.

Carmichael se creusa la tête pour trouver un nouveau moyen de raisonner sa femme, un argument quelconque qui ferait mouche. Mais il ne parvint à trouver rien de tel. Il sentait à nouveau grossir dans son esprit un vide immense, un abîme, comme s’il était évidé par une lame tourbillonnante.

Le visage de Cindy resplendissait. Tout d’un coup, elle lui était devenue totalement étrangère.

Elle était désormais une vraie native de Los Angeles, une déplus, perdue dans ses visions et ses rêves délirants, et c’était comme s’il ne l’avait jamais rencontrée ou comme s’il l’avait prise pour quelqu’un d’autre. Mais non, ce n’est pas juste, se dit-il. Elle n’est pas comme les autres, elle est Cindy. Elle suit sa bonne étoile, comme toujours.

Soudain, il ne put regarder l’écran plus longtemps et détourna les yeux ; il se mordit la lèvre et leva la main gauche comme pour repousser ce spectacle. Les types de l’armée de l’Air affichaient l’expression embarrassée de gens qui, ayant surpris par inadvertance une rencontre des plus intimes, essaient de faire comme s’ils n’avaient rien vu.

« Elle n’est pas folle, colonel, dit Carmichael avec véhémence. Je ne veux pas que les gens croient qu’elle est cinglée.

— Bien sûr que non, monsieur Carmichael.

— Mais elle refuse de quitter ce vaisseau spatial. Vous l’avez entendue. Elle reste à bord et elle rentre avec eux sur leur planète paumée quelque part dans l’espace. Je n’y peux plus rien. Vous comprenez ça, non ? Je ne peux rien faire pour la sortir de là, à moins de grimper dans cet engin et de la traîner de force à l’extérieur. Et même ça, je ne le ferais pas.

— Non, évidemment. En tout cas, vous comprenez qu’il nous serait impossible de vous permettre de monter à bord même si c’était pour tenter de la ramener ?

— J’ai bien compris. Je n’y songerais même pas. Ni à la ramener ici, ni à faire le voyage avec elle. Je n’ai pas le droit de la forcer à rester avec nous et je ne veux certainement pas aller là-bas moi-même. Laissez-la partir : c’était sa vocation ici-bas. Ne me demandez rien. Pas à moi, colonel. Je ne suis pas l’homme qu’il vous faut, c’est tout. » II respira à fond, se disant qu’il était peut-être en train de trembler. Il commençait à avoir la nausée. « Colonel, reprit-il, vous m’en voudriez beaucoup si je me barrais d’ici ? Peut-être que je me sentirais mieux si je remontais dans mon avion pour balancer encore un peu de camelote sur ce feu. Je crois que ça me ferait du bien. Sincèrement, colonel. D’accord ? Vous voulez bien me renvoyer à Van Nuys, colonel ? »

II grimpa donc une dernière fois dans le DC-3. Il ne savait plus combien de missions il avait accomplies ce jour-là. Il était censé larguer les ignifugeants sur la face ouest de l’incendie. Au lieu de quoi il se dirigea vers l’est, là où se trouvait le vaisseau spatial, et décrivit un grand cercle autour de lui. La radio lui ordonna de s’éloigner de la zone et il répondit qu’il s’y apprêtait.

Pendant qu’il tournait, un panneau s’ouvrit dans la paroi de l’astronef et un Étranger apparut, colossal, même depuis l’altitude à laquelle volait Carmichael. L’énorme créature violacée descendit du vaisseau, avança ses tentacules et sembla renifler l’air enfumé. Elle avait l’air très calme, debout sur le sol.

Carmichael eut vaguement envie de voler en rase-mottes, de balancer toute sa charge d’ignifugeant sur l’extraterrestre, de le noyer dans la purée, histoire de le punir de lui avoir pris Cindy. Il secoua la tête. Tu déconnes, se dit-il. Cindy serait consternée si elle savait ce qui venait de lui traverser l’esprit.

Mais je suis comme ça, songea-t-il. Rien qu’un vilain Terrien moyen rancunier. C’est pour ça que je ne pars pas pour cette autre planète, et c’est pour ça qu’elle y va, elle.

Il vira sur l’aile et, s’éloignant de l’astronef, rentra tout droit à Van Nuys via Granada Hills et Northridge. Une fois au sol, il resta un long moment assis aux commandes du DC-3, parfaitement immobile. Finalement, l’un des régulateurs sortit et l’appela. « Mike, ça va ?

— Ouais. Pas de problème.

— Comment se fait-il que tu rentres sans avoir vidé tes réservoirs ? »

Carmichael scruta ses cadrans. « J’ai fait ça ? On dirait bien, ma foi.

— Tu n’es pas dans ton état normal, hein ?

— Je crois que j’ai oublié de larguer. Non, j’ai pas oublié. Je m’en fichais, tout simplement. J’avais pas envie de le faire.

— Mike, sors de cet avion. Tu as assez volé comme ça pour la journée.

— J’avais pas envie de larguer, répéta Carmichael. À quoi bon, merde ? Cette ville de cinglés… y a rien là-dedans que je voudrais sauver, de toute façon. » Son sang-froid finit par l’abandonner et la rage déferla en lui comme le feu embrasant les pentes d’un canyon desséché. Il comprenait la décision de Cindy et la respectait, mais rien ne l’obligeait à l’apprécier. Et il ne l’appréciait pas du tout. Il avait perdu sa femme et par la même occasion, lui semblait-il, sa guerre avec Los Angeles. « Crève salope, explosa-t-il. Laissons-la brûler, cette ville de merde. Je l’ai toujours détestée. Elle n’a que ce qu’elle mérite. Si je restais ici, c’était uniquement pour Cindy. Il n’y avait qu’elle qui comptait. Mais la voilà qui s’en va. Cette putain de ville peut bien cramer. »

Le régulateur en resta bouche bée. « Hé, Mike, tu… »

Carmichael secoua lentement la tête de droite à gauche comme pour essayer de dissiper une migraine intolérable. Puis il fronça les sourcils. « Non, c’est faux, dit-il sans aucune trace de colère dans sa voix. Il faut faire le boulot quand même, pas vrai ? Sans tenir compte de ses sentiments personnels. Il faut éteindre le feu. Il faut sauver ce qui peut être sauvé. Écoute, Tim, je vais faire encore un largage, le dernier de la journée… tu m’entends ? Et puis je rentrerai chez moi pour dormir un peu. D’ac ? D’ac ? »

Tout en parlant, il avait déjà démarré et pris la courte piste. Il se rendit vaguement compte qu’il n’avait pas demandé la permission de décoller. Il entendit dans ses écouteurs les coassements métalliques du type de la tour de contrôle mais passa outre. Un petit avion d’observation – un Cessna – s’écarta de son chemin en catastrophe. Et Carmichael décolla.

Le ciel était noir et rouge. L’incendie n’était plus maîtrisé et peut-être ne le serait-il jamais. Mais il ne fallait pas se décourager, se dit-il. Il fallait sauver ce qui pouvait être sauvé. Il mit les gaz et entra calmement dans l’enfer des collines, larguant au passage sa cargaison chimique. Il sentit l’avion lui résister lorsque des thermiques sauvages lui saisirent les ailes par en dessous, et, le regard vitreux, plus qu’à moitié endormi, il riposta, tentant par tous les moyens de reprendre le contrôle, mais c’était inutile, complètement inutile, et très vite, il cessa de se démener et se laissa aller contre le dossier de son siège, enfin en paix, tandis que les remous le soulevaient, le lançaient en l’air comme un jouet, cul par-dessus tête, et le projetaient vers les collines qui l’attendaient au nord.

À New York, l’invasion se passa différemment, de manière moins apocalyptique. De grands incendies de broussailles dévastateurs accompagnés d’évacuations dans la panique n’avaient jamais fait partie de la vie new-yorkaise. La spécialité de New York, comme toujours, c’étaient les nuisances plutôt que l’apocalypse. L’invasion avait donc commencé ainsi, sous la forme d’une de ces satanées nuisances de New York – une de plus.

C’était une de ces magnifiques journées d’or et de bleu comme New York sait en offrir en octobre, une de celles qui donnent envie de chanter et de danser, lorsque la moiteur étouffante de l’été vient de quitter la scène et que la méchante saison des froidures n’est pas tout à fait prête à faire son entrée.

Il y eut dix-sept témoins pour observer le début de l’invasion. Le site initial du débarquement fut la prairie proche de l’extrémité sud de Central Park. Naturellement, il y avait bien plus de dix-sept personnes sur l’herbe lorsque les Étrangers arrivèrent, mais il semble que, d’une manière générale, on n’y ait pas fait très attention.

Tout avait commencé, à en croire les dix-sept témoins, par un étrange chatoiement bleu pâle à une dizaine de mètres du sol. Ce chatoiement n’avait pas tardé à se transformer en une espèce de bouillonnement, comme lorsqu’un évier se vide de son eau. Puis une légère brise s’était levée, avant de se transformer très vite en un vent furieux qui avait emporté les couvre-chefs dans un étonnant mouvement spirale autour du miroitement bleu. Au même moment, on avait eu une sensation de tension croissante, de rupture imminente. Le tout avait duré environ quarante-cinq secondes.

Alors avait retenti une détonation sèche, suivie d’un bruit d’air violemment déplacé, d’un son cristallin et enfin d’un coup sourd – tout le monde était d’accord sur l’ordre de succession de ces effets sonores. Sur quoi était apparu le vaisseau spatial de forme quasi ovoïde qui devait devenir instantanément célèbre. Après être resté en suspens à sept mètres au-dessus de l’herbe, il s’était laissé glisser doucement jusqu’au sol. Spectacle tout à fait inoubliable, avec son enveloppe lisse et argentée, l’arc inhabituel que décrivait sa courbe depuis le sommet évasé jusqu’à la base étroite, les bizarres hiéroglyphes qui ornaient ses flancs et avaient tendance à déraper hors du champ visuel dès qu’on les regardait avec trop d’insistance.

Une écoutille s’était ouverte et une douzaine d’envahisseurs en étaient sortis mollement, comme indifférents à la pesanteur.

Ils avaient une drôle d’allure. Rigoureusement inhabituelle. Là où les humains ont des pieds, ils possédaient un unique pseudopode ovale d’une quinzaine de centimètres d’épaisseur sur un mètre de diamètre. De cette assise charnue surgissait un corps spectral évoquant un ballon captif. Pas de bras, pas de jambes, nulle tête apparente ; rien qu’un large sommet en forme de dôme qui s’étrécissait en un appendice filiforme rattaché au pseudopode. Leur peau bleu lavande, luisante, présentait des reflets métalliques. Il s’y formait, mais de façon éphémère, des taches sombres qui faisaient penser à des yeux. Aucune trace de bouche. Dans leurs déplacements, ils semblaient soigneusement s’efforcer de ne jamais entrer en contact les uns avec les autres.

Leur première initiative fut de capturer une demi-douzaine d’écureuils, trois chiens égarés, une balle et une voiture d’enfant inoccupée. Nul ne saura jamais ce qu’ils firent ensuite, pour la bonne raison que personne ne resta sur place pour les regarder. Le parc se vida avec une célérité impressionnante.

Naturellement, tout cela suscita un émoi non négligeable en plein centre de Manhattan. Les sirènes des voitures de police se mirent à hurler. Les avertisseurs des particuliers vinrent les rejoindre. Non pas les coups de klaxon banals, désordonnés de l’exaspération, genre « Alors, ça avance, oui ou merde ? » que connaissent la plupart des grandes villes, mais le concert rythmé, typiquement new-yorkais, qui signifie plutôt « Allons, bon, qu’est-ce qui se passe encore ? » et fait naître la terreur dans les cours des visiteurs de la Grosse Pomme. Des gens à l’air complètement affolé s’enfuyaient à toutes jambes des abords de Central Park comme si King Kong venait de surgir de l’enceinte des singes, au zoo de Central Park, pour s’en prendre personnellement à eux ; d’autres se précipitaient tout aussi vite dans la direction opposée, c’est-à-dire vers le parc, comme s’il fallait absolument qu’ils voient ce qui se passait. Les new-yorkais, quoi.

Mais la police intervint rapidement pour boucler le parc, et durant les trois heures qui suivirent, les Etrangers eurent l’usage exclusif de la pelouse. Un peu plus tard, les télévisions envoyèrent des caméras-espions filmer la scène pour les infos du soir. Les étrangers les tolérèrent une petite heure puis les cueillirent tranquillement, comme des mouches, avec des giclées de lumière rosé émises de la pointe de leur véhicule.

Jusque-là, les téléspectateurs avaient pu voir des créatures spectrales et lustrées se promener dans un rayon de quelque cinq cents mètres autour de leur vaisseau en ramassant journaux, distributeurs de boissons fraîches, vêtements abandonnés, plus ce que l’on s’accorda à identifier comme un dentier. Elles enveloppaient tout ce qu’elles récoltaient dans des sortes d’oreillers taillés dans une matière brillante présentant la même texture satinée que leur corps, qui s’envolaient aussitôt avec leur contenu en direction de l’écoutille.

Après la neutralisation des caméras-espions, les new-yorkais furent forcés de se rabattre sur les satellites gouvernementaux qui surveillaient la Terre depuis l’espace et sur tout ce que des observateurs munis de jumelles pouvaient fugitivement apercevoir depuis les immeubles résidentiels et les hôtels de grande hauteur qui bordaient le parc. Aucune de ces solutions n’était pleinement satisfaisante. Mais il s’avéra bientôt qu’un deuxième vaisseau spatial avait émergé exactement comme le premier – détonation sèche, bruit d’air déplacé, son cristallin, coup sourd – de quelque poche de l’hyperespace. De nouveaux Etrangers en descendirent.

Mais d’une espèce différente : c’étaient des monstres, des mastodontes. Ils ressemblaient à des montagnes de taille moyenne, mais avec des pattes, deux bosses et une teinte générale tirant sur le bleu. Leurs corps gigantesques, plus ou moins sphériques, avec en travers du dos une espèce de dépression d’une soixantaine de centimètres de profondeur, étaient entièrement recouverts d’une sorte de pelage raide et touffu, à mi-chemin entre fourrure et plumage. On voyait à un bout trois yeux jaunes grands comme des plats à tarte, et à l’autre trois saillies rigides et violettes, genre tiges, de deux à trois mètres de long.

C’étaient les pattes qui les rapprochaient le plus de l’éléphant ; épaisses et rugueuses comme des troncs d’arbre, elles fonctionnaient sur une sorte de principe télescopique et pouvaient se rétracter prestement à l’intérieur du corps de leur propriétaire. Normalement on en dénombrait huit, mais quand elles se déplaçaient, les créatures en gardaient toujours au moins une paire rétractée. De temps en temps, elles déployaient cette paire et en rétractaient une autre, totalement au hasard, semblait-il. D’autres fois, elles rétractaient deux paires à la fois, ce qui les amenait à s’abaisser vers le sol à une extrémité, comme un chameau qui s’agenouille. Cette caractéristique morphologique leur permettait apparemment de se nourrir. La bouche se trouvait au niveau du ventre ; lorsqu’elles voulaient manger, elles se contentaient de rétracter leurs huit pattes toutes ensemble et de se coucher sur leur proie. Cette bouche était assez large pour engloutir un animal de bonne taille en une seule fois – disons un bison. C’est d’ailleurs ce qu’on l’on put constater un peu plus tard, lorsque les créatures plus petites eurent ouvert les cages du zoo de Central Park.

Ensuite, tard dans la nuit, une troisième sorte d’Étrangers fit son apparition. Complètement différents des deux autres sortes, c’étaient des êtres géants, tubulaires, sortes de calmars violacés avec des rangées de taches oranges luisantes qui leur couraient sur les flancs. Pas très nombreux, ils donnaient nettement l’impression d’être les maîtres : en tout cas, les deux autres espèces semblaient leur obéir. On avait maintenant des informations sur le débarquement extraterrestre survenu le même jour, mais un peu plus tôt, à l’ouest de Los Angeles. Seule l’espèce genre calmars y avait été signalée.

Des atterrissages s’étaient produits en d’autres endroits. En beaucoup d’endroits, surtout des grandes villes, mais pas systématiquement. Un astronef atterrit dans le Parc national de Serengeti en Tanzanie et se posa sur une vaste plaine herbeuse exclusivement occupée par un immense troupeau de gnous et quelques centaines de zèbres qui ne lui prêtèrent guère attention. Un atterrissage eut lieu au plus fort d’une tempête de sable qui faisait rage dans le désert du Takla Makan, en Asie Centrale ; la tempête cessa d’un seul coup aux dires des conducteurs médusés mais globalement reconnaissants d’un convoi de camions chinois qui étaient les seuls à circuler dans les parages. Un atterrissage en Sicile, au milieu des collines sèches et désolées à l’ouest de Catane, n’attira l’attention que de quelques ânes et moutons, plus celle du propriétaire octogénaire d’une oliveraie étique qui tomba à genoux et se signa une fois, deux fois, trois fois, dix fois sans oser rouvrir les yeux.

Mais le gros de l’action se passait dans les métropoles mondiales. Rio de Janeiro. Johannesburg. Moscou. Istanbul. Francfort. Londres. Oslo. Bombay. Melbourne. Et cetera, et cetera, et cetera. Les Étrangers étaient partout, sauf en quelques endroits remarquables où, pour une raison ou une autre, ils ne s’étaient pas souciés d’atterrir, comme Washington, Tokyo et Beijing.

Les astronefs qui arrivèrent étaient de types variés, mus par des systèmes de propulsion allant des bruyantes fusées chimiques à réaction, comme à Los Angeles, jusqu’aux énergies mystérieuses au silence impénétrable. Certains des vaisseaux extraterrestres descendirent au milieu de grandes traînées de feu, comme le monument qui avait atterri près de Los Angeles. Certains se matérialisèrent directement du néant, comme celui de New York. D’autres se posèrent en plein centre de grandes métropoles, comme celui d’Istanbul, qui atterrit sur l’immense place entre Sainte-Sophie et la Mosquée bleue, et celui de Rome, qui se gara devant la basilique Saint-Pierre ; d’autres encore choisirent d’atterrir en banlieue. À Johannesburg, seules émergèrent les sinistres créatures brillantes, à Francfort, ce ne furent que les mastodontes, à Rio, rien que les calmars ; ailleurs, il y eut des mélanges des trois sortes.

Ils ne firent pas de déclarations. N’exprimèrent pas d’exigences. N’édictèrent pas de décrets. Ne proposèrent pas d’explications. Ils ne dirent rien du tout.

Ils étaient là, tout simplement.

Le Colonel découvrit que la réunion se tiendrait au Pentagone, pas à la Maison Blanche. C’était peut-être inhabituel, mais fallait-il s’attendre à ce que tout soit comme d’habitude aujourd’hui, avec ces hordes d’outre espace qui arpentaient la face de la Terre ? Le Colonel n’était pas du tout mécontent de fouler une fois de plus les couloirs aussi vastes que familiers du Pentagone. Il ne nourrissait aucune illusion sur les activités qui s’étaient déroulées en ces lieux au fil des années, ni sur certaines des personnes qui y avaient participé, mais il n’était pas plus porté à prendre ombrage de l’édifice lui-même pour la seule raison que des décisions stupides ou même détestables y avaient été prises qu’un évêque rappelé à Rome n’aurait pris ombrage du Vatican sous prétexte que ceux qui l’avaient occupé au fil des siècles n’avaient pas toujours été des saints. Le Pentagone n’était qu’un immeuble, après tout. Et qui avait été au centre de sa vie professionnelle pendant trois décennies.

Très peu de choses avaient changé depuis douze ou treize ans qu’il n’y avait pas mis les pieds. Dans les longs couloirs, l’air avait toujours la même odeur synthétique de renfermé, les luminaires n’étaient pas plus élégants qu’avant et continuaient d’émettre la même clarté souffreteuse, les murs étaient aussi ternes que dans son souvenir. Il nota une différence : les gardes postés aux divers points de contrôle étaient beaucoup plus jeunes – il les aurait facilement pris pour des lycéens et des lycéennes, même s’il les soupçonnait d’être en réalité un peu plus âgés – et certaines des procédures de sécurité étaient différentes.

On contrôlait maintenant les gens pour voir s’ils avaient des bio puces implantées dans le bras, par exemple.

« Désolé, dit le Colonel avec un large sourire. Je ne suis pas aussi moderne que ça. »

Mais on le contrôla quand même sur ce point, et très minutieusement. Après quoi, on le fit avancer assez vite d’un contrôle à l’autre, tandis que les trois autres qui avaient débarqué avec lui de l’avion de Californie, le professeur à la barbe rousse de l’UCLA, l’astronome à l’accent britannique du California Institute of Technology et cette jolie brune un peu ahurie qui s’était provisoirement trouvée prise en otage à bord du vaisseau extraterrestre furent retenus aux fins d’un interrogatoire plus conséquent, comme c’était habituellement le lot des civils.

En approchant de la salle de la réunion, le Colonel se prépara à passer en surmultipliée pour être à la hauteur de tout ce qui pouvait l’attendre.

Une trentaine d’années plus tôt, il avait fait partie de l’équipe chargée de la logistique stratégique à Saigon et avait contribué à la gestion d’une guerre qu’il était impossible de gagner, s’acquittant au jour le jour de la tâche consistant à débusquer les vers qui se tortillaient dans les sables mouvants et à essayer de les mettre dans leurs boîtes respectives tout en cherchant la lumière au bout du tunnel. Il s’était particulièrement distingué dans cette fonction. Aussi avait-il entamé sa campagne au Viêt-nam comme sous-lieutenant pour la terminer comme chef de bataillon, avec des promotions ultérieures à la clé.

Mais il avait depuis longtemps abandonné toutes ces activités de haute volée. D’abord, fraîchement débarqué du Viêt-nam, pour un doctorat en Études asiatiques et un poste d’enseignant à West Point ; ensuite, après la mort de sa femme, pour l’existence tranquille d’un producteur de noix à l’ancienne dans les collines au-dessus de Santa Barbara. Aussi, en cette première et charmante décennie de ce charmant vingt et unième siècle, s’était-il trouvé trop loin de tout pour bien savoir ce qui se passait dans le monde contemporain ou pour s’en soucier énormément, n’ayant participé ni au glorieux Réseau sur lequel tout un chacun était branché, ni à l’univers encore plus neuf et plus scintillant des bio puces implantées, ni d’ailleurs à aucun autre événement important survenu depuis le milieu des années 90.

Aujourd’hui, cependant, il avait besoin de réactiver ses neurones et de solliciter les talents qu’il avait exercés au bon vieux temps de la bataille épique livrée pour conquérir les cours et les esprits de ces autochtones sympathiques mais compliqués qui vivaient là-bas, dans les rizières du delta du Mékong.

Même si, en définitive, il avait fait partie de l’équipe perdante cette fois-là.

Perdante, certes, mais pas par sa faute.

La réunion, qui se tenait au troisième étage dans une grande salle de conférences morne et, contre toute attente, peu prétentieuse, durait déjà depuis quelques heures au moment où l’on introduisit le Colonel, c’est-à-dire à deux heures de l’après-midi, heure locale, le lendemain de l’arrivée des Entités. Tous les hommes avaient desserré leur cravate, certains avaient tombé la veste, les visages masculins commençaient à bleuir, des pyramides et des ziggourats de gobelets à café en plastique blanc se dressaient un peu partout. Lloyd Buckley, qui s’avança pesamment pour saisir la main du Colonel dès que ce dernier entra, avait l’air érodé d’un homme qui venait de passer une nuit blanche.

« Anson Carmichael ! rugit-il. Crénom de nom, ça fait plaisir de te revoir après tout ce temps ! Dis donc, tu n’as pas pris une ride ! »

Buckley, lui, accusait son âge. Le Colonel avait souvenir d’une masse désordonnée de cheveux bruns ; à présent, ils étaient presque tous gris et beaucoup moins fournis. L’homme du Département d’État avait pris une bonne vingtaine de kilos, ce qui lui en faisait au moins cent trente au total ; ses traits appuyés étaient devenus plus épais, plus grossiers, ses yeux gris vert au regard perspicace semblaient perdus sous de lourdes paupières entourées de cernes de graisse boursouflés.

S’adressant à toute la salle, Buckley claironna : « Mesdames et messieurs, permettez-moi de vous présenter le colonel Anson Carmichael III de l’armée de terre, présentement en retraite, ancien professeur de psychologie non occidentale et de linguistique asiatique à West Point ; auparavant, il s’est distingué dans une carrière militaire qui comprend, je dois quand même le dire, d’honorables services rendus dans ce mauvais spectacle que nous avons jadis monté en Asie du sud-est. C’est un homme brillant et un dévoué serviteur de l’État, dont les intuitions particulières vont, j’en suis sûr, nous être d’une inestimable utilité aujourd’hui. »

Le Colonel se demanda quelle fonction pouvait bien occuper Buckley pour se permettre pareille emphase devant un tel public.

Se retournant vers le Colonel, Buckley dit : « Je présume que tu reconnais la plupart de ces gens, sinon tous. Mais ne serait-ce que pour parer à d’éventuelles confusions, laisse-moi t’annoncer la distribution. »

Le Colonel reconnut bien sûr la Vice-présidente et le président de la Chambre des représentants. Le Président ne semblait pas être dans la salle, le secrétaire d’État non plus. Il y avait un assortiment de personnalités des forces navales, de l’armée de l’air, de l’armée de terre, du corps des Marines – et du galon à foison. Le Colonel connaissait au moins de vue la plupart des hommes de l’armée de terre et un ou deux de l’armée de l’air. Le président des chefs d’État-major interarmes, le général Joseph F. Steele, lui adressa un chaleureux sourire. Ils avaient servi ensemble à Saigon en 1967 sous les ordres du général Matheson, lorsque le futur Colonel était un sous-lieutenant tout neuf affecté à l’Unité consultative de campagne du Military Assistance Command, ce bon vieux MAC-V poussif, en tant qu’interprète, et que Joe Steele, de quatre ans son cadet, frais émoulu de West Point, débutait dans quelque poste fort subalterne chez les mecs des Renseignements du MAC-V ; mais il était rapidement monté en grade et n’avait pas cessé depuis.

Buckley circula dans la salle pour présenter les participants : « Le secrétaire d’État à la Défense, M. Gallagher… » Un homme frêle, presque insignifiant, le menton en galoche, les cheveux gris taillés en brosse formant comme une calotte sur sa tête étroite, une redoutable lueur d’intelligence et de conviction jésuitique au fond du glacier de ses yeux brun foncé. « Mlle Crawford, secrétaire d’Etat aux Communications… » Élégante, cheveux noirs aux reflets cuivrés, raideur toute amérindienne dans les lèvres et les pommettes. « Le chef de la majorité au Sénat, M. Bacon, originaire du même État que toi… » Un gaillard athlétique, élancé, sans doute redoutable au tennis. « Le Dr Kaufman, du Département de physique à Harvard… » Grassouillet, l’air endormi, mal habillé. « Le Dr Elias, conseiller scientifique du Président… » Une femme impressionnante, trapue, retranchée sur elle-même, une vraie forteresse. Les chefs du Comité des forces armées de la Chambre des représentants et du Comité des forces armées du Sénat. Le directeur des Opérations navales. Le commandant des Marines. Les chefs suprêmes des armées de terre et de l’air. Les secrétaires d’État à l’Armée de terre et à la Marine. Et ainsi de suite. Beaucoup de monde, donc, tous les grands et les puissants de la nation. Le Colonel remarqua que Buckley avait omis de présenter deux hommes en civil et présuma qu’il avait de bonnes raisons pour cela. Des gens de la CI.A., supposa-t-il, ou quelque chose dans ce genre.

« Et ton titre actuel, Lloyd ? » demanda tranquillement le Colonel lorsque Buckley parut avoir terminé.

La question laissa celui-ci sans voix. Ce fut la Vice-présidente qui répondit, tandis que Buckley restait bouche bée : « M. Buckley est le conseiller à la Sécurité nationale, colonel Carmichael. »

Ah, tout s’expliquait. Il avait fait du chemin depuis ses débuts de sous-secrétaire d’État chargé des liaisons culturelles. Probable qu’il n’avait jamais cessé de convoiter ce genre de poste et, en cette ère de rivalités culturelles résurgentes dont les racines plongeaient au delà de l’époque médiévale, avait transformé son expertise d’anthropologue et d’historien en références pour une fonction de nature quasi militaire au statut ministériel. Le Colonel bredouilla des excuses : il ne se tenait plus aussi assidûment au courant de l’actualité que jadis, maintenant qu’il s’était retiré à flanc de colline au milieu de ses noyers et amandiers.

Il se passait quelque chose à la porte de la salle de conférences. L’émoi des gardes signalait de nouveaux arrivants. Les passagers qui accompagnaient le Colonel dans l’avion entrèrent enfin l’un après l’autre : Joshua Leonards, l’anthropologue replet de l’UCLA qui, avec sa barbe rousse non taillée et son pull écossais miteux, ressemblait à un anarchiste russe du dix-neuvième siècle ; Peter Carlyle-Macavoy, l’astronome britannique travaillant au programme de recherche d’intelligences extraterrestres du California Institute of Technology, le corps démesurément allongé et le regard férocement brillant ; et l’otage capturée dans le centre commercial, Margaret Machinchose, petite femme assez séduisante d’une trentaine d’années qui était soit en état de choc après ce qu’elle avait subi, soit sous tranquillisants, parce qu’elle n’avait pratiquement rien dit pendant toute la durée du vol depuis la Californie.

« Bien, dit Buckley. Nous voilà enfin au complet. Le moment est venu de mettre les nouveaux arrivants au courant de l’état actuel de la situation. »

II plaqua une baguette de données sur son poignet – intéressant, songea le Colonel, qu’un homme de l’âge de Buckley ait une puce implantée –, lui adressa un ordre vocal succinct et une débauche de couleurs vives s’épanouit sur un écran mural derrière lui.

« Ces symboles, expliqua Buckley, indiquent les sites des atterrissages extraterrestres connus à l’heure actuelle. Comme vous le voyez, les vaisseaux des Entités se sont posés sur tous les continents, sauf l’Antarctique, et dans la plupart des capitales mondiales, à l’exception de Washington et de deux ou trois autres villes où l’on aurait pu s’attendre à les voir débarquer. Sur la base des données disponibles à midi, nous estimons qu’au moins trente-quatre vaisseaux géants contenant chacun des centaines, voire des milliers de créatures sont déjà arrivés. Les atterrissages semblent se poursuivre ; et des créatures de types divers quittent les gros vaisseaux à bord de véhicules plus petits, de types divers eux aussi. Jusqu’ici, nous avons identifié cinq types de véhicules et trois espèces vivantes. Les voici… »

II appliqua la baguette sur la biopuce implantée dans son avant-bras, prononça le mot magique et les images d’étranges formes de vie apparurent sur l’écran. Le Colonel reconnut les espèces de calmars tubulaires qu’il avait vus à la télévision en train d’arpenter le centre commercial de Porter Ranch. Margaret Machinchose les reconnut aussi ; elle laissa échapper un discret hoquet de surprise ou de dégoût. Puis les calmars laissèrent la place à des créatures qui ressemblaient à des fantômes sans visage ni membres. Apparurent enfin des êtres vraiment monstrueux, gros comme des maisons, qui galopaient lourdement dans un parc, portés par des grappes de pattes énormes, renversant les arbres au passage.

« Jusqu’ici, poursuivit Buckley, les Entités n’ont fait aucune tentative pour communiquer avec nous, pour autant que nous puissions nous en rendre compte. Nous leur avons envoyé des messages par tous les moyens imaginables, dans toute une gamme de langages et de systèmes artificiels d’organisation de l’information, mais nous n’avons aucun moyen de savoir si Elles les ont reçus ni, à supposer qu’Elles les aient reçus, si Elles sont capables de les comprendre. À l’heure qu’il est…

— Quels moyens avez-vous utilisés pour envoyer ces messages ? demanda sèchement Carlyle-Macavoy, l’homme du Cal Tech.

— La radio, évidemment. Ondes courtes, AM, FM et tout le reste du spectre électromagnétique. Plus divers signaux de type sémaphore, éclairs laser et autres, alphabet Morse, tout ce que vous voudrez. Presque tout, en fait, sauf les signaux de^ fumée, et nous espérons que Mlle Crawford, notre secrétaire d’État aux Communications, aura sous peu quelqu’un pour travailler dans cette direction. »

Un rire ténu traversa la salle. La secrétaire d’État aux Communications n’était pas du nombre de ceux qui avaient goûté la plaisanterie.

« Et des émissions codées sur 1420 mégahertz ? insista Carlyle-Macavoy. Autrement dit, la fréquence universelle d’émission de l’hydrogène.

— C’est la première chose qu’on a essayée, dit Kaufman, l’homme de Harvard. Nada. Zéro.

— Donc, reprit Buckley, les extraterrestres sont ici, nous ne les avons, on ne sait trop pourquoi, absolument pas vus arriver, et voilà qu’ils rôdent librement dans trente ou quarante villes. Nous ne savons pas ce qu’il veulent, nous ignorons leurs projets. Bien sûr, s’ils ont des intentions hostiles de quelque sorte que ce soit, nous prendrons nos précautions. Il faut toutefois que je vous dise que nous avons déjà évoqué aujourd’hui – et repoussé – l’idée d’une frappe préventive immédiate contre eux. »

Le Colonel sourcilla. Mais Joshua Leonards, le professeur d’anthropologie de pelleteurs, costaud et hirsute, mit les pieds dans le plat. « Vous voulez dire qu’à un certain moment vous avez sérieusement envisagé de leur balancer quelques bombes atomiques dessus pendant qu’ils se prélassaient au coeur de Manhattan, en plein centre de Londres et dans un centre commercial de la vallée de San Fernando ? »

Le rouge monta violemment aux joues déjà colorées de Buckley. « Nous avons exploré toutes sortes de possibilités, Dr Leonards. Y compris certaines qu’il convenait de rejeter immédiatement.

— Nous n’avons jamais envisagé un seul instant une attaque nucléaire », dit le général Steele, de l’État-major interarmes, du ton qu’il aurait employé pour tancer un gamin de onze ans intelligent mais rebelle. « Jamais. Mais le nucléaire n’est pas notre seule option offensive. Nous disposons de nombreux autres moyens -conventionnels, ceux-là – de faire la guerre. Pour l’instant, toutefois, nous avons décidé que tout mouvement offensif serait…

— Pour l’instant ? » glapit Leonards. Il agita les bras comme un dément et rejeta la tête en arrière ; sa barbe rousse et négligée saillant vers le haut lui donnait plus que jamais l’air d’un marxiste de la première heure prêt à lancer une grenade sur le Tsar. « Monsieur Buckley, mon intervention dans ce débat est-elle prématurée ? Parce que je crois que j’ai besoin d’intervenir un peu.

— Allez-y, docteur Leonards.

— Je sais que vous dites avoir déjà exclu la possibilité d’une frappe préventive. Cela signifie, je présume, que nous, les États-Unis d’Amérique, ne préparons rien de la sorte. Et je présume qu’il n’y a sur Terre personne d’assez fou pour vouloir désintégrer des vaisseaux qui se trouvent occuper des emplacements en plein centre de grandes métropoles. Mais comme vous le dites, cela n’exclut pas d’autres types d’action militaire. Je ne vois personne dans cette salle qui représente la Russie, l’Angleterre ou la France, pour ne nommer que trois des pays où ont atterri des vaisseaux spatiaux et qu’on peut considérer comme de grandes puissances militaires. Essayons-nous actuellement de coordonner notre réaction avec des pays comme ceux-là ? »

Buckley se tourna vers la Vice-présidente. « Nous nous y employons, docteur Leonards, dit-elle, et nous allons continuer à travailler en ce sens vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Je vous en donne ma parole.

— Bien. Parce que M. Buckley a dit que tous les moyens imaginables avaient été utilisés pour tenter de communiquer avec les extraterrestres, mais il a également dit que nous avions au moins envisagé d’en faire les cibles de notre arsenal. Puis-je vous faire remarquer que tirer brusquement un coup de canon sur quelqu’un est aussi une forme de communication ? Laquelle, je crois, aurait sans doute pour résultat d’ouvrir le dialogue avec les extraterrestres, mais ce ne serait probablement pas une conversation que nous aurions plaisir à avoir. Et il faudrait le dire aux Russes, aux Français et à tous les autres, s’ils ne sont pas déjà arrivés à la même conclusion tout seuls.

— Vous suggérez que, si nous attaquions, nous rencontrerions une force invincible ? » demanda le secrétaire d’État à la Défense Gallagher, à qui l’idée semblait déplaire. « Vous dites en fait que nous sommes pratiquement démunis devant eux ?

— Ça, nous ne le savons pas, répliqua Leonards. C’est très possible. Mais ce n’est pas le genre d’hypothèse que nous avons besoin de tester à la minute même en faisant quelque chose de stupide. »

Au moins sept personnes parlèrent en même temps. Mais Peter Carlyle-Macavoy déclara, de cette sorte de voix tranquille et fendillée sur les bords qui tranche dans n’importe quel brouhaha : « Je crois que nous pouvons sans risque supposer que nous serions complètement dépassés dans tout affrontement militaire avec eux. Attaquer ces vaisseaux serait la chose la plus suicidaire que nous puissions faire. »

Le Colonel, témoin silencieux de cet échange, opina du chef. Mais les chefs d’État-major et de nombreux autres participants recommencèrent à s’agiter sur leur siège et à manifester bruyamment leur opposition avant même que l’astronome soit arrivé au milieu de sa déclaration.

Le secrétaire d’État à l’armée de terre fut le premier à exprimer ses objections. « Vous prenez la même position pessimiste que le Dr Leonards, n’est-ce pas ? Vous nous annoncez en substance que nous sommes déjà vaincus sans avoir tiré un seul coup de feu, c’est ça ? » II fut immédiatement suivi d’une demi-douzaine d’intervenants qui exprimèrent plus ou moins le même point de vue.

« En substance, oui, telle est la situation, répliqua Carlyle-Macavoy. Si nous essayons de nous battre, je suis persuadé que nous susciterons une manifestation de puissance invincible. »

Ce qui déclencha un tumulte encore plus violent que le précédent, seulement interrompu lorsque Buckley frappa énergiquement dans ses mains.

« Messieurs, je vous en prie. Je vous en prie. » Et le calme de revenir dans la salle.

« Colonel Carmichael, reprit Buckley, je vous ai vu hocher la tête tout à l’heure. En tant que spécialiste des interactions avec les cultures étrangères, que pensez-vous de la situation ?

— Je pense que nous sommes complètement dans le noir à l’heure qu’il est et que nous aurions bigrement intérêt à ne rien tenter avant de savoir où nous en sommes. Nous ne savons même pas s’il s’agit d’une invasion. Il se peut que ce ne soit qu’une visite amicale. C’est peut-être un groupe d’inoffensifs touristes qui font une croisière dans la galaxie. Cela dit, s’il s’agit effectivement d’une invasion, elle est entreprise par une civilisation bien supérieure à la nôtre, et il y a toutes les chances que nous soyons aussi désemparés en face d’elle que le prétend le Dr Carlyle-Macavoy. » Les ténors de la défense, de la marine, de l’armée de terre et de deux ou trois autres factions étaient déjà debout et agitaient les bras pour attirer son attention. Mais le Colonel n’en avait pas terminé.

« Nous ne savons rien de ces êtres, poursuivit-il avec une grande fermeté. Rien du tout. Nous ne savons même pas comment procéder pour apprendre quoi que ce soit à leur sujet. Comprennent-ils au moins une de nos langues ? Qui peut le dire ? Une chose est sûre : nous ne comprenons aucune de leurs langues. Parmi les nombreuses questions que nous nous posons au sujet de cette collection d’Entités, il y a celle-ci, par exemple : quelle est l’espèce dominante ? Nous soupçonnons que ce sont les calmars géants, mais comment en avoir la certitude ? Pour autant que nous sachions, les divers types que nous avons vus jusqu’ici ne sont que des drones, et les véritables maîtres se trouvent encore dans l’espace à bord d’un vaisseau principal qu’ils ont rendu invisible et indétectable, en attendant que les races inférieures aient terminé les phases initiales de la conquête. »

L’idée était plutôt démente, venant d’un vieux colonel en retraite qui soignait ses noyers. Lloyd Buckley en était soufflé. Les scientifiques aussi, Carlyle-Macavoy, Kaufman et Elias. Et le Colonel lui-même n’en revenait pas.

« J’ai encore une hypothèse, insista-t-il, sur le fait qu’il n’aient jusqu’ici pas tenté de communiquer avec nous, et la manière dont cela reflète leur impression de supériorité sur nous. Je m’exprime maintenant en tant que professeur de psychologie plutôt qu’en tant qu’ancien militaire, et je voudrais souligner que leur refus de nous parler est peut-être moins une conséquence de leur ignorance qu’une façon de manifester cette écrasante supériorité. Je veux dire, comment pourraient-il ne pas avoir appris nos langues, s’ils l’avaient voulu ? Quand on considère toutes les autres capacités qu’ils possèdent visiblement. Des espèces qui pratiquent le voyage interstellaire ne devraient pas avoir de grandes difficultés à décoder des langages simples comme les langues indo-européennes. Mais si ces créatures cherchent un moyen de nous montrer que nous sommes à leurs yeux totalement insignifiants, ne pas daigner nous dire bonjour dans notre propre langue est une assez bonne manière d’y parvenir. Je pourrais vous citer des tas de précédents pour ce genre d’attitude dans l’histoire japonaise ou chinoise.

— Pouvons-nous avoir votre opinion là-dessus, si vous le voulez bien ? demanda Buckley à Carlyle-Macavoy.

— Ce que le Colonel a proposé est une idée intéressante, même s’il est clair que je n’ai aucun moyen de dire si elle recouvre la moindre réalité. Mais permettez-moi de vous rappeler ceci : ces extraterrestres sont apparus dans notre ciel sans manifester la moindre activité radio ni la moindre preuve visuelle de leur approche. Et je ne parle même pas des divers groupes Starguard qui guettent en permanence l’arrivée d’astéroïdes intempestifs. Restons-en au plan des ondes radio. Vous avez entendu parler du projet SETI – Search for Extraterrestrial Intelligence – qui se poursuit sous cette appellation, entre autres, depuis quarante ou cinquante ans ? Il s’agit de scruter le ciel à la recherche d’éventuels signaux radio émanant d’êtres intelligents quelque part dans la galaxie. Il se trouve que je collabore à une partie de ce projet. Vous pensez bien que nous avions des instruments en train de balayer l’ensemble du spectre électromagnétique à la recherche de signes de vie extraterrestre au moment précis où ces extraterrestres sont arrivés. Or nous n’avons absolument rien détecté avant qu’ils ne se manifestent sur les écrans radar des aéroports.

— Alors, vous pensez qu’il se peut vraiment qu’il y ait un vaisseau principal planqué quelque part en orbite, observa Steele.

— C’est parfaitement possible. Mais l’essentiel – et je crois que le colonel Carmichael sera d’accord avec moi – est que la seule certitude dont nous disposons actuellement, c’est que ces extraterrestres sont les représentants d’une civilisation considérablement plus évoluée que la nôtre et que nous aurions intérêt à faire gaffe à la manière dont nous allons réagir à leur arrivée ici.

— Vous n’arrêtez pas de nous seriner ça, maugréa le secrétaire d’État à l’Armée de terre, mais vous n’apportez aucune preuve qui…

— Écoutez, l’interrompit Peter Carlyle-Macavoy, soit ils se sont matérialisés carrément à partir de l’hyperespace quelque part à l’intérieur de l’orbite de la Lune, hypothèse dont je crois qu’elle va fort déplaire au Dr Kaufman et à certains autres d’entre vous au niveau de la physique théorique, soit ils ont utilisé une méthode quelconque pour se rendre invisibles à tous nos dispositifs de détection lorsqu’ils sont arrivés en douce chez nous. Mais qu’importé la manière dont ils ont réussi à échapper à notre vigilance lors de leur approche finale de la Terre, cela signifie en tout cas que nous avons affaire à des êtres qui possèdent une technologie bien supérieure à la nôtre. Il est raisonnable de croire qu’ils n’auraient aucun mal à soutenir toute la puissance de feu que nous pourrions déchaîner contre eux. Nos armes nucléaires les plus terrifiantes seraient pour eux comme des arcs et des flèches. Et ils risqueraient, si on les agace suffisamment, de riposter à une attaque, même non nucléaire, d’une manière conçue pour nous apprendre à être moins insolents.

— Je suis totalement d’accord, dit Joshua Leonards.

— Ils nous sont peut-être supérieurs, lança une voix au fond de la salle, mais nous avons pour nous la supériorité numérique. Nous sommes toute une planète d’êtres humains sur leur propre terrain, et eux se réduisent à une quarantaine de vaisseaux…

— Nous leur sommes peut-être supérieurs, dit Carmichael, mais puis-je vous rappeler que les Aztèques étaient largement supérieurs en nombre aux Espagnols et eux aussi sur leur propre terrain… et qu’on parle espagnol au Mexique aujourd’hui ?

— Alors, vous pensez que c’est une invasion, colonel ? demanda le général Steele.

— Je vous l’ai déjà dit : je n’ai aucune certitude là-dessus. Ça ressemble certes à une invasion, mais le seul fait tangible dont nous disposons quant à ces, euh… Entités est qu’Elles sont là. Nous ne pouvons faire aucune supposition quant à leur comportement. Si nous avons enfin appris quelque chose de notre malheureux enlisement au Viêt-nam, c’est qu’il y a des tas de peuples sur cette planète dont l’esprit ne fonctionne pas nécessairement comme le nôtre, qui obéissent à un ensemble d’à priori totalement différents des nôtres ; il n’empêche que ce sont tous des êtres humains qui possèdent le même câblage mental que nous. Les Entités n’ont rien d’humain, ni de près, ni de loin, et à l’heure qu’il est, leur façon de penser échappe totalement à mon expertise. Jusqu’à ce que nous sachions comment communiquer avec Elles – ou, vice versa, jusqu’à ce qu’Elles aient daigné communiquer avec nous – nous devons simplement tenir bon et…

— Peut-être qu’Elles ont bel et bien communiqué avec nous, si ce qu’on m’a dit à bord de l’astronef était vrai », intervint soudain, d’une voix ténue et rêveuse mais parfaitement audible, la femme qui avait été prise en otage au centre commercial. « Du moins avec l’un de nous. Une femme. Et Elles lui ont raconté des tas de choses sur Elles. Donc, c’est déjà arrivé. Si on peut croire ce qu’elle a dit, bien sûr. »

Nouveau brouhaha. Exclamations de surprise, voire de saisissement, et quelques sourdes remontrances exaspérées. Certains de ces grands seigneurs et suzerains n’appréciaient manifestement pas de se retrouver dans un film de science-fiction.

Lloyd Buckley demanda à la femme brune de se lever et de se présenter. Le Colonel s’inclina courtoisement et lui céda la place. Elle se leva en chancelant un peu et dit, d’une voix haletante et monocorde, les yeux dans le vague : « Je m’appelle Margaret Gabrielson et j’habite Wilbur Avenue à Northridge, Californie. Hier matin j’allais voir ma sœur qui habite à Thousand Oaks lorsque je me suis arrêtée pour prendre de l’essence à une station Chevron dans un centre commercial de Porter Ranch. Là, j’ai été capturée par un des extraterrestres et emmenée à bord de leur vaisseau spatial, ce qui est la vérité, et rien que la vérité, que Dieu me soit témoin.

— Nous ne sommes pas un tribunal, mademoiselle Gabrielson, dit Buckley en toute bienveillance. Vous n’êtes pas en train de déposer. Dites-nous seulement ce qui vous est arrivé pendant que vous étiez à bord du vaisseau extraterrestre.

— Oui. Ce qui m’est arrivé quand j’étais à bord du vaisseau extraterrestre… »

Sur quoi elle resta silencieuse une dizaine de milliers d’années.

Était-elle paralysée par le fait de se trouver physiquement à l’intérieur du Pentagone, debout devant une assemblée presque exclusivement masculine de très importants personnages gouvernementaux et sommée de décrire les événements totalement improbables et même absurdes qu’elle avait vécus ? Etait-elle traumatisée et désorientée par ses bizarres expériences au milieu des Entités ou encore sous l’effet des sédatifs qu’on lui avait donnés ensuite ? Ou était-elle simplement la citoyenne américaine moyenne peu cultivée du début du vingt et unième siècle, qui, en trente ans d’existence, n’avait jamais acquis les aptitudes techniques requises pour s’exprimer en public avec des phrases structurées et enchaînées ?

Un peu de tout cela, estima le Colonel.

Que faire, sinon attendre patiemment qu’elle parle ?

Après ce silence qui parut interminable, elle déclara : « C’était comme s’il y avait des miroirs partout. L’intérieur du vaisseau, je veux dire. Du métal partout, et ça brillait de tous les côtés, et à l’intérieur, c’était immense, comme une sorte de stade avec des murs autour. »

C’était un début. Le Colonel, assis juste à côté d’elle, lui adressa un chaleureux sourire d’encouragement. Lloyd Buckley l’imita. Mlle Crawford aussi, la secrétaire d’Etat au masque de Cherokee. Carlyle-Macavoy, qui ne tolérait manifestement pas les imbéciles, la fusillait du regard avec un mépris à peine dissimulé.

« Vous savez, on était environ une vingtaine, vingt-cinq, peut-être, poursuivit-elle après une autre pause prolongée, lourde de terreur. Ils nous ont mis en deux groupes dans deux salles différentes. Avec moi, il y avait une petite fille, un vieux monsieur, un groupe de femmes à peu près de mon âge et trois hommes. L’un d’eux avait été blessé quand ils l’avaient attrapé… quelque chose comme une jambe cassée, je crois, et les deux autres hommes essayaient de le… réconforter, si vous voyez ce que je veux dire. C’était dans cette salle géante – aussi grande qu’une salle de cinéma, peut-être –, avec des fleurs bizarres, énormes, qui flottaient partout dans l’air, et nous, on était tous dans un coin. Et on avait la trouille. On s’imaginait qu’ils allaient nous… nous couper en morceaux, vous savez, pour voir comment on était à l’intérieur. Comme avec les animaux dans les laboratoires. Y en a un de nous qui a dit ça, et après on pouvait plus s’empêcher d’y penser. »

Elle essuya quelques larmes.

Nouveau silence interminable.

« Les extraterrestres, lui souffla doucement Buckley. Parlez-nous d’eux. »

Ils étaient grands, expliqua la femme. Enormes. Terrifiants. Mais ils ne se montraient que de temps en temps, toutes les une ou deux heures, peut-être, et jamais plus d’un à la fois, juste pour se rendre compte ; ils observaient les prisonniers un petit moment et repartaient. Chaque fois qu’un de ces monstres entrait dans la salle où ils étaient retenus, c’était, dit-elle, comme si on voyait se réaliser ses pires cauchemars. Elle avait la nausée chaque fois qu’elle voyait une de ces créatures. Elle aurait voulu se faire toute petite et pleurer. Elle donnait d’ailleurs l’impression de vouloir se faire toute petite et pleurer hic et nunc, devant la Vice-présidente, le chef de l’État-major interarmes et tous ces ministres.

« Vous avez signalé, lui rappela Buckley, qu’une des femmes de votre groupe a pour ainsi dire communiqué avec eux ?

— Oui. Oui. Il y avait cette femme, qui était, bon, un peu bizarre, je dois avouer… elle était de Los Angeles… environ quarante ans, il me semble, avec des cheveux noirs lustrés… et des tas de bijoux fantastiques sur elle, des anneaux aux oreilles grands comme des cerceaux, trois ou quatre colliers de perles, et puis… tout un tas de bagues ; et elle portait une de ces jupes longues évasées, multicolores, comme ma grand-mère dans les années soixante, et puis des sandales, des trucs et des machins. Cindy, elle s’appelait. »

Le Colonel s’étrangla.

C’était exactement ses cheveux, lui avait dit Anse, noirs, avec la frange. Et ses grosses boucles d’oreilles, les anneaux qu’elle porte tout le temps. Le Colonel ne l’avait pas cru. Il avait répondu que la police avait sûrement dû interdire l’accès du centre commercial. Qu’il était invraisemblable que la police ait laissé des badauds s’approcher du vaisseau extraterrestre. Mais non ; Anse avait raison. C’était bien Cindy qu’il avait vue dans la foule aux infos télévisés, hier matin de bonne heure, dans ce centre commercial ; ensuite, les extraterrestres l’avait capturée et emmenée à bord de ce vaisseau. Mike était-il au courant ? Où était Mike, d’ailleurs ?

Margaret Gabrielson avait repris la parole.

Cette Cindy, disait-elle, était la seule du groupe à ne pas avoir peur des extraterrestres. Lorsque l’un d’eux était entré dans la salle, elle s’était approchée de lui, l’avait salué comme une vieille connaissance et lui avait dit que lui et tous ceux de son espèce étaient bienvenus sur Terre, qu’elle était heureuse qu’ils soient là.

« Et les extraterrestres lui ont-ils répondu d’une manière ou d’une autre ? » demanda Buckley.

Margaret Gabrielson n’avait rien remarqué. Pendant que Cindy parlait à l’extraterrestre, l’autre restait là sans bouger à trois mètres au-dessus d’elle, à la regarder de haut comme on regarde un chat ou un chien, sans montrer la moindre réaction ni le moindre signe de compréhension. Mais quand l’extraterrestre avait quitté la salle, Cindy avait raconté à tout le monde qu’il lui avait parlé, mais mentalement, par télépathie, quoi.

« Et qu’est-ce qu’il lui a dit ? » demanda Buckley.

Silence. Hésitation.

« C’est comme si on lui arrachait les dents », siffla Carlyle-Macavoy entre les siennes.

C’est alors que la réponse jaillit d’un trait. « Que les extraterrestres voulaient nous informer qu’ils n’avaient aucune intention de faire du mal à notre planète, qu’ils étaient ici… en mission diplomatique, quoi, qu’ils faisaient partie d’une espèce de grande ONU des planètes et étaient venus pour nous inviter à en faire partie. Et puis qu’ils allaient rester quelques semaines seulement et qu’ensuite la plupart d’entre eux retourneraient sur leur planète d’origine, sauf quelques-uns qui resteraient ici comme ambassadeurs, quoi, pour nous enseigner une nouvelle et meilleure approche de la vie.

— Oh oh ! murmura Joshua Leonards. Rien de très rassurant. Les missionnaires ont toujours une nouvelle et meilleure approche de la vie à enseigner aux indigènes. Et on sait ce qui se passe ensuite.

— Ils ont dit aussi, poursuivit Margaret Gabrielson, qu’ils allaient emmener quelques habitants de la Terre sur leur propre planète pour leur montrer à quoi elle ressemble. Uniquement des volontaires. Et cette Cindy, eh bien… elle s’est portée volontaire. Quand ils nous ont fait sortir du vaisseau spatial quelques heures plus tard, il n’y a qu’elle qui soit restée.

— Et ça avait l’air de lui plaire ? demanda Buckley.

— Elle était comme qui dirait en pleine extase. » Le Colonel tressaillit. D’accord, c’était bien Cindy. Pauvre Mike ! C’est qu’il l’adorait, Mike ! Mais elle l’avait en un clin d’œil délaissé pour des créatures monstrueuses descendues de quelque étoile lointaine. Pauvre, pauvre Mike.

« Vous affirmez, reprit Buckley, que vous avez entendu tout cela de la bouche de cette Cindy, et d’elle seule, n’est-ce pas ? À part elle, aucun de vous n’a eu aucune sorte de contact… euh, mental avec les extraterrestres ?

— Personne. Il n’y a que Cindy qui ait été en contact avec eux, ou qui ait dit l’avoir été. Toutes ces histoires d’ambassadeurs, d’intentions pacifiques, tout ça, ça venait d’elle. Mais ça ne pouvait pas être vrai. Elle était vraiment cinglée, cette bonne femme. Par exemple, elle disait : “L’arrivée des extraterrestres a été prédite dans ce bouquin que j’ai lu il y a des années et des années, et tout se passe exactement comme dans la prophétie.” Voilà ce qu’elle a dit alors que tout le monde sait que c’est impossible. Tout ça, c’était dans sa tête. Elle était folle, cette bonne femme. Folle. »

Oui, songea le Colonel. Folle. Et Margaret Gabrielson, enfin parvenue à son point de rupture, éclata en sanglots hystériques, commença à se recroqueviller et à se laisser choir sur le plancher. Le Colonel se leva d’un mouvement fluide et la rattrapa adroitement au moment où elle tombait ; il la redressa puis la tint contre sa poitrine, lui murmurant des paroles d’apaisement tandis qu’elle pleurait. Il se sentit très paternel. Cela lui rappela le moment où, sept ou huit ans plus tôt, la maladie d’Irène ayant été diagnostiquée, il avait été obligé d’apprendre à Rosalie que sa mère était atteinte d’un cancer inopérable ; il avait dû la tenir contre lui pendant ce qui lui avait semblé des heures jusqu’à ce qu’elle ait fini de pleurer.

« C’était affreux, affreux, affreux », disait Margaret Gabrielson, la voix étouffée, la tête toujours pressée contre les côtes du Colonel. « Ces horribles monstres nous tournaient autour, et nous, on savait pas ce qu’ils allaient nous faire… et cette folle avec ses histoires de dingue… elle était folle, oui, folle à lier…

— Bien, conclut Buckley. Voilà pour le premier compte rendu d’une communication – pour ainsi dire – avec les extraterrestres. » II avait l’air ahuri, voire un peu irrité par le caractère désordonné et inutile du témoignage de Margaret Gabrielson. Il s’attendait sans aucun doute à quelque chose de plus substantiel. Le Colonel, en revanche, avait l’impression d’en avoir plus que son compte.

Mais ce n’était pas fini.

Une sorte de carillon se fit entendre. Un aide de camp se leva d’un bond, appuya son implant de poignet contre une borne de données insérée dans le mur et prononça un ordre d’une syllabe. Des caractères lumineux apparurent sur un afficheur linéaire au-dessus de la borne et une feuille de papier sortit d’une fente juste en dessous. L’aide de camp l’apporta à Buckley, qui y jeta un coup d’œil puis toussa, tira sur sa lèvre inférieure, prit un air revêche et lâcha enfin : « Colonel Carmichael… Anson… tu as un frère qui s’appelle Myron ?

— Tout le monde l’appelle Mike, dit le Colonel. Mais oui, oui, c’est mon frère cadet.

— Un message à son sujet vient d’arriver de Californie et je dois te le transmettre. Une mauvaise nouvelle, j’en ai peur, Anson. »

Tout bien considéré, cette réunion n’avait pas donné grand-chose, songea le Colonel, abîmé dans la tristesse, remâchant la mort héroïque mais choquante et totalement inacceptable de son frère, tandis qu’il rentrait chez lui, seize heures plus tard, à bord du même luxueux appareil de l’armée de l’air qui l’avait emmené à Washington la veille. Imaginer Mike dans ses derniers moments, aux commandes de quelque petit avion minable, luttant frénétiquement, et en définitive vainement, contre les violentes turbulences au-dessus de l’infernal brasier qu’était l’incendie du comté de Ventura, lui était insupportable. Mais lorsqu’il reporta son attention sur les Entités, la crise et la réunion qui avait été convoquée pour en débattre, ce fut encore pire.

Cette réunion était une honte. Une effroyable perte de temps. Et une stupéfiante révélation de la vacuité et de la futilité des prétentions démesurées de l’humanité.

Buckley avait proposé de le laisser rentrer à son hôtel après la nouvelle de la mort de Mike. Mais non, non merci, à quoi bon ? On avait besoin de lui. Il resterait. Il assista donc sans bouger de son siège à l’intégralité de cette morne et inutile réunion. Tous ces ministres, généraux et amiraux bardés de décorations, et tous les autres aussi, toute cette foule de grands chefs hautains alignés en un solennel conclave pour ruminer interminablement la situation n’avaient servi à rien. La réunion s’était achevée sans qu’aucune information significative en sorte, hormis la confirmation des atterrissages, sans qu’aucune conclusion soit tirée et sans qu’aucune décision soit prise. À part attendre la suite des événements.

Tu parles.

La rassurante muraille bleue du ciel avait été percée ; de mystérieuses Entités extraterrestres avaient débarqué simultanément sur toute la Terre ; ces bizarres visiteurs étaient venus, ils avaient vu et se comportaient déjà, deux jours et demi plus tard, comme s’ils avaient vaincu. Et devant le fait accompli, aucun des meilleurs et des plus intelligents des hommes n’avait la moindre idée de la manière dont il fallait réagir.

Non que le Colonel lui-même se soit révélé très utile. Et c’était peut-être le pire dans toute cette affaire : qu’il soit aussi paumé que tous les autres, qu’il n’ait lui-même rien d’intéressant à proposer.

Mais qu’est-ce qu’on pouvait dire ?

On doit se battre, se battre et se battre encore jusqu’à ce que le dernier de ces vils envahisseurs soit éradiqué du sol sacré de la Terre.

Mais oui. Evidemment. Cela allait de soi. On se battrait sur les plages, on se battrait dans les champs et dans les rues, et cetera, et cetera. Sans jamais flancher ni faillir. On se battrait avec une confiance toujours plus grande, on se battrait jusqu’au bout. On ne se rendrait jamais.

Mais était-ce vraiment une invasion ?

Et si c’en était bien une, comment pouvait-on riposter, et qu’arriverait-il si on tentait le coup ?

Trois sièges devant lui, Leonards et Carlyle-Macavoy étaient engagés dans la même discussion que le Colonel avait avec luimême. Et apparemment, pour aboutir aux mêmes consternantes conclusions.

« Oh, colonel, comme je suis triste pour vous », dit Margaret Gabrielson en se matérialisant comme un spectre devant lui dans l’allée. Les précieux spécialistes rentraient tous ensemble en Californie : lui, elle, le crasseux et replet Leonards et le Rosbif aux longues jambes. « Ça ne vous ennuie pas que je m’assoie à côté de vous ? »

D’un geste vague et indifférent, il lui montra le siège inoccupé.

Elle s’installa à côté de lui et pivota pour lui adresser un sourire chaleureux, plein d’une sincère compassion. « Votre frère et vous étiez très proches, n’est-ce pas, colonel ? reprit-elle, le ramenant abruptement d’un abîme de désespoir à un autre. C’est affreux, n’est-ce pas ? Je sais à quel point ça doit vous bouleverser. La douleur est écrite sur votre visage. »

II l’avait réconfortée lors de la réunion à Washington, et c’était maintenant elle qui voulait le réconforter. Elle est bien intentionnée, songea-t-il. Soyons gentil avec elle.

« J’étais l’aîné de trois garçons, dit-il. Je suis le seul qui reste à présent. Je crois que le plus gros choc, c’est que je sois encore là alors qu’ils ont disparu tous les deux.

— Ça doit être affreux de survivre à des frères plus jeunes que vous. Ils étaient dans l’armée de terre eux aussi ?

— Le cadet était dans l’armée de l’air. Il était pilote d’essai. Il a piloté un avion expérimental de trop ; c’était il y a une dizaine d’années. Et l’autre, Mike, celui qui vient de… mourir, s’était décidé pour la marine, parce que chez nous, personne n’avait jamais servi dans la marine, et il fallait toujours que Mike fasse ce que les autres membres de la famille n’auraient jamais seulement songé à faire. Partir faire du camping en solitaire pendant des semaines d’affilée, par exemple. S’acheter un petit avion et sillonner le pays avec, sans vraiment aller où que ce soit, uniquement pour être en l’air sans personne autour de lui. Ou encore épouser cette excentrique de Cindy et s’installer à Los Angeles avec elle.

— Cindy ?

— Celle qui a été prise en otage par les extraterrestres en même temps que vous, celle qui s’est portée volontaire pour rester avec eux. C’était la femme de Mike. Ma belle-sœur. »

Margaret se couvrit la bouche de la main. « Oh ! Et moi qui ai dit des horreurs sur elle ! Je suis désolée ! Je suis désolée ! »

Le Colonel sourit. Il remarqua qu’elle avait apparemment renoncé à ses agaçants et puérils tics de langage, les « quoi » et les « vous savez » dont elle tartinait la moindre phrase quand elle avait parlé à la réunion, à croire que dans son trac en présence de tous ces redoutables personnages haut placés elle avait régressé jusqu’aux niaiseries verbales d’une petite fille. Mais là, dans une communication humaine en tête à tête, elle était une fois de plus capable de parler adulte. Le Colonel comprit qu’elle n’était probablement pas aussi stupide qu’elle en avait donné l’impression tantôt.

« Moi, je n’ai jamais pu la supporter, dit-il. Ce n’est pas mon type de personne. Elle était trop… bohème pour moi, vous voyez ce que je veux dire ? Trop sauvage. Je suis le mec réglo standard, conservateur, vieux jeu, chiant. » Ce n’était pas entièrement exact, espérait-il, mais assez vrai quand même. « On nous forme dans ce sens à l’armée, expliqua-t-il. Et il y a gros à parier que je suis né comme ça aussi.

— Mais pas Mike ?

— Il y avait un peu du mutant en lui, je suppose. Nous étions une famille de militaires, et je crois que nous étions élevés pour être des militaires ou en avoir l’esprit, peu importe. Mais Mike avait un petit quelque chose de plus, et nous l’avons toujours su. »

II ferma un instant les yeux et laissa refluer en lui ses souvenirs de ce qui faisait l’étrangeté de Mike : sa monumentale tendance au désordre, ses accès de rage soudains, ses opinions dogmatiques et arbitraires, son habitude de laisser les plus bizarres caprices guider son existence. Ses mystérieuses impressions de vide intérieur et d’insatisfaction glaciale. Et surtout, son amour farouchement obsessionnel pour Cindy, ses perles et ses sandales.

« II ne nous ressemblait pas du tout, ni à moi, ni à mon autre frère. J’étais tout à fait le fils de mon père, le petit soldat qui en deviendrait un vrai en grandissant. Et Lee – le bébé – était comme moi un brave gosse obéissant, qui faisait ce qu’on lui disait de faire sans jamais poser de questions. Mais Mike… Mike…

— N’en faisait qu’à sa tête, n’est-ce pas ?

— Toujours. Je ne l’ai jamais compris, pas un seul instant. Je l’adorais, évidemment. Mais je ne l’ai jamais compris… Laissez-moi vous raconter une histoire. J’avais six ans de plus que lui, ce qui représente bien une génération de différence quand on est gosse. Un jour – j’avais douze ans et Mike six – j’ai fait une remarque peu aimable sur le désordre qui régnait de son côté dans la chambre qu’on partageait, et il a décidé sur-le-champ qu’il devait me tuer.

— Vous tuer ?

— À coups de poing. On s’est battus comme des chiffonniers. J’avais deux fois son âge et j’étais deux fois plus grand que lui, mais il a toujours été un gosse tout en muscles, très fort physiquement, et moi j’ai toujours été mince, mais il m’est tombé dessus sans le moindre avertissement, m’a jeté à terre, s’est assis sur ma poitrine et m’a couvert de bleus avant que je comprenne ce qui m’arrivait. Il m’avait drôlement fait mal, ce petit forcené. Au bout d’environ une minute, je lui ai fait lâcher prise, je l’ai jeté à terre et lui ai tapé dessus à mon tour – c’est dire à quel point j’étais furieux –, mais il s’est relevé et a continué d’essayer de me donner des coups de poing, des coups de pied, de me mordre et je ne sais plus quoi encore ; et moi je le tenais à bout de bras, et je lui ai dit que s’il ne se calmait pas je le balançais dans la souille aux cochons. Parce que nous avions une souille à cochons, à l’époque, quand nous habitions dans la cambrousse derrière Bakersfield. Il ne s’est pas calmé et je l’ai jeté dans la souille. Ensuite, je suis rentré à la maison, et au bout d’un moment, lui aussi. J’avais un œil au beurre noir et la lèvre fendue, lui était couvert d’immondices, et notre mère ne nous a jamais posé la moindre question.

— Et votre père ?

— Il n’était pas là. C’était en 1955, période très inquiétante dans l’histoire mondiale, et l’armée venait de le transférer dans ce qui s’appelait alors l’Allemagne de l’Ouest. Nous avions des bases militaires, là-bas. Quelques mois plus tard, ma mère, mon frère Mike et moi – Lee n’était pas encore né – avons traversé l’Atlantique pour le rejoindre. Nous sommes restés deux ans là-bas. » Le Colonel étouffa un rire. « Mike a été le seul d’entre nous à apprendre un peu d’allemand. En commençant par tous les mots orduriers, évidemment. Il fallait voir la tête des gens dans la rue quand il se déchaînait. C’était un sacré numéro. Mais je ne crois pas qu’au fond de lui il ait été si différent que ça du reste de la famille. Quand c’a été l’époque du Viêt-nam et que les gosses se laissaient pousser les cheveux, fumaient du shit et portaient des fringues psychédéliques, on aurait bien vu Mike en train de jouer les hippies avec les autres dans quelque communauté. Au lieu de quoi il est devenu pilote de l’aéronavale et s’est pas mal battu. Il détestait la guerre, mais il a fait son devoir en tant qu’homme, en tant que soldat et en tant que Carmichael.

— Vous avez participé à cette guerre vous aussi ?

— Oui. Pour sûr. Et j’ai fini par la détester aussi, si vous voulez tout savoir. Mais j’étais là-bas. »

Elle le regarda avec de grands yeux, comme s’il avait avoué s’être trouvé à Gettysburg.

« Vous avez tué des gens ? On vous a tiré dessus ? »

II sourit et secoua la tête. « Je faisais partie d’une cellule d’élaboration de projets stratégiques, en arrière du front, mais suffisamment près pour avoir l’occasion de me familiariser avec le bruit des mitrailleuses. » Le Colonel laissa ses yeux se refermer lourdement l’espace de quelques secondes. « Bon sang, c’était une sale guerre ! Il n’y en a pas de jolies, mais celle-là était vraiment moche. N’empêche qu’on fait tout ce qu’on vous demande de faire, qu’on ne se plaint pas et qu’on ne pose pas de questions, parce que c’est le prix à payer pour qu’il y ait une vie civilisée… il faut bien des gens pour s’appuyer le boulot dégueulasse à partir du moment où il est nécessaire. C’est ce qui se passe d’habitude, en tout cas. »

II resta un moment silencieux.

« Je crois, reprit-il, que j’en ai eu marre de faire des trucs dégueulasses au Viêt-nam. Quelques années après la guerre, j’ai pris un congé sabbatique, je suis retourné sur la côte est, j’ai décroché une licence d’Etudes asiatiques à l’université Johns Hop-kins et fini comme professeur à West Point. En dix ans, je n’ai pas vu Mike plus de trois fois. À chaque fois, il n’a pas dit grand-chose. Je voyais qu’il lui manquait quelque chose dans sa vie… la vie, par exemple. Ensuite, quand ma femme est tombée malade, je suis retourné en Californie, à Santa Barbara, sur les terres familiales – sa famille à elle – et voilà que Mike habitait L.A. – un comble ! – et qu’il était marié avec cette hippie des temps modernes du nom de Cindy. Il voulait que je l’aime. J’ai essayé, Margaret, j’ai essayé ! Je le jure. Mais nous n’étions pas du même monde, elle et moi. La seule chose que nous avions en commun, c’était que nous aimions tous les deux Mike Carmichael.

— Peggy.

— Quoi ?

— C’est mon petit nom. Peggy. Personne ne m’appelle Margaret, en fait.

— Ah bon. Je vois. Très bien. Peggy.

— Elle vous aimait, elle ?

— Cindy ? Je n’en sais rien. Elle était assez polie avec moi. Ce fossile qui était le frère de son mari. Elle devait me prendre pour un Martien et je le lui rendais bien. On ne se voyait pas beaucoup. C’était mieux comme ça, je crois. Au fond, chacun faisait comme si l’autre n’existait pas.

— Et pourtant, hier à la réunion, juste à la fin, vous avez demandé à ce général s’il y avait un moyen quelconque de la sauver, de la sortir du vaisseau des extraterrestres. »

Le Colonel sentit le rouge lui monter aux joues. Il aurait bien voulu qu’elle ne lui rappelle pas ce petit instant d’égarement. « C’était stupide de ma part, n’est-ce pas ? Mais j’avais plus ou moins l’impression que je lui devais ça, que je devais essayer de la tirer de là. Elle fait partie de la famille, après tout. Elle est en danger. Alors je pose la question. C’est la moindre des choses, non ?

— Mais elle s’est portée volontaire pour rester.

— Oui. C’est exact. D’autre part, Mike est mort et elle n’a plus de raison de revenir. Et puis, on n’a aucun moyen de la sortir de cet astronef, même si elle nous le demandait, ce qui n’est pas le cas. Mais c’est l’esprit traditionaliste qui parle, comprenez-vous, Peggy ? Le réflexe de l’homme vertueux. Ma belle-sœur est en danger, ou du moins en ai-je l’impression, alors je me tourne vers les autorités et je leur dis : “Croyez-vous qu’il y ait un moyen de…” »

II s’interrompit brusquement. Les lumières s’étaient éteintes dans l’avion.

Pas seulement les plafonniers, mais les petites lampes de lecture, les veilleuses auxiliaires au niveau du plancher dans l’allée centrale et tout le reste – tout ce qui, pour autant que le Colonel puisse s’en rendre compte, dépendait d’une manière ou d’une autre du mouvement des ondes électromagnétiques dans la partie visible du spectre. Ils étaient assis dans une obscurité absolue à l’intérieur d’un tube métallique hermétiquement scellé qui se déplaçait à plusieurs centaines de kilomètres à l’heure et à douze mille mètres au-dessus de la surface de la Terre.

« Une panne de courant ? demanda Peggy tout doucement.

— Mais des plus bizarres, si c’en est bien une », répondit le Colonel.

Dans le noir, provenant de l’avant de la cabine, une voix s’éleva. « Nous avons, euh… un petit problème, messieurs-dames. »

C’était le copilote. Malgré la jovialité appuyée de ses propos, il semblait ébranlé et le Colonel commença à l’être un peu lui aussi en l’écoutant décrire la situation. Tous les systèmes électriques de l’avion sans exception avaient rendu l’âme simultanément. Tous les instruments étaient tombés en panne, tous, y compris les dispositifs de navigation et ceux qui assuraient l’alimentation en carburant des réacteurs. L’appareil était totalement privé d’énergie motrice. Il venait pratiquement de se transformer en un planeur géant ; il volait désormais sur son erre, porté par la vitesse acquise et rien de plus.

Ils survolaient le sud du Nevada, expliqua le copilote. Là aussi, il y avait apparemment un petit problème électrique, car les lumières de l’agglomération de Las Vegas, visibles un instant plus tôt sur la gauche, ne l’étaient plus. Il faisait aussi noir à l’extérieur de l’avion qu’à l’intérieur. Mais il n’y avait aucun moyen de savoir ce qui se passait au dehors, car la radio était morte, évidemment, comme tous les autres instruments qui assuraient la liaison avec le sol. Y compris le contrôle du trafic aérien.

Par conséquent, nous sommes morts nous aussi, songea le Colonel, un peu surpris de sa propre sérénité ; car combien de temps un avion de cette taille pouvait-il continuer sans moteurs dans les régions supérieures de l’atmosphère avant de tomber en chute libre ? Et même si le pilote essayait de présenter l’appareil à l’atterrissage, comment pourrait-il le maîtriser avec tous ses composants hors service et une absence totale d’aides à la navigation, et où le poserait-il dans l’obscurité absolue générale ?

C’est alors que la lumière revint partout, révélant le copilote debout devant la porte du cockpit, pâle, frissonnant, les joues luisantes de larmes ; la voix du pilote se fit entendre dans les haut-parleurs, une bonne voix grave, pleine d’assurance, où perçait seulement un infime tremblement. « Je n’ai pas la moindre idée de ce qui vient de se passer, braves gens, mais je vais essayer d’atterrir en urgence au Naval Weapons Center avant que ça recommence. Bouclez vos ceintures et cramponnez-vous. »

II se posa impeccablement six minutes trente secondes avant que les lumières s’éteignent de nouveau.

Définitivement, cette fois.

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